Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Correspondances Nov 3, 2024

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Cette lettre d’Aristide Rumeau fait suite à un échange dont je n’ai pas gardé de traces écrites mais qu’il m’est possible de reconstituer. Je venais de soutenir ma Thèse d’État (le 21 juin), à laquelle j’avais dû inviter mon ancien Professeur de Licence. Il me répondit, sans doute pour décliner l’invitation, mais il accompagna sa réponse d’un tiré-à-part de sa contribution à Les Cultures Ibériques en devenir, publié en hommage à la mémoire de Marcel Bataillon : « Notes au Lazarillo. La question des variantes : un autre exemple ». Je suppose qu’il m’a demandé alors si, dans le Rimado de Palacio de Pedro López de Ayala, on trouvait de quoi appuyer ou contredire ses propos. Je n’ai pas conservé ma réponse, mais j’ai dû commenter la copla 471 de mon édition parue deux ans auparavant chez Gredos, dans laquelle on trouve effectivement un cas problématique de cardinal, à propos duquel les deux manuscrits divergent. Le Ms de la Biblioteca Nacional (N) dit « dozientas e sesenta », tandis que celui de l’Escurial (E) propose « dozientos e setenta ». Dans mon édition, j’avais choisi de reproduire N, mon manuscrit de base, et de ne lui substituer la leçon de E qu’en cas d’erreur manifeste dans celle de N. C’est le parti que j’ai pris pour cette strophe : je conserve donc sesenta mais introduis la variante dozientos de E en lieu et place de dozientas de N. Je commente ce choix en note.

            Copla 471 dans mon édition de 1978 (Gredos) :

Yo alcanço a contadores   bien dozientos e sesenta :

si dizen que asi no es,   posense luego a cuenta.

Bien sé que non les fallesçe   destos que digo çinquenta,

E andan en devaneo   por me poner en afruenta.

Note : dozientas e sesenta, conservo el verso de N que respeta el metro, pasando sólo al masculino dozientas, como nos lo sugiere el mismo Ms. en : destos que digo (« maravedis »).

Cette décision eut l’heur de plaire à A. Rumeau, comme il le commente dans sa lettre.

28 juin 1980

Mon cher Garcia,

Je me réjouis d’apprendre que votre soutenance s’est bien passée. L’indulgence du jury est de règle car la plupart du temps, et même toujours, le candidat est le plus fort sur son terrain. Compliments, donc, et bonne continuation de carrière.

Merci pour le temps que vous avez passé à mes adjectifs cardinaux. Votre façon de traiter la strophe 471 du Rimado est irréprochable. Dozientas est une faute. Dans ce cas, la question de la présence du féminin ne se pose pas. Il faudrait, pour qu’elle se pose, 270.000 contadores.

La forme périphrastique avec vezes n’existe que pour les multiples de mille où elle coexiste d’abord avec la forme simple (García de Diego) mais où elle cède du terrain peu à peu devant la forme simple qui la chasse des unités de mille, puis des dizaines de mille.

Je ne sais pas quand apparaît la forme que j’appelle « allégée » de la forme périphrastique, mais son existence ne fait pas de doute. Son apparition ne peut être constatée que dans les centaines de mille car c’est là seulement que vezes entraîne le féminin cientas et que quinientas vezes mil (par exemple) devient quinientas mil sans tenir compte du genre du mot qui suit puisque quinientas reste accordé à vezes disparu. Du moins, c’est ce qu’on peut expliquer ainsi et qui paraît logique.

En laissant de côté ce jeu de logique et d’imagination, ce qui est un fait indiscutable c’est l’existence de formes du type dozientas mil mrs, o lo que sea.

J’ai l’impression qu’on n’y a pas fait attention. Les historiens, le plus souvent, se contentent du nombre et se moquent de la graphie. Il m’a fallu revenir au MS [manuscrit] des Cuentas de Gonzalo de Baeza, à Simancas, pour en avoir le cœur net. La première fois que j’ai ouvert l’œil à ces formes c’était en revoyant des pièces d’archives transcrites par Pérez Pastor dans sa Imprenta en Medina del Campo. Quand j’ai consulté des archiveros, ils ont reconnu qu’en effet ces formes existent et qu’elles leur sont familières, mais sans se poser de questions à ce sujet.

J’ai donc consulté tout ce que j’ai pu d’historiens de la langue et, bien que je n’aie rien trouvé, ma grande frousse était que la question fût archiconnue et archiélucidée, à mon insu. A tel point que mon paquet de separatas est resté presque intact.

Merci de m’avoir rassuré et excusez-moi de rabâcher ce dada paralazarillesque.

Vous avez mille fois raison quand vous dites qu’il y a plus de survols et de répétition du déjà dit, dans notre discipline, que d’études en profondeur. Je vois là, avec plaisir, le fruit de votre propre expérience. L’observation est peut-être valable pour d’autres disciplines. Nous sommes des perroquets par métier ! Mais l’espèce la plus agaçante est celle des perroquets prétentieux et qui s’ignorent  en tant que perroquets.

Je deviens médisant comme l’auteur du Rimado*. [* Mais quels tableaux !] Il est donc temps de s’arrêter.

Bonnes vacances, bien méritées.

     Bien cordialement

A.    Rumeau

 

Dans son article, A. Rumeau s’était proposé de commenter les divergences que présentent les trois éditions du Lazarillo de Tormes les plus anciennes, dans un passage du chapitre de l’hidalgo, dans lequel ce dernier évalue le « solar de casas » qu’il possède à une valeur très supérieure à la réalité :

Burgos : valdrian mas de dozientas vezes mil marauedis

Anvers : valdrian mas de dozientos mil marauedis

Alcalá : valdrian mas de dozientas mil marauedis

Il concluait que les trois formes étaient légitimes et usuelles en 1554, aussi bien celle qui accorde l’adjectif au masculin de l’unité de mesure, maravédi, real, etc. (Anvers), que celles qui l’accordent aux substantif fémin vezes, qu’il soit explicite (Burgos) ou implicite (Alcalá). En justifiant l’amendement proposé – du féminin au masculin – dans mon édition par l’occurrence du complément destos, dont le masculin renvoie à une unité non explicitée, j’excluais de fait la coexistence possible des deux genres dans les numéraux, dont A. Rumeau montre, au contraire, qu’elle était envisageable. S’il n’y trouva pas à redire, j’ai, quant à moi, le sentiment d’avoir choisi, à l’encontre des pratiques de la critique textuelle, une solution facile (lectio facilior) face à celle qu’il préconisait (lectio difficilior). Il est vrai, qu’à l’époque, l’article d’A. Rumeau n’était pas encore paru.

Mon interprétation du passage était la suivante:

sur la ligne de crédit de deux cent soixante que le chevalier revendique dans le livre des comptes (contadores), s’il doit en rabattre, c’est tout au plus de cinquante.

Ces cinquante correspondant à une unité de compte au masculin (« destos »), l’on doit inférer que les deux cent soixante mentionnés deux vers plus haut doivent être aussi transcrits au masculin.

De son côté, A. Rumeau exclut toute autre posibilité que le masculin dans la strophe du Rimado au nom d’un argument qui me laisse aujourd’hui passablement perplexe. En quoi la référence aux contadores rendrait-elle inévitable le recours à un féminin ? Je me perds en conjectures. Il est possible que, dans sa précipitation, il ait mal interprété « yo alcanço a contadores » et l’ait confondu avec une unité de compte, mais, alors, pourquoi le féminin ? C’est d’autant plus surprenant qu’il a démontré, dans son article, que le genre de l’unité, par exemple le maravédi, n’influait pas, dans l’usage, sur celui de l’adjectif et que l’on pouvait fort bien écrire « dozientas mil maravedís ». En quoi contadores aurait-il changé la donne ?

Strophe 470 de l’édition de 2016

Dans mon édition nouvelle du Rimado (Libro del Canciller o Libro del Palacio, 2019), la strophe 471 porte désormais le n° 470 et la leçon du vers a n’est plus dozientos mais dozientas.

J’ai donc choisi de reproduire la leçon du manuscrit de base (N) et, contrairement à mon édition antérieure, de ne pas inclure la variante de E, dès l’instant où la leçon de celui-là n’était pas clairement fautive.

Mon interprétation d’ensemble du passage n’a pas changé depuis mon édition de 1978. Je continue à penser que destos renvoie à doscientas sesenta. Pourtant, il semble qu’à ce moment, j’aie fait abstraction de la relation étroite qu’entretiennent ces deux syntagmes et qui, selon la suggestion d’A. Rumeau, n’implique aucune contradiction, et recherché une solution acceptable pour le premier en oubliant le second.

Mon attention s’est, dès lors, portée sur la nature de l’unité de compte implicite. J’ai observé que maravedi n’apparaît jamais dans le Poème, non plus que real, les deux unités masculines les plus courantes à l’époque ; en revanche, la dobla y est plusieurs fois mentionnée. C’est ce qui m’a conduit à insérer une note : « doscientas sesenta mil doblas ». Ainsi se trouvait justifié, me semblait-il, le féminin de dozientas.

Avais-je encore en tête l’article d’A. Rumeau ? J’en doute et je le regrette. J’aurais été moins affirmatif car, si l’adjectif numéral féminin peut s’accommoder d’un substantif masculin, le contraire n’est pas vrai, et il m’est difficile de prétendre que destos puisse renvoyer à doblas. Au reste, il existe aussi dans le Poème quelques exemples de numéraux au masculin. Le plus significatif est celui qu’on lit à la strophe 459 :

459 ¶La mi mula valia   dos mill de buena moneda

estaua por quatroçientos   ella e vn jaque de seda

quitalo don Fulano   e la mula con el queda

asy fizo el mi jaque   e comigo la maseda.

Quelle est cette « monnaie de bon aloi » à l’aide de laquelle est évaluée la mule, qui fut mise en gages pour quatre cents en même temps qu’un pourpoint de soie. On pense à l’écu. Ce n’est plus une monnaie de compte mais une valeur monétaire matérialisable en espèces sonnantes et trébuchantes.

 

PS. Le premier paragraphe de la lettre contient un clin d’œil qu’A. Rumeau a indiqué par un souligné. « le candidat est le plus fort sur son terrain ». A. Rumeau avait été élève de l’École Normale d’instituteurs de Carcassonne. Lorsqu’il sut que je l’avais été de celle de Dax, il me rappela que les équipes de rugby des deux établissements s’étaient rencontrées à l’occasion d’un championnat universitaire, et que les Audois avaient trouvé dans les Landais des adversaires redoutables. Or, il est bien connu que recevoir l’équipe adversaire à domicile, sur son terrain, offre un avantage certain sur l’équipe visiteuse.