[Paroles prononcées lors de la cérémonie de la crémation de Joyce Canel]
Pour évoquer Joyce, il vaut mieux éviter les formules toutes faites, qu’on réservera à des vies banales et à des personnalités sans relief. Chez elle, au contraire, c’est l’extraordinaire qui est la norme.
Elle naît dans le New-Jersey dans une famille d’intellectuels. Son père, Harry Hill, est traducteur, sa mère, Dorothy, musicienne (pianiste). Pendant l’absence du père, parti à la guerre, Dorothy rencontre un journaliste, Jimmy Canel, dont elle devient la compagne. Le jugement de divorce qui suit le retour de Harry la condamne à perdre la garde de ses enfants, sans droit de visite : Joyce et son petit frère Gaylord sont élevés loin de leur mère.
Au-début de son adolescence, Joyce est opérée d’un cancer à la gorge, qui la sauve mais la laisse handicapée à vie, compte tenu des méthodes chirurgicales en usage en ce début des années cinquante. Dès ses 15 ans, elle doit apprendre à se ménager. Un geste aussi naturel que la respiration devient problématique et complique sa vie en société, à cause des bruits qu’elle émet en expirant. Le moindre rhume présente un danger grave pour sa santé. La station couchée et le sommeil favorisent les risques d’étouffement et transforment chaque réveil en un laborieux retour à la vie. Pourtant, Joyce va vivre avec ce terrible handicap pendant 60 ans, au prix d’un effort de tous les instants.
Pour surmonter ce traumatisme, elle peut compter sur la complicité de son frère, avec qui elle partage bien des aventures de son adolescence et de sa jeunesse. Son père Harry étant décédé, elle et Gaylord rejoignent leur mère, ce qui a peut-être aussi contribué à un meilleur équilibre psychologique.
C’est une élève brillante, qui est admise au Barnard College, prestigieuse Université féminine new-yorkaise, où elle entreprend des études de Littérature anglaise. Mais sa vraie vocation est le journalisme. Sur les conseils de son beau-père, Jimmy, elle fait le choix de ne pas suivre un cursus spécialisé, mais de se former « sur le tas ». Elle fréquente donc les milieux journalistiques et y apprend son métier. Parallèlement, en compagnie de son frère, elle multiplie les voyages en Amérique hispanique, Mexique, Venezuela, Cuba, etc. C’est à l’occasion de l’un d’entre eux que se produit un événement qui va changer sa vie.
Sur la route du Brésil, où elle doit effectuer un reportage, elle et son frère se retrouvent à Panama sans le moindre sou vaillant (la légende raconte qu’il leur restait 50 cents). En désespoir de cause, ils vont frapper à la porte d’Oncle Vic, Victor Canel, frère cadet de leur beau-père Jimmy, qui, à l’époque, est Public Relations Officer de la Compagnie du Canal de Panama. Vic est seul, sa femme ayant refusé de le suivre à Panama. Entre lui et Joyce se noue très vite une relation amoureuse qui ne s’éteindra jamais, et survivra même, d’une certaine façon, à la mort du premier.
La situation familiale qui résulte du mariage de Vic et Joyce est cocasse, puisque Joyce devient la belle-sœur de sa mère, que Vic devient le beau-fils de son frère, etc. Cet embrouillamini relationnel, qui frise symboliquement l’inceste, enchante ces deux non-conformistes. Vic en a fait une peinture pleine d’humour.
À Panama, Joyce devient une collaboratrice de son mari et y apprend l’art de la mise en page, Vic ayant sous sa responsabilité plusieurs publications. A cette époque, son frère Gaylord, fantasque jusque dans la gestion de sa santé, meurt sottement d’une bronchite mal soignée. Joyce a toujours été discrète sur cette tragédie familiale, mais nul doute qu’elle a dû être très douloureuse. Heureusement, qu’à l’époque, elle était déjà aux côtés de Vic.
Le moment de la retraite ayant sonné pour celui-ci, le couple décide de voyager en Europe. Décidés à faire un séjour en France, ils découvrent une annonce dans le New York Review Books, dans laquelle Michelle Caroly met en location pour l’hiver sa maison de l’Ile au Than, à Montsoreau. Nous sommes au mois de mai 1981. Non sans mal, le couple parvient à rejoindre la maison en bords de Loire, où Michelle leur a donné rendez-vous. A peine entrés, Vic interroge Joyce : « Happy ? ». Le regard de Joyce suffit à le rassurer. Le couple passera l’hiver à l’Ile au Than puis renouvellera la location pour une année. Ces mois sont propices à des voyages en France et en Europe, mais surtout à la découverte du Chinonais et de ses habitants, parmi lesquels figure une colonie anglo-saxone importante et de qualité. Vic et Joyce aménageront à la suite d’un couple d’amis dans l’appartement que Louis et Mylène Rémy louaient au 69 de la rue Voltaire. L’agencement du lieu est bien fait pour plaire à ces amateurs d’art : un ensemble qui associe, sur rue, un bâtiment du XIXe siècle, à une partie médiévale sur jardin, le tout magnifiquement ouvert à la lumière du midi, et doté de parois aveugles suffisantes pour y loger livres, disques et tableaux.
C’est dans ce cadre largement ouvert aux visiteurs, que s’installent Vic et Joyce. Ils y mèneront une vie paisible entrecoupée de voyages, en Europe mais aussi en Floride, tant que Jimmy et Dorothée y séjourneront, et de fréquents échanges avec leurs amis, les Rémy, Hilde et Bill Connett, Bérénice et Harold Jacobs.
Après la mort de Vic, puis celle de sa mère, qu’elle avait accueillie dans son appartement de Chinon, Joyce reprend une vie active et très organisée ; en cela elle était restée très américaine. Elle voyage beaucoup, principalement avec Michelle Caroly, avec une prédilection pour l’Italie mais aussi Paris, où elle ne manque pas de visiter les grandes expositions d’art. Elle suit aussi les activités intellectuelles et artistiques locales : elle manque rarement les séances de Ciné Plus, est une auditrice assidue des concerts de musique de Fontevraud, la Grange Meslay, les festivals d’été de Chinon, Montsoreau, Richelieu, Bourgueil et autres lieux. De décembre à février, elle travaille de façon quasi quotidienne à l’élaboration du Bulletin des Amis du Vieux Chinon, dont elle modernise la présentation, en y appliquant les techniques apprises jadis, mais en cherchant à tirer parti d’un outil qu’elle ignore, l’informatique. Malgré l’aide de Christophe Lanlignel puis de Richard Greenway, elle aura toujours des difficultés avec l’ordinateur, ce qui vaudra à ceux qui partageaient la pièce où elle travaillait d’entendre un répertoire de jurons anglais (car elle ne jurait qu’en anglais) d’une surprenante variété.
Joyce va nous manquer, affreusement, parce qu’il est rarement donné de croiser dans sa vie une personnalité aussi riche et aussi attachante. Mais elle laisse derrière elle un groupe de personnes qu’elle a contribué à réunir et qui auront à cœur de cultiver son souvenir, dans l’allégresse qui était la sienne et qui est le meilleur de l’héritage qu’elle nous laisse.