VISITE ET ANATOMIE DE
LA TÊTE
DE L’ÉMINENTISSIME
CARDINAL ARMAND DE RICHELIEU
Avant-propos
Le genre de la
satire se prête à bien des licences. Le degré de pertinence de son propos ne se
mesure pas en termes de vraisemblance mais uniquement d’efficacité. Tous les
moyens sont bons pour parvenir au but recherché, qui est de discréditer la
victime choisie et de rechercher l’approbation d’un lectorat porté au sarcasme
ou fanatisé.
L’auteur de
cette fable satirique ne se prive pas des possibilités quasiment illimitées qui
s’offrent à lui, qu’elles concernent les personnes, les lieux, les époques ou
le recours à des discours normés détournés de leur objet. Qu’on en juge.
Réunir à
l’École de médecine de Montpellier des personnalités aussi différentes que
l’abbé d’une abbaye vendéenne et le bordelais sieur de Montaigne ; faire
se côtoyer dans une même assemblée des personnes qui, n’étant pas
contemporaines les unes des autres, n’eurent guère le loisir de se connaître ne
sont que broutilles dont l’absurdité n’embarrasse guère un auteur satirique.
Les ressorts de
l’écriture n’échappent pas non plus à ces hardiesses. Il est possible
d’emprunter la dédicace et le nom du dédicataire à un autre écrit et même le
nom de l’auteur présumé, qui se trouve être le même que celui de la Satyre
Ménippée, à en croire son imprimeur parisien ; d’utiliser, comme si
elles étaient d’actualité, des œuvres antérieures de près d’un demi-siècle aux
événements considérés ; d’y puiser des éléments du récit – intitulés
de chapitres, passages entiers -, et de les transcrire littéralement.
Certaines de
ces citations sont détournées de leur signification. Un vers de Juvénal, placé à
l’origine dans la bouche d’une épouse capricieuse, se transforme en
proclamation d’autocratisme prêtée au Cardinal (« Hoc volo, sic
jubeo ; sit pro ratione voluntas »). L’exemple le plus flagrant est
le large extrait reproduit du libelle attribué à Chicot, qui était une charge
contre Henri IV et qui se trouve appliqué ici à Richelieu, dans un contexte
politique sans commune mesure avec celui du début du règne du roi Bourbon. Ces
manipulations ne sont rendues possibles que parce que l’on ne retient du
discours que sa signification littérale, en dehors de toute considération des
circonstances qui l’ont inspiré. Somme toute, une confusion d’un demi-siècle
n’est qu’un saut de puce au regard des rapprochements que l’on n’hésite pas à
faire, dans la liste des princes qui « feignent le catholique », de
Maxence (l’an 311) à Elisabeth d’Angleterre (l’an 1558). Tout se vaut, à
condition d’impressionner le lecteur par l’accent de vérité que, sous couvert
d’érudition, de tels rapprochements ne peuvent manquer de produire sur lui.
Face à ces
pratiques, dont on ne connait jamais précisément les limites, le traducteur est
très embarrassé. L’exactitude dans la version du texte qu’il se propose butte
sur l’extrême liberté, y compris langagière, que se permet l’auteur. Il ne peut
pas, non plus, céder à sa fantaisie, au risque de dénaturer le texte dont il se
propose de donner une version et de ne pas être compris de ses lecteurs. Le
commentateur qui accompagne toujours le traducteur s’aperçoit bien vite que la
méthode lui fait défaut pour appréhender à sa mesure le texte qu’il affronte,
outre qu’il répugne à tomber dans le ridicule de « celui qui sait »
dans un exercice, la satire, où la rigueur du savoir importe moins que le
plaisir.
Aussi,
contrairement à mes habitudes, le texte de ma traduction sera précédé de
quelques considérations critiques qui viseront à éclairer le lecteur sur la
démarche que j’ai adoptée et, si possible, partager avec lui les doutes qui
m’assaillent.
Une thématique
française
Un des premiers
devoirs du commentateur est d’identifier les sources écrites qui ont été
utilisées par l’auteur et d’analyser l’usage qu’il en a fait. Il est frappant
de constater que tous les extraits cités dans cet écrit proviennent de sources
exclusivement françaises, dont la rédaction s’échelonne du début du règne d’Henri
IV à la date de 1635.
Le sujet
lui-même se rapporte à un moment précis de l’histoire de France (entre 1631 et
1635), celui où Richelieu, ayant réprimé tous ceux qui s’opposaient à son
pouvoir personnel, – places de sûreté protestantes, dont La
Rochelle ; répression du soulèvement des mécontents qui se conclut avec l’exécution
du duc de Montmorency ; exil de la Reine-mère et de Monsieur, frère du
roi, etc. -, peut exercer la plénitude des pouvoirs qu’il s’est octroyés.
De ce point de vue, il est permis d’affirmer qu’il s’agit d’un texte lié à une
actualité française parfaitement identifiable.
La question dès
lors se pose de savoir au terme de quel processus un texte si étroitement lié à
la France, et dont on ne connait pas de version française, a pu être conservé
dans une version espagnole. On est obligé de constater que, s’il n’avait pas
bénéficié de copies en castillan, datées de 1644 pour la plus ancienne, du
XVIIIe siècle, pour les autres, nous ignorerions son existence. On
se trouve, par conséquent, devant un paradoxe puisque cet écrit semble ne pas
avoir intéressé ceux à qui il était, en principe, destiné, et qu’il a été
recueilli dans une langue et un royaume étrangers. Précisons cependant qu’en
Espagne, sa réception a été pour le moins limitée et qu’il faut attendre la fin
du XIXe siècle pour que ce texte soit imprimé.
Composantes
du récit
La question se
pose de savoir quelle place occupent les emprunts à la littérature satirique
française de l’époque, s’ils servent à illustrer le propos du rédacteur
espagnol ou, au contraire, s’ils jouent un rôle décisif dans la structuration
du récit. Pour y répondre, le mieux est d’envisager, séquence après séquence,
la part qui revient aux emprunts et à la création d’un texte nouveau.
Le récit se
décompose en plusieurs séquences : a) Pièces liminaires ; b)
installation de l’assemblée des médecins ; c) localisation de la tête du Cardinal ;
d) projet de Vésale ; e) symptômes du mal royal ; f) Vésale
compte pénétrer par les oreilles ; g) premier récit de Vésale ; h)
entrée de Montaigne ; i) récit de la visite de l’entendement ; j)
récit de la visite de la volonté ; k) diagnostic et remède.
a) La source est
française et identifiée mais son usage évoque la technique du collage (qu’on
veuille bien me pardonner l’anachronisme). On a retenu de la dédicace de la Satyre
Ménippée le nom du dédicataire et celui de l’auteur présumé, ainsi que la
formule de politesse. Le titre n’est transcrit que partiellement : Satyre
Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des estats de Paris.
Il est réduit à sa partie centrale (Le livre du Catholicon d’Espagne),
la seule qui fasse expressément référence à l’Espagne.
b). Sous l’apparence
vraisemblable d’une assemblée de médecins chargée de diagnostiquer une épidémie
et de la combattre, pratique sanitaire habituelle en pareil cas, c’est une
fable qui exige de son auteur assez de familiarité avec l’histoire et la
littérature médicales pour mélanger époques et personnages de façon à produire
un effet comique. La présence de Jacques de Billy (mort en 1581) détonne,
puisqu’il n’est pas médecin. C’est en qualité de théologien qu’il préside
l’assemblée, puisqu’il n’est caractérisé que par son titre d’abbé, et non par
ses publications, qui sont pourtant considérables et auraient pu le qualifier à
elles seules pour cette mission. L’explication réside peut-être dans le fait,
comme le suggère J. Riandière,
que l’épidémie pouvait être de nature sipirituelle et que sa cure devait se
faire par voie d’exorcisme.
La désignation
réservée à Rodolphe le Maître est tirée de la page de titre de sa Doctrina
Hippocratis (cf. infra, analyse de la variante n. 28). Par
ailleurs, la présence de ce dernier pose un problème de taille. Il est le seul
qui fût vivant en 1634 et, si on recherchait un minimum de vraisemblance dans
ce genre d’écrit, on pourrait s’étonner que le médecin du roi fût associé à la
condamnation de son ministre, ce qui n’aurait pas manqué d’entraîner de très
fâcheuses conséquences pour sa charge et pour sa personne.
c) Cette
séquence, très dense, dresse le tableau de la situation politique de l’époque
en France et hors de France et synthétise les arguments auxquels les
adversaires de Richelieu ont recours dans les nombreuses controverses qu’ils
entretiennent avec ses partisans.
Le premier
consiste à dissocier le roi de son ministre. Le roi est au-dessus de toute
critique et tout le mal dont souffre la France provient du Cardinal. Le
deuxième consiste à dénoncer la duplicité de ce dernier, ici transposée dans la
figure de Janus et dans son don d’ubiquité.
Elle évoque
aussi des événements concrets survenus il y a peu et dont elle attribue la
cause au Cardinal et au rôle qu’il joue dans la Guerre de Trente Ans :
menaces à l’encontre de Monsieur et du roi lui-même ; exécution du
connétable de Montmorency ; mort au combat du roi de Suède ;
exécution de Wallenstein, duc de Friedland.
Un détail mérite
d’être relevé, l’allusion à la petite vérole, qui ne s’imposait pas, et qui
pourrait passer pour une flèche anti-française, ce qui dénoterait un rédacteur
étranger, probablement espagnol, puisque mal francés o mal gálico
est une désignation habituelle de cette maladie (bubas) en castillan.
d) Le subterfuge
imaginé par Vésale a surtout une finalité narrative.
e) La maladie
diagnostiquée est le morbus regius ou mal royal, dénomination qui
prête à confusion pour un Français de l’époque, parce qu’elle devait désigner
pour lui les écrouelles, que le roi de France guérissait. Il faut donc chercher
la source de ce développement dans la tradition hispanique, tout en observant
que Richelieu passait pour avoir un teint bilieux qui pouvait être un symptôme
de cette maladie, mais ce n’est probablement qu’une coïncidence.
La terminologie
qui accompagne les différentes variantes de la maladie – loriot, couleur
d’or, maladie arc-en-ciel – semble provenir de l’article Tiricia du
dictionnaire de Sebastián de Covarrubias, publié en 1611. C’est là surtout que
l’on retrouve la faculté qu’a le malade, en le fixant du regard, de faire
mourir le loriot, phénomène que le narrateur transpose pour en faire une arme
létale au service du Cardinal. Mais les illustrations de cette faculté sont
appliquées à des événements récents parfaitement identifiables : exécution
du duc de Montmorency, exil de la Reine-mère et de Monsieur. On relève aussi
une surprenante précision, selon laquelle Marie de Médicis ne revit pas le roi,
son fils, après son retour de Bruxelles. Elle dénote, en effet, une
connaissance précise de la politique française. Le développement sur la
variante morbus arquatus (mal arc-en-ciel) de la maladie est, en
revanche, originale et très inventive et se conclut sur un jeu de mot hardi.
En revanche, la
conclusion du passage consacrée aux trois causes extrinsèques de la maladie
évoque irrésistiblement les reproches que les meilleurs polémistes français, à
l’image de Mathieu. de Morgues, adressent au Cardinal à longueur de
libelles : envie, cumul des charges et dignités, causeur de guerres.
f) Ce passage,
d’un esprit très rabelaisien, résume en peu de mots la stratégie utilisée par
le Cardinal pour compromettre le roi, la Reine-mère et Monsieur, tels qu’on
pourrait les lire sous la plume de M. de Morgues. Cependant, l’auteur prend la
peine de le rattacher au développement sur le mal arc-en-ciel et
introduit une touche d’espagnolité inattendue (« con la confaccion de
España »), qui complique passablement la tâche du traducteur.
Le rédacteur
utilise la forme « asasinamientos » au lieu de
« asasinatos » qui semble la seule attestée à l’époque en castillan.
Il s’agit probablement d’un calque du français « assassinement »,
qui, lui, est attesté au XVIe siècle (Greimas & Keane, Dictionnaire
du Moyen français, s.v. « assassin »).
g) Le séjour de
Vésale dans la tête du Cardinal est escamoté. Le récit qu’il en fait vient
après coup et correspond plutôt à un rapport de mision à l’intention des
commanditaires de l’expédition. Ce choix favorise la forme de la description
plutôt qu’un véritable récit. Faut-il y voir un trait d’époque ?
Placée sous une
inscription extraite de L’Île des Hermaphrodites plutôt que d’un traité
de médecine, le crâne, qui associe le Turc à Hugues Capet au milieu d’un fatras
de livres, est à l’image de la confusion qui règne dans la tête du Cardinal. La
visite de la mémoire est plus apaisée mais tout aussi cruelle, puisque celle de
Richelieu se distingue par sa faculté d’oubli. Ici le paradoxe est au service
d’une politique qui n’hésite pas à détourner la vérité contenue dans le traité
d’Alain de Laval, que l’auteur cite et glose abondamment, pour favoriser les
noirs desseins du personnage.
Ayant abandonné
l’espace de la mémoire, Vésale découvre deux volumes, les œuvres de Rabelais et
les Paraboles de Cicquot, bouffon d’Henri III, comme s’il s’était
introduit dans le cabinet de lecture du Cardinal et avait découvert le ressort
secret de son action coupable, le cœur de la « bibliothèque
armandine ». Le volume de Rabelais n’a droit qu’à une reproduction
partielle de sa page-titre, agrémentée d’une condamnation sans équivoque
(« todos vnos peores que otros »), alors que celui de Cicquot, est opportunément
ouvert à la page 18, où une marque marginale de la main du Cardinal,
puisqu’elle se conclut sur un « amen » doré couvert d’un chapeau
rouge, signale un paragraphe qui est une proclamation ouvertement hérétique. Il
y a lieu de se demander si, dans ce passage plus polémique que réellement
satirique, la mention des œuvres de Rabelais ne résulte pas d’un ajout
circonstanciel, ce qui expliquerait qu’elle ait beaucoup moins d’incidence sur
la démonstration de Vésale que la citation de Cicquot. En tout état de cause,
on se trouve là dans un contexte éminemment français.
h) L’arrivée
inattendue de Michel de Montaigne est pour le moins surprenante. Les libertés
que le texte prend avec la vraisemblance nous dispensera d’imaginer un heureux
concours de circonstances pour expliquer sa venue. La justification que
Bacchanello (pourquoi lui et non Jacques de Billy, qui pourtant préside
l’assemblée ?) donne à cette présence est que le débat qui, jusque-là,
relevait d’une approche excusivement médicale, prend une tournure plus
politique, puisque Montaigne est présenté rien de moins que comme
« l’oracle des aphorismes d’État »,
c’est-à-dire l’équivalent d’Hippocrate et de Galien pour les aphorismes
médicaux.
i) L’irruption
de Montaigne dans le récit répond à une nécessité littéraire, tant il est vrai
que la métaphore médicale est arrivée à son terme. Elle s’achève sur le
phénomène de succion grâce auquel l’entendement se nourrit de la mémoire. À
partir de là, la description que fait Vésave de l’antre dans lequel il pénètre
est déjà politique, puisqu’il met en cause, non les facultés physiologiques de
Richelieu mais son action et ses ambitions.
Ce moment du
récit est occupé par un monologue, sous la forme d’un exercice de virtuosité
pure, une disputatio d’école, pendant laquelle le Cardinal, par ailleurs
très agité, occupe à la fois la place du maître (defendens) et celle de
l’opositeur (opponens). L’auteur prend un malin plaisir à imiter ce
rituel universitaire, sans pour autant restituer précisément la rhétorique de
la disputatio. Lui (ou son traducteur) en a fait un dialogue de théâtre,
les points de suspension remplaçant la gestuelle de l’acteur en scène, qui est
chargée de donner sens aux vides laissés dans l’écrit. Dans ce déluge
d’arguments, il ne manque pas quelques clins d’œil, comme le vers de Juvénal
qui n’a rien à faire ici, et cette joute imaginaire avec le Pape lui-même, qui
doit s’avouer vaincu devant la force de conviction du Cardinal. Le lecteur
n’ignore plus rien des pensées secrètes du Cardinal et se prépare à entendre la
sentence finale, dont le sieur de Montaigne donne un aperçu anticipé en
associant Richelieu au Diable lui-même.
j) La visite de
la volonté complète la noirceur du tableau en y ajoutant une touche
d’hypocrisie, à travers la réserve de larmes factices toujours prêtes à couler
pour donner le change.
k) La double
conclusion, médicale puis politique, qu’énonce Montaigne ne ménage pas d’effet
de surprise. Observons, cependant, que les propos qu’on lui prête ne dépassent
pas le niveau de simples considérations pratiques.
Processus d’élaboration
du texte
Le texte recèle
de nombreux indices qui permettent de savoir à partir de quel matériau il a été
composé.
Sources
Historial des rois non
catholiques d’Alain de Laval (1592)
La troisième
partie de cet ouvrage dresse la liste des princes qui perdirent leur trône pour
n’avoir pas été catholiques : « Maxentius, Licinius, Iulien,
Anastase, Leon 4, Michel le Begue, George Roy de Boheme, Elizabet R .
d’Angleterre, Henry 2, Roy de Nauarre ». L’auteur transcrit la série en
entier, ainsi que la formule qui caractérise chacun d’entre eux :
« feint le catholique pour estre receu Empereur [Roy ou Royne] ;
contre-fait le Catholique… ». Cette exactitude, d’autant plus frappante
qu’elle dispense l’auteur de se reporter au contenu des chapitres, montre bien
quel usage l’auteur a fait de ce volume et nous assure, par voie de
conséquence, qu’il l’a consulté directement.
Il est
vraisemblable aussi que c’est de l’Epistre liminaire de l’ouvrage d’A.
de Laval qu’il tire l’existence de « la
très sainte loi de France qui exclut le roi qui y est né s’il n’est pas
catholique », sur laquelle se fonde la légitimité des rois de
France depuis les temps les plus reculés. Pour confirmer cette impression, il
suffit d’observer qu’il reconnait avoir emprunté à cet ouvrage la citation d’un
passage de l’Histoire générale des rois de France de Bernard de Girard.
Rabelais,
Cicquot, Artus
Parmi les ouvrages cités dans le texte, un sort particulier est réservé à
deux volumes; l’un contient les œuvres de Rabelais et l’autre, les Paraboles
de Cicquot.
Tout d’abord, contrairement aux autres ouvrages, qui n’existent qu’à
travers des citations de leur contenu, ils sont présentés dans leur réalité
physique : un fort volume pour l’un, plus petit pour le second. Par
ailleurs, l’auteur admet implicitement avoir feuilleté le volume de Rabelais,
puisqu’il reproduit partiellement la page de titre, son ex-libris et
qu’il signale les nombreuses inscriptions que comporte l’ouvrage, qu’il
attribue au Cardinal. Quant aux Paraboles de Cicquot, il se contente de
copier le passage signalé en marge dans la page opportunément laissée ouverte
par le lecteur précédent, ce qui revient à reconnaître qu’il ne l’a pas
manipulé.
Quel sens faut-il prêter à ces précisions, apparemment superflues, ainsi
qu’au rapprochement de ces deux volumes dans la même séquence narrative ?
La citation des Paraboles vient à point nommé pour illustrer, hors
contexte, le cynisme de Richelieu, pour lequel tous les moyens sont bons pour
parvenir à ses fins. Du volume de Rabelais, dont l’auteur tient à préciser la
malignité (« et beaucoup d’autres
semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres »), il ne
retient que le fait qu’il témoigne d’une lecture assidue par le Cardinal. Les
deux ouvrages sont donc utilisés comme une charge contre Richelieu, surpris
dans l’intimité de son cabinet de lecture.
Mais l’œuvre de Rabelais considérée comme l’équivalent d’un bréviaire, ce
qui ne manque pas de sel s’agissant d’un prélat, accentue encore l’attaque
dirigée contre Richelieu.
L’Isle des
Hermaphrodites
La référence à L’Isle des Hermaphrodites
de Tomas Artus se limite à une seule mention, il est vrai, mise en exergue
par sa localisation, puisqu’elle recouvre tout le plafond du crâne du Cardinal.
La traduction qu’en propose l’auteur ne correspond que partiellement à la
lettre du texte original : il ajoute le terme de « seigneur »
après « souverain » et omet « & le soulageant autant en sa
charge, en prenant tout le faix, & la conduicte, […] ». Ces variantes
laissent à penser qu’il n’a pas utilisé l’ouvrage original ; il s’agit
probablement d’une citation de seconde main, à la manière de celle de B. Girard
reproduite d’après A. de Laval, sauf que, dans ce cas, il ne précise pas à qui
il l’a empruntée.
Au demeurant, l’ouvrage d’Artus, pas plus que les
Paraboles de Cicquot, dont il est contemporain, ne peut s’appliquer
ici qu’au prix d’une contorsion, qui oblige à confondre le Cardinal avec les
« gouverneurs de nos Provinces », ce qui est, pour le moins
approximatif. L’ouvrage contient bien d’autres passages susceptibles d’être
transposés dans le règne de Louis XIII, qu’il s’agisse des articles de foi, de
l’exercice de la justice, de la police, etc. On peut penser que cet extrait isolé
appartenait à un corpus de textes d’origine diverse réunis à charge contre le
Cardinal, dans lesquels on pouvait puiser selon les besoins.
Mathieu de
Morgues
À côté de ces
passages dont l’auteur revendique expressément l’emprunt, il en existe d’autres
qui ne peuvent s’expliquer que par ce moyen. Bien que ni l’auteur ni les œuvres
ne soient indiquées, la copieuse littérature polémique de Mathieu de Morgues
semble avoir inspiré bien des passages de la Visita y anatomía
(j’indique les principales dans la Bibliographie).Il est intéressant d’observer que le nom de
Mathieu de Morgues n’est pas mentionné, alors que l’auteur ne répugne pas à le
faire pour d’autres écrivains français. Le fait qu’il s’agisse d’un auteur
encore vivant en 1635, et très engagé personnellement (il était sous une menace
d’exécution capitale s’il rentrait en France) dans des controverses
d’actualité, en tant que Premier aumônier de la Reine-mère, aurait pu inciter à
la prudence un rédacteur espagnol.
La mention de ces ouvrages nous conduit à nous interroger sur les moyens
employés par l’auteur pour accéder à des écrits rédigés en français, dont on
peut penser qu’ils ne circulaient pas librement dans le royaume d’Espagne, où
ils ne bénéficiaient pas de traductions. En tout état de cause, à supposer que
ce fût le cas, on se doute que l’auteur espagnol n’en aurait pas fait état pour
ne pas s’exposer à des poursuites, toujours possibles, s’agissant d’imprimés
étrangers à thématique politique, alors que les intérêts de royaumes aussi
proches que la France et l’Espagne étaient si étroitement imbriqués en ces
périodes de troubles.
L’hypothèse la plus plausible est, au contraire, que les ouvrages cités
ne figurent pas dans sa bibliothèque mais que ce qu’il en tire relève de
lectures occasionnelles. Comment dès lors ne pas songer aux libraires français
dont on sait qu’il y en avait qui faisaient commerce à Madrid ?
Réception du
texte
L’analyse des
variantes que présentent les versions manuscrites permet de mieux connaître l’histoire
de la réception du texte.
Bien que relativement
nombreuses, dans leur très grande majorité elles n’ont pas d’incidence majeure
sur l’interprétation du texte. Je ne retiendrai que les plus significatives.
-n. 11. Con licencia de los
superiores (M4) : ajout surprenant, qui renvoie peut-être au cadre
universitaire dans lequel s’est tenue l’assemblée de Montpellier.
-n. 13. L’absence de dédicace
dans M1 interpelle, mais le fait qu’elle figure dans tous les autres
témoignages, y compris M4, le plus proche de M1, pourrait laisser penser à une
amputation matérielle du codex. En tout état de cause, il n’y a aucune raison pour
estimer qu’il s’agit d’un ajout postérieur.
-n. 28. M1 substitue
« Archivo » à « Archiatro », qui est conservé dans les
autres manuscrits. Mais tous s’accordent à lire « libros » au lieu de
« hijos », ce qui signifie que M2, M3 et M4 ont conservé
« archiatre » sans comprendre la signification du mot, et ont adopté
la leçon « libros » de M1, pensant ainsi avoir trouvé la clef de
cette énigme.
-n. 53 et 138. M1 a choisi la
forme « celda », là où les autres témoignages écrivent « celula »,
ce qui laisse entendre que le terme d’origine était le français
« cellule », qui peut se traduite des deux façons.
-n. 66. Ni
« calorcillo » ni « colorcillo » ne sont réellement
convaincants. L’épisode évoqué, tel que l’imagine Vésale, se plaçant à la fin
de la visite, « codicilo » serait plus pertinent.
-n. 74. Aucun des copistes ne
connaissant le mot « Icteros », ils se sont contentés de reproduire
au plus près la graphie du terme qu’ils avaient sous les yeux. Les
transcriptions les plus proches sont celles de M2 et M3, qui ont confondu la
lettre initiale I, probablement écrite en majuscule, avec un L.
-n. 82. Tous les copistes sauf
celui de M1 ont lu « morbo ». La leçon de M1 (« amado »)
est visiblement fautive mais, en introduisant le suffixe -ado, elle ouvre la
voie à une restitution conjecturale probable, qui est celle que propose J.
Riandière, « amorbado », c’est-à-dire « infecté par le mal
royal ».
– n. 149. Il n’y a pas lieu de
corriger, sous prétexte que Henri IV n’intervint pas pour l’obtention du
chapeau de Cardinal, puisque tous les témoignages concordent. En revanche, on
cherchera vainement sous la plume d’un historien français une erreur de cet
acabit.
– n. 160. La citation ne
reproduit pas, comme en d’autres passages, la lettre de la source, mais en
propose une paraphrase. Il faudra se pencher sur ce fait ainsi que sur l’ajout
final (« y esto porque […] que de sus Padres »). Comme pour n. 149,
il s’agit probablement d’un ajout de l’auteur espagnol.
Il semble donc que
tous les copistes aient été confrontés aux mêmes difficultés d’interprétation
de leur modèle respectif (n. 28, n. 66, n. 74, n. 82). Le fait mérite d’être souligné
parce que, si la difficulté rencontrée par eux découle de l’état matériel de
leur modèle, il faudrait en conclure que toutes les versions découlent d’un
même archétype. Dans ce cas, on aurait la preuve de la faible diffusion du
texte, qui aurait été conservé en un seul exemplaire.
Cependant, les
variantes de la n. 28 nous éloignent de cette hypothèse purement matérielle et
nous obligent à prendre en considération le contenu du passage. M1
propose la rédaction suivante :
el mui erudito Doctor Rodolpho Magistro Consexero Regio y Archibo de
los libros Reales Medicos de Luis Decimo Rey Christianissimo de Francia a quien
dedico su libro intitulado Doctrina Hippocratis.
Les autres
témoignages disent « Archiatro » au lieu de « Archibo »,
« Medico » au lieu de « Medicos » et rétablissent « Tercio »
dans la désignation du roi.
Les corrections
apportées à M1 sont les bienvenues, même si cette rédaction n’est pas
entièrement satisfaisante. Comme le précise J. Riandière, il faut comprendre
que la charge de R. Le Maître est celle d’archiatre ou premier médecin des
enfants royaux, ce qui oblige à amender « libros » en
« hijos ».
Pour dissiper
les doutes, il suffit de se reporter à la page de titre du livre de Le Maître pour
comprendre les raisons de cette erreur d’interprétation : « Authore
Rodolpho Magistro, Regis Consiliario, & Regiorum Franciae Liberorum
Archiatro ». Celui qui a traduit littéralement ce texte a lu
« Librorum » pour « Liberorum » et introduit la leçon
fautive « libros » (au lieu « d’enfants ») reprise par les
manuscrits. En outre, il ignorait la signification du terme
« archiatre », inusité en castillan, malgré sa transparente
étymologie grecque.
Cette variante
montre, par ailleurs, que le traducteur castillan peut être confronté à un
texte latin. Ici, il a choisi de le traduire, mais son attitude change selon
les circonstances. Ainsi, pour désigner les ouvrages dont les médecins de
Montpellier sont les auteurs, il utilise alternativement le castillan et le
latin. Ce choix laisse entendre qu’il a apporté quelques modifications car, à
supposer que la série des quatre médecins eût existé dans un texte français préalable,
elle respecterait un principe unique, celui de ne comporter que des titres
latins. Dès lors, deux hypothèses sont envisageables : soit les choix
effectués par le traducteur castillan se limitent aux titres des
ouvrages ; soit la liberté qu’il prend à l’égard de son modèle est
extensible à la série tout entière, et remet même en cause le nombre des
participants à l’assemblée.
Ce doute ne
peut qu’embarrasser le traducteur, partagé entre le désir de restituer le texte
du modèle supposé ou de s’en tenir à une traduction du texte castillan.
CONSIDÉRATIONS FINALES
Depuis
l’édition de Josette Riandière La Roche publiée en 1984, ses travaux ultérieurs
et ceux d’autres chercheurs, il est admis que Quevedo est l’auteur de ce
pamphlet. Me fiant à un avis aussi unanime qu’autorisé, c’est dans cet esprit
que j’avais entrepris initialement de réaliser une traduction commentée du
texte en français. Au fur et à mesure que j’avançai dans mon étude du texte,
j’ai éprouvé un doute quant à la paternité de l’œuvre, tout en continuant à
considérer que c’était l’hypothèse la plus plausible.
On pouvait, à
bon droit, juger cette prudence excessive mais j’ai préféré réserver à la fin
de mon étude la question de l’auteur, même si ce parti-pris m’a obligé à
quelques contorsions lorsqu’il me fallait mentionner le personnage sans citer
son nom. Mais c’était l’assurance que je n’userais pas de lunettes à une seule
focale (des quevedos en quelque sorte) et que je serais prêt à envisager
d’autres hypothèses et, par conséquent, à enrichir le débat en ouvrant des
perspectives inattendues.
Cet écrit a été
conservé dans les papiers de Quevedo, ce qui devrait suffire à lever tous les
doutes. Il n’en reste pas moins qu’il n’a pas connu les honneurs de
l’impression, ce qui est rarement survenu aux œuvres de cet auteur. Par
ailleurs, le texte montre quelques défaillances peu habituelles chez lui. La
plus grosse, évidemment, est la traduction erronée de “liberorum” et le
contre-sens qu’elle a entraîné pour le reste du passage, impensable chez un
aussi bon latiniste. On comprend mal aussi qu’il ait pu mêler à sa fable un
conseiller du roi de France en activité, ce qui dénote une évidente ignorance
de la réalité politique de l’époque, alors qu’il aurait fort bien pu se
contenter de convoquer des personnages morts depuis longtemps, ce dont il ne
s’est d’ailleurs pas privé.
D’autres erreurs
manifestes consistent à appliquer le passage des Paradoxes de Cicquot à
une réalité toute différente que celle qui l’a inspiré, ou à attribuer
l’obtention du chapeau de cardinal à Henri IV. Ce ne sont pas, à proprement
parler, de ces libertés coutumières chez les satiriques, mais bien des erreurs
factuelles.
Il est, en
revanche, plus difficile de porter une appréciation sur certains choix, y
compris de style, parce que le risque d’anachronisme est toujours présent. Il
n’en reste pas moins qu’adapter l’entrée Tiricia du dictionnaire de
Covarrubias, c’est faire beaucoup d’honneur à une source de peu d’intérêt et,
s’il s’avère que Quevedo a voulu se moquer d’un auteur pour lequel il n’avait
guère d’estime, le résultat est qu’il oriente l’attention du lecteur vers un
sentier détourné. Le rapprochement entre le volume de Cicquot et celui de
Rabelais laisse perplexe. La disputatio d’école, au-delà de son
caractère farfelu, manque de rigueur dans le maniement des règles de la logique
et donne l’impression d’une rédaction inachevée. La conclusion du débat mise
dans la bouche de Montaigne n’est pas à la hauteur d’un « oracle des
aphorismes politiques ».
Cependant, on
reconnait la patte de Quevedo à certains traits, le premier étant l’usage qu’il
fait de la bibliographie dont il dispose et dont il sait se contenter, faute
d’autres sources accessibles. Sa traduction des passages en français est
d’excellente facture. On rencontre aussi certains traits caractéristiques de
son style, que J. Riandière a signalés dans son édition. Enfin, le recours à
Michel de Montaigne traduit bien l’admiration qu’il éprouvait pour cet auteur
et sa parfaite connaissance des Essais.
C’est, à mes yeux, là que réside la véritable signature quévédienne de cet
écrit.
Comme colophon,
je voudrais attirer l’attention sur un détail qui a son importance. La date de
la première copie manuscrite du texte que l’on ait conservée, 1644, suit de
près le décès de Richelieu (4 décembre 1642) ainsi que celui du roi Louis XIII
(mai 1643), comme si ce double événement avait redonné une actualité au texte.
On peut imaginer que Quevedo ait voulu le sortir de l’ombre à cette occasion.
Si cette hypothèse se vérifiait, cela impliquerait que, jusque-là, il l’avait
passablement négligé, comme le fait un auteur pour les œuvres qu’il juge
mineures.
NB. J’adresse mes
remerciements à mes collègues Hélène Tropé, Paloma Bravo, Nathalie Peyrebonne
et Olivier Biaggini, de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, pour m’avoir fourni une
bibliographie de base, qui m’a permis de me familiariser avec un sujet et une
époque que je n’avais pas abordés jusqu’ici. En outre, la lecture attentive de ma
première rédaction réalisée par Olivier Biaggini m’a permis de corriger
plusieurs erreurs ou maladresses.
Je n’aurais pas pu réaliser cette
traduction si je n’avais pas disposé de l’édition commentée établie par Josette
Riandière la Roche, dont je fus le collègue dans cette même Université. Ses
choix de lecture et sa recherche des sources m’ont constamment guidé.
Francisco
de Quevedo y Villegas
Visite
et anatomie de la tête
de
l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu
Visite et anatomie de la tête de l’Éminentissime
Cardinal Armand de Richeleu, faite par l’École de Médecine de Montpellier, à
l’instance de Maître Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her,
écrite en français par Acnoste, auteur du livre intitulé Catholicon
d’Espagne,
traduite en castillan par Pierre Gemin, français, marchand à Milan. Imprimée à
Milan par Jean-Baptiste Malatesta, imprimeur royal et ducal, aux dépens de
Carlo Ferranti, libraire. Année 1635.
À
Monseigneur le duc de Mercur,
Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roi au Pays et duché de Bretagne.
Monsieur,
Moi qui avais écrit le livre du Catholicon
d’Espagne à l’encontre de cette nation, étant pénétré de l’amour de la
mienne, désormais découragé par les tumultes de notre France, aujourd’hui
rendue furieuse et ensorcelée par les démons naturels qui sont entrés en son
corps, j’ai décidé d’écrire ce traité du Calvin français,
sous le titre de Visite et Anatomie et d’autres œuvres d’exorcisme, en
espérant pouvoir guérir ma patrie. Toujours vous avez protégé la cause
catholique et elle n’a jamais eu autant besoin de vous, ni moi qui, en son nom,
sollicite votre protection, confiant en l’honneur que, toujours, vous qui êtes
mon seigneur, m’avez fait. Orléans, 12 octobre 1635.
Monsieur,
que Dieu conserve longtemps Votre Grandeur pour le bien et le plus grand profit
de cet État.
Votre très humble
et très obéissant serviteur
D’Acnoste
À l’instance du doctissime défenseur de la
vérité catholique romaine, Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her, s’est
réunie toute l’École médicale de Montpellier en grand concours, étant président
de l’assemblée André Vésale, assisté par le doctissime Joubert, auteur des Paradoxes
médicaux, Pierre Bayro, pour son livre intitulé Veni mecum, Jean
Bacchanello, qui écrivit le Consensus des médecins,
et le très érudit Rodolphe Le Maître, Conseiller du Roi et archiatre des
Enfants royaux
de Louis le Treizième, Roi Très chrétien de France, auquel il a dédié son livre
intitulé Doctrina Hippocratis.
Étant tous suspendus, silencieux et
attentifs, Jacques de Billy prit la parole :
– Constatant que, jusqu’à ce jour, la
pire, la plus contagieuse et la plus dégoûtante des humeurs qui aient infesté
le monde était ce qu’on appelle le mal français ;
qu’aujourd’hui s’est répandue et parcourt tous ses membres une humeur pire
émanant d’un français encore pire ; sachant que toute la science affirme
que ces humeurs découlent des intempérances de la tête, et qu’il est certain
qu’elle ne procède pas de celle de notre seigneur le Roi, laquelle est bien
tempérée et conformée et assistée par un royal tempérament ; recherchant
quelle tête peut être la source de tout ce venin, j’ai trouvé que c’était celle
de l’Éminentissime Cardinal de Richelieu, non par conjectures, mais par
certification oculaire et au terme d’une expérimentation très poussée; et,
comme pour la guérir il est nécessaire de remonter à son origine et de
l’identifier, j’ai décidé de m’adresser à vous, doctissimes médecins, pour que
vous étudiiez de quelle manière on pourrait explorer, au moyen de l’anatomie de
cette tête, la racine de cette pestilence. Que votre conclusion réponde à ma
proposition.
Ils conférèrent tous entre eux et Joubert
répondit en leur nom par ces mots :
– La Faculté conclut que la maladie et la contagion
proviennent de la tête du Cardinal et dit que la plus grande difficulté est de
savoir en quel lieu se trouve la tête dudit Armand de Richelieu.
– ¿Qui doute – répondit Jacques de Billy –
qu’elle est sur ses épaules ? Il semble que vous vouliez ajouter vos
paradoxes plutôt que de me répondre.
– Non, Monsieur – répliqua Joubert – car
beaucoup affirment qu’ils ont vu sa tête sur celle de Monsieur, frère du
Roi ; d’autres l’ont vue voltiger sur la Couronne de France ;
d’autres qu’il l’a échangée avec celle de Montmorency ; d’autres qu’elle
est enterrée avec celle du roi de Suède ; d’autres, qu’elle est en
morceaux auprès de celle de Friedland.
Ce doute est si fort et véritable qu’à la question qu’un de ses familiers fit à
ce sujet à l’Éminentissime Cardinal, il répondit qu’il ne savait plus où il
avait la tête. Aussi, avant tout, il convient de trouver sa tête. Une fois
trouvée, André Vésale s’offre à y pénétrer par des moyens d’anatomie inédits,
et à la visiter une cavité après l’autre, une cellule après l’autre, et un sinus
après l’autre.
La remarque plut à l’abbé et, convaincu,
il dit que, puisque le grand Vésale se risquait, ayant trouvé la tête, à la
visiter, ce qui était le plus difficile, il avait entendu dire que la tête du
Cardinal était à Rome sur une statue de Janus à deux faces, une, devant,
l’autre derrière, regardant la paix avec la face de la guerre et Judas avec
celle de la paix.
Sur ce point, il avait vu des gazettes et en avait eu la confirmation par des
Français qui étaient arrivés il y a peu de jours à cette Cour. Le fait était si
certain, qu’il offrait à Vésale, sur les rentes de son abbaye, de couvrir avec
largesse les frais du voyage pour sa personne et pour ses serviteurs.
Cependant, il désirait savoir, parce qu’il
le jugeait impossible, comment il pourrait entrer et sortir dans une tête aussi
dure et, qui plus est, vivante. Vésale répondit que sa remarque était celle
d’un homme docte ; puisqu’il avait accepté son offre et sa proposition de
réaliser la visite, il voulait satisfaire à ses doutes et lui dit :
– À peine serai-je parvenu en vue de la tête du
Cardinal, j’y entrerai sans frapper, car, comme je serai revêtu de tromperie et
de mensonge, dès qu’elle m’aura vu, elle s’ouvrira toute grande pour me
recevoir. Lui-même me mènera dans toutes ses cavités et, après que je les aurai
vues, sous le couvert d’un léger avertissement ou bon conseil, sans que j’aie à
le lui demander, il me jettera hors de lui. Alors, je viendrai vous informer de
tout ce que dans son cerveau et entendement j’aurai reconnu, afin que ces
messieurs rédigent une ordonnance appropriée. Et, comme il importe tant de
faire ce voyage, je vais m’y préparer sans tarder.
Pierre Bayro dit qu’il était important
qu’avant de partir, puisqu’il devait revêtir un mensonge pour entrer en ladite
tête, il révélât lequel et de quelle sorte.
Il répondit qu’il était certain que la
tête et le cou du Cardinal souffraient du morbus regius [jaunisse], qui
veut dire mal royal, comme le prouve ses divers noms.
Le mal royal est le premier.
Le deuxième que lui donnent les Grecs est ikteros,
inspiré de l’oiseau qui porte ce nom [loriot] dont Pline dit que, si celui qui
est atteint du mal royal le regarde, le malade guérit et l’oiseau meurt.
C’est ce qui advint à Montmorency lequel, voyant que le Cardinal était affecté
de ce mal royal, se planta devant lui en compagnie de beaucoup d’autres
personnes, et tous moururent lorsque le Cardinal jugea qu’ils étaient loriots.
La sérénissime Reine-mère, si elle ne s’était retirée en Flandres pour ne pas être
vue par le Cardinal infecté par le morbus regius, aurait aussi été loriot.
Monsieur
ne fut pas non plus loriot parce qu’il se réfugia là où le morbatus
regius ne pouvait le voir. Lorsqu’il revint, il veilla à ne pas être vu.
Le troisième nom est aurigo [jaunisse]. Celse
la nomme ainsi à cause de la couleur de l’or que la bile, répandue dans tout le
corps, imite. On voit bien que la bile du Cardinal est avaricieuse, car non
seulement il cherche à amasser de l’or mais à transformer sa peau et toute sa personne
en une bourse de la couleur de l’or.
Le quatrième nom est morbus arquatus, “maladie
de l’arc” parce que, par la variété des couleurs, elle ressemble à
l’arc-en-ciel. À la vue de tous éclate la justesse de ce nom parce que, dans le
Cardinal, on observe nombre de couleurs différentes. On y voit le noir du deuil
des nobles qu’il a fait mourir sans motif et sans nombre ; le jaune du
désespoir de tant de grands seigneurs français qu’il a exilés et
dépouillés ; la pâleur de la frayeur des bons catholiques de France et de
toute l’Europe ; le vermeil et l’ardeur des flammes de Calvin et de
Luther ; le blanc des coiffes du Turc ; le rouge du chapeau. Jugez
par ces couleurs combien le Cardinal ressemble à l’arc-en-ciel !
Cependant, comme les couleurs signifient pacte et sécurité
et dans celui-ci ce sont autant de flèches, je ne lis pas comme les autres
médecins « arc-céleste » mais « arc-sceleste »,
qui veut dire scélérat et criminel.
Les causes extrinsèques du mal royal
sont au nombre de trois : la piqûre venimeuse de quelque animal ;
l’absorption d’aliments qui provoquent l’ictère ou qui engendrent la bile et
l’obstruction du conduit bilieux ; force activités sous un chaud soleil.
Que le Cardinal ait été mordu par un
animal venimeux, en témoignent sur tout son corps les dents de l’envie qui le
rongent et mâchent jusqu’à ses entrailles. Qu’il ait mangé des aliments qui
provoquent le mal royal, cela se constate en ce qu’il a incorporé en lui
tous les pouvoirs, charges et dignités de France, au sommet du gouvernement et
de l’État, aussi bien spirituelles que temporelles. L’excès de travail sous un
chaud soleil, chacun s’en aperçoit dans la peine qu’il se donne à introduire le
feu infernal dans la lumière qui, comme un soleil, éclairait jadis
et désormais embrase et détruit.
Étant donc avéré que le Cardinal souffre
du mal royal, doré et arc-en-ciel, j’endosserai un nouveau
dessein et tromperie, celui de le couronner et de l’enrichir. En donnant la
couleur du chapeau au turban, celle du turban au deuil, le noir aux
flammes ; grâce à ces mélanges et à ces nouveaux apprêts mortuaires, ayant
transformé les mariages en divorces et les divorces en mariages ; ayant
augmenté le risque que le Roi soit vaincu ou tué – ce que Dieu ne
veuille – ; celui des attentats dans lesquels Monsieur soit tué ou
coupable ; des faux témoignages qui entretiennent chez le Roi la haine de
sa mère et, chez elle, les soupçons à son égard ; non seulement je serai
admis par la tête du Cardinal mais fêté et solennellement reçu par toutes ses
puissances.
Cependant, après avoir songé par où il me
serait le plus facile d’entrer, j’ai trouvé que c’était par les oreilles parce
que, bien qu’en elles s’agite tout le commerce des démons, sans qu’il y manque,
de jour comme de nuit, mouchards, rapporteurs, flagorneurs, mensonges,
intrigants, médisants et malédictions, habitué à la confusion espagnole
et muni d’une lanterne de Gênes pour vaincre l’obscurité des colimaçons de ses
oreilles, je passerai sans dommage. En effet, s’il est vrai que sa bouche offre
un passage plus large, comme il ne cesse de vomir des ordres d’assassinat de
provinces et de familles, je craignis d’être emporté par le courant de l’un
d’entre eux et d’être craché en mille morceaux.
Bacchanello dit qu’il jugeait que ce qu’il
avait dit était de bonne médecine et Rodolphe Maître, en tant que médecin du
Roi Très Chrétien, instruit par la proximité de sa pratique, l’approuva. Tous,
ayant loué le discours de Vésale, s’en remirent à sa diligence et lui
souhaitèrent un heureux voyage et un heureux retour.
Vésale fit ses adieux et l’abbé Jacques de
Billy sortit avec lui. Il lui donna largement ce dont il avait besoin pour le
voyage, que le grand anatomiste entreprit aussitôt. Il arriva en Italie, trouva
la tête du Cardinal où on le lui avait dit. Dès son arrivée, il la visita, en
sortit et retourna à Montpellier, réunit la Faculté dans sa même composition et
rendit compte de ce qu’il avait vu dans ladite tête en ces termes.
– Mon dessein a connu une fin si heureuse et mon
déguisement fut si approprié qu’à un tir de mousquet, l’oreille du Cardinal,
assoiffée de mensonges, vraie Charybde avaleuse de tromperies, m’emporta dans
des tourbillons et des tempêtes de vent, et me fit tournoyer dans les
cartilages de son ouïe.
J’y entrai, me cognant à d’autres innombrables intrigues qui y entraient aussi,
tellement que nous ne contenions pas à l’intérieur et qu’entre mensonges, nous
nous disions : « Écartez-vous ! ».
Lorsque je me vis à l’intérieur de la
tête, je regardai le plafond et j’y vis écrite une loi de celles que les
Hermaphrodites observent en leur Île abominable, qui disait ceci :
Ceux de nos ministres qui voudraient
entreprendre quelque chose contre l’autorité de leur souverain seigneur, le
déchargeant par charité de ses états, et le soulageant de sa charge et usurpant
tout son pouvoir, muguetteront le peuple avec toute l’humilité pour acquérir
l’autorité de commander et pour s’établir. Mais, lorsqu’ils se seront emparés
de tout, nous leur permettons d’être impérieux et insupportables.
Cette loi était inscrite dans toute la
concavité du crâne. Elle commençait au siège de la mémoire, se poursuvait à
celui de l’entendement et elle s’achevait à celui de la volonté, de sorte
qu’elle était la seule étude des trois puissances de l’âme. Ainsi, j’appris à
connaître la racine et origine de son mal royal à travers la loi des
Hermaphrodites mieux qu’à travers les aphorismes d’Hippocrate et de Galien.
Je fus la victime – ce qui ne m’était
jamais arrivé auparavant – de mes yeux abusés, car, alors que je tenais
pour certain que la tête du Cardinal ne contenait pas de cervelle,
je vis que le lieu qui lui était réservé était plein à ras bord. Comme c’était
contraire à ce que je croyais, très étonné, j’entrai dans la cellule avec mes
instruments et, en faisant usage, je vis que c’était un turban, placé et aplati
à tel point qu’au début, même si j’y trouvai quelques demi-lunes, je doutai si
c’était de la cervelle ou un turban.
Lorsque je commençai à me déplacer dans sa
tête, je crus être entré dans l’Enfer, car je n’y trouvai que confusion et
aucun ordonnancement parmi les furies, souffrances, damnés, tourments, démons
et obstination.
J’y vis aussi une chose surprenante qui, bien qu’elle ait transparu dans ses
œuvres, n’a point été vue, à savoir que, portant le chapeau, il y avait deux
Hugues, un huguenot en religion et un Hugues Chapeau désireux de se voir
couronné. Et je vis la dispense accordée à ces deux Huguescapelies,
signée par le Père Joseph.
La grande quantité de livres me causa une
grande gêne et un grand embarras : ragguagli,
avis, démonstrations, histoires, manifestes, contremanifestes, très doctes
satires de l’État français entraient par une oreille et ressortaient par
l’autre.
Pour ne pas perdre de temps, je commençai
la visite par sa mémoire et je trouvai, chose étrange, qu’elle était gouvernée
par l’oubli,
qui avait effacé ses débuts : le premier état que lui avait donné la
Reine-mère et la dignité de cardinal que, par son intercession, lui avait
concédée le grand Henri.
Il avait expulsé aussi les vilenies que Luynes avait subies à son initiative
ainsi que les reproches violents qu’il lui avait faits devant sa femme et un
autre chevalier, la dernière nuit où il alla le tenter comme un lutin avec ses
abominations.
De même, il avait exilé, sans laisser la moindre trace, l’église du
Saint-Esprit, dont, pauvre bénéficier, il tirait sa pitance.
Mais ce que l’oubli avait le mieux effacé
de sa mémoire, c’était la très sainte loi de France qui exclut du trône le roi
qui y est né s’il n’est pas catholique,
laquelle fut confirmée par nombre d’élections de princes catholiques, exclus
par leur lignée mais admis comme catholiques et préférés, pour coiffer la
couronne de France (c’est pourquoi on l’appelle Très chrétienne), aux
héritiers légitimes mais hérétiques, comme on l’a vu dans les cas du Prince de
Condé, de Childéric et de Charles, duc de Lorraine,
qui furent déposés, celui-là parce qu’il ne remplissait pas convenablement les
devoirs d’un bon catholique et celui-ci parce qu’il combattait la religion.
C’est ce qu’affirme Girard dans sa harangue à Charles, dans laquelle il
reconnait que la couronne de France lui appartient à lui et non à Hugues Capet,
mais que les mêmes lois qui le désignent pour la succession l’en excluent, car,
pour être roi de France, il faut être fils légitime de l’Église catholique
avant de l’être de ses parents.
On le lira plus au long dans l’Histoire des rois non
catholiques rédigée en français par le très docte Alain de Laval, sieur
de Vaudoré. Les lois très chrétiennes de France n’attendent pas que l’héritier
légitime se comporte en hérétique pour lui retirer la couronne mais le déposent
comme inutile à la défense de la foi catholique, comme on l’a vu pour Charles
le Gros, empereur d’Occident et roi de France, et pour Louis le Fainéant.
Alors je considérai que, si les lois de
France déposent ou ont déposé leurs rois légitimes parce qu’ils étaient
inutiles à la défense de la religion catholique, à plus forte raison
s’opposeront-elles à ceux qui se montreraient tant soit peu utiles à l’offenser.
Gardons ces points en mémoire, car ils sont tous hors de la mémoire du
Cardinal.
Mais j’y trouvai Maxence, qui feignit
d’être catholique pour être empereur de Rome ; Licinius, qui feignit de
même pour être empereur ; Julien, qui feignit de même, avec une hypocrite
sagacité, pour être reçu empereur ; enfin, Anastase I qui feignit de même
pour être couronné. Il y avait là Léon IV qui se fit empereur au moyen de la
même tromperie ; Michel, surnommé le Bègue,
qui fut empereur en usant du même stratagème ; Georges de Poggebra, roi de
Bohême, qui contrefit le catholique pour obtenir le royaume ; Elizabeth,
reine d’Angleterre, qui feignit d’être catholiquissime pour régner ; Henri
II, roi de Navarre et Vicomte de Béarn, qui feignit être catholique pour être
reçu roi.
Avec ces personnages, le Cardinal avait toute la mémoire pleine de couronnes et
de catholiques feints et falsifiés, de chrétiens d’alchimie, mais l’oubli qui
gouverne sa mémoire et la préside avait effacé les désastreuses fins et les
misérables morts qu’ils connurent tous.
Lorsque je compris qu’il n’y avait rien
d’autre à faire dans la mémoire de l’Éminentissime, j’aperçus deux volumes,
l’un plus gros que l’autre, et une inscription qui disait :
« Bibliothèque armandine rochelaine ».
L’un avait pour titre : Œuvres de maître François Rabelais, docteur en
médecine, qui contient cinq livres de la Vie, faits et dits héroïques de
Gargantua et de son fils Pantagruel, la Pronostication de
Pantagruel, avec L’oracle de la dive Balbuc,
et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais
les uns que les autres. Il était très bien relié et si rempli d’annotations
que je compris que c’était le bréviaire de son Éminence. L’autre avait pour
titre Les Paraboles de Cicquot en forme d’advis.
Tous deux étaient imprimés en langue française.
Ce dernier, qui était le plus petit, était
ouvert à la page 18 et, dans la marge au haut de la page, était un sceptre dans
une main qui signalait cette phrase :
Avant que d’employer toutes vos forces
à quelque notable effet, faites-leur préalablement prêter le serment et jurer
solennellement qu’ils quittent Dieu, le ciel, l’honneur et la foi pour vous, et
que, dès à présent comme dès lors et dès lors comme dès à présent, ils se
donnent, corps et âme, tripes et boyaux, harnais et chevaux, à tous les diables
d’enfer pour vous faire prince universel de la monarchie française, en dépit
des influences des astres, des éclipses, des conversions, des constellations,
et des entreprises suprêmes, moyennes et inférieures.
La fin de cette phrase était marquée dans
la marge d’un « Amen » doré et couvert d’un chapeau rouge.
Scandalisé, je passai, dans l’éminentissime tête, de la mémoire à
l’entendement.
À ce moment du récit de Vésale entra un
portier disant que Michel, seigneur de Montaigne, était à la porte et qu’il
demandait la permission d’entrer. Tous se réjouirent extrêmement de sa venue en
pareille occasion. Ils se levèrent pour aller le recevoir et revinrent en sa
compagnie, lui cédant la place d’honneur – qu’il refusa bien qu’elle lui
revînt pour ses bonnes lettres et sa qualité -. Il finit par l’occuper et
dit que, lorsqu’il eut appris tout ce qui s’était passé dans cette assemblée, il
s’était disposé à y paraître par loyauté et zèle catholique. Au nom de tous,
Bacchanello lui répondit que sa personne était si importante que sa venue
aurait dû être précédée par la sollicitation et prière de l’Université,
puisque, comme ils l’avaient constaté, l’origine du mal de France était
reconnue par les aphorismes médicaux, mais que la guérison nécessitait les
aphorismes d’État, dont il était l’oracle.
Ils demandèrent à Vésale de résumer tout
ce qu’il avait dit ; il le fit, puis dit :
– Seigneur, vous êtes arrivé au moment où nous avions
besoin de vous, alors que je m’apprêtais à rapporter la visite de l’entendement
du Cardinal, qui se passa ainsi.
J’observai que son entendement se
nourrissait en tétant depuis sa mémoire, à travers des orifices et des veinules
secrètes, un aliment visqueux et âcre. Présidait à l’opération un méchant démon
dont le nom était « Je m’entends ». En ce lieu, le bruit, la confusion
et les ténèbres étaient également fortes, au point que, malgré la lumière de ma
lanterne, je prenais une chose pour l’autre. Veuillez considérer ce que fera
son propre entendement qui ne veut ni ne supporte la lumière du jour ou
l’obscurité de la nuit ! Je préférais attendre plutôt que d’explorer.
Ayant pris ce parti, je vis que son entendement était entièrement occupé à des
manigances et à des chimères, et que sa tâche principale était de tirer les
conséquences de ce qu’il avait dans sa mémoire.
Pour persuader sa volonté, il forgeait des
arguments tels que ceux-ci :
« Tous ceux qui ont feint d’être des catholiques
ont été couronnés ; moi ergo … Si la Reine-mère ou Monsieur, frère
du roi, n’ont pas feint d’être des catholiques parce qu’ils le sont vraiment,
par conséquent nenni. En France, on dépose les rois qui sont inaptes à
la défense de la religion ; moi, en l’abusant, j’ai rendu mon roi apte à
l’offense de la religion : ergo… Il n’a pas de fils parce que le
divorce que j’ai sollicité solennellement, bien que je n’aie pu l’obtenir ni
l’appliquer, je l’ai exécuté par des mensonges : sequitur qu’il
n’aura pas de succession. Il a un frère pour héritier, mais je l’ai fait
déclarer par jugement inapte à la succession : igitur… Le Prince de
Condé est déclaré inapte à la couronne : ergo…
« Je prétends descendre, en dépit du ventre de ma
mère et de la paternité de mon père, ce qui revient à deux manières de
paternité,
de Louis le Gros : probo consequentiam. J’ai uni ma lignée à celle
du duc de Soissons :
sequitur corona.
« Du peuple de France je n’ai rien à craindre
puisque j’ai soumis La Rochelle, Montauban, Montpellier, Saint-Jean d’Angély,
Lunel et Nîmes :
igitur je pourrai aussi soumettre Paris. Ceux qui sont en faveur de ces
partis pouvaient me freiner en se déclarant « mécontents » ;
je les ai exterminés, pour qu’il n’y ait pas d’autres mécontents que la
Reine-mère, le roi et leurs féaux. Grâce à quoi et aux terribles conflits dans
lesquels j’ai placé le roi, en le faisant ennemi de tous les Princes du monde – des hérétiques parce qu’il les a combattus, des
catholiques parce qu’il les vide de tout leur sang – je compte le réduire
à un tel degré de désespoir et de repentir qu’il me cèdera ce que je veux lui
retirer : tenet consequentia…
« Opponitur Savoie, à cause de sa
femme : transeat, car je l’ai ainsi inclus et conclu.
Argumentatur contre l’Angleterre pour la même raison : je réponds
« loi salique » et « inimitié entre ces nations ».
Si elle réplique, nego Papam, cela revient à dire : concedo in
omnibus.
« En entendant nego Papam, le roi
d’Espagne entre dans la controverse, parce qu’il est grand défenseur du
Saint Siège. Il dit : argumento sic et propose son syllogisme. Je
résume : nego maiorem et prouve, nego minorem, parce que j’ai coutume de nier le plus et le moins. Il
poursuit distingo ; je réfute : je renie, fais un éclat,
puis je m’en remets au texte, quoi qu’il arrive ».
Tandis qu’il répétait ces propositions, il
était agité d’un perpétuel mouvement circulaire, dessinait des labyrinthes,
agitait ses bras et tournait sur lui-même tellement que le voir me
donnait la nausée.
Le sieur de Montaigne dit :
– « Il est certain que le Cardinal a étudié dans
les registres de Lucifer, puisque toute sa doctrine consiste à déposer son
seigneur. »
Vésale poursuivit :
– « Je passai à la volonté. À l’entrée était
écrit : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione
voluntas.
Je trouvai la volonté si ulcérée et si rouge qu’on aurait dit qu’elle avait
porté le chapeau.
Je vis ceux pour qui elle avait eu de l’affection couverts de sang, et ceux
pour qui elle n’en avait pas eu, craignaient pour leurs veines menacées. Il
avait dans la volonté tout ce qu’il avait dans l’entendement et, dans une
cavité séparée, vers le front, au-dessus des yeux, il avait une mare d’humeurs
aqueuses qui m’étonna, et je vis que c’étaient des larmes postiches qu’il avait
pour pleurer chaque fois qu’il lui importait de fertiliser ses mensonges en les
arrosant. Il attirait cette humeur en voyant les pleurs qu’il causait à toute
l’Europe pour, ensuite, les verser de ses propres yeux afin de se disculper de
sa férocité.
Voilà ce que j’observai, vis et
trouvai ; à vous de décider ce qui convient.
L’École déclara que la maladie du
Cardinal, dans toutes les puissances de son âme, était le morbus regius
et que, depuis sa tête, il diffusait en France et dans toute l’Europe cette
épidémie que l’on devait appelait « armandine » ;
que, pour ce qui était de la santé du Cardinal, elle
était devenue incurable ;
que, pour préserver les autres têtes, en particulier
celle du roi Très chrétien, celle de Monsieur, celle de la Reine-mère et celle
du royaume, seuls étaient efficaces les aphorismes d’État ; c’est
pourquoi, ils s’en remettaient au sieur de Montaigne, mais estimaient, quant à
eux, qu’il pouvait être profitable de référer au roi Très chrétien ce qu’on
avait vérifié dans l’éminentissime tête.
Le sieur de Montaigne parla et dit :
qu’il ne convenait pas de faire une telle relation au
roi, parce que, comme il entendait, voyait, comprenait et parlait à travers
cette tête, il prendrait l’accusation comme une injure personnelle plutôt que
comme la faute d’un autre ;
que le roi avait déjà entendu certaines de ces choses
auxquelles avaient répondu, en faveur du Cardinal, le sieur de Cléonville
et d’autres de ses pairs dans leur livre intitulé Avertissements aux
provinces ;
qu’ainsi le Cardinal fait grandir ses mérites auprès
du roi, se posant en martyr à son service, combattu qu’il est par la haine de
tous ;
que son avis était qu’il fallait attirer un confident
du Cardinal aux côtés du roi, afin qu’il fasse un suprême éloge du Cardinal et
lui laisse entendre que tout le royaume était d’avis que sa Majesté devait
faire à son égard ce que, de notoriété publique, le Cardinal envisageait de
faire aux dépens du roi et de sa lignée. Ce moyen engendre forcément la
jalousie dans l’esprit des rois, parce qu’ils découvrent le mépris dans lequel
ils sont tenus ; or, rien ni personne n’est en sécurité face à la jalousie
des souverains.
« Que l’on envisage calmement cela et, dans une
seconde séance, nous nous déciderons ».
Ils l’approuvèrent tous. Ils fixèrent un
jour pour se réunir, puis allèrent accompagner le sieur de Montaigne à son
logis.
BIBLIOGRAPHIE
ÉDITION
Quevedo y Villegas, Francisco, Visita y anatomía de la
cabeza del Eminentísimo Cardenal Armando Richeleu, Introducción, edición y
notas por Josette Riandière La Roche, Criticón, 25 (1984), p. 19-113.
SOURCES
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l’estat du Roy de Nauarre (à Paris, Iouxte la coppie Imprimee à Lyon,
1593).
– Anonyme, Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et
de la tenuë des estats de Paris.
– Artus, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites de Thomas Artus
(1593).
– Bacchanello, Jean, De consensu medicorum in curandis
morbis libri quatuor (Lyon, 1573).
– Bayro, Pierre, De medendis humanis malis
enquiridion, vulgo veni mecum dictum (Lyon, 1573).
– Cicquot (Chicot), voir Anglerais, Jean-Antoine
d’
– Cléonville, cf. Simond, Jean
– Girard, Bernard de, Histoire générale des Rois de France
(1576) seigneur du Haillan (1535-1610).
– Joubert, Paradoxorum decas prima atque altera
(Lyon, 1556).
– Laval, Alain de, Historial des rois non catholiques (1592).
– Le Maître, Rodolphe, Doctrina Hippocratis (Paris, 1613).
– Morgues, Mathieu de,
– Satyre d’Etat. Harangue faicte par le maistre du
Bureaud’addresse à son Eminence le cardinal de Richelieu et le remerciement
dudit cardinal (1635);
– Lumières pour l’histoire de France pour faire voir les
calomnies, flatteries et autres défauts de Scipion Dupleix (1636) ;
– Diverses pièces pour la défence de la Royne mère du Roy
très-chrétien Lovys XIII (1637) ;
– La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632), in Diverses
pièces… ;
– Très-humble, très-véritable et
très-importante remonstrance au roy, in Diverses pièces….
– L’Ambassadeur chimérique ov le cherchevr de duppes du
Cardinal de Richeliev, reueuë & augmentée par l’Autheur, s.l s.d. ;
[Traduction castillane de Joseph Pellicer de Tovar, 1639].
– Quevedo y Villegas, Francisco de,
– Carta al Serenissimo muy alto y muy
poderoso Lvis XIII Rey Christianissimi de Francia (1635) ;
– Vida de Marco Bruto (1648) ;
– Virtud militante contra las quatro pestes
del mundo … (1651) ;
– Nombre, origen, intento,
recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las
calumnias vulgares (1699).
– Rabelais, François, Les œuvres de François Rabelais docteur en
Medecine. Contenant cinq liures, de la vie, faicts & dits héroïques de
Gargantua, & de son Fils Pantagruel. Plus, la Prognostication
Pantagrueline, auec l’oracle de la Diue Bacbuc, & le mot de la Bouteille.
Augmenté des Nauigations & Isle Sonante. L’Isle des Apedeftes. La Cresme
Philosophale, auec vne Epistre Limosine, & deux autres Epistres a deux
Vieilles de differentes moeurs. Le tout par Me François Rabelais. A Lyon
Par Jean Martín (1558).
– Sirmond, Jean alias le seigneur de Cléonville Avertissement
aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume (1631).
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