Catégorie : Textes inédits

Quevedo

VISITE ET ANATOMIE DE LA TÊTE

DE L’ÉMINENTISSIME CARDINAL ARMAND DE RICHELIEU

 

Avant-propos

Le genre de la satire se prête à bien des licences. Le degré de pertinence de son propos ne se mesure pas en termes de vraisemblance mais uniquement d’efficacité. Tous les moyens sont bons pour parvenir au but recherché, qui est de discréditer la victime choisie et de rechercher l’approbation d’un lectorat porté au sarcasme ou fanatisé.

L’auteur de cette fable satirique ne se prive pas des possibilités quasiment illimitées qui s’offrent à lui, qu’elles concernent les personnes, les lieux, les époques ou le recours à des discours normés détournés de leur objet. Qu’on en juge.

Réunir à l’École de médecine de Montpellier des personnalités aussi différentes que l’abbé d’une abbaye vendéenne et le bordelais sieur de Montaigne ; faire se côtoyer dans une même assemblée des personnes qui, n’étant pas contemporaines les unes des autres, n’eurent guère le loisir de se connaître ne sont que broutilles dont l’absurdité n’embarrasse guère un auteur satirique.

Les ressorts de l’écriture n’échappent pas non plus à ces hardiesses. Il est possible d’emprunter la dédicace et le nom du dédicataire à un autre écrit et même le nom de l’auteur présumé, qui se trouve être le même que celui de la Satyre Ménippée, à en croire son imprimeur parisien ; d’utiliser, comme si elles étaient d’actualité, des œuvres antérieures de près d’un demi-siècle aux événements considérés ; d’y puiser des éléments du récit – intitulés de chapitres, passages entiers -, et de les transcrire littéralement.

Certaines de ces citations sont détournées de leur signification. Un vers de Juvénal, placé à l’origine dans la bouche d’une épouse capricieuse, se transforme en proclamation d’autocratisme prêtée au Cardinal (« Hoc volo, sic jubeo ; sit pro ratione voluntas »). L’exemple le plus flagrant est le large extrait reproduit du libelle attribué à Chicot, qui était une charge contre Henri IV et qui se trouve appliqué ici à Richelieu, dans un contexte politique sans commune mesure avec celui du début du règne du roi Bourbon. Ces manipulations ne sont rendues possibles que parce que l’on ne retient du discours que sa signification littérale, en dehors de toute considération des circonstances qui l’ont inspiré. Somme toute, une confusion d’un demi-siècle n’est qu’un saut de puce au regard des rapprochements que l’on n’hésite pas à faire, dans la liste des princes qui « feignent le catholique », de Maxence (l’an 311) à Elisabeth d’Angleterre (l’an 1558). Tout se vaut, à condition d’impressionner le lecteur par l’accent de vérité que, sous couvert d’érudition, de tels rapprochements ne peuvent manquer de produire sur lui.

Face à ces pratiques, dont on ne connait jamais précisément les limites, le traducteur est très embarrassé. L’exactitude dans la version du texte qu’il se propose butte sur l’extrême liberté, y compris langagière, que se permet l’auteur. Il ne peut pas, non plus, céder à sa fantaisie, au risque de dénaturer le texte dont il se propose de donner une version et de ne pas être compris de ses lecteurs. Le commentateur qui accompagne toujours le traducteur s’aperçoit bien vite que la méthode lui fait défaut pour appréhender à sa mesure le texte qu’il affronte, outre qu’il répugne à tomber dans le ridicule de « celui qui sait » dans un exercice, la satire, où la rigueur du savoir importe moins que le plaisir.

Aussi, contrairement à mes habitudes, le texte de ma traduction sera précédé de quelques considération critiques qui viseront à éclairer le lecteur sur la démarche que j’ai adoptée et, si possible, partager avec lui les doutes qui m’assaillent.

 

Une thématique française

Un des premiers devoirs du commentateur est d’identifier les sources écrites qui ont été utilisées par l’auteur et d’analyser l’usage qu’il en a fait. Il est frappant de constater que tous les extraits cités dans cet écrit proviennent de sources exclusivement françaises, dont la rédaction s’échelonne du début du règne d’Henri IV à la date de 1635.

Le sujet lui-même se rapporte à un moment précis de l’histoire de France (entre 1631 et 1635), celui où Richelieu, ayant réprimé tous ceux qui s’opposaient à son pouvoir personnel, – places de sûreté protestantes, dont La Rochelle ; répression du soulèvement des mécontents qui se conclut avec l’exécution du duc de Montmorency ; exil de la Reine-mère et de Monsieur, frère du roi, etc. -, peut exercer la plénitude des pouvoirs qu’il s’est octroyés. De ce point de vue, il est permis d’affirmer qu’il s’agit d’un texte lié à une actualité française parfaitement identifiable.

La question dès lors se pose de savoir au terme de quel processus un texte si étroitement lié à la France, et dont on ne connait pas de version française, a pu être conservé dans une version espagnole. On est obligé de constater que, s’il n’avait pas bénéficié de copies en castillan, datées de 1644 pour la plus ancienne, du XVIIIe siècle, pour les autres, nous ignorerions son existence. On se trouve, par conséquent, devant un paradoxe puisque cet écrit semble ne pas avoir intéressé ceux à qui il était, en principe, destiné, et qu’il a été recueilli dans une langue et un royaume étrangers. Précisons cependant qu’en Espagne, sa réception a été pour le moins limitée et qu’il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que ce texte soit imprimé.

 

Composantes du récit

La question se pose de savoir quelle place occupent les emprunts à la littérature satirique française de l’époque, s’ils servent à illustrer le propos du rédacteur espagnol ou, au contraire, s’ils jouent un rôle décisif dans la structuration du récit. Pour y répondre, le mieux est d’envisager, séquence après séquence, la part qui revient aux emprunts et à la création d’un texte nouveau.

Le récit se décompose en plusieurs séquences : a) Pièces liminaires ; b) installation de l’assemblée des médecins ; c) localisation de la tête du Cardinal ; d) projet de Vésale ; e) symptômes du mal royal ; f) Vésale compte pénétrer par les oreilles ; g) premier récit de Vésale ; h) entrée de Montaigne ; i) récit de la visite de l’entendement ; j) récit de la visite de la volonté ; k) diagnostic et remède.

a) La source est française et identifiée mais son usage évoque la technique du collage (valga el anacronismo). On a retenu de la dédicace de la Satyre Ménippée le nom du dédicataire et celui de l’auteur présumé, ainsi que la formule de politesse. Le titre n’est transcrit que partiellement : Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des estats de Paris. Il est réduit à sa partie centrale (Le livre du Catholicon d’Espagne), la seule qui fasse expressément référence à l’Espagne.

b). Sous l’apparence vraisemblable d’une assemblée de médecins chargée de diagnostiquer une épidémie et de la combattre, pratique sanitaire habituelle en pareil cas, c’est une fable qui exige de son auteur assez de familiarité avec les pratiques et la littérature médicales pour mélanger époques et personnages de façon à produire un effet comique. La présence de Jacques de Billy (mort en 1581) détonne, puisqu’il n’est pas médecin. C’est au titre de théologien qu’il préside l’assemblée, puisqu’il n’est caractérisé que par son titre d’abbé, et non par ses publications, qui sont pourtant considérables et auraient pu le qualifier à elles seules pour cette mission. L’explication réside peut-être dans le fait, comme le suggère J. Riandière[1], que l’épidémie pouvait être de nature sipirituelle et que sa cure devait se faire par voie d’exorcisme.

La désignation réservée à Rodolphe le Maître est tirée de la page de titre de sa Doctrina Hippocratis (cf. infra, analyse de la variante n. 28). Par ailleurs, la présence de ce dernier pose un problème de taille. Il est le seul qui fût vivant en 1634 et, si on recherchait un minimum de vraisemblance dans ce genre d’écrit, on pourrait s’étonner que le médecin du roi fût associé à la condamnation de son ministre, ce qui n’aurait pas manqué d’entraîner de très fâcheuses conséquences pour sa charge et pour sa personne.

c) Cette séquence, très dense, dresse le tableau de la situation politique de l’époque en France et hors de France et synthétise les arguments auxquels les adversaires de Richelieu ont recours dans les nombreuses controverses qu’ils entretiennent avec ses partisans.

Le premier consiste à dissocier le roi de son ministre. Le roi est au-dessus de toute critique et tout le mal dont souffre la France provient du Cardinal. Le deuxième consiste à dénoncer la duplicité de ce dernier, ici transposée dans la figure de Janus et dans son don d’ubiquité.

Elle évoque aussi des événements concrets survenus il y a peu et dont elle attribue la cause au Cardinal et au rôle qu’il joue dans la Guerre de Trente Ans : menaces à l’encontre de Monsieur et sur le roi lui-même ; exécution du connétable de Montmorency ; mort au combat du roi de Suède ; exécution de Wallenstein, duc de Friedland.

Un détail mérite d’être relevé, l’allusion à la petite vérole, qui ne s’imposait pas, et qui pourrait passer pour une flèche anti-française, ce qui dénoterait un rédacteur étranger, probablement espagnol, puisque mal frances o mal galico est une désignation habituelle de cette maladie (bubas) en castillan.

d) Le subterfuge imaginé par Vésale a surtout une finalité narrative.

e) La maladie diagnostiquée est le morbus regius ou mal royal, dénomination qui prête à confusion pour un Français de l’époque, parce qu’elle devait désigner pour lui les écrouelles, que le roi de France guérissait. Il faut donc chercher la source de ce développement dans la tradition hispanique, tout en observant que Richelieu passait pour avoir un teint bilieux qui pouvait être un symptôme de cette maladie, mais ce n’est probablement qu’une coïncidence.

La terminologie qui accompagne les différentes variantes de la maladie –  loriot, couleur d’or, maladie arc-en-ciel – semble provenir de l’article Tiricia du dictionnaire de Sebastián de Covarrubias, publié en 1611. C’est là surtout que l’on retrouve la faculté qu’a le malade, en le fixant du regard, de faire mourir le loriot, phénomène que le narrateur transpose pour en faire une arme létale au service du Cardinal. Mais les illustrations de cette faculté sont appliquées à des événements récents parfaitement identifiables : exécution du duc de Montmorency, exil de la Reine-mère et de Monsieur. On relève aussi une surprenante précision, selon laquelle Marie de Médicis ne revit pas le roi, son fils, après son retour de Bruxelles. Elle dénote, en effet, une connaissance précise de la politique française. Le développement sur la variante morbus arquatus de la maladie est, en revanche, originale et très inventive et se conclut sur un jeu de mot hardi.

En revanche, la conclusion du passage consacrée aux trois causes extrinsèques de la maladie évoque irrésistiblement les reproches que les meilleurs polémistes français, à l’image de Mathieu. de Morgues, lui adressent à longueur de libelles : envie, cumul des charges et dignités, causeur de guerres.

f) Ce passage, d’un esprit très rabelaisien, résume en peu de mots la stratégie utilisée par le Cardinal pour compromettre le roi, la Reine-mère et Monsieur, tels qu’on pourrait les lire sous la plume de M. de Morgues. Cependant, l’auteur prend la peine de le rattacher au développement sur le mal arc-en-ciel et introduit une touche d’espagnolité inattendue (« con la confaccion de España »), qui complique passablement la tâche du traducteur.

Le rédacteur utilise la forme « asasinamientos » au lieu de « asasinatos » qui semble la seule attestée à l’époque en castillan. Il s’agit probablement d’un calque du français « assassinement », qui, lui, est attesté au XVIe siècle (Greimas & Keane, Dictionnaire du Moyen français, s.v. « assassin »).

g) Le séjour de Vésale dans la tête du Cardinal est escamoté. Le récit qu’il en fait vient après coup et correspond plutôt à un rapport de mision à l’intention des commanditaires de l’expédition. Ce choix favorise la forme de la description plutôt qu’un véritable récit. Faut-il y voir un trait d’époque ?

Placée sous une inscription extraite de L’Île des Hermaphrodites plutôt que d’un traité de médecine, le crâne, qui associe le Turc à Hugues Capet au milieu d’un fatras de livres, est à l’image de la confusion qui règne dans la tête du Cardinal. La visite de la mémoire est plus apaisée mais tout aussi cruelle, puisque celle de Richelieu se distingue par sa faculté d’oubli. Ici le paradoxe est au service d’une politique qui n’hésite pas à détourner la vérité contenue dans le traité d’Alain de Laval, que l’auteur cite et glose abondamment, pour favoriser les noirs desseins du personnage.

Ayant abandonné l’espace de la mémoire, Vésale découvre deux volumes, les œuvres de Rabelais et les Paraboles de Cicquot, bouffon d’Henri III, comme s’il s’était introduit dans le cabinet de lecture du Cardinal et avait découvert le ressort secret de son action coupable, le cœur de la « bibliothèque armandine ». Le volume de Rabelais n’a droit qu’à une reproduction partielle de sa page-titre, agrémentée d’une condamnation sans équivoque (« todos vnos peores que otros »), alors que celui de Cicquot, est opportunément ouvert à la page 18, où une marque marginale de la main du Cardinal, puisqu’elle se conclut sur un « amen » doré couvert d’un chapeau rouge, signale un paragraphe qui est une proclamation ouvertement hérétique. Il y a lieu de se demander si, dans ce passage plus polémique que réellement satirique, la mention des œuvres de Rabelais ne résulte pas d’un ajout circonstanciel, ce qui expliquerait qu’elle ait beaucoup moins d’incidence sur la démonstration de Vésale que la citation de Cicquot. En tout état de cause, on se trouve là dans un contexte éminemment français.

h) L’arrivée inattendue de Michel de Montaigne est pour le moins surprenante. Les libertés que le texte prend avec la vraisemblance nous dispensera d’imaginer un heureux concours de circonstances pour expliquer sa venue. La justification que Bacchanello (pourquoi lui et non Jacques de Billy, qui pourtant préside l’assemblée ?) donne à cette présence est que le débat qui, jusque-là, relevait d’une approche excusivement médicale, prend une tournure plus politique, puisque Montaigne est présenté rien de moins que comme « l’oracle des aphorismes d’État », c’est-à-dire l’équivalent d’Hippocrate et de Galien, pour les aphorismes médicaux.

i) L’irruption de Montaigne dans le récit répond à une nécessité littéraire, tant il est vrai que la métaphore médicale est arrivée à son terme. Elle s’achève sur le phénomène de succion grâce auquel l’entendement se nourrit de la mémoire. À partir de là, la description que fait Vésave de l’antre dans lequel il pénètre est déjà politique, puisqu’il met en cause, non les facultés physiologiques de Richelieu mais son action et ses ambitions.

Ce moment du récit est occupé par un monologue, sous la forme d’un exercice de virtuosité pure, une disputatio d’école, pendant laquelle le Cardinal, par ailleurs très agité, occupe à la fois la place du maître (defendens) et celle de l’opositeur (opponens). L’auteur prend un malin plaisir à imiter ce rituel universitaire, sans pour autant restituer précisément la rhétorique de la disputatio. Lui (ou son traducteur) en a fait un dialogue de théâtre, les points de suspension remplaçant la gestuelle de l’acteur en scène, qui est chargée de donner sens aux vides laissés dans l’écrit. Dans ce déluge d’arguments, il ne manque pas quelques clins d’œil, comme le vers de Juvénal qui n’a rien à faire ici, et cette joute imaginaire avec le Pape lui-même, qui doit s’avouer vaincu devant la force de conviction du Cardinal. Le lecteur n’ignore plus rien des pensées secrètes du Cardinal et se prépare à entendre la sentence finale, dont le sieur de Montaigne donne un aperçu anticipé en associant Richelieu au Diable lui-même.

j) La visite de la volonté complète la noirceur du tableau en y ajoutant une touche d’hypocrisie, à travers la réserve de larmes factices toujours prêtes à couler pour donner le change.

k) La double conclusion, médicale puis politique, qu’énonce Montaigne ne ménage pas d’effet de surprise. Observons, cependant, que les propos qu’on lui prête ne dépassent pas le niveau de simples considérations pratiques.

 

Processus d’élaboration du texte

Le texte recèle de nombreux indices qui permettent de savoir à partir de quel matériau il a été composé.

 

Sources

Historial des rois non catholiques d’Alain de Laval (1592)

La troisième partie de cet ouvrage dresse la liste des princes qui perdirent leur trône pour n’avoir pas été catholiques : « Maxentius, Licinius, Iulien, Anastase, Leon 4, Michel le Begue, George Roy de Boheme, Elizabet R . d’Angleterre, Henry 2, Roy de Nauarre ». L’auteur transcrit la série en entier, ainsi que la formule qui caractérise chacun d’entre eux : « feint le catholique pour estre receu Empereur [Roy ou Royne] ; contre-fait le Catholique…  ». Cette exactitude, d’autant plus frappante qu’elle dispense l’auteur de se reporter au contenu des chapitres, montre bien quel usage l’auteur a fait de ce volume et nous assure, par voie de conséquence, qu’il l’a consulté directement.

Il est vraisemblable aussi que c’est de l’Epistre liminaire de l’ouvrage d’A. de Laval qu’il tire l’existence de « la très sainte loi de France qui exclut le roi qui y est né s’il n’est pas catholique », sur laquelle se fonde la légitimité des rois de France depuis les temps les plus reculés. Pour confirmer cette impression, il suffit d’observer qu’il reconnait avoir emprunté à cet ouvrage la citation d’un passage de l’Histoire générale des rois de France de Bernard de Girard.

 

Rabelais, Cicquot, Artus

Parmi les ouvrages cités dans le texte, un sort particulier est réservé à deux volumes; l’un contient les œuvres de Rabelais et l’autre, les Paraboles de Cicquot.

Tout d’abord, contrairement aux autres ouvrages, qui n’existent qu’à travers des citations de leur contenu, ils sont présentés dans leur réalité physique : un fort volume pour l’un, plus petit pour le second. Par ailleurs, l’auteur admet implicitement avoir feuilleté le volume de Rabelais, puisqu’il reproduit partiellement la page de titre, son ex-libris et qu’il signale les nombreuses inscriptions que comporte l’ouvrage, qu’il attribue au Cardinal. Quant aux Paraboles de Cicquot, il se contente de copier le passage signalé en marge dans la page opportunément laissée ouverte par le lecteur précédent, ce qui revient à reconnaître qu’il ne l’a pas manipulé.

Quel sens faut-il prêter à ces précisions, apparemment superflues, ainsi qu’au rapprochement de ces deux volumes dans la même séquence narrative ?

La citation des Paraboles vient à point nommé pour illustrer, hors contexte, le cynisme de Richelieu, pour lequel tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins. Du volume de Rabelais, dont l’auteur tient à préciser la malignité (« et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres »), il ne retient que le fait qu’il témoigne d’une lecture assidue par le Cardinal. Les deux ouvrages sont donc utilisés comme une charge contre Richelieu, surpris dans l’intimité de son cabinet de lecture.

Mais l’œuvre de Rabelais considérée comme l’équivalent d’un bréviaire, ce qui ne manque pas de sel s’agissant d’un prélat, accentue encore l’attaque dirigée contre Richelieu.

 

L’Isle des Hermaphrodites

La référence à L’Isle des Hermaphrodites de Tomas Artus se limite à une seule mention, il est vrai, mise en exergue par sa localisation, puisqu’elle recouvre tout le plafond du crâne du Cardinal. La traduction qu’en propose l’auteur ne correspond que partiellement à la lettre du texte original : il ajoute le terme de « seigneur » après « souverain » et omet « & le soulageant autant en sa charge, en prenant tout le faix, & la conduicte, […] ». Ces variantes laissent à penser qu’il n’a pas utilisé l’ouvrage original ; il s’agit probablement d’une citation de seconde main, à la manière de celle de B. Girard reproduite d’après A. de Laval, sauf que, dans ce cas, il ne précise pas à qui il l’a empruntée.

Au demeurant, l’ouvrage d’Artus, pas plus que les Paraboles de Cicquot, dont il est contemporain, ne peut s’appliquer ici qu’au prix d’une contorsion, qui oblige à confondre le Cardinal avec les « gouverneurs de nos Provinces », ce qui est, pour le moins approximatif. L’ouvrage contient bien d’autres passages susceptibles d’être transposés dans le règne de Louis XIII, qu’il s’agisse des articles de foi, de l’exercice de la justice, de la police, etc. On peut penser que cet extrait isolé appartenait à un corpus de textes d’origine diverse réunis à charge contre le Cardinal, dans lesquels on pouvait puiser selon les besoins.

 

Mathieu de Morgues

À côté de ces passages dont l’auteur revendique expressément l’emprunt, il en existe d’autres qui ne peuvent s’expliquer que par ce moyen. Bien que ni l’auteur ni les œuvres ne soient indiquées, la copieuse littérature polémique de Mathieu de Morgues semble avoir inspiré bien des passages de la Visita y anatomía (j’indique les principales dans la Bibliographie[2]). Il est intéressant d’observer que le nom de Mathieu de Morgues n’est pas mentionné, alors que l’auteur ne répugne pas à le faire pour d’autres écrivains français. Le fait qu’il s’agisse d’un auteur encore vivant en 1635, et très engagé personnellement (il était sous une menace d’exécution s’il rentrait en France) dans des controverses d’actualité, en tant que Premier aumônier de la Reine-mère, aurait pu inciter à la prudence un rédacteur espagnol.

La mention de ces ouvrages nous conduit à nous interroger sur les moyens employés par l’auteur pour accéder à des écrits rédigés en français, dont on peut penser qu’ils ne circulaient pas librement dans le royaume d’Espagne, où ils ne bénéficiaient pas de traductions. En tout état de cause, à supposer que ce fût le cas, on se doute que l’auteur espagnol n’en aurait pas fait état pour ne pas s’exposer à des poursuites, toujours possibles, s’agissant d’imprimés étrangers à thématique politique, alors que les intérêts de royaumes aussi proches que la France et l’Espagne étaient si étroitement imbriqués en ces périodes de troubles.

L’hypothèse la plus plausible est, au contraire, que les ouvrages cités ne figurent pas dans sa bibliothèque mais que ce qu’il en tire relève de lectures occasionnelles. Comment dès lors ne pas songer aux libraires français dont on sait qu’il y en avait qui faisaient commerce à Madrid ?

 

Réception du texte

L’analyse des variantes que présentent les versions manuscrites permet de mieux connaître l’histoire de la réception du texte.

Bien que relativement nombreuses, dans leur très grande majorité elles n’ont pas d’incidence majeure sur l’interprétation du texte. Je ne retiendrai que les plus significatives.

-n. 11. Con licencia de los superiores (M4) : ajout surprenant, qui renvoie peut-être au cadre universitaire dans lequel s’est tenue l’assemblée de Montpellier.

-n. 13. L’absence de dédicace dans M1 interpelle, mais le fait qu’elle figure dans tous les autres témoignages, y compris M4, le plus proche de M1, pourrait laisser penser à une amputation matérielle du codex. En tout état de cause, il n’y a aucune raison pour estimer qu’il s’agit d’un ajout postérieur.

-n. 28. M1 substitue « Archivo » à « Archiatro », qui est conservé dans les autres manuscrits. Mais tous s’accordent à lire « libros » au lieu de « hijos », ce qui signifie que M2, M3 et M4 ont conservé « archiatre » sans comprendre la signification du mot, et ont adopté la leçon « libros » de M1, pensant ainsi avoir trouvé la clef de cette énigme.

-n. 53 et 138. M1 a choisi la forme « celda », là où les autres témoignages écrivent « celula », ce qui laisse entendre que le terme d’origine était le français « cellule », qui peut se traduite des deux façons.

-n. 66. Ni « calorcillo » ni « colorcillo » ne sont réellement convaincants. L’épisode évoqué, tel que l’imagine Vésale, se plaçant à la fin de la visite, « codicilo » serait plus pertinent.

-n. 74. Aucun des copistes ne connaissant le mot « Icteros », ils se sont contentés de reproduire au plus près la graphie du terme qu’ils avaient sous les yeux. Les transcriptions les plus proches sont celles de M2 et M3, qui ont confondu la lettre initiale I, probablement écrite en majuscule,  avec un L.

-n. 82. Tous les copistes sauf celui de M1 ont lu « morbo ». La leçon de M1 (« amado ») est visiblement fautive mais, en introduisant le suffixe -ado, elle ouvre la voie à une restitution conjecturale probable, qui est celle que propose J. Riandière, « amorbado », c’est-à-dire « infecté par le mal royal ».

– n. 149. Il n’y a pas lieu de corriger, sous prétexte que Henri IV n’intervint pas pour l’obtention du chapeau de Cardinal, puisque tous les témoignages concordent. En revanche, on cherchera vainement sous la plume d’un historien français une erreur de cet acabit.

– n. 160. La citation ne reproduit pas, comme en d’autres passages, la lettre de la source, mais en propose une paraphrase. Il faudra se pencher sur ce fait ainsi que sur l’ajout final (« y esto porque […] que de sus Padres »). Comme pour n. 149, il s’agit probablement d’un ajout de l’auteur espagnol.

Il semble donc que tous les copistes aient été confrontés aux mêmes difficultés d’interprétation de leur modèle respectif (n. 28, n. 66, n. 74, n. 82). Le fait mérite d’être souligné parce que, si la difficulté rencontrée par eux découle de l’état matériel de leur modèle, il faudrait en conclure que toutes les versions découlent d’un même archétype. Dans ce cas, on aurait la preuve de la faible diffusion du texte, qui aurait été conservé en un seul exemplaire.

Cependant, les variantes de la n. 28 nous éloignent de cette hypothèse purement matérielle et nous obligent à prendre en considération le contenu du passage. M1 propose la rédaction suivante :

el mui erudito Doctor Rodolpho Magistro Consexero Regio y Archibo de los libros Reales Medicos de Luis Decimo Rey Christianissimo de Francia a quien dedico su libro intitulado Doctrina Hippocratis.

Les autres témoignages disent « Archiatro » au lieu de « Archibo », « Medico » au lieu de « Medicos » et rétablissent « Tercio » dans la désignation du roi.

Les corrections apportées à M1 sont les bienvenues, même cette rédaction n’est pas entièrement satisfaisante. Comme le précise J. Riandière, il faut comprendre que la charge de R. Le Maître est celle d’archiatre ou premier médecin des enfants royaux, ce qui oblige à amender « libros » en « hijos ».

Pour dissiper les doutes, il suffit de se reporter à la page de titre du livre de Le Maître pour comprendre les raisons de cette erreur d’interprétation : « Authore Rodolpho Magistro, Regis Consiliario, & Regiorum Franciae Liberorum Archiatro ». Celui qui a traduit littéralement ce texte a lu « Librorum » pour « Liberorum » et introduit la leçon fautive « libros » (au lieu « d’enfants ») reprise par les manuscrits. En outre, il ignorait la signification du terme « archiatre », inusité en castillan, malgré sa transparente étymologie grecque.

Cette variante montre, par ailleurs, que le traducteur castillan peut être confronté à un texte latin. Ici, il a choisi de le traduire, mais son attitude change selon les circonstances. Ainsi, pour désigner les ouvrages dont les médecins de Montpellier sont les auteurs, il utilise alternativement le castillan et le latin. Ce choix laisse entendre qu’il a apporté quelques modifications car, à supposer que la série des quatre médecins eût existé dans un texte français préalable, elle respecterait un principe unique, celui de ne comporter que des titres latins. Dès lors, deux hypothèses sont envisageables : soit les choix effectués par le traducteur castillan se limitent aux titres des ouvrages ; soit la liberté qu’il prend à l’égard de son modèle est extensible à la série tout entière, et remet même en cause le nombre des participants à l’assemblée.

Ce doute ne peut qu’embarrasser le traducteur, partagé entre le désir de restituer le texte du modèle supposé ou de s’en tenir à une traduction du texte castillan.

 

CONSIDÉRATIONS FINALES

 

Depuis l’édition de Josette Riandière La Roche publiée en 1984, ses travaux ultérieurs et ceux d’autres chercheurs, il est admis que Quevedo est l’auteur de ce pamphlet. Me fiant à un avis aussi unanime qu’autorisé, c’est dans cet esprit que j’avais entrepris initialement de réaliser une traduction commentée du texte en français. Au fur et à mesure que j’avançai dans mon étude du texte, j’ai éprouvé un doute quant à la paternité de l’œuvre, tout en continuant à considérer que c’était l’hypothèse la plus plausible.

On pouvait, à bon droit, juger cette prudence excessive mais j’ai préféré réserver à la fin de mon étude la question de l’auteur, même si ce parti-pris m’a obligé à quelques contorsions lorsqu’il me fallait mentionner le personnage sans citer son nom. Mais c’était l’assurance que je n’userais pas de lunettes à une seule focale (des quevedos en quelque sorte) et que je serais prêt à envisager d’autres hypothèses et, par conséquent, à enrichir le débat en ouvrant des perspectives inattendues.

Cet écrit a été conservé dans les papiers de Quevedo, ce qui devrait suffire à lever tous les doutes. Il n’en reste pas moins qu’il n’a pas connu les honneurs de l’impression, ce qui est rarement survenu aux œuvres de cet auteur. Par ailleurs, le texte montre quelques défaillances peu habituelles chez lui. La plus grosse, évidemment, est la traduction erronée de “liberorum” et le contre-sens qu’elle a entraîné pour le reste du passage, impensable chez un aussi bon latiniste. On comprend mal aussi qu’il ait pu mêler à sa fable un conseiller du roi de France en activité, ce qui dénote une évidente ignorance de la réalité politique de l’époque, alors qu’il aurait fort bien pu se contenter de convoquer des personnages morts depuis longtemps, ce dont il ne s’est d’ailleurs pas privé.

D’autres erreurs manifestes consistent à appliquer le passage des Paradoxes de Cicquot à une réalité toute différente que celle qui l’a inspiré, ou à attribuer l’obtention du chapeau de cardinal à Henri IV. Ce ne sont pas, à proprement parler, de ces libertés coutumières chez les satiriques, mais bien des erreurs factuelles.

Il est, en revanche, plus difficile de porter une appréciation sur certains choix, y compris de style, parce que le risque d’anachronisme est toujours présent. Il n’en reste pas moins qu’adapter l’entrée Tiricia du dictionnaire de Covarrubias, c’est faire beaucoup d’honneur à une source de peu d’intérêt et, s’il s’avère que Quevedo a voulu se moquer d’un auteur pour lequel il n’avait guère d’estime, le résultat est qu’il oriente l’attention du lecteur vers un sentier détourné. Le rapprochement entre le volume de Cicquot et celui de Rabelais laisse perplexe. La disputatio d’école, au-delà de son caractère farfelu, manque de rigueur dans le maniement des règles de la logique et donne l’impression d’une rédaction inachevée. La conclusion du débat mise dans la bouche de Montaigne n’est pas à la hauteur d’un « oracle des aphorismes politiques ».

Cependant, on reconnait la patte de Quevedo à certains traits, le premier étant l’usage qu’il fait de la bibliographie dont il dispose et dont il sait se contenter, faute d’autres sources accessibles. Sa traduction des passages en français est d’excellente facture. On rencontre aussi certains traits caractéristiques de son style, que J. Riandière a signalés dans son édition. Enfin, le recours à Michel de Montaigne traduit bien l’admiration qu’il éprouvait pour cet auteur et sa parfaite connaissance des Essais[3]. C’est, à mes yeux, là que réside la véritable signature quévédienne de cet écrit.

Comme colophon, je voudrais attirer l’attention sur un détail qui a son importance. La date de la première copie manuscrite du texte que l’on ait conservée, 1644, suit de près le décès de Richelieu (4 décembre 1642) ainsi que celui du roi Louis XIII (mai 1643), comme si ce double événement avait redonné une actualité au texte. On peut imaginer que Quevedo ait voulu le sortir de l’ombre à cette occasion. Si cette hypothèse se vérifiait, cela impliquerait que, jusque-là, il l’avait passablement négligé, comme le fait un auteur pour les œuvres qu’il juge mineures.

 

NB. J’adresse mes remerciements à mes collègues Hélène Tropé, Paloma Bravo, Nathalie Peyrebonne et Olivier Biaggini, de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, pour m’avoir fourni une bibliographie de base, qui m’a permis de me familiariser avec un sujet et une époque que je n’avais pas abordés jusqu’ici. En outre, la lecture attentive de ma première rédaction réalisée par Olivier Biaggini m’a permis de corriger plusieurs erreurs ou maladresses.

Je n’aurais pas pu réaliser cette traduction si je n’avais pas disposé de l’édition commentée établie par Josette Riandière la Roche, dont je fus le collègue dans cette même Université. Ses choix de lecture et sa recherche des sources m’ont constamment guidé.

 

Francisco de Quevedo y Villegas

Visite et anatomie de la tête

de l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu

Visite et anatomie de la tête de l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu, faite par l’École de Médecine de Montpellier, à l’instance de Maître Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her[4], écrite en français par Acnoste, auteur du livre intitulé Catholicon d’Espagne[5], traduite en castillan par Pierre Gemin, français, marchand à Milan. Imprimée à Milan par Jean-Baptiste Malatesta, imprimeur royal et ducal, aux dépens de Carlo Ferranti, libraire. Année 1635[6].

 

À Monseigneur le duc de Mercur[7], Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roi au Pays et duché de Bretagne.

 

Monsieur,

Moi qui avais écrit le livre du Catholicon d’Espagne à l’encontre de cette nation, étant pénétré de l’amour de la mienne, désormais découragé par les tumultes de notre France, aujourd’hui rendue furieuse et ensorcelée par les démons naturels qui sont entrés en son corps, j’ai décidé d’écrire ce traité du Calvin français[8], sous le titre de Visite et Anatomie et d’autres œuvres d’exorcisme, en espérant pouvoir guérir ma patrie. Toujours vous avez protégé la cause catholique et elle n’a jamais eu autant besoin de vous, ni moi qui, en son nom, sollicite votre protection, confiant en l’honneur que, toujours, vous qui êtes mon seigneur, m’avez fait. Orléans, 12 octobre 1635.

Monsieur[9], que Dieu conserve longtemps Votre Grandeur pour le bien et le plus grand profit de cet État[10].

Votre très humble

et très obéissant serviteur

                                                                                                                                  D’Acnoste

 

À l’instance du doctissime défenseur de la vérité catholique romaine, Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her, s’est réunie toute l’École médicale de Montpellier en grand concours, étant président de l’assemblée André Vésale, assisté par le doctissime Joubert, auteur des Paradoxes médicaux, Pierre Bayro, pour son livre intitulé Veni mecum, Jean Bacchanello, qui écrivit le Consensus des médecins[11], et le très érudit Rodolphe Le Maître, Conseiller du Roi et archiatre des Enfants royaux[12] de Louis le Treizième, Roi Très chrétien de France, auquel il a dédié son livre intitulé Doctrina Hippocratis.

Étant tous suspendus, silencieux et attentifs, Jacques de Billy prit la parole :

– Constatant que, jusqu’à ce jour, la pire, la plus contagieuse et la plus dégoûtante des humeurs qui aient infesté le monde était ce qu’on appelle le mal français[13] ; qu’aujourd’hui s’est répandue et parcourt tous ses membres une humeur pire émanant d’un français encore pire ; sachant que toute la science affirme que ces humeurs découlent des intempérances de la tête, et qu’il est certain qu’elle ne procède pas de celle de notre seigneur le Roi, laquelle est bien tempérée et conformée et assistée par un royal tempérament ; recherchant quelle tête peut être la source de tout ce venin, j’ai trouvé que c’était celle de l’Éminentissime Cardinal de Richelieu, non par conjectures, mais par certification oculaire et au terme d’une expérimentation très poussée; et, comme pour la guérir il est nécessaire de remonter à son origine et de l’identifier, j’ai décidé de m’adresser à vous, doctissimes médecins, pour que vous étudiiez de quelle manière on pourrait explorer, au moyen de l’anatomie de cette tête, la racine de cette pestilence. Que votre conclusion réponde à ma proposition.

Ils conférèrent tous entre eux et Joubert répondit en leur nom par ces mots :

– La Faculté conclut que la maladie et la contagion proviennent de la tête du Cardinal et dit que la plus grande difficulté est de savoir en quel lieu se trouve la tête dudit Armand de Richelieu.

– ¿Qui doute – répondit Jacques de Billy – qu’elle est sur ses épaules ? Il semble que vous vouliez ajouter vos paradoxes plutôt que de me répondre.

– Non, Monsieur – répliqua Joubert – car beaucoup affirment qu’ils ont vu sa tête sur celle de Monsieur, frère du Roi ; d’autres l’ont vue voltiger sur la Couronne de France ; d’autres qu’il l’a échangée avec celle de Montmorency ; d’autres qu’elle est enterrée avec celle du roi de Suède ; d’autres, qu’elle est en morceaux auprès de celle de Friedland[14]. Ce doute est si fort et véritable qu’à la question qu’un de ses familiers fit à ce sujet à l’Éminentissime Cardinal, il répondit qu’il ne savait plus où il avait la tête. Aussi, avant tout, il convient de trouver sa tête. Une fois trouvée, André Vésale s’offre à y pénétrer par des moyens d’anatomie inédits, et à la visiter une cavité après l’autre, une cellule après l’autre, et un sinus[15] après l’autre.

La remarque plut à l’abbé et, convaincu, il dit que, puisque le grand Vésale se risquait, ayant trouvé la tête, à la visiter, ce qui était le plus difficile, il avait entendu dire que la tête du Cardinal était à Rome sur une statue de Janus à deux faces, une, devant, l’autre derrière, regardant la paix avec la face de la guerre et Judas avec celle de la paix[16]. Sur ce point, il avait vu des gazettes et en avait eu la confirmation par des Français qui étaient arrivés il y a peu de jours à cette Cour. Le fait était si certain, qu’il offrait à Vésale, sur les rentes de son abbaye, de couvrir avec largesse les frais du voyage pour sa personne et pour ses serviteurs.

Cependant, il désirait savoir, parce qu’il le jugeait impossible, comment il pourrait entrer et sortir dans une tête aussi dure et, qui plus est, vivante. Vésale répondit que sa remarque était celle d’un homme docte ; puisqu’il avait accepté son offre et sa proposition de réaliser la visite, il voulait satisfaire à ses doutes et lui dit :

– À peine serai-je parvenu en vue de la tête du Cardinal, j’y entrerai sans frapper, car, comme je serai revêtu de tromperie et de mensonge, dès qu’elle m’aura vu, elle s’ouvrira toute grande pour me recevoir. Lui-même me mènera dans toutes ses cavités et, après que je les aurai vues, sous le couvert d’un léger avertissement ou bon conseil, sans que j’aie à le lui demander, il me jettera hors de lui. Alors, je viendrai vous informer de tout ce que dans son cerveau et entendement j’aurai reconnu, afin que ces messieurs rédigent une ordonnance appropriée. Et, comme il importe tant de faire ce voyage, je vais m’y préparer sans tarder.

Pierre Bayro dit qu’il était important qu’avant de partir, puisqu’il devait revêtir un mensonge pour entrer en ladite tête, il révélât lequel et de quelle sorte.

Il répondit qu’il était certain que la tête et le cou du Cardinal souffraient du morbus regius [jaunisse], qui veut dire mal royal, comme le prouve ses divers noms.

Le mal royal est le premier.

Le deuxième que lui donnent les Grecs est ikteros, inspiré de l’oiseau qui porte ce nom [loriot] dont Pline dit que, si celui qui est atteint du mal royal le regarde, le malade guérit et l’oiseau meurt. C’est ce qui advint à Montmorency lequel, voyant que le Cardinal était affecté de ce mal royal, se planta devant lui en compagnie de beaucoup d’autres personnes, et tous moururent lorsque le Cardinal jugea qu’ils étaient loriots. La sérénissime Reine-mère, si elle ne s’était retirée en Flandres pour ne pas être vue par le Cardinal infecté par le morbus regius, aurait aussi été loriot. Monsieur[17] ne fut pas non plus loriot parce qu’il se réfugia là où le morbatus regius ne pouvait le voir. Lorsqu’il revint, il veilla à ne pas être vu[18].

Le troisième nom est aurigo [jaunisse]. Celse la nomme ainsi à cause de la couleur de l’or que la bile, répandue dans tout le corps, imite. On voit bien que la bile du Cardinal est avaricieuse, car non seulement il cherche à amasser de l’or mais à transformer sa peau et toute sa personne en une bourse de la couleur de l’or.

Le quatrième nom est morbus arquatus, “maladie de l’arc” parce que, par la variété des couleurs, elle ressemble à l’arc-en-ciel. À la vue de tous éclate la justesse de ce nom parce que, dans le Cardinal, on observe nombre de couleurs différentes. On y voit le noir du deuil des nobles qu’il a fait mourir sans motif et sans nombre ; le jaune du désespoir de tant de grands seigneurs français qu’il a exilés et dépouillés ; la pâleur de la frayeur des bons catholiques de France et de toute l’Europe ; le vermeil et l’ardeur des flammes de Calvin et de Luther ; le blanc des coiffes du Turc ; le rouge du chapeau. Jugez par ces couleurs combien le Cardinal ressemble à l’arc-en-ciel ! Cependant, comme les couleurs signifient pacte et sécurité[19] et dans celui-ci ce sont autant de flèches, je ne lis pas comme les autres médecins « arc-céleste » mais « arc-sceleste [20] », qui veut dire scélérat et criminel.

Les causes extrinsèques du mal royal sont au nombre de trois : la piqûre venimeuse de quelque animal ; l’absorption d’aliments qui provoquent l’ictère ou qui engendrent la bile et l’obstruction du conduit bilieux ; force activités sous un chaud soleil.

Que le Cardinal ait été mordu par un animal venimeux, en témoignent sur tout son corps les dents de l’envie qui le rongent et mâchent jusqu’à ses entrailles. Qu’il ait mangé des aliments qui provoquent le mal royal, cela se constate en ce qu’il a incorporé en lui tous les pouvoirs, charges et dignités de France, au sommet du gouvernement et de l’État, aussi bien spirituelles que temporelles. L’excès de travail sous un chaud soleil, chacun s’en aperçoit dans la peine qu’il se donne à introduire le feu infernal dans la lumière qui, comme un soleil, éclairait jadis[21] et désormais embrase et détruit.

Étant donc avéré que le Cardinal souffre du mal royal, doré et arc-en-ciel, j’endosserai un nouveau dessein et tromperie, celui de le couronner et de l’enrichir. En donnant la couleur du chapeau au turban, celle du turban au deuil, le noir aux flammes ; grâce à ces mélanges et à ces nouveaux apprêts mortuaires, ayant transformé les mariages en divorces et les divorces en mariages ; ayant augmenté le risque que le Roi soit vaincu ou tué – ce que Dieu ne veuille – ; celui des attentats dans lesquels Monsieur soit tué ou coupable ; des faux témoignages qui entretiennent chez le Roi la haine de sa mère et, chez elle, les soupçons à son égard ; non seulement je serai admis par la tête du Cardinal mais fêté et solennellement reçu par toutes ses puissances.

Cependant, après avoir songé par où il me serait le plus facile d’entrer, j’ai trouvé que c’était par les oreilles parce que, bien qu’en elles s’agite tout le commerce des démons, sans qu’il y manque, de jour comme de nuit, mouchards, rapporteurs, flagorneurs, mensonges, intrigants, médisants et malédictions, habitué à la confusion espagnole[22] et muni d’une lanterne de Gênes pour vaincre l’obscurité des colimaçons de ses oreilles, je passerai sans dommage. En effet, s’il est vrai que sa bouche offre un passage plus large, comme il ne cesse de vomir des ordres d’assassinat de provinces et de familles, je craignis d’être emporté par le courant de l’un d’entre eux et d’être craché en mille morceaux.

Bacchanello dit qu’il jugeait que ce qu’il avait dit était de bonne médecine et Rodolphe Maître, en tant que médecin du Roi Très Chrétien, instruit par la proximité de sa pratique, l’approuva. Tous, ayant loué le discours de Vésale, s’en remirent à sa diligence et lui souhaitèrent un heureux voyage et un heureux retour.

Vésale fit ses adieux et l’abbé Jacques de Billy sortit avec lui. Il lui donna largement ce dont il avait besoin pour le voyage, que le grand anatomiste entreprit aussitôt. Il arriva en Italie, trouva la tête du Cardinal où on le lui avait dit. Dès son arrivée, il la visita, en sortit et retourna à Montpellier, réunit la Faculté dans sa même composition et rendit compte de ce qu’il avait vu dans ladite tête en ces termes.

– Mon dessein a connu une fin si heureuse et mon déguisement fut si approprié qu’à un tir de mousquet, l’oreille du Cardinal, assoiffée de mensonges, vraie Charybde avaleuse de tromperies, m’emporta dans des tourbillons et des tempêtes de vent, et me fit tournoyer dans les cartilages de son ouïe[23]. J’y entrai, me cognant à d’autres innombrables intrigues qui y entraient aussi, tellement que nous ne contenions pas à l’intérieur et qu’entre mensonges, nous nous disions : « Écartez-vous ! ».

Lorsque je me vis à l’intérieur de la tête, je regardai le plafond et j’y vis écrite une loi de celles que les Hermaphrodites observent en leur Île abominable, qui disait ceci :

Ceux de nos ministres qui voudraient entreprendre quelque chose contre l’autorité de leur souverain seigneur, le déchargeant par charité de ses états, et le soulageant de sa charge et usurpant tout son pouvoir, muguetteront le peuple avec toute l’humilité pour acquérir l’autorité de commander et pour s’établir. Mais, lorsqu’ils se seront emparés de tout, nous leur permettons d’être impérieux et insupportables[24].

Cette loi était inscrite dans toute la concavité du crâne. Elle commençait au siège de la mémoire, se poursuvait à celui de l’entendement et elle s’achevait à celui de la volonté, de sorte qu’elle était la seule étude des trois puissances de l’âme. Ainsi, j’appris à connaître la racine et origine de son mal royal à travers la loi des Hermaphrodites mieux qu’à travers les aphorismes d’Hippocrate et de Galien.

Je fus la victime – ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant – de mes yeux abusés, car, alors que je tenais pour certain que la tête du Cardinal ne contenait pas de cervelle[25], je vis que le lieu qui lui était réservé était plein à ras bord. Comme c’était contraire à ce que je croyais, très étonné, j’entrai dans la cellule avec mes instruments et, en faisant usage, je vis que c’était un turban, placé et aplati à tel point qu’au début, même si j’y trouvai quelques demi-lunes, je doutai si c’était de la cervelle ou un turban.

Lorsque je commençai à me déplacer dans sa tête, je crus être entré dans l’Enfer, car je n’y trouvai que confusion et aucun ordonnancement parmi les furies, souffrances, damnés, tourments, démons et obstination[26]. J’y vis aussi une chose surprenante qui, bien qu’elle ait transparu dans ses œuvres, n’a point été vue, à savoir que, portant le chapeau, il y avait deux Hugues, un huguenot en religion et un Hugues Chapeau désireux de se voir couronné. Et je vis la dispense accordée à ces deux Huguescapelies[27], signée par le Père Joseph[28].

La grande quantité de livres me causa une grande gêne et un grand embarras : ragguagli[29], avis, démonstrations, histoires, manifestes, contremanifestes, très doctes satires de l’État français entraient par une oreille et ressortaient par l’autre.

Pour ne pas perdre de temps, je commençai la visite par sa mémoire et je trouvai, chose étrange, qu’elle était gouvernée par l’oubli[30], qui avait effacé ses débuts : le premier état que lui avait donné la Reine-mère et la dignité de cardinal que, par son intercession, lui avait concédée le grand Henri[31]. Il avait expulsé aussi les vilenies que Luynes avait subies à son initiative ainsi que les reproches violents qu’il lui avait faits devant sa femme et un autre chevalier, la dernière nuit où il alla le tenter comme un lutin avec ses abominations[32]. De même, il avait exilé, sans laisser la moindre trace, l’église du Saint-Esprit, dont, pauvre bénéficier, il tirait sa pitance[33].

Mais ce que l’oubli avait le mieux effacé de sa mémoire, c’était la très sainte loi de France qui exclut du trône le roi qui y est né s’il n’est pas catholique[34], laquelle fut confirmée par nombre d’élections de princes catholiques, exclus par leur lignée mais admis comme catholiques et préférés, pour coiffer la couronne de France (c’est pourquoi on l’appelle Très chrétienne), aux héritiers légitimes mais hérétiques, comme on l’a vu dans les cas du Prince de Condé, de Childéric et de Charles, duc de Lorraine[35], qui furent déposés, celui-là parce qu’il ne remplissait pas convenablement les devoirs d’un bon catholique et celui-ci parce qu’il combattait la religion. C’est ce qu’affirme Girard dans sa harangue à Charles, dans laquelle il reconnait que la couronne de France lui appartient à lui et non à Hugues Capet, mais que les mêmes lois qui le désignent pour la succession l’en excluent, car, pour être roi de France, il faut être fils légitime de l’Église catholique avant de l’être de ses parents[36]. On le lira plus au long dans l’Histoire des rois non catholiques rédigée en français par le très docte Alain de Laval, sieur de Vaudoré. Les lois très chrétiennes de France n’attendent pas que l’héritier légitime se comporte en hérétique pour lui retirer la couronne mais le déposent comme inutile à la défense de la foi catholique, comme on l’a vu pour Charles le Gros, empereur d’Occident et roi de France, et pour Louis le Fainéant[37].

Alors je considérai que, si les lois de France déposent ou ont déposé leurs rois légitimes parce qu’ils étaient inutiles à la défense de la religion catholique, à plus forte raison s’opposeront-elles à ceux qui se montreraient tant soit peu utiles à l’offenser. Gardons ces points en mémoire, car ils sont tous hors de la mémoire du Cardinal.

Mais j’y trouvai Maxence, qui feignit d’être catholique pour être empereur de Rome ; Licinius, qui feignit de même pour être empereur ; Julien, qui feignit de même, avec une hypocrite sagacité, pour être reçu empereur ; enfin, Anastase I qui feignit de même pour être couronné. Il y avait là Léon IV qui se fit empereur au moyen de la même tromperie ; Michel, surnommé le Bègue[38], qui fut empereur en usant du même stratagème ; Georges de Poggebra, roi de Bohême, qui contrefit le catholique pour obtenir le royaume ; Elizabeth, reine d’Angleterre, qui feignit d’être catholiquissime pour régner ; Henri II, roi de Navarre et Vicomte de Béarn, qui feignit être catholique pour être reçu roi[39]. Avec ces personnages, le Cardinal avait toute la mémoire pleine de couronnes et de catholiques feints et falsifiés, de chrétiens d’alchimie, mais l’oubli qui gouverne sa mémoire et la préside avait effacé les désastreuses fins et les misérables morts qu’ils connurent tous.

Lorsque je compris qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans la mémoire de l’Éminentissime, j’aperçus deux volumes, l’un plus gros que l’autre, et une inscription qui disait : « Bibliothèque armandine rochelaine[40] ». L’un avait pour titre : Œuvres de maître François Rabelais, docteur en médecine, qui contient cinq livres de la Vie, faits et dits héroïques de Gargantua et de son fils Pantagruel, la Pronostication de Pantagruel, avec L’oracle de la dive Balbuc[41], et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres. Il était très bien relié et si rempli d’annotations que je compris que c’était le bréviaire de son Éminence. L’autre avait pour titre Les Paraboles de Cicquot en forme d’advis[42]. Tous deux étaient imprimés en langue française.

Ce dernier, qui était le plus petit, était ouvert à la page 18 et, dans la marge au haut de la page, était un sceptre dans une main qui signalait cette phrase[43] :

Avant que d’employer toutes vos forces à quelque notable effet, faites-leur préalablement prêter le serment et jurer solennellement qu’ils quittent Dieu, le ciel, l’honneur et la foi pour vous, et que, dès à présent comme dès lors et dès lors comme dès à présent, ils se donnent, corps et âme, tripes et boyaux, harnais et chevaux, à tous les diables d’enfer pour vous faire prince universel de la monarchie française, en dépit des influences des astres, des éclipses, des conversions, des constellations, et des entreprises suprêmes, moyennes et inférieures.[44]

La fin de cette phrase était marquée dans la marge d’un « Amen » doré et couvert d’un chapeau rouge. Scandalisé, je passai, dans l’éminentissime tête, de la mémoire à l’entendement.

À ce moment du récit de Vésale entra un portier disant que Michel, seigneur de Montaigne, était à la porte et qu’il demandait la permission d’entrer. Tous se réjouirent extrêmement de sa venue en pareille occasion. Ils se levèrent pour aller le recevoir et revinrent en sa compagnie, lui cédant la place d’honneur – qu’il refusa bien qu’elle lui revînt pour ses bonnes lettres et sa qualité -. Il finit par l’occuper et dit que, lorsqu’il eut appris tout ce qui s’était passé dans cette assemblée, il s’était disposé à y paraître par loyauté et zèle catholique. Au nom de tous, Bacchanello lui répondit que sa personne était si importante que sa venue aurait dû être précédée par la sollicitation et prière de l’Université, puisque, comme ils l’avaient constaté, l’origine du mal de France était reconnue par les aphorismes médicaux, mais que la guérison nécessitait les aphorismes d’État, dont il était l’oracle.

Ils demandèrent à Vésale de résumer tout ce qu’il avait dit ; il le fit, puis dit :

– Seigneur, vous êtes arrivé au moment où nous avions besoin de vous, alors que je m’apprêtais à rapporter la visite de l’entendement du Cardinal, qui se passa ainsi.

J’observai que son entendement se nourrissait en tétant depuis sa mémoire, à travers des orifices et des veinules secrètes, un aliment visqueux et âcre. Présidait à l’opération un méchant démon dont le nom était « Je m’entends ». En ce lieu, le bruit, la confusion et les ténèbres étaient également fortes, au point que, malgré la lumière de ma lanterne, je prenais une chose pour l’autre. Veuillez considérer ce que fera son propre entendement qui ne veut ni ne supporte la lumière du jour ou l’obscurité de la nuit ! Je préférais attendre plutôt que d’explorer. Ayant pris ce parti, je vis que son entendement était entièrement occupé à des manigances et à des chimères, et que sa tâche principale était de tirer les conséquences de ce qu’il avait dans sa mémoire.

Pour persuader sa volonté, il forgeait des arguments tels que ceux-ci :

« Tous ceux qui ont feint d’être des catholiques ont été couronnés ; moi ergo … Si la Reine-mère ou Monsieur, frère du roi, n’ont pas feint d’être des catholiques parce qu’ils le sont vraiment, par conséquent nenni. En France, on dépose les rois qui sont inaptes à la défense de la religion ; moi, en l’abusant, j’ai rendu mon roi apte à l’offense de la religion : ergo… Il n’a pas de fils parce que le divorce que j’ai sollicité solennellement, bien que je n’aie pu l’obtenir ni l’appliquer, je l’ai exécuté par des mensonges : sequitur qu’il n’aura pas de succession. Il a un frère pour héritier, mais je l’ai fait déclarer par jugement inapte à la succession : igitur… Le Prince de Condé est déclaré inapte à la couronne : ergo

« Je prétends descendre, en dépit du ventre de ma mère et de la paternité de mon père, ce qui revient à deux manières de paternité[45], de Louis le Gros : probo consequentiam. J’ai uni ma lignée à celle du duc de Soissons[46] : sequitur corona.

« Du peuple de France je n’ai rien à craindre puisque j’ai soumis La Rochelle, Montauban, Montpellier, Saint-Jean d’Angély, Lunel et Nîmes[47] : igitur je pourrai aussi soumettre Paris. Ceux qui sont en faveur de ces partis pouvaient me freiner en se déclarant « mécontents »[48] ; je les ai exterminés, pour qu’il n’y ait pas d’autres mécontents que la Reine-mère, le roi et leurs féaux. Grâce à quoi et aux terribles conflits dans lesquels j’ai placé le roi, en le faisant ennemi de tous les Princes du monde – des hérétiques parce qu’il les a combattus, des catholiques parce qu’il les vide de tout leur sang – je compte le réduire à un tel degré de désespoir et de repentir qu’il me cèdera ce que je veux lui retirer : tenet consequentia

« Opponitur Savoie, à cause de sa femme : transeat, car je l’ai ainsi inclus et conclu[49]. Argumentatur contre l’Angleterre pour la même raison : je réponds « loi salique » et « inimitié entre ces nations »[50]. Si elle réplique, nego Papam, cela revient à dire : concedo in omnibus.

« En entendant nego Papam, le roi d’Espagne entre dans la controverse, parce qu’il est grand défenseur du Saint Siège. Il dit : argumento sic et propose son syllogisme. Je résume : nego maiorem et prouve, nego minorem, parce que j’ai coutume de nier le plus et le moins. Il poursuit distingo ; je réfute : je renie, fais un éclat[51], puis je m’en remets au texte, quoi qu’il arrive ».

Tandis qu’il répétait ces propositions, il était agité d’un perpétuel mouvement circulaire, dessinait des labyrinthes, agitait ses bras et tournait sur lui-même tellement que le voir me donnait la nausée.

Le sieur de Montaigne dit :

– « Il est certain que le Cardinal a étudié dans les registres de Lucifer, puisque toute sa doctrine consiste à déposer son seigneur. »

Vésale poursuivit :

– « Je passai à la volonté. À l’entrée était écrit : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas[52]. Je trouvai la volonté si ulcérée et si rouge qu’on aurait dit qu’elle avait porté le chapeau[53]. Je vis ceux pour qui elle avait eu de l’affection couverts de sang, et ceux pour qui elle n’en avait pas eu, craignaient pour leurs veines menacées. Il avait dans la volonté tout ce qu’il avait dans l’entendement et, dans une cavité séparée, vers le front, au-dessus des yeux, il avait une mare d’humeurs aqueuses qui m’étonna, et je vis que c’étaient des larmes postiches qu’il avait pour pleurer chaque fois qu’il lui importait de fertiliser ses mensonges en les arrosant. Il attirait cette humeur en voyant les pleurs qu’il causait à toute l’Europe pour, ensuite, les verser de ses propres yeux afin de se disculper de sa férocité.

Voilà ce que j’observai, vis et trouvai ; à vous de décider ce qui convient.

L’École déclara que la maladie du Cardinal, dans toutes les puissances de son âme, était le morbus regius et que, depuis sa tête, il diffusait en France et dans toute l’Europe cette épidémie que l’on devait appelait « armandine » ;

que, pour ce qui était de la santé du Cardinal, elle était devenue incurable ;

que, pour préserver les autres têtes, en particulier celle du roi Très chrétien, celle de Monsieur, celle de la Reine-mère et celle du royaume, seuls étaient efficaces les aphorismes d’État ; c’est pourquoi, ils s’en remettaient au sieur de Montaigne, mais estimaient, quant à eux, qu’il pouvait être profitable de référer au roi Très chrétien ce qu’on avait vérifié dans l’éminentissime tête.

Le sieur de Montaigne parla et dit :

qu’il ne convenait pas de faire une telle relation au roi, parce que, comme il entendait, voyait, comprenait et parlait à travers cette tête, il prendrait l’accusation comme une injure personnelle plutôt que comme la faute d’un autre ;

que le roi avait déjà entendu certaines de ces choses auxquelles avaient répondu, en faveur du Cardinal, le sieur de Cléonville[54] et d’autres de ses pairs dans leur livre intitulé Avertissements aux provinces ;

qu’ainsi le Cardinal fait grandir ses mérites auprès du roi, se posant en martyr à son service, combattu qu’il est par la haine de tous[55] ;

que son avis était qu’il fallait attirer un confident du Cardinal aux côtés du roi, afin qu’il fasse un suprême éloge du Cardinal et lui laisse entendre que tout le royaume était d’avis que sa Majesté devait faire à son égard ce que, de notoriété publique, le Cardinal envisageait de faire aux dépens du roi et de sa lignée. Ce moyen engendre forcément la jalousie dans l’esprit des rois, parce qu’ils découvrent le mépris dans lequel ils sont tenus ; or, rien ni personne n’est en sécurité face à la jalousie des souverains.

« Que l’on envisage calmement cela et, dans une seconde séance, nous nous déciderons ».

Ils l’approuvèrent tous. Ils fixèrent un jour pour se réunir, puis allèrent accompagner le sieur de Montaigne à son logis.

 

BIBLIOGRAPHIE

ÉDITION

Quevedo y Villegas, Francisco, Visita y anatomía de la cabeza del Eminentísimo Cardenal Armando Richeleu, Introducción, edición y notas por Josette Riandière La Roche, Criticón, 25 (1984), p. 19-113.

 

SOURCES

– Anglerais, Jean-Antoine d’, Les Paraboles, en forme d’auis, sur l’estat du Roy de Nauarre (à Paris, Iouxte la coppie Imprimee à Lyon, 1593).

– Anonyme, Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenuë des estats de Paris.

– Artus, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites de Thomas Artus (1593).

– Bacchanello, Jean, De consensu medicorum in curandis morbis libri quatuor (Lyon, 1573).

– Bayro, Pierre, De medendis humanis malis enquiridion, vulgo veni mecum dictum (Lyon, 1573).

– Cicquot (Chicot), voir Anglerais, Jean-Antoine d’

– Cléonville, cf. Simond, Jean

– Girard, Bernard de, Histoire générale des Rois de France (1576) seigneur du Haillan (1535-1610).

– Joubert, Paradoxorum decas prima atque altera (Lyon, 1556).

– Laval, Alain de, Historial des rois non catholiques (1592).

– Le Maître, Rodolphe, Doctrina Hippocratis (Paris, 1613).

– Morgues, Mathieu de,

          – Satyre d’Etat. Harangue faicte par le maistre du Bureaud’addresse à son Eminence le cardinal de Richelieu et le remerciement dudit cardinal (1635);

          – Lumières pour l’histoire de France pour faire voir les calomnies, flatteries et autres défauts de Scipion Dupleix (1636) ;

          – Diverses pièces pour la défence de la Royne mère du Roy très-chrétien Lovys XIII (1637) ;

          – La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632), in Diverses pièces… ;

          – Très-humble, très-véritable et très-importante remonstrance au roy, in Diverses pièces.

          – L’Ambassadeur chimérique ov le cherchevr de duppes du Cardinal de Richeliev, reueuë & augmentée par l’Autheur, s.l s.d. ; [Traduction castillane de Joseph Pellicer de Tovar, 1639].

– Quevedo y Villegas, Francisco de,

          – Carta al Serenissimo muy alto y muy poderoso Lvis XIII Rey Christianissimi de Francia (1635) ;

          – Vida de Marco Bruto (1648) ;

          – Virtud militante contra las quatro pestes del mundo … (1651) ;

          – Nombre, origen, intento, recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las calumnias vulgares (1699).

– Rabelais, François, Les œuvres de François Rabelais docteur en Medecine. Contenant cinq liures, de la vie, faicts & dits héroïques de Gargantua, & de son Fils Pantagruel. Plus, la Prognostication Pantagrueline, auec l’oracle de la Diue Bacbuc, & le mot de la  Bouteille. Augmenté des Nauigations & Isle Sonante. L’Isle des Apedeftes. La Cresme Philosophale, auec vne Epistre Limosine, & deux autres Epistres a deux  Vieilles de differentes moeurs. Le tout par Me François Rabelais. A Lyon Par Jean Martín (1558).

– Sirmond, Jean alias le seigneur de Cléonville Avertissement aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume (1631).

 

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

– Arranz Lago, David Felipe, “Quevedo contra Richelieu: Visita y anatomía, sátira menipea y aguja de navegar cabezas cardenalicias”, Perinola (Pamplona), 2009-01 (13), p.167-182.

– Blanco, Mercedes, “Del Infierno al Parnaso. Escepticismo y sátira política en Quevedo y Trajano Boccalini”, La Perinola, 2 (1998), p. 155-193.

– Fernández, Enrique, “La interioridad de Richelieu anatomizada por Quevedo”, Bulletin hispanique, 2003, Vol.105 (1), p. 215-229.

Riandière La Roche, Josette,

          – « Quevedo y la Satyre Ménippée francesa de 1593 : de la Ligue al partido Dévot, algunos elementos de una continuidad, Homenaje al Profesor D. José Antonio Maravall Casesnoves, Madrid, 1985, p. 259-269.

– « La folie médicale et son utilisation dans la satire politique : étude d’un pamphlet de Quevedo, Visages de la folie : 1500-1650, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981.

– Tato Puigcerver, José Julio, “Sobre la Visita y anatomía de la cabeza del cardenal Richelieu, de Francisco de Quevedo”, Espéculo. Revista de Estudios Literarios, vol. 39, 2008.

– Valdés Gázquez, Ramón, “Francisco de Quevedo por las sendas de la sátira menipea”, La Perinola, 2016, vol.20 (20), p. 221-270.

– Vallejo Rodríguez González, Ángela de, “Anatomía de una visita”, 14 Jornadas Estatales DEAC Museos, Cabildo Insular de Gran Canaria, Centro Atlántico de Arte Moderno, 2008, p. 144-155.



[1] « La folie médicale… », p. 165.

[2] Dans « La folie médicale », J. Riandière se réfère à M. de Morgues et plus précisément à la Très-humble, très-véritable et très-importante remonstrance au roy.

[3] Cf. Nombre, origen, intento, recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las calumnias vulgares, dans lequel il cite Montaigne à l’égal des plus grands : « Defiendo su opinion infamada por los embidiosos, no con mis palabras, sino como se ha leydo con las de Diogenes Laercio, con las de L. Torquato, con algunas de Cicero, con Eliano, con toda la pluma de nuestro gran Seneca, con la servidad de Juvenal, con el peso elegante y admirable del juyzio del Señor de Montaña, con la diligencia de Arnaudo » (p. 466). On connait l’éloge des Essais contenu dans le même traité : « libro tan grande, que quien por verle dexare de leer à Seneca, y à Plutarco, leerà a Plutarco, y a Seneca”.

[4] Saint-Michel-en-Herm. « Her » pour « Herm » : orthographe attestée dans les publications de Jacques de Billy. Cf. la page-titre des Sonnets spirituels (1573) : « Par Iaques de Billy, Abbé de S. Michel en Her ». Billy était abbé, entre autres, de cette abbaye et de celle des Châteliers dans l’île de Ré [où était morte Marie d’Anjou, reine de France, épouse de Charles VII, à son retour du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle], toutes deux situées dans le diocèse de Luçon, dont Richelieu sera, bien des années plus tard, le titulaire, ce qui explique peut-être qu’on ait voulu qu’il préside cette assemblée pour juger le cardinal.

[5] Acnoste : Agnoste, pseudonyme de l’auteur collectif de la Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenue des estats de Paris.

[6] Le manuscrit de référence M1 comporte ici la mention : « Elle fut copiée à Madrid le 17 septembre 1644. »

[7] Mercur pour Mercœur (les manuscrits proposent « Mercure »). Ce n’est peut-être que la transcription de la prononciation française de l’époque. Quant à « Richeleu » pour « Richelieu », un doute subsiste sur les raisons de cette variante, mais l’on sait que le jeu sur le nom du cardinal est un exercice prisé de ses ennemis.

[8] Allusion transparente au cardinal de Richelieu, accusé de faire le jeu des calvinistes.

[9] En français dans le texte.

[10] La désignation du dédicataire est identique à celle de l’épître liminaire de l’Historial des Rois non chrétiens d’Alain de Laval, également adressée au duc de Mercœur (là aussi orthographié « Mercure »). La formule de politesse est également très proche : « […] et vouloir, Monseigneur, conserver votre grandeur en toute prosperité au bien & repos de cet Estat & à l’extirpation des heretiques. Vostre tres-humble & tres obeissant seruiteur DE LAVAL ».

[11] Ces trois ouvrages ont été imprimés à Lyon, en 1566, pour le premier, et en 1573 pour les deux derniers. Laurent Joubert fut chancelier de la Royale académie de Montpellier en 1579.

[12] Tous les témoignages disent « des livres royaux ». Sur la lecture erronée librorum pour Liberorum cf. supra « Réception du texte ».

[13] Le mal français : la syphilis.

[14] Le duc de Montmorency fut exécuté en octobre 1632 ; le roi de Suède Gustave Adolphe II mourut des suites de ses blessures reçues lors de la bataille de Lutzen (1632) ; Wallenstein, duc de Friedland, fut exécuté en février 1634. Ces trois événements sont donc récents au moment où est rédigé le texte. Le Cardinal eut une part dans chacun d’entre eux. C’est lui qui ordonna la mise en jugement de Montmorency. En outre, il ne cessa de jouer de son influence dans la Guerre de Trente Ans, favorisant en sous-mains le roi de Suède et contribuant, après une intervention auprès de l’empereur, à la mise à l’écart de Wallenstein et à ses condamnation et exécution. L’image de la tête du Cardinal flottant au-dessus de ces personnages est celle d’un manipulateur dangereux, dont la proximité constitue une menace, le plus souvent mortelle.

[15] Le terme « seno » est synonyme de « cavité ». Pour éviter la répétition, je le traduis par son étymon latin sinus, qui pourrait bien être la leçon de l’original français.

[16] Représentation de la duplicité du Cardinal, reproche habituel qui lui est fait par ses adversaires. Mathieu de Morgues y recourt constamment dans ses écrits.

[17] La Reine-mère est Marie de Médicis et Monsieur, Gaston d’Orléans, frère du roi Louis XIII.

[18] mire (« qu’il veille »). La leçon ne fait pas sens. Je suppose qu’il faut lire le prétérit « miró ».

[19] Cf. Genèse 9, 11-17. L’arc-en-ciel représente le pacte que Dieu établit avec la terre et l’assurance qu’il n’y aura pas d’autre Déluge [source identifiée par J. Riandière].

[20] Du latin scelestus,

[21] Le soleil et sa lumière guident les rois. Quevedo reprendra cette idée dans la Vida de Marco Bruto (1644) [source identifiée par J. Riandière].

[22] « preparado en la confacción de España ». La formule est obscure mais semble suggérer que tout espagnol est accoutumé à fréquenter des personnes d’origine diverse et peut donc s’accomoder de la confusion qui règne dans l’oreille du Cardinal. Mais, de ce fait, Vésale, puisque c’est lui qui parle, se confond avec un sujet de Philippe IV.

[23] La métaphore maritime est inspirée par la figure de Charybde qui, depuis son rocher, dévorait tout ce qui passait à sa portée.

[24] Artus d’Embry, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites, ed. 1605, p. 142. La traduction proposée par Quevedo modifie quelque peu le texte original (cf. infra Commentaire). Je reproduis le texte original, ainsi « mugueter » pour « flatter ».

[25] C’est-à-dire qu’il était fou.

[26] Obstination = persévérance dans l’erreur.

[27] Jeu sur la proximité phonétique de « Hugues » et « huguenot », d’une part, de « Capet » et « chapeau » (de cardinal), d’autre part, pour finir sur le mot composé par la réunion des deux. C’est la leçon que reproduisent, avec quelques variants de détail, M1 et M4 (Hugos Capelia et Hugescapelia).

[28] Le Père Joseph, religieux capucin, était le conseiller et confident du Cardinal.

[29] Terme italien signifiant libelle satirique, rendu célèbre par les Ragguagli di Parnaso, de Trajan Boccalini (1617).

[30] Cf. Mathieu de Morgues, La Très humble Remontrance de Caton chrestien av cardinal de Richeliev, [début], p. 120-121 : « Ie recherchois ces iours passez d’où procedoit cette furie & fieure phrenetique, qui a produict en vous vne si grande oubliance de vostre nom, de vostre naissance, de vostre nature mortele & fragile, de la Prestrise, de l’Episcopat, & du Cardinalat ».

[31] Henri IV n’est pour rien dans la concession du cardinalat à Richelieu. Il semble que cette information soit un ajout intempestif de l’auteur espagnol.

[32] Rencontre secrète évoquée par M. de Morgues dans la Satyre d’État.

[33] Église du Saint-Esprit. Ancienne chapelle de l’hôpital Saint-Esprit, près de la Place de Grève, où le futur cardinal était tenu de dire une messe journalière : « où vous alliez tous les iours carabiner [expédier] vne messe », selon les termes de Mathieu de Morgues, Ibid. Dans la Très humble Remontrance, M. de Morgues lui attribue aussi des prédications à Saint-André-des-Arts.

[34] C’est dans ces termes qu’Alain de Laval, explicite cette loi (Historial des rois non catholiques…, p. 7) : « De ne deuoir en vn royaume Christianisé receuoir ni tollerer autre pour Roy qu’un Catholique ».

[35] Louis I de Bourbon, Prince de Condé (1585) ; Childéric III, dernier roi mérovingien (751) ; Charles I de Lorraine (988).

[36] La citation n’est pas tirée directement de l’ouvrage de Girard mais de la version qu’en donne A. de Laval, laquelle fait elle-même l’objet d’une paraphrase augmentée dans le texte castillan. On y substitue « l’en excluent » à « te jugent indigne » et on ajoute la formule finale : « il faut être fils légitime de l’Église catholique avant de l’être de ses parents ».

[37] Charles III le Gros et Louis V le Fainéant (887). Le surnom de ce dernier est en castillan un calque du français : Hace nada, pour Fait néant.

[38] Le texte castillan donne à Michel le Bègue le surnom de « gangoso (« nasillard).

[39] Tous ces princes « qui ont feint, & contrefait d’estre Catholiques… » constituent la 3e partie de l’ouvrage de Laval. Pour Georges de Podebrad, Quevedo reproduit la graphie adoptée par Laval, « Poggebra ».

[40] Comme beaucoup de ses contemporains ennemis du cardinal, Quevedo se plaît à jouer sur son nom, l’appelant « Richeleu » ou « Rocheleu », dont on fait dériver l’adjectif « rochelain », pour le discréditer en lui prêtant une origine étrangère, généralement italienne (Rucheli, Ruchili). « Armandine » est un dérivé du prénom du cardinal.

[41] Transcription partielle de l’intitulé de l’édition de Lyon (1558) des œuvres de Rabelais.

[42] Transcription partielle du titre de l’ouvrage Les Paraboles de Cicquot en forme d’aduis, sur l’estat du Roy de Nauarre, imprimé à Paris et Lyon en 1593.

[43] Marque traditionnelle, généralement une main avec l’index pointé, que les lecteurs plaçaient à la marge du manuscrit ou de l’imprimé pour signaler un passage qui avait particulièrement retenu leur attention. Le discours qui suit, adressé au roi Henri comme tout l’ouvrage, lui conseille le moyen de se doter de « forces et armées », tant il est vrai que « les royaumes s’aquierent par armes & non par Religion ».

[44] Je reproduis le passage d’après la version numérisée d’un exemplaire conservé à la Bigham Young University, que m’a aimablement communiquée Jean-Marc Dechaud, éminent libraire antiquaire tourangeau. Elle reproduit une édition de Paris, « iouxte la copie imprimee à Lyon », datée de 1593, attribuée à Jean-Antoine d’Anglerais (p. 25). J’en ai modernisé la graphie. Comme le signale justement l’éditrice, Josette Riandière, Quevedo est si fidèle dans sa traduction mot à mot, que, pour traduire « quitter » (« qu’ils quittent Dieu… »), il utilise le verbe « quitar » (ôter), s’exposant ainsi à provoquer la confusion chez ses lecteurs castillans.

[45] On a prêté à Richelieu un père notaire ecclésiastique de la Curie romaine, ce qui le faisait deux fois « père », puisqu’il avait droit aussi au traitement de « mon père » du fait de son état.

[46] Affirmation sujette à caution. Le titre de « comte » (et non duc) de Soissons, est détenu par une branche de la famille Bourbon-Condé. Mathieu de Morgues affirme que le Cardinal, dans sa folie, « [veut] faire espouser sa Niepce la vesue [Marie-Madeleine, fille de sa sœur, Françoise du Plessis], franche pucelle, à Monsieur » (L’Ambassadeur chimérique, p. 34). Après un mariage avec Antoine de Beauvoir, qui ne semble pas avoir été consommé et s’acheva au bout de deux ans, à la mort de son époux, Marie-Madeleine ne se remariera pas.

[47] Les places de sûreté protestantes, protégées par l’Édit de Nantes, durent se soumettre et perdirent leurs privilèges avec l’édit de grâce d’Alès en 1629. Cette même liste, à l’exception de Lunel, se retrouve dans la Lettre au roi Louis XIII de Quevedo, mais dans des termes élogieux à l’égard du roi qui, encore enfant, tel Hercule, « a étouffé dans ces bras […] ces serpents de pierre et de chaux, dotés d’autant de têtes que d’habitants ». 

[48] Le terme désignait les adversaires de Richelieu.

[49] « Le duc de Savoie s’y oppose ». Victor-Amédée Ier était l’époux de Christine de France, fille d’Henri IV et de Marie de Médicis, et, à ce titre, pouvait prétendre à la couronne si le roi de France n’avait pas de descendants directs. transeat, terme de logique qui équivaut à « passe » et suppose qu’une proposition est vraie.

[50] L’application de la loi salique, qui réglait la succession de la couronne de France, excluait la candidature du roi d’Angleterre comme du duc de Savoie, tous deux mariés à des sœurs de Louis XIII.

[51] « hagole bulla » : littéralement, « je lui fais du grabuge ». Quevedo joue sur les deux significations du mot « bulla » : « bruit de foule » et « bulle papale », dont c’est une graphie possible, la plus courante étant « bula ». Sur les projets de Richelieu à l’égard du Pape, cf. Mathieu de Morgues, L’Ambassadeur chimérique (p. 36) : « Et d’autant que la plus haute folie de l’Eminentissime par-dessus les mortels semble estre, d’auoir envoyé le Marechal d’Estré à sa Sainteté, pour lui faire des demandes impertinentes & tascher de la contraindre par des menaces à donner ses ports aux François [Civita Vecchia et Ostie] ».

[52] Juvénal, satire VI, vers 223. Dans la Lettre au roi Louis XIII, on relève aussi une citation de Juvénal (satire 10, vers …), ce qui conforte l’hypothèse de l’attribution de la Visite et anatomie au même auteur.

[53] Le chapeau du cardinal était rouge et avait donc dû déteindre sur la volonté.

[54] Avertissement aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume, de Jean Sirmond alias le seigneur de Cléonville publié en 1631. Quevedo aurait possédé un exemplaire de cet ouvrage. M. de Morgues a rédigé une réponse à cet écrit : La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632).

[55] Cette idée se retrouve aussi sous la plume de Scipion Dupleix, dont M. de Morgues reproduit un passage extrait de Lumières pour l’histoire de France povr faire voir les calomnies, flatteries, et avtres defavts de Scipion Dvpleix (MDCXXXVI), p. 19, : « […] de sorte que la Royne Mere en remuant toutes pierres pour [le Cardinal] perdre, raffermit dautant plus son credit & faueurs enuers le Roy : & luy arriua ce que les Poëtes chantent de la Deesse Junon, qu’elle accreut la gloire & reputation d’Hercule, en opposant les monstres à sa vertu ».

La ville de Richelieu

Mathieu Morgues

La ville de Richelieu

vue par un contemporain

 

Dans L’Ambassadeur chimérique, Mathieu de Morgues, confesseur de la Reine-mère, Marie de Médicis, et, à ce titre, ennemi acharné de Richelieu, évoque en deux endroits la présence du cardinal dans notre région. Les deux passages, pleins de malice, peuvent aussi être perçus comme un témoignage contemporain et, à ce titre, sont dignes d’intérêt pour un lecteur d’aujourd’hui.

L’auteur imagine qu’un ambassadeur est mandaté par le cardinal pour visiter toutes les parties du monde afin d’y faire connaître le ministre, qu’il ne désigne, par dérision, que l’Eminentissime par-dessus les mortels, allant jusqu’à le qualifier de Dieu visible, Ange tutelaire de l’uniuers, Esprit qui sait mouuoir les Cieux & Astres, l’heur du monde, la supreme inteligence, le Phenix de la terre, qui n’a point et n’aura iamais son pareil, &c., pour dénoncer sa fatuité, qui, à ses yeux de théologien, confinait à l’hérésie.

L’ambition démesurée du cardinal est ici ridiculisée par la faible portée de ses réalisations locales concrètes, qu’il s’agisse des proportions de la ville qu’il fait ériger de toutes pièces comme de sa collection d’ânes bardots du Poitou, ces derniers ayant, en outre le grave défaut d’être des monstres, puisque, en les croisant avec des bêtes d’une autre race (la jument), l’homme se substitue, de façon sacrilège, à la volonté de Dieu.

 

Premierement la grandeur de Peguin [Pékin], & la forme des bastimens. Si on prend garde que Monsieur l’Ambassadeur en fait tirer les plans[1], il dira que l’Eminentissime par-dessus les mortels faist bastir une ville qui s’appelle Richelieu, ou Plutotopie[2], & la veut rendre aussi grande que Peguin qui a d’enceinte trente deux lieues de France, qu’en celle de Richelieu on a desja fait vne ruë de trois cens pas de long[3] : que pour la rendre plus celebre, on y a establi des foires & marchez, on y fait passer les messagers & les postes de Poictiers, & qu’on y a transporté les asnes de Mirebalais, qui est vn grand pays que l’Eminentissime par-dessus les mortels a acheté[4] : il descrira la forme, la nature & sur tout les oreilles de ces animaux, & de leur engeance monstrueuse, lors qu’on les accouple avec des jumens (p. 13).

 

Il taschera aussi d’amener quelqu’vn de ces asnes sauuages qui sont aupres du fleuue Hyphasis[5], & qui ont vne corne au front, afin que l’Eminentissime par-dessus les mortels puisse faire son entrée dans les villes du Royaume d’Austrasie[6] sur cette beste extraordinaire, & apres la mettre en son haras de Mirebalais, pour en tirer la race (p. 15).

 

Référence bibliographique

L’Ambassadeur chimérique ov le cherchevr de duppes du Cardinal de Richeliev, reueuë & augmentée par l’Autheur. [Colophon] : Par Messire Mathieu de Morgues sieur de S. Germain. D. en Theologie, Predicateur de la Royne &c. s.l., s.d. (ca 1630).

 

 



[1] Si l’on surprend l’ambassadeur en train de tirer des plans, ce qui pourrait passer pour un acte d’espionnage.

[2] Plutopie. Construction verbale qui associe le préfice « plouto » (richesse) au terme « Utopie » privé de sa voyelle initiale. C’était une façon de dénoncer le coût exorbitant de cette création et son caractère utopique. La ville de Richelieu a été créée de toutes pièces et on ne peut la faire vivre que par des moyens artificiels, comme de détourner les voies de communication habituelles pour obliger la poste et les voyageurs à y faire étape entre Poitiers et Tours.

[3] Soit 450 mètres, comparés aux 32 kms d’une rue médiane correspondant à une circonférence de 128 kms (32 lieues).

[4] Richelieu a acquis la baronie de Mirebeau en 1628.

[5] Le fleuve Hyphase marque le terme des conquêtes d’Alexandre le Grand vers l’Orient. La légende de la licorne situe parfois cet animal fantastique en Inde.

[6] Royaume d’Austrasie: « C’est vn Empire qui est destiné à son Eminence, qui a honte d’estre appelé Cardinal Duc, & veut estre Roy, a quel prix que ce soit ». « [il] sera donné en mariage [en dot] a la plus accomplie Dame de la terre, qui est Niepce de l’Esprit qui fait mouuoir les Cieux, & s’appelle Madame de Combalet. » Ibid. p. 6-7.

Correspondance avec Olivier Biaggini, 1999-2021

Olivier Biaggini et moi nous sommes connus l’année où il préparait sa Licence d’Espagnol à l’UFR d’Études ibériques et Latino-américaines de l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, dont les locaux se trouvaient rue Censier. Pour évoquer les circonstances de cette rencontre et ses travaux ultérieurs que j’eus le bonheur de diriger, je préfère m’en remettre à la mémoire d’Olivier, qui a bien voulu rédiger le résumé ci-dessous.

 

Élève en Première année à l’École Normale Supérieure de Fontenay – Saint-Cloud en 1989-1990, j’ai suivi les cours de Licence de l’UFR d’Études ibériques et latino-américaines de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Dans mon parcours, j’avais opté pour une UV destinée aux étudiants souhaitant s’orienter vers les concours de l’enseignement. Cette UV comprenait un enseignement de littérature médiévale, assuré par Michel Garcia et consacré, cette année-là, au thème de la mort dans les textes poétiques castillans. En 1990-1991, je décide d’entreprendre une Maîtrise, sous la direction du Professeur qui m’a fait découvrir le domaine médiéval : mon mémoire s’intitule Le Lucidario castillan à travers l’étude du ms. 101 de la Real Academia de la Historia de Madrid (réalisé à Madrid, Salamanque et Paris ; soutenu en septembre 1991). Après une année consacrée à la préparation à l’agrégation externe d’espagnol, pendant laquelle j’ai suivi, à la Sorbonne Nouvelle, le cours de Michel Garcia consacré à La Célestine, œuvre alors inscrite au programme du concours, je retrouve mon directeur de recherche, en 1992-1993, pour mon année de DEA (première année de Thèse) : je soutiens mon mémoire principal, intitulé L’écriture féminine en Castille au XVe siècle : Teresa de Cartagena, en septembre 1993. Entre 1993 et 1999, années de recherche interrompues, en 1994-1995, par seize mois de mission de coopération à l’Ambassade de France en Espagne (au titre du Service national), je mène des recherches de Doctorat sous sa direction. Il m’a proposé un sujet qui a d’emblée suscité mon intérêt : la notion d’auctoritas. Centré dans un premier temps sur du XVe siècle, le corpus évolue et finit par se déplacer vers le mester de clerecía du XIIIe siècle. La thèse, finalement intitulée L’auctoritas en Castille au XIIIe siècle : l’exemple de Gonzalo de Berceo, est réalisée d’abord à Madrid et ensuite à Paris, alors que j’exerce les fonctions d’Allocataire Moniteur Normalien (1995-1998), puis d’Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (1998-1999) à la Sorbonne Nouvelle. Elle est soutenue le 8 janvier 1999. Depuis septembre 1999, je suis Maître de conférences en littérature et civilisation hispaniques médiévales dans cette même université. En 2009-2010, j’ai été membre de l’École des hautes études hispaniques et ibériques de la Casa de Velázquez de Madrid.

 

Flayosc, le 25 août 1999

Cher Michel,

Je pense au compte rendu que vous m’avez demandé sur Las éticas del exemplum de cette Eloisa Palafox (Université de México), livre très intéressant et qui rejoint mes préoccupations, puisqu’il conclut sur la notion d’autorité (même si je ne partage pas toutes ses analyses).

Septembre, à Paris, sera consacré au remaniement de ma Thèse [L’auctoritas en Castille au XIIIe siècle : l’exemple de Gonzalo de Berceo, soutenue le 8 janvier 1999], en vue de cette possible publication aux CLHM (Cahiers de Littérature Hispanique Médiévale) dont m’a parlé Georges Martin. Il va falloir trancher dans le vif, ce qui n’est sans doute pas si facile. À ce propos, j’ai décidé de ne pas aller à Santander, malgré le grand intérêt du colloque : mes pérégrinations suédoises m’ont laissé sur la paille et je ne suis pas certain d’être payé dès la fin du mois de septembre (je suis même certain du contraire, d’après le Ministère).

Olivier

 

Paris, le 28 mars 2003

Cher Michel,

Je sais que vous consacrez encore beaucoup de temps à vos activités habituelles (ah ! les Amis du Vieux Chinon !), sans compter les travaux hispaniques récemment engagés. Au fait, où en est votre Poncella ?

Quant à moi, j’ai reçu, ces derniers temps, les Actes de quelques rencontres auxquelles j’ai participé et vous adresse ci-joint deux tirés-à-part.

Dans l’avenir immédiat, j’ai décidé de laisser reposer quelque peu le mester de clerecia et commencer un nouveau cycle de recherches sur la fiction (non seulement à partir d’œuvres de littérature sapientielle, mais aussi, à plus long terme, la fiction telle qu’elle était utilisée par des textes historiques… au même titre que les autorités). Je sens que je vais tôt ou tard croiser le chemin d’un certain don Juan Manuel : vous vous rappelez quelle place de choix il occupait dans un de mes premiers projets de thèse, assez utopique comme il se doit. Il faut coire que je n’ai pas renoncé à étudier les textes de l’Infant, bien que j’aie l’impression trop souvent qu’ils ont une fâcheuse tendance à me glisser entre les doigts…

Olivier

 

L’Olive, le 30 juin 2005

Cher Olivier,

J’ai enfin eu le temps de lire ton article [« Quelques enjeux de l’exemplarité dans le Calila e Dimna et le Sendebar », Cahiers de narratologie, 12 (2005), publication en ligne : http://narratologie.revues.org/28]. J’en ai retiré, comme toujours, un grand plaisir. Tu sais donner des clefs lecture sans pour autant appauvrir les textes auxquels tu t’intéresses ; au contraire, tu les enrichis en les dotant de dimensions insoupçonnées. Le rapprochement que tu effectues entre les trois contes est très excitant. Il a pour première vertu de montrer que l’on n’épuise pas la portée de ces apologues en leur affectant une seule signification, mais que la lecture doit se faire à plusieurs niveaux -cela, on le savait-, mais surtout dans un contexte rendu sans cesse plus complexe au fur et à mesure qu’on reconnait des pratiques allégoriques (métaphoriques ?) de transfert entre les différents récits. Ce qui est central dans ta démonstration, c’est, bien évidemment, la notion d’instabilité. Je partage ce point de vue, à ceci près que je lui préférai peut-être celle de « plasticité » (je ne sais si le terme est bien choisi), dans le sens où ces apologues sont aptes à s’adapter à un nombre quasi infini de situations (j’exagère peut-être), bref qu’on peut leur faire dire à peu près ce que l’on veut. Il est étrange, à y réfléchir, que l’homme se soit doté en premier (si l’on veut bien admettre que le conte est une des premières et sans doute la plus universelle manifestation de la littérature) d’un genre qui s’apparente plus au système, à l’outil, bref au modèle mathématique, qu’à une praxis à signification unique. La raison en est sûrement que la morale n’avait pas atteint le degré de rigidité qu’elle connaîtrait plus tard, dans les monothéismes, qu’elle admettait l’interprétation, une certaine relativité dans la vérité (qui était loin d’être établie). Au fond, ces pratiques littéraires sont une transposition métaphorique des modalités toujours ouvertes de la morale. La seule exigence incontournable était que le rapport d’interlocution fût sans faille, c’est-à-dire que l’interlocuteur passif fût toujours disposé à entendre ce que l’on avait à lui dire. C’est le seul a priori de ce type de littérature et, sans doute, sa seule limite, si l’on veut bien admettre que la surdité à l’autre est la chose du monde la mieux partagée par tous les humains. Mais peut-être en allait-il autrement dans l’Inde ancienne.

Nous pourrions parler encore longtemps, mais j’ai eu une longue journée : pardonne-moi.

Amitiés, Michel

PS. Connais-tu la communication que je fis à La Corogne sur le Calila ? Mon regard était certes différent, mais puisque tu t’intéresses à l’apologue…

 

Paris, le 2 juillet 2005

Cher Michel,

Un grand merci, vraiment, pour votre lecture attentive et pour vos commentaires. Le terme de « plasticité » me plaît bien à moi aussi pour caractériser le système de lectures plurielles qu’offrent certains de ces contes orientaux. Vos remarques m’incitent à pousser plus loin la réflexion, ce que j’essaierai de faire à Lyon en décembre. Carlos organise une journée d’études sur l’hétérogénéité de l’œuvre médiévale : je remettrai ces questions sur le tapis, à partir des recueils orientaux, mais aussi du Conde Lucanor. L’idée que le système dépende avant tout d’une énonciation plus que d’un énoncé (et donc, comme vous le dites si bien, de la présence d’un interlocuteur, même passif) est fondamentale à mon sens : des collègues linguistes pourraient peut-être m’aider à approfondir l’analyse de ce point, qui fonde la morale toute pragmatique transmise par ces textes, une morale qui n’est pas réductible à des préceptes ni à aucune formulation verbale. Don Juan Manuel (DJM) le savait bien, qui avait prévu l’inclusion d’une miniature à la fin de chaque conte du Lucanor : l’image devait sans doute moins jouer un rôle illustratif qu’un rôle de confirmation par l’évidence visuelle (un sceau d’autorité). Les vers finaux, eux aussi, comptent moins par leur contenu et leur qualité expressive (DJM était un bien piètre versificateur) que par la validation qu’ils prétendent apporter : c’est parce que DJM a trouvé que l’exemple était bon (comme s’il n’en était pas l’auteur) qu’il a écrit les vers pour en ratifier la pertinence. L’effet de vérité provient alors, moins des mots eux-mêmes que de l’agencement de plusieurs pièces qui viennent providentiellement se corroborer les unes les autres sous l’autorité de DJM. Au fond, je n’ai pas quitté ma réflexion sur l’auctoritas, mais je l’envisage à présent d’un tout autre point de vue. J’espère que cela débouchera sur quelque chose de constructif. Je suis encore dans une phase d’exploration des exempla, mais peut-être est-ce là le début de mes recherches pour une future habilitation (à laquelle je pense sans y penser). À ce titre, le travail sur le LBA l’année prochaine arrive à point nommé (Jean-Pierre s’occupera du CG et moi du TD) : cela me permettra de faire une transition du mester de clerecía vers les narrations exemplaires. Je crois qu’il reste beaucoup à dire sur les exempla castillans, mais il me faut prendre connaissance de toute la bibliographie que j’ignore. Tout cela pour dire que je serais ravi de pouvoir lire votre communication de La Corogne sur le Calila !

J’espère que l’été a bien commencé pour vous. De mon côté, je suis presque en vacances : lundi devrait être ma dernière journée à la fac. J’enchaînerai, dans les jours qui viennent, avec l’harmonisation des premiers articles du dictionnaire qui viennent de me parvenir, tout en commençant un petit débroussaillage du LBA qui, ma foi, s’annonce fort agréable.

Amitiés.

Olivier 

 

L’Olive, le 3 juillet 2005

Mon cher Olivier,

Je te suis bien dans ton raisonnement sur DJM, à ceci près que tu ne devrais peut-être pas limiter ta réflexion aux seules illustrations et sentences versifiées des apologues, mais l’élargir aux trois (voire quatre) livres suivants, ceux des sentences proprement dites. Je serais curieux de savoir comment tu caractérises cette démarche qui prétend, malgré tout, énoncer des préceptes moraux hors de tout contexte narratif, et donc avec une valeur ‘absolue’.

Comme promis, je te transmets le texte de ma communication de La Corogne, non sans te rappeler qu’elle fut prononcée dans un congrès dit de Los Jóvenes Filólogos, et qu’elle était, par conséquent, nécessairement assez éloignée de ta démarche actuelle. (De la mienne aussi, d’ailleurs, mais tu sais que j’ai toujours aimé expérimenter dans des domaines qui ne me sont pas forcément familiers). Cependant, la deuxième partie est susceptible de répondre mieux à ton attente.

J’attends avec intérêt le fruit de tes réflexions. M’en réserveras-tu la primeur ou devrai-je attendre que la Journée de Carlos soit passée ?

Profite de tes vacances. Amitiés, Michel

 

Paris, le 8 juillet 2005

Cher Michel,

J’ai lu avec grand intérêt et grand profit votre article de La Corogne. Il est d’une précision chirurgicale et la démonstration a quelque chose de mathématique. Bien que mon expérience soit très limitée en la matière, je crois moi aussi qu’il est toujours plus utile et fructueux d’interroger le texte tel qu’il est plutôt que de chercher à tout prix à corriger ses leçons, car ses « erreurs » l’individualisent et sont la marque la plus nette du processus d’écriture qui l’a produit (surtout, comme c’est le cas ici, lorsqu’il y a adaptation ou traduction d’une source unique). Votre développement sur « sauana » me fait songer au profit qu’il y aurait à travailler avec un arabisant pour pleinement apprécier le degré d’originalité de la version castillane. Et, surtout, je suis conquis par votre raisonnement sur le procès de Dimna qui montre cette hésitation entre le besoin de cohérence narrative et le désir de respecter les principes ou les usages juridiques en vigueur en Castille. Vous avez raison de souligner que, dès la version d’Ibn al-Muqaffa, la logique juridique n’est pas claire et que la sentence vient confirmer une conviction déjà faite, comme si les efforts rhétoriques de Dimna (pourtant efficaces contre le sanglier cuisinier et irréfutables en eux-mêmes) ne pouvaient être contrés que par la répression judiciaire (qui par moments s’apparente plus à la force qu’au droit rationnel, me semble-t-il). Ne serait-ce pas une confirmation en creux de l’extraordinaire efficacité argumentative des contes ? Car, pour confondre le conteur (Dimna est le seul à raconter des apologues dans ce chapitre), il faut le faire taire, par le droit ou par la force déguisée en droit. C’est aussi le sort de la femme du roi dans le Sendebar. À l’issue de quel procès ? À partir de quelle preuve décisive qui viendrait rompre la succession des contes ? Les contes de l’Infant ne s’attaquent pas au discours de la femme, pas plus que le procès de Dimna ne cherche à contrer sa parole, mais ils manifestent seulement la légitimité de celui qui parle avec autorité et nient, chez l’autre, toute légitimité à faire usage de la parole. L’énonciation vaut tout là où les énoncés sont indécidables ‑car tous également recevables- (Sendebar) ou carrément irréfutables (Calila). Dans le Calila, l’énonciation du roi-juge, pourtant peu respectueux d’une quelconque ordo juridique, écrase in fine les efforts rhétoriques de Dimna. La raison du plus fort est toujours la meilleure, mais cela n’enlève rien, au contraire, à la valeur du discours exemplaire : les contes sont si forts dans le champ de la parole que, pour les réfuter, il faut sortir de ce champ et couper le sifflet au savant discoureur. Votre article va sans doute apporter de l’eau à mon moulin. Pourriez-vous me donner ses références pour que je le cite dans mes futurs travaux ?

Un grand merci.

Amitiés,

Olivier

 

Paris, le 15 septembre 2005

Cher Michel,

Voilà septembre et j’ai repris depuis quelque temps déjà le chemin des écoliers ! J’espère que vous avez passé un excellent été et que tout le monde va bien.

J’ai appris avec plaisir par la liste des correspondants de Carlos, dans son message concernant la rencontre de Lyon sur l’hétérogénéité du texte, que vous y participiez. Je serai heureux de vous retrouver dans ce contexte tout à la fois universitaire et amical. Je me dis qu’il n’y a pas eu tant de colloques où nous parlions tous les deux (peut-être seulement ceux de Toulouse sur la translatio et celui de Caen sur le rêve ?… ou est-ce moi qui rêve ?) Dans la lignée des interrogations que je vous avais exposées, je pense présenter quelque chose sur le Conde Lucanor (c’est la première fois que je m’attaque à ce monstre sacré et il y aura d’autres monstres sacrés parmi les participants, ce qui est loin de me rassurer). Comme la plupart des intervenants ne sont pas francophones, je pensais parler espagnol, mais Carlos me dit qu’il vaut mieux parler français car des collègues ou des élèves de l’École non hispanisants se joindront sans doute au public. Et vous, sur quel sujet comptez-vous parler ? Nous avons encore quelques semaines pour réfléchir à cette épineuse question de l’hétérogénéité.

Par ailleurs, je me suis plongé dans le Libro de Buen Amor (LBA) avec beaucoup de plaisir (je suis chargé du TD sur le sujet à Paris 3), bien que j’aie dû momentanément le laisser de côté à cause des examens de septembre et autres corvées liées à la rentrée. L’année s’annonce rude avec le dictionnaire de littérature à boucler et, en plus, ma participation au jury d’agrég. (j’ai été « réquisitionné » par Alet Valero pour l’écrit et pour l’oral : ce sera sûrement très intéressant, notamment avec le LBA au programme, mais aussi très lourd).

Si vous le voulez bien, je vous demanderai de temps en temps votre avis sur telle ou telle strophe du LBA, telle ou telle interprétation, etc., car je crois qu’il serait absurde de travailler dans mon coin. La liste Rimar va peut-être reprendre du service à cette occasion, car je ne dois pas être le seul à espérer compter sur la solidarité des médiévistes cette année !

À bientôt. Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 12 décembre 2005

Cher Olivier,

Comme promis, je t’adresse les trois rubriques du dico [Dictionnaire des Littératures hispaniques. Espagne et Amérique latine, Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 2009].

Amitiés, Michel

 

Paris, le 12 décembre 2005

Cher Michel, vos articles, que je viens de lire rapidement, me semblent parfaits. Si seulement les autres collaborateurs m’envoyaient tous des textes aussi précis, concis et clairs, mon travail serait bien allégé ! Hélas, il n’est pas rare que je doive réécrire complètement les articles, en me mettant, en plus, dans une situation embarrassante vis-à-vis des collègues en question.

Je vous remercie très chaleureusement. Votre aide m’est précieuse.

Et maintenant, une demande que je vous fais à ce sujet, la dernière : vous laisserez-vous fléchir et accepterez-vous que votre nom soit finalement mentionné dans le dictionnaire ? Je serais heureux que ça soit le cas, même s’il va sans dire que je comprends aussi vos réticences et que je n’ai pas à discuter votre décision.

Encore merci et à bientôt.

Amitiés,

Olivier

PS : Avez-vous fini Pars vite et reviens tard de Fred Vargas, que vous lisiez à Lyon ? Un régal, non ?

 

Paris, le 15 janvier 2006

Cher Michel,

Avec bien du retard, je vous adresse mes meilleurs vœux pour 2006.

Le rythme est repris et j’essaie toujours d’intéresser mes étudiants au Libro de buen amor, avec des résultats inégaux au vu de leurs copies. Plus le temps passe et plus je me rends compte à quel point c’est une œuvre riche et difficile. Je vais aussi faire quelques interventions dans d’autres universités sur le. Puis viendront les travaux du jury d’agrégation, ce qui ne va pas être une partie de plaisir, je pense.

Je n’ai absolument pas eu le temps de reprendre mon intervention de Lyon [colloque « L’hétérogénéité du texte médiéval » (ENS de Lyon, décembre 2005, actes publiés en ligne dans Atalaya, 11, 2009, https://journals.openedition.org/atalaya/68], d’ajouter les notes de bas de pages, etc.

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 16 janvier 2006

Cher Olivier,

Nous aussi, nous vous souhaitons une bonne, fructueuse et joyeuse année 2006.

Crois-tu vraiment qu’il faille donner à nos communications une tournure écrite ? Je croyais que leur diffusion sur l’internet devrait suffire à satisfaire la curiosité de nos collègues à travers l’univers. C’est la première fois que je me vois et m’entends aussi longtemps et, à ma grande surprise, je ne me déteste pas autant que j’aurais pu le supposer, même si je me laisse aller à de coupables facilités de pédagogue. De là à tomber dans l’autocomplaisance…

Le LBA est un énorme sujet de perplexité pour qui se donne la peine de l’étudier sérieusement. C’est plutôt bon signe : on n’est pas près d’épuiser nos trésors médiévaux.

Amitiés, Michel

 

Paris, le 31 mai 2006

Cher Michel,

Je vous souhaite un très bon anniversaire ! D’après la radio, toujours bien informée pour les sujets anecdotiques, il paraît que l’on n’a pas vu un 31 mai aussi froid en France depuis 1970.

Cette petite pause me sera des plus salutaires : j’étais à Toulouse hier pour la réunion d’admissibilité d’agrég., repars à Madrid pour une table-ronde à la Casa la semaine prochaine (et je n’ai pas encore écrit une ligne), pour enchaîner avec les oraux toulousains jusqu’au 4 juillet.

J’espère que tout va bien pour vous.

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 31 mai 2006

Cher Olivier,

Moi aussi je te souhaite un joyeux anniversaire en si bonne compagnie. Je ne me souviens pas de la température qu’il a fait le 31 mai depuis que je le fête mais le souvenir que j’en garde est plutôt ensoleillé, sans doute parce que je suis d’un naturel optimiste. Depuis quelque temps, c’est moins gai parce que les perspectives d’avenir se rétrécissent : c’est la soixante-cinquième fois aujourd’hui, enfer et damnation ! J’entre vraiment dans l’âge de la retraite.

Bonne fête pour ce soir et mes amitiés pour toi et autour de toi. Michel

PS. Sur quoi porte la table-ronde de la Casa?

_________

Paris, le 13 juin 2006

Cher Michel,

Je rentre de Madrid. La table-ronde de la Casa était consacrée à un beau sujet : « La parole des rois (royaume de Castille et Couronne d’Aragon, XIIIe-XVe siècles) ». Je joins le programme, que je vous ai scanné. J’ai beaucoup apprécié cette rencontre à taille humaine, où nous avions vraiment le temps de nous exprimer et où les échanges n’ont pas été de pure forme. J’ai noué aussi des contacts avec des collègues que je ne connaissais pas ou que je connaissais à peine. Sans compter qu’il est toujours délicieux de passer quelques jours à Madrid pour rompre l’effrayante routine parisienne.

Je joins aussi un fichier nommé « sujets sur le Libro de Buen Amor et Agrég » : il s’agit des sujets que je donne au CNED pour la préparation à l’agrég. sur le Libro de Buen Amor l’année prochaine. Je pense que le sujet de dissertation vous fera sourire et vous rappellera de bons souvenirs.

Je vis avec le LBA en ce moment. D’ailleurs, je pars à Toulouse demain pour les oraux.

Bien amicalement,

Olivier

Préparation à l’Agrégation externe d’Espagnol 2007 Olivier Biaggini

 

Libro de buen amor

I. Sujet de composition en français (dissertation)

« fasta que el libro entiendas, dél bien non digas nin mal,

ca tú entenderás uno e el libro dize ál » (986cd)

À propos de ces vers du Libro de buen amor, Michel Garcia écrit :

« Cette affirmation, selon laquelle le sens du texte échappe, quoi qu’il fasse pour le découvrir, au lecteur le plus attentif, dépasse largement le champ auquel l’auteur entend ici l’appliquer, à savoir son interprétation morale. Elle concerne le sens même de toute littérature, qui ne saurait être épuisé par aucune tentative d’interprétation. Elle semble même affirmer que la recherche du sens est, par définition, vouée à l’échec, dès l’instant où l’on veut circonvenir celui-ci dans sa totalité. Il s’agit ici d’une considération qui concerne toute écriture. Son originalité – voire sa modernité – réside dans le fait qu’elle privilégie la production du texte sur sa réception. Tout se passe comme si l’auteur se ménageait un domaine dont il excluait son lecteur potentiel. »

Commentez et discutez ce jugement en l’appliquant à l’œuvre entière.

 

II. Sujet d’explication de texte en espagnol

Coplas 910-933 (L’entremetteuse).

 

L’Olive, le 31 août 2006

Cher Olivier,

J’ai retrouvé ce message adressé par moi à Valero, peu après ma conférence de Toulouse aux Agrégatifs. Je sais par Carlos que, depuis, vous avez changé de président du jury, même si je me suis empressé d’oublier son nom (ma mémoire devient de plus en plus sélective), mais je ne voulais pas que ce courrier, qui n’a pas mérité même un accusé de réception, se perde tout à fait. Je te l’adresse donc, comme contribution à l’histoire du jury de l’Agrégation d’espagnol, et à toutes fins utiles, puisque tu y es plongé jusqu’au cou.

J’espère que tu as passé de bonnes vacances.

Amitiés, Michel

 

[17-12-2005] Mon cher Valero,

Avant toute chose, je tiens à faire amende honorable, car les propos que j’ai tenus devant toi, en octobre dernier, lors de notre rencontre de Toulouse, sont largement injustifiées. Ils étaient inspirés par une bibliographie très imparfaite qui m’avait été communiquée, je ne sais plus par qui, et qui n’a rien à voir avec celle que le jury a publiée, laquelle est très complète. Donc, au temps pour moi.

Dans ces conditions, je me vois mal donner une leçon aux collègues qui ont fort bien fait leur travail, même si je ne partage pas entièrement leur démarche. Une bibliographie résulte d’un choix et tout choix est discutable, mais le mien ne serait pas nécessairement exempt de critiques.

Je me contenterai donc de quelques suggestions qui pourraient leur être soumises, si tu le souhaites.

 

Éditions

– Ajouter en Texte d’appui l’édition paléographique de M. Criado del Val et Eric W. Naylor, Madrid : C.S.I.C., 1972.

– Traduction française, chez Stock : est-elle anonyme ?

 Catalogue bibliographique. Je recommanderais celui-ci :

– G. Orduna, G. Olivetto, H. O. Bizzari, “El Libro de Buen Amor. Cuaderno bibliográfico n°9”. Boletín bibliográfico de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, fasc. 8 (año 1994), p. 237-376 (1092 entrées). Consultable sur le site de la AHLM.

 Présentation. Pour instaurer un minimum de hiérarchie selon l’importance des travaux proposés, il vaudrait mieux citer d’abord les ouvrages (collectifs ou non), puis les articles.

Ouvrages collectifs. Ajouter :

– Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, y el Libro de Buen Amor. Actas del Congreso Internacional del Centro para la edición de los clásicos españoles (Alcalá la Real, 9-11 de mayo del 2002), a cargo de Bienvenido Morros y Francisco Toro. Alcalá la Real : Ayuntamiento, MMIV.

– Les deux recueils parus cette année chez Ellipses et Le Temps.

 

Ouvrages

– Félix Lecoy, plutôt dans la réédition de 1974, chez Gregg International, à cause de l’Introduction d’Alan Deyermond et de la bibliographie mise à jour (à l’époque).

 

Articles

– La liste est un peu trop copieuse à mon goût et risque d’égarer les candidats au lieu de les guider, d’autant qu’ils disposent aussi des notes explicatives des éditions ; de plus, elle mériterait d’être actualisée en recourant aux bibliographies de certaines des contributions incluses dans les recueils collectifs récemment parus. Je m’exprime mal : au lieu de donner des articles anciens qui sont déjà exploités par l’éditeur du texte, il vaudrait mieux indiquer des articles récents qui peuvent apporter quelque chose de nouveau aux candidats. C’est mieux ainsi ?

J’ai été très touché par la présentation élogieuse que tu as faite de moi devant les étudiants, et je t’en remercie.

Bien amicalement à toi, Michel Garcia

 

Paris, le 1er septembre 2006

Merci, cher Michel, pour cette mise à jour de la bibliographie officielle : elle ne profitera pas à tous les candidats de France, mais au moins aux étudiants de Paris III. J’avais moi aussi signalé quelques bévues à Hélène Thieulin au moment où j’entrais au jury (« Eyerbe-Chaux » au lieu de « Ayerbe-Chaux ») car elle m’avait communiqué la bibliographie avant sa publication, mais les erreurs sont restées. Le président du jury a changé, vous êtes bien renseigné, et avec lui les dates du concours, reculées d’environ 15 jours, ce qui signifie que les oraux se termineront presque à la fin juillet, si j’ai bien compris (mais je crois que c’est le cas pour toutes les agrégations). L’expérience du jury a été pour moi somme toute profitable, malgré le rythme intense, car c’est une occasion d’apprécier le résultat de tout le travail que nous produisons en amont. Certaines prestations étaient un régal. C’est évidemment plus gratifiant que des oraux de deuxième année, avec l’idée aussi que les candidats sont suffisamment mûrs, parfois, pour rendre leur propos vraiment personnel, au-delà des connaissances communes.

Amitiés,

Olivier

 

Paris, le 6 février 2007

Cher Michel,

Voilà bien longtemps que je ne vous avais donné de mes nouvelles. J’ai le plaisir de vous transmettre un tiré-à-part d’un travail que j’avais fait sur la figure de l’homo viator (dans le cadre d’un colloque déjà ancien qu’Estrella Ruiz avait organisé à Caen). Je ne crois pas qu’il soit très novateur et je le considère plutôt comme un prolongement de ma Thèse un peu tard venu. Je pense être maintenant passé à autre chose en m’intéressant à la prose exemplaire et j’aurais préféré vous envoyer un tiré-à-part de mon article sur la parole des rois dans les recueils d’exempla (publié électroniquement dans le dernier numéro d’e-Spania) qui reflète bien mieux mes préoccupations actuelles en termes de recherche.

Bien amicalement à vous, Olivier

 

L’Olive, le 30 mai 2007

Mon cher Olivier,

Je viens de lire en détail ta contribution, que je n’avais fait que survoler lors de la réception du volume. Tu t’es parfaitement bien tiré du traquenard tendu par le thème du colloque : on sait, en effet, à quelles contorsions chacun est condamné pour faire coïncider peu ou prou (plutôt prou que peu dans ton cas) ses préoccupations du moment avec les exigences des organisateurs. Remarque bien que le sujet choisi était fédérateur et pas trop tiré par les cheveux, comme il arrive parfois lorsqu’on veut concilier des époques et des domaines différents.

Je retiens, quand même, que l’essentiel de ton propos concerne la fiction, son statut et ses modalités. Tu me diras si je me trompe, mais j’ai le sentiment que la feinte est avant tout un procédé et, si elle peut enrichir la fiction voire l’obliger à se redéfinir, elle n’appartient pas au même registre. J’ai relevé, à propos de la fiction, des formules vraiment bien venues, tant de Searle (que je n’ai pas lu) que de toi (au bas de la page 407, même si je ne partage pas l’équivalence posée entre feinte et fiction): l’un qui ignore la vérité de la situation tout en croyant la connaître, l’autre qui connaît la vérité de la situation tout en sachant qu’elle est fictive. C’est du grand art.

Justement, tu me dis gentiment que tu as lu ma Pucelle [Juan de Gamboa, La Pucelle de France, Fayard Mazarine, 2007]. N’as-tu pas été frappé par l’importance de la fiction et sa double (ou plus) finalité, au regard de la réalité historique française, et au regard du public castillan (d’hier et d’aujourd’hui), l’un et l’autre se croisant en diagonale (si j’ose dire), puisque la réalité historique ne concerne que tangentiellement un lectorat castillan, et que la fiction n’a de sens pour le lectorat français (d’aujourd’hui, et d’hier ?) que si elle reste dans les limites de la mythification du personnage. Je ne saurais mieux dire combien ces paramètres créent à mes yeux une situation confuse. Ce serait épatant si tu acceptais de t’y coller. Avec ta compétence en la matière, tu feras des merveilles ; en outre, tu ajouteras ainsi la Pucelle (qui n’est pas ma propriété) dans ta besace d’analyste du récit. Qu’en penses-tu ?

À propos de fiction, la lecture du dernier supplément littéraire du Monde, consacré au roman, m’a interloqué, dans la mesure où le point du vue adopté, en se limitant au seul roman, lui réserve l’exclusivité de la fiction. Comment peut-on négliger à ce point l’énorme production -orale autant qu’écrite- qui fait de la fiction sa raison d’être, bien avant l’invention du roman. J’ai tendance à penser que le langage (en tant qu’opération de l’esprit) et l’art de conter sont nés en même temps, et qu’il n’y aurait pas de société humaine sans cela. J’ai honte à le rappeler, après tant de mythologues.

J’espère que tout va bien pour toi et que les copies d’Agrég ne te prennent pas trop de temps.

Amitiés, Michel

PS. Pense à faire acquérir la Pucelle par toutes les bibliothèques que tu fréquentes assidûment (y compris celle du Colegio). Merci.

 

Paris, le 31 mai 2007

Cher Michel,

Je vous remercie beaucoup pour votre lecture (toujours aussi attentive) de mon article sur la fiction. Ces problèmes m’intéressent bien et je pense que si je me lance, tôt ou tard, dans une habilitation, ce sera sur les rapports de la fiction et de l’exemplarité. Vous emboîter le pas et travailler sur la Pucelle ne serait pas une mauvaise idée, je vais y songer ! Il faudrait d’abord que je lise sérieusement le texte dans sa version originale (ce qui me permettra, d’ailleurs, d’apprécier votre traduction d’une façon différente). Une question que je me pose : Gamboa, selon vous, a-t-il assumé pleinement sa « mise en fiction » ? Par là, je me réfère au pacte de lecture : attend-t-il de ses lecteurs qu’ils acceptent les événements décrits comme véritables, comme c’est le cas dans une chronique (dans ce cas, on aurait davantage une falsification qu’une fiction de notre point de vue), ou bien les références aux conventions chevaleresques, les multiples concessions au goût littéraire du public et autres arrangements repérables dans le texte sont-ils autant d’invitations à assumer la fiction qui s’empare de la matière historique ? Mais peut-être que la question même n’a pas grand sens du point de vue de l’écrivain médiéval. Ce qui peut nous mettre aussi sur les traces de la fiction, peut-être, ce sont les emprunts à d’autres genres que vous signalez dans votre postface (genre épistolaire, discours, arts de gouverner) : ces genres ne relèvent pas en eux-mêmes de la fiction mais leur présence plus ou moins diffuse pointe que la relation des faits est parfois, sinon un prétexte, du moins le support d’une recomposition qui les dépasse.

Les spécialistes du Zifar ont parfois insisté sur l’importance de la forme miscellanée dans l’émergence de la fiction romanesque. Il y aurait peut-être une piste dans cette direction.

Recevez mes amitiés.

 

L’Olive, le 31 mai 2007

Cher Olivier,

Je t’avais déjà envoyé mon message quand je me suis souvenu que tu fêtais aussi ton anniversaire aujourd’hui. Je pensais, pour une fois, te précéder, mais « el gozo en el pozo », tu m’as encore battu de vitesse.

Je répondrai plus longuement à ton message, mais je peux, d’ores et déjà, t’indiquer quelques indices d’un jeu sur l’écriture de la part de l’auteur. Cf. p. 78 et n. 1, p. 201, fin du 1er §, sans compter les aveux d’impuissance devant la lourde tâche du conteur. Il a bien conscience d’écrire une fiction, à moins qu’il ne se sente prisonnier de la matière fournie par ses informateurs français.

Amitiés, Michel

 

L’Olive, le 4 avril 2009

[Message adressé à tous les contributeurs de la traduction du Livre de Bon Amour, Stock/Moyen Âge, 1995, membres du séminaire du Centre de Recherches sur l’Espagne Médiévale de Paris 3 (CREM), qui s’est tenu au Collège d’Espagne de la Cité Universitaire de Paris jusqu’en 2001. Olivier Biaggini avait accepté, en outre, de m’accompagner dans l’ultime révision].

Chers amis,

Peut-être aimerez-vous savoir que notre traduction commune du Livre de Bon Amour m’a fourni la matière d’une communication devant un public de Ruizistes convaincus. Le sujet était peu orthodoxe, j’en conviens, pourtant il témoignait d’une intimité acquise de longue lutte avec le poète, qui me semblait convenir particulièrement à un exposé prononcé dans la ville où il est supposé être né [Alcalá la Real, province de Jaén]. J’espère que vous y retrouverez un peu de cette atmosphère chaleureuse et animée qui a accompagné notre travail. Sachez, que pour moi, ce fut un des meilleurs moments vécus dans notre Séminaire.

Recevez mon bien cordial souvenir. Michel Garcia

PS. Je vous signale qu’il me reste quelques exemplaires de notre traduction, certains un peu (à peine) défraîchis. Si, à l’occasion, vous passez par L’Olive, je vous en donnerai avec plaisir.

 

Paris, le 4 avril 2009

Cher Michel,

Merci beaucoup pour votre envoi ! J’ai parcouru votre communication (qui commence avec une référence – consciente ou inconsciente ? – à la carta liminaire de la Célestine) et je vais la lire attentivement, en quête de souvenirs. Les souvenirs de ce séminaire me sont chers… et je me rappelle aussi l’harmonisation finale, qui n’avait pas été une mince affaire, mais qui m’avait obligé à me poser des questions sur l’œuvre que je ne me serais sans doute jamais posées sans cette lecture maniaque du texte qu’exige la traduction. Je me rappelle aussi que vous m’aviez envoyé mon exemplaire alors que j’étais à Madrid et que c’était la première fois que je voyais mon nom écrit dans un livre. Ce détail me fait sourire, d’autant que j’ai une nouvelle à vous annoncer qui réunit elle aussi Madrid et le Livre de Bon Amour.

Recevez mes amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 4 avril 2009

Cher Olivier,

C’est à cause de coterráneo que tu penses à Célestine ? Cela m’avait échappé. En revanche, l’allusion au sermón jocoso et la formule por arte de birlibirloque ne sont pas involontaires. La seconde te parlera sûrement.

Je n’ai pas oublié non plus nos séances estivales de la rue Vergniaud. Confidence pour confidence, j’estimais que cet exercice, alors que tu n’étais pas encore sorti du nid, te serait très salutaire. Je vois que je ne me suis pas trompé.

Je suis très heureux que tu puisses passer une année à Madrid. Je trouve, cependant, que c’est bien court. Il te faudra mettre à profit la moindre minute mais, d’un autre côté, il serait bien dommage que tu ne transformes pas ce séjour en une aventure à deux, car l’occasion ne vous en sera peut-être plus jamais donnée. Or, je sais par expérience que ce genre d’expérience laisse des souvenirs impérissables. Merci, en tous les cas, de m’en avoir donné la primeur, ou presque. Il est rare que je sois informé aussi vite de ce qui se passe dans notre monde.

J’ai la nostalgie de Madrid. Mais j’appréhende d’y croiser trop de fantômes, car nous avons perdu les très chers amis que nous y avions. Je m’étais pourtant promis d’y aller cet hiver, mais je ne m’y suis pas décidé. Peut-être franchirai-je le pas, si mon projet de recherche sur la chronique d’Henri III de Castille prend corps.

Merci de ta fidélité.

Amitiés, Michel

 

L’Olive, le 2 octobre 2009

Cher Olivier,

Je viens de recevoir un exemplaire du Dictionnaire des Littératures Hispaniques. Je te remercie de cette généreuse attention. Grâce à lui, j’ai déjà comblé, à peu de frais, quelques graves lacunes de ma culture littéraire.

Nous serons très probablement à Madrid du 10 au 12 novembre.

J’espère que tout se passe bien pour toi et que tu avances à pas de géant.

Amicalement,

Michel

 

Madrid, le 2 octobre 2009

Cher Michel,

J’espère que le dictionnaire vous plaît. En fait, il contient quelques grosses bourdes (qui, pour la plupart, incombent à l’éditeur…), y compris dans les noms des coordinateurs et contributeurs. Un des points les plus graves, du point de vue déontologique, est que l’éditeur s’est permis d’ajouter un article qui n’était pas prévu (sur Carlos Zafón) sans en avertir le responsable scientifique : le but de la manœuvre est commercial, car cet auteur a été publié par le même groupe de presse… À part ça, la correctrice de chez Laffont n’a pas hésité à modifier beaucoup de choses (pas seulement quant à l’expression et au style, mais aussi sur le contenu, jusque dans les faits et des dates !) dans certains articles de collègues médiévistes : j’avais réagi au moment où j’ai relu les épreuves, mais mon avis n’a pas toujours été suivi. Bref, il y a beaucoup d’imperfections, mais je crois que, globalement, c’est un bel outil et je me suis plu, moi aussi, à vagabonder au fil des pages. En tout cas, je suis soulagé qu’il soit sorti, car il m’a vraiment fait suer sang et eau pendant plus de six ans.

Je serai content de vous voir à Madrid.

J’ai renoué avec la BN ces derniers jours et je travaille sur un très beau manuscrit illustré des Castigos de Sanche IV que vous connaissez sans doute (le MS. C, i.e. MS. 3995). Mon but est d’étudier le rapport entre l’image et l’exemplarité. J’aurai grand plaisir à en parler avec vous. Par ailleurs, en novembre, peu après notre rencontre (à partir du 16), j’irai à Valladolid quelques jours : la Casa m’a demandé de participer à un atelier de formation doctorale pour de jeunes médiévistes espagnols, français et portugais. J’ai pas mal d’autres projets dont je vous parlerai.

Et vous, sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Allez-vous profiter de votre séjour en Espagne pour hanter les bibliothèques (sans doute pas à Madrid, car vous n’y serez que de passage) ? À part Madrid, où comptez-vous aller ?

Bien amicalement à vous,

Olivier

 

L’Olive, le 3 octobre 2009

Cher Olivier,

Il m’est difficile de prendre rendez-vous dès maintenant. Outre que nous avons beaucoup d’amis à voir, nous devrons ménager notre hôte [Enrique Toral Peñaranda] qui se fait une joie de partager des moments avec nous. Or, il a 90 ans et nous devrons nous adapter quelque peu à son rythme de vie. Il faudra donc improviser.

Je n’aurai pas le temps de visiter les bibliothèques mais je songe, en confidence, à me préparer un point de chute pour un séjour d’une certaine durée, car je veux travailler sur la version inédite de la chronique d’Henri III de Castille.

L’objectif principal de ce voyage est de renouer avec des amis que nous avons perdus de vue depuis plusieurs années, à Madrid et en Andalousie (Jaén, Séville et autres lieux) et, ce qui n’est pas négligeable, forcer Michèle à se reposer de ses travaux quotidiens.

Tes recherches m’intéressent toujours. Tu peux compter sur moi pour d’éventuelles lectures, si cela te chante.

Le monde de l’édition a un fonctionnement surprenant, vu de l’extérieur, mais pas tant que cela si on admet qu’ils fabriquent un objet destiné à la vente et susceptible de rapporter des bénéfices substantiels à l’éditeur. Le travail collectif ne fait qu’aggraver les choses en multipliant les ‘décideurs’.

Nous aurons beaucoup de choses à nous dire.

Vale, Michel

 

L’Olive, le 6 février 2014

Chers amis,

Le Comte Lucanor figure au programme de l’Agrégation d’espagnol 2015 et ma traduction, qui est épuisée, va être republiée à l’occasion (après un sérieux toilettage). J’aurai besoin qu’Olivier, qui sait tout sur ce sujet, m’aide à compléter la bibliographie, en y incluant les publications postérieures à 1994. Tu veux bien ?

À bientôt de vos nouvelles,

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 7 février 2014

Cher Michel,

Merci pour vos messages !

El Conde Lucanor devrait, en effet, être au programme de l’agrégation 2015 : il reste un doute, cependant, car j’ai entendu dire (par Hélène Thieulin, qui est entrée au jury cette année) que le jury avait du mal à trouver une édition sérieuse qui ne soit pas épuisée : apparemment, celle de Serés, chez Crítica, n’est plus disponible, même dans sa version allégée, et les vérifications sont en cours pour celle de Sotelo, chez Cátedra. Si la bonne nouvelle de ce retour du Moyen Âge au concours est confirmée, les travaux sur El conde Lucanor vont se multiplier en France, ce qui est une excellente chose. La réédition de votre traduction inaugure ce bel élan ! Je vais vous préparer demain matin et vous envoyer une petite bibliographie d’études parues depuis dix ans : elle sera nécessairement subjective et reflètera mes propres préoccupations, mais vous ferez ensuite le tri en fonction de vos préférences. Je vous propose d’exclure les articles qui ne sont consacrés qu’à un seul exemplum car, sinon, la liste peut être vraiment très longue. En m’en tenant à ce critère, je pourrais me limiter à 20-25 titres : vous me direz si cela convient. Par ailleurs, une proportion importante des titres sera nécessairement en anglais, car c’est aux États-Unis et au Canada que les « études lucanoriennes » ont connu leur renouveau le plus spectaculaire ces dernières années (notamment grâce à deux livres importants, celui de Laurence De Looze, surtout, et celui de Jonathan Burgoyne, dans une moindre mesure).

Je vous récris demain !

Amitiés,

Olivier

 

Cher Michel,

Voici, en document joint, la petite bibliographie sur El conde Lucanor que je vous propose. Si vous avez besoin de quelque chose de plus substantiel, je peux, bien sûr, allonger la liste, notamment en ajoutant des études consacrées à des exempla individuels de la première partie. Vous me direz…

À bientôt !

Bien amicalement à vous, à Michèle et aux enfants,

Olivier

Aïe, j’aperçois une erreur au moment où je vous envoie ma bibliographie… Elle concerne un de vos articles (vous l’auriez corrigée sans moi, mais j’espère qu’il n’y en pas d’autres de ce type dans d’autres références) : votre article sur l’obéissance aveugle est bien de 2011 (et pas de 2001)…

Amitiés,

 

Cher Olivier,

C’est plus qu’il ne m’en faut. Merci infiniment. Je suivrai ton conseil sur les articles consacrés à un seul exemplum. D’ailleurs, mon édition n’a pas d’autre objet que de faciliter la compréhension des textes, d’éviter les contre-sens (même si j’en commettrai moi-même) et d’éclairer quelque peu la composition de l’ouvrage et sa distribution.

Je ne crois pas avoir ton article de Voz y Letra. Ce serait aimable à toi de me l’envoyer (en version numérique, cela m’irait très bien).

Aurais-tu les ouvrages de Burgoyne et De Looze ? Si tel était le cas, accepterais-tu de me les prêter ? Patrice passerait les prendre.

Je suis surpris d’apprendre que le Serés n’est plus disponible (j’ignorais l’existence de la version allégée). Je vais commander celle de Cátedra. Le président du jury m’a assuré que le texte serait bien au programme. Peut-être a-t-il obtenu des assurances de ce côté.

Je me réjouis des bonnes nouvelles de toute la maisonnée. J’espère que vous allez trouver bientôt la nounou dont vous avez besoin.

Merci de tout cœur pour ton aide.

Amitiés,

Michel

PS. Je viens de lire ton nouveau message. Ne te mets pas martel en tête, je ferai les vérifications qu’il faut. D’ailleurs, je n’avais pas l’intention d’inclure cet article de moi.

 

Paris, le 13 février 2014

Cher Michel,

J’espère que vous avez bien reçu ma bibliographie sur le Conde Lucanor. Pour une bibliographie plus systématique (et sans parti pris), j’ai pensé aux bulletins publiés régulièrement sur le site Parnaseo par l’université de Valence. Je vous les adresse ci-joint. Ils concernent toutes les œuvres de Don Juan Manuel, mais les titres relatifs au Conde Lucanor apparaissent dans une section à part. J’en profite par ailleurs pour vous envoyer un de mes nouveaux articles, publié tout récemment dans la revue Crisol (il est daté de 2013, mais, en fait, il est paru il y a quelques jours).

Amitiés,

Olivier

 

Paris, le 3 mars 2014

Cher Michel,

Je ne sais pas de quand date votre message. Vous n’y faites pas allusion aux documents que je vous ai déjà envoyés par mail la dernière fois et je me demande si vous les avez reçus. J’en doute d’autant plus, maintenant, que la réponse à vos deux dernières questions se trouvait dans ces documents.

1. Concernant le numéro du Boletín Bibliográfico consacré à la bibliographie sur Don Juan Manuel : les documents bibliographiques que je vous avais envoyés (et que je vous renvoie ci-joint) le citent, car ils ne font que l’actualiser. Les références sont précisées en introduction. Il s’agit de :

­­– María Jesús Lacarra y Fernando Gómez Redondo, « Bibliografía sobre don Juan Manuel », en Vicente Beltrán, ed., Boletín Bibliográfico de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, 5, 1991, pp. 179-212.

D’après ce qui est précisé aussi, ce Boletín Bibliográfico avait été lui-même déjà actualisé dans Memorabilia, 2 (1998).

3. En ce qui concerne le livre de Salvatore Luongo, je l’avais inclus dans la petite bibliographie personnelle regroupant la vingtaine de titres (parus depuis 1994) qui me semblaient importants (je vous la renvoie également ci-joint). Je ne l’ai pas sous la main, mais je l’ai lu quand j’étais à Madrid il y a trois ans et j’ai trouvé que c’était un bon livre.

J’espère que tout cela ne vous parviendra pas trop tard. Dans tous les cas, s’il vous plaît, envoyez-moi un petit mot afin que je sache si vous recevez mes mails ou si nous avons un problème informatique (ce ne serait pas la première fois qu’internet jouerait un de ses mauvais tours).

Amitiés,

Olivier  

 

Cher Olivier,

Je tiens à te rassurer tout de suite : j’ai bien reçu tes e-mails et en ai fait mon profit, comme n’aurait pas manqué de le dire Lucanor.

Mes questions portaient sur des détails. Je conclus que j’ai bien fait d’inclure Luongo.

Pour ce qui est du Boletín bibliográfico de Gassó et Cie, j’ai eu quelques doutes concernant le lieu de publication des deux premiers Bulletins, mais je viens de les repérer, grâce à toi dans Memorabilia. Donc tout est bien.

Merci pour ton aide.

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 31 mai 2014

Cher Michel,

Je vous souhaite un joyeux anniversaire et une belle journée ensoleillée ! Sauf erreur de ma part, vous devez être en Espagne, au congrès sur le Buen amor : vous passerez donc cette journée dans une atmosphère chaleureuse, entouré de collègues et amis de longue date !

J’en profite pour vous donner quelques nouvelles.

Jean-Pierre m’a dit tout récemment que la nouvelle édition de votre traduction du Lucanor était sortie, mais je ne l’ai pas encore vue. Le Lucanor, vous vous en doutez, continue à bien m’occuper : on vient de me confier la préparation d’un manuel (à rendre pour la mi-juillet, c’est un peu de la folie…) à paraître aux PUF en coédition avec le CNED, dans la collection où Carlos avait publié le sien sur la Célestine. J’y travaille dès que j’ai un moment de liberté mais le temps a décidé de nous filer entre les doigts. Je compte sur nos futures journées à la BN pour bien avancer. Je ne vous parle pas de Paris 3, où une nouvelle réforme laisse notre filière au bord du précipice, car ce n’est pas un sujet décent pour un jour d’anniversaire.

Profitez bien de votre séjour en Espagne et transmettez mes amitiés à Michèle et aux enfants,

un fuerte abrazo,

Olivier

 

Cher Olivier,

J’ai trouvé ton message, hier soir, retour d’Espagne, ce qui explique que je te souhaite ton anniversaire avec quelque retard. Je ne doute pas que tu aies passé une belle journée en ta féminine compagnie, que tu salueras bien dévotement de ma part (et de celle de Michèle).

Je te répondrai plus longuement un de ces jours.

Je t’ai réservé un exemplaire de ma traduction du Conde Lucanor. Je te l’adresserai par la Poste, à moins qu’Ana Botella, qui vient passer ce week-end à L’Olive, n’accepte de te le remettre. Moi aussi, j’ai dû jouer serré, car on ne m’a laissé que trois semaines pour la révision. J’ai intégré l’approche numérique des livres de sentences et aussi du livre des exempla que j’avais publiée peu après la première édition. J’ai aussi revu la traduction, que je trouvais un peu trop « moyen âgeuse ». Mon but n’est pas de lucirme mais bien de fournir des clefs d’interprétation à un lectorat peu habitué au castillan du XIVe et au style de Don Juan Manuel.

Profitez de votre séjour à Madrid.

Miguel

 

Paris, le 19 juin 2014

Cher Michel,

Je viens de recevoir la nouvelle édition de votre traduction de El conde Lucanor, à la couverture blanche fort élégante. La nouvelle mouture de l’introduction, que je viens de lire, me paraît très réussie : les éléments provenant de votre article sur les nombres sont bienvenus et invitent à différents « parcours » au sein de l’œuvre (j’ai même pensé à Rayuela de Cortázar !). Un grand merci à vous pour cet envoi. Je suis sûr que votre traduction sera très utile aux agrégatifs cette année. Je me chargerai du TD à Paris 3 et le CM sera commun à Paris 3 et Paris IV (assuré par Jean-Pierre et Hélène). En ce moment, entre réunions et examens à Censier, j’essaie d’avancer dans la rédaction du manuel que j’ai accepté de faire pour les PUF, mais le temps presse (il me reste seulement un petit mois) et il est bien compliqué de synthétiser de façon pertinente tout ce que j’ai pu lire sur le sujet. Le Lucanor est maintenant une œuvre qui m’est familière et, pourtant, elle continue toujours à résister à un regard trop systématique : je me dis que ce caractère inépuisable est peut-être la marque des grandes œuvres…

Merci encore d’avoir pensé à moi.

J’espère que l’été se présente au mieux pour vous tous.

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Je me réjouis que tu aies reçu ton exemplaire. Grâce à toi, je suis informé que le service de presse a été envoyé par Flammarion, ce que j’ignorais jusque-là.

Si je peux me permettre de te donner un conseil, ne te mets pas martel en tête pour ton livre. Ce n’est pas parce qu’il a abandonné le format du polycopié, qui était celui des publications du CNED, pour adopter celui, plus noble, du volume imprimé, qu’il a changé de nature. Conçois-le comme un cours et rien de plus. Songe à ton public potentiel et tu verras que tu es très largement au-dessus de la gravité de la tâche. Conseil de – vieil – ami.

Nous ne bougerons pas de tout l’été. La perspective de devoir prononcer la conférence inaugurale du congrès Convivio à Rennes, en septembre, menaçait de gâcher mes vacances, mais cela va mieux depuis que je me suis rendu à l’évidence que je devais être modeste dans mes ambitions et surtout ne pas m’imposer une tâche au-dessus de mes moyens. Tu vois, je m’applique à moi-même les conseils que je donne à autrui.

Amitiés,

Michel

 

L’Olive, le 15 novembre 2014

Cher Olivier,

Je te trouve bien modeste lorsque tu qualifies ton Gouvernement des signes de « petit ouvrage ». Je suis bien placé pour savoir que délaisser l’érudition pure pour une vulgarisation exigeante n’est pas de tout repos. Tu as dû vivre des moments difficiles, d’autant que les délais d’écriture étaient bien réduits (les éditeurs ont bien de la chance de trouver des auteurs aussi complaisants). Le résultat rend bien compte de l’originalité de tes travaux personnels sans négliger la part de compilation qu’exige une préparation à l’agrégation.

Bravo et merci du beau cadeau.

Amitiés,

Michel

 

L’Olive, le 11 février 2015

Cher Olivier,

Mon petit compte rendu du livre d’Antonio Chas m’a valu de recevoir la dernière livraison du Boletín de la Biblioteca de Menéndez Pelayo, dans laquelle j’ai découvert ton article sur Urraca et la Vierge. Je l’ai dégusté comme il se doit et je peux t’assurer que, malgré de mauvaises habitudes acquises à la lecture des travaux universitaires de mes élèves, du temps où j’exerçais encore, je n’y ai pas trouvé à redire. Bien au contraire, j’ai apprécié ta maîtrise du raisonnement et ta rigueur méthodologique, qui font de tes travaux l’expression idéale de l’esprit français tel que je l’entends. C’est très érudit mais cela ne tourne pas à vide, comme cela arrive trop souvent, non seulement dans la critique littéraire mais aussi dans les exposés philosophiques.

Cette nadería que je t’adresse en fichier joint porte aussi sur le Libro de Buen Amor Mas alto que la Mota (1229c). Divagaciones sobre un hemistiquio del Libro de Buen Amor.]. Elle vient d’être publiée dans les Actes du Congrès sur l’Arcipreste d’Alcalá la Real [Congreso homenaje a Alberto Blecua, MMMXIV], qui a eu lieu en mai dernier. Cela faisait longtemps que je souhaitais titiller nos spécialistes dont les cheveux se hérissent dès que l’on évoque la thèse de Criado del Val sur l’origine alcalaïne de Juan Ruiz. Comme tu pourras le constater, j’ai ménagé leur susceptibilité au-delà du raisonnable. Il est vrai que je ne suis pas non plus un très chaud partisan de cette thèse. Mais enfin, les gens de La Mota ont droit aussi à quelques satisfactions.

Je me mets aux pieds de ces dames et t’envoie un salut fraternel,

Michel

 

Paris, le 14 février 2015

Cher Michel,

C’est que vous me feriez presque rougir… Merci beaucoup d’avoir lu mon article : j’ai eu grand plaisir à l’écrire (ça se sent peut-être). Un grand merci pour votre article, sans aucun doute bien plus informé que le mien, que je lirai avec l’intérêt le plus vif. En cette année juanmanuéline, un peu de buen amor me fera le plus grand bien !

J’espère que vous vous portez bien, Michèle et vous.

Olivier

 

L’Olive, le 6 novembre 2018

Cher Michel,

Merci de partager la nouvelle de cette publication [Pedro López de Ayala, Traité de fauconnerie et d’autres oiseaux de vol, Traduction et commentaire de Michel Garcia. Genève, Librairie Droz, 2018]. Vous devez être heureux d’avoir mené à bien ce beau projet. Je vais demander à la BU de Censier de commander le livre. Vous devez être aussi sur le point de boucler votre nouvelle édition du Rimado, n’est-ce pas ? Ayala est décidément à l’honneur.

J’espère que tout va pour le mieux pour Michèle et vous.

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Le projet de traduction du Traité de fauconnerie tenait, en effet, de la gageure, étant donné mon ignorance crasse en matière de chasse, d’ornithologie, de botanique et d’art vétérinaire. Je n’avais pour moi que ma familiarité avec l’auteur, qui ne cesse de s’affiner avec le temps. Je suis parvenu à combler suffisamment ces lacunes criantes pour fournir un ouvrage qui, je pense, tient la route. Il faut dire aussi que j’ai bénéficié d’aides de qualité, à commencer par celle du directeur de la Bibliotheca cynegetica, Baudouin Van den Abeele, Professeur à Louvain la Neuve. Une autre de mes satisfactions a été de publier ma traduction à la Librairie Droz, 80 ans après l’édition de la Thèse de Félix Lecoy sur le Livre de Bon Amour. Enfin, ce qui ne gâte rien, le volume, relié en toile rouge, est fort beau.

À propos de mes autres publications, sache que ma Chronique de Jean II (années de la minorité) vient de sortir dans la collection Textos recuperados des Ediciones Universidad de Salamanca. C’est un travail énorme : deux volumes pour un total de 1000 pages, avec transcription, Introduction, Index et un double apparat de notes (variantes et notes explicatives). J’ai mené de front les deux ouvrages sur un peu plus de dix ans et ils sont sortis pratiquement la même semaine. Ce qui implique que j’ai dû corriger simultanément les jeux d’épreuves de l’un et de l’autre.

Sur ces entrefaites, au mois d’avril, par une indiscrétion d’un collègue espagnol, j’apprends que le Rimado est inscrit au programme de l’Agrégation. Or, je m’étais engagé auprès de mes collègues de Vitoria, lors de l’hommage solennel qui fut rendu à Ayala pour les 600 ans de sa mort, en 2007, à leur proposer une nouvelle édition. Jusque-là j’y avais travaillé de façon très irrégulière, dans les loisirs que me laissait la préparation des deux autres ouvrages, entre autres occupations. Si les textes étaient à peu près établis, il me restait énormément de travail encore à accomplir sur l’Introduction, les notes et les Index. Étant donné la date tardive de l’annonce, j’ai d’abord envisagé de continuer à œuvrer à mon rythme à la préparation du livre d’Ayala et de m’en tenir à la finition des deux autres ouvrages. À la réflexion, j’ai considéré que c’était dommage de ne pas offrir aux candidats le fruit de mes recherches, qui aboutissent à une édition qui rompt radicalement avec les précédentes, y compris celle qui a été inscrite au programme. Je me suis donc mis à la tâche d’arrache-pied, au point d’assister quasiment chaque jour depuis mon bureau au lever du soleil tout au long de l’été. Fin octobre, j’ai remis l’original à mes éditeurs. La publication est prévue pour l’année 2019. J’aimerais que ce fût au tout début de l’année pour que les candidats de cette session puissent en profiter. Mais je ne peux rien garantir. Espérons que ce ne sera pas l’édition des occasions perdues. Je dois à la vérité de dire que mon édition, dans la mesure où elle remet en question bien des préjugés sur le Poème, risque de compliquer sérieusement la tâche des Préparateurs et des candidats qui seront souvent confrontés à des choix difficiles. Mais je pense aussi que, loin de compliquer l’accès au texte, elle le facilitera grandement, tant il est vrai que j’ai pensé avant tout à un public d’étudiants qui ressemblent beaucoup aux candidats de notre Agrégation.

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 3 mai 2019

Cher Michel,

Je me réjouis d’apprendre que votre nouvelle édition [du Rimado de Palacio] est publiée ! Je sens qu’elle va apporter du nouveau, ce que le titre retenu semble déjà annoncer. Je ne la trouve pas encore sur le site internet de l’éditeur ni sur celui des librairies en ligne, mais cela ne saurait tarder. Elle sera sans aucun doute très utile aux agrégatifs : l’édition au programme du concours, qui est celle d’Hugo Bizzarri, offre de bons outils de travail (notamment pour comparer la dernière partie de l’œuvre au texte des Morales), mais elle n’est pas exempte d’erreurs (le nombre de coquilles est assez élevé). Pour ma part, au terme de cette première année de travail sur le Rimado, je ne me sens pas encore à l’aise avec les questions de critique textuelle (on lit sur le sujet beaucoup de choses contradictoires), et je crois que nous attendons tous une édition qui présente des partis pris clairs à ce sujet. La plupart de nos étudiants ont bien « accroché » au Rimado, ce qui n’était pas gagné, d’autant qu’il m’a fallu du temps, à moi aussi, pour trouver du plaisir à fréquenter ce texte exigeant.

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Ton message me va droit au cœur et me console un peu d’un autre accusé de réception glaçant que j’ai reçu à cet envoi que j’avais adressé à tous les médiévistes de France et de Navarre.

Rassure-toi : les exemplaires sortent à peine de l’imprimerie et je n’ai pas encore reçu ceux qui me reviennent, mais j’ai voulu prendre les devants. Ce qui me réjouit, c’est que tu penses que cette nouvelle édition puisse être connue des agrégatifs, ce qui ne me semblait pas aller de soi. Une édition nouvelle, alors que les programmes du Concours sont déjà fixés pour deux ans, constitue un élément perturbateur que la machine administrative ne pardonne pas. Et j’ai eu la faiblesse de penser, contre toute raison, qu’on pourrait la recommander in extremis dans le programme de la session de 2020 comme texte complémentaire. Est-ce ma faute si l’inscription de l’œuvre au programme s’est faite sans même me consulter, comme si le fait d’avoir pris ma retraite m’avait rendu transparent, pour ne pas dire plus ? Sans doute a-t-on trouvé là l’occasion de faire une bonne manière à un collègue apprécié et ménager un de ces famosos qui aiment tant à être flattés.

Ce qui m’a poussé à refaire mon édition, c’est d’abord que la précédente (1978) ne me satisfaisait plus, mais c’est aussi que je voulais sortir d’une approche que je juge dépassée, celle que les disciples de Germán Orduna s’entêtent à considérer comme indépassable. Car l’édition de Bizzari a tout d’un culte rendu au maître disparu. À mes yeux, elle n’apporte rien de nouveau et néglige ce qui me paraît être essentiel, mais ce n’est pas nouveau chez nos collègues médiévistes, c’est-à-dire une réflexion sur le processus d’écriture, ce qui revient à inscrire une œuvre littéraire dans l’histoire de son auteur et, à travers elle, dans celle de son époque. C’est cela qui lui donne son sens véritable et, pour nous aujourd’hui, son intérêt principal, et non pas la considérer comme une relique à laquelle il faut rendre un culte.

Je suis navré que tu aies eu du mal à prendre la mesure du texte et que tu n’aies pas songé à te tourner vers moi. C’est bien volontiers que j’aurais tenté de répondre aux questions que tu te posais, comme je l’ai fait avec Carlos Heusch, avec qui j’ai eu des échanges passionnants. Je ne comprends pas cette réserve que mes anciens étudiants semblent éprouver à me solliciter. Est-ce timidité de leur part ou considèrent-ils que je ne m’intéresse plus à la recherche ? Je me perds en conjectures. En tout cas, dans l’avenir, n’hésite pas.

Je crois que tu vas être surpris lorsque tu découvriras ma version du Rimado, que j’ai d’ailleurs rebaptisé pour l’occasion. J’ai la faiblesse -ou l’outrecuidance- de penser que mon cher Pero López ne m’aurait pas complètement désapprouvé.

Sache aussi que je conserve dans mon grenier un nombre important d’exemplaires de mon Obra y personalidad…, que je mets gratuitement à la disposition de qui en veut, à condition que je n’aie pas à en faire l’expédition. Mais, comme je te l’ai souvent dit, notre maison est largement ouverte.

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 17 juin 2019

Cher Michel,

Je reviens de Censier, où une belle surprise m’attendait. Un grand merci à vous pour l’envoi, par les bons soins d’Eric (Beaumatin), de votre nouvel opus ! Cela me touche beaucoup. Figurez-vous que je l’avais commandé à l’éditeur de mon côté et que je venais de le recevoir : c’est très bien ainsi, car j’aime avoir un exemplaire de travail, à annoter sans scrupule et sans remords, et un autre, moins manipulé, que je garde au chaud (il va sans dire que c’est la version dédicacée qui restera intacte). L’édition est visuellement très élégante… et je vais m’empresser d’aller la regarder de plus près dès que j’aurai un moment à moi. Je ne manquerai pas de vous faire part de mes impressions et, peut-être, de mes questions. Même si l’édition au programme de l’agrégation reste l’année prochaine celle de Bizzarri (qui offre de bons instruments de travail, mais un texte parfois peu fiable en raison des coquilles), nos étudiants ne pourront faire l’impasse sur la vôtre et je prendrai le temps de la leur présenter à la rentrée. Votre production est impressionnante ces derniers mois !

Je vous récris avant notre départ en vacances, prévu pour le 7 juillet. J’espère que l’été à venir se présente au mieux pour vous.

Encore merci pour ce beau cadeau !

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Tu m’as pris de vitesse. Je savais que je verrais Eric, aussi ai-je renoncé à t’expédier l’exemplaire par la Poste. Mal m’en a pris.

Le Servicio Editorial de l’Université du Pays Basque m’a gâté en matière de présentation.

Quant au contenu, tu constateras par toi-même que mon édition n’a plus grand-chose à voir avec les précédentes (y compris la mienne de 1978). Si tu le veux bien, on pourra le commenter au fur et à mesure de ta lecture. Tu sais que je suis un partisan enthousiaste des échanges érudits.

Je me remets peu à peu du surcroît de travail que je me suis imposé ces derniers mois. Mais j’aurais mauvaise grâce à me plaindre, tant les éditions sont belles.

Nous allons passer des vacances calmes à L’Olive, dont les murs épais nous protégeront des excès de chaleur.

Bonne lecture.

Amitiés,

Michel

PS. Je joins le bon de commande que m’a transmis l’UPV, même si je présume que tu l’as déjà puisque tu as commandé le volume ; mais tu pourras le communiquer à d’autres collègues chargés de la Préparation ou même au libraire de la Fac, s’il existe toujours.

 

Paris, le 6 juillet 2019

Cher Michel,

J’ai commencé à lire votre Libro del canciller et je suis séduit par le parti pris d’ensemble qui consiste à considérer le processus de l’écriture plutôt que son strict résultat. Pour l’instant, je me suis penché sur votre argumentation relative à la première partie de l’œuvre (au sens large : chansonnier inclus) et je trouve vos remarques fort stimulantes, ne serait-ce que parce qu’elles remettent sur la table des points un peu trop hâtivement considérés comme acquis par d’autres. J’y retrouve une méthode que je sais vôtre et que je vous ai vu pratiquer depuis longtemps : accorder toute l’attention possible aux indices formels et ne se risquer à l’interprétation qu’une fois épuisés les ressorts de cette première étape. Votre démarche n’a pas simplement pour but d’établir des faits, mais elle invite le lecteur à se poser des questions similaires aux vôtres, ce qui est peut-être aussi important, voire davantage. J’en profite donc pour vous poser quelques questions ou évoquer des points qui ont particulièrement retenu mon attention.

1. Concernant la datation de la composition de la première section (au sens strict : tout ce qui précède le chansonnier), vous mettez en valeur le rôle fondamental des strophes 716-718, pivot entre deux temporalités narratives et, sans doute, entre deux strates rédactionnelles. Pour autant, est-il nécessaire de penser que « Quando aqui escriuia » (717a) renvoie à l’intégralité de ce qui précède ? Cet « aqui », par ailleurs un peu incongru (on aurait pu attendre : « Quando esto escriuia » : l’adverbe de lieu renvoie à la page que le lecteur a sous les yeux et, pourtant, l’imparfait coupe le lien avec le présent), recoupe-t-il obligatoirement le poème depuis la strophe 1 ? Ne peut-on pas imaginer que la confession rimée (et, a fortiori, les toutes premières strophes de l’œuvre) ait été rédigée après la captivité d’Obidos ? Il est assez fréquent que la pièce d’ouverture soit composée en dernier même si, je vous l’accorde, dans le cas du Rimado, on n’a pas vraiment un prologue canonique.

2. En lien avec ce premier doute, vos remarques sur l’hétérogénéité de la première section ont suscité tout mon intérêt car, moi aussi, lorsque j’ai lu le Rimado pour la première fois, j’ai été surpris par la combinaison pas toujours harmonieuse des considérations sociopolitiques et de l’effusion de la prière. Vous suggérez (p. 21) que le développement consacré au Schisme ainsi que le discours sur les états de la société (le speculum mundi, en somme) pourrait être un ajout, le noyau primitif étant donc la confession rimée et la rogaría. Cette hypothèse vous est-elle suggérée par l’unité d’une tonalité lyrique qui serait commune à ce noyau et aux pièces du chansonnier ? Ne pourrait-on pas envisager cependant l’inverse : le discours sur le Schisme et sur les états du monde pourrait être premier et la confession (ainsi que les prières) auraient été ajoutées ensuite pour mieux souder tout cela au chansonnier ? Une piste pourrait être recherchée du côté de l’usage des sources. Par exemple, dans la satire des marchands, l’utilisation de la Summa de Guillaume Perault peut-elle se réduire à de simples réminiscences ou nous dit-elle qu’Ayala avait le texte latin sous les yeux ? Dans ce dernier cas, est-ce compatible avec les conditions de sa captivité à Obidos ? Je n’ai guère d’arguments, mais je n’ai pas bien compris non plus ce qui vous fait pencher dans l’autre sens.

3. Pour le chansonnier, j’ai été particulièrement content de vous lire parce que, de façon intuitive, je m’étais persuadé dès l’été dernier que c’est la seconde occurrence de la composition « Señora muy franca » (et non la première) qui est à sa place originelle. Vous donnez des arguments qui me convainquent tout à fait. Pour moi, empiriquement, c’était lié à une question de symétrie de l’ensemble du chansonnier : si on reproduit les deux occurrences de ce poème, le Traité du Schisme n’occupe pas exactement la place centrale ; en outre, si on ne retient que la seconde occurrence, un autre effet de symétrie se fait jour entre les deux compositions en cuaderna vía, qui se retrouvent respectivement en position 3 et en position 11 (le centre, en position 7, étant occupé par le Traité du Schisme). Enfin, « Señora muy franca » n’a pas recours au motif de l’emprisonnement, comme les autres poèmes situés avant le Traité du Schisme. Tous ces éléments ne font que confirmer, à mes yeux, votre parti pris.

4. Je suis un peu moins convaincu par la distinction thématique que vous établissez entre prières (avant le Traité du Schisme) et matière mariale (après le Traité), dans la mesure où certaines prières du premier groupe sont centrées sur la Vierge, comme vous le précisez vous-même, et où toutes les compositions mariales du second sont aussi des prières. Du point de vue thématique, je verrais plutôt l’évolution d’une piété fondée sur la requête (demande de libération, y compris en usant d’arguments proches du chantage, comme dans l’oraison narrative) à une piété fondée sur la louange : de plus en plus délié de sa fonction utilitaire, le poème peut exalter sa propre dimension esthétique (je souscris entièrement à vos remarques sur la dernière composition, qui est une pièce maîtresse, où ce n’est plus l’humble pénitent qui s’exprime, mais le poète conscient de son art, de ses « loores de grant valía », la humildança passant alors du côté de la Vierge). Je lis tout le cancionero comme un itinéraire de la voix orante qui parviendrait à dépasser la fonction instrumentale de la prière (afin que « la réponse précède la demande », pour reprendre la belle formule d’Olivier Boulnois). Qu’en pensez-vous ?

5. J’ai été un peu déstabilisé (tant mieux !) par vos remarques sur le Traité du Schisme. Le fait que la troisième pièce du Traité, la suplicaçión, renvoie à la concurrence entre les deux papes élus, comme les strophes 189 et suivantes, suffit-il à conclure qu’elle a été rédigée avant les deux autres ? Cette antériorité ne me paraît pas si évidente, d’autant que l’on s’explique mal, dans ce cas, pourquoi Ayala l’aurait placée en troisième position une fois rédigées les pièces datées de 1398 et de 1403. Dites m’en davantage, si vous voulez bien, sur ce qui vous a mis sur cette piste.

6. Enfin, un point qui n’est qu’un détail : pensez-vous vraiment que les vers des huitains du Traité du Schisme suivent le schéma métrique de l’alejandrino (p. 26) ? Il me semble qu’il faut fermer les yeux sur énormément d’irrégularités pour le soutenir. Je penche plutôt pour l’interprétation de Gómez Redondo, qui voit là un verso de arte mayor (qu’il appelle adónico doblado) déjà plein et entier, à savoir un vers plus du tout fondé sur le décompte syllabique mais sur la présence d’un schéma prosodique fixe, quitte à malmener les règles de l’accent tonique. Ces pièces tardives du Rimado seraient donc celles qui innoveraient le plus du point de vue métrique (conserve-t-on des cas de verso de arte mayor avant le Rimado ? Très peu ou pas du tout ? Je ne sais pas).

J’espère pouvoir me pencher bientôt sur vos raisonnements relatifs à la dernière section de l’œuvre, consacrée à Job. C’est la partie du Rimado qui est sans doute la plus complexe malgré sa forte unité thématique. Elle fait peur aux agrégatifs (… et à leurs préparateurs) plus que toutes les autres. Il faut dire que cela tient en partie aux éditions qui, jusqu’à votre Libro del canciller, juxtaposaient les parties finales des deux manuscrits sans trop s’interroger sur l’unité possible de cet ensemble artificiel. A priori (mais je suis loin de maîtriser encore tous les éléments à prendre à compte), il m’apparaît que votre choix éditorial radical a le mérite de rendre le texte praticable, mon scrupule immédiat étant tout de même que les strophes finales du Ms. E sont les seules qui offrent à mes yeux un colophon en bonne et due forme (même si on peut discuter ce point aussi…). Je n’aurai pas le temps de continuer ma lecture dans les jours qui viennent (j’ai deux articles pressants à finir et j’ai reculé d’une grosse semaine mon départ pour Saint-Malo pour les boucler…), mais j’emporterai avec moi votre Libro del canciller et je compte bien m’y replonger aux alentours du 20 juillet.

J’espère que l’été s’annonce serein pour vous. De mon côté, le transfert en Bretagne m’obligera heureusement à abandonner une cadence infernale qui me laisse au bord de l’épuisement. Or, bien des choses qui m’ont occupé dans les affaires courantes de la fac n’ont malheureusement qu’un intérêt bien limité…

Amitiés à vous, à Michèle et à tous,

Olivier

 

Cher Olivier,

Tu es un lecteur redoutable, ce dont je me félicite. Je voudrais que ma réponse fût à la hauteur de ton attente. Je sais que tu as d’autres chats à fouetter (à propos, quels sont ces articles pressants sur lesquels tu travailles ?) mais je n’attendrai pas le 20 juillet pour te répondre. J’espère que tu ne m’en voudras pas.

1. Je ne connais pas de moyen de savoir à quoi se réfère très précisément le vers 717a, mais on pourrait y voir un commentaire strictement limité à la strophe 716. Cette interprétation littérale me paraît même indiscutable. Il suffit d’observer que rien dans les strophes 715 et immédiatement antérieures peut justifier la précision qu’il fournit. L’appliquer au récit des malheurs de Fernán Sánchez n’a guère de sens. Ceci admis, le vers 717a mentionne très expressément une situation, celle de la captivité, qui, elle, appartient à une temporalité longue, dont rien ne permet d’affirmer qu’elle ne correspond pas à la durée de rédaction de la totalité des 716 premières strophes. Pourquoi ne pas l’admettre ? Sur quels critères mettre en doute une telle hypothèse ? Considérer que la confession rimée ait pu être composée plus tard, et que son insertion dans l’ouvrage répond à des pratiques fréquentes dans la littérature médiévale me semble un pari très risqué. Où mieux qu’à Obidos, alors qu’il craint pour sa vie, Ayala aurait-il pu rédiger sa confession ? Comment même ne pas envisager qu’il s’agit au contraire du premier texte qu’il ait rédigé ? L’interprétation qu’on adopte de ce vers 717a est directement tributaire de l’idée que l’on se fait de la nature de l’œuvre. Peut-on s’en remettre à une pratique plus ou moins avalisée dans la littérature médiévale, s’agissant d’un ouvrage aussi peu normatif ? La présence de la confession au début de l’ouvrage ne répond pas forcément à des critères esthétiques ou littéraires. J’y vois, pour ma part, la traduction d’une urgente nécessité imposée par de tragiques circonstances.

 

2. Est-il possible d’envisager que le premier texte qu’Ayala ait rédigé à Obidos soit une critique du gouvernement de l’Eglise ? Que la situation provoquée par le Schisme l’ait profondément affecté, comme elle devait affecter tout chevalier lettré de l’époque, c’est à n’en pas douter. C’est pour cette raison qu’il introduit ce fragment juste après sa confession personnelle. Dans la recherche des causes des épreuves auxquelles il est soumis par décision divine, dès l’instant où il entreprend de regarder au-delà de sa petite personne, il songe évidemment à la cause première, celle qui est la plus susceptible d’avoir provoqué la colère de Dieu, à savoir le Schisme. Faut-il s’en étonner ? Peut-être est-ce le moment de se demander si on ne commet pas un contresens en considérant le Livre comme un ouvrage conçu pour être diffusé, et soumis, par conséquent, à une organisation interne qui vise un public de lecteurs potentiels. Certaines des œuvres d’Ayala ont fait l’objet de nombreuses copies (Traité de fauconnerie, Chroniques). Ce n’est pas le cas du Livre dont j’ai tout lieu de penser qu’il a d’abord été pensé comme un écrit privé, et qu’une diffusion a pu être envisagée seulement à l’intention d’un public très limité, qui n’était pas considéré à proprement parler comme un récepteur de l’ouvrage mais plutôt comme un témoin de l’entreprise d’autojustification qu’Ayala a menée à la fin de ses jours.

 

3. Dont acte. Je pense que cette structuration du chansonnier devrait éclairer grandement tes étudiants et les empêcher de considérer cette anthologie comme une compilation fourre-tout.

 

4. Je partage ton analyse, à ceci près qu’elle ne trouve tout son sens que dans l’inscription temporelle des différentes séries. Les premiers poèmes dédiés à la Vierge relèvent du genre de la requête (au point que la promesse de pèlerinage à Quejana adopte la forme de la copla cuaderna), parce qu’ils ont été composés à Obidos, ce qui n’est pas le cas des derniers. De ce point de vue, cette différence est éclairante sur ce que l’on peut savoir de la genèse du Livre.

 

5. Je comprends que cette hypothèse te trouble, car elle paraît aller à l’encontre d’une organisation rigoureuse de l’ouvrage. Mais ne peut-on pas admettre que la nécessité de zurcir des fragments composés à des époques différentes a pu mettre Ayala (ou un compilateur tardif, après tout) dans l’embarras. Ce qui empêche d’insérer ces strophes à l’intérieur du premier fragment consacré au Schisme tient à des exigences formelles, les mêmes qui autorisent à le faire dans le Traité. Ce que je trouve intéressant, c’est que le rapprochement laisse entendre que les écrits d’Ayala sur le Schisme ont pu adopter une forme figée : le Traité proprement dit devait être complété par une adresse au roi à qui il était destiné, car c’est son statut de conseiller du roi qui autorisait Ayala à se mêler au débat du Schisme. Il n’avait pas qualité pour le faire à titre personnel. L’insertion de ce fragment ancien à ce moment du Livre a de quoi surprendre, en effet, mais on peut l’attribuer à un réflexe de compilateur qui ne veut rien laisser perdre. C’est un des points qui me fait penser que quelqu’un d’autre qu’Ayala a pu intervenir dans la touche finale (celle qui nous est parvenue). On peut élargir l’hypothèse à la constitution des deux codex E et N. Il y a là matière à réflexion.

 

6. Ma plume a fourché. Je voulais dire que les hémistiches du Traité du Schisme sont des hexasyllabes. Je n’aurais pas dû employer l’adjectif alejandrino, qui est malvenu. Par ailleurs, que le nombre d’accents et leur lieu d’apparition soient un élément aussi décisif pour la caractérisation des vers que la quantité syllabique est généralement admis depuis longtemps (je pense aux travaux de René Pellen).

Il est normal que la technique d’un poète aille s’affinant au fur et à mesure qu’il avance dans la maîtrise de son art, mais il me semble, en outre, à en juger par la grande variété des recours auxquels il soumet ses vers, tant dans l’agencement des rimes que dans la diversité de ces dernières, qu’Ayala était particulièrement enclin à la virtuosité, au point de ne pas proposer deux schémas formels identiques dans son anthologie finale. Je pense, en effet, que notre don Pèdre est un des premiers pratiquants de l’arte mayor, c’est-à-dire de la strophe de huit vers à hémistiches hexasyllabiques (pour ne pas s’en tenir au seul vers, comme tend à le faire Navarro Tomás), et peut-être un de ses « inventeurs » en Castille. Qu’il l’ait appliqué à un sujet aussi grave que le Schisme inscrit ce nouveau « genre » dans une conception savante de la poésie, dans le prolongement de la copla cuaderna.

 

J’espère ne pas être trop elliptique, mais c’est notre premier échange et je ne veux pas t’assommer de considérations de toute sorte. Je voudrais, cependant, que tu comprennes bien -et les autres Préparateurs avec toi, si c’était possible, que seule une vision d’ensemble fondée sur la démarche d’Ayala telle qu’elle se laisse percevoir en particulier à travers des apparents manquements à la cohérence du texte dans l’état où nous l’avons reçu, aussi bien dans les témoignages manuscrits que dans les éditions, peut nous éclairer sur la conception et sur la réalisation de l’ouvrage. C’est ainsi que tu as raison de considérer que les dernières strophes du codex E s’apparentent à une finida, même s’il y manque l’élément formel (reprise de rimes dans les dernières strophes) que l’on trouve dans l’autre finida, celle des coplas 1506-1507. Il faut l’admettre et s’interroger sur la présence de deux codas dans un même texte. Personnellement, je l’interprète comme la preuve d’une démarche au long cours à laquelle l’adaptateur songea plusieurs fois à mettre le point final. Ce qui est intéressant dans la comparaison entre ces deux finidas, c’est que celle du Ms E est d’une nature analogue au commentaire qu’Ayala insère à la fin de plusieurs fragments du Traité sur le Schisme, attitude dictée par son statut qui, du moins à ses yeux, ne l’autorise pas à se mêler de débats qui le dépassent. C’est une position habituelle et somme toute logique. Les strophes 1506-1507 n’ont pas été composées dans cet esprit. Ayala n’hésite pas à formuler ce qu’il estime être la leçon principale du commentaire de Grégoire. Ce changement d’attitude témoigne de ce qui sépare une adaptation du texte de saint Grégoire conçue sans autre perspective que celle de s’exercer à rendre compte du texte pour lui-même, de celle qui a pour but de prolonger une réflexion personnelle afin de lui donner une dimension plus large, voire universelle. Dans les deux cas, le texte support est le même mais l’usage qui en est fait est radicalement différent. Nous sommes victimes d’une illusion d’optique parce que nous confondons le matériau grégorien recueilli dans les deux codex avec l’adaptation spécifique et orientée qu’Ayala compose dans le but de l’incorporer à son Livre. Je pense que l’idée de composer une troisième Partie à son Livre, idée tardive au demeurant (postérieure à la composition des deux Premières, comme la deuxième le serait par rapport à la Première), l’a incité à considérer le commentaire de Grégoire autrement qu’il ne l’avait fait jusque-là. Ceci ne se fait pas au détriment des adaptations précédentes qui avaient leur justification, et c’est ce dont les deux codex témoignent dans leurs fragments finaux.

Il y aurait beaucoup à dire encore mais nous en reparlerons, si tu veux bien, lorsque tu te seras familiarisé avec ma Troisième Partie.

Amitiés,

Michel

 

Le 20 juillet 2019

Cher Michel,

Je vous suis vraiment reconnaissant pour vos réponses détaillées à mes interrogations, qui m’aident beaucoup à progresser dans la compréhension de l’œuvre tout en déclenchant de nouvelles questions (et c’est tant mieux).

Sur les points 1 et 2, vous me convainquez, sauf peut-être sur un point : j’ai beaucoup de mal à lire la confession comme une pièce « privée », motivée par le traumatisme de la captivité d’Obidos, et je crois qu’elle a d’emblée été conçue pour être diffusée ou, au moins, offerte au regard d’autrui (sinon, une confession auriculaire auprès d’un prêtre aurait suffi et elle aurait eu, d’un point de vue chrétien, une valeur sacramentelle à laquelle cette pièce littéraire ne saurait prétendre). Dès la strophe 7 (deux derniers vers), se manifeste le souci d’être compris par un destinataire qui n’est pas Dieu et, de façon constante ensuite, on observe une alternance entre une deuxième personne qui désigne Dieu et une deuxième personne qui désigne un destinataire humain qu’il s’agit d’inciter à se confesser lui-même. Le « yo » confessant devient presque alors un « yo » confesseur. Je ne partage pas non plus tout à fait le point de vue d’Erica Janin, qui pousse cette logique très loin en affirmant que la confession est un pur artifice et que le « yo » qui s’y exprime est totalement délié de la personne d’Ayala (son article est stimulant, même s’il pèche sans doute par un excès de systématicité). Je me placerais entre votre conception et celle de Janin, car l’implication du « yo » autobiographique dans la démarche confessionnelle est précisément donnée comme le gage de sa légitimité pour qu’il puisse assumer ensuite un discours de prédication (fonction en principe interdite aux laïcs : la reprise de la tradition formelle du mester dit déjà en elle-même qu’Ayala endosse le rôle d’un quasi-clerc) : reconnaître ses fautes donne le droit d’en accuser les autres. C’est la logique qui, me semble-t-il, permet de passer de la confession à la satire sociale (et c’est aussi ce qui me donnait l’impression que cette pièce ait pu être rédigée a posteriori, non seulement parce qu’elle est introductive  jusqu’à un certain point  mais aussi parce qu’elle s’emploie à accorder une autorité à une voix qui en est en principe dépourvue).

Concernant le point 5, qui continue de me troubler, je relirai l’ensemble du Traité du Schisme selon cette nouvelle perspective et je pense que de nouveaux effets de sens devraient se faire jour.

J’ai achevé ma lecture minutieuse de votre Introduction et je suis impressionné par la richesse des arguments que vous développez à propos de la troisième partie de l’œuvre. Il faut dire que c’est la partie que j’ai le moins travaillée et que je ne me suis pas moi-même plongé dans un examen direct des sources, m’en remettant exclusivement aux lectures critiques (vos propres travaux, ainsi que ceux de Coy et de Cavallero). Je trouve que vous livrez là l’examen le plus précis et le plus abouti sur la question. La mise au jour des caractéristiques techniques de l’adaptation de la prose grégorienne (« De la fuente a la copla », p.31-34) me paraît particulièrement probant (la comparaison de trois strophes, tirées chacune des trois sous-sections de la troisième partie, donne de très beaux résultats). De même, à plus grande échelle, vous montrez de façon irréfutable que les trois sous-sections obéissent chacune à une logique différente, même si chacune n’est pas non plus le résultat uniforme d’une formule qui aurait été mécaniquement appliquée. Le rapport du texte à sa source est crucial pour délimiter les contours d’un projet et, au-delà, les contours de l’œuvre elle-même. Vous ne tombez pas non plus dans le travers qui aurait consisté à relativiser les irrégularités qui apparaissent dans l’adaptation des « 35 livres » dans le seul but de justifier son intégration pleine et entière à l’œuvre et, ainsi, mieux disqualifier les fragments finaux de E et N. L’idée que l’adaptation des « 35 livres » elle-même montre des signes d’inachèvement (et qu’elle correspond peut-être encore à un état de « borrador ») me paraît elle aussi séduisante. Je suis convaincu, au bout du compte, par le choix consistant à écarter de l’édition les fragments finaux, qui obéissent chacun à leur propre logique (une sorte de glose linéaire pour E ; un commentaire beaucoup plus libre, presque dégagé de toute idée de paraphrase, pour N). Pour E, cependant, l’effort de clôture et de conclusion, dans la lignée de la tradition du mester et de ses topoï (la strophe 1934 pourrait presque être de Berceo !), montre que, à un moment où à un autre, le texte dont est issu ce fragment a été pensé lui aussi comme un œuvre. Une œuvre fondée sur un autre critère que la troisième partie du Rimado (vous le démontrez suffisamment), mais une œuvre tout de même et peut-être pas une simple anthologie, vous ne croyez pas ?

Un autre point me chiffonne depuis longtemps. Comme d’autres critiques, vous distinguez dans la troisième partie du Rimado ce qui relève de l’adaptation des Morales et ce qui relève de celle du Libro de Job, notamment lorsque vous dites que les strophes 897-967, fondée uniquement sur le Libro de Job, ont dû être rédigées après-coup, au moment où Ayala a voulu relier l’adaptation des « 35 livres » des Morales à l’ensemble cohérent formés par les deux premières parties du Rimado. Mais quelle version du Libro de Job sert de source à ce moment-là ? Aussi bien Coy que vous-même avez établi qu’il ne s’agit pas de la traduction indépendante contenue à la fin des manuscrits des Morales (et qui a été éditée par Branciforti) mais de la version du livre biblique contenue (de façon nécessairement segmentée) dans la version des Morales elle-même. En fait, votre position est plus nuancée, p. 105 : « se supone que es la que manejó prioritariamente el adaptador », ce qui laisse entendre que les deux sources auraient pu servir alternativement (ou simultanément), à moins que vous ne pensiez qu’Ayala ait travaillé directement aussi à partir de la version latine de la Vulgate au moment où il écrivait ses cuadernas ? En tout cas, si l’on admet que c’est la version du Libro de Job contenue dans les Morales qui sert de source non seulement aux strophes 897-967 mais aussi aux autres passages où c’est le livre biblique qui est adapté, je suis gêné que l’on dise qu’Ayala combine deux sources (le Libro de Job et les Morales). Je dirais plutôt qu’il n’a qu’un texte-source, qu’il utilise de façon sélective, tantôt ne retenant que le texte biblique tel que le cite le commentaire, tantôt adaptant l’ensemble (texte biblique + commentaire) qu’il trouve dans sa source, tantôt ne retenant que le commentaire. Ce point ne me paraît pas accessoire, parce qu’il montre bien comment Ayala donne l’illusion de manier plusieurs sources là où il n’en utilise qu’une, ce qui, à mon avis, peut constituer une stratégie pour exister en tant qu’auteur dans son adaptation du commentaire. En effet, cette illusion est encore plus troublante dans le cas où, dans l’adaptation, apparaissent des références bibliques autres que le Livre de Job. Sauf erreur de ma part (corrigez-moi si je me trompe, ce qui est fort possible, car je ne l’ai pas vérifié systématiquement), toutes ces autorités sont déjà citées par Grégoire dans les Morales et Ayala ne fait que les reprendre, là où elles apparaissent. Cependant, l’effet produit est parfois tout autre car le texte laisse entendre que c’est le « yo » énonciateur du poème qui cite ces autorités, de même que, par ailleurs, il cite nommément saint Grégoire : la perte de la hiérarchie des citations fait alors de ce « yo » un arbitre entre le texte de Grégoire et des autorités qui, tout en étant, de fait, transmises par la source (mais il faut aller à la source pour le voir), sont alors abusivement placées sur le même plan. J’ai eu l’occasion d’étudier ce phénomène dans des explications de texte proposées aux agrégatifs en cours d’année (c’est en me pliant à ces exercices scolaires que j’ai mis parfois le doigt sur des failles de ce genre… ) et il me semble suffisamment récurrent pour constituer une stratégie : assez systématiquement, ce glissement d’un niveau de citation à un autre (faire passer une citation rapportée par Grégoire pour une citation rapportée directement par le Rimado) s’accompagne d’un surgissement de la première personne du singulier dans le texte et, donc, d’un discours qui se distingue (voire se démarque) de celui de la source. Dites-moi très franchement si vous pensez que je fais fausse route…

J’espère ne pas abuser de votre temps avec mes questions, surtout si vous êtes plongé dans d’autres travaux ou si, tout simplement, vous prenez du repos loin des livres.

Bonne continuation dans votre été !

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 24 juillet

Cher Olivier,

Je reprendrai, l’un après l’autre, les éléments de discussion que tu soulèves dans ton message.

1. Confession initiale. S’agit-il d’une confession publique ou privée ? Cela revient à se demander ce qui différencie l’une de l’autre. Apparemment, la distinction est facile : l’une est faite pour être connue, l’autre pour rester, sinon secrète, du moins confidentielle, partagée uniquement par le confessant et le confesseur. Mais ce principe ne s’applique qu’à la confession auriculaire. Dès l’instant où elle est écrite et, à plus forte raison lorsqu’elle présente une dimension clairement littéraire, puisqu’il s’agit d’une confession versifiée, la distinction ne s’applique plus aussi nettement, puisque ce n’est plus la confession qui est seule en cause mais également son support. Or tout écrit s’expose à un regard extérieur, -peut-être même le sollicite-, ce qui implique un minimum de diffusion. Cette observation s’applique pour le moins à la totalité de la Première Partie de l’ouvrage. C’est donc de ce point de vue plus général qu’il faudrait envisager la question d’un public potentiel et non pas le limiter à la seule confession initiale. Je me demande pourquoi tu lui réserves un sort particulier. Est-ce pour la formule « en la manera qual / mejor se me entendier » ? J’y vois plutôt une promesse d’exhaustivité mais aussi de clarté expositive, qui prend appui sur un cadre partagé par tous les chrétiens, celui que propose le décalogue. Serait-ce que tu cèdes à la tentation de retrouver une convention d’écriture, -le prologue explicatif-, propre à tout ouvrage médiéval ?

[NB. J’espère ne pas énoncer une énormité à propos de l’écrit. On pourrait me reprocher d’avoir inventé, entre l’écrit et le non-écrit, une catégorie nouvelle, ‘ce qui aurait pu ne pas être écrit’. Tú dirás.]

– « Le « yo » confessant devient presque alors un « yo » confesseur ». C’est ainsi que tu interprètes l’apparition d’un « tu » qui s’ajoute, à partir du 5ème commandement, au dialogue jusque-là exclusif antre Ayala et Dieu. Faut-il prendre ce « tu » littéralement ou bien plutôt comme une extension de son usage dans la formule qui énonce traditionnellement le commandement (cf. 6ème commandement 45a) ? Dès lors, pourquoi l’emploi de la deuxième personne dans la strophe 45 ne serait-elle pas un prolongement de celle de 45a ? (« prolongement » n’est pas le bon terme). Disons que la deuxième personne de « Tu ne tueras pas » autorise les suivantes, puisqu’elle comporte une visée universaliste. Le commandement s’adressant à tous les chrétiens en particulier, pourquoi ne pas admettre qu’il en est de même pour le commentaire qu’on en fait, lequel s’inscrit dans le droit fil de l’injonction primitive ?

Je n’ai pas été non plus convaincu par l’article d’Erica Janin. Je l’ai lu tardivement, c’est pourquoi je ne le mentionne pas dans la bibliographie, mais je pense qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau.

– « car l’implication du « yo » autobiographique dans la démarche confessionnelle est précisément donnée comme le gage de sa légitimité pour qu’il puisse assumer ensuite un discours de prédication… » Ta démonstration est convaincante, mais il me semble qu’elle s’appuie sur un présupposé discutable, qui est qu’Ayala ne se considère pas légitime dans sa démarche. Cette modestie est à relativiser. S’il lui arrive de solliciter l’indulgence lorsqu’il entreprend de parler de certains sujets, comme par exemple du Schisme, cela ne l’empêche pas d’avoir une opinion et de tenir à la publier. Qu’il place alors son discours sous l’autorité de l’Église et du Prince relève d’une pratique obligée dans une société aussi hiérarchisée mais certainement pas d’un excès de modestie. Faut-il chercher des excuses à un seigneur de son importance, dont la culture tranche sur celle de ses pairs nobles lorsqu’il parle ex cathedra ? J’en doute. Un autre facteur à prendre en considération est le public auquel il est susceptible de s’adresser. J’en ai déjà fait état dans mon précédent message. Si c’est un public familier, qui lui est socialement soumis, comme le laisse supposer, entre autres, la très faible diffusion de l’œuvre (elle ne se conserve que dans deux codex dont on a tout lieu de penser qu’ils ont appartenu à des proches d’Ayala (son scriptorium ?), il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il s’érige en autorité. Dans cette hypothèse, la confession serait un exercice d’humilité et de repentance adressé à son destinataire naturel, qui ne se confond pas avec le public potentiel, qui était, lui, déjà assez bien instruit des vices et des vertus de son auteur.

– « de la confession à la satire sociale ». Entre les deux est inséré le premier passage consacré au Schisme, ce qui est loin d’être indifférent. De toute façon, le passage du particulier au collectif mériterait d’être nuancé, la confession ordonnée étant une obligation commune à tous les chrétiens. Dès l’instant où elle suit strictement les préceptes comme dans ce cas, elle ne se limite pas à un exercice strictement individuel, comme on peut le déduire des commentaires qui l’accompagnent. Mais il faut être prudent, parce que les références aux Écritures qui illustrent chaque péché ou presque peuvent aussi bien servir à témoigner de la stricte orthodoxie du confessant qu’à éclairer un public potentiel.

2. Fragment final de E : « mais une œuvre tout de même et peut-être pas une simple anthologie, vous ne croyez pas ? ».

Ce n’est certainement pas une anthologie. Tu touches là au point essentiel qui permet de comprendre la coexistence des différentes adaptations des Morales.

Je n’ai pas voulu m’étendre sur les deux fragments finaux des deux manuscrits pour rompre radicalement avec l’interprétation traditionnelle qui veut que tout le matériel de l’adaptation des Morales conservé fait partie intégrante du Rimado. J’ai pris le risque de déstabiliser les lecteurs mais il m’est apparu évident que, si je m’étendais sur l’analyse de ces fragments finaux, on perdrait de vue l’essentiel qui est que l’adaptation des Morales qui doit figurer dans le Livre répond à un projet différent de celui qui consistait à considérer le commentaire de Grégoire pour lui-même.

Tout le matériel accumulé et conservé dans les parties finales des deux manuscrits semble prouver que la pratique habituelle d’Ayala (en dehors du Livre) dans son adaptation des Morales est sélective. C’est ainsi qu’il ne s’est jamais vraiment intéressé aux 8 premiers livres. Pour le reste, il a fait des choix qui sont très probablement inspirés par son intérêt pour telle ou telle partie du commentaire. Le début du fragment final de E fait un sort à la polémique que Grégoire entretint avec l’évêque Euticius de Constantinople (« La disputaçion que fue entre el obispo eutiçio e sant gregorio de la verdadera rresurecçion » dit la marginalia correspondante), sujet qui, thème à part, pouvait avoir retenu l’attention d’Ayala pour son originalité, parce qu’il rapporte un épisode de la vie du commentateur, ce qui introduit un élément historique dans un traité théologique. J’observe aussi que l’adaptation se poursuit au-delà de la controverse jusqu’à la fin du chapitre 14 des Morales, ce qui est une façon de compléter l’épisode. Ayala n’agira pas autrement lorsqu’il voudra compiler des chapitres du commentaire pour les insérer dans son Livre. J’en arrive à me demander si j’ai bien fait de supposer, dans mon édition de 1978, une lacune au-début du fragment. Le fait qu’il débute sur un verset du Job suggère le contraire.

Le corpus central de l’adaptation finale de E est également parlant de ce point de vue. Elle débute avec la réponse de Job à son troisième ami, Sophar (Job 12), dans lequel ce dernier soutenait la thèse des secrets desseins de Dieu, qui s’avère un thème central de la réflexion d’Ayala. Elle s’achève sur Job 19 dans lequel le patriarche répond à ses trois interlocuteurs. Ce n’est donc pas un découpage gratuit, ce qui induit à penser qu’Ayala a songé, à un moment donné, à en faire un petit traité autonome. Du reste, pour te permettre de te faire une idée du contenu du fragment et de la façon dont Ayala a opéré, je te communique, non pas le texte correspondant des Morales, qui aurait été trop lourd, mais les marginalia de ces quatre chapitres (11 à 14) du commentaire de Grégoire. J’indique entre parenthèses le numéro des strophes, lorsqu’il existe un emprunt direct, mais malheureusement à partir de mon édition de 1978. Pour retrouver la strophe dans l’Appendice de la nouvelle édition, il faut retirer 229 (l’ancienne 1793 est devenue 1564).

Il n’en reste pas moins que la finida de E semble ne pas tenir compte du fait que ce qui précède est composé de fragments indépendants les uns des autres. Que faut-il en conclure ? Sans doute qu’Ayala envisageait de transformer son adaptation lacunaire en un traité consacré à ses thèmes de prédilection. Pour créer l’illusion d’un ouvrage complet, il tablait sans doute sur l’ignorance que ses lecteurs avaient du commentaire de Grégoire, qui est une attitude envisageable dans une démarche vulgarisatrice.

Sa démarche est radicalement différente en ce qui concerne la Troisième Partie du Livre.

3. « quelle version du Libro de Job sert de source à ce moment-là ? ».

Quelle traduction castillane du Livre de Job Ayala a-t-il utilisée dans son adaptation ? Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’entrer dans les subtilités de Branciforti et qu’on peut s’en tenir à une traduction du texte de la Vulgate, quelle que soit la tradition. La présence d’une version dans le dernier manuscrit des Morales (dans les deux séries conservées) ne manque pas d’être troublante, au point que l’on peut envisager de la considérer comme la version utilisée par Ayala lorsqu’il consultait le Livre de Job. Elle contient des archaïsmes de langue qui me font penser qu’elle est antérieure et j’irais chercher du côté du grand-oncle Barroso, le cardinal.

Ayala a eu sous les yeux une autre version, celle que le traducteur des Moralia propose dans les Morales. Les deux ne sont pas foncièrement différentes, surtout si on les envisage du point de vue de la mise en vers, qui oblige forcément à prendre des libertés avec le texte littéral. Deux détails cependant. Elles peuvent diverger sur des détails de rédaction, dont certains sont sans doute imputables au copiste de la version du Livre de Job qui est reproduite dans nos codex. Ci-dessous un exemple tiré du livre 31,38-39. Je l’ai choisi à dessein parce qu’il contient un terme rare « sulco » qui a induit en erreur le copiste du Livre du Chancelier (str. 1271-1272).

Morales :

(Res 295, f. 154 ra): Sy contra mi la tierra clama e con ella los sulcos della lloran / e asy como los frutos della syn auer e el alma de los labradores della atormente / nasca a mi cardo e por ordio espina.

Libro: Sy contra mi la tierra llama e con ella los sulcos della lloran / Si los frutos della comi syn aver e si el alma de los moradores della atormente por trigo nascame cardo e por ordio espina.

Enfin, un point à ne pas négliger est que la lettre de la citation peut varier d’une occurrence à l’autre. Tu n’ignores pas que Grégoire répète souvent le verset ou des fragments de celui-ci pendant son commentaire. J’ai observé quelques variantes d’une citation à l’autre. Pour reprendre le même exemple (Job 31,38-39, Morales 22), voici les différentes citations des mêmes versets.

1ère citation complète (voir ci-dessus)

Citations fragmentaires

– (f. 154 va): E con ella los sulcos lloran

– (f. 155va): Si comi los frutos della syn auer o syn los pagar

– (f. 156ra): E sy el alma de los que labrauan la tierra atormente

– (f. 156va): Por trigo nasca a mi cardo e por ordio espinas.

2ème citation complète (f. 157 ra): Si contra mi la tierra clamo e con ella los sulcos della lloran / Si los frutos della comi syn auer e el alma de los labradores atormente / por trigo nasca a mi cardo e por ordio espina.

Sans tenir compte de possibles erreurs de copie (e asy como pour sy comi), il paraît évident que le traducteur ne se soucie pas de reproduire avec exactitude sa première traduction mais qu’il traduit au fil du texte, en jouant probablement sur sa connaissance du livre biblique. Dans ces conditions, déterminer très précisément la lettre de la source de l’adaptateur est un exercice impossible et un peu vain, en fin de compte.

– « Je dirais plutôt qu’il n’a qu’un texte-source »

Je ne suis pas de ton avis. Il me semble que les choses sont plus simples. Lorsqu’il adapte les Morales, Ayala suit le texte de Grégoire, y compris dans les citations des versets du Livre de Job. Lorsqu’il rédige les -copieuses- séries de strophes à partir du livre biblique, il suit une version de ce dernier. Je te parle ici de technique. Je ne conçois pas que, pour le début de la Troisième Partie, il soit allé chercher les versets du Livre de Job dans les Morales. À mon avis, cela n’a pas sens. Mais peut-être ai-je mal interprété ce que tu écris.

– Références bibliques.

Oui, toutes ces autorités sont référencées en marge des manuscrits des Morales. L’effet dont tu parles provient du commentaire de Grégoire qu’Ayala ne fait que répéter. Le « yo » en question est celui de Grégoire, paraphrasé par Ayala. Ton raisonnement est brillant mais est contredit par la nature du texte adapté par Ayala. Je ne dis pas que ce dernier ait pu introduire un point de vue personnel, mais c’est rarissime et, lorsque cela arrive, je le commente en note. Je crois, en effet, que tu fais fausse route.

Je regrette que mon message se termine sur ce commentaire négatif, parce que tes suggestions sont d’une rare acuité. Je te remercie de me donner l’occasion de justifier mes partis-pris et je ne doute pas que, si nous avions eu cet échange avant, j’aurais apporté des modifications à ma rédaction.

Amitiés,

Michel

 

Le 28 juillet 2019

Cher Michel,

Un immense merci pour toutes ces précisions, qui fourmillent de pistes de réflexion en tout genre et qui, c’est certain, vont m’aider à mieux comprendre cette œuvre et à la commenter de façon un peu plus pertinente avec mes agrégatifs. Je n’ai pas grand-chose à ajouter moi-même, si ce n’est sur le point 1. Oui, ce « en la manera qual / mejor se me entendier », d’une part, et la multiplication des occurrences où le «  » ne désigne pas Dieu, d’autre part, m’incitent à penser que la pièce initiale de l’œuvre n’est pas seulement une confession adressée à Dieu mais aussi un modèle de confession adressé au lecteur, si bien que le « yo » deviendrait un quasi-confesseur. Je retiens votre idée que ce «  » humain soit une extension de la deuxième personne employée dans les commandements : elle me paraît très séduisante. Cela irait de pair avec l’évolution énonciative appliquée aux commandements dans la confession :

-les trois premiers commandements sont énoncés au moyen d’un «  » qui désigne Dieu et qui adresse le commandement à un « nosotros » (destinataire collectif) ;

-le quatrième et le cinquième laissent apparaître un destinataire individuel du commandement, désigné par la troisième personne (« el que », 31b ; « omne », 36a et « quien », 36b), même si ce destinataire reste indéterminé. C’est aussi dans le commentaire de ce cinquième commandement qu’apparaît un «  » qui n’est pas Dieu : « en Caín lo verás », 38c ; « si vieres tu cristiano », 42a) ;

-les trois commandements suivants sont cités au style direct (contrairement aux précédents), si bien que le «  » humain y apparaît, à la nuance près qu’une première personne émerge aussi comme destinataire dans le sixième : « El sesto mandamiento me dize » (45a), comme si la loi universelle s’énonçait spécialement pour le « yo » individuel ;

-les deux derniers commandements reviennent au style indirect mais le « yo » est désormais le seul destinataire : « me viene defender » (55a) et « la muger de mi próximo » (58a).

Globalement, je crois déceler un entremêlement subtil de deux interlocutions (moi/Dieu ; moi/destinataire humain) qui, à leur intersection, mettent toujours plus en avant le rôle du « yo » comme médiateur entre Dieu et les hommes.

Je pense que vous avez raison de supposer qu’Ayala, en vertu de son prestige social, peut avoir d’emblée une légitimité énonciative… mais est-ce aussi le cas quand il adopte le rôle d’un prêcheur (rôle en principe interdit aux laïcs) ? Il me semble que, dans ce registre précis, il doit tout de même asseoir son autorité d’une façon ou d’une autre et que cela passe déjà, formellement, par l’adoption de la cuaderna vía, jusque-là exclusivement cultivée par des clercs (à une exception près : Sem Tob, mais c’est un rabbin et, d’un point de vue chrétien, il peut apparaître comme une sorte de clerc dans sa propre sphère confessionnelle). Par ailleurs, le contexte du Schisme, et le soupçon jeté sur l’Église en tant qu’institution, dont on ne sait plus au juste si elle est capable de mener les chrétiens au salut, favorise l’émergence d’une parole laïque dans le domaine spirituel. Mais j’essaierai de relativiser aussi mon point de vue en fonction de vos remarques et, en particulier, d’intégrer l’idée que la diffusion restreinte de l’œuvre change quelque peu la donne.

Sur les points 2 et 3, j’ai encore davantage à apprendre et vous m’aidez grandement. En particulier, le document relatif aux notes marginales que vous me transmettez est un outil de travail précieux et je suis à peu près certain qu’il va m’être utile, notamment pour une analyse de détail du texte telle qu’on doit la mener en explication de texte. Un grand merci pour cela aussi. Par ailleurs, je suis tout à fait convaincu par ce que vous exposez à propos du Livre de Job comme source. Dieu que ces questions sont complexes ! On voit bien que c’est une fréquentation assidue des manuscrits qui vous a permis de vous frayer un chemin au milieu de cette forêt apparemment inextricable.

Je ne manquerai pas de vous faire part de mes interrogations ou de vous soumettre des idées qui me viennent au cours de l’année universitaire à venir. Par ailleurs, j’ai présenté en avril dernier, au colloque coorganisé avec Paris IV et Nanterre, une communication sur « Pouvoir et impuissance du roi dans le Rimado de Palacio » (centrée sur le passage consacré aux neuf signes du pouvoir royal, 615-629, assorti de deux contrepoints) que je vais devoir transformer en article rédigé et, si ce n’est pas abuser de votre temps, il se peut que je vous consulte aussi à ce sujet à la fin des vacances.

D’ici là, profitez bien de votre été !

Amitiés,

 

L’Olive, le 31 juillet 2019

Mon cher Olivier,

Ton message précédent m’a inspiré quelques réflexions que je te soumets. N’y vois aucune volonté de harcèlement en pleine période de vacances. Tu n’es d’ailleurs pas obligé d’y répondre sans délai. En ce qui concerne ta communication sur « Pouvoir et impuissance du roi dans le Rimado de Palacio », sache que je serais très heureux de la relire avant publication. La consultation des collègues est chez moi une pratique constante depuis de nombreuses années. On a tort de ne pas y recourir systématiquement, comme savent le faire nos collègues anglo-saxons. Cela évite bien des erreurs.

1. Analyse des commandements (, nos)

La série des commandements inaugure les exposés systématiques qui vertèbrent la confession. On pourrait s’attendre à la répétition d’un cadre unique dont la structure la plus élémentaire serait : intitulé ou numéro du commandement ; contenu du commandement ; non-respect du même par le confessant ; insertion intermédiaire éventuelle d’exempla.

Pour se faire une idée précise de la façon d’opérer d’Ayala, je te suggère de considérer la façon dont le commandement est introduit.

Le premier adopte un schéma d’une grande orthodoxie (vers a) : « luego en el primero » (1er hémistiche du vers a) ; « Señor Tu nos mandaste » (2ème hémistiche du vers a). Référence à la position du commandement dans le décalogue ; Dieu nommément et doublement cité, par son « titre » et le pronom sujet ; et il est bien précisé qu’il s’adresse à la totalité des humains (« nos »). Rien n’est laissé dans le flou. Ce schéma est reproduit partiellement jusqu’au troisième commandement inclus. Chaque développement débute sur l’indication du commandement, ce qui sera le cas pour toute la série à l’exception du 4 et du 10, dans lesquels le chiffre apparaît dans le second hémistiche, ce qui ne prête pas à conséquence. En revanche, l’invocation au Seigneur et le pronom sujet qui va avec disparaît du premier vers, pour faire des apparitions éventuelles dans le deuxième ou le troisième, alors que le « nos » se maintient, soit dans la forme verbale soit en apocope. On devine donc le procédé. La formulation du premier commandement se caractérise par sa solennité, comme il convient à une première occurrence, laquelle disparaît dans les suivantes, même si les mêmes éléments sont conservés. Il en résulte que l’exposé des commandements adopte la forme d’un discours suivi, qui évite la reproduction de l’emphase initiale tout en conservant la syntaxe de départ.

Par la suite, le schéma radicalement diffère : ce n’est plus Dieu qui est le sujet mais le commandement, sauf dans le 5ème, dans lequel Dieu réapparaît et le commandement a valeur adverbiale. La personne du verbe qui concerne le pécheur présente une grande variété : 3ème personne pour le 4ème, 5ème et 10ème commandement (« el que » », « omne », « el que ») ; 2ème personne pour le 6ème, le 7ème, le 8ème me ») ; 1ère personne pour le 9ème.

Tu voudras bien me pardonner ces minucias, mais je trouve qu’elles témoignent bien du souci qu’a Ayala de varier les formulations, c’est-à-dire, en fin de compte que la préoccupation esthétique l’emporte, me semble-t-il, sur toute autre considération visant à l’efficacité du discours. Je ne crois pas qu’il faille voir autre chose dans la coexistence de ces différentes interlocutions. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour y reconnaître même quelques maladresses d’écriture. Mais j’admets bien volontiers que ma longue pratique d’Ayala me pousse à une certaine forme de familiarité, voire de non-respect, que l’on pourrait me reprocher.

2. « de la cuaderna vía, jusque-là exclusivement cultivée par des clercs … »

Que la cuaderna vía ait été introduite et cultivée en Castille par des clercs est un fait. Faut-il pour autant en conclure qu’elle leur est exclusivement réservée et juger son usage par des non-clercs comme une revendication implicite de cléricalisme (ou de cléricalité voire de cléricature) avec ce que cela comporte ? Il semble que c’est ce que tu suggères, mais j’ai quelques doutes à ce sujet.

Qu’est-ce qui conduit Ayala à utiliser prioritairement cette forme poétique dans son Livre ? On l’ignore car il n’en dit rien, alors qu’il est plus explicite s’agissant d’autres formes poétiques. Faute de mieux, on peut poser que c’est principalement de la nature du discours que découle ce choix formel. Il y aurait une adéquation entre le mester et les sujets abordés. En quoi consiste cette adéquation ? La copla est une unité physique exigeante mais qui paradoxalement, malgré sa brièveté et sa clôture, se prête à des développements de grande extension. Elle représente une forme intermédiaire entre poésie et prose. Elle partage avec l’une ses contraintes formelles et avec l’autre l’équivalent d’une structure syntaxique élémentaire indéfiniment reproductible. Elle est par définition le moule idéal dans lequel le discours prosaïque peut se transformer en discours poétique. C’est d’ailleurs apparemment dans ce but qu’elle a été inventée. En tous les cas, c’est dans l’adaptation du discours poétique que le mester donne sa pleine mesure. Sa première raison d’être n’est pas l’invention poétique mais l’adaptation versifiée de discours en prose.

On comprend qu’Ayala l’ait retenue pour adapter les Morales. Il a fait ce choix très tôt, si l’on veut bien admettre que ses travaux sur l’œuvre de Grégoire occupent une grande partie de sa vie, compte tenu de l’énormité de la tâche et des différentes modalités qu’elle emprunte, de la traduction à la mise en vers, en passant par le compendium et le florilège. Tu remarqueras que, dans aucun autre ouvrage d’Ayala en dehors du Thème grégorien, si ce n’est dans la Première Partie du Livre, on ne trouve de mention des Morales, ce qui contribue à associer indéfectiblement le sujet et la forme.

L’adoption du mester pour rédiger cette Première Partie pourrait donc être une conséquence indirecte de la chronologie des travaux littéraires d’Ayala. Sa pratique assidue du mester l’a logiquement conduit à y recourir pour composer un texte qui, par bien des aspects, évoquait la thématique traditionnelle du genre.

Il faut prendre aussi en considération l’archaïsme du genre à l’époque où Ayala le pratique. Son adoption par un auteur de la toute fin du xive siècle semble traduire la volonté de se rattacher à une tradition castillane (penser à une possible dimension culturelle « nationale ») respectable. À quelle fin ? Peut-être est-ce là que l’on peut déceler le désir de « faire autorité ». Il paraît évident, en effet, qu’un poète, qui démontre par ailleurs sa capacité à se mêler à des échanges avec de plus jeunes que lui et à leur en remontrer en matière d’invention formelle, lorsqu’il reprend à son compte une pratique passée de mode, le fait pour se distinguer des autres et faire peser son autorité sur eux.

Enfin, compte tenu des nombreuses similitudes entre les deux ouvrages, comment ne pas envisager que le jeune tolédan que fut Ayala ait lu le Livre de l’Archiprêtre ? C’est vraisemblable. Il faudrait donc admettre en outre que le recours au mester relève aussi du désir d’imiter un modèle.

Trop de facteurs ont pu jouer concomitamment dans l’adoption du mester par Ayala pour en privilégier un.

Profitez de vos vacances.

Amitiés,

Michel

 

Le 31 août 2019

Cher Michel,

Je réponds bien tardivement à votre message éclairant (qui date déjà d’un mois !) et je ne puis que vous remercier pour ces nouvelles pistes d’interprétation. Je ne me suis pas encore replongé dans la préparation des TD sur le Rimado (pour les premières séances, je peux encore m’appuyer sur ce que j’avais présenté aux étudiants l’année dernière) mais toute cette matière, une fois que je me la serai un peu mieux appropriée, me sera d’une grande aide. Tout ce que vous dites sur la formulation des commandements répond à mes propres cogitations sur l’emploi des personnes grammaticales dans le poème, qui offre toute une déclinaison de procédés énonciatifs très habiles. Pour la cuaderna vía et les clercs, vos arguments sont convaincants : j’ai sans doute surévalué la dimension cléricale du discours, même si je suis toujours étonné, au cours de ma lecture, par l’accointance de certains passages avec les formes du sermon. En tout cas, nous sommes d’accord sur le fait qu’Ayala cherche à faire autorité et que l’adoption des vieilles recettes du mester (parfois subrepticement rénovées) y contribue grandement.

Je vais me remettre à mon article dans la première quinzaine de septembre, mais je ne vous embêterai pas avec cela aussi : d’une part, ce sera une bien petite chose (travail de circonstance, davantage lié au programme d’agrégation qu’à un effort de vraie recherche) et, d’autre part, je risque fort de le boucler au dernier moment (j’ai de plus en plus de mal à m’en tenir aux délais impartis…).

J’espère que, pour Michèle et vous, cet été se poursuit agréablement, sans doute entre moments de détente à Chinon et escapades variées. Le mois de septembre est idéal pour aller en Espagne : avez-vous prévu d’y faire un tour ?

Amitiés à vous et à tous,

Olivier

 

L’Olive, le 1er septembre 2019

Cher Olivier,

Je suis heureux que mes suggestions aient pu t’être utiles, et encore plus que nos avis soient convergents. Ce genre d’échanges m’apporte beaucoup puisqu’il me permet de poursuivre ma réflexion au-delà de l’édition, qui appartient déjà au passé.

J’ai fait une exception cet été en m’éloignant deux semaines de Chinon, alors que nous avons pour habitude de laisser les sites touristiques à ceux qui travaillent toute l’année. J’ai passé quelques jours avec mon fils et mon petit-fils au Pays Basque (Cambo-les-Bains), puis un séjour en compagnie de Michèle dans l’île d’Oléron. Finalement, ces deux coupures nous ont fait du bien. Il est vrai qu’en Touraine, la chaleur est forte et la sécheresse sévit durement, ce qui finit par être éprouvant, même dans une maison fraîche.

Il est prévu que nous passions la semaine du 6 octobre en Espagne pour la présentation de deux de mes ouvrages récents : le Libro del Canciller à Vitoria et la Crónica de Juan II à Salamanque. Je leur dois bien cela, tant ils se sont donné de mal pour la publication de ces deux éditions.

Amitiés

Michel

 

Le 3 novembre 2019

Cher Michel,

J’espère que votre tournée espagnole s’est déroulée au mieux et que la présentation de vos ouvrages a suscité tout l’intérêt qu’ils méritent. Ce voyage a dû aussi être l’occasion pour vous de revoir des collègues et des amis.

Je vous envoie ci-joint mon article consacré à la figure royale dans le Rimado (notamment aux neuf signes du pouvoir), publié en octobre dans e-Spania. Si je n’avais pas été aussi en retard pour le remettre, je vous l’aurais soumis avant publication afin qu’il puisse bénéficier de vos conseils : c’est bien dommage pour moi de ne pas avoir pu le boucler avec un peu d’avance. Si, dans les semaines à venir, vous trouvez un moment pour y jeter un coup d’œil et pour me dire ce que vous en pensez, ce sera très utile pour ma gouverne. Le PDF n’est pas agréable à lire dans sa mise en page et dans sa typographie (je ne sais pourquoi, les « z » italiques apparaissent en gras… ) et je trouve la version en ligne plus réussie de ce point de vue : https://journals.openedition.org/e-spania/31594 Sur le fond, j’ai bien conscience des limites de mon travail, davantage adressé aux agrégatifs qu’à la communauté des chercheurs, mais je me suis pris au jeu et, finalement, cela m’a permis d’explorer le versant politique de la première partie de l’œuvre. J’ai l’impression d’y voir un peu plus clair dans l’idéal prôné par Ayala, même si ma démonstration ne se fonde que sur quelques passages choisis.

À bientôt !

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 7 novembre

Cher Olivier,

Je souscris pleinement à ton approche de l’apport du Rimado dans son traitement du pouvoir royal ($ 4 et 5) : l’accent mis sur les aspects négatifs et sur la pratique plus que sur des principes, à l’exception de l’exercice de la justice. L’idée que le signe comme indice le cède au signe comme action, qui prolonge ce constat, me paraît une hypothèse intéressante et témoigne d’une volonté d’encadrer ton raisonnement dans de strictes limites. Mais je sais que tu n’aimes rien tant que t’imposer ce genre de contraintes, te refuser d’avance toute facilité. C’est tout à ton honneur.

Ce que nous propose Ayala, ce n’est pas une théorie sur le pouvoir mais une réflexion sur la manière d’en améliorer la perception, dis-tu. Tu t’appuies pour le prouver sur une étude du vocabulaire employé qui présente des termes dont la répétition ne saurait être fortuite. Je suis d’accord sur le principe, un peu moins sur le caractère systématique que tu prêtes à ce vocabulaire récurrent. J’aurais quelques objections à faire : la principale est que tu ne retiens pas de possibles nuances entre l’acception du temps d’Ayala et la nôtre ; par ailleurs, tu évacues les contraintes d’écriture qui ont pu provoquer chez lui un recours à la facilité, faute d’autres moyens à sa disposition ; enfin, tu ne sembles pas prendre en compte l’expérience propre d’Ayala dans cet exercice.

Ainsi, les trois qualités requises à l’extérieur du royaume intéressent au premier chef un ambassadeur comme Ayala, qui a eu une expérience à titre personnel dans ce domaine. C’est un véritable témoignage (je reviendrai sur ce terme) sur les conditions à réunir pour qu’une ambassade soit réussie. En l’occurrence, le paraître a une signification particulière, et je ne crois pas que les pratiques diplomatiques actuelles négligent cet aspect ostentatoire. De ce point de vue, la strophe 619 est très éclairante, car elle décrit le document (que je ne qualifierais pas de « charte ») que l’ambassadeur remet entre les mains du souverain étranger, ainsi probablement que les lettres de créance qui garantissent la qualité du messager. C’était d’autant plus crucial à une époque où les souverains ne se rencontraient que très rarement. Je crois que l’entrevue de Louis XI et Enrique IV sur la Bidasoa est la première (le futur Henri II a rencontré Charles V alors qu’il n’était qu’un prétendant aux abois).

Sur l’usage de l’adjectif « bueno », il faut aussi être prudent : buena ley e de omnes buenos sont de véritables lexies. Les autres occurrences sont peu chargées sémantiquement, -je suis bien de ton avis-, sauf à considérer que leur présence vaut autant comme refus explicite de la laideur ou même de la médiocrité.

Une des principales difficultés dans l’interprétation de ces termes est la priorité qu’Ayala donne aux adjectifs, de façon générale, mais plus particulièrement dans le cas de « onrado » de préférence à « onra » et « aconpañado » de préférence à « compaña ». La généralisation d’une seule forme nuit à l’expression de la nuance, pourtant nécessaire lorsque le terme a plusieurs acceptions comme « onra ». Je ne suis pas si sûr que le terme « onrados » de 627a prenne une certaine coloration à la lecture du vers suivant, qui découle plutôt de la ponctuation introduite par Bizzari. Pour moi, le dernier hémistiche du premier vers inaugure une énumération d’éléments autonomes et n’est pas glosé ou complété par le contenu du vers b. Ces « omnes onrrados » sont le sommet d’une pyramide sociale qui est déclinée de haut en bas, à l’exception peut-être des prélats, qui devraient venir au deuxième rang (mais la rime a ses exigences). La honra reste un distinctif du rico omne et l’attribut qui lui confère un statut social supérieur. J’en ai trouvé un exemple récent dans un testament de 1488, dans lequel on peut lire : « E mando e quiero que aya las dichas casas Juan Messia dEscauias, mi nieto, […]  por seruiçios que me ha fecho, e porque es varon e sea mas onrrado e tenga casa suya en que more ». A propos de « onrrado », j’ajouterai que j’ai un doute sur la façon d’interpréter celui qui est à la rime de 629b : je l’interpréterais plutôt comme une métathèse de « orrnada », qui n’est pas rare à l’époque.

Entendons-nous bien. Je ne discute pas la pertinence de l’analyse poussée que tu fais du vocabulaire du passage. Mais je me demande si le système qui te guide dans cet exercice ne te fait pas perdre de vue certaines nuances qu’il faudrait ménager à l’intérieur d’un même terme. La polysémie est un trait caractéristique de la langue médiévale, bien illustré par paresçer, qui signifie autant « apparaître », « être » (cast. constar, resultar), que « sembler ». Or, tu ne retiens que la troisième acception (c’est moi qui les classe). Aussi ai-je de sérieux doutes sur ton interprétation de 625d. (Je pense que tu interprètes mal aussi « valdia gente », qui ne désigne pas le « commun des mortels » mais des gens oisifs et inutiles, des parasites, en quelque sorte).

Ce sont des points de détail, me diras-tu, mais, dans la mesure où tu défends une opinion très ferme, il vaut mieux ne pas prêter le flanc à la critique. Car, en somme, tu as l’air de dire que la royauté castillane, à l’époque où Ayala rédige son texte, n’a plus que l’apparence du pouvoir et que c’est cette apparence qu’elle doit viser à améliorer afin de regagner une crédibilité qu’elle a perdue. J’exagère peut-être mais c’est ce qui se lit en creux. C’est aller un peu loin et d’ailleurs il me semble que tu te contredis quelque peu lorsque, à la suite, tu insistes sur la solitude du roi. N’est-ce pas là, au contraire, la condition première d’un pouvoir non partagé ? Il me semble qu’Ayala nous invite plutôt à une réflexion sur l’impossibilité à maintenir le mythe d’un pouvoir solitaire qui s’incarne en une personne face aux réalités de son exercice. Ce faisant, il nous délivre un nouveau témoignage, car le « voir » s’applique d’abord à lui, le familier de la Cour.

Ton développement sur la possible utilisation par Ayala du texte d’Alvaro Pelayo est très bien venu et convaincant. Le fait que l’institutionnalisation du Conseil royal se concrétise en 1385-1387 constitue une excellente mise en contexte, encore qu’à cette époque, qui suit immédiatement la défaite d’Aljubarrota, Ayala n’y soit pas associé pour cause de captivité. Mais elle pouvait être dans l’air du temps.

Tous ces passages du Rimado prennent un autre sens si on suppose qu’Ayala a en tête l’exercice du pouvoir pendant une minorité royale. C’est un épisode de la vie monarchique qui se prête à la remise en cause de certains principes, et qui n’a pas lieu d’être lorsque le monarque est dans la plénitude de ses facultés. C’est le moment où la constitution du Conseil du roi et ses modalités de fonctionnement doivent être fixées ; celui aussi où le jeune monarque doit asseoir son autorité ; celui enfin où il doit se faire reconnaître comme digne de la fonction qu’il a reçue en héritage. Toutes les circonstances sont réunies pour que les vers d’Ayala prennent sens, sans qu’il soit nécessaire de remettre en cause l’institution proprement dite. Je ne sais pas ce que tu en penses. Évidemment, cela obligerait à imaginer que Pero López a repris son texte à une date postérieure à la captivité de Obidos, pendant une des deux minorités que la Couronne connaîtra après 1390 et après 1405, mais c’est bien ce que tu suggères en plaçant la réforme du Conseil en 1385-1387.

J’ai trouvé beaucoup d’intérêt à la lecture de ton article. L’éditeur a trop le nez dans le texte pour pouvoir observer certaines choses. Tu m’as bien éclairé mais, lo cortés no quita lo valiente, aussi, je te demande ne voir aucune intention maligne dans mes objections.

Con un fuerte abrazo de

Michel

 

Cher Michel,

Non seulement vos objections ne me froissent pas le moins du monde, mais elles me sont précieuses ! Je suis bien conscient que personne ne me lira avec une telle acuité et une telle précision. Un immense merci à vous pour cette lecture si rigoureuse et pour votre message qui fourmille d’idées. Vos remarques confirment le sentiment que j’avais de ne pas être allé assez loin dans mon analyse, notamment parce que j’accorde une attention insuffisante aux multiples nuances du texte (ma volonté de démonstration m’a sans doute poussé à sélectionner un peu abusivement les éléments qui allaient dans mon sens au détriment d’autres, tout aussi importants). Les données biographiques (expérience d’Ayala comme ambassadeur) auraient dû aussi trouver leur place dans mon travail. Je ne crois pas qu’Ayala, à travers la liste des neuf signes, affirme que la royauté en Castille se trouve dépourvue de pouvoir réel et soit seulement fondée sur l’apparence, même si je comprends que mon texte puisse le laisser entendre : mon but était plutôt de montrer que, pour Ayala, le pouvoir ne saurait tenir à la seule personne royale et que, par conséquent, le Rimado appelle de ses vœux une participation accrue des nobles (et des représentants des villes) au gouvernement. C’est surtout en ce sens que j’ai risqué cette idée du « décentrement » du miroir. Ainsi, je vous rejoins tout à fait quand vous dites qu’il s’agit de dénoncer « le mythe d’un pouvoir solitaire » : quand il ne partage pas son pouvoir et ne sait pas se faire représenter, le roi est isolé et impuissant. Quant à la contextualisation, j’ai été frappé par les échos entre les passages qui renvoient aux conseillers et les ordonnances relatives à l’institutionnalisation du Conseil royal en 1385-1387. Mon sentiment est que les passages en question auraient pu être écrits peu après la captivité d’Obidos ou, comme vous le suggérez, écrits pendant la captivité mais retouchés, voire remaniés, en fonction de ce nouveau contexte. Je m’apprête, avec les agrégatifs, à aborder les questions politiques dans le Rimado et toutes vos observations vont enrichir ce que j’aurais à leur dire !

Encore un grand merci à vous et à bientôt !

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Je suis très heureux de ta réaction. Elle m’aide à libérer ma parole, qui est la condition indispensable à un échange d’idées fructueux.

Une suggestion : n’excluons pas la possibilité qu’Ayala ait pu ajouter dans son texte initial un développement autonome comme les IX choses, à condition de ne pas toucher à l’exemplum d’Alaric, sans lequel la copla 716 (« No puedo alongar … ») n’aurait pas de sens.

Je me suis lancé dans la lecture du numéro d’e-Spania. Je suis très intrigué par la référence à un ouvrage récent de Sophie Hirel consacré à Ayala. Quelle cachottière !

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 19 mars 2020 [début du confinement]

Chers tous deux,

J’espère que vous allez bien, autant qu’il est possible, et que vous ne cédez pas à l’angoisse qui plane. Nous n’aurions jamais cru vivre une telle situation, n’est-ce pas ? Prenez soin de vous.

Mes chaleureuses amitiés à vous, ainsi qu’à Gigi et Patrice,

Olivier

 

Cher Olivier,

En ces temps d’isolement forcé, ton message nous a fait bien plaisir.

En ce qui nous concerne, le confinement est plus que supportable. J’ai honte à l’avouer, nous n’en souffrons pas du tout. Nous disposons d’un grand espace autour de la maison, et sommes dehors dès que le soleil paraît, ce qui est le cas depuis deux jours. Nous faisons nos courses avec parcimonie mais sans empêchement majeur. En outre, Patrice est dispensé de ses voyages à Paris, depuis hier seulement car, pendant les premiers jours, il était requis dans son école de la rue Buffon qui accueille des enfants du personnel soignant de la Salpêtrière. Il serait donc indécent de notre part de nous plaindre. En revanche, nous compatissons sur le sort des citadins comme vous, qui ne peuvent guère sortir de leur appartement.

Tu as bien raison de dire que nous ne pouvions imaginer avoir à vivre pareille situation. En ces temps où la technologie semble tout nous permettre, y compris des pratiques inconsidérées, nous voilà rappelés durement à un ordre que nous avions un peu trop tendance à oublier. Saurons-nous tirer la leçon dans l’avenir ? Pour nous, ce sera facile, parce qu’un âge avancé s’accommode d’un périmètre réduit et d’activités routinières, mais pour les plus ou moins jeunes, cela risque d’être pénible. Le « toujours plus » ne devrait plus être permis. Comment se faire à cette idée dans une société comme la nôtre ? Ce qui est sûr, c’est que la solution dépend de chacun plus que de la collectivité ou des gouvernants. Le spectacle que ceux-ci nous donnent est pathétique. Quand un ministre de l’économie, acquis de tout temps aux idées néo-libérales, fait l’éloge de la relocalisation des industries, on croit rêver. Lorsqu’un président qui n’a cessé de restreindre les moyens des services publics s’inquiète de voir que l’hôpital pourrait ne pas pouvoir face à une pandémie, on s’interroge sur sa compétence et sur son degré de sincérité. On pourrait multiplier les exemples, mais ce serait cruel et de toute façon, guère réconfortant.

Comment occupons-nous nos loisirs forcés ? L’entretien de la maison exige beaucoup de temps et de soin, surtout lorsque la femme de ménage est absente (1 semaine de vacances et 1 semaine en arrêt maladie pour cause de grippe). Nous avons pu bénéficier à temps de l’intervention des jardiniers et n’avons donc pour quelque temps que de l’entretien régulier à faire. Nous avons pu même réaliser quelques semis de radis, de salades, de betteraves, de carottes et de fèves. Par ailleurs, nous lisons beaucoup et écoutons énormément la radio, France Musiques et France Culture principalement. En ce qui me concerne, l’académie de Touraine m’occupe pas mal. J’ai déjà préparé les textes qui paraitront dans les Mémoires 2020, qui sortiront au mois de septembre (ce sont les conférences qui ont été prononcées au cours de l’année civile précédente, 2019). De plus, nous avons créé une nouvelle série Les cahiers de l’académie, dont le premier volume est consacré aux Mémoires d’un instituteur tourangeau pendant la Seconde Guerre mondiale. L’auteur, Maurice Davau, est bien connu pour avoir collaboré avec le linguiste Marcel Cohen pour la préparation du Dictionnaire du français vivant et est connu par ici pour sa connaissance du parler tourangeau.

En outre, je travaille à enrichir le site web que mon petit-fils Julien vient de créer pour moi (l’adresse figure au-dessous de ma signature). Je voudrais y « accrocher », des textes inédits : conférences, causeries, des fragments du journal que j’ai tenu à certaines époques de ma vie, des correspondances, des traductions. La page comportera deux volets, un français, l’autre espagnol, avec, pour chacun, des textes en propre. Je m’amuse beaucoup. C’est un excellent exercice, qui exige de ne pas tomber dans la fausse modestie ni de dévoiler ce qui relève de l’intimité, chez les autres comme chez soi-même.

Après ces années d’intense travail en médiévistique hispanique, je prends plaisir à ne faire que ce qui me plaît. Il m’arrive néanmoins de m’intéresser à un thème médiéval lorsqu’on me le propose. C’est ce qui vient de se produire avec la découverte du testament de Pedro de Escavias. Je l’ai transcrit et commenté. Il sera publié, complété par deux études confiées à des chercheurs jiennenses, à Jaén. Le volume est quasiment prêt mais il faudra attendre la fin du confinement et un peu plus sans doute pour sa présentation.

Voilà nos dernières nouvelles.

Ne manquez pas de nous tenir au courant des vôtres. Nous y tenons beaucoup.

Nous vous embrassons,

Michèle et Michel

 

L’Olive, le 29 avril 2020

Cher Olivier,

Je continue à mettre de l’ordre dans mes papiers en veillant à ne garder que l’indispensable, ce qui fait quand même un gros volume. Cela me permet de retrouver des dossiers que j’avais complètement oubliés.

Tout se passe bien à L’Olive. Nous ignorons quel sera le sort de Patrice et s’il sera autorisé à effectuer quotidiennement ses déplacements entre Chinon et Paris, ce dont je doute fort. Pour Michèle et pour moi, puisque les seniors sont l’objet de toutes les attentions des pouvoirs publics qui tiennent visiblement à les conserver en vie encore quelque temps, nous devrons nous contenter d’évoluer dans un espace réduit, ce qui ne nous gêne pas outre mesure, mais avec un masque sur le bec, ce que j’ai du mal à concevoir. J’ai la phobie de l’étouffement.

Nous avons bénéficié de pluies abondantes, juste après avoir planté nos légumes d’été et semé un gazon. Cela ne pouvait mieux tomber, si j’ose dire. Nous attendons maintenant le soleil pour permettre aux cerises de se gorger de sucre. Ce matin, il fait frisquet.

Soignez-vous bien.

Amitiés,

Michel

PS. J’ai « accroché » sur mon site la traduction commentée d’une nouvelle de José López Pinillos (Rubans rouges). Si le cœur vous en dit…

 

L’Olive, le 11 mai 2020

Cher Olivier,

Mes inquiétudes à moi concernent principalement l’état de santé de la cohorte de vieilles personnes qui constituent l’académie de Touraine. Pour l’instant, nous avons été épargnés par le virus, mais nos activités sont exclusivement virtuelles, ce qui n’interdit pas heureusement l’activité éditoriale. Mais enfin, la présence physique nous manque.

Tu auras beaucoup payé de ta personne pour les concours (je me souviens du pensum du CAPES). Ne crois-tu pas que tu as assez donné ? Cela me rappelle une anecdote. J’avais coïncidé avec Maxime Chevalier dans des cours d’été organisés par l’Université de Saragosse à Panticosa. Au détour d’une conversation, je lui avais dit que je n’avais jamais participé à un jury de concours. Pourquoi ? Parce qu’on ne me l’avait pas proposé. Il n’en revenait pas et je voyais à son regard qu’il ne cessa d’y penser les jours qui suivirent cette conversation. Il faut dire que j’avais ajouté que, si on m’avait contacté, j’aurais probablement refusé, sauf si on m’avait proposé la présidence du jury. Mais, dans ce cas, j’aurais exigé de pouvoir réformer le concours. Tu devrais y songer aussi.

J’ai pas mal travaillé pour enrichir mon site. J’ai préparé un dossier sur chacune de mes thèses : la correspondance qui aboutirait à l’édition de ma thèse de 3ème cycle à Jaén ; le résumé, l’exposé de thèse et la conclusion de la Thèse d’État. Ce fut l’occasion pour moi de remuer de vieux souvenirs et de replacer certains faits à leur place véritable. C’est d’ailleurs la véritable raison d’être de ce travail que je m’impose. Je demanderai à Julien d’ajouter ces deux dossiers dans les jours qui viennent.

Amitiés,

Michel

 

L’Olive, le 10 septembre 2020

Cher Olivier,

Ci-dessous le rappel d’un courrier que j’ai reçu de notre Université. Je n’ai pas répondu à celui de juillet et ne répondrai pas à celui-ci non plus, tellement une conception aussi étroitement administrative de l’éméritat me fait froid dans le dos. Elle devrait émaner de la communauté scientifique et être accompagnée d’un minimum de considération, sans aller jusqu’à de la sympathie, ce qui serait beaucoup demander. L’éméritat est ainsi réduit à une dimension purement utilitaire, que les collègues encore en exercice sont invités à accepter ou non. La place qui revient à l’émérite est celle d’un postulant à un honneur qu’on ne lui offre pas. Quel paradoxe !

Je ne suis plus émérite depuis 2013. L’ai-je d’ailleurs été jamais, moi qui n’ai jamais été personnellement invité à aucune activité de mon ancien établissement (participation à des jurys de Thèse, colloques, conférences, séminaire ?

Cependant, j’ai toujours fait état dans mes publications de ma qualité de professeur émérite, même pour mes derniers travaux, alors que j’avais cessé de l’être. C’était le moindre hommage que je pouvais rendre à la Sorbonne Nouvelle à laquelle j’ai consacré les vingt dernières années de ma carrière. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas trop de cette entorse au règlement.

Je ne sais pas pourquoi je te fais ces confidences aujourd’hui. N’y vois aucune aigreur, simplement l’effet d’une réaction épidermique face à une injonction aussi ferme à me manifester. De toute façon, à qui d’autre qu’à toi pouvais-je les faire ?

Amicalement,

 

Paris, le 31 mai 2021

Cher Michel,

Je vous souhaite un joyeux anniversaire et un changement de dizaine tout en douceur (pour moi, c’était l’année dernière) !

En guise de présent, voici, en avant-première, un fragment inédit d’une œuvre du mester de clerecía jusqu’ici inconnue, que j’ai eu la chance de débusquer tout récemment dans une bibliothèque dont je ne veux pas me rappeler le nom. Je pense que le manuscrit (papier) est du milieu du XVe : la copie, d’une seule main, est très lisible, sans être non plus particulièrement soignée. Je vous en dirai bientôt davantage sur les autres textes copiés dans le même codex. Le fragment occupe cinq folios recto-verso et compte 57 strophes, qui forment un tout cohérent (l’ordre des strophes ne semble pas avoir été altéré). D’après sa langue, je dirais qu’il est issu d’un poème composé dans la première moitié du XIIIe, si bien que son auteur est sans doute un contemporain de Berceo (mais ce n’est pas lui, ça j’en suis sûr). Il est singulier à plus d’un titre. On ne peut pas dire qu’il soit bien écrit mais, d’une part, il montre que des clercs castillans de cette époque s’intéressaient à la matière française et, d’autre part, il suggère une piste extraordinaire quant à l’identité de l’auteur de l’Alexandre. Il est probable que le poète de l’Apolonio et Juan Ruiz s’en soient inspirés : outre l’évidence de quelques expressions, voire d’hémistiches entiers, en commun avec leurs œuvres, son anecdote me semble de la même veine que la facétie des Grecs et des Romains du Libro de Buen Amor, même si, d’un point de vue stylistique, elle ne lui arrive pas à la cheville. Je l’ai transcrit à la va-vite pour vous le livrer à temps, mais je prépare une édition paléographique pour très bientôt.

Profitez bien de cette belle journée !

Avec mes chaleureuses amitiés,

Olivier

 

Mon cher Olivier,

J’ai pensé tout d’abord te répondre dans le même esprit que ton message, mais, pour ne pas m’exposer à une comparaison outrageusement défavorable, je préfère m’en tenir à un discours convenu, -entre amis, tout de même-, pour te souhaiter à mon tour un joyeux anniversaire. Tu as 51 ans, si je compte bien, et donc toute la vie devant toi et des projets exaltants.

La perspective de devenir octogénaire a gâché la dernière année de mes soixante-dix-ans. Maintenant que j’ai franchi le pas, j’espère être définitivement débarrassé de cette épée de Damoclès que j’avais moi-même suspendue au-dessus de ma tête. Je vais désormais faire abstraction de ces vaines considérations d’âge pour continuer à donner le meilleur de moi-même, dans les limites de mes capacités physiques et intellectuelles, cela va sans dire.

Michèle a fait de L’Olive un paradis et nous n’en sortons qu’en pensée. En revanche, les visiteurs y sont les bienvenus.

Donne-nous de temps à temps de vos nouvelles et dispense-nous tes trouvailles bibliographiques. Tu sais que j’en suis très friand, surtout lorsqu’elles atteignent ce niveau de qualité. C’est un petit chef-d’œuvre. M’autorises-tu à le faire connaître, par exemple sur mon site ?

À tous trois nos affectueuses pensées,

Michèle et Michel

 

Paris, le 1er juin 2021

Cher Michel,

Je suis heureux que ma petite fantaisie vous ait plu. J’ai pris bien du plaisir à l’écrire : une fois qu’on a enclenché la mécanique de la cuaderna vía, ça tourne presque tout seul et on est grisé comme sur un manège. Je suis fier que vous souhaitiez la publier sur votre site. J’en déduis que je peux la partager aussi avec mes condisciples, n’est-ce pas ? (d’autant qu’ils sont nommément visés…). Le temps de la thèse est loin, mais je pense qu’on n’oublie pas son intensité particulière, liée à la prise de risque et à la chance d’avoir une poignée de lecteurs ultra-savants qui décortiquent votre travail. Je me revois souvent dans la salle Bourjac…

Les mois écoulés depuis le printemps de l’année dernière ont été rudes pour tout le monde et j’espère que nous voyons le bout du tunnel.

Profitez bien des beaux jours dans le petit paradis de l’Olive !

Amitiés,

Olivier

 

ANNEXE

Fragment inédit d’un poème en cuaderna vía d’auteur inconnu, probablement du XIIIe (arrondissement ?)

 

1 En París la çibdat, de los sabios vergel,

avié ý un maestro, sienpre a Dios muy fiel,

de palabra sabrosa, más dulze que la miel:

si su nomne queredes, clámase don Miguel.

2 Vaso pleno de çiençia, de letras profundado,

más valié su saber que un rico condado.

Por oýr su sermón, acudían privado:

el que tarde llegava maldezía su fado.

3 Como ave liviana volava la su fama

por los pueblos christianos e fasta en aljama:

qualquier que dél oyé, fuesse varón o dama,

querié de tan buen árbol escoger una rama.

4 El onrado maestro de la barva florida

al derredor de sí, es cosa bien sabida,

avía de disçípulos una corte cresçida

que vinién demandar la su çiençia conplida.

5 De algunos los nomnes quiero versificar

maguer sea tardança para vuestro yantar:

si esperar quisierdes, puédovos segurar

que vos será sabroso aqueste buen manjar.

6 El catalán don Carles, moço de grant saber,

qué cosa es amor él querié contender,

si es onrar a Dios o cobdiçiar muger

–me serié fuerte cosa a mí de responder–.

7 Siquier de Aristótil o de sanctos varones,

buena glosa fazié de sus disputaçiones:

aprendié la dotrina, bien sabié las leçiones

daquel fijo de Venus, señor de coraçones.

8 Una apuesta dueña, Elena es nomnada,

non la que fue de Troya ocasión e maçada,

mas otra muy piadosa, sabia e tan letrada

que era maravilla de toda cosa nada.

9 Ella por ser muger non aprendié peyor

ca al maslo dio fenbra Dïos Nuestro Señor

de una misma carne, de onra non menor,

e nunqua le vedó que non fuesse dotor.

10 La dueña a los clérigos esponié su sabiençia:

más que bispo sabié de buena penitençia

e de la confisión, sin ninguna entençia:

fasta el mismo papa le pidié su sentençia.

11 De linaj de Artús, avié ý un bretón,

naçido en Bretaña –en Normandía non–,

Joan Pedro de la Huerta fue aquel infanzón:

entre todos los libros, amava cronicón.

12 Mas las estorias luengas, non las preçiava tanto

como las abreviadas e dizié: “Non aguanto

tal amuchiguamiento, que es fin e quebranto

de buena paçïençia e de todos espanto”.

13 De diez libros grüessos, él fazié una suma,

una chica cartiella que plaz e non abruma;

querié de mucha mar sacar poca espuma:

¡sepades que en vano non movié la su pluma!

14 Una dueña navarra, Amaia es clamada,

mejor que çient varones, como bien ensenyada,

sabié de Alexandre, el rey e la mesnada,

departir la estoria e la fin malograda.

15 De toda la fazienda del rey de grant valía

fizo ella un libro de nueva maestría,

el primero que fue por la quaderna vía,

mas su nomn’ ý non puso, por su grant omildía.

16 Si el rey Alexandre, varón de grant poder,

su leyenda sopiesse que la farié muger

tenplarié su sobervia, non serié referter

–e sin la buena dueña, non ternié yo mester–.

17 En Alacant naçida, otra dueña loçana

–si saber lo queredes, por nomn’ la dizen Ana–,

maguer que muger fue, en su memoria sana

de decorar estorias sienpre avía gana.

18 Cresçióle la dotrina, la çiençia general,

fasta que un perlado, muy alto cardenal,

la fizo coronista en su cort prinçipal:

¡las letras non se pierden en la dueña atal!

19 Del cardenal los fechos, ella bien los notava,

nada non eñadié, nin nada ý menguava:

la crónica movié a las gentes sin traba

¡más de una saeta tenié en su aljaba!

20 Otro de menos seso, dízenle Olivero,

moço de gran sinpleza, de saber tardinero,

mas con toda femençia, obrando con esmero,

dezía: “Desta grey yo quiero ser cordero”.

21 La mengua del juïzio, con afán la llenava;

leyé los actoristas, sus libros repasava:

como omn’ en la cal que perdido andava,

quantas puertas veyé les movié el aldava.

22 Del estudio mayor él sofrié la fatiga,

maguer que una paja le semejasse viga;

como fue provençal, sin caer en nemiga,

fazié del gran pesar una triste cantiga.

23 El noble don Miguel bien veyé su sudor:

sienpre lo castigava, poniendo ý dulzor

ca sabié que con fuerça non se vençe error

sinon con paçïençia de adotrinador.

24 Estos e otros muchos que non serién contados

de don Miguel el sabio reçibién los dictados

e en letras de oro los guardavan notados

en los sus coraçones, ca non en sus tocados.

25 A todos el maestro dio en don armadura

e espada tenplada por que de grant ardura

sopiessen se guardar, mantener conpostura

e de fuerte batalla sofrir la calentura.

26 Mas sepades que estas non fueron de azero:

la armadura rezia, de fe era vozero;

en la buena espada, sotileza ver quiero,

arma de escolar, ca non de escudero.

27 A todos don Miguel enseñó defensión

que ante otros sabios sopiessen su razón

aduzir firmemientre en la disputaçión

–“thesis” dizen en Greçia, en latín “posiçión”.

28 Cada uno sabié retórica usar,

de fermosas colores sus palabras pintar,

salvo don Olivero: non era de rebtar,

que la su boca torpe adur podié graznar.

29 Don Miguel castigava a cada alumniello,

para que fues’ dotor, maguer era chiquiello;

él metié gran saber en pequeño saquiello:

de la omilde casa querié fer un castiello.

30 En escuelas de Françia pusieron nueva ley

sobre aquesta thesis –otorgólo el rey–,

que non osase nadie, toro, vaca nin buey,

defenderla señero, saliendo de la grey.

31 Los buenos escolares, cada qual su consejo,

ayuntados en uno, só un mismo pellejo,

devrían a los sabios, juntados en conçejo,

responder su pregunta, como faz el espejo.

32 De thesis defender quando el tienpo vino,

el sabio don Miguel, maestro de buen tino,

dio a los sus disçípulos castigo paladino

–ellos como apóstoles bevieron el buen vino–

33 que quando estoviessen ante el tribunal

de los altos maestros de saber tologal,

que guardassen la onra de la corte atal,

que la respuesta dada non le sopiesse mal.

34 Aún les dio consejo que fuessen bien catados

que respuesta fiziessen sin ser arrebatados,

mas con dichos abiertos, bien espaladinados,

ca es loco quien fabla entre dientes çerrados.

35 El día de la thesis, de grant solemnidat,

se ayuntan diez sabios de grant actoridat,

los mejores que son en toda la çibdat,

de luengas barvas canas –non mançebos, ¡pensat!

36 En sus siellas sentados, con sus nobles vestidos

de seda e de oro rica miente texidos,

con los sus pargaminos e libros escogidos,

están ý los maestros atan esclareçidos.

37 Llegan los escolanos, sepades, con temor,

con ellos don Miguel, de dotores dotor:

mançebos e mançebas catan a su señor,

semejan ovejiellas enpós el buen pastor.

38 Estonçes don Miguel a los sabios saluda

e diz: “Nobles maestros, qui pecado non muda,

tornad contra mis moços vuestra cara barvuda,

que su thesis respondan a pregunta aguda.”

39 El mayor del conçejo, filósofo ançiano,

–si oviesse cabello, bien lo avría cano–

lenta mente levanta la su derecha mano

e dize: “¡Bien me oiga cada qual escolano!

40 Preguntar vos queremos una cosa sotil,

que la non soltarié omne nesçio nin vil,

mas de alta çïençia, apuesta, doñeguil:

¡bien devredes del seso ençender el candil!”

41 Los disçípulos todos, la cabeça baxando,

por perdidos se tienen, de los cuerpos tenblando:

quien antes esforçava agora finca blando,

mas sabe don Miguel acabdillar el bando:

42 “¡Avivad vuestro seso”, dizles, “e non temades!

¡De un mismo convento sodes buenos cofrades!

¡Cada uno de vós, mejor que çient abades,

sabrá de aquel riebto sacarle las verdades!”

43 En esto el ançiano, de los sabios mayor,

fabló en esta guisa, fue buen preguntador:

“Entre todas las cosas que Dios Nuestro Señor

nos dio por la su graçia, ¿quál será la mejor?”

44 Desque ovo fablado, a los moços paresçe

que con estas palabras la su vida fenesçe,

mas el firme saber tan pronto non fallesçe:

todo el buen obrar les val, ca non enpesçe.

45 Don Carles muy aína dio la su responsión:

“Amor es, sine dubda, de Dios el mayor don”.

E de doña Elena se oyó el buen son:

“Los siete sacramentos son mejor galardón”.

46 Estonçes don Joan Pedro fabló en esta guisa:

“Brevedat, según creo, val tanto como misa

porque de Dios proçede toda obra conçisa”.

–Cada qual su cuydar, cada qual su divisa–.

47 Luego doña Amaia, non lo quiso tardar,

dioles la su respuesta, non era de vagar:

“Para que la sobervia sepamos abaxar

omildad del Señor es regalo sin par”.

48 Doña Ana en esto aduxo su asmança:

“Mi cardenal lo muestra, sin ninguna dubdança,

nuestra Sancta Eglesia, del çielo semejança,

esta es de don Christo la mejor remenbrança”.

49 Don Miguel, en oyendo tan apuestos sermones,

por muy bien enpleadas dava las sus leçiones;

tener dicha pregunta diversas responsiones

non es de estrañar: ¡de Dios son tantos dones!

50 Los diez sabios en uno otorgar semejavan

los dichos de los moços segunt los escuchavan,

mas agora al último, oírlo esperavan:

era don Olivero – a quien pocos alaban.

51 En tan noble conçejo, al torpe, con vergüença,

de los sus pensamientos se’l desata la trença,

ya non sabe quién es, en su tierra comiença

de asmar, dó nasçiera, e responde: “¡Provença!”.

52 ¿De Dios serié Provença el mejor donadío?

En París lo dezir es cosa de sandío.

A don Miguel le pesa: “¡Ay, Olivero mío,

es perdida tu thesis, segunt lo que yo fío!”

53 Pero los sabios todos, non nueve sinon diez,

semeja que otorgan la respuesta rafez

assí como las otras; luego dizen:“¡Pardiez!

¡Quántas thesis preçiosas oýmos esta vez!”

54 Con la grande vegez, piérdese la potençia.

Maguer que sieden ellos en buena audïençia,

son todos medio sordos: en la dicha sentençia,

en logar de “Provença”, oyeron “providençia”.

55 Los buenos escolanos fiziéronse dotores,

fasta don Olivero pierde los sus temores,

don Miguel del grant gozo da saltos bailadores,

las escuelas resuenan de flautas e tanbores.

56 Destajar vos queremos aquí nuestra estoria,

que luenga es assaz e gira como noria.

Al noble don Miguel, guardatlo en memoria,

que por la su doçençia se ganó tal victoria.

57 El saber que maestro vos dio en buen amor,

mançebos e mançebas, tenetlo por señor

e demás por amigo, ca lo diz un actor:

“De soledad la çiençia es buen remediador”.

L’autre Père François

L’autre Père François. Conte drolatique

de Ramón Pérez de Ayala (1903)

Texte et traduction

 

Le plus ancien texte publié par Ramón Pérez de Ayala (1880-1962) qui ait été conservé est un conte intitulé Une aventure du Père François (Una aventura del Padre Francisco). Il parut dans le numéro 3 (juin 1903) de la revue madrilène Helios et figure en tête du premier recueil de nouvelles de cet auteur, Bajo el signo de Artemisa (1924) avec un titre remanié, El otro Padre Francisco. Cuento drolático.

À l’occasion des 9e Rencontres de Thélème, organisées à Chinon sous la direction de Lakis Proguidis, le 1er et le 2 octobre 2022, j’ai fait une communication sur le sujet, qui a été publiée dans la livraison de mars 2023 de la revue L’atelier du roman (n° 113). Par ailleurs, j’ai fait paraître une ANNOTATIUNculÆ sur la référence à Théocrite que contient le conte (« Théocrite et Rabelais »), dans L’Année rabelaisienne 2023 (p. 297-301). Enfin, sous le titre L’autre Père François, conte drolatique, j’ai fait paraître en mai 2023 le texte français assorti d’un commentaire aux éditions La Guêpine (10, Mail de la Poterie. 37600 Loches).

Je reproduis ci-dessous le texte original suivi de ma traduction.

 

El otro Padre Francisco. Cuento drolático

 

El jardín del monasterio sonríe, recatado en la penumbra tibia de la tarde otoñal. No es un jardín austero y místico, a la manera del que Walhagried Strabus (el bizco) describe en su Hortulus. En él no crecen las plantas claustrales, de piadoso simbolismo, entre las cuales hay hierbas humildes de jugo tónico o anodino y santa virtud curativa: salvia, ruda, abrótano, hinojo, menta, apio silvestre, agrimonia y betónica; ni las rosas exsangües insinúan su blanca y virginal pudicia. Es más bien un parque pagano, afrodisíaco, poblado de rosas carnales, pinos eréctiles y olorosos laureles, cuya regalada sombra es propicia a la égloga. Los árboles indolentes rozan entre sí las ramas con suave temblor de voluptuosidad bucólica. La hierba, crecida, se rinde blandamente al halago de un viento indolente, cargado con aromas prolíficos, enervantes.

Junto al tronco rugoso de un pino, que brinda ondulante palio con la expansión de su copa, en el suelo mullido un fraile dormita. Sostiene con la diestra mano, caída sobre el césped, un infolio pergaminoso y mugriento, y apoya la siniestra en el vientre rotundo, que sube y baja a compás. El monje parece pequeño de alzada; es rechoncho, rostro cocido al sol, chata nariz carminosa, henchidos labios sensuales. Muestra, bajo el desorden del hábito talar, la recia musculatura de una pantorrilla, y el pie, no muy aseado, con tosca sandalia de vacarí. Entre los pliegues de la cogulla cenicienta brilla el cráneo, lustrado por la tonsura monacal.

Oyese un susurro discreto de la parte de un portón ojival abierto en el muro del lado de Oriente. Luego, los pesados batientes de nogal oscuro con hierros de forja, giran en los gonces con estridencia. El monje se incorpora, perezoso y lánguido.

– Buenas tardes nos dé Dios, Padre Francisco.

– Siéntate aquí, a mi vera, dulce Juanita.

La aldeana va a sentarse en el prado, cerca del fraile. Es una moza fresca y copiosa, como manjar de prior. Del lino rudo de su jubón blanco surge firme la garganta, en limpio florecer de carne sana. La sonrisa brota entre sus dientes y va a fundirse en el rosa ambarado de los carrillos, que el sol ha melado como los frutos otoñales.

Oleadas rojas flamean en el rostro del monje, el cual se extiende por tierra y lo frota sobre el frescor de la hierba lozana. Cuando atina a erguirse, algunas hierbas y hojas, entre las guedejas hirsutas del cerquillo, lo coronan como a divino pradial. Su boca se dilata en ancha risa de Término lascivo, y en sus ojillos centellea el mismo fuego que debió de abrasar a los místicos sátiros cuando perseguían en las selvas de Jonia a las ninfas, pulcras, incautas e inocentes como palomas.

– ¿Qué ofrenda has traído, Juanita?

La moza presenta dos aves: un gallo y una gallina, que cacarean, aleteando por soltar la cuerda que los traba de las patas.

– El Prior te hubiera agradecido más un azumbre de vino -dijo el monje, arrastrando con pecaminosa deleitación sus ojos por el cuello resbaladizo de la campesina hasta clavarlos, insistentes y perspicaces, en el latir del seno bajo el jubón de nieve.

– Acabóse ya el vino de la anterior cosecha, y tocante al de hogaño, los feudatarios del Conde, nuestro Señor, no han dado cabo todavía a la vendimia. Mírelos el Padre Francisco.

El monje, con torpe tardanza, como rezagándose, retira la vista de los lugares íntimos en que hallaba contentamiento y fruición, para mirar ahora en el derrotero que la moza le señala con el índice de su mano gordezuela y mantecosa.

Desde el jardín del monasterio de Fonteney (sic) le Comte se atalaya el valle de la Vendée. En el fondo, el río se desliza, augusto, rítmicamente ondulado, como las barbas de las ancianas divinidades clásicas. Hay embarcaciones, temblando en su bruñida superficie. En las márgenes, los prados verdes veronés se alborozan en la viveza de su tono. Montículos y altores, plantados de viñedo y e olivo, caminan hacia el horizonte violáceo. El castillo el Conde de Poitou, construido con piedra bermeja, destaca su mole mazorreal y almenada sobre el cielo, que tiene palidez de seda. En los alrededores menudean manchas rojas, pardas, blancas, azules, entre las matas verdinegras y cobrizas de las cepas sinuosas. Son los viñaderos, siervos de la gleba, adscritos al terruño, que conllevan cantando su esclavitud feudal.

El Padre Francisco suspira. Eleva hacia el cielo pálido los ojos nostálgicos; ojos venosos, sobretejidos por una red sanguinolenta. En tanto el fraile habla, la moza le contempla con curiosidad cándida:

– ¿Qué se hicieron las bacantes con su seguimiento de dóciles panteras pintadas? Los viejos Silenos bonancibles, ¿qué se hicieron? Sangre de Dionisos, sangre es, en la nueva ley, del propio Jesús. Mas los siervos de Dios apenas si lo catan. ¡Lejanos tiempos de idilio!

A esta razón, las aves, que han deshecho la traba, corren por el jardín. El gallo intenta rendir a su pareja; cacarea por lo bajo, con golpes espasmódicos y en tono petulante, su concupiscencia; arrastra el ala en torno de la gallina; ejercita el imperio masculino, y después se vanagloria del triunfo, dando al aire un quiquiriquí donjuanesco; finalmente, e sacude y espulga, como quien se asea y acicala, con aire de seductor habitual.

-Glosa, escolio, comento sublimes los de esas aves de corral en esta tarde eglógica- balbuce el monje, y reposa su mirada densa sobre el corpiño combado, que se agita a impulsos de la respiración anhelante de la niña.

El Padre Francisco toma el pergaminoso libro, lo apoya en el regazo como en facistol, y lee:

μαλα τοι το καταπτυχες εμπεροηαμα

τουτο πρετει

Y como la campesina permanece absorta, el buen religioso exclama, irónico y galante:

– Acaso no lo comprendes. Tampoco lo comprendería el Padre Prior, ni Monseñor, el obispo de la diócesis. Buena yunta de asnos garañones. Esto es del hechicero Teócrito: háblase de la celebración de las fiestas de Adonis. Los versos que acabo de leerte significan: Juanita, muy bien te cae esa abotonada vestidura curva. Pero me agradarías más sin el jubón. Esto último no está muy claro en el original de Teócrito.

La moza rompe en risa de cazurra suspicacia.

Juanita y el fraile son buenos camaradas. Se conocieron pocos días después de haber llegado el Padre Francisco al monasterio. Desde aquel punto, la amistad hubo de ir estrechándose, hasta llegar al período improrrogable de la franqueza llana y del cortejo.

No tardaremos gran tiempo en hacer la bestia de dos lomos y cuatro patas. Te le fío, Juanita -asegura el Padre Francisco con expresión cruda y picaresca, que consta en la Erótica Verba Rabelesiana. Narra el monje a la moza sus cuitas. Ella le escucha, siempre embelesada. ¡Ay, sólo en la dadivosidad de Juanita reside el bálsamo que restañe las heridas del atribulado fraile! Sus hermanos de comunidad (los llamados del cordón, y también cordeleros) le envidian y le odian. Le sospechan de hereje, encantador y endiablado. “Hombre que habla nueve hablas, y algunas tan torcidas y revesadas, que del infierno han de provenir, que ningún fiel de cristiandad acierta a entenderlas”, dicen los demás hermanos; róbanle taimadamente preciosos manuscritos helénicos y latinos, los cuales raspan y lavotean, y luego escriben encima monserga frailuna. Han hecho desaparecer así las Catilinarias del más atildado y viril de los retóricos para trazar en su vez las epístolas de Pablo de Tarsis, un bárbaro que apenas sabía latín. Quieren ahora apoderarse de su amado Teócrito para sustituir los idilios con las ordenanzas del venerable Scoto. Al pobre Padre Francisco le acongoja semejante turba de ignorantes, libidinosos y glotones, descendientes fornacinos del Santo de Asís. Pero su ingenio es fecundo en ardides, trazas y burlas con que vengarse.

Un runrún cercano detiene las razones del Padre Francisco, el cual musita misteriosas palabras al oído de su tierna confidente. Por la puerta del claustro asoma un nuevo monje. Es el Prior, frey Domenico Patavino, llamado así por ser nacido y profeso en Padua. Cierra la pesada puerta con golpe rudo y se llega al paraje donde platican sentados la moza y el fraile. Las facciones del Prior se dibujan apenas en la masa informe del rostro, cárdeno y congestionado. Los ojos brillan aviesos bajo la carne inflamada de los párpados. Su respiración es resuello asmático, y le impide hablar. Logra por fin decir, con voz temblona de ira:

– Refocilaos, Padre Francisco: divertid a una moza con charla ladina, que por profano a la Orden os hace aparecer.

El Padre Francisco permanece inmóvil, con sonrisa de ironía vagamente bosquejada. El Prior, entonces, dirígese a la moza:

– ¿Qué diligencia te trae por aquí?

La campesina responde, la mirada hacia el suelo y opaca la voz:

-Traigo la ofrenda al Santo, e indica la pareja de aves, que picotea en el jardín.

– Criaturas avariciosas; perseguís vuestra eterna condenación. ¿Juzgáis, por ventura, digna de la santidad de nuestro monasterio tan ruin ofrenda? Rebosa de animales lucios vuestro corral, vuestro granero de trigo y de pingües bastimentos vuestra despensa; y a Dios, al buen Dios, creéis que puede satisfacerle esta miseria… Lleva esos animales al lego marmitón.

La moza balbuce:

– Míseros somos; en pobreza nos consumimos. Otra dicha no gozamos sino aquella que Dios, Padre universal, hasta a las desvalidas animalias concede; los bienes que a todos pertenecen, el calor del sol, el respiro del aire, el recreo de los ojos ante el cielo y la tierra, la dulzura de las aguas del río, o aquella otra de que a nadie, ni aun al más oprimido, se le puede desposeer, los deleites del propio cuerpo -y luego, atenta al mandato del Prior, la moza corre y atrapa a las aves entre los troncos de un laurel, cuyas hojas le hacen en la frente y los pómulos una caricia perfumada.

Piérdense los frailes claustro adentro, y la aldeana, a través del portón ojival.

El sol oblicuo de la mañana (tarde) recorta sobre las losas del claustro grandes ojivas amarillas, que se doblan y suben luego por el muro. Algunas golondrinas, anidadas en los rosetones labrados de la techumbre, trazan al sesgo, piando, largas estrías negras dentro de la luz en haces. Hay un viento otoñal y aromático que unge de bienestar los cráneos relucientes de los monjes, alineados en dos filas: una, a lo largo de las columnas; la otra, al frente, pegada a la pared, bajo las pinturas murales que representan al fresco escenas de la vida del Señor Jesucristo. El Prior ostenta la cruz pectoral de oro y, en el centro de sus monjes, los escruta con pupila despótica, de caballero feudal. Interroga por el Padre Francisco; nadie sabe darle cuenta de él. La ira reverbera en los purpúreos carrillos abaciales. Llega entonces un fraile aniñado, imberbe. Es el favorito del Prior, y en la propia celda prioral tiene su yacija. En la comunidad se murmura que, pese a lo haldudo del hábito y a la obstinada ocultación de la cogulla, calada siempre hasta más debajo de la nariz, este frailecito insinúa maneras y gestos, en el porte y en la voz, que denotan bien a las claras su condición femenina -no es doncel, que es doncella-. El frailecito ha recorrido todo el monasterio sin dar con el perdido Padre Francisco, y pone tan mimosa compunción y tan desolada tristeza en su relato, que la oronda fisonomía prioral traiciona, bajo la ira antecedente, una congoja misericordiosa y amorosa por consolar al apenado novicio. Pero frey Domenico da una orden, y las filas monacales avanzan hasta el templo. Dentro, colócanse unos de la banda de la Epístola y del Evangelio los otros. La plebe labriega, que aguardaba impaciente, tiene un murmurio largo y se remueve compacta, despidiendo vaho. Las altas bóvedas de la iglesia están sumidas en sombra. En el altar mayor, la penumbra extiende densos velos: rodeada de luces inmóviles y mortecinas, como manojitos de azafrán, hay, en el comedio del retablo, una hornacina lóbrega, la de San Francisco; se entrevé, como en profundidad lejana, el bulto borroso y grisáceo del Santo. A entrambos costados de la nave refulgen, como celestes jardines, sendos vendanales de vidrios de colores emplomados, obra de un artífice veneciano: representan escenas de santos rígidos y enjutos, inspiradas en la iconografía hierática de Bizancio. De las efigies manan chorros policromos, que derramándose en algunas testas rústicas, las aureolan de colores litúrgicos.

Ante el órgano, de monumental trompetería, que parece el albogue de Pan, pero exagerado, amplificado hacia el Empíreo, un monje, organista e himnógrafo, aguarda el comienzo de los oficios rituales: un rayo lateral de luz infunde en su hábito, cenizoso y tubular, diafanidades azules. Tiene el rostro enmagrecido y espiritualizado, las manos largas y casi transparentes; diríase una figura de vidriera, un ser vaporoso que ha descendido hasta el órgano por un sendero de luz. El Prior coloca sobre el pecho los brazos, en forma de equis. El monje músico pasea por el pálido marfil de las teclas sus manos de vidrio, y se desata, de entre el espeso y alto boscaje del órgano, la cadencia del Kirie gregoriano, implorante y plañidera melodía gótica. En el altar mayor, ofician y pululan el presbítero, el diácono y el subdiácono, vestidos de gran pontifical, con recias, fastuosas dalmáticas y casulla orientales, tejidas en tisú de oro. El ceroferario ostenta en sus manos rollizas, anilladas de rubíes y amatistas, el robusto cirio lacrimoso. Los monjes, a coro, salmodian el canto llano. El pueblo, abigarrado y estremecido, escucha lleno de recogimiento. El Kirie va agonizando, con desolación nazarena.

El Prior, vuelto hacia la turba de labriegos, inicia una plática de amonestación. Al principio, su voz es untuosa. Luego, la ira le impele y prorrumpe en vociferaciones, que repercutan en la bóveda acremente. Díceles que han perdido caridad y fe; que las ofrendas, por lo mezquinas, más que tales semejan limosnas; que la cólera de Dios está pronta a verterse; que el Santo, desde el Cielo, ha de enviar ejemplares castigos, y otras muchas amenazas temerosas. Los campesinos vuelven los ojos angustiados hacia la imagen de San Francisco. Un terror pánico se apodera de ellos. El Santo, en su hornacina, está moviéndose. Óyense gritos de espanto. La voz del Prior se ahoga en la garganta. La veneranda efigie, animada sin duda por voluntad divina, rota la catalepsia escultórica del leño esculpido, se ha llevado entrambas manos al vientre y estalla en carcajadas sonoras, que ruedan por el templo con ímpetu jovial. No es San Francisco: es el Padre Francisco, que, por chanza, se ha colocado allí, sustituyendo a la imagen del Santo. Le ha traicionado su risa de Término, aquella risa que ha conmovido tantas veces con su ulular profano el refectorio monacal. Y el Padre Francisco habla a gritos desde el altar:

– Fetiche por fetiche, tanto vale este mísero costal de miserias, pecados y altos pensamientos, que es el pobre Père Francisco, como aquel vaso de pureza y santidad que fue el pobrecito de Asís, el seráfico Francisco. No adoréis ídolos humanos. Seguid lo que de natural y de sobrenatural haya en los hombres más hombres: la inteligencia magistral, el corazón ardoroso, el instinto fuerte. Hermana paloma, sí; y hermano lobo. Y también, hermano macho cabrío. Alegría, alegría. Aleluya, aleluya. Buscad y sorbed el sustantífico meollo. Haceos libres, amigos, dejando libre vuestra humanidad aherrojada, edte aner philou (sed hombres, Amigos).

A una señal del Prior, cuatro frailes se encaraman en el retablo y aprehenden al diabólico hermano, que, con sacrilegio y blasfemia, ha interrumpido los sagrados ritos. Lo arrastran hasta el claustro. La comunidad, rugiendo, se encarniza sobre él; unos le patean, otros le desgarran la vestidura, éstos le escupen, aquéllos le magullan, y todos, a la postre, le azotan con sus cordones, ensañándose. Luego de partirse los frailes, algunos campesinos acuden a socorrer a la víctima: entre ellos viene Juanita, la buena moza, amada del Padre Francisco. Cuando el monje la siente cerca de sí, abre los ojos, llenos de inteligencia, sensualidad y malicia; dilátanse sus labios en ancho gesto pecaminoso y afable, y con el cuerpo desnudo, amoratada, sangriento a trechos, parece un sátiro después de la vendimia, embadurnado con el hollejo de las uvas negras: un sátiro ebrio que sabe amar siempre.

Este es un episodio -no sabemos si apó-

crifo o fabuloso- de la vida de Fran-

cisco Rabelais: fue padre de la

risa francesa y enseñó huma-

nidad a los hombres.

1902.


 

 

L’autre Père François. Conte drolatique

 

Le jardin du monastère sourit, plongé dans la pénombre tiède de la soirée automnale. Ce n’est pas un jardin austère et mystique, à la manière de celui que Walhafrid Strabo (le Bigleux) décrit dans son Ortulus. Il n’y pousse pas de plantes claustrales au pieux symbolisme, parmi lesquelles on trouve des herbes modestes dont le suc tonique ou anodin est doué d’une sainte vertu curative : sauge, rue, armoise, fenouil, menthe, céleri sauvage, aigremoine et bétoine ; des roses exsangues n’y insinuent pas leur blanche et virginale pudeur. C’est plutôt un parc païen, aphrodisiaque, peuplé de roses incarnat, de pins érectiles et de lauriers odorants, dont l’ombre délicieuse est propice à l’églogue. Les arbres frottent mutuellement leurs branches avec un léger tremblement de volupté bucolique. L’herbe haute s’incline doucement sous la caresse d’un vent indolent, chargé d’arômes prolifiques, énervants.

Près du tronc rugueux d’un pin, dont les longues branches lui offrent un dais ondulant, sur le sol moelleux, un Frère somnole. Il tient dans sa main droite, qui repose sur le gazon, un in folio crasseux couvert de parchemin, et appuie sa main gauche sur son ventre rebondi, qui se soulève et s’abaisse régulièrement. Le moine semble de petite taille ; il est rondouillard, son visage est recuit par le soleil, son nez camus couleur carmin, ses lèvres sont pleines et sensuelles. Il laisse apercevoir, sous le désordre de sa bure, la forte musculature de son mollet, et un pied peu soigné dans sa sandale de cuir. Au milieu des plis de la cagoule cendrée, brille son crâne, lustré par la tonsure monacale.

On entend un susurrement discret du côté du portail ogival découpé dans le mur du côté du levant. Puis, les lourds battants de noyer foncé et leurs fers forgés tournent sur leurs gonds avec un bruit strident. Le moine se redresse, paresseux et languissant.

– Que Dieu vous ménage, Père François.

– Assieds-toi ici, tout près de moi, ma douce Jeanneton.

La villageoise s’assoit sur l’herbe près du Frère. C’est une jeune fille fraîche et rondelette, mets digne de la table d’un Prieur. Du rude lin de son corselet dépasse une gorge ferme, comme un beau bouquet de chair pleine. Son sourire se glisse entre ses dents et finir par se fondre avec le rose d’ambre de ses joues, que le soleil a miellé comme un fruit d’automne.

De rouges bouffées flamboient sur le visage du moine, qui s’étend sur le sol pour le frotter sur la fraîcheur de l’herbe drue. Lorsqu’il parvient à se redresser, quelques brins d’herbe et quelques feuilles, au milieu des mèches hirsutes, le couronnent à la manière d’une divinité des prairies. Sa bouche s’élargit en un large rire de dieu Terme lascif et, dans ses yeux, scintille le même feu qui dut embraser les mystiques satyres lorsqu’ils poursuivaient dans les forêts ioniennes les nymphes, délicates, imprudentes et naïves comme des colombes.

– Quelle offrande apportes-tu, Jeanneton ?

La jeune fille présente deux volailles, un coq et une poule, qui caquètent, battant des ailes pour défaire la corde qui entrave leurs pattes.

– Le Prieur aurait mieux aimé une bombonne de vin -dit le moine, en promenant avec une délectation coupable ses yeux le long du cou lisse de la paysanne pour les clouer, insistants et perspicaces, sur le battement du sein sous le corselet de neige.

– Nous avons fini le vin de la précédente récolte et, pour ce qui est d’aujourd’hui, les métayers du comte, notre seigneur, n’ont pas encore fini la vendange. Regardez-les, Père François.

Le moine, d’un mouvement lent, finit par retirer, comme à regret, les yeux des lieux intimes dans lesquels il trouvait contentement et jouissance, pour regarder dans la direction que la jeune fille lui signale, de l’index de sa main dodue et grassouillette.

Depuis le jardin du monastère de Fontenay-le-Comte, on domine la vallée de la Vendée, au fond de laquelle la rivière se glisse, impériale, rythmiquement ondulée, comme la barbe des vieilles divinités classiques. Il y a des embarcations, qui tremblent sur la surface de l’eau brunie. Sur les rives, les prairies d’un vert Véronèse s’agitent sous l’effet de leur vive couleur. Des collines et des coteaux, plantés de vigne et d’oliviers, gagnent un horizon violacé. Le château du comte de Poitou, construit en pierre vermeille, détache sa masse rude et crénelée sur le ciel, qui a une pâleur de soie. Aux environs, se multiplient des taches rouges, brunes, blanches, bleues au milieu des buissons vert sombre et cuivrés des ceps tortueux. Ce sont les vignerons, serfs de la glèbe, assujettis à la terre, qui supportent en chantant leur esclavage féodal.

Le Père François soupire. Il lève vers le ciel pâle ses yeux nostalgiques ; des yeux veineux, zébrés d’un filet sanguinolent. Tandis que le Frère parle, la jeune fille le contemple avec une curiosité candide :

– Que sont devenues les bacchantes et leur cortège de panthères peintes ? Les vieux Silènes bienveillants, que sont-ils devenus ? Le sang de Dionysos, dans la Loi nouvelle, c’est le sang de Jésus. Mais les serviteurs du Seigneur ne s’en soucient guère. Qu’il est loin le temps de l’idylle !

Sur ces mots, les volailles, qui ont défait leurs liens, courent dans le jardin. Le coq tente de soumettre sa femelle ; il caquète doucement sa concupiscence, avec des secousses spasmodiques et un air pétulant ; il enveloppe la poule de son aile ; il exerce l’empire du mâle puis se vante de son triomphe, lançant un cocorico donjuanesque ; finalement, il se secoue et s’épuce, comme pour se toiletter et se faire beau, avec les airs d’un séducteur sûr de lui.

– Glose, scholie, commentum sublimes nous offrent ces volailles en cette soirée d’églogue, balbutie le moine et il pose à nouveau son regard aigu sur le corsage gonflé, qui s’agite sous l’effet du halètement de la respiration de la jeune fille

Le Père François prend le volume au parchemin, le pose sur ses cuisses comme sur un lutrin et lit :

μαλα τοι το καταπτυχες εμπεροηαμα

τουτο πρετει

Comme la paysanne reste interdite, le bon religieux s’exclame, ironique et galant :

– Peut-être ne comprends-tu pas. Le Père Prieur et Monseigneur, l’évêque du diocèse, ne le comprendraient pas non plus. Jolie paire d’ânes bâtés que ces deux-là ! C’est de l’ensorceleur Théocrite : il y parle de la célébration des fêtes d’Adonis. Les vers que je viens de te lire signifient : « Jeanneton, il te va très bien ce vêtement boutonné et moulé. Mais tu me plairais plus encore sans le corselet ». Ce dernier point n’est pas très clair dans l’original de Théocrite.

La jeune fille éclate d’un rire plein de sous-entendus coquins.

Jeanneton et le Frère sont bons camarades. Ils ont fait connaissance peu après l’arrivée du Père François au monastère. Dès cet instant, leur amitié alla se resserrant, avant d’atteindre l’impérieux moment de la franchise sans apprêts et de la séduction.

– Nous ne tarderons guère à faire la bête à deux dos et à quatre pattes ; je te le dis tout net, Jeanneton, assure le Père François, reprenant l’expression crue et picaresque qui figure dans l’Erotica Verba Rabelesiana.

C’est à la jeune fille que le moine confie ses peines. Elle l’écoute, captivée. Hélas, seule, la générosité de Jeanneton contient le baume capable de soigner les blessures du Frère persécuté ! Les Frères de la communauté (on les appelle Frères du cordon et aussi Cordeliers) l’envient et le haïssent. On le soupçonne d’être un hérétique, un sorcier et un suppôt du diable : « Un homme qui parle neuf langues, certaines si tordues et compliquées qu’elles ne peuvent émaner que de l’enfer, car nul chrétien ne parvient à les entendre », disent les autres Frères. On lui vole sournoisement de précieux manuscrits grecs et latins, on les râpe et on les délave, puis on écrit par-dessus un galimatias monacal. Ils ont fait disparaître les Catilinaires du plus brillant et viril des rhéteurs pour copier à leur place les épîtres de Paul de Tarse, un barbare qui savait à peine parler latin. Ils veulent maintenant s’emparer de son cher Théocrite pour remplacer les Idylles par l’Ordinatio du vénérable Duns Scot. Le pauvre Père François est angoissé face à une pareille tourbe d’ignorants, de libidineux et de gloutons, fils adultérins du saint d’Assise. Mais son génie est fécond en ruses, astuces et mauvais tours pour se venger.

Un ronronnement proche interrompt les propos du Père François, qui susurre de mystérieuses paroles à l’oreille de sa tendre confidente. À la porte du cloître se montre un nouveau moine. C’est le Prieur, Frère Dominique Patavinus, ainsi nommé parce qu’il est né et a fait profession à Padoue. Il ferme la lourde porte d’un geste rude et il s’approche du lieu où, assis, conversent la jeune fille et le Frère. Les traits du Prieur se dessinent à peine dans la masse informe de son visage, rouge et congestionné. Ses yeux, retors, brillent sous la chair enflammée de ses paupières. Sa respiration est un souffle d’asthmatique, qui l’empêche de parler. Il parvient enfin à dire, d’une voix tremblante de colère :

– Réjouissez-vous, Père François : divertir une jeune fille par des propos impies font de vous un profane à l’Ordre.

Le Père François reste immobile, avec un sourire ironique vaguement ébauché. Le Prieur s’adresse alors à la jeune fille :

– Qu’est-ce qui t’amène ici ?

La paysanne répond, les yeux baissés, d’une voix sans timbre :

– J’apporte l’offrande au saint, et elle désigne la paire de volailles qui picore dans le jardin.

– Créatures avaricieuses ; vous persévérez dans la voie de votre damnation éternelle. Jugeriez-vous, par hasard, digne de la sainteté de notre monastère une offrande aussi misérable ? Votre basse-cour déborde d’animaux gras, votre grenier, de blé, et votre dépense, de provisions abondantes. Or, Dieu, le Bon Dieu, vous croyez le satisfaire avec ces misères… Emporte ces animaux au Frère lai marmiton.

La jeune fille balbutie :

– Misérables nous sommes ; nous nous consumons dans la pauvreté. Nous ne jouissons que de ce que Dieu, le Père Universel, accorde aux animaux les plus déshérités : les biens qui appartiennent à tous, la chaleur du soleil, l’air qu’on respire, le plaisir des yeux devant le spectacle du ciel et de la terre, la douceur de l’eau de la rivière ; enfin le plaisir qu’à nulle créature, même la plus opprimée, on ne peut retirer, celui que l’on tire de son propre corps.

Puis, obéissant à l’ordre du Prieur, la jeune fille part en courant et attrape les volailles au pied des troncs d’un laurier, dont les feuilles lui font sur le front et sur les pommettes une caresse parfumée.

Les Frères disparaissent à l’intérieur du cloître et la villageoise au-delà du porche ogival.

Le soleil oblique du matin découpe sur les dalles du cloître de grandes ogives jaunes, qui se plient ensuite le long du mur qu’elles escaladent. Quelques hirondelles, qui ont fait leur nid dans les rosaces sculptées de la voûte, tracent en biais, en piaillant, de longues stries noires à l’intérieur des gerbes de lumière. Il souffle une brise automnale et parfumée qui ouvre d’une onction apaisante les crânes luisants des moines, alignés sur deux rangées : l’une, le long des colonnes, l’autre de l’autre côté, le long du mur, sous les peintures murales qui représentent à fresque des scènes de la vie du Christ, notre Seigneur. Le Prieur exhibe la croix pectorale d’or et, placé au centre de ses moines, les scrute d’une pupille despotique, tel un chevalier féodal. Il demande où est le Père François ; nul ne le sait. La colère se réverbère dans les abbatiales pommettes pourprées. Survient un Frère imberbe, presque un enfant. C’est le favori du Prieur ; il a sa couche dans la cellule priorale. Dans la communauté, on murmure que sous le long habit et la cagoule obstinément abaissée plus bas que le nez, ce jeune Frère laisse percer des attitudes et des gestes, dans le port et dans la voix, qui révèlent clairement sa nature féminine, de jouvencelle et non de jouvenceau. Le jeune Frère a parcouru tout le monastère sans rencontrer Père François, l’égaré, et il met tant de componction maniérée et de tristesse désolée dans son récit, que la ronde physionomie du Prieur trahit, sous la colère précédente, une angoisse miséricordieuse et amoureuse dans le but de consoler le malheureux novice.

Mais Frère Dominique donne un ordre et les moines, en deux files, s’avancent vers le temple. Ils s’y rangent, les uns, du côté de l’Épître ; du côté de l’Évangile, les autres. La plèbe des laboureurs, qui attendait impatiente, fait entendre un long murmure et agite sa masse compacte, exhalant une vapeur. Les hautes voûtes de l’église sont plongées dans l’ombre. Sur le grand autel, la pénombre étend ses voiles épais : entourée de lumières immobiles et pâles, comme des bottes de safran, au milieu du retable, une niche lugubre, celle de saint François ; on entrevoit, comme dans une lointaine perspective, la statue confuse et grisâtre du saint. Des deux côtés de la nef resplendissent, tels des jardins célestes, deux fenêtres aux vitres colorées et plombées, qui sont l’œuvre d’un artiste vénitien : elles représentent des scènes de la vie de saints, raides et décharnés, inspirés de l’iconographie hiératique de Byzance. De ces effigies sourdent des coulées polychromes qui, en se répandant sur certaines têtes rustiques, les auréolent de teintes liturgiques.

Face à l’orgue, à la monumentale tuyauterie, qui évoque une flûte de Pan aux proportions exagérées, comme si elle cherchait à atteindre l’empyrée, un moine, organiste et hymnographe, attend que commencent les offices rituels : un rayon de soleil infuse dans son habit, cendreux et tubulaire, des diaphanéités azuréennes. Il a un visage maigre et illuminé, des mains longues presque transparentes ; on dirait un personnage de vitrail, un être vaporeux qui est descendu vers l’orgue par un sentier de lumière. Le Prieur croise les bras sur sa poitrine en forme d’X. Le moine musicien promène sur le pâle ivoire des touches ses mains de verre ; alors s’élève de l’épais et haut bocage de l’instrument la cadence du Kirie grégorien, implorante et plaintive mélodie gothique. Au maître-autel, officient et s’agitent le prêtre, le diacre et le sous-diacre ; ils ont revêtu, comme pour une messe pontificale, de raides et fastueuses dalmatiques et une chasuble de style oriental, tissées de fils d’or. Le céroféraire supporte dans ses mains rondes, ornées d’anneaux de rubis et d’améthystes, le robuste cierge et ses larmes de cire. Les moines, en chœur, psalmodient le plain-chant. Le peuple, bigarré et tremblant, écoute dans un grand recueillement. Le Kirie agonise lentement, dans une désolation nazaréenne.

Le Prieur, tourné vers la masse des culs-terreux, entame un sermon d’admonestation. Au début, sa voix est onctueuse. Puis, la colère le gagne et il éclate en vociférations qui se répercutent durement sur la voûte. Il leur dit qu’ils ont perdu la charité et la foi ; que les offrandes, tant elles sont misérables, ressemblent plutôt à des aumônes ; que la colère de Dieu est sur le point de se répandre ; que le saint, depuis le Ciel, va envoyer des châtiments exemplaires ; et beaucoup d’autres redoutables menaces. Les paysans tournent leurs yeux angoissés vers la statue de saint François. Une terreur panique s’empare d’eux. Le saint, dans sa niche, s’est mis à bouger. On entend des cris d’effroi. La voix du Prieur s’étrangle dans sa gorge. L’effigie vénérable, animée sans nul doute par la volonté divine, ayant rompu la catalepsie sculpturale du bois taillé, a porté ses deux mains à son ventre et explose en sonores éclats de rire, qui roulent dans le temple avec une impétuosité joviale. Ce n’est pas saint François, c’est le Père François qui, par plaisanterie, s’est placé là, en lieu et place de la statue du saint. Il a été trahi par son rire de dieu Terme, ce rire qui a troublé si souvent de son ululement profane le réfectoire monacal.

Le Père François s’écrie du haut de l’autel :

– Fétiche pour fétiche, ce misérable sac de misères, de péchés et de pensées élevées, qu’est le Père François vaut bien ce vase de pureté et de sainteté que fut le pauvre d’Assise, le séraphique François. N’adorez pas d’humaines idoles. Suivez ce qu’il y a de naturel et de surnaturel dans les hommes les plus humains : l’intelligence magistrale, le cœur ardent, le fort instinct. Sœur colombe, oui ; et frère loup. Mais aussi frère bouc. Allégresse, allégresse. Alléluia, alléluia. Recherchez et sucez la substantifique moelle. Rendez-vous libres, mes amis, en libérant votre humanité enchaînée, εςτε άνηρ φιλου (soignez de hommes, mes amis).

Sur un signe du Prieur, quatre Frères escaladent le retable et se saisissent du diabolique Frère, qui, par son sacrilège et son blasphème, a interrompu les rites sacrés. Ils le traînent jusqu’au cloître. La communauté, rugissante, s’acharne sur lui ; les uns le piétinent, les autres déchirent son vêtement, les autres lui crachent dessus, ceux-là le meurtrissent, et tous, en fin de compte, le fouettent de leur cordon, pleins de rage. Une fois les Frères partis, quelques paysans viennent au secours de la victime, parmi lesquels Jeanneton, la bonne fille, aimée du Père François. Lorsque le moine la sent près de lui, il ouvre les yeux, pleins d’intelligence, de sensualité et de malice, ses lèvres se dilatent dans une large moue complice et affable. Avec son corps dénudé, couvert de bleus, sanglant par endroits, il ressemble à un satyre après la vendange, barbouillé par la peau des raisins noirs : un satyre ivre qui sait aimer toujours.

Ceci est un épisode – nous ne savons s’il est apo-

cryphe ou fabuleux -, de la vie de François

Rabelais : il fut le père du rire

français et enseigna l’huma-

nité aux hommes.

1902

La pastourelle sens dessus dessous

Du 6 au 8 décembre 1994 à l’Université de Tel-Aviv, Danielle Bohler organisa un colloque sur les identités sexuelles au Moyen Âge (on ne parlait pas encore de ‘genre’), auquel elle m’invita à participer aux côtés d’autres chercheurs français, historiens et littéraires : Jacques Rossiaud, Christiane Klapisch-Zuber, Marie-Françoise Notz, Jean-Marie Fritz, Jean Scheidegger. Elle me donna l’occasion de renouer avec une activité que j’avais dû mettre en veilleuse pendant les quatre années précédentes, au cours desquelles mes occupations de directeur du Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES, cf. survol bio-bibliographique) m’avaient éloigné presque complètement des activités de recherche. Je choisis de parler du Livre de Bon Amour, qui était très peu connu hors d’Espagne. Les actes de ce colloque n’ayant pas été publiés, je reproduis ici le texte de ma contribution. Je publie par ailleurs le journal que j’ai tenu pendant ce court séjour en Israël (Journal intermittent, 4-11 décembre 1994).

La pastourelle sens dessus dessous

Pour ma contribution à ce colloque sur les identités sexuelles, j’ai choisi de commenter certains passages d’un texte castillan remarquable, qui date de la première moitié du xive siècle, le Livre de Bon Amour.

Le sujet du Livre — une Somme poétique de près de 7000 vers — est, aux dires de l’auteur, d’enseigner tout homme à bien aimer. Ce « bon amour », le poète le définit tantôt comme l’amour que la créature doit à Dieu, tantôt comme un art d’aimer pour gens de bonne éducation. Il illustre son propos de nombreux développements empruntés à des traditions diverses, parmi lesquelles on retrouve l’art d’aimer ovidien, à travers l’adaptation d’une comédie élégiaque anonyme du xiie, le Pamphilus de amore ; la littérature homilétique, qui se manifeste à travers de nombreux exempla ; la tradition populaire du combat de Carnaval et Carême ; la tradition goliardique ; enfin, l’esprit de la poésie courtoise.

L’identité de l’auteur, un certain Juan Ruiz, Archiprêtre de Hita, dans l’archevêché de Tolède, reste, en fait, fort énigmatique. Au moins ne peut-on douter qu’il s’agisse d’un clerc. Les connaissances littéraires et juridiques dont il fait preuve, le ton volontiers didactique qu’il utilise ne laissent guère de doute à ce sujet. C’est donc au regard qu’un clerc pose sur la femme que nous allons nous intéresser. Mais on verra que cet homme d’église sait aussi tirer parti des vertus mondaines dans ce redoutable exercice.

Le Livre de Bon Amour est d’une construction complexe, tant il se plaît à mêler les perspectives. Le fil conducteur est nettement autobiographique et emprunte sa chronologie à trois modes de calcul du temps : la journée canoniale, le calendrier liturgique annuel, le décours des trois âges de la vie. Les développements amoureux associent de longs dialogues passionnés entre le héros, le dieu Amour et Vénus, l’épouse de ce dernier ; des récits de tentatives de séduction généralement avortés ; des mises en garde adressées aus femmes crédules ; une description détaillée des activités de l’entremetteuse. Autant dire que l’unité du texte, si elle existe, ce que je crois, tient plutôt au projet de l’auteur qu’aux formes des discours au moyen desquels il s’exprime.

Au milieu de cette extrême variété, les discours sur la femme, seuls susceptibles de nous instruire sur la vision que porte sur elle notre auteur, prennent eux-mêmes des formes fort différentes. La forme canonique est le portrait : le Livre en comporte quelques-uns. Le premier est consacré à la dame recluse.

168. Dame de haute lignée et de grande noblesse,

       ce qui est propre aux dames elle en sait les finesses ;

       sage et de bon sens, ignorant vilenie,

       remontrant en savoir à bien de ses égales ;

 

169. une taille bien prise, une mine amoureuse,

       bien faite, élégante, plaisante et fort belle,

       courtoise et mesurée, avenante, charmante,

       gracieuse et attirante, amour en toute chose.

Les adjectifs choisis semblent vouloir épuiser, par le biais de l’accumulation, le registre des vertus courtoises au point de déboucher sur la redondance d’un amour incarné plutôt qu’illustré par la dame. Mais la sensualité court sous l’hommage rendu aux excellences de cette noble personne. C’est là, sans doute un trait propre à notre auteur, qui ne trouve point illégitime l’aveu du désir amoureux et n’a cure de réprimander les femmes pour l’attrait qu’elles exercent sur les hommes.

Plus loin, le poète s’exprime avec moins de détours sur les qualités physiques requises chez la femme. Il place le propos dans la bouche de Sire Amour, qui a accepté d’instruire son disciple, à savoir le héros, des subtilités des choses de l’amour.

431 Cherche femme gracieuse, très belle et fort bien faite,

       qui ne soit point trop grande ni non plus une naine ;

       si tu le peux ne veuille aimer femme vilaine,

       elle ne sait rien d’amour, c’est un croque-mitaine.

 

432 Cherche une femme bien proportionnée : une tête petite,

       la chevelure blonde mais non teinte au henné ;

       les sourcils séparés, longs, hauts et fort arqués ;

       un peu large de hanches, telle est allure de dame.

 

433 De grands yeux saillants, colorés et brillants,

       aux cils longs et très clairs, en tout point élégants ;

       les oreilles petites et fines ; observe bien

       si elle a un long cou, c’est ce que l’on aime.

 

434 Que son nez soit effilé, ses dents toutes menues,

       égales et très blanches, et un peu écartées ;

       bien rouges les gencives, les dents un peu pointues ;

       les lèvres de sa bouche rouges et point charnues.

 

435 Une bouche petite, ainsi, de bonne guise,

       et un visage blanc, non velu, clair et lisse ;

       trouve-toi une femme qui la voie sans chemise,

       car la forme du corps te dira : “Bonne prise”.

Le portrait est classique, au demeurant, pour ne pas dire topique, comme se sont plu à le souligner depuis longtemps les commentateurs. Pourtant, il recèle certains traits originaux. L’allusion à la largeur des hanches, que F. Lecoy croyait pouvoir qualifier de simple facilité rendue nécessaire par les contraintes de la strophe, a donné lieu à bien des commentaires[1]. On a pu y voir un trait propre au physique et à l’esthétique méditerranéens. Quant au conseil contenu dans les deux derniers vers, il tranche avec les habituelles mentions des parties cachées de la dame auxquelles les auteurs se contentent de renvoyer par l’imagination à la fin du portrait. Le regard est ici plus incisif voire plus insistant et laisse supposer que ce qui anime le locuteur, ce n’est pas eulement une intention esthétique.

Au-delà de l’originalité de ces aspects, ce qui frappe ici, c’est donc la relative crudité de la description, qui s’achève sur une formule sans ambiguïté empruntée au vocabulaire du chasseur. Cette crudité d’expression est d’autant plus évidente que le discours est supposé être énoncé à haute voix, comme une conversation surprise entre deux mâles qui ne font pas de manières pour dire tout haut l’idée qu’ils se font d’une compagne idéale. Encore une fois, la sensualité est de mise et le ton du discours est rien moins que réservé.

Cette tonalité s’accentue peu après lorsque le dieu Amour instruit son protégé sur ce qu’il doit attendre de la contemplation, par son entremetteuse, de la beauté dénudée.

444 Si elle dit que la dame n’a pas des membres grands

       non plus que des bras fins, demande‑lui aussitôt

       si elle a de petits seins ; si elle dit oui, demande

       comment est le reste du corps, pour être vraiment au fait.

 

445 Si elle dit que les aisselles elle a un peu humides,

       qu’elle a les jambes courtes et le buste très long,

       les hanches un peu larges, les pieds, petits, voûtis :

       sache que telle femme ne court pas les marchés.

 

446 Très folle entre les draps mais très sage à la tâche,

       n’oublie pas cette femme, ne pense plus qu’à elle.

       Ce que je te prescris, Ovide en est d’accord,

       si tu veux l’obtenir cherche une vieille experte.

 

447 Il est trois choses que je n’ose te découvrir,

       ce sont des défauts cachés qui font beaucoup médire :

       très rares sont les femmes qui peuvent s’en guérir ;

       si j’osais en parler elles se mettraient à rire.

 

448 Veille à ce qu’elle ne soit ni velue ni barbue :

       cette demi‑démone, le Diable la secoue!

       Si elle a les mains petites, fines, la voix aiguë,

       telle femme, si tu peux, sois sensé, changes-en.

 

449 À la fin de ton boniment, pose-lui une question :

       si c’est une femme gaie, qui se pique d’amour,

       si elle est un peu froide, si elle est attentive,

       si elle consent à l’homme, accouple‑toi à elle.

 

450 Cette femme mérite d’être servie et aimée :

       elle est bien plus plaisante que d’autres à courtiser ;

       si tu en trouves une et tu veux l’appâter,

       fais tout pour la servir en paroles et en faits.

Le parrainage d’Ovide est ici quelque peu usurpé car le maître ès amours romain ne fait pas de telles distinctions entre les femmes : toutes lui semblent dignes d’être aimées. Notre auteur, lui, sait montrer ses préférences et celles-ci s’embarrassent peu de circonvolutions. Les qualités dont le dieu recommande la recherche aboutissent toutes à une pratique sexuelle dépourvue d’ambiguïté. Ce que le dieu Amour préconise, c’est la recherche d’une partenaire douée pour le déduit. Pour y parvenir, il met l’accent sur les parties du corps de la femme qui ont un rôle primordial à jouer : les seins, les jambes, les hanches — une nouvelle fois —, les pieds. Par ailleurs, il manifeste une répugnance à l’égard de quelques particularités dont certaines sont effectivement peu attirantes, telles la pilosité excessive ou, à la rigueur, une voix trop aiguë, alors que d’autres semblent correspondre à un goût plus personnel, tels les bras fins ou les mains petites. Mais comment ne pas être frappé par le détail des aisselles humides, qui ne relève plus de la contemplation pure mais d’une vision fortement érotisée de la dame?

Si nous voulons donner toute sa signification à cette quête des témoignages que recèle le texte sur l’idée que notre clerc se fait de la femme, nous ne pouvons nous en tenir aux seules dames aimables. Il nous faut nous intéresser aussi à des femmes moins attirantes et, pour tout dire, moins conventionnelles. La première d’entre elles est l’entremetteuse, instrument obligé de la conquête de la femme aimée selon la norme ovidienne et peut-être aussi selon les coutumes castillanes du temps de l’Archiprêtre.

924. À telle messagère, ne perds pas le respect :

qu’elle chante bien ou mal, ne la traite pas de corneille,

d’appât, de couverture, de massue ni de cuirasse,

de heurtoir, de cordon, de licou ou d’étrille,

 

925. de crochet, de taie, de cordeau ni de surtout,

de râpe à bois ou de racloir,

de pelle, de pierre à meule, de frein, de colporteur,

d’ébraisoir, de tenailles ou aussi d’hameçon,

 

926. de cloche, de chevillette, de maquerelle ou de trique,

de courroie, de héraut, de guide ou de fille des rues.

Ne l’appelle jamais coureuse, même si elle court pour toi :

si tu suis ce principe, la vieille t’aidera.

 

927. Aiguillon, escalier, frelon ou piège à oiseaux,

laisse, piquet, ni registre ni glose :

énumérer tous ces noms m’est chose difficile,

car elle a plus de noms et de tours que la goupile.

Nous voilà loin, en apparence, d’une approche sexuelle de l’identité de la femme. La vieille entremetteuse ne saurait inspirer l’amour pour elle-même et la description qui en est faite ne semble guère renvoyer à une quelconque réalité sexuelle. Pourtant, prenons garde de mal interpréter cette avalanche de noms[2]. L’entremetteuse vit au centre du rapport amoureux et l’illustre d’une certaine manière. En effet, son expérience ne tient pas à un apprentissage « d’école » mais bien plutôt à une longue pratique ; aussi, tout discours la concernant est toujours un discours sur l’amour. Mais le statut qui est fait à sa féminité est fort différent de celui qui est réservé à la féminité de la femme aimable. Le poète en fait, en quelque sorte, un condiment de l’amour, un ingrédient obligé, qui sert autant à faire naître le désir qu’à l’assouvir. Et, pour décrire cette fonction essentielle, il utilise un vocabulaire bien particulier, emprunté au champ sémantique de l’outil. Cette mécanisation de l’agent premier de l’amour contribue à rendre ambiguë la nature de la vieille, dans la mesure où bien des expressions métaphoriques utilisées évoquent autant le sexe de l’homme que l’activité de l’entremetteuse. De plus, ce traitement tend à déshumaniser l’acte lui-même et ne peut manquer de rejaillir sur la partenaire éventuelle qui se voit ravaler à l’état d’objet ou de bête de somme, selon.

On observe donc une sorte de progression dans le discours sur la femme. Tant que le poète s’intéresse à elle, il sacrifie aux normes courtoises, se contentant de glisser des notations sensuelles d’assez bon aloi. Plus il s’intéresse à la réalisation de l’acte amoureux, plus son discours se fait cru, même s’il ménage les convenances en recourant à un codage qui le rend littéralement indéchiffrable.

Ce mouvement atteint un autre sommet avec l’apparition de la montagnarde.

Rappelons brièvement le contexte dans lequel se placent ces épisodes. Le héros se voit contraint de franchir les cols qui séparent le territoire de son archiprêtré de la ville de Ségovie, dont il prétend être originaire. Il entreprend ces voyages au début du mois de mars, alors que le temps est encore froid. Il s’égare et se retrouve, sans vivres, au milieu d’une nature hostile. C’est alors que survient une montagnarde, à la fois habitante des lieux et gardienne du passage, qui se propose d’aider le voyageur contre certain salaire. La scène se produit quatre fois et, de chaque rencontre, le poète nous donne deux versions : une version en tétrastrophes monorimes et une seconde en vers lyrique.

Cette dernière forme de versification ainsi que certains traits du récit évoquent, bien évidemment, la pastourelle. En fait, toutes les caractéristiques de ce genre se retrouvent dans l’un ou l’autre des quatre fragments : la rencontre du chevalier et de la paysanne; le dialogue qu’ils engagent; les promesses de dons; la réponse de la bergère. Mais tous ces éléments sont dévoyés de leur sens habituel ou, pour mieux dire, retournés. Qu’on en juge : le cadre n’évoque plus le locus amœnus traditionnel, mais une nature inhospitalière ; la bergère s’est muée en une agreste montagnarde ; son langage est dépourvu de fraîcheur ou de finesse ; la rencontre tourne d’emblée à l’affrontement musclé ; enfin, l’initiative ne revient pas à l’homme mais à la jeune femme, qui soumet à ses appétits son compagnon d’occasion.

Cette parodie d’un genre éminemment courtois conduit, bien évidemment, à modifier radicalement les circonstances de l’acte amoureux.

959.   Franchissant un matin                              960.   Je réponds à l’invite :

le port de Malétroit,                                            « Je vais à Blancsaulaie.

montagnarde me prit                                          – Le Malin t’a soufflé

dès que mon nez pointa.                                     propos si éhontés.

« Où vas-tu donc, hardi,                                     Sache qu’en ces parages

que cherches-tu ici                                             que je garde pour moi,

dans cette passe étroite? »                                 nul homme n’en sort vif. »

 

961.   Elle me barre le passage                          962.   Je lui dis : « Par Dieu, vachère,

la galeuse, la laide, la vilaine :                          n’arrête pas le voyageur.

« Par ma foi, messire écuyer,                             Ecarte-toi, cède le pas,

d’ici je ne bougerai                                            car je n’ai rien pour toi.

à moins d’une promesse.                                    – Alors retourne-t-en,

Tu auras beau faire,                                           repasse par Somosierra,

tu ne prendras pas le sentier.                             par ici tu ne passeras pas. »

 

963.   Le démon de montagnarde,                      964.   Il tombait neige et grésil.

saint Julien la punisse !                                      Ma montagnarde me dit

Elle me lance sa houlette,                                   sur un ton de menace :

fait voltiger sa fronde                                         « Paie ou il t’en cuira. »

et me jette une pierre.                                         Je lui dis : « Par Dieu, la belle,

« Par le sang du vrai Dieu,                                croyez que je dis vrai :

tu vas le payer cher! »                                        je serais mieux au chaud. »

 

965.   « Je te ménerai chez moi,                         966.   Effrayé et gelé que j’étais,

tu n’auras qu’à me suivre.                                  je lui promis un manteau,

Je ferai du feu dans l’âtre,                                  et pour orner ses vêtements,

t’offrirai pain et vin.                                           une broche, un pendentif.

Promets-moi quelque chose,                              « Désormais tu es mon ami.

je te tiendrai pour gentilhomme :                       Viens çà, approche donc,

tu t’es levé du bon pied! »                                  tu ne craindras plus le froid. »

 

 

 

967.   Elle me saisit fort par la main,                 968.   Bientôt elle me pousse

me couche sur sa nuque                                     vivement dans sa hutte,

comme maigre besace                                        me fait un feu de sapine,

et m’emporte au bas du port.                             me donne du lapin de garenne

« Sur ma foi, ne crains rien,                               de bonnes perdrix rôties,

tu auras de quoi manger                                    de la fouace mal pétrie,

selon l’us des montagnes. »                                un cuisseau de bon chevreau,

 

969.   «une chopine de bon vin,                          970.   Au bout de quelque temps,

beaucoup de beurre de vache,                            je me désengourdis ;

beaucoup de fromage frit,                                  plus je me réchauffai,

du lait, de la crème, et une truite,                       et plus je souriais.

puis me dit : ‘Sur ma foi,                                    La pastoure me jaugea :

mangeons ce pain rassis,                                    « Bon compain, il est grand temps. »

puis nous ferons la lutte.’ »                                Je commençai à comprendre.

 

971.   La coquine vachère

dit : « Luttons un moment,

lève-toi bien vite,

retire tes vêtements. »

Elle me prit au poignet;

je dus agir à sa guise.

J’ai bien lieu d’en être fier !

Désormais, la relation amoureuse se réduit à une lutte opposant deux corps, mus par des mobiles opposés : l’un se défend, l’autre cherche à satisfaire son désir. Que le premier soit celui de l’homme et le second celui de la femme ne fait qu’ajouter à la dimension parodique, qui est ici évidente. Mise à part l’introduction, le retournement du genre parodié est complet, au point que les dons émanent de la bergère et la séduction se fait à son initiative et à son profit. Ce changement radical de perspective est certainement en rapport avec la nature de la femme décrite qui, comme l’a bien souligné M. Zink, dans une étude déjà ancienne, a emprunté ses traits à la femme sauvage.

Le poète nous en donne un portrait saisissant qui nous permettra de clore cette galerie de portraits féminins en y ajoutant une note nouvelle, celle de la monstruosité.

1010. Ses membres et sa taille, il faut bien en parler;

c’était, croyez-le bien, jument à chevaucher;

qui la lutinerait pourrait mal s’en trouver :

sans son consentement, il ne pourrait la renverser.

 

1011. Dans son Apocalypse, saint Jean l’Evangéliste

n’a vu un pareil être, d’aussi méchant aspect ;

toute une troupe aurait bien du mal à la vaincre;

je ne sais de quel diable un tel monstre est aimé.

 

1012. Elle avait la tête très grosse, disproportionnée,

des cheveux courts et noirs, comme corneille déplumée,

des yeux profonds, vermeils, qui voyaient peu et mal,

l’empreinte de ses pas excède celle d’une ourse ;

 

1013. les oreilles plus grandes que chez un bourricot

et le cou, noir et large, est court et très velu ;

son nez est gros et long, comme d’un échassier,

il viendrait vite à bout du fonds d’un riche drapier.

 

1014. Sa bouche de doguesse, son museau grand et gros,

ses dents larges et longues d’âne rongeant son frein,

ses sourcils épais et plus noirs que les grives :

avis aux amateurs de beaux mariages !

 

1015. Plus grande que la mienne elle a barbe touffue ;

je n’y ai rien vu d’autre, si jamais tu y fouilles,

tu risques de trouver peu d’ordre en sa toilette :

mieux vaudrait t’occuper de tes propres oignons.

 

1016. Mais, à la vérité, j’ai vu jusqu’au genou :

des os beaucoup trop grands, la jambe pas menue,

de varices de feu elle avait grand foyer,

des chevilles plus grosses que celles des génisses ;

 

1017. plus large que ma main chacun de ses poignets,

velu, couvert de poils et perlé de sueur ;

sa grosse voix du nez, peu séduisante à l’homme,

est traînante, enrouée, caverneuse et sans grâce.

 

1018. Son doigt le plus petit est plus gros que mon pouce,

tu imagines sans peine comment sont les plus grands :

si, un jour, il lui prend envie de t’épouiller,

ta tête porterait les poutres d’un pressoir.

 

1019. Sous sa robe grossière ses nichons pendouillaient,

à hauteur de la taille, une fois repliés,

car, en l’état normal, ils iraient jusqu’au ventre

et danseraient d’eux-mêmes au son de la cithare.

 

1020. Les côtes de son flanc affreux étaient énormes :

trois fois je les ai comptées, en ayant pris du champ ;

je n’en dirai pas plus, plus rien ne conterai,

car garçon cancanier mérite réprimande.

 

1021. De ce qu’elle me dit et de sa piètre allure

je fis bien trois chansons sans pouvoir la dépeindre ;

deux sont des chansonnettes et l’autre un chant de marche :

si l’une te déplaît, lis-la, ris et tais-toi.

Pour ce portrait véritablement apocalyptique de la femme, le poète a recours, comme il nous y a accoutumés, à des registres différents, essentiellement celui du gigantisme et celui de l’animalité. Là aussi, la parodie est évidente, puisque le portrait de la montagnarde peut se lire comme une inversion du portrait de la dame courtoise. L’exercice de style saute aux yeux et il n’est sans doute pas nécessaire de rechercher des causes très profondes pour justifier, chez un clerc, ce goût pour une écriture ludique. Mais, le plaisir littéraire, même aussi évident, ne saurait être une explication suffisante. Alors, faut-il voir là un avatar de la « femme de mai », dont M. Zink rappelle le caractère de créature démonique, et un mythe en rapport avec le renouveau printanier?

La campagne printanière où monte la sève et où chantent les oiseaux inspire au poète, comme à toutes les créatures, un vague et puissant désir d’aimer. (p. 94)

Ce désir puissant qui saisit le héros de la pastourelle est de ceux qu’il n’a pas le loisir de satisfaire dans le monde policé de la cour où il aime. Son aventure avec la bergère lui offre, en quelque sorte, un exutoire à ses pulsions.

Cette explication paraît convaincante lorsqu’on l’applique à la pastourelle, mais elle ne semble pas convenir aussi bien à sa parodie. Comment ne pas voir, en effet, que le héros-mâle de l’aventure se pose en victime de cette sexualité triomphante, que cette explosion de vitalité se fait à ses dépens ? Il ne va donc pas chercher un dérivatif dans la nature, au contraire, il cherche à se mettre à l’abri d’une sexualité qui l’agresse, et il y parvient dans deux cas sur quatre seulement.

Une interprétation littérale de ces épisodes nous conduirait à retenir de ces montagnardes leur caractère de vilaines, par ailleurs plusieurs fois soulignés. En somme, le poète dénoncerait les risques encourus par ceux qui, du fait de leur état, ignorent les barrières que dresse le « bon amour » aux extravagances d’une nature insatiable. Le message serait universel et pourrait aussi bien s’appliquer aux hommes qu’aux femmes, la monstruosité n’étant pas l’apanage de la femme sauvage. Mais l’explication est un peu courte, car on peut difficilement réduire un discours parodique — cela vaudrait aussi pour un discours métaphorique —, à une interprétation littérale.

La clef d’interprétation de ces épisodes semble résider plutôt dans les circonstances temporelles dans lesquelles ils sont placés. Il s’agit du carême, période peu propice aux amours, comme l’illustre par ailleurs le poète, en décrivant les errances, pendant ces quarante jours, du dieu Amour, ballotté d’un endroit à un autre sans que personne lui donne l’hospitalité. Durant cette époque de purgation des âmes, le héros est interdit d’amour[3]. Comme le fait tout bon chrétien, il se conforme à cet interdit, lequel ne saurait être transgressé que dans une pulsion irraisonnée, qui ne garderait de l’amour que son caractère bestial. Le rôle dévolu à cette vision démonique de la montagnarde est de faire prendre conscience de la monstruosité de l’acte et de l’absolue nécessité de s’en préserver.

Il serait faux, me semble-t-il, de voir dans ce portrait outrancier de femelles en rut un trait de mysoginie, même s’il n’est pas interdit de penser que certains éléments de la description sont inspirés de la tradition antiféministe bien connue des clercs[4]. La leçon semble dépasser ces enjeux relativement anecdotiques pour toucher à quelque chose d’essentiel à propos de quoi notre clerc n’est pas disposé à transiger. Il y a peu de sujets sur lesquels il n’est pas prêt aux concessions; celui du respect du temps de l’abstinence en est un.

En fin de compte, quel regard notre clerc porte-t-il sur la femme? Il n’est pas toujours aisé de la savoir parce que le point de vue adopté, en présentant la femme le plus souvent comme une proie ou un objet de désir inaccessible, privilégie la description des efforts entrepris par l’amant et son intermédiaire pour parvenir à ses fins. Dans la mesure où elle est surtout perçue à travers l’acte de séduction, qui est la préoccupation première de l’auteur et de son héros, la dame est relativement peu mise en valeur, à l’exception toutefois de la jeune veuve adaptée de la Galathée du Pamphilus. L’apprentissage du séducteur, pour être véritablement efficace, exigeant un inventaire aussi large que possible des dames à séduire, l’accent est surtout mis sur la diversité de la qualité et du statut social de celles-ci. C’est ainsi que le héros tente de séduire successivement une dame lettrée, une boulangère, une dame noble et recluse, une jeune veuve, une religieuse, une mauresque, une femme du peuple et, dans chaque cas, il rencontre des difficultés appropriées à la situation.

Deux catégories s’excluent d’elles-mêmes, la vilaine et la vieille. Mais, plutôt que d’y voir un choix raisonné, peut-être faut-il interpréter ce fait comme une concession aux exigences de l’écriture poétique. La vieille est l’instrument obligé de la séduction; la vilaine s’exclut d’elle-même d’un monde encore fortement teinté de courtoisie.

La femme en général est plutôt bien traitée. On ne relève point de recours systématique à une argumentation mysogine, sauf peut-être le faux éloge des femmes petites qui s’achève sur une boutade :

« Choisis le moindre mal », a dit le philosophe :

c’est pour cela que des femmes, mieux vaut la plus petite.

De plus, le héros n’impute jamais ses échecs à la mauvaise volonté des dames qu’il entreprend de séduire. Il les assume, au risque de passer pour un benêt et, avec lui, tous les hommes qui l’imiteraient dans sa recherche effrénée d’une compagne à aimer. Pour peu qu’elle se montre prudente et point trop revêche, la dame trouvera aisément grâce à ses yeux.

Faut-il en conclure que Juan Ruiz est un clerc atypique? Je suis bien près de le penser. Je ne connais guère, en tout cas, de clerc qui fasse une lecture aussi indulgente et optimiste de la philosophie naturelle.

Michel GARCIA,

Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III)

 

 



[1] La leçon figure dans la version de Salamanque, qui est celle qui fait généralement autorité. La leçon de l’autre manuscrit qui comporte ce passage — « étroite de cheveux » ou « étroite de joues » — ne fait guère sens, surtout compte tenu du second hémistiche qui, lui, ne varie pas d’une version à l’autre. De plus, la leçon « un peu large de hanches » réapparaît dans le vers 445c, ce qui autorise à considérer légitime son commentaire.

[2] On ne se lancera pas ici dans un essai d’interprétation d’un vocabulaire qui reste très énigmatique. Contentons-nous de préciser son registre.

[3] Juste après ces aventures, il va faire retraite dans l’ermitage de Sainte-Marie du Gué (1043 sq).

[4] De même qu’il ne faudrait pas faire un sort aux traits d’anticléricalisme que contient parfois le texte. L’Archiprêtre ne s’est pas donné pour but de dénoncer les clercs, bien qu’il ne se prive pas de leur envoyer mainte pointe (tout particulièrement aux archiprêtres). Il s’agit simplement d’humour.

Une mésaventure fréquente : la collaboration des spécialistes détournée par les médias

Une mésaventure fréquente :

la collaboration des spécialistes détournée par les médias

 

Le samedi 5 avril 2008, la chaîne Arte diffuse une émission réalisée par Martin Meissonnier, intitulée Vraie Jeanne – Fausse Jeanne, consacrée à Jeanne d’Arc. Son visionnement m’a tellement scandalisé que je décide de prendre la plume pour dénoncer ce qui m’apparaît comme l’exemple-même des excès auxquels peut conduire la volonté de dénigrer les spécialistes de la part de gens incompétents. Je rédige le texte ci-dessous, dans l’espoir de le faire parvenir à un grand journal national pour sa publication dans ses pages Idées et débats. Je l’adresse aussi à des historiens johannistes pour recueillir leur avis et éventuellement engager une réflexion sur leur contribution à des entreprises de vulgarisation qui les utilisent sans leur donner la possibilité de vérifier si leurs propos n’ont pas été détournés de leur signification.

 

Les historiens et les médias

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La récente diffusion par Arte de l’émission de Martin Meissonnier, Vraie Jeanne – Fausse Jeanne (samedi 5 avril 2008), offre une occasion de s’interroger sur le traitement de l’histoire dans les grands médias et sur la contribution souhaitable ou non des historiens à ce genre d’entreprises. Le réalisateur ne cache pas son intention de dénoncer la « version officielle » de la vie de la Pucelle « en soulevant à chaque fois les points obscurs et énigmatiques qui [la] contredisent » (document de présentation publié sur le web). Dans ce but, il affirme s’appuyer sur un récent ouvrage de Marcel Gay, du moins pour ce qui concerne « les points obscurs et énigmatiques » que cet auteur aborde, pour la période qui va de Domrémy à Orléans puis pour l’épisode de Claude des Armoises.

Il saute aux yeux que le réalisateur privilégie M. Gay au détriment des autres intervenants. Il a pourtant réuni un brillant aréopage d’historiens johannistes – Ann Curry, Françoise Michaud-Frajéville, Colette Beaune, Claude Contamine et Olivier Bouzy -, mais le déséquilibre entre cette cohorte de spécialistes et M. Gay, qui revendique paradoxalement ne pas en être un, est patent. À lui seul, pour les deux grandes parties de l’émission dans laquelle il apparaît, il dispose d’un temps de parole supérieur à celui de tous les historiens réunis ; très supérieur même, si on ajoute le commentaire du narrateur qui épouse systématiquement son point de vue. De plus, alors que les historiens sont filmés assis, dans une salle de lecture déserte et mal éclairée (celle de la BN, rue de Richelieu, pour les Français), M. Gay, qui a systématiquement droit à des gros plans, visite les monuments ou a droit à un fond de tuffeau du meilleur effet (encore qu’il y ait lieu de se demander s’il est vraiment médiéval). On a, par conséquent, d’un côté l’immobilité, de l’autre le mouvement ; d’un côté, les idées reçues, de l’autre une vision dynamique des choses ; bref, d’un côté la ringardise de l’universitaire confit en érudition, de l’autre, le chercheur moderne « en prise avec le réel ». Alors que les premiers polissent leurs phrases, cherchent à nuancer leur propos, lui, est en mesure de toucher son auditoire avec un parler simple, direct, sans fioriture : « C’est la raison pour laquelle elle fiche une trouille pas possible à tous les Anglais… ». On sait combien ces détails comptent pour attirer la sympathie d’un téléspectateur qui n’a ni les moyens ni l’envie d’aller au-delà d’une écoute unique et relativement passive.

Enfin, tandis que les historiens n’ont droit qu’à l’incrustation de leur nom et de leur titre lorsqu’ils apparaissent à l’image, M. Gay a droit, en début d’émission, à une présentation particulière de la bouche du narrateur. Celle-ci mérite d’être reproduite littéralement : « Marcel Gay, grand reporter (prononcer ‘reporteur’), travaille depuis 20 ans à décrypter les contradictions de l’histoire de Jeanne d’Arc. [Puis, tandis que l’intéressé s’engage dans l’escalier de la tour de Boissy à Chinon] Il enquête sur le terrain avec des méthodes de journaliste d’investigation ». Cette formule, qui mérite de figurer en lettres d’or dans le sottisier audio-visuel, prise littéralement, signifie deux choses : 1) que l’analyse de certains faits historiques relève du journalisme ; 2) qu’un bon historien doit aller sur le terrain, en l’occurrence, sans doute pour interroger les survivants de la Guerre de Cent Ans.

Les auteurs de l’émission seraient bien en peine de définir cette vérité officielle qu’ils prétendent dénoncer. S’ils avaient lu de plus près la littérature historique récente sur la figure de Jeanne d’Arc, ils auraient constaté que les points de vue peuvent diverger, qu’il est donc inexact de faire croire que les historiens convoqués sont, sur tous les points, d’un avis identique ; encore moins, que celui-ci est forcément hagiographique à l’endroit de la Pucelle. On reconnaîtra aisément dans ce parti-pris du réalisateur et de son principal informateur une manifestation de la « théorie du complot » si pertinemment dénoncée par Robert Reckert (Le Monde dimanche 30-lundi 31 mars 2008, « Débats et dialogues », p. 15) : « vision délirante selon laquelle la réalité, jusque dans ses détails, fait l’objet d’une manipulation occulte dont la vérité est masquée à l’humanité » ; vision qui cache « un ressentiment contre les élites de la connaissance et [dans laquelle] se déploie une figure contemporaine de l’anti-intellectualisme ».

Tout au long de l’émission, on retrouve cette volonté de débusquer le mensonge de la « version officielle » et de lui substituer une explication plausible, c’est-à-dire apparemment rationnelle et, si possible, évidente. Cette démarche se traduit par des formulations souvent péremptoires, fondées sur des hypothèses qui, par un effet bien connu d’accumulation, finissent par créer l’illusion d’une vérité, en faisant oublier que leur point de départ était hypothétique. Les déductions abusives ne sont pas rares, non plus, souvent fondées sur une mauvaise interprétation de la lettre des documents : « le père de Jeanne louait (sic) au seigneur local une forteresse (resic) », d’où on peut présumer qu’il est « un noble paysan (reresic) », et on déduit « qu’il contrôle une forteresse ». Les documents émanant de la cour du Dauphin sont systématiquement suspects, en revanche, les écrits d’inspiration bourguignonne sont pris pour argent comptant. On invente une littérature qui n’a jamais existé, tels ces « poèmes épiques » qui, à partir de la levée du siège d’Orléans, « commencent à propager la légende de la Pucelle ».

Quant aux explications, elles prêtent souvent à rire, tellement elles privilégient la plus élémentaire des vraisemblances. Dans ce domaine, la palme revient à la transmutation des voix célestes que la Pucelle croit entendre en voix humaines que les auteurs attribuent à des dames qui lui soufflent ses réponses. Même dans sa prison de Rouen, « on s’aperçoit aussi que derrière les rideaux, des tentures, il y a des gens qui se promènent et qui soufflent des réponses à Jeanne ». La Pucelle est parfois empêchée de les entendre clairement, aussi s’en plaint-elle : « De là où je suis, je n’ai pas très bien entendu ma voix ». « ’Attendez que je consulte ma voix et je vous le dirai’, ce qui veut dire que les voix sont dans son environnement immédiat ». On ne sait que regretter le plus : que les juges n’aient pas veillé à offrir à l’accusée des moyens de défense plus perfectionnés, ou que les messagers divins n’aient pas su doser la puissance de leur organe.

J’arrêterai là une énumération qui pourrait être plus longue. Mon propos n’est pas de convaincre des auteurs, dont je sais par expérience qu’ils sont sourds à toute explication dès lors qu’on touche à leur marotte. J’adresserai plutôt des reproches aux producteurs qui n’ont pas pris la sage précaution de s’entourer d’avis autorisés avant de commander des émissions de cette nature. Nul n’ignore que certains faits de l’histoire de France ont le don d’exciter les imaginations (le trésor des Templiers, le Masque de Fer, le prisonnier du Temple, etc.). L’aventure johannique en fait partie. Il vaudrait mieux être prudent dès qu’un de ces sujets est abordé. Sans cela, nous continuerons à voir se manifester, à intervalles réguliers, des restaurateurs de la vérité vraie, auxquels les médias font une publicité complaisante, qui croient dur comme fer qu’ils sont les premiers à mener campagne contre le mensonge et la manipulation de faits contenues dans les « thèses officielles ».

Laissons-les à leurs illusions. Tournons-nous vers les historiens, qui ont le mauvais rôle dans cette distribution. Ils se sont prêtés au jeu imposé par le réalisateur (nature des questions posées, lieux de tournage, etc.), avec la générosité qui caractérise nos universitaires, toujours disposés à prêter leur concours à une entreprise culturelle (qui plus est, sous le label d’Arte, dont on sait qu’elle a leurs faveurs). Ils proposent un discours à la fois cohérent et accessible aux non spécialistes, car, en bons pédagogues, ils ont le désir de toucher le plus grand nombre. Cet effort de clarté est mal récompensé, puisque leurs propos (principalement dans les passages où ils sont en concurrence avec ceux de M. Gay) sont tronqués et perdent donc leur cohérence. Plus grave encore, pour mieux servir la thèse des auteurs, ils peuvent être contredits ou, pire encore, carrément détournés de leur signification. Les réalisateurs, jaloux de leur autorité, n’admettraient sûrement pas que les intervenants interfèrent dans leur travail. De leur côté, ils exigent des historiens qu’ils renoncent à tout droit de regard sur l’utilisation qui est faite de leurs paroles et les exposent même à des critiques immérités, tant il est vrai qu’un discours sorti de son contexte peut prêter à des interprétations erronées. Que faire ? S’abstenir ? La mesure, si elle était prise collectivement pourrait être salutaire. Imposer un ‘cahier des charges’ serait une meilleure solution encore. Elle consisterait à associer les intervenants, quitte à en réduire le nombre, à la préparation de l’émission et à ménager autant que possible la continuité de leur discours. Les réalisateurs seraient conduits à réduire quelque peu le recours à une image qui devient parfois inutilement envahissante et à reproduire en parallèle les interventions, au lieu de les entrecroiser en créant un discours artificiel et finalement peu compréhensible.

Il faudrait surtout que les historiens se donnent collectivement les moyens de faire connaître au public le plus large les ouvrages qui mériteraient son attention, sous la forme qui leur paraîtra la plus appropriée, au lieu de se soumettre aux exigences d’entrepreneurs de loisirs audio-visuels, quelle que soit la notoriété dont ils jouissent. Tout plutôt que donner des verges pour se faire battre.

Michel Garcia

Professeur émérite (Université Paris 3)

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J’adressai ce texte aux historiens qui étaient intervenus dans l’émission, en l’accompagnant du message suivant en date du 8 avril 2008 :

 

Chers Collègues,

Je suis parvenu à surmonter ma répugnance et à regarder (avec de nombreux arrêts sur image) le forfait de M. Meissonnier. Je ne veux pas laisser passer ça. Aussi ai-je commis moi-même un texte que j’ai conçu comme une tribune libre à publier dans la presse.

Je vous le transmets en pièce jointe et vous demandant de bien vouloir : 1) me dire si l’initiative vous paraît heureuse ; 2) dans l’affirmative, de corriger les erreurs éventuelles ; 3) de me suggérer des modifications de fond ou de style. Si vous pouvez vous concerter avant, ce ne serait que mieux.

Enfin, pourriez-vous me dire par quel canal je pourrais communiquer ce texte à des personnes fiables pour une éventuelle publication dans la page « Débats » de certains journaux ?

Je pense qu’il faudrait ne pas trop tarder et profiter de la proximité des Journées johanniques pour obtenir une meilleure écoute.

D’avance, merci.

Amitiés, Michel Garcia

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Olivier Bouzy, Directeur adjoint du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans, qui participa à l’émission, fut le premier à me répondre. C’est lui qui m’apprit que la source principale du réalisateur était l’ouvrage de Gérard Pesme, Jeanne d’Arc n’a pas été brûlée, dont le titre dit assez dans quel esprit l’auteur aborde le sujet historique qu’il prétend traiter (chacun sait que Napoléon n’est pas mort à Saint-Hélène ni Hitler dans son bunker berlinois). C’est à cet ouvrage mémorable qu’est empruntée la référence à de prétendus « poèmes épiques », formule qui désigne probablement le Mistere du siege d’Orleans. Quant à la citation qui en serait tirée, selon laquelle Jeanne d’Arc aurait été appelée « noble princesse », elle n’y figure pas, car c’est une invention du même Pesme. M. Meissonnier prétend avoir commencé à préparer son film avant la sortie de l’ouvrage de Marcel Gay.

 

Réponse à Olivier Bouzy [8 avril 2008]

[…] Notre ami Meissonnier est gonflé d’oser dire qu’il ne suit pas Gay, alors qu’il le laisse parler tout à sa guise et que son propre commentaire prolonge en l’amplifiant celui du ‘grand reporteur’.

Pour ce qui est des Poèmes épiques, autant que je me souvienne, à l’image il y avait de la prose latine. De même, si je ne me trompe, j’ai relevé qu’en marge du récit concernant Claude des Armoises, qui est lu avec componction par l’acteur de service, figurait un intitulé qui disait "fable de la fausse Pucelle" (je suis sûr de « fable »).

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D’Olivier Bouzy [9 avril 2008]

Au-delà de l’ouvrage de M. Gay, le réalisateur s’appuie sur des théories qui sont loin d’être nouvelles ; elles vont de Pierre Caze à Marcel Gay, en passant par Gérard Pesme et autres auteurs révisionnistes.

À la suite de la remarque de cet éminent spécialiste, je modifie la fin du premier paragraphe de mon texte, dans lequel je me réfère au seul ouvrage de M. Gay : « Dans ce but, il s’appuie sur les élucubrations d’une longue lignée d’auteurs, dont le dernier en date est Marcel Gay, du moins pour ce qui concerne « les points obscurs et énigmatiques » de la période qui va de Domrémy à Orléans, ainsi que pour l’épisode de Claude des Armoises.

Il saute aux yeux que le réalisateur privilégie ces « théories » au détriment de l’avis des autres intervenants. »

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Parallèlement, j’adresse la lettre suivante à Yves Dauge, Maire de Chinon, qui connait bien Jérôme Clément, Vice-Directeur d’Arte.

[9 avril 2008]

Cher Yves,

La corporation des historiens spécialistes de Jeanne d’Arc est très remontée contre Arte, à cause d’un télé-film consacré à Jeanne d’Arc diffusé sur cette antenne. Ils ont été piégés par un réalisateur qui les a pris pour servir de caution par leur présence à la théorie délirante d’un prétendu « journaliste d’enquête », qui dit les pires énormités en prétendant restaurer une vérité bafouée.

Tu trouveras ci-joint une libre opinion que j’ai rédigée en vue d’une publication dans la presse nationale. Je sais que tu connais bien les responsables d’Arte, aussi, je te serais reconnaissant de bien vouloir leur communiquer mon texte. Cela les aidera, j’espère, à comprendre la colère des historiens et, on peut toujours rêver, à être plus circonspects dans le choix de leurs auteurs pour l’avenir.

J’espère aussi que tu trouveras quelque intérêt à sa lecture.

Amicalement, Miguel

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[9 avril 2008]

Françoise Michaud-Fréjaville m’informe qu’elle et O. Bouzy ont protesté auprès de la productrice après avoir vu le CD de l’émission en avant-première. Elle m’annonce que le téléfilm doit être projeté à Orléans le 5 mai au cinéma des Carmes, dans le cadre des Fêtes johanniques.

 

Chère collègue,

[…]

J’imagine aussi votre colère lors de la projection du forfait de Meissonnier. J’ai lu avec intérêt la réponse de C. Beaune, tout en déplorant qu’en ces temps de consensus mou, on ne puisse plus publier dans la presse de vrais points de vue polémiques. Il va falloir réapprendre à être méchants, sinon, on se fera bâillonner pour un bout de temps, je le crains.

Qui a pris la décision de projeter ce téléfilm le 5 mai ? Est-ce à dire qu’à Orléans-même, les historiens johannistes ne sont pas consultés ? Dites-moi à qui on peut adresser une véhémente protestation. À quoi cela va-t-il servir de participer à la projection du 5 mai ? Croyez-vous que nos commentaires pourraient contre-carrer l’effet que les images vont nécessairement produire sur un public habitué à avaler tout ce qui bouge sur un écran ? J’en doute. Il suffit de lire la réponse de C. Beaune pour constater que même des gens lettrés ne sont pas à l’abri de ce risque. Personnellement, j’ai trouvé très discutable le volet images de l’émission, plutôt mal conçu sauf pour ce qui permet au réalisateur de tourner en ridicule la « version officielle ». Voilà un beau sujet de discussion entre nous. […]

Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir transmettre mon texte à C. Beaune. Je pensais le faire, ainsi qu’à Cl. Contamine (j’avais demandé leur e-mail à O. Bouzy dans ce but). Si vous jugez utile de l’envoyer à Contamine aussi, n’hésitez pas à le faire. À toutes fins utiles, je vous signale que j’ai corrigé la mention de la tour de Boissy en « dans une tour du château de Chinon ».

[…]

Vous pouvez compter sur moi pour combattre, la lance à la main, tous ces faiseurs de -mauvaises- fables.

Amicalement, Michel Garcia

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Dans Le Figaro du 9 avril 2008, Colette Beaune publie une tribune intitulée « Jeanne et les impostures », que je reproduis ci-dessous.

 

Vous publiez dans votre page Télévision du Figaro daté samedi 29 mars une critique particulièrement laudative à propos du film de Martin Meissonnier « Vraie Jeanne, fausse Jeanne » projeté sur Arte à 21 heures le même jour ; trois colonnes, photo et gros titre accrocheur : « Et si Jeanne d’Arc n’avait pas été brûlée ? »

Si votre journaliste est tout à fait en droit d’avoir aimé ce film (bonne mise en scène, bien rythmé), il est tenu par nature d’avertir le lecteur quand des dérives sont avérées. Il donne ainsi la parole dans cet article aux auteurs Marcel Gay et Martin Meissonnier dont les affirmations sont tout à fait contestables.

Contrairement à ce qui est dit, il n’y a pas de « dogme » aujourd’hui en matière d’histoire de Jeanne d’Arc ; sa qualité de bergère, sa culture (illettrée ou non), l’étendue de son rôle militaire sont autant de sujets qui ont été librement discutés et largement renouvelés par les historiens ces dernières années. Nous n’en sommes pas restés aux manuels de la Troisième République !

Implicitement, le film suggère l’origine royale de Jeanne d’Arc et soutient clairement cette fois l’hypothèse selon laquelle Jeanne n’a pas été brûlée à Rouen en 1431 mais a survécu sous la forme de la dame des Armoises. Rien de nouveau dans tout cela et pas besoin de « cinq années de recherches » puisque les théories survivalistes datent de Guillaume Vignier au XVIIe s., lequel était soucieux de plaire à son protecteur descendant de ladite dame. Quant à l’origine royale de Jeanne d’Arc, elle découle des écrits d’un préfet napoléonien. Rien qui n’ait été déjà plusieurs fois sérieusement réfuté.

Si votre journaliste n’était pas en mesure de déceler les affirmations hasardeuses du film (le visage de Jeanne est penché et non « caché », les « 800 soldats » ne sont que 80), ni même les citations inexactes (que ne fait-on pas dire à la prophétesse Marie Robine ou à ce malheureux Bourgeois de Paris ?), il aurait pu et même dû se rendre compte que les interventions des historiens (au passage largement tronquées au montage) n’étaient là que pour servir de caution intellectuelle aux affirmations de M. Gay. Personne ne les avait d’ailleurs prévenus qu’il participerait au film !

Il n’était quand même pas difficile de constater pourtant qu’aucun de ces chercheurs n’intervient plus durant le dernier tiers du film lorsqu’il est question notamment du survivalisme (qui est aussi le titre de l’article : « Et si Jeanne n’avait pas été brûlée ? »), hypothèse sensationnelle certes mais qui ne repose sur aucun fondement. La vraie vie de Jeanne d’Arc qui a de quoi nourrir de très belles histoires, n’a pas besoin de telles impostures.

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[10 avril 2008]

Dans l’ignorance où il était de la participation de collègues sérieux à l’émission, Jean-Pierre Chaline a renoncé à la regarder à la seule lecture des programmes TV. Arte se déconsidère et il convient de le leur faire savoir par des courriers de protestation.

 

Cher collègue,

Vous avez bien fait en vous abstenant. Personnellement, j’ai dû faire un gros effort pour surmonter ma répugnance et m’obliger à avaler ce tissu d’énormités en m’arrêtant sur l’image pour noter littéralement les propos de M. Gay et du narrateur. Il y a de quoi faire tout un collier de perles.

Mes collègues orléanais, qui sont les plus affectés, sont prêts à m’aider à obtenir la publication de mon texte dans la page « Débats » du Monde. Si, de votre côté, vous connaissiez quelqu’un que l’on puisse toucher, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me le faire savoir. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud et les Fêtes johanniques arrivent.

Encore merci pour l’intérêt que vous portez à mon initiative.

Bien cordialement à vous, Michel Garcia

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[10 avril 2008]

Claire Portier, directrice du service Art et Histoire de Chinon, m’adresse ce commentaire très éclairant sur les pratiques des réalisateurs de TV, en élargissant le propos à d’autres réalisations que celle d’Arte.

 

Cher Miguel.

Sans pousser plus loin la réflexion, j’avais également noté que le journaliste avait une place de choix par rapport aux historiens. Par contre, je vous trouve un peu sévère dans la description de la salle Labrouste, qui est quand même un très beau morceau d’architecture métallique du 19e. Je trouve cependant très pertinente votre remarque sur le fond statique derrière les historiens, alors que le journaliste bénéficie des décors naturels. Si je ne me trompe, le mur en tuffeau auquel vous faite allusion est un des murs du château de Chinon, on voyait à un moment donné une perspective très explicite sur la vallée de la Vienne en crue.

Pour ajouter de l’eau à votre moulin, j’avais trouvé très « limite » les soi-disant portraits de Claude des Armoises montrés à la fin du documentaire : la très belle porte sculptée, à demi-flamboyante, ne me paraît pas pouvoir avoir été réalisée avant 1490, puisque les portraits sont du type « médaille », genre de décor qui ne commence à être répandu en France qu’au retour de l’expédition italienne de Charles VIII. Enfin, le portrait peint sur la cheminée du château (dont je n’ai pas retenu le nom) est très nettement une production du 19e siècle : peut-être s’agit-il, au mieux, d’une restauration très lourde d’un original ancien. Dans ce cas, le fait aurait mérité une mention.

Dans le même style, je ne sais pas si vous avez regardé la semaine dernière Des racines et des ailes consacré aux grands bâtisseurs. Le reportage consacré à Viollet le Duc était un modèle du genre, démontrant ce qu’on peut faire au montage lorsque la réalisation finale est confiée à des non spécialistes : sur Vézelay, le rôle de Mérimée, pourtant primordial, était complètement effacé pour mettre en valeur un Viollet le Duc omnipotent, architecte, sculpteur, menuisier, fondeur, et j’en oublie. Comme d’habitude, le réalisateur s’était trompé de tympan et a montré celui de la façade (une des choses les plus laides à mettre à l’actif de VlD) au lieu de celui du narthex (qui est vraiment roman). Enfin, je vous avoue avoir zappé de colère en fin de reportage en entendant une dame, éminente propriétaire du château de Roquetaillade, restauré par Viollet le Duc, répéter le bon vieux poncif comme quoi les lits au Moyen Âge étaient petits parce que les gens dormaient assis, ayant peur de la position allongée qui est celle des gisants. À quand l’huile bouillante du haut des créneaux et les charpentes en châtaignier ?

Merci de m’avoir donné l’occasion de « lâcher la vapeur », et à bientôt !

Claire.

 

Réponse, 10 avril

Chère Claire,

Entre autres vertus, mon texte aura celui de m’attirer des réponses du plus haut intérêt. Vous ne pouvez imaginer le plaisir que je prends à des courriers tels que celui que vous m’avez adressé. Dire qu’on aurait pu se côtoyer, comme deux tâcherons entièrement dévoués à nos obligations, vous à la Ville, moi aux Amis du Vieux Chinon, sans échanger autre chose que des propos liés à nos occupations respectives !

Je conviens que la salle Labrouste est fort belle (un peu haute de plafond peut-être, ce qui rabaissait les lecteurs à un niveau peu glorieux), mais quand elle grouillait de monde et qu’elle bruissait au rythme des pages que l’on tourne (sans oublier les toux incessantes de vieillards catarrheux). Comme le réalisateur n’avait visiblement pas le moyen de l’éclairer, elle fait sinistre.

Les portraits de Claude des Armoises sont plus que limite : sur ce point, mes correspondants orléanais sont catégoriques. Comme je garde les archives de tous les messages que je reçois, je vous montrerai ce qu’ils disent à ce sujet. Vous êtes dans le vrai.

Ce que vous écrivez sur Des Racines et des ailes est très intéressant, car tout à fait dans le droit fil de mon propos, à savoir l’usage détestable que les télévisuels font de la science des historiens. Vous n’êtes d’ailleurs pas la première à faire ce rapprochement : Francis Deguilly m’a expliqué que c’est en se basant sur une expérience analogue qu’il a renoncé à participer à l’émission que ce producteur compte consacrer au site UNESCO du Val de Loire : échaudé par une émission d’Arte sur la Loire en 2002, il a décliné l’invitation. J’ai l’impression d’avoir touché un point extrêmement sensible et il se peut que ma modeste démarche contribue à enclencher un vaste débat parmi les historiens. Tant mieux si c’est le cas.

Dernière nouvelle : Yves Dauge a accepté de transmettre mon texte au Vice-Directeur d’Arte.

Amitiés, Miguel

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[10 avril 2008]

Je reproduis le message, court mais pénétrant, que notre cousin Bernard Pichon m’a adressé en réponse à mon texte que je lui avais adressé.

 

Mon cher Miguel,

J’ai lu sur le mail d’Anne-Marie ton commentaire de l’émission d’ARTE consacrée à Jeanne d’Arc.

J’avais également regardé cette émission (peut-être en zappant un tantinet) mais la qualité des intervenants et l’origine des assertions étaient totalement inconnues pour moi. Je suis donc resté sur une impression de grand malaise, ne sachant plus à quelle sainte me vouer.

Finalement le passé est bien difficile à appréhender ; il est souvent déformé, exagéré, magnifié, caricaturé, caché, bref, transformé.

Je ne crois pas que, le temps passant, la crédibilité de l’HISTOIRE progresse.

Tant pis ou tant mieux, je ne sais pas.

Bien à toi.

Bernard.

 

Mon cher Bernard,

Ton intuition a été la bonne : il était très difficile de se faire une opinion. Par exemple, moi, je n’ai toujours pas saisi ce que les auteurs voulaient qu’on pense de Claude des Armoises. J’ai le sentiment qu’ils voulaient qu’on la prenne pour la Pucelle, qui aurait échappé au bûcher ou aurait ressuscité (le mot a été dit), mais qu’ils n’avaient pas tous les arguments pour nous convaincre.

Cette histoire est en train de faire un certain barouf, parce que les historiens en ont marre qu’on les sollicite et qu’après, on fasse n’importe quoi avec ce qu’ils ont dit. C’est tellement facile au montage.

Moi, ce qui me gêne dans l’attitude de M. Gay, c’est que, de toute évidence, il veut régler des comptes avec l’ordre établi et surtout avec l’Église, ce qui l’aveugle. Cela m’embête parce que c’est donner une idée fausse de gens qui, comme moi, ont les opinions que tu sais en matière de religion, mais n’en sont pas fanatiques pour autant. J’admets parfaitement que la Pucelle ait entendu (je dis bien « entendu » et non pas « cru entendre ») ses voix. Je n’ai aucune peine à la croire sincère. Je refuse de mettre en doute son témoignage sous le prétexte que moi personnellement je ne crois pas à la possibilité de ces révélations. Il est même probable que, si j’avais vécu à son époque, si j’avais reçu son éducation, pareille aventure aurait pu m’arriver.

En revanche, je ne partage pas ton pessimisme sur la crédibilité de l’histoire. Ce qui me semble en cause, c’est plutôt la crédibilité des médias modernes en général, et de la télévision en particulier. Je t’assure que, si tu participais à un colloque entre historiens sur ce sujet, tu découvrirais que la part d’indécision n’est pas si grande qu’il y paraît.

J’ai été ravi de ton message. Cela nous change du rugby, mais l’un n’empêche pas l’autre.

Je t’embrasse,

Miguel

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[12 avril 2008]

Cher ami,

Je n’ai pas vu l’émission, mais j’imagine. J’avais eu la même réaction devant une émission récente des Racines et des ailes, consacrée aux châteaux de la Loire, ou Jean Guillaume était vu quelques secondes dans les combles de la tour des Marques tandis que la présentation était faite par une dame aussi photogénique qu’incompétente.

Vous devriez publier ce courrier !

Cordialement, Alain Salamagne

 

Cher collègue,

Vous n’êtes pas le premier à faire le rapprochement avec Des Racines et des ailes. Je crois, qu’au-delà du cas spécifique du téléfilm sur Jeanne d’Arc, ce qui est en cause c’est bien le sort que les médias réservent aux contributions des historiens.

Le texte a été transmis au Vice-Directeur d’Arte. Par ailleurs, nos collègues orléanais cherchent le moyen de le publier dans Le Monde. Si vous y avez vos entrées, n’hésitez pas à me le faire savoir.

Bien cordialement, Michel Garcia

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[12 avril 2008]

à Éric Fottorino, Directeur du Monde

 

Monsieur le Directeur,

Je prends la liberté de vous adresser un texte en vue de sa publication éventuelle dans les pages Débats du Monde. Les collègues historiens intéressés l’ont lu et approuvé et seraient, eux aussi, heureux qu’il soit publié. Au-delà de l’épisode du Jeanne d’Arc d’Arte, on touche à un sujet beaucoup plus général, qui concerne l’usage souvent inadmissible que la télévision fait de leurs propos. Personnellement, j’y ai vu aussi une bonne illustration des thèses récemment exposées par Robert Reckert dans vos colonnes et, plus généralement, des relations à sens unique entre certains médias et les chercheurs.

Dans ma signature, je ne fais pas état de la publication récente de mon ouvrage : Juan de Gamboa, La Pucelle de France. Récit chevaleresque traduit du castillan et commenté par Michel Garcia. Éditions Mazarine, 2007. Je vous laisse juge d’apprécier s’il convient de le faire, car je ne cherche pas à faire de la publicité à mon livre (je ne sais ce que penserait de ce que je vous dis là mon éditeur, Claude Durand…) et je ne veux pas qu’on croie que j’ai écrit ce texte dans ce but. Mais, de fait, sa préparation m’a conduit à me plonger dans la bibliographie johannique et m’a donc sensibilisé à ces questions.

En espérant que vous voudrez bien donner une suite à ma demande, je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de ma considération distinguée, Michel Garcia

Courrier resté sans réponse.

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Je reproduis ci-dessous l’échange que j’ai eu avec Jean Flori, Directeur de recherche au CNRS (Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers). Il aborde très directement la difficile relation des universitaires, en l’occurrence des historiens, avec les médias.

 

[16 avril 2008]

Cher collègue et ami,

Votre analyse est particulièrement éloquente et précise. Et la problématique que vous posez est tout à fait pertinente. Pour ma part, face aux dangers bien réels que vous soulignez, dus à la déformation « médiatico-journalistique » presque systématique de ceux qui fabriquent et vendent les émissions relatives à l’histoire, je me suis très souvent posé la question : que faire ? Sachant que nos interventions ou nos propos seront presque toujours tronqués ou réduits ou déformés ou dénaturés, ne serait-il pas plus sage de ne pas participer, dans la mesure où nous n’avons pas le pouvoir d’imposer le contrôle de nos propos ? Le problème est bien réel, mais je n’ai pas encore pu trouver de réponse univoque.

Plusieurs cas se sont présentés à moi à propos de ce genre d’émissions.

– 1er cas : le refus. J’ai été trois ou quatre fois invité à des « plateaux » de télévision. J’ai chaque fois refusé lorsqu’il m’est apparu que les autres participants ne me semblaient pas présenter les caractères de « sérieux » suffisant (par exemple un « savant » mélange d’universitaires et de journalistes peu sérieux, voire d’humoristes ou présumés tels, ou de vedettes du show-biz). Il est clair que ces gens-là ont, par leur métier et leurs antécédents, une très grande habitude de l’usage des médias et une grande virtuosité qui les rend aptes à capter l’attention sur leur personne, quelle que soit la niaiserie de leurs propos. Dans ce cas, me semble-t-il, il vaut mieux s’abstenir car il y a fort à parier que le sujet abordé ne sera qu’un prétexte à se faire valoir, au prix des pires absurdités. L’histoire n’y gagne pas, les historiens non plus, sauf ceux qui accepteront de « jouer le jeu » de l’absurde en faisant de la surenchère, comme le fit un jour Jean d’Ormesson. Mais n’est pas Jean d’Ormesson qui veut, et le bonhomme sait, lui aussi, capter l’attention sur lui-même. C’est un publiciste né. Nous sommes là dans un autre registre. Pour ma part, je ne me sens ni le goût ni la capacité de suivre cette voie.

– 2e cas : l’acceptation réticente. J’ai récemment été invité par Stéphane Bern pour son émission « Secrets d’histoire » (à propos de Robin des Bois et de l’origine historique du mythe). J’avais déjà vu deux ou trois de ses émissions antérieures, et avais déploré, comme vous le faites, certains « défauts » de l’émission (présence d’historiens « maison » qui n’en sont pas, propension aux images douteuses et aux reconstitutions, etc.). Les sujets traités sont de plus, à mon avis, à la limite de l’histoire et du « journalisme people ». J’ai donc longtemps hésité avant de donner mon accord, eu égard à la qualité historique de plusieurs autres intervenants et à la bonne « tenue » d’ensemble de l’émission. J’ai accepté en prenant mes précautions : je souhaitais savoir à l’avance quel genre de questions me seraient posées et de combien de temps je disposerais pour chaque réponse. Ayant reçu réponse favorable, j’ai accepté, mais ai tout de même dû constater, en revoyant l’émission, que les deux questions initiales que j’avais suggérées (qui me semblaient indispensable pour bien poser le sujet dans son cadre historique réel) ont été escamotées, très habilement, car on ne s’en aperçoit pas, mais le contexte historique profond qui me tenait à cœur a disparu. Malgré cela, de l’avis de ceux qui ont vu l’émission, l’ensemble était jugé « très intéressant », si bien qu’en définitive, je crois que l’on y gagne car l’histoire est présente, ce qui n’est pas rien, même si les sujets abordés sont presque toujours « para-historiques », mais que faire d’autre dans un monde médiatique gouverné par l’audimat ? Se retirer totalement est suicidaire pour l’histoire : cela revient à se retrancher dans la tour d’ivoire de l’érudition réservée aux seuls spécialistes. Il faut, je crois, « composer » et aider les (rares) concepteurs d’émissions qui tentent de mettre un peu d’histoire médiévale au menu. Notre « matière » a tout de même plus à y gagner qu’à y perdre, rien n’étant pire que le silence et l’oubli, à l’époque présente. Seule la TV amène à l’existence !! On peut certes le regretter, mais c’est hélas une réalité « incontournable » !

– 3e cas : l’acceptation sans réticence. J’ai eu l’occasion trois ou quatre fois (la dernière pour une émission qui, enregistrée il y a deux mois, sera diffusée sur la 3 dans quelques semaines) de participer à une émission toute entière consacrée à un sujet qui est à proprement parler dans « ma » spécialité, et où j’interviens seul dans tout ou partie de l’émission : en l’occurrence sur la croisade et sur les rapports chrétienté-islam. Dans ce cas, le risque me semble particulièrement réduit, les seules « dérives » possibles (on verra !) ne pouvant provenir que de deux origines : ou bien j’aurai dit des bêtises, et je devrai alors ne m’en prendre qu’à moi-même ; ou bien mes propos auront été tronqués ou dénaturés au montage. Évidemment, ce risque demeure et nous n’avons aucun moyen de contrôle. Je n’ai en effet aucun moyen de visionner l’émission AVANT sa diffusion. La question se pose alors, me semble-t-il, sur le plan juridique : lorsqu’une émission est en direct, pas de problème, mais si elle est enregistrée, ce qui est le plus souvent le cas, il devrait être stipulé que les participants donnent leur accord après avoir visionné le document. Je crains malheureusement que cette règle ne soit pas applicable et ne voie jamais le jour.

Il reste évidemment quelques détails que vous soulignez, par exemple le « traitement » plus ou moins favorable accordé à tel ou tel participant. J’ai souvent noté, comme vous, que les noms des intervenants ne sont pas toujours mis en valeur comme il le faudrait. Certains apparaissent à chaque fois que l’individu intervient, d’autres sont seulement mentionnés à leur première apparition. Que faire ? On est bien obligés de s’en remettre à l’honnêteté intellectuelle du producteur de l’émission. C’est évidemment aléatoire.

En définitive, dans l’état actuel du niveau d’ensemble du public pour ce qui concerne l’histoire et particulièrement l’histoire médiévale (niveau qui est, hélas, très bas) et compte tenu du peu d’intérêt des producteurs pour des émissions valables sur l’histoire (en France du moins, car c’est mieux en Angleterre ou en Italie), je crois que nous, historiens, avons intérêt à ne pas choisir de nous retirer dignement dans notre tente. Notre matière y perdrait, et seuls, alors, les « pseudo-historiens » triompheraient, car eux n’ont pas nos scrupules et nos prudences ! Il en va des émissions TV comme de la biographie jusqu’à ces dernières années : seuls les « pseudo-historiens » s’étaient investis en ce domaine, ce qui a contribué d’une part à dénaturer le goût du public et à dégoûter les vrais historiens du genre biographique, tant il était perverti par ces pseudo-historiens, hommes politiques ou notables divers, vendant leur nom plus que leurs travaux de recherches, souvent inexistants. J’ose me vanter d’avoir contribué pour ma part, dans une certaine mesure, à la réhabilitation du genre biographique, dans le sillage prestigieux de G. Duby, J. Le Goff, J. Richard et quelques autres. Le public commence à s’intéresser à l’histoire vraie par le biais de ce genre biographique « renouvelé ». On peut espérer une reconquête du même ordre par le biais des émissions TV et en « chasser » peu à peu les intrus, si possible. Il y en a tant encore, que les journalistes flattent, car ils sont souvent des leurs, ou de leur monde connu. Les historiens, en revanche, sont souvent pour eux des habitants d’une terra incognita.

Cette reconquête de l’histoire par les historiens sera sans doute lente et aléatoire, difficile, car les « parasites » sont en place et le public préfèrera encore longtemps entendre parler du trésor des templiers, des secrets cathares ou autres mythes. Mais, après tout, Alain Demurger a su, dans plusieurs émissions, remettre un peu d’histoire dans ce flot de délire (du moins lorsqu’on lui en a laissé le temps) : on peut évidemment regretter que, sur ce thème, les présentateurs aient laissé plus (trop) souvent parler ceux qui n’en avaient rien d’autre à dire que du vent et du clinquant. Du moins était-il présent, et avec lui, la vraie histoire.

Nous en sommes là : il nous faut reconquérir dans les médias notre propre matière pour qu’elle existe aux yeux du public. Pas simple !

Cordialement à vous

Jean Flori

 

[Réponse à J. Flori, le 16 avril]

Cher collègue,

J’ai été très intéressé par votre réponse, si instructive pour ceux qui n’ont pas la pratique des plateaux de télévision. Nul doute qu’elle fournisse matière à discussion si jamais le débat s’engage entre historiens sur cette question. Il semble que ce soit le cas, car j’ai reçu plusieurs messages qui portent des jugements sévères sur des émissions qui touchent à l’histoire, parmi les plus prestigieuses. Vos arguments en feront réfléchir plus d’un, tout en ouvrant la perspective d’une position nuancée qui pourrait être partagée par le plus grand nombre et déboucher sur une pratique commune. À toutes fins utiles, je suis en train de constituer un dossier avec toutes les réponses reçues.

Mon texte a été transmis au Directeur d’Arte. Il n’est pas impossible qu’il soit publié dans les pages « Débats » du Monde (un droit de réponse de Colette Beaune a, lui, déjà été publié par le Figaro). J’ai cherché à le communiquer à Le Goff mais n’ai pas encore de réponse de la chaîne France-Culture (« Les lundis de l’histoire ») à laquelle je me suis adressé. Si vous avez le moyen de toucher notre grand aîné, veuillez me le faire savoir ou, mieux encore, n’hésitez pas à lui transmettre le texte, si vous jugez la chose utile.

Une fois cette nécessaire médiatisation faite, il conviendrait peut-être d’ouvrir un débat au fond et de le faire savoir. Pourquoi pas aux journées de Blois ? Olivier Bouzy a déjà fait une démarche dans ce sens mais il faudrait que les historiens se manifestent auprès des organisateurs pour leur forcer un peu la main. C. Beaune, F. Michaud et O. Bouzy se sont concertés pour contrer la diffusion du téléfilm d’Arte qui a malheureusement été programmée dans le cadre des Journées johanniques. Il se trouve que je suis invité à donner une conférence sur mon propre livre (qui n’a eu aucun écho dans la presse, contrairement à celui de notre journaliste d’investigation), pour l’ouverture de ces Journées à Orléans, le 25 avril. Je ne manquerai pas de faire une mise au point à ce sujet.

Bref, la riposte s’organise. Il revient aux historiens de ne pas en rester au vœu pieux.

En vous remerciant pour votre riche contribution et votre appui éventuel à une initiative commune, je vous adresse mon bien cordial souvenir, Michel Garcia

 

[Réponse de Jean Flori, le 16 avril]

Cher Collègue,

Permettez-moi de revenir un peu sur le sujet de fond. Je l’aborde chaque fois que je peux avec les producteurs des émissions, aussi bien à la radio qu’à la TV (je n’y suis pas invité très souvent, mais je ne rate jamais l’occasion d’en parler). Et je commence toujours, bille en tête, par reprocher aux présentateurs et concepteurs d’émissions de négliger la véritable histoire et les véritables historiens, au profit des pseudo-historiens médiatiques, journalistes ou autres politiciens ou « show-businessmen ». Et de « viser très bas » sur le plan culturel. TOUS, ou presque, en sont d’accord, et se retranchent derrière l’argument suivant : pour « passer » et avoir ainsi le droit, de la part de la chaîne (tout est conditionné par l’audimat) de continuer de telles séries sur l’histoire, il faut « accrocher » le public, et il se trouve que le public est très majoritairement inculte (je crains hélas que ce ne soit pas tout à fait faux). Il faut donc ratisser large… au détriment parfois de la qualité. Ceci étant, ils attendent des historiens véritables, lorsqu’ils les invitent, une prestation qui soit à la fois de qualité sur le plan historique mais aussi et surtout (pour leur point de vue) qui « passe » bien, donc qui soit accessible à « la masse », laquelle regarde avant tout les émissions qui parlent de sujet qu’elle connaît déjà ou croit connaître – donc des sujets « alléchants » comme les Templiers, les Cathares, les trésors, les mystères, les secrets d’alcôve etc. -, et si possible des émissions où figurent des gens qu’elle connaît déjà, donc des gens des médias, journalistes ou gens du showbiz, (Max Gallo compris).

C’est ainsi. C’est un fait que l’on peut déplorer, mais c’est hélas un FAIT.

Il faudrait, pour en sortir, un historien (ou mieux, plusieurs ?) qui soit à la fois un grand écrivain, un grand orateur et un grand homme de media, genre Georges Duby. Malheureusement, on n’en trouve pas si facilement ! Il faut « faire avec cette absence », donc… faire avec ce que nous sommes.

Il faut donc que tous nous fassions un effort pour réussir la promotion de la BONNE histoire, sans concessions excessives mais aussi sans repli frileux sur nos territoires d’érudition où règne notre vérité (et encore), mais où nous sommes seuls, ou en tout cas peu nombreux. Je crois que l’on peut faire de relativement bonnes émissions avec de la relativement bonne histoire qui soit aussi accessible. Certes, on n’est jamais satisfait des émissions d’histoire que l’on voit ou auxquelles on participe, mais on n’a guère le choix : ou bien on cherche à élever le niveau même sans grande illusion, ou bien on ne participe pas pour ne pas ‘s’abaisser" outre mesure… et on laisse alors la place aux pseudo-historiens qui eux, soyons-en sûrs, sauront occuper le créneau et se montrer à l’aise dans leur prestation. Mais, dans ce cas, la cause de l’histoire véritable devient désespérée, si même ses adeptes abandonnent le terrain à l’adversaire ! Car l’adversaire, plus encore que le public que l’on maintient dans le caniveau, c’est le faux historien médiatisé qui dévalorise l’histoire et la confisque à son profit.

Je crois, une fois de plus, qu’il faut lutter… mais pour cela il nous faut des armes JURIDIQUES : quels sont les droits des participants aux émissions ? Quel droit de regard, quel droit de contrôle ont-ils sur leur propre prestation ?

Cordialement à vous, Jean Flori

 

[Réponse à Jean Flori, le 16 avril]

Cher collègue,

Je partage la plupart de vos analyses, à ceci près que je ne suis pas disposé à suivre les producteurs et auteurs d’émission lorsqu’ils nous invitent à nous mettre à la hauteur d’un public qu’ils estiment peu apte à recevoir notre ‘message’. Avec des raisonnements comme cela, on justifie l’injustifiable. En tout état de cause, ce n’est pas en renonçant à soi-même que l’on favorise une élévation du niveau culturel général, qui devrait être l’objectif principal de tout chercheur. Cet argument relève de la facilité : on définit un public qui soit conforme au message que l’on souhaite délivrer. Il s’agit aussi, de leur part, d’un aveu d’ignorance déguisé. On pourrait multiplier les exemples contraires. Faut-il parler ‘petit nègre’ à nos enfants ? Les politiques qui pratiquaient un langage châtié voire érudit, à la façon de De Gaulle (ou Mitterrand), étaient-ils moins bien entendus par le ‘bon peuple’ que les ignorantins qui nous gouvernent aujourd’hui ? De toute façon, comment pourrait-on, sans se désavouer, se ridiculiser et, par conséquent, manquer sa cible, se muer en démagogues du savoir historique ? Moi, je ne saurais pas, et vous non plus, sans doute.

Nous avons là matière à de bonnes et saines discussions.

Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir dialoguer ainsi avec moi.

Bien cordialement, Michel Garcia

 

Cher collègue,

Croyez bien que je suis TOTALEMENT en accord avec ce que vous écrivez, ce qui montre en passant que j’ai dû mal m’exprimer dans mon message précédent. Car vous exprimez tout à fait ce que je ressens moi-même.

Croyez bien que je ne suis en aucun cas disposé à quelque concession que ce soit sur le plan de la qualité historique, ni à "renoncer à soi-même" etc.

J’adhère totalement à votre propre exposé. Il n’est pas question de "parler petit nègre" (pardon: cela m’a échappé…et on va me taxer de racisme !), ni "verlan", ni "banlieue" ni même "journalistique". Je suis totalement intransigeant sur ce point. Il faut rester soi-même, et si possible digne.

J’irai même plus loin : je ne vois pas la nécessité de paraître "débraillé" sur les plateaux de la TV, sous prétexte que « tout le monde » y vient désormais en chemise ouverte (fût-elle immaculée et largement échancrée comme notre BHL international), voire en blue-jeans ou en débardeur. Pas question de donner dans le propos vulgaire etc. Pas question de faire de l’histoire au ras du sol rien que pour "plaire" à un public que l’on croit vulgaire, même si c’est hélas parfois vrai. Aucune concession sur ce plan, ni sur la qualité formelle de l’exposé, ni dans l’expression qui doit rester correcte, même s’il faut aussi rester simple et accessible. Aucune concession non plus sur la qualité de fond du discours historique.

MAIS

Mais il n’en reste pas moins que j’ai ressenti, chez quelques-uns au moins des responsables d’émissions radio ou TV (pas chez tous, il est vrai, et pas toujours chez ceux dont j’espérais beaucoup et qui m’ont déçu sur ce plan, tant l’opportunisme et le carriérisme étaient chez eux patents), un très réel partage des idées que je leur exprimais avant ou après l’émission, à savoir, je le répète, un discours du genre suivant: Vous, hommes de média, avez une grande responsabilité dans l’abaissement du niveau culturel en France. Dans le domaine de l’histoire, vous privilégiez le superficiel, le clinquant, le "tape à l’oeil". Vous préférez les "faux historiens" aux vrais, vous n’éduquez pas le public, vous tapez au ras du sol, voire au-dessous de le ceinture", etc. Bref, les reproches que tous les historiens comme vous et moi faisons aux émissions françaises. Certains, donc, approuvaient, et confessaient leur réel désir de "hausser le niveau"… tout en se disant "coincés" par la nécessité de plaire au public… et ceux-là avaient évidemment tendance à souligner que le public qui fait l’audimat est généralement assez inculte…

J’ai un grave défaut : je suis naïf et j’ai tendance à croire les gens lorsqu’ils me semblent sincères. Et je reste donc convaincu que ce dernier discours recouvre au moins une part de vérité.

Conclusion : il nous faut AIDER ces producteurs-là, ceux qui, mal peut-être, tentent de faire connaitre l’histoire. Les aider SANS renoncer à la qualité, et en faisant à notre tour des efforts, non pas pour "abaisser le niveau" ou se mettre au diapason du vulgaire, mais pour rendre notre message moins austère, moins aride peut-être… je ne sais comment dire : tout simplement en étant le plus possible simple et clair, sans pédanterie… (je n’accuse personne que moi-même : il m’est arrivé, en revoyant telle ou telle de mes "rares" prestations, de penser que j’aurais pu, ici ou là, être à la fois plus clair, plus précis, plus complet, plus accessible, plus "intéressant"…).

L’Histoire a besoin de ces producteurs-là ; nous avons besoin d’eux si nous voulons que le public de l’histoire ne se réduise pas à un cénacle d’initié. Je suis convaincu que le public potentiel de la véritable histoire est plus large qu’ils le croient, et qu’une assez large part du public n’est pas aussi inculte qu’ils le disent (affirmation à prendre avec prudence, hélas !). Mais il y a du pain sur la planche, et du travail en vue pour hausser le niveau !

Un exemple pour illustrer tout ce que je viens de dire sur la manière dont les media et nous-mêmes jugeons le niveau culturel du public (car c’est cela le fond du problème): la perception des éditeurs à propos des notes des livres que nous produisons. Le voici :

La plupart des éditeurs, vous le savez, renâclent devant des notes abondantes. J’estime qu’il ne faut pas reculer. Une bonne histoire s’appuie sur des documents, et l’on doit, me semble-t-il, être intransigeant sur ce point : prouver la véracité de ce qu’on écrit, citer ses sources, mentionner les opinions que l’on partage ou que l’on conteste me semble indispensable pour éviter le « flou », le « n’importe quoi ». C’est aussi, je crois, un bon moyen de trier entre les vrais historiens qui fouillent les sources et connaissent les travaux antérieurs et les débats présents, et les historiens de pacotille qui se contentent d’un survol ou d’un plagiat. Pour ma part, j’ai presque toujours réussi (parfois difficilement) à imposer les notes et références que j’estimais indispensables. MAIS la plupart des éditeurs sont convaincus que ces notes « font peur au public » et que c’est un très sérieux handicap de vente.

Presque tous exigent que ces notes soient reportées en fin de volume… quand ce n’est pas en fin de chapitre (ce qui, dans ce dernier cas, le rend totalement inutiles). Ce n’est qu’au prix d’âpres batailles et discussions que j’ai pu obtenir parfois des notes en bas de page, infiniment plus utiles et plus claires.

Telle est donc l’opinion des éditeurs en France.

J’ai eu la chance, au moins sur quelques-uns de mes livres, d’être traduit en italien, en espagnol, parfois en anglais. Et j’ai pu constater que les notes, mises en fin de volume en France, apparaissaient « spontanément », dans ces pays-là, en bas de page, sans la moindre intervention ou demande de ma part. Pourquoi ?

Lors d’une réunion éditoriale à Paris, j’ai exposé cela et ai posé cette question : pourquoi ce qui se fait d’office en Italie, par exemple, ne pourrait-il pas se faire en France ? Le public italien serait-il plus « cultivé » que le public français ?

La réponse a fusé, unanime : « OUI ».

J’en conclus ceci :

– OU bien c’est faux, et il faut convaincre les éditeurs et les media de tout faire pour élever le niveau de production (mais hélas, les tirage des livres d’histoire, généralement très faible – sauf les Gallo, qui sont à peine de l’histoire – démontrent que les historiens sont aujourd’hui, pour les éditeurs, l’équivalent des « danseuses » pour les puissants du 19e siècle : on les subventionne presque par charité, pour la galerie, pour un reste de prestige… mais cela coûte… Combien de temps cela va-t-il durer ?

-OU bien c’est vrai, et il faut absolument reconquérir le public en faisant de la bonne histoire ET en aidant le plus possible ceux qui, hélas, ont seuls le pouvoir d’en parler et de la faire connaître. Ces émissions ne sont certes généralement pas bonnes, mais si on les tue, que restera-t-il ? Il nous faut les améiorer, les « soigner », les « guérir » si possible des virus qui les gagnent… mais pas les tuer, car l’Histoire en a besoin.

Je ne sais si je me suis exprimé assez clairement.

Cordialement à vous, et avec tout mon soutien pour la cause que vous défendez, et qui, j’en suis certain, nous est commune, Jean Flori

 

Cher collègue,

Loin de moi l’idée de vous attribuer les opinions que je dénonçais chez les acteurs des médias. C’est moi qui ai dû mal m’exprimer. Nous sommes bien d’accord pour ne pas faire de concessions à la facilité.

Personnellement, si je n’ai qu’une maigre expérience en matière de collaboration avec les médias (TV et radio), j’ai, en revanche, une longue expérience comme vulgarisateur. Pendant 20 ans, j’ai présidé une société d’histoire locale, organisé chaque année des conférences et des visites commentées portant principalement sur l’archéologie et l’histoire des hommes et des monuments de la région. J’étais le seul universitaire de l’assemblée et m’adressais à un public plein de bonne volonté mais ayant reçu une formation inégale et parfois modeste. Je vous concède que ce public offrait l’avantage sur celui de la télévision d’être motivé, de faire l’effort d’aller au-devant du savoir. Ce travail de vulgarisation, je l’ai fait avec plaisir et je le juge indispensable, pour mon public d’abord, mais aussi pour moi, car cela me forçait à m’évader souvent du Moyen Âge et donc à engager des recherches dans des domaines qui m’étaient moins familiers. Je n’ai pas à insister puisque vous avez assisté à une de ces réalisations. De même avez-vous pu constater qu’en matière de publication, on s’imposait une rigueur que pourraient nous envier bien des éditeurs universitaires. Les témoignages de satisfaction de la part de ce public attestent que cette démarche les satisfaisait.

Je ne confonds pas cette activité avec l’échange érudit. Pour satisfaire ce besoin-ci, qui est inhérent à la qualité de chercheur, je comptais sur mon séminaire ainsi que sur des colloques ultra pointus, organisés sur invitation et avec de longues plages de discussion entre les communications. Je n’ai jamais confondu les deux activités et j’ai toujours veillé à m’adapter à la tonalité de chacune d’entre elles.

J’admets très bien que la télévision (ou la radio) se donne un objectif de vulgarisation (j’ose dire « intelligente ») et je trouve normal que les chercheurs et savants (pas seulement les historiens) y collaborent, si possible en cravate (littéralement et métaphoriquement), comme vous le suggérez si justement. La difficulté est de concilier leur définition de la vulgarisation avec la nôtre, j’en conviens tout à fait. C’est là toute la question. Observons que, sur ce chapitre, les médias n’ont pas la même doctrine. Je suis un auditeur assidu de France-Culture, et je pense que le niveau qu’on y pratique conviendrait au « grand public ». Mais je pèche sûrement moi aussi par naïveté. En tout cas, vous montrez bien que, dans ce domaine, l’initiative ne nous revient pas, pas plus que dans celui de l’édition, et qu’il nous faut donc composer. Jusqu’où ? Il serait bon que nous ayons un ample débat entre historiens pour nous accorder là-dessus.

En fait, les questions que vous soulevez à propos des rapports parfois conflictuels que les auteurs universitaires connaissent avec les éditeurs concernent toutes les Sciences Humaines, et pas seulement l’Histoire. La question des notes est, en effet, cruciale. Il faut des notes et elles doivent figurer en bas de page : on ne doit pas transiger sur ce point. [Veillons, cependant, à ne donner que des notes indispensables : pour les références bibliographiques, une bibliographie en fin de volume avec un système d’appel dans le texte est bien plus utile ; de même, un glossaire final peut rendre bien des services ; des annexes bien conçues aussi (énumération non limitative). J’ai trop vu de ces articles d’après Thèse avec une première note, dont l’appel était inséré dans la première phrase quand ce n’était pas dans le titre, qui couvrait le reste de la page et le début de la suivante : on y retrouvait, retranscrite exhaustivement, une bibliographie élémentaire et bien connue de tous].

Quant à l’argument qui se fonde sur un niveau culturel comparé des peuples, il ne me convainc pas du tout. Quand on connaît les systèmes d’enseignement des uns et des autres, on peut avoir quelques doutes. Chacun de nos pays est capable de former une élite mais peu se sont donné les moyens de fournir un bon niveau général à la totalité de la population. Je sais bien que les choses changent et que je ne suis plus aussi convaincu que je l’étais il y a 30 ans des vertus de notre propre système, mais de là à conclure que le nôtre est à la queue du peloton, il y a un grand pas que je ne franchirai pas. Encore une fois, j’interprète cet argument comme de pure convenance, pour ne pas dire hypocrite. Pour tout dire, je le trouve irrecevable, sauf si l’on me démontre le contraire avec des chiffres. Pour ce qui est de la télévision, je ne crois pas qu’on doive envier celle de l’Italie berlusconienne.

Un autre sujet mériterait d’être abordé : les chercheurs ne sont-ils pas trop tributaires d’agents extérieurs à la profession pour diffuser des travaux de leur discipline ? Sont-ils à ce point dépourvus de moyens pour le faire eux-mêmes ? Si oui, comment remédier à ce grave défaut ?

Encore merci pour votre précieuse contribution.

Bien cordialement, Michel Garcia

 

[17 avril 2008]

Cher ami,

Votre réponse est tout à fait pertinente et convaincante. Je vous suis sur presque tous les points, sauf peut-être sur le « niveau » culturel comparé de la France et de l’Espagne ou de l’Italie. Certes, rassurez-vous, je ne soutiendrai pas que la TV de Berlusconi est meilleure que la nôtre ! (Quelle horreur ! Peut-on faire pire ? Je crains que oui…). Pourtant, j’ai souvent eu l’impression (mais je peux me tromper) que le niveau d’intérêt, d’écoute et de compréhension des étudiants, en Italie et en Espagne, était supérieur à celui des étudiants français. Je n’en tire aucune conclusion « politique », croyez-le bien. Je suis un fervent défenseur de l’enseignement laïc, et je regrette, malgré tout, la disparition, en son sein, d’un certain état d’esprit que j’idéalise peut-être….

Quant à la qualité d’écoute du public, je suis comme vous convaincu qu’il y a un nombre considérable de gens qui sont prêts à entendre de l’histoire de valeur… C’est évidemment ce « fond » là qu’il faut développer et encourager, et vous avez très bien su le faire. Ce fond-là existe. Mais il est malheureusement encore trop faible pour "intéresser" les créateurs d’émissions qui ne peuvent vivre que de l’audimat…

Nous voilà donc ramenés à la question première : jusqu’où et comment aller ou ne pas aller à ce type d’émissions, et comment faire pour ne pas s’y faire piéger ou servir d’alibi ?

Je crois qu’une partie de la réponse est d’ordre juridique : il faudrait avoir le droit de visionner, avant sa diffusion, l’émission à laquelle on a accepté de participer. Après, cela risque d’être trop tard.

Je ne connais rien au droit en ce domaine. Ne faudrait-il pas s’enquérir de ce point de droit ? Cela éviterait, me semble-t-il, bien des déboires et bien des hésitations préjudiciables.

Très cordialement à vous, en en vous priant de m’excuser d’avoir été si long, Jean Flori.

_______________

Le sénateur Yves Dauge avait bien voulu transmettre mon texte à Jérôme Clément, Vice-Directeur d’Arte. Celui-ci m’adressa, par son intermédiaire, la réponse suivante.

 

[29 mai 2008]

Monsieur le Sénateur, cher Yves,

J’ai bien reçu votre courrier du 15 avril 2008 ainsi que la lettre de Michel Garcia qui nous fait part de ses critiques à propos du documentaire Vraie Jeanne, fausse Jeanne, diffusé sur notre antenne le 29 mars 2008.

Je vous remercie de nous avoir transmis ces remarques intéressantes.

Permettez-moi d’y répondre en quelques mots.

L’objet de ce film était de développer auprès d’un marge public certaines interrogations relatives à l’extraordinaire parcours de Jeanne d’Arc.

Le projet du réalisateur Martin Meissonnier était d’exposer diverses thèses avancées sur ce sujet, en général ignorées du public, d’éclairer une aventure humaine, historique, politique et mystique et de montrer que celle-ci avait donné lieu à des interrogations, recherches et hypothèses qui méritent débat. Le documentaire ne prend à aucun moment partie pour une version ou une autre, comme le souligne d’ailleurs le titre de manière explicite.

Pour finir, sachez que le CFRT (Comité Français de Radio-Télévision) a co-produit ce documentaire qui a été également réalisé avec le soutien de la BNF. Ces deux institutions, dont la crédibilité ne peut être mise en cause ont rouvé ce programme d’excellente qualité.

En espérant avoir ainsi répondu aux critiques de M. Garcia et en espérant continuer à vous compter tous les deux parmi nos fidèles spactateurs, je vous prie de croire, Monsieur le Sénateur, en mes sentiments les meilleur,

Amitiés

Signé : Jérôme Clément.

 

[Chinon, 13 juin 2008]

Cher Yves,

Mon avis est qu’il n’y a pire sourd que qui ne veut entendre et qu’il vaut mieux que cet échange en reste là. Je m’estime d’ailleurs satisfait, grâce à ton intervention, d’avoir pu faire prendre conscience à Jérôme Clément qu’il lui sera désormais plus difficile d’obtenir la contribution des spécialistes pour des émissions de ce type. J’admets aussi qu’il est de bonne guerre, de la part d’un responsable de chaîne, de défendre les produits maison.

Cependant, qu’il me soit permis de te dire, tout à fait entre nous, que son argumentation est assez affligeante. Sa première phrase – « L’objet de ce film… » – mériterait, elle aussi, de figurer dans un bêtisier. J’espère, en tout cas, que ce n’est pas la définition qu’il donne de l’objectif culturel d’une chaîne comme Arte. Qu’est-ce que ce « large public » au nom duquel on décide que « l’extraordinaire », – c’est-à-dire, aux yeux du réalisateur, l’incompréhensible – parcours de Jeanne d’Arc mérite des explications, dont toute l’émission consiste à faire croire qu’elles ne figurent pas dans les travaux des historiens ? On est en plein dans le fantasme du « on ne nous dit pas tout ; on nous cache quelque chose », si nuisible (ce n’est pas à un homme politique que je l’apprendrai).

Le public ignore l’histoire des faits et gestes attestés de Jeanne d’Arc : c’est probablement vrai. C’est à l’éclairer qu’une véritable démarche culturelle doit s’attacher et non à diffuser les pires inepties sous prétexte qu’il existe par ailleurs une hagiographie simpliste. L’auteur du téléfilm s’en tient à ces deux thèses et néglige, de ce fait, celle que les intervenants historiens lui proposaient, tout en essayant de leur faire endosser la seconde, ce qu’ils n’ont pas apprécié.

Qualifier de « documentaire » ce monument d’ineptie et de manipulation des propos et des images, et affirmer que les délires du premier ignorant venu, qui ne fait que répéter sans le savoir des sornettes cent fois entendues ou lues, « mérite débat », il fallait oser le faire.

Enfin, se prévaloir de la co-production est un argument (d’autorité) pour le moins discutable. Je parierais que la BNF, dont je soupçonne que sa contribution s’est limitée à prêter sa salle de lecture pour les enregistrements, s’est engagée avant d’avoir vu la réalisation et sur la bonne renommée d’Arte. Mes soupçons sont peut-être infondés mais pas moins que la référence au CFRT, dont on ignore quelle fut la réaction après visionnement du film.

Le rôle de « redresseur de tort » que j’ai endossé n’est guère confortable : on passe au mieux pour un rigoriste, au pire pour un emmerdeur. Étant partisan de l’excellence pour tous, je me fais sans doute une idée trop haute de la culture mais je n’en ai pas d’autre à partager avec mes concitoyens ; en outre, j’ai la faiblesse de penser que des interventions de ce genre finissent par avoir à la longue quelque conséquence positive. Je te remercie, en tout cas, d’y avoir contribué par ton intervention.

Avec mes remerciements renouvelés, je t’adresse, cher Yves,  mes amicales salutations, Michel Garcia

_______________

 

Colophon

 

Françoise Laîné, Professeur d’Histoire du Moyen-Âge à l’Université de Bordeaux, accepta de publier mon texte sur son blog, ce qui donna lieu à quelques échanges. Je reproduis ci-dessous les plus intéressants.

 

27-05-08 (13h55). Françoise Laîné (Poolzazoo).

Voici un texte écrit par un collègue, Michel Garcia, professeur émérite de littérature castillane à Paris III. Il a publié en 2007 la traduction d’un roman castillan sur Jeanne d’Arc : Juan de Gamboa, La Pucelle de France. Récit chevaleresque traduit du castillan et commenté par Michel Garcia. Paris, 2007.

Intéressé par le sujet, il a regardé une émission sur Arte qui l’a déconcerté (le mot est faible). Michel Garcia dit très bien ce que j’ai souvent ressenti devant certaines émissions.

[Suit mon texte en 4 livraisons]

 

27/05/2008 14:23 (zzxyz)

Cela rejoint les nombreuses émissions « historiques » diffusées sur les chaînes spécialisées du satellite qui démontrent à chaque fois que le travail du journaliste et celui de l’historien ne font pas bon ménage, le premier « bouffant » systématiquement le second pour des raisons diverses (ego, revanche de l’historien raté, volonté de « faire court » pour « aller à l’essentiel », audimat, etc.).

Les historiens s’embarquent de bonne foi dans une galère dont ils ne comprendront qu’ils n’ont été que le dindon de la farce qu’après le montage et les coupures, parce qu’ils s’estiment honorés d’avoir été choisis pour – enfin – exposer leurs thèses au grand public.

C’est une duperie sans cesse renouvelée.

Je ne suis pas spécialiste de Jeanne d’Arc, mais suis assez au fait de la 2GM, où l’on retrouve les mêmes poncifs, les mêmes phénomènes, sans que les dernières thèses d’historiens pourtant réputés ne soient prises en compte.

 

27/05/2008 18:16 (Poolzazoo)

Les formes d’expression des universitaires et des journalistes ne sont pas les mêmes ; lorsqu’elles divergent complètement, l’échange devient difficile. MG remarquait aussi une mise en scène dévalorisant systématiquement les historiens.

La vulgarisation est un exercice délicat. Cela demande un gros effort de clarté, la recherche d’une présentation attrayante, voire distrayante tout en restant honnête !

 

27/05/2008 22:25 (zzxyz)

Il est néanmoins incontestable que les historiens maîtrisent moins bien l’oral audiovisuel que l’écrit : tendance à faire long, là où le journaliste écourte le débat par des formules choc.

De toute façon, ils sont toujours victimes des ciseaux du monteur.

Dans les nombreux programmes consacrés aux grandes batailles aériennes (bataille d’Angleterre, Pearl Harbor, Midway, etc.) que j’ai vus, les témoins sont soumis au même traitement. Alors que l’on s’attend à ce qu’ils nous parlent de leur état d’esprit, de leurs peurs, de leurs tactiques de combat, de ce qu’ils pensaient de leurs adversaires, la seule chose que le réalisateur retient, c’est la description de leur petit-déjeuner avant leur mission…

 

29/05/2008 14:17 (ajb66)

Bon finalement, vive la lecture d’un bon livre…. de spécialiste.

Ça peut être ch…. même si c’est utile comme la brique qui constitue le mur.

Il y a deux types d’historiens : ceux qui prennent une loupe pour examiner l’argile dont est faite la brique et ceux qui prennent la hauteur suffisante pour examiner le mur dans son ensemble et le bâtiment dont il est l’un des pans.

Quand on met ces deux familles d’historiens ensemble pour faire une émission grand public (cultivé quand même), l’animateur doit faire la balance entre ceux qui brossent à grands traits un évènement dans son ensemble en essayant de lui trouver un sens (le dessin de la mosaïque) et ceux qui détaillent la fabrication et la pose des carrés de cette mosaïque, si vous suivez mon image.

Comme chaque participant est un passionné, c’est normal pour quelqu’un qui a consacré beaucoup de temps à un sujet, l’animateur doit ou devrait doser comme un alchimiste les temps de passage entre le général et le détail qui vient confirmer ou expliciter, pour que l’ensemble forme un tout compréhensible aux téléspectateurs de bonne volonté soucieux de se cultiver (approfondir des connaissances sommaires) sur un sujet donné.

[…]

 

29/05/2008 21:26 (Rebelote02)

Pour avoir vu le documentaire, je trouve ces critiques assez dures quand même.

Il était évident avant même de voir le docu que le postulat de départ était : et si l’épopée johannique ne s’était pas passée comme on l’imagine d’habitude ? Et si il y avait une main qui a aidé en secret derrière ? (en l’occurrence c’est le nom de Yolande d’Aragon qui revient le plus souvent).

Du coup, comme effectivement, c’était le sujet du livre de Gay, oui effectivement, il est assez présent. Maintenant, en arriver à chipoter sur le fait que les historiens sont présentés dans des bibliothèques sombres, comme pour souligner leur côté archaïque, bof. Les téléspectateurs d’Arte qui regardent ce genre de docu ne sont pas les beaufs staracadémisés de TF1.

Après on peut discuter sur le fond du documentaire : par exemple, comment les historiens expliquent que Jeanne d’Arc ait pu traverser plusieurs centaines de kilomètres seule ou presque, en un temps record et en pays ennemi quasiment tout le temps ? Chance ? Aide en sous-main ? (Toujours Yolande pourquoi pas, vu le rôle important qu’elle a joué à l’époque).

De toute façon, les infos restent sommaires et pour beaucoup de choses, nous en sommes réduits aux conjectures, non ?

Brunissen

 

29/05/2008 22:42 (Poolzazoo)

Yolande d’Aragon avait de l’énergie à revendre, le sens de l’intrigue, mais il faudrait lui prêter une sorte de génie politique pour avoir suscité, téléguidé ou même seulement manipulé lourdement le phénomène « Jeanne ». Or rien ne permet de créditer Yolande d’Aragon de capacités exceptionnelles ; on ne connaît pas non plus d’aigle dans son entourage.

 

30/05/2008 01:38 (ajb66)

le postulat de départ était : et si l’épopée johannique ne s’était pas passée comme on l’imagine d’habitude ?

L’épopée de Jeanne d’Arc est quand même assez bien connue, et des cohortes d’historiens, la plupart des pointures, l’ont décortiquée depuis très longtemps depuis au moins le début du 19e siècle. Parmi ces spécialistes de l’épopée johannique, Régine Pernoud qui n’est pas n’importe qui.

Enfin, deux documents de poids existent, les minutes du procès de Rouen de 1431 bien évidemment, mais également celles du procès en réhabilitation de 1455/1456, une fois les anglois définitivement boutés hors du royaume de France, très intéressant.

J’ai ces deux procès dans ma bibliothèque, un héritage – Club du meilleur livre 1953 – directeur de publication Michel de Romilly – préface du RP Michel Riquet.

Dans le second procès, in primis dicimus atque, justicia exigente, decernimus. les juges font procéder à la lacération par le bourreau des pièces du premier procès ayant abouti à la condamnation de Jeanne comme relapse.

Pour le reste du procès, « disons, prononçons, décrétons et déclarons que lesdits procès et sentences, entachés de dol, chalonge, iniquité, mensonge erreur manifeste de droit et de fait, de même que ladite abjuration et toutes leurs exécutions et séquelles ont été, sont, et seront nuls, invalides, inexistants et vains… »

Les juges du tribunal de l’Inquisition mandés par le pape Calixte III pour le procès en réhabilitation ont interrogé, concernant la vie de Jeanne et le premier procès

– 22 témoins à Rouen

– 35 pour l’enquête sur le lieu d’origine de Jeanne d’Arc

– 41 à Orléans dont le comte de Dunois, compagnon d’armes de la pucelle

– 15 à Paris dont Mgr le duc d’Alençon et l’évêque de Noyon

– réentendu 19 témoins de Rouen qui avaient déjà déposé lors de l’enquête préliminaire

– joint les dépositions recueillies auprès de personnes trop âgées pour se déplacer (le second procès a lieu 25 ans après le premier)

Pour donner une idée, le livre du procès en réhabilitation fait en épaisseur au moins le triple ou le quadruple du livre du premier procès. Cela fut un procès fouillé.

Il ne s’agissait pas de dire n’importe quoi puisqu’il s’agissait de remettre en cause un premier procès tenu sous la conduite de Cauchon, évêque de Beauvais, « procès en matière de foi – In Nomine Domini – instruit contre la femme Jeanne communément appelée la Pucelle. »

Le tribunal se composait de Mgr Pierre Cauchon, évêque de Beauvais etc (titres en théologie et droit canon), conseiller de Très Serein et Très Chrétien Seigneur le Roi d’Angleterre ; vénérable et discrète personne maître Jean d’Estivet, chanoine de Beauvais, procureur général ; Scientifique personne maître Jean de la Fontaine (sic), maître ès arts et licencié en droit canon, examinateur du procès ; assistés d’un grand nombre d’abbés et de prieurs de monastères fameux, de docteurs et professeurs en la Sainte Théologie et cœtera… tous prêtres séculiers, moines ou religieux. »

Ce sont donc ces gens que le second procès se propose de désavouer, d’où la grande qualité de l’instruction.

Tout ceci pour dire que des documents et des gens qui ont raconté, non pas devant un tribunal royal mais devant un tribunal d’Église convoqué directement par le pape, on en a suffisamment.

L’histoire de Jeanne d’Arc n’est pas une histoire légendaire racontée par l’homme qui connait l’homme qui a vu l’ours, mais au moins depuis qu’elle fut présentée au roi à Chinon, tous ses faits et gestes ont été enregistrés jusqu’à son procès ou plus exactement ses deux procès où les témoins encore vivants en 1456 ont été interrogés minutieusement.

 

30/05/2008 18:15 (Rebelote02)

Ah mais je suis bien d’accord et de toute façon, je ne dis absolument pas que Gay a raison.

Ceci dit, vous dites vous-même qu’on sait parfaitement ce qui s’est passé à partir de son arrivée à Chinon. Mais quid de la période antérieure ? Pour Gay, c’est là aussi que la question se pose.

Par exemple, comment a-t-elle traversé si vite le pays et sans encombre, malgré les dangers ? (Si on exclut l’aspect miraculeux bien sûr) La chance simplement ? Et comment expliquer que finalement le capitaine à Vaucouleurs accepte finalement de la laisser aller et la fait accompagner par plusieurs de ses hommes ?

Ceci dit, je ne connais pas bien l’histoire précise de la Pucelle, n’ayant pas lu grand-chose sur le sujet à part La libération d’Orléans de Régine Pernoud donc loin de moi l’idée de refaire l’histoire.

Brunissen

 

30/05/2008 20:11 (Poolzazoo)

Lors du second procès, un vieil homme d’armes interrogé note comme quasi miraculeux que la vue de Jeanne légèrement vêtue avant de revêtir son harnois ne lui inspirait pas de pensées friponnes, alors qu’à cette époque, il était jeune et fort gaillard ; ni lui ni d’autres en 1455 n’ont évoqué comme preuve de la protection divine qu’elle ait mis 11 jours, fin février 1429, pour aller de Vaucouleurs à Chinon. Ce point ne semble pas intéresser grand monde.

Le capitaine de Vaucouleurs, Jean de Baudricourt s’est fait tirer l’oreille de la mi-mai 1428 à la fin février 1429 pour laisser partir Jeanne et lui fournir une escorte. Les habitants se sont cotisés pour son équipement.

À ce moment, la population du secteur est harcelée par les troupes bourguignonnes et Jean de Baudricourt a déjà dû passer un accord avec « l’ennemi », se rendre à terme ou rester neutre. C’est un type d’arrangement assez banal dans le cadre d’une « petite guerre » de siège : celui qui est susceptible de se rendre doit le faire s’il n’est pas secouru dans un délai donné. Moyennant quoi, il se met à l’abri d’une accusation de trahison. On n’est jamais trop prudent !

Baudricourt en est probablement réduit au point où le plus maigre espoir, même en la personne d’une jeune personne surprenante, n’est plus à dédaigner ; au point où il en était, cela valait la peine d’être essayé. Cette équipée était le moyen de faire passer le message à la cour, de se rappeler à son bon souvenir et de faire savoir l’urgente nécessité de secourir des fidèles en Lorraine ! Si c’est bien cela qu’il entendait faire, il a dû être déçu.

Une lecture utile et très agréable : C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004.

 

31/05/2008 09:54 (hadesfr2)

Vous avez bien raison !

Ne pas regarder la télé, c’est la solution.

 

31/05/2008 18:25 (Poolzazoo)

Voui, mais attention, mon collègue qui a pris la peine de râler ne s’est infligé le pensum de regarder la susdite émission que pour avoir appris que les collègues sollicités pour l’émission, qui l’avaient visionnée avant sa diffusion, étaient scandalisés de l’utilisation qui est faite de leurs interventions ! Il a donc voulu voir ce qu’il en était en réalité, et cela lui a valu plusieurs heures d’écoute avec arrêts sur l’image et le son pour prendre des notes.

Les universitaires sont des râleurs consciencieux !

 

 

02/06/08 02 :25 (hadesfr2)

« Les universitaires sont des râleurs consciencieux ! »

On ne saurait le leur reprocher.

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À propos d’un projet de monument aux Juifs de Chinon

À propos du mémoire de Annegret Holtmann-Mares

À propos d’un projet de monument aux Juifs de Chinon

 

En 2003 ou 2004, j’appris incidemment que la municipalité de Chinon venait de recevoir la visite de l’administrateur d’une fondation dédiée à la restauration de la mémoire des communautés juives persécutées. Ayant appris qu’un massacre aurait été perpétré au début du xive siècle, sous le règne de Philippe le Bel et de ses descendants immédiats, ce personnage, que je n’eus pas l’occasion de rencontrer, proposa l’érection d’un monument pour commémorer l’événement. Ayant eu vent du projet, j’émis des réserves et souhaitai une étude sérieuse afin d’établir la réalité de faits dont on n’avait qu’une connaissance très approximative. Mon avis finit par être entendu, comme en témoigne la note ci-dessous publiée sur le site de la Nouvelle Gallia Judaica :

La Conseillère Municipale [l’Adjointe à la Culture] Marie-Michèle Esnard de la Ville de Chinon (Indre et Loire), s’était adressée dès 2004 à notre Équipe dans le but de faire réaliser une étude documentée et scientifique sur les Juifs de Chinon et ceci afin d’inscrire dans l’histoire patrimoniale locale la relation d’un épisode dramatique qui affecta les juifs chinonais en 1321.

Pour ce faire, Annegret HOLTMANN-MARES, docteur de l’Université de Trèves (Allemagne) – Université avec laquelle nous avons des liens étroits de collaboration scientifique – a été désignée ; auteur d’une thèse sur Les Juifs du Comté de Bourgogne au Moyen Age publiée à Hanovre en 2003 (en allemand), actuellement enseignante à l’Université technique de Darmstadt, elle vient donc d’achever, grâce à notre recommandation, cette étude demandée par la Ville de Chinon, et l’a présentée au Séminaire de la NGJ le lundi 2 juin 2008, ouvrant notre cycle sur « Le patrimoine juif en France et en Europe ». Nous nous réservons naturellement la possibilité de publier cette excellente étude dans la Collection de la NGJ chez Cerf.

 

Le projet de monument connut un début d’exécution : ébauche de la sculpture et choix de l’emplacement de son lieu d’érection. Ayant obtenu communication du rapport d’Annegret Holtmann-Mares, je l’étudiai et adressai la lettre qui suit à la nouvelle Adjointe à la culture, madame Micheline Dubruel.

 

[à Micheline Dubruel, le 6 juin 2008]

Chère Micheline,

J’ai appris incidemment que Marie-Michèle Esnard avait fait un exposé devant la dernière commission de la Culture sur le projet de monument chargé de commémorer le prétendu massacre des Juifs de Chinon. J’en conclus que le projet n’est donc pas abandonné.

L’ancienne Adjointe, sans doute à la demande d’Yves Dauge, a cherché plusieurs fois à m’y associer, sans me donner les moyens d’en discuter le bien-fondé. J’ai refusé de me prêter à une opération, l’érection d’un monument, dont le principe était arrêté avant que soient entendues les conclusions des études nécessaires à la reconnaissance historique des faits concernés. Cela s’appelle « mettre la charrue avant les bœufs ». Finalement, on a bien voulu me soumettre le rapport de madame Holtmann-Mares. Je l’ai lu attentivement et en ai fait une note de lecture que j’ai adressée, en son temps, à M.-M. Esnard. Je voudrais être certain que tu as eu connaissance de cette note. Je te l’envoie donc.

Je ne te cache pas que je trouve le procédé choquant. Je l’admets d’autant moins que ce n’est pas la première fois que j’observe que notre ville se retrouve impliquée dans la commémoration d’événements dont on n’a pas établi l’exactitude documentaire : la première s’est traduite par cette plaque apposée dans le square Eugène Pépin pour commémorer le massacre des suspects de Saumur pendant la Terreur. Il fallait alors, semble-t-il, donner un gage aux contempteurs d’une Révolution fanatique et cruelle. Peu importe que les malheureux aient été exécutés très probablement près de l’actuel cimetière sans que les Chinonais y aient participé (sans avoir tenté de l’empêcher non plus, je l’admets volontiers), la découverte d’ossements dans le futur square suffisait à justifier une opération du plus pur esprit révisionniste tendant à associer la population chinonaise à un acte de barbarie. J’ai bien peur que, cette fois, on n’ait pas résisté aux sirènes d’un financement qui « enrichirait » notre ville d’un nouveau monument, même si cela revient à rappeler qu’elle ne fut absente d’aucun événement mémorable du royaume, fussent-ils les plus noirs. Pour les promoteurs, qui se complaisent à présenter l’histoire du peuple juif en pays chrétien exclusivement sous l’aspect de la persécution, ce dut être une aubaine que de trouver une oreille complaisante à leurs jérémiades. Ils auraient été pourtant bien inspirés de chanter leur antienne aux autorités de Blois, tant il est vrai que (sauf erreur de ma part) un massacre de Juifs est vraiment attesté dans cette ville et a fait beaucoup plus de victimes que celles que l’on suppose, – sur la foi d’un seul document ! -, à Chinon.

Voilà à quel sinistre marchandage se trouve acculé celui qui veut rétablir la vérité devant une manipulation de l’histoire : à encourir des reproches d’indifférence envers des populations qui ont subi des persécutions qu’il est hors de question de nier et à l’égard desquelles il éprouve une réelle commisération, outre l’intérêt que suscite en lui naturellement la richesse culturelle issue de ces communautés.

Je tiens à me démarquer de cette attitude et dénoncer une opération qui n’honore pas ses promoteurs. Je voudrais que tu saches sur quels arguments je m’appuie pour défendre ma position, de façon à te permettre de juger en connaissance de cause.

 

À propos du mémoire de Annegret Holtmann-Mares

sur la Communauté juive de Chinon au Moyen Âge

et le massacre des Juifs de Chinon en 1321

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Mes connaissances sur l’histoire des communautés juives sous tous ses aspects (politique, démographique, culturel, spirituel) étant limitées, je me contenterai, dans les considérations qui suivent, de donner un avis sur la méthode suivie par madame Holtmann-Mares et sur les conclusions auxquelles elle aboutit.

Aspect documentaire

L’auteur du mémoire est très au fait des publications concernant les communautés juives, ce qui laisse bien augurer de la recherche qu’elle a effectuée. Il fallait une véritable spécialiste : je crois que vous l’avez trouvée. J’ajoute qu’elle a, de toute évidence, effectué un travail scrupuleux et honnête. Je me félicite que l’on se soit ainsi donné les moyens de sortir des lieux communs et de mener une vraie recherche, fondée sur une riche documentation. Je me permettrai de dire, cependant, que la bibliographie proposée en fin de mémoire aurait gagné à être ordonnée autrement que par ordre alphabétique des noms d’auteurs, les sources et documents étant séparées des gloses et commentaires, qui n’ont pas la même valeur démonstrative. Il aurait été utile également de faire ressortir les publications qui se réfèrent spécifiquement à Chinon, et celles qui concernent des aspects plus généraux de l’histoire des Juifs de France, voire de la Chrétienté. On verrait ainsi que la bibliographie ‘chinonaise’ reste maigre (et ne contient aucune découverte nouvelle) et que certains titres cités n’ont qu’un rapport lointain avec le cas spécifique de Chinon, ce que montre, en particulier, la formule récurrente en notes « Voir par exemple », qui dit bien que l’on applique au cas étudié une réalité observée ailleurs.

Question de méthode

Ce que je viens d’écrire sur la bibliographie peut être appliqué à la démarche d’ensemble de madame Holtmann-Mares. Elle est très au fait de ce que l’on sait sur la situation des Juifs en France au Moyen Âge, et plus précisément aux xiiexive siècles mais, en ce qui concerne Chinon, elle est tributaire d’une documentation très lacunaire. Ce constat devrait l’inciter à ne pas prendre pour argent comptant ce qui n’est pas établi de façon documentaire : cf. la formule, qui laisse perplexe : « Aux dires d’une tradition locale… », p. 4 ; « Or, une tradition locale veut que… », p. 24. Du moins conviendrait-il de hiérarchiser les informations selon la nature des sources et les garanties de fiabilité qu’elles présentent.

Formulations discutables

Ce constat de carence de la documentation locale la conduit aussi à appliquer à la réalité de notre ville des observations réalisées ailleurs, au prix de certaines contorsions qui font du tort à sa démonstration. Je citerai ici celles qui me paraissent les plus significatives.

– La fin du premier § de la p. 4 « Ainsi, le quartier juif… » est pour le moins maladroite, car la description, qui prétend concerner la communauté juive de Chinon, peut aussi bien s’appliquer à la ville médiévale tout entière : elle se trouve, en effet, au bas du château, tout près du centre commercial de la ville (encore que j’aimerais que l’on m’explique ce qu’est un centre commercial dans une ville médiévale, alors que l’essentiel du commerce se fait dans des marchés qui sont dispersés dans des quartiers différents), près du pont et de l’unique voie qui la traverse. Je ne vois pas en quoi ce passage décrit spécifiquement le ghetto de Chinon. On ne saurait donner meilleur exemple de texte passe-partout.

– J’ai été frappé par les nombreuses formules qui expriment une généralisation, une déduction non justifiée mais dont la répétition tend, à la longue, à faire croire à une réalité indiscutable : « Il est donc possible », p. 4 ; « d’une façon hypothétique mais convaincante, p. 8 ; « On penserait donc plutôt », p. 21 ; « Si nous présumons », p. 22 ; « Dernier argument d’une confirmation indirecte », p. 23 ; « Pourtant ce comportement doit avoir… », p. 25 ; « Pourtant la source semble digne de foi », p. 29 ; « D’après notre avis », p. 30.

– Certaines formulations sont prudemment approximatives mais, comme les précédentes, elles finissent par asseoir une réalité pourtant non démontrée : « communauté florissante » ; « Il y a un nombre d’érudits », p. 6 ; « plusieurs noms d’érudits, p. 7.

– La phrase « Nous sommes assez mal renseignés sur les activités professionnelles des Juifs de Chinon en raison du manque de sources […]. Pourtant […] un document unique… », p. 11, laisse également perplexe.

– Certaines déductions sont franchement abusives : « Deux ans plus tard, au printemps de 1319, les Juifs de Touraine – également les Juifs de Chinon ? – », p. 14 ; « Le massacre des Juifs à Chinon, qui lui [Lucien Lazard] semblait être lié étroitement à ces événements, eut lieu « à cette époque », p. 19 ; « Chinon étant le siège d’une prévôté, il n’est pas surprenant que cette ville abritait [sic] une communauté juive d’une certaine importance », p. 12 ; selon la chronique, un Juif a été brûlé à Tours. « Voilà donc la preuve… », p. 17. Ces raccourcis sont choquants, car ils sollicitent les textes au-delà de l’acceptable.

Affirmations contradictoires

– « En conclusion, il faut retenir que Chinon ne faisait pas partie des centres des tossafistes les plus importants […]. Or ( ?), la présence de savants implique que la communauté dont ils faisaient partie […] », p. 10-11. La logique de l’enchaînement m’échappe. Il aurait été plus juste d’écrire que Chinon n’avait pas de centre de tossafistes mais qu’elle pouvait avoir une yeshivah, ce qui ne dispenserait pas de le démontrer…

– Je relève plusieurs fois une contradiction entre certaines affirmations péremptoires et la maigreur de la documentation, qui devrait inciter à plus de prudence : I.1. « La communauté de Chinon n’a laissé que peu de traces dans la documentation non juive […] quelques mentions […] un certain nombre d’informations […] » aboutit à une formulation pour le moins discutable : « cette communauté florissante » (l’adjectif est repris plus loin). Cette façon d’opérer se retrouve plusieurs fois.

J’en viendrai à quelques points qui touchent au fond du sujet.

– Acte du mois de novembre 1318, p. 5 et n. 21.

La traduction du document est, pour le moins, discutable. Il me semble que « au-dessus du cimetière » s’applique aux biens laissés par le défunt maître Guyamar et pas aux deux maisons ayant appartenu, à une date antérieure, à des Juifs. Je me trompe peut-être, mais cela demande au moins vérification. En outre, ce n’est pas parce que ces deux maisons ont appartenu à des Juifs qu’il faut supposer que le cimetière en question est celui de la communauté juive. C’est un point délicat, car il s’agit d’un des rares documents (peut-être le seul, hormis celui qui est cité p. 8, n. 52) qui témoigne de l’existence d’une communauté juive constituée.

– Noms de Juifs

Madame Holtmann-Mares fait grand cas de l’onomastique pour attester la présence de Juifs à Chinon. De fait, qu’un savant apparaisse dans un document sous un nom qui inclut celui de « Chinon » est un fait à ne pas négliger. Mais faut-il, pour autant, en déduire l’existence dans la ville d’une école talmudique ? Certainement pas. L’auteur commet un amalgame dangereux lorsqu’elle donne comme équivalent le lieu de résidence et le lieu d’origine (« plusieurs noms d’érudits juifs ayant le nom de Chinon comme lieu de résidence ou lieu d’origine », p. 7). C’est d’ailleurs probablement faux, sauf à considérer que le nom d’une institution prestigieuse (cf. Baudri de Bourgueil, né à Meung-sur-Loire puis abbé de Bourgueil) à laquelle un personnage a emprunté son nom est équivalent du ‘lieu de résidence’. Le nom que certains personnages (clercs, artistes, etc.) adjoignent au leur propre est généralement leur lieu d’origine (cela vaut aussi pour les Chrétiens et les Musulmans). On peut donc supposer que les érudits cités sont nés à Chinon, mais il est tout aussi possible qu’ils soient fils, petit-fils ou même au-delà d’un personnage né à Chinon. Ces possibilités incitent à la prudence ; de plus, elles rendraient plus plausible le fait que ces érudits ont exercé leur office hors de Touraine et même en des lieux éloignés[1]. Par ailleurs, déduire que le nom d’une ville inclus dans celui d’un érudit implique l’existence, dans cette ville, d’un cadre susceptible d’accueillir ses travaux est très discutable. Autant imaginer que Benoît de Sainte-Maure a écrit le Roman de Troie dans un scriptorium de sa ville natale, entouré d’érudits de sa qualité. On pourrait en dire autant de Guillaume de Lorris ou Jean de Meung, les deux auteurs du Roman de la Rose. Cette partie de l’exposé demande, pour le moins, à être nuancée.

– Reste le point essentiel, c’est-à-dire la source unique faisant état d’un massacre de Juifs à Chinon. « Comme mentionné plus haut, le massacre des Juifs à Chinon n’est relaté que dans une seule chronique, celle du Continuateur de la chronique de Guillaume de Nangis. Pourtant, ce document est digne de foi : son auteur était un moine de Saint-Denis écrivant la partie de la chronique s’étendant de 1317 à 1340. En général […]. » Il est surprenant de voir qualifier un auteur qui est resté anonyme et, de toute façon, c’est faire peu de cas de l’idéologie de ces copistes compilateurs, qui peut les pousser à manipuler les textes. Quoi que l’on pense de ce Continuateur, on ne peut négliger le fait que le texte qui établit le massacre de Juifs à Chinon en 1321 est unique, et qu’il n’a pas été repris (sauf erreur ou omission de ma part) dans d’autres versions de cette chronique. Ce caractère le rend éminemment suspect. Les présomptions sur lesquelles se fonde l’auteur pour affirmer que « les événements rapportés devraient être fiables » (malgré la restriction du conditionnel), n’emportent pas non plus la conviction du lecteur (cf. tout le passage de la p. 21 qui commence par « En général, les chroniques provenant du monastère de Saint-Denis »). Peut-être aurait-ce été le cas si l’auteur avait reproduit les textes des documents qu’elle cite en note (note 220[2]). Le commentaire ne lève pas ces doutes car il révèle, sans le dire explicitement, que le récit reprend des lieux communs de la littérature propre aux martyres, au point que la scène décrite aurait pu se passer en d’autres lieux, en d’autres temps et ne pas concerner forcément des Juifs. Le recours à d’autres textes (n. 221 et 223) pour avaliser cette interprétation joue aussi en sa défaveur. L’exégèse à laquelle se livre madame Holtmann-Mares tendrait, au contraire, à révéler dans ce court fragment toute sorte d’emprunts qui lui retire encore de son authenticité. Dans sa conclusion, l’auteur revient sur ce point essentiel et reconnaît honnêtement la fragilité du témoignage. Malheureusement, elle l’accompagne d’un commentaire qui cherche à surmonter la difficulté, au prix de contorsions difficilement acceptables : « Le fait que le massacre de Chinon en 1321 soit relaté dans une seule chronique pose la question de sa vraisemblance. Pourtant, la source semble digne de foi. Le massacre en soi fait partie d’un nombre élevé de massacres du même genre, survenus dans toute la France au cours du printemps et de l’été 1321 ». J’ai tenu à reproduire littéralement ce passage afin que l’on puisse mesurer l’inanité des arguments (une profession de foi ?) avancés pour pallier la carence signalée dans la première phrase, et à laquelle je souscris pleinement.

 

Conclusion

J’arrête là mon commentaire, car il m’est pénible de critiquer une collègue dont le seul défaut a été de vouloir jouer un jeu qui s’est trouvé biaisé dès le départ. Lorsqu’on demande à un historien d’effectuer une recherche dans le but de justifier un projet établi au préalable[3], on le place dans les pires conditions qui soient, puisqu’on l’empêche de s’interroger sur le bien-fondé de cette opération. On aurait dû lui demander un état de la question, sans préjugés ni parti-pris, sur l’existence d’une communauté juive à Chinon et sur l’éventualité d’un massacre en 1321. Nul doute qu’étant donné ses connaissances, madame Holtmann-Mares se serait parfaitement acquittée de sa tâche, et je crois sincèrement qu’elle aurait abouti à des conclusions différentes mais plus solides. Mais qui oserait expliquer à des commanditaires inspirés par les meilleures intentions du monde (rendre hommage à une communauté persécutée) qu’on n’a aucune assurance que ce que disent et écrivent depuis des générations des érudits locaux est historiquement fondé ? Il suffit de voir combien il est difficile à un historien local de faire entendre une voix discordante pour considérer l’impossibilité de le faire pour un historien extérieur. Dans cette affaire, j’observe une fâcheuse inversion, en ce sens que la recherche perd sa raison d’être, qui est de se poser en préalable à toute initiative commémorative ou autre. Je ne peux m’empêcher de constater, en outre, que cet état de fait illustre assez bien les rapports conflictuels que vivent depuis quelque temps les historiens et les gouvernants de notre pays.

En conséquence, je suis prêt à appuyer la publication dans le Bulletin des Amis du Vieux Chinon d’une étude de madame Holtmann-Mares réalisée selon le point de vue que je viens d’indiquer. En revanche, je ne souhaite pas être associé, à quelque titre que ce soit, au projet tel qu’il est conçu aujourd’hui.

 

Dans sa réponse, M. Dubruel ne contredit pas mon analyse, mais justifie son soutien du projet par la qualité de l’œuvre proposée par l’artiste (« une dissémination d’étoiles enclavées dans un croissant de lune, médailles de 10 et 5 cm de diamètre de couleur bronze doré ») qui donnerait une identité à la place Victoire (lieu supposé de l’emplacement de la synagogue, au débouché du pont sur la Vienne), vouée pour l’heure à être un parking. Je lui adressai la réponse suivante :

 

Chère Micheline,

Tu n’as pas à t’excuser, encore moins à me rendre des comptes. Ce n’est pas une affaire de cet ordre qui pourra porter quelque atteinte que ce soit à notre amitié et, pour être franc, à ta place je serais tout aussi embarrassé que toi.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est bien la première fois (hormis quelques mots de Myriam Rémy, il y a quelques jours) que j’entends parler avec quelque détail de ce monument et du projet artistique dans lequel, semble-t-il, il s’intègre. C’eût été trop demander, sans doute : que les historiens “historient” dans leur coin à notre profit et nos vaches seront bien gardées.

À ta lecture, il me vient une idée, qui pourra éventuellement te servir. Si j’en juge par la description que tu en fais, le monument ne fait pas référence explicite au massacre. Dès lors, pourquoi ne pas se contenter de célébrer la présence d’une communauté juive dans notre bonne ville de Chinon (comme dans toutes les villes royales, au demeurant), dans le quartier où se trouvait selon certaine vraisemblance la synagogue ? Plaçons ce monument sous le signe de la vie, nos villes s’étant nourries de la coexistence entre groupes humains différents, et non sous celui de la mort, dans lequel Chinon s’est probablement moins illustrée que la plupart de ses voisines. On évitera un débat pénible autour du prétendu massacre et on redonnera à ce groupe humain la place qui lui revient dans notre histoire, tout en dénonçant le traitement discriminatoire dont il fut l’objet au début du xive siècle et qui entraîna sa dispersion et son exil.

Qu’en penses-tu ? Ne serait-ce pas un moyen efficace (et élégant, dirai-je) de concilier deux démarches qui, au départ, étaient irréductiblement opposées ?

 



[1] Je ne lis pas l’hébreu et serais donc mal venu de m’engager sur le terrain délicat du déchiffrage des textes, mais je souhaiterais être assuré que les normes graphiques de cette langue ne laissent aucun doute sur la leçon « Chinon » contenue dans les noms des personnages en question. Est-on bien sûr qu’on ne peut lire autre chose ? À reprendre sans les vérifier des informations déjà anciennes, on a un peu tendance à perdre de vue les textes authentiques. Je parle d’expérience.

Enfin, un dernier doute m’assaille. S’agissant d’un personnage s’appelant « de Chinon » et vivant en Bourgogne, ne pourrait-il s’agir de quelqu’un originaire de Château-Chinon, qui est beaucoup plus proche de ce territoire qu’une ville de Touraine ?

[2] Autant qu’il m’en souvienne, cette information est fournie par l’éditeur de la Chronique.

[3] Le sous-titre du mémoire est très explicite et involontairement comique : on présente l’étude historique comme un préalable, mais on reconnaît que la nature de la réalisation finale est déjà défini : une œuvre artistique commanditée par la Fondation de France. Que l’on m’explique en quoi consiste, dans ces conditions, le ‘préalable’ de la recherche.

Histoire de ma famille maternelle

Nos ancêtres les Gaulois

Ma famille maternelle

 

 

Chapitre 1er

Nos ancêtres les Gaulois

 

Ce n’est probablement pas en ces termes que mes maîtres de l’école primaire m’ont inculqué le fort sentiment d’appartenance à une « nation gauloise » qui est propre à notre génération. Mais, si les mots furent différents, l’idée était la même.

Je l’ai adoptée sans arrière-pensée et je puis assurer que le Vercingétorix de ma collection de figurines offertes avec les paquets de café Bonifieur était traité par moi avec autant d’égards que ses illustres suivants, dans l’ordre, Clovis et Charlemagne. Peut-être aurais-je dû m’assurer que, ce faisant, je ne trahissais pas mes vrais ancêtres, les Ibères, et qu’il n’y avait pas, dans le pays de mes origines, un héros tout aussi chevelu, tout aussi rebelle à la civilisation romaine, auquel j’aurais pu m’identifier. Si je l’avais fait, j’aurais constaté que l’histoire de l’Hispanie romaine n’est pas plus avare que la nôtre en héros de ce genre, voués à connaître la gloire pour prix de leur échec et que, dans ce domaine, Viriathe, le chef des Lusitains, avait sur Vercingétorix des avantages certains : il l’avait précédé de près d’un siècle, avait vaincu deux armées romaines et n’avait cédé que sous les coups d’un traître recruté par les infâmes colonisateurs. Si j’y avais songé, j’aurais donc parfaitement pu remontrer ainsi à mes concitoyens de circonstance, les Français, que ce n’est qu’avec beaucoup de réserves et de nuances que je me considérais un des leurs.

Il paraît que c’est ainsi que certains raisonnent aujourd’hui. De notre temps, il en allait bien différemment et, à la réflexion, je ne crois pas avoir été abusé de quelque manière que ce fût.

L’histoire que j’entreprends d’écrire ici, aussi exactement que me le permettra la rareté des sources dont je dispose, contribuera peut-être à éclairer une attitude partagée par toute notre famille et une situation qu’aucun de ses membres, que je sache, n’a ressentie comme une frustration, encore moins comme une humiliation.

À dire vrai, si j’avais eu ce doute originel, je n’aurais trouvé aucun secours du côté de mes parents. Bien que nés outre-Pyrénées, ils déployaient de louables efforts pour adopter les savoir-faire des Français qu’ils côtoyaient dans le quartier et au travail. Ma mère cuisinait « à la française », c’est-à-dire qu’en l’occurrence, elle utilisait largement l’huile d’arachide, la graisse de canard et le saindoux, jamais l’huile d’olive. Elle savait faire sécher la ventrèche et préparait comme personne le pâté, préparation inconnue de ses cousines espagnoles qui se contentaient de faire frire le foie du porc. Mon père avait initié ses fils au rugby depuis leur plus jeune âge, et portait fièrement le béret, dont il entonnait l’hymne à chaque occasion quelque peu arrosée. Un de ses dictons préférés était « il faut suivre la mode ou quitter le pays ». N’avions-nous pas assez fait allégeance aux mœurs locales ? Il restait bien quelque reliquat d’une nostalgie espagnole, comme le redoutable attachement de notre mère à Luis Mariano et à son répertoire, ou les noms d’oiseaux dont mon père gratifiait rituellement son ennemi intime, le général Franco, dès que le sujet revenait sur la table, ce qui était fréquent, étant donné qu’il comptait parmi ses amis beaucoup de combattants antifranquistes. Mais bah ! Que pesaient ces écarts au regard du déploiement de francitude qui les caractérisait et auquel ne contribuaient pas peu les succès scolaires de leurs enfants. Comment les premiers de la classe auraient-ils pu se distinguer de leurs camarades sans s’exclure d’une communauté dont ils étaient l’un des fleurons ? Les aurait-on même laissé faire ?

C’est que, dans ces années d’après-guerre où la France n’avait guère de héros à offrir au reste du monde, après la retraite de De Gaulle, la mort de Leclerc et celle de Marcel Cerdan, il était de fort mauvais goût de galvauder les gloires, même locales. On n’était donc pas très regardant sur les origines. Quant à moi, n’ayant connu du pays de mes ancêtres que ce que j’avais pu recueillir de la bouche de ceux qui en venaient, gens de ma famille puis républicains vaincus et exilés, je ne sentais à l’égard de cette patrie des origines qu’un vague sentiment de curiosité. S’y ajoutait le goût de la musique de sa langue, que j’avais appris à percevoir à travers le sabir franco-castillan qui se pratiquait allègrement autour de moi.

Mais revenons à nos Gaulois. Afin de préserver au mieux l’exactitude de cette histoire, je dirai que, si l’on m’avait demandé, étant enfant, à brûle-pourpoint, de me définir sous l’angle de la nationalité, tout Garcia que j’étais, j’aurais répondu sans hésiter « français ». Je n’avais à vrai dire pas d’autre réponse à offrir. Cependant, elle ne me satisfaisait pas complètement ; je la trouvais trop vague, et les horizons qu’elle ouvrait devant ma petite personne étaient trop vastes à embrasser. Tout compte fait, j’aurais mieux aimé « landais », puisque, si je vivais au sud de l’Adour, c’est-à-dire quasiment dans les vertes collines de la Chalosse, j’avais le privilège de fréquenter assidûment l’autre moitié du département, sur la rive droite, à savoir la grande lande des pins, au milieu de laquelle habitait ma grand-mère paternelle. Mais, pour le coup, cette revendication était trop étroite et, à mes yeux, manquait de lettres de noblesse ; elle était donc peu susceptible d’universalité. J’aurais finalement choisi de me considérer « gascon ». Physiquement, avec mon crâne rond apte au port du béret, je pouvais donner le change. De plus, mon accent pouvait me servir de passeport dans un vaste espace qui englobait, au-delà du triangle landais dans lequel j’étais né, une partie du pays basque (le gascon n’est-il pas aussi vascon ?), du Lot-et-Garonne, du Gers et du Béarn. Cette aire géographique suffisait à mon bonheur, en m’offrant deux vraies capitales, Bordeaux au nord et Saint-Sébastien au sud, la plaine et la montagne, la mer et la campagne, le sable sec et le riche limon, le vent, la pluie et le soleil dans d’harmonieuses proportions, et une certaine image littéraire, entre troubadour et mousquetaire. Avec pareil bagage, je pouvais m’estimer comblé.

 

Chapitre II

La cousinade

 

Je me faisais ces réflexions en contemplant la joyeuse assemblée que formaient mes cousins réunis dans une salle de fêtes de quartier de notre ville de Dax, dans laquelle ils résident pour la plupart d’entre eux. L’idée de nous réunir nous était venue lors de l’enterrement de notre mère. Après le cimetière, nous nous étions retrouvés dans l’auberge la plus proche et avions renoué une relation depuis longtemps distendue.

Pour la plupart, mes cousins habitent dans les Landes, département d’arrivée de la famille lorsqu’elle a émigré, quelques-uns dans les départements voisins de Gironde et des Pyrénées Atlantiques. Quelle que soit la consonance de leur nom[1], rien ne les distingue les uns des autres, ni non plus des français « de souche » avec lesquels ils coexistent harmonieusement. L’éventail des métiers exercés est des plus vastes : employés, artisans, entrepreneurs, commerçants, professions libérales, fonctionnaires. Cette énumération conviendrait parfaitement à une famille française de même importance. On recherchera aussi vainement dans ce groupe des comportements communautaires. Les cousins se rencontrent plus souvent par hasard et au gré des circonstances que de façon concertée, comme tous les cousins d’une nombreuse famille, car nous sommes vingt-trois au total. Il serait plus exact d’écrire que nous étions vingt-trois, parce que certains sont malheureusement déjà décédés.

L’attrait pour la patrie d’origine, l’Espagne, n’est ni plus ni moins fort que celui que ressentent en général les habitants de cette région frontalière. La relation plus étroite que certains d’entre eux entretiennent avec ce pays tient à des choix professionnels, dans laquelle l’ascendance hispanique a moins influé qu’une familiarité avec la langue espagnole acquise dans leur petite enfance, qui a orienté un choix de spécialité. D’autres ont cédé à la curiosité et ont tenu à visiter le lieu de naissance d’un de leurs parents, ce qui les a conduits à nouer une relation avec des cousins espagnols. Ceux qui ont une relation suivie avec l’Espagne sont la minorité. Ils la vivent comme un plaisir ou une richesse supplémentaire, certainement pas comme une revendication d’identité.

Dans ces conditions, parler d’assimilation ou d’intégration paraît sans objet. L’appartenance à la nation française est évidente, et s’offre même le luxe d’une identité gasconne assumée, dans le mode de vie, le parler, les loisirs, etc., ce qui conforte encore cette appartenance, en lui donnant une assise concrète. Bref, rien ne différencie ce groupe de la population locale[2].

Cette apparente indifférence aux origines familiales m’a toujours paru naturelle. Mais elle me laisse perplexe, alors que notre société est agitée des débats que l’on sait dès l’instant où l’on traite du sujet de l’immigration. Notre génération aurait-elle « trahi ses origines » ? A-t-elle été contrainte à renoncer à son identité, comme condition nécessaire à son intégration ? Aurait-elle été la victime consentante d’une illusion ou la dupe d’une manipulation ? Dans ma propre expérience, j’avoue n’avoir rien perçu de tel, et je ne me souviens pas d’avoir entendu chez mes cousins des témoignages allant dans ce sens. L’hispanité de nos parents n’était pas perçue comme un handicap ; bien au contraire, elle nous dotait d’un caractère supplémentaire qui pouvait nous valoriser aux yeux de nos camarades français « de souche ».

Si nous avons « joué le jeu » de l’assimilation, c’est sans doute que cela n’imposait pas de contrainte excessive, encore moins de renoncement douloureux. C’est surtout que ce jeu « valait la chandelle ». Il nous offrait des perspectives enviables, que nos lointains cousins d’Espagne étaient loin de connaître : un niveau de vie qui éloignait définitivement le spectre de l’indigence ; l’accès à une instruction riche de débouchés ; une liberté de pensée et d’expression, dans le travail comme dans la vie publique ; surtout l’occasion d’adhérer à un système de valeurs apte à favoriser l’accomplissement des individus que nous étions. Le bénéfice que les membres de notre famille ont tiré de cet état de fait en seulement deux générations est patent et montre qu’il ne s’agit nullement d’une illusion.

Aussi positif soit-il, ce bilan sommaire s’applique d’abord à notre génération, celle des enfants d’émigrés. Il ignore ce qui l’a précédé et rendu possible. Nous sommes plusieurs, parmi les cousins, à nous être demandé comment et à quel prix on était parvenu à ce résultat. Il aurait pu aussi en être autrement : l’application stricte de la politique en vigueur aujourd’hui dans notre pays aurait refoulé nos grands-parents et leurs enfants, qui réunissaient tous les handicaps : manque de qualification, ignorance du français, regroupement familial. Il y a là, pour le moins, matière à réflexion.

 

Chapitre III

Questions de méthode

Le récit que j’entreprends d’écrire ici, aussi exactement que me le permettent les sources dont je dispose, retrace les circonstances qui ont poussé mes grands-parents maternels à abandonner l’Espagne et à s’installer dans les Landes, où ils sont morts et où leurs enfants et petits-enfants ont définitivement « fait souche ». J’ai suivi de près la documentation, principalement des documents d’état-civil, que j’ai pu réunir. J’ai aussi recueilli des témoignages, mais je ne les ai inclus qu’après vérification. Enfin, j’ai revisité les lieux concernés, dont beaucoup m’étaient déjà familiers, en Espagne comme en France, pour ne pas commettre d’erreur. Je fais d’ailleurs référence à mes enquêtes dans le cours de mon récit. À cette documentation s’ajoutent les souvenirs que j’ai pu garder de certains épisodes de cet exil, lorsqu’ils étaient évoqués devant moi ou m’ont été transmis par des témoins dignes de foi.

La proximité géographique fait que la plupart de mes cousins se voient avec une certaine régularité. À leurs yeux, mon frère et moi faisons figure d’exilés, puisque les hasards de notre vie et de notre carrière nous ont menés très au nord de la Garonne, dont le cours forme la frontière indépassable de ces fanatiques du terroir sud aquitain. Après bien des années, nous nous sommes retrouvés lors de l’enterrement de notre mère à Dax. À la fin de la cérémonie, pour éviter une dislocation trop brutale, nous avons organisé une réunion dans une auberge familière et renoué une relation depuis longtemps distendue. La visite des cousins prodigues fit naître l’idée d’une rencontre, la plus large possible, ce qui incluait la génération de nos enfants, que nous ne connaissions guère et qui avaient encore moins de raisons de se connaître entre eux.

J’avais eu beau me remémorer tout ce que je savais encore de mes cousins, de leurs conjoints, de leurs enfants, de leur métier, il n’empêche que j’eus à souffrir d’une relative marginalité lors de cette rencontre. Faute de pouvoir partager pleinement le ludisme ambiant, j’entrepris de porter sur les présents un regard plus objectif qu’affectif, à la manière d’un ethnologue face à un groupe humain dont il cherche à saisir les relations internes. Au terme de mes réflexions, je parvins à quelques conclusions d’apparence banales mais susceptibles de déboucher sur des développements ultérieurs.

L’éventail des âges était très large puisque près de vingt années séparaient les plus âgés des plus jeunes, les premiers étant nés bien avant la guerre, les derniers, passé le « baby-boom ». Rien que de très normal à cela, puisque cet écart étant du même ordre que celui qui séparait l’aînée de la génération de nos parents du petit dernier.

Je retrouvais aussi entre les cousins des différences qui reproduisaient des clivages déjà perceptibles dans la génération précédente. Nos parents respectifs appartenaient à deux groupes bien distincts, selon qu’ils étaient les enfants du premier mari de notre grand-mère ou du second, qu’elle avait épousé après son veuvage. Du premier, quatre filles survécurent ; du second, elle eut deux filles et un garçon. Pendant notre enfance, nous avions pu observer que ces sept enfants s’étaient constitués en deux groupes distincts. Les plus jeunes, qui avaient hérité de leur père un redoutable sens de l’humour, ne cessaient de se moquer des « grandes », cependant que celles-ci considéraient les « petits » avec une tendresse indulgente. Les aînées ne parlaient entre elles que de leur état de santé, autant dire de leurs douleurs ; des salaires de leur mari, qu’elles n’hésitaient pas à gonfler ; des succès scolaires de leurs enfants : chacune voulait l’emporter sur ses rivales. Les petits, en revanche, entretenaient des relations beaucoup moins guindées et se comportaient plutôt en complices.

Le clivage entre les deux groupes se manifestait aussi dans les patronymes. Les enfants des quatre filles du premier lit portaient un nom espagnol ; ceux des deux filles du second lit, un nom français. Toutes ces demoiselles s’étaient pourtant mariées en France. Le choix des plus âgées, qui était à vrai dire surtout le choix de leur mère, démontrait que le cercle de leurs relations était resté intimement lié aux milieux de l’émigration, tandis que les plus jeunes avaient connu un degré d’assimilation beaucoup plus grand.

Les cousins, nous ne semblions qu’indirectement concernés par ces différences. Pourtant un trait commun nous réunissait, lequel nous séparait radicalement de la génération antérieure. Nous tous étions nés en France, alors que tous nos parents, y compris le plus jeune qui émigra tout bébé, étaient nés en Espagne. Cette évidence suffisait à me faire comprendre qu’un fossé nous séparait d’eux, et que le lien qui paraissait unir nos deux générations, prises dans leur ensemble et non plus comme la somme des individus qui les constituent, était plus subtil qu’on aurait pu le penser.

Il me sembla que le meilleur moyen de jeter une passerelle entre nous et nos parents consistait à reconstituer les circonstances qui les conduisirent à venir dans les Landes et à s’y installer. Cette recherche, pensé-je, en nous obligeant à considérer notre famille, non plus comme un simple lieu d’échanges et de convivialité se suffisant à lui-même mais comme un objet d’histoire, nous fournirait des informations utiles sur la nature des rapports que nous entretenions avec nos parents, avec nos cousins, avec l’Espagne, avec les Landes, bref avec les êtres et les lieux qui nous étaient tellement familiers que nous finissions par ne plus les voir. J’escomptais que ce récit nous obligerait à nous interroger sur notre propre destin, sur son originalité ou sa relative banalité et, peut-être aussi, qu’il éclairerait notre jugement sur des phénomènes contemporains analogues.

Mais un récit nécessite un noyau autour duquel les destins particuliers pourront s’agglutiner et prendre sens au contact les uns des autres. Pour des raisons évidentes, ce lieu géométrique appartenait à notre grand-mère, parce que nous l’avions tous connue, mais aussi parce que son personnage était le seul à même de donner corps à un passé dont certains témoins prématurément disparus ne pouvaient rendre compte. C’est donc d’elle, de sa famille, que je partirai et à elle que j’aboutirai au terme de ce récit.

 

Chapitre IV

Berceau familial

À peu près à mi-chemin entre Madrid et Saragosse, la grande route qui mène à Barcelone traverse un paysage lunaire, dominé par des éminences à la cime arasée et dont les flancs semblent soigneusement découpés par la fine lame d’un patient démiurge. Tout autour et à perte de vue, règne une sorte de désert, seulement interrompu, de ci-delà, par quelques conques de terre arable. À l’exception de ces minuscules îlots de végétation, le paysage est baigné dans une couleur qui oscille entre l’ocre et le rouge brique. La route sinue entre ces hautes falaises puis, tout à coup, la vue s’élargit sur un horizon pétrifié sans limites perceptibles.

Telle était à peu près la vision qui s’offrait, à l’approche de Medinaceli, au voyageur des années cinquante du siècle dernier, époque à laquelle il me fut donné de traverser pour la première fois la contrée où étaient nés mes grands-parents maternels, et qui conservait quasiment intact l’aspect qu’ils en avaient connu. On ne pouvait imaginer ruralité plus contrastée avec celle qui m’était familière, faite de doux vallonnements, de la présence constante de l’eau courante et d’une végétation qui n’abandonne jamais, même au plus fort de l’été, ses touches de verdure. Je mesure aujourd’hui le choc à rebours que durent ressentir nos Castillans lorsqu’ils découvrirent, à travers les vitres de leur wagon, les pentes ombrées des Pyrénées françaises puis ces champs, ces haies, cette présence humaine permanente qui caractérise nos régions à l’habitat dispersé. Ils furent sans doute également saisis par ce sentiment d’étrangeté qui m’étreignit alors, à ceci près qu’eux n’avaient d’autre perspective que de devoir s’en accommoder coûte que coûte, en renonçant à jamais à un cadre de vie qui leur était familier, alors que pour moi, ce n’était qu’une expérience sans lendemain.

Au débouché d’un de ces passages encaissés, un modeste poste à essence signalait l’existence d’une agglomération qui ne pouvait se limiter aux trois maisons qui bordaient la route à cet endroit. En levant les yeux, on devinait sur une de ces éminences quelques vestiges d’un habitat qui se distinguait à peine de la roche sur laquelle il était édifié. Le voyageur curieux, préférant abandonner la grand-route, empruntait alors une voie étroite et bombée à l’extrême qui le hissait, au terme de 3 kms de virages serrés, au sommet d’un escarpement qui ne livrait le secret de ses habitations que lorsqu’on l’avait atteint. Auparavant, il pouvait apercevoir en surplomb les vestiges d’anciennes murailles dont le parement avait depuis longtemps disparu et que quelques maisons ruinées couronnaient de loin en loin. Puis on frôlait une magnifique porte de ville, qui ressemblait à s’y méprendre à un arc de triomphe romain, non sans remarquer, juste en face, de l’autre côté de la route, une chapelle baroque ouverte sur l’extérieur. Au bord de la falaise, vous saisissait un air vif et frais en toute saison, même en été quand le soleil est au plus haut. À perte de vue, un moutonnement de collines pelées séparées par d’étroits vallons voués à la culture des céréales.

Le spectacle qu’elle offre aujourd’hui n’est plus exactement le même. Les maisons du bourg ont été restaurées, mais on a conservé leurs murs en moellons d’une couleur ocre tirant vers le rouge, réunis par des joints épais. Elles sont à un étage ; sur le pignon, un toit de tuiles en contrebas abrite une modeste dépendance, écurie ou autre. Le seul décor extérieur est constitué par le linteau des fenêtres, réalisé en pierres étroites posées obliquement avec comme clef une pierre taillée en triangle. La collégiale Renaissance de Sainte-Marie-la-Majeure contraste singulièrement avec l’austérité architecturale des maisons. Sa haute nef unique débouche sur un chœur et un chevet moins élevés et est prolongée de part et d’autre par des chapelles. Elle est surmontée d’une tour carrée couronnée par un petit édicule à clochetons. Elle s’ouvre au nord sur une belle porte Renaissance et Baroque à pilastres. On contourne l’église pour déboucher sur la place principale, dont la disposition surprend, car elle ne semble obéir à aucun projet préétabli. Tout un côté de cet espace de forme irrégulière est occupé par la longue façade d’un palais néo-classique entourée par des maisons à arcades. C’est le palais des ducs de Medinaceli, que ses propriétaires ont renoncé à restaurer, et qui cache derrière cette façade apparemment bien conservée un bâtiment qui menace ruines.

Ce vaste espace, dépourvu de la moindre végétation, ouvert à tous vents, offre toujours l’image de l’abandon et du délabrement, mais conserve, malgré tout, cet air d’austère grandeur qui est le propre des cités anciennes délaissées.

Telle est encore Medinacéli, dont la probable étymologie arabe (« médine de Sélim ») s’est romanisée en Medinacœli, littéralement la « médine ou ville du ciel », ce qui est pour le moins présomptueux. Cette bourgade à demi abandonnée peut se targuer, cependant, d’avoir connu au long de deux mille ans d’histoire trois civilisations : romaine, musulmane, chrétienne. Ces mérites expliquent qu’elle ait été, à la fin du Moyen Âge, érigée en siège du plus ancien duché de Castille, dont les titulaires, de sang royal, descendaient en ligne directe d’Alphonse le Savant (deuxième moitié du 13e siècle). À elle seule, elle résume l’histoire riche et mouvementée qu’avait connue cette contrée avant d’entrer en déshérence. Mais on sait que la mémoire des peuples est persistante, surtout lorsqu’elle est entretenue par les vestiges architecturaux d’un passé révolu. Le moindre enfant berger qui accompagnait ses moutons sur les maigres pâturages des alentours était familiarisé avec ses ruines et, à leur ombre, devait ressentir même confusément la tentation de s’évader d’un présent sans gloire vers un passé peuplé de guerriers à cheval. Même s’il n’était pas allé à l’école, pas assez du moins pour dépasser le stade des connaissances rudimentaires, il ne pouvait ignorer que le héros fondateur de la Castille, le Cid Campeador, avait traversé ces parages sur la route de l’exil et qu’il avait abreuvé son cheval dans l’eau du Jalón dont on aperçoit au loin l’étroite coulée verte.

Dans les Landes où ils avaient fini par s’installer, il arrivait sans nul doute parfois à ces paysans exilés de leurs terres et de leurs habitudes de songer à leur contrée natale. Peut-être même en parlaient-ils à leurs enfants. Mais ce qu’ils pouvaient transmettre était bien maigre comparé à ce qu’ils devaient ressentir au fond d’eux-mêmes, leur maigre bagage linguistique et culturel ne leur permettant guère de construire un vrai récit de leur jeunesse. Ce fragile édifice de sensations, d’images, de sons, d’espaces qui contribue à la formation de la personnalité devait se lézarder chaque jour d’avantage, au fur et à mesure que le souvenir s’en estompait et que les destinataires de ces confidences devenaient de plus en plus incapables de les déchiffrer.

Deux générations plus tard, certains d’entre nous ont revisité ces lieux, avec des intérêts divers et une connaissance préalable inégale de leur histoire. Passé l’effet du dépaysement et un sentiment de condescendance inévitable à l’égard d’une économie notoirement arriérée, la plupart ont perçu, avec plus ou moins d’acuité, qu’il ne leur serait probablement pas possible de refaire en sens inverse le voyage de leurs grands-parents. Ils comprirent vite que le déplacement durable de cadre de vie entraîne des conséquences irrémédiables et qu’il est vain de vouloir les assumer comme une expérience personnelle. Il faudrait, pour cela, jouir du don d’ubiquité, ce que même un bilinguisme de fait ne permet pas.

 

 

Chapitre V

Détour par Velilla

Medinaceli constitue le centre historique de la contrée où nos grands-parents sont nés et ont vécu jusqu’à l’âge adulte. Mais le village natal de notre grand-mère et de son second mari se situe à 30 kms de là, vers le nord-est, et s’appelle Utrilla.

Avant d’atteindre ce berceau familial, abandonnons quelques instants la route, et bifurquons sur notre droite pour faire une visite rapide a Velilla de Medinaceli, où naquit mon grand-père Eusebio García Martínez, premier mari de ma grand-mère. À en juger par la discrétion et l’ancienneté du panneau indicateur, le village n’est guère fréquenté. De fait, on ne l’atteint qu’au terme d’une rude montée de 4 kms qui nous conduit à plus de 1000 m d’altitude, par une route étroite et sinueuse au revêtement négligé, sans y avoir croisé le moindre véhicule, fût-ce un modeste tracteur. Le village lui-même s’étage sur une pente abrupte dont le sommet est occupé par la modeste église paroissiale. Il ne compte aujourd’hui qu’une trentaine d’habitants. Je dois à la vérité de dire que je n’en ai rencontré qu’un durant ma courte visite, et que j’ai eu toutes les peines du monde à comprendre ce qu’il me disait, pour une raison que je n’arrivais pas à m’expliquer. Ce n’est qu’au terme de cet échange difficile que j’ai su que c’était un ouvrier roumain occupé à creuser une canalisation dans la rue, ce qui me rassura sur ma capacité à comprendre le parler local.

Ayant renoncé à une information orale sur le village, je l’ai parcouru autant que me le permettait le chantier en cours. Une chose ne pouvait manquer de retenir mon attention en une contrée aussi désertique : l’abondance d’eau courante, qui alimentait jadis un moulin et dont le bruit réconfortant remplit sans peine le silence régnant sur ce paysage abandonné. Est-ce une raison suffisante pour expliquer que les parents de mon grand-père, tous originaires de la vallée, aient émigré quelques années ici, le temps d’y concevoir plusieurs de leurs enfants ? Je l’ignore, mais cet exil temporaire me laisse encore perplexe.

Le retour à la grand’ route et à Somaén s’apparente aujourd’hui encore à un passage de la nature la plus hostile vers la civilisation. Le bourg est construit sur l’étroite bande de terre qu’enserre un méandre du Jalón au pied d’un à-pic au sommet duquel veille le donjon d’une ancienne forteresse. Il conserve de beaux vestiges de sa muraille ainsi que quelques maisons suspendues du plus bel effet. C’est de ce village que sont issus les parents de mon grand-père maternel, Eusebio.

Lors de notre premier voyage dans ces contrées, dans les années cinquante, notre mère nous y mena à la découverte de cousins plus ou moins proches dont elle venait d’apprendre l’existence. J’avais renoncé à comprendre les liens de parenté exacts qui unissaient ma mère à ces inconnus. Je n’éprouvais d’ailleurs qu’un médiocre intérêt à leur endroit, si grande était l’ignorance dans laquelle nous avions été tenus de nos ascendants et collatéraux. Avec les enfants, lorsqu’il y en avait, les relations n’étaient guère plus chaleureuses. Nous nous sentions trop étrangers les uns des autres et tellement persuadés que ces rencontres seraient sans lendemain que toute tentative de rapprochement nous semblait vaine.

La langue n’était pas le seul obstacle à l’établissement de relations normales entre nous ; il y avait aussi l’apparence extérieure. À notre époque où tout tend à s’uniformiser, non seulement l’habillement, mais aussi l’alimentation et même la gestuelle, on n’imagine pas quel contraste flagrant avec nos habitudes françaises offrait le spectacle de la population espagnole, dès la frontière d’Irun franchie. La couleur dominante était le brun, dans toutes ses nuances, du kaki au bronze, comme si la dictature était parvenue à imposer des goûts de caserne dans l’habillement des civils. Les petites filles portaient des boucles d’oreille, ce qui ne se faisait plus en France et étaient vêtues comme des princesses, ou des Vierges à la moindre occasion ; les culottes des garçons descendaient jusqu’au genou en se resserrant comme des fuseaux, alors que nous montrions nos cuisses. Ce sentiment d’étrangeté pouvait prendre aussi une tournure gustative. Je garde en mémoire les effluves de friture d’huile d’olive mal raffinée, qui envahissaient l’espace et même les rues. L’occasion nous était également souvent donnée de goûter aux pâtisseries locales. Dans chaque maison visitée, on nous offrait généreusement des sablés à l’huile, parfumés à l’anis, dont la pâte se défaisait en miettes minuscules dès qu’on y mordait, mais qui avaient l’avantage de se gorger de café au lait lorsqu’on les trempait. Mes cousines espagnoles en fabriquent encore et les conservent dans de vieilles boîtes à biscuits. Je suis toujours surpris par cette texture et ce goût d’huile prononcé qui ne sauraient se confondre avec l’idée que je me fais d’une pâtisserie. Ce goût ne m’est plus inconnu, il n’en reste pas moins étrange à mon palais. On ne peut appartenir absolument à deux cultures à la fois et cette petite expérience me le rappelle chaque fois opportunément. En revanche, ma mère prenait plaisir à ces visites, qui l’aidaient à retrouver les saveurs d’une petite enfance, enfouies dans sa mémoire mais non complètement effacées.

 

Chapitre VI

Utrilla

Si Somaén est dominée par sa forteresse, Utrilla l’est par son église, ce qui en fait une exception dans ce territoire qui, plus que tout autre, rend justice au nom du royaume, la Castille (le pays des châteaux). Le village occupe une légère dépression, barrée à l’ouest et au sud par deux lignes de crêtes, la Muela et la Mata, aujourd’hui couronnées d’indiscrètes éoliennes. En contrebas, vers le sud, courent deux filets d’eau tout juste suffisants à arroser les potagers.

L’existence de ce bourg remonte, pour le moins, au 12e siècle. Il constitue un parfait exemple de cet habitat rural castillan propre aux zones frontières entre les états chrétiens du nord de la Péninsule ibérique et les états musulmans du sud, qui vise à concilier l’exploitation agraire, activité pacifique, avec une activité guerrière, à savoir la protection contre des incursions ennemies toujours possibles.

Le principe de la ferme isolée étant inviable, les habitants se regroupent dans des villages plus ou moins sommairement fortifiés. Le matériel agricole et les troupeaux sont conservés soit à l’intérieur de l’enceinte, faisant de chaque maison une ferme en réduction, soit dans des bergeries proches de façon à pouvoir facilement mettre sa population animale à l’abri du bourg, en cas de besoin.

Dans ces conditions, le vestibule de chaque maison est un lieu de passage commun aux hommes et aux animaux de traits ou de charge, ânes et mulets. Une fois passé ce sas obligatoire, chacun emprunte son parcours singulier. Les bêtes rejoignent l’écurie, en contournant la cuisine ; les hommes empruntent l’escalier qui mène aux chambres du premier étage et au grenier du second. Dans ce dernier, divisé en compartiments par des parois de bois mal dégrossi, sont conservés les grains et les légumes de consommation courante, pommes de terre, pois chiches, ail et oignon.

Face à la porte de l’écurie, une courette sert d’abri aux poules et poulets qui s’y ébattent en semi-liberté, se nourrissant des déchets de cuisine, de quelques graines, et de déchets moins avouables, car la maison n’offre pas d’autre lieu pour le soulagement des besoins naturels de ses habitants. Le cochon y occupe une soue, à moins qu’il n’ait été exilé dans la périphérie du village, en bordure des aires de battage. S’il s’agit d’un verrat, la monte étant une source de revenus appréciable, on peut lui offrir un gîte dans une annexe sans fenêtres du vestibule, sans doute pour le distraire avec les bruits de la rue.

L’essentiel de la cuisine se résume à son âtre, vaste et surmonté d’une hotte assez haute pour qu’on puisse s’y tenir debout. Tout autour, quelques sièges, dont une chaise si basse qu’on y est assis à croupetons, réservée à la cuisinière. Quelques chaises et une minuscule table basse de bois, dont les pieds ont pu être empruntés à un grand fauteuil ancien, attendent les commensaux. La pile d’évier, l’étagère à poêles et à fait-tout en terre, enfin le placard à vaisselle où l’on conserve aussi la récolte de miel constituent l’essentiel du mobilier. Mais ce qui retient le plus l’attention, c’est le plafond de la cuisine, d’où pend une cochonnaille variée, jambons, chorizos, saucisses, estomac farci.

Cette pratique traditionnelle se traduit par le rustique spectacle de ruelles empierrées, ornées de déjections de toute sorte, par lesquelles transitent hommes et bêtes, en particulier les chèvres, population animale privilégiée qui est autorisée à passer ses journées hors du village : chaque matin, la trompe du chevrier les convoque en un lieu immuable hors du village, où elles se rendent seules, sans y être conduites ; le soir, à l’heure de la traite, elles rentrent dans leur étable par le même chemin. Une odeur de suint envahit tout l’espace et même le nez étranger le plus fin finit par s’en accommoder.

En ce samedi de mi-octobre, le village est pratiquement désert. Après avoir interrogé les rares personnes que nous croisons dans la rue ou frappé aux portes des maisons visiblement habitées, nous finissons chez une très vieille dame, dont la tâche principale consiste apparemment à préparer les repas du curé du village, ce qui suffit à consommer le peu d’énergie qui lui reste. Elle a entendu parler de mon grand-père Alejandro, second mari de ma grand-mère, ce qui confirme ce que je savais, sans y croire vraiment, à savoir qu’il a laissé un souvenir impérissable en ces contrées. Elle me révèle l’existence d’une petite nièce d’Alejandro qui habite à Madrid mais qui, par extraordinaire, n’a pas encore abandonné la maison du village dans laquelle elle passe ses étés.

Ildefonsa Carretero Gonzalo (Fonsa pour les intimes) et son mari Pedro nous reçoivent à bras ouverts, visiblement émus et s’empressent de nous inviter à partager leur frugal repas : une purée de légumes en guise de potage, du chorizo frit, un fruit et un café.

Leur maison est tout à fait typique, mais la destination des pièces a été bouleversée, à l’exception de la cuisine, selon une pratique qui s’est généralisée dans ces villages après l’abandon de l’exploitation des terres. Désormais, le vestibule sert de salle à manger, l’ancienne salle commune de salon de télévision. Les étages sont destinés aux salles de bains et aux chambres à coucher, l’objectif étant de réunir sous le toit familial le maximum d’enfants et de petits-enfants lors des retrouvailles rituelles, semaine de Pâques et mois d’été, principalement. À l’image de ces maisons réaménagées, le village est devenu un décor conçu pour un usage qui n’a plus aucun rapport avec son passé.

Du coup ma démarche me paraît saugrenue. J’étais censé retrouver le passé d’une branche de la famille transportée dans un autre lieu et une autre culture. Je me vois désormais exposé à reconstituer aussi celui de la souche familiale qui s’est définitivement éloignée de son propre passé sans avoir eu à abandonner son pays d’origine.

Mes interlocuteurs sont pleins de bonne volonté et éprouvent visiblement du plaisir à évoquer le temps de leur enfance, mais leur contribution à ma recherche reste très modeste : quelques anecdotes, quelques noms, des souvenirs souvent confus. Bref, un matériau dont le plus novice des historiens sait qu’il faut l’aborder avec prudence. Faute de mieux, il me reste l’état-civil.

 

Chapitre VII

État-civil

Notre grand-mère[3], Luisa López Rangil, est née à Utrilla, le 9 août 1881. Son père, Pedro Lopez Pascual, vient du village de Condemios de Arriba, province de Guadalajara, à peu de distance d’Utrilla (voir la carte reproduite en annexe). Sa mère, Joaquina Rangil, « se consacrait aux occupations de son sexe » selon la jolie formule espagnole, qui vaut mieux que notre cruel « sans profession ». Elle était née à Utrilla. Le couple habitait 40, rue de la Ombría. Cette appellation, que l’on retrouve dans la plupart des villages de la contrée, reste pour moi énigmatique : la végétation absente ne contribue guère à la rendre ombragée. C’est dans cette maison à étage, de fort belle apparence, qu’est née notre grand-mère, le 9 août, à 5h du matin.

Son grand-père paternel, qui s’appelait Juan López, et était originaire de Gotor, village de la province de Saragosse, limitrophe de celle de Soria à laquelle appartient Utrilla, était déjà mort à cette date. Sa grand-mère paternelle, Manuela Pascual, originaire de Morés (province de Saragosse), habitait encore à Gotor ; mais la formulation de l’acte est quelque peu ambiguë : il se pourrait tout autant qu’elle résidât à Morés. Je mentionne ces villages parce que leur nom reviendra plus loin dans le récit. Les deux grands-parents maternels, Juan Rangil y María Antonia García, étaient tous deux d’Utrilla. La grand-mère était décédée lorsque naquit sa petite-fille.

Notre grand-mère a reçu le prénom de Luisa. Elle était la deuxième d’une fratrie de six, et l’aînée des trois filles. Je n’ai pas connu ses frères mais j’ai rencontré ses deux soeurs, étant encore enfant, lors de notre premier voyage en Espagne (1955). Elles s’appelaient Juliana et Salustiana. Juliana ressemblait beaucoup à son aînée : même corpulence, même teint, même regard, une certaine réserve dans la conversation. Salustiana, en revanche, était très différente : elle était devenue sèche et fripée, mais se montrait vive et chaleureuse.

À la naissance de Luisa, la profession déclarée du père est charretier (arriero). C’est celle qui figure lors de chaque déclaration de naissance, à l’exception de celle du quatrième enfant, dans laquelle il se proclame boutiquier (tendero). Pendant une brève période, Pedro López a donc tenu un magasin de village, chargé de procurer, à côté des denrées de première nécessité que l’agriculture locale ne fournissait pas – huile, sel, olives, poisson séché, etc. -, quelques produits manufacturés, principalement des textiles et des chaussures courantes. Le passage d’une activité à l’autre paraît assez naturel et marque un progrès apparent : du transport des denrées à leur commercialisation ; de l’itinérance à la sédentarité. Cependant, l’expérience a tourné court et le bonhomme a dû revenir à sa première occupation. Mais il n’est pas interdit de penser que la petite Luisa y puisa un certain goût pour le commerce, qu’elle pratiquera plus tard à Arcos et qu’elle transmettra à ses enfants, puisque les deux plus jeunes se consacreront, à Dax, à l’épicerie de gros ou de détail.

À en juger par le métier de son père et des deux témoins de l’acte de naissance, tous deux propriétaires exploitants (labradores), Lucas Chamarro et Domingo López Ágreda, le milieu dans lequel notre grand-mère est née était résolument paysan. On peut ajouter, sans crainte de se tromper, qu’il était plutôt modeste, eu égard à la qualité des terres de la région et à la minceur de l’héritage que la petite fille allait recueillir.

 

Chapitre VIII

Premier mariage

Luisa n’a pas encore vingt ans lorsqu’elle se marie, le 12 juin 1901. Elle épouse, dans l’église paroissiale Nuestra Señora del Valle, Eusebio García Martínez déjà nommé.

Son mari est né le 5 mars 1872 et a donc près de dix ans de plus qu’elle. Il a vu le jour, comme nous l’avons déjà signalé, dans le village de Velilla de Medinaceli, à quelques kilomètres d’Utrilla. Ses parents, Gregorio García et Dorotea Martínez, et grands-parents (Eusebio Garcia et Maria Gutiérrez du côté du père ; Pedro Martínez y Jacoba García du côté de la mère) sont tous de Somaén, à l’exception de la grand-mère paternelle, qui est d’Avenales, tout près de là.

J’ai longtemps ignoré la profession du père. La raison en est que la création du Registre d’état-civil étant postérieure à 1872, nous ne disposons pas de l’acte de naissance de notre grand-père mais seulement d’un acte de baptême, nettement moins complet. Je dois à mon amie Rosalía Calzado d’avoir pu me procurer l’acte de naissance d’un petit frère de notre grand-père, Venancio. Le domicile de ses parents à cette date (1879), était un ancien hameau abandonné (« despoblado » dit le document) au bord du Río Blanco, modeste affluent du Jalón, où le père travaillait dans un moulin à foulon, dont le système était activé par le courant du ruisseau qui est assez fort en cet endroit. Ce lieu est tout près de Somaén, d’où est originaire toute la famille ou presque, et le séjour à Velilla, où naquit mon grand-père, semble n’avoir été que passager. Cette découverte m’a tout d’abord amusé, parce que c’est un moulin à foulon qui a inspiré à Cervantès un des chapitres les plus cocasses du Quichotte (Première Partie, chap. XX). Mais cette découverte me remplit par ailleurs de tristesse, parce qu’elle témoigne des conditions de vie précaire de mes grands-parents, occupés à une tâche archaïque et qui les isolait du monde (sur la toile, on peut voir un édifice en torchis qui a peut-être été la maison qu’ils habitaient).

Lorsqu’il se marie, c’est un homme mûr, qui a déjà effectué son service militaire, dans des circonstances qu’un document des Archives générales militaires de Ségovie, lui aussi déniché par Rosalía Calzado, nous révèle incidemment. Conscrit de la classe 1891, il est incorporé en 1892. Son régiment est affecté à Cuba, où il débarque le 7 septembre 1895. Trois ans après son incorporation, il est toujours un soldat sans grade. Il est hospitalisé en deux occasions, ce qui nous fournit quelques dates précieuses sur cette période. Du 3 au 15 février 1896, il est soigné à l’hôpital de Remedios pour un accès de fièvre jaune. Entre le 17 juin et le 10 juillet 1897, il est à nouveau hospitalisé, toujours à Remedios, pour une bronchite pulmonaire. Sachant que la guerre prit fin le 18 août 1898, il est possible que notre grand-père ait été rapatrié avec les dernières troupes espagnoles encore dans l’île.

Il a un métier, celui de herrero, terme équivalent à ferronnier ou forgeron, mais, étant donné qu’il travaillera dans un milieu exclusivement rural, on peut tout aussi bien le traduire par charron ou maréchal-ferrant. Il est déclaré comme tel, lors de son incorporation dans l’armée, à l’âge de 20 ans.

Il ne nous reste que fort peu de choses de ce grand-père. Sa fille Louise a conservé et transmis à ses enfants une pince à feu, forgée par lui, avec laquelle, dit-on, il saisissait des braises pour allumer sa cigarette. On a également un portrait photographique, réalisé par les studios Corrales de Madrid (calle Río, 13 y 15) pendant son service militaire.

 

 

Il y apparaît « en petite tenue », c’est-à-dire sans armes, couvre-chef ou cape. Pour autant que le laisse deviner la photo sépia, l’uniforme est celui d’un fantassin des années 1890, qui se compose à l’époque d’un pantalon garance et d’une vareuse turquoise. La vareuse, qui monte jusqu’au cou, est fermée par huit boutons et comporte deux poches à la hauteur des aisselles (mais apparemment pas sur les hanches) ainsi que deux épaulettes. Aucune décoration n’est visible. Cependant, on observe une chaîne attachée à gauche du deuxième bouton, qui descend le long des trois suivants avant de repasser à l’intérieur : sans doute une montre. L’a-t-il empruntée pour l’occasion ?

Le bras droit est appuyé sur une colonne surmontée d’une corbeille de faïence sur laquelle on peut lire clairement « Viva Asturias », peut-être parce qu’elle appartenait à une série chargée d’illustrer les productions de chaque province du pays. La main retombe nonchalamment, un cigare non allumé glissé sous l’index. Le genou est plié de façon à permettre à la jambe droite de chevaucher la gauche, au-delà de laquelle elle repose sur la pointe du soulier. Le buste est bien droit. Le poing gauche repose sur la garde d’une courte épée passée au côté. La pose est conventionnelle ; du moins avons-nous pu constater que notre autre grand-père (paternel) prendra exactement la même lorsqu’il se fera tirer, lui aussi, le portrait autour de 1910. Le cigare sera aussi présent, tout aussi intact, mais il aura changé de main ; le photographe devait le fournir pour l’occasion à chaque client. Il y aurait beaucoup à dire sur la signification de ce cigare : gage de virilité pour la nouvelle recrue ? Signe du statut avantageux du militaire dans la société de l’époque ? Moyen de souligner de façon solennelle l’événement que représentait en soi la réalisation d’un tel portrait ?

La signature du photographe montre, en tout cas, que notre grand-père séjourna à Madrid pendant son service militaire et non à Saragosse, où les conscrits originaires de la province de Soria étaient généralement appelés sous les drapeaux. Faut-il y voir l’indice d’un engagement hors norme, comme le laisse croire la tradition orale familiale, selon laquelle il aurait effectué un double temps, celui qui lui revenait et celui qu’il fit en lieu et place de son frère, ce qui l’aurait conduit à combattre à Cuba, pendant la Guerre d’Indépendance qui prit fin en 1898 ?

Sous les cheveux coupés ras, le crâne est large, les oreilles grandes mais non décollées malgré la coupe peu avantageuse. Un front haut surmonte deux yeux petits et rapprochés. Le nez, photographié de face, ne semble pas très proéminent. La bouche, plutôt petite, est surmontée d’une fine moustache. Le menton est bien dessiné, sans exagération. Eusebio était assez court de taille, si on rapporte la longueur de ses jambes à l’ensemble du corps. On les devine fortes sous le pantalon, à la mesure d’un buste qui remplit pleinement la vareuse, et d’un tour de taille avantageux qui cache l’arrondi des hanches. Le jeune homme est râblé, ses mains larges. Tous ces détails anatomiques s’accordent bien avec son métier qui exige force et résistance. Cet inconnu ne nous est pas étranger, tant il est aisé de retrouver dans son visage bien des traits visibles chez telle ou telle de ses filles et qui, de toute évidence, ne renvoyaient pas à la physionomie de leur mère : une implantation capillaire dense qui descendait bas sous les tempes, l’ovale peu prononcé du visage, le coin des yeux légèrement incliné vers le bas, ce qui confère au regard un certain air de tristesse. La nature avait eu à cœur de perpétuer sur elles, à leur insu, le souvenir d’un père et grand-père appelé à disparaître prématurément.

Je me prends à regretter aujourd’hui de savoir si peu de choses sur lui, sur sa vie, sur son caractère. Mais sa fille aînée, qui avait 14 ans lorsqu’il est mort, était peu à même de communiquer une information de cette nature et les autres étaient trop jeunes pour l’avoir vraiment connu. Par ailleurs, ceux d’entre nous qui étions ses petits-enfants, n’avons guère sollicité le témoignage de notre grand-mère à son sujet, non par souci de convenances ou pour lui éviter de se remémorer des souvenirs douloureux, mais parce que son second mari, le grand-père Muñoz, était beaucoup plus qu’un simple grand-père de substitution. Nous le considérions tous comme un grand-père à part entière, et de ce fait n’avions pas de vide à combler et donc aucune raison de chercher à mieux connaître le père de nos mères respectives. Ce n’est qu’aujourd’hui, face à la nécessité d’effectuer cet exercice de mémoire privé, que je regrette de ne pas en savoir plus sur ce grand absent.

Il nous est resté la crainte de la maladie qui l’a emporté, dont on attribuait la cause principale à un malencontreux coup de rasoir, qui trancha sur la nuque un bouton réputé inoffensif et qui visiblement ne l’était pas. Depuis, j’ai toujours veillé à m’éviter pareille mésaventure en pareille circonstance : que mes coiffeurs successifs veuillent me pardonner mes objurgations, qui mettaient injustement en doute leur professionnalisme et leur sens de l’hygiène. Elles manifestaient une peur inavouable, en fin de compte, le seul héritage tangible que j’aie reçu de mon grand-père, mis à part son portrait.

 

Chapitre IX

Une vie d’errance

L’acte de naissance de leur fille aînée, en date du 30 avril 1906, situe le couple à Gotor (province de Saragosse). Il s’est écoulé cinq années depuis leur mariage. Rien ne permet de préciser s’ils se sont installés à Gotor dès leur mariage ou plusieurs années après, et même s’ils n’ont pas résidé ailleurs, entre temps. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est que le choix de ce village, relativement éloigné de leur lieu de naissance à tous deux, n’est pas fortuit, puisque les grands-parents paternels de Luisa y étaient nés et que, selon toute vraisemblance, la grand-mère y vivait encore[4]. La famille entretenait sans doute des relations avec des habitants de Gotor (cousins ou autres), qui ont pu les informer de la possibilité pour notre grand-père d’y exercer son métier.

Un autre fait qui mérite d’être signalé est que l’aînée des enfants vient au monde près de cinq ans après le mariage, ce qui est relativement tardif à l’époque, surtout pour un couple qui a démontré par la suite être plutôt fécond. Il semble que Luisa ait eu plusieurs grossesses avortées avant la naissance de Catherine (comme sans doute après aussi), et que toutes correspondaient à des garçons. Certains d’entre nous se souviennent de l’avoir entendu dire par les plus âgées de ses filles.

Le séjour d’Eusebio et Luisa à Gotor est de courte durée, puisque, à la naissance de leur deuxième fille, le 29 octobre 1910, soit 4 ans plus tard, ils résident à Oseja (province de Saragosse) [5]. Le séjour à Oseja est également bref ; à la naissance de la troisième fille (15 janvier 1913), ils habitent à Viver de la Sierra (province de Saragosse), village où naîtra également la suivante (25 septembre 1914).

À quoi attribuer ces trois déménagements en à peine plus de 10 ans, entre 1901, date du mariage, et janvier 1913? Bien évidemment, les documents d’état-civil n’apportent aucune information à ce sujet. On en est donc réduit aux hypothèses. Observons que le couple voyage, certes, mais reste dans une aire géographique limitée (voir la carte). Ceci pourrait s’expliquer par l’absence de ferronnier dans le secteur, ce qui pousse Eusebio à une certaine migration, mais aussi par la faible population de ces villages, incapables de fournir un travail permanent de longue durée à un homme du métier. Une fois remis en état ce qui pouvait l’être, ou une fois forgées les pièces dont les paysans avaient besoin, il n’y avait plus assez de travail pour un artisan à demeure. Mais, comme Eusebio s’était fait une certaine renommée, il était sollicité par les villages alentour. Je résiste à la tentation d’attribuer ces changements à un caractère aventureux ou instable, parce que les distances étaient trop courtes entre les différents villages pour qu’on puisse parler vraiment de changement. J’y vois plutôt une adaptation forcée aux circonstances.

J’ai pris la peine de refaire le périple du couple. Le déménagement d’Utrilla à Gotor est le plus conséquent. Il faut parcourir quelque 70 kms jusqu’à Calatayud (par la route nationale, il est vrai), à quoi s’ajoutent 36 kms d’une route tortueuse qui remonte la rivière Jalón. De toute évidence, ce déménagement avait été programmé. Le village d’Oseja se trouve à quelque 12 kms au nord de Gotor et de la Sierra de la Virgen. Celui de Viver de la Sierra est situé, par rapport à Oseja, de l’autre côté de la Sierra. Pour rejoindre leur nouvelle résidence, la famille emprunte en sens inverse la même route qu’à l’aller sur 18 kms en direction de La Almunia de Doña Godina, traverse Gotor, et, à Morés (lieu de naissance de la grand-mère paternelle de Luisa), s’engage dans le chemin qui va butter sur la Sierra de la Virgen et dont Viver marque le terme, à 9 kms de là. Tout ceci confirme que seul le déménagement d’Utrilla à Gotor s’apparente à une vraie mutation. Les suivants semblent obéir à des raisons de convenance ou à la recherche de meilleurs profits.

 

Foyer des trois familles[6].

 

Chapitre X

Noël tragique

Peu après la naissance du quatrième enfant survient la mort du père. L’acte de décès établi à cette occasion nous apprend qu’il était hospitalisé depuis « le 20 décembre 1914, à l’Hôpital Provincial de Madrid, où il occup[ait], dans la sale 17, le lit numéro 9 de chirurgie, dans lequel il est décédé a cinq heures et trente minutes [le 28] à la suite d’un carcinome diffus au cou ». Le document officiel, dans sa froide rhétorique, laisse percer la tragédie vécue par le couple.

Eusebio meurt donc huit jours à peine après avoir été admis à l’hôpital, ce qui laisse supposer qu’il y est entré à la dernière extrémité et qu’il a dû souffrir des mois durant avant d’en arriver là. L’internement à Madrid laisse perplexe, parce que Saragosse était plus proche de Viver. Ce choix était-il déterminé par la gravité de l’état du malade ou par le fait qu’il avait été militaire et qu’il avait pu contracter sa maladie à Cuba ?

Sa femme, avec quatre jeunes enfants, dont un bébé de 3 mois, n’a pas pu suivre son mari à Madrid. Disposait-elle d’ailleurs de moyens financiers suffisants pour effectuer le voyage et se loger dans une ville où elle n’avait pas de parents, pour un séjour dont elle ignorait combien il durerait ? La mort d’Eusebio a donc atteint le malade dans une solitude complète. Les deux témoins qui ont signé l’acte de décès sont de parfaits inconnus, sans doute des infirmiers de l’hôpital (il est précisé qu’ils résident à Madrid). Le corps est enterré au cimetière de la Almudena de Madrid, c’est-à-dire loin de tout caveau familial.

 

Pendant ce temps-là, Luisa se morfond à Viver. Connaissant l’état de son mari, pouvait-elle espérer autre chose que l’annonce de l’issue redoutée ? On imagine les jours d’angoisse puis de désespoir qu’elle a dû connaître, isolée dans ce pauvre village de montagne, en plein hiver, portant à elle seule tout le poids d’une maisonnée. Combien de jours dut-elle attendre le courrier de l’hôpital ? Comment en a-t-elle eu connaissance, elle qui ne savait pas lire ? Le maire est-il venu le lui remettre en mains propres ?

Il m’arrive de penser que, si un de ses petits-enfants avait eu l’idée de l’interroger sur le sujet, il aurait reçu une rebuffade pour toute réponse. Cette sorte de confidences lui aurait semblé déplacée, tant il est vrai que, dans le monde rural dans lequel elle avait été élevée, le seuil de l’indécence était bien vite atteint lorsqu’on était dans le cas d’exprimer des sentiments intimes. Je me garderai donc de tracer un tableau de ces tristes moments, de peur de trahir à distance cette pudeur ancienne.

Je retiendrai seulement l’idée que notre grand-mère connut, sans doute sans le savoir, la tragique expérience de bien des femmes de France, un pays dont elle ne soupçonnait pas encore qu’il pourrait un jour être définitivement le sien, qui, à la même époque, recevaient un courrier de même nature pour les informer que leur mari avait été tué, quelque part dans une tranchée de la Grande Guerre. A-t-elle jamais songé à cette fraternité involontaire ?

 

Chapitre XI

Retour à Utrilla et second mariage

Que pouvait faire Luisa, sans revenus et avec quatre filles à charge, si ce n’est revenir à son village natal ? Sa mère, Joaquina Rangil, vivait encore, puisqu’elle sera mentionnée dans les actes de naissance de ses trois futurs enfants. On ignore, en revanche, si son père était encore vivant mais il est mentionné comme défunt à la naissance de la première d’entre elles (31 août 1918) [7]. Même si la jeune veuve ne pouvait compter que sur le secours de sa mère, cet appui restait appréciable[8]. À une date inconnue mais, selon toute vraisemblance, peu après le décès de son mari, Luisa s’installe donc à Utrilla. Cependant, même dans un milieu favorable, il lui fallait subvenir aux besoins de ses quatre enfants.

La situation d’une veuve ayant charge d’enfants n’est jamais enviable, encore moins à une époque où il n’existe d’aides familiales publiques d’aucune sorte, et où on considère d’un mauvais œil une femme en âge de prendre mari ayant fait le choix de vivre seule. Le mariage s’impose donc comme une solution inévitable, tant économiquement que socialement. Nul doute que Luisa ait tenu ce raisonnement, et que son milieu l’ait incitée à franchir le pas.

Toujours est-il que, le 22 novembre 1916, soit moins de deux ans après le décès d’Eusebio, elle épouse, à Utrilla, un célibataire de 41 ans (alors qu’elle en a 35), Alejandro Muñoz Camacho. Le mariage a lieu, cette fois encore, dans l’église Nuestra Señora del Valle.

L’acte de mariage ne fournit aucune précision sur le métier de l’époux, mais dans les actes de naissance de ses deux filles, il est déclaré comme propriétaire exploitant (labrador), au même titre que son père, Vicente Muñoz Gonzalo. Ce dernier et sa femme, Jacinta Camacho, sans profession, étaient tous deux originaires d’Utrilla, où ils habitaient au 1, rue de la Puerta Encima (Porte d’En-haut). Étaient aussi originaires d’Utrilla les grands-parents paternels, Santiago Muñoz (décédé à la naissance de son petit-fils) et Dominica Gonzalo. Les grands-parents maternels, Calixto Camacho (labrador) et Manuela Mora, (sans profession) venaient d’un village proche de Medinaceli, Lodares de Medinaceli. À Utrilla, ils habitaient au 24, rue del Horno (du Four).

La légende familiale veut que le curé de la paroisse d’Utrilla ait joué un rôle décisif dans le remariage de notre grand-mère. Il s’appelait don Bartolomé (Barthélemy) et a laissé un souvenir impérissable, transmis aujourd’hui encore par les anciens du village. C’est Pedro Carretero Esteban, qui me l’a rapporté. Cependant que Fonsa s’affaire dans sa cuisine pour honorer ses hôtes, Pedro, qui n’a pourtant rien d’un bouffe-curé, dresse un portrait pour le moins sévère de l’impétrant :

« Don Bartolomé era más bruto que un cerrojo (Dom Barthélémy était une vraie brute de forge) ».

Et d’appuyer son propos à l’aide de cette anecdote plutôt édifiante.

Il se trouve que le patron du village est saint Barthélemy, ce qui fait que le jour de sa fête, on célébrait aussi celle du curé. Cette coïncidence ne faisait que rendre celui-ci plus intransigeant quant à l’assistance à l’office. Cette année-là, la récolte avait été retardée par les intempéries et le 24 août, qui est le jour de la fête en question, elle n’était pas encore rentrée. Les grains avaient bien été battus mais on attendait le moment favorable pour vanner à la fourche, comme cela se faisait à l’époque (et comme cela se ferait encore jusqu’aux années 1960). Or, le hasard voulut qu’un petit vent se levât en début d’après-midi et, bien que ce fût dimanche, tout le monde rejoignit les aires de battage pour en profiter. La chose déplut au curé qui convoqua le maire et lui intima l’ordre de convoquer tous les paroissiens à l’église. Le maire obtempéra, car, en ce temps-là, les curés étaient les patrons (los curas mandaban). Bien entendu, le curé ne fit rien pour abréger l’office et le malheur voulut qu’un orage de grêle éclatât et mît à mal toute la récolte qui se trouvait sur les aires. La population dut se contenter cette année-là du peu qui avait déjà été entreposé dans les greniers et qui fut partagé entre tous.

Tel était le personnage qui présida à l’union de ma grand-mère et de son second mari. Imaginons la scène.

 

Chapitre XII

Alejandro Muñoz Camacho

Don Bartolomé sort de son presbytère pour aller célébrer sa messe quotidienne à l’église paroissiale Notre-Dame du Val. Au moment où il débouche sur le parvis, il aperçoit franchissant la porte de ville une forme humaine à contre-jour mais qu’il identifie immédiatement à sa démarche hésitante. Cet homme qui marche à côté de sa mule, appuyant son épaule contre la tête de l’animal pour plus de sûreté, ne peut être qu’Alejandro Muñoz Camacho qui s’en revient d’une tournée nocturne trop arrosée.

Cet Alejandro n’est pas un mauvais bougre. Sa sœur Leonarda et lui sont les enfants de Vicente Muñoz Gonzalo, laboureur, et de Jacinta Camacho, sans profession. Devenu veuf, Vicente s’est remarié et a eu deux autres enfants, Indalecio et Francisca. Les deux aînés sont donc orphelins de mère.

Alejandro n’est pas sot non plus. Ayant fréquenté l’école, il y a non seulement appris à lire et à écrire (pas à compter, au grand désespoir des siens) mais y a contracté de plus un goût pour la lecture et un étrange talent pour la versification. Cela lui valut le surnom de « poète », qui ne le lâchera plus, ni après son départ ni même longtemps après sa mort, comme ont pu le vérifier tous ses petits-enfants qui se sont rendus à Utrilla et qui s’y rendent encore. Il vous trousse un couplet plein d’esprit à la demande, et l’interprète, en s’accompagnant de la bandurria, la mandoline locale, sur l’air et le rythme de la jota.

Il ne nous reste que de très rares témoignages de son talent :

Cuatro cosas tiene Utrilla

que no las tiene Aragón

la plaza y la plazuela

la puerta Encima, la Hondón.

Quatre choses a Utrilla

que n’a pas tout l’Aragon

sa place et sa placette

sa porte Haute, celle du Fond.

Le poème qui suit nous a conservé heureusement une preuve plus flatteuse de son art. À un conseiller municipal qui lui reprochait de ne pas lui avoir consacré de vers, il répliqua du tac au tac :

El señor Esteban Nemecio

hombre sin ningún principio

hace la burla del pueblo

y come del municipio.

Le sieur Esteban Nemecio

homme sans aucun principe

se moque des villageois

et mange aux frais du municipe.

Un talent, si rare dans un milieu rural, lui valait de nombreuses invitations à boire qu’il honorait avec une constance digne d’éloge. En contrepartie, ce grand dévouement à la cause poétique lui réservait des retours difficiles à la maison familiale. Heureusement, il avait su dresser sa mule à palier ses insuffisances momentanées, aggravées par le handicap d’une semi-cécité car il était borgne et que sa vue se troublait d’autant plus facilement ; il pouvait désormais s’en remettre à elle pour rentrer au bercail.

Cet esprit rebelle, sinon revendicatif car il se contentait de peu pour lui-même, qu’il manifestait à l’occasion, contribua à lui conférer la stature d’un mythe populaire. Les communautés espagnoles, très largement issues des classes populaires, qui s’étaient reconstituées en France après la Guerre Civile, avaient emporté avec elles un corpus de fables et d’historiettes qui finirent, peu à peu, par se substituer aux souvenirs d’une réalité qu’elles préféraient oublier. Le héros en était souvent le grand écrivain et satiriste Francisco de Quevedo, ou plutôt son reflet populaire, à qui on attribuait toute sorte de bons mots purement imaginaires, passablement scatologiques ou franchement anticléricaux, un peu comme si notre bon peuple français attribuait ses propos d’après-banquets non à un quelconque Toto mais à François Rabelais en personne.

Or, il est avéré que notre grand-père était parvenu, dans notre cercle familial, à rivaliser avec le grand Quevedo. À titre d’illustration, et toujours pour satisfaire à l’exigence de vérité que l’auteur de cette histoire poursuit avec la rigueur que lui impose la gravité du sujet qu’il a entrepris de traiter, j’en rapporterai une, « particulièrement significative », comme disent les universitaires en mal d’adjectifs. Alors qu’il rentrait à l’aube d’une de ces expéditions nocturnes qui lui étaient coutumières, Alejandro croisa sur son chemin deux religieuses. En le voyant, elles se signèrent et l’une d’entre elles laissa échapper une exclamation peu charitable à son endroit : « La journée s’annonce mal : la première personne que nous voyons aujourd’hui est un homme borgne. » Les brumes qui enveloppaient l’esprit de notre bon Alejandro ne l’empêchèrent pas de réagir avec un remarquable à propos : « Pour voir des p., un œil suffit ».

Tel était notre grand-père ou telle est, du moins, l’image que nous aimons conserver de lui. Après tout, la différence n’est pas si grande et chaque collectivité a autant besoin de mythes que de vérités établies.

 

Chapitre XIII

Promesse de mariage

C’est à peu près dans cet état que Don Bartolomé intercepta notre poète dans la rue. Maîtrisant à grand peine son hilarité, car Alejandro avait aussi le don de faire rire à ses dépens, il lui enjoignit d’attacher sa mule. Le brave homme obtempéra puis, le béret à la main, s’apprêta à recevoir la semonce prévisible, en maintenant tant bien que mal une verticalité qui s’entêtait à lui échapper.

– « Alejandro, sais-tu encore servir la messe ? Ne me regarde pas avec ces yeux effarés, je ne te demande pas la lune. Oui ou non ? ».

Le curé interpréta le vague mouvement de la tête comme un acquiescement.

– « Très bien, alors suis-moi ». Puis il se dirigea d’un pas ferme vers la sacristie, suivi par son nouvel acolyte, qui traînait fâcheusement les pieds.

La messe se déroula sans incident majeur. L’assistance se contenta de manifester discrètement sa surprise en voyant notre Alejandro en tenue de ville servir la messe à une heure aussi matinale. Quant aux deux enfants de chœur, condamnés à l’inaction par ce recrutement inattendu, ils eurent mainte occasion de pouffer en se poussant du coude, chaque fois que le curé rappelait à l’ordre d’un coup d’œil sévère son acolyte d’occasion.

À la fin de l’office, Alejandro, qui avait peu à peu repris ses esprits, accompagna le curé dans la sacristie où il l’aida à retirer les vêtements liturgiques, puis le suivit, à sa demande, jusqu’au presbytère. Le curé avait été, quelques années durant, vicaire dans une cure urbaine et y avait contracté l’habitude de prendre un chocolat pour rompre le jeûne quotidien, en lieu et place du pain grillé au lard (las migas) qui constituait le petit-déjeuner ordinaire des paysans. Il invita Alejandro à l’imiter. Lorsque les deux estomacs furent lestés, le curé se rejeta en arrière sur son siège, regarda fixement son hôte lequel, embarrassé, détourna les yeux, puis lui tint à peu près ce discours :

– « Alejandro, quand te décideras-tu à devenir raisonnable ? Trouves-tu décent, à ton âge, de continuer à mener cette vie de bamboche ? Tu ne crois pas qu’il serait temps de fonder une famille ? Je connais tes défauts mais tu as aussi quelques qualités, même si tu t’évertues à les cacher. Tu as bon cœur et tu aimes les enfants. [Après un silence qui parut très long au pauvre Alejandro] Tu connais Louise, la fille de Pedro et Joaquina. Tu sais dans quelle triste situation elle se trouve : contrainte d’élever seule ses quatre petites. Elle est encore belle malgré ses trente-cinq ans, elle vient d’une famille honorable, et je crois bien que tu ne lui es pas indifférent. Qu’en penses-tu ?

­ …

­ Veux-tu que je lui parle ?

­ ….

­ C’est bon, j’y consens. En attendant, fais de ton mieux pour la mériter en te conduisant dignement. »

C’est ainsi qu’Alejandro Muñoz Camacho épousa Luisa López Rangil, veuve García.

 

Chapitre XIV

Noces de larmes

Le mariage fut célébré le 22 novembre 1916. Les fiançailles n’avaient pas duré plus que ne l’exigeait la publication des bans, les deux ans qui s’étaient écoulés depuis le décès d’Eusebio Garcia pouvant passer pour un deuil décent. Les formes avaient donc été préservées malgré l’urgence.

De la cérémonie il ne nous est rien parvenu d’autre que l’acte signé par le juge municipal, don Faustino Ejido Sanchez, à l’issue de l’union religieuse bénie par le curé dans l’église de Notre-Dame du Val. On peut supposer qu’elle fut modeste. Les témoins sont deux inconnus, Manuel Sancho et Clemente León. Plutôt que par la magnifique façade baroque, on imagine que le maigre cortège entra dans le temple par la porte latérale réservée à l’usage quotidien.

L’esprit n’était pas à la fête, surtout pour notre grand-mère. Dans le cadre familier de l’église paroissiale, comment n’aurait-elle pas songé à la cérémonie de son premier mariage ? Elle avait dix-neuf ans alors et toutes ses illusions de jeune fille ; elle s’unissait à un homme qu’elle avait vraisemblablement aimé et qui, plus âgé qu’elle et pourvu d’un vrai métier, lui assurait la perspective d’une sécurité relative. Elle en avait désormais trente-cinq et portait sur ses épaules le poids de plusieurs années de malheur. L’avenir ne s’annonçait pas particulièrement rose non plus, même si la perspective de ne plus être seule et de sortir de la maison paternelle la consolait quelque peu. Elle n’oubliait pas non plus ses quatre enfants restés au logis avec leur grand-mère, qu’il faudrait élever avec les maigres moyens dont disposerait le couple. Elle ne se faisait, en effet, aucune illusion sur la capacité de son nouvel époux à exercer avec quelque constance un métier suffisamment rémunérateur.

Cette noce eut des accents de tragédie grecque, tant étaient contrastées les humeurs de chacun des deux époux. La mariée passa sa nuit en prières, enfermée dans sa chambre, devant la photo de son défunt mari. Pendant ce temps, Alejandro faisait honneur à la compagnie de ses amis, transformant ce repas de mariage en un enterrement de vie de garçon. La légende raconte qu’il fut particulièrement gai et inventif, jusques et y compris dans le chant qui clôt toute fête villageoise castillane, cette despedida en forme de jota aragonaise, que mon père, qui l’avait recueillie de sa propre bouche, me chanta plusieurs fois mais dont je n’ai malheureusement pas noté le texte. En revanche, la mémoire orale de la famille a conservé certain couplet qui, s’il ne révèle pas un goût considérable, démontre qu’en toutes circonstances, Alejandro conservait son talent d’improvisateur. Le marié l’aurait chanté en pleine nuit à notre grand-mère :

Luisa, esposa querida

enciende candela y mira

que quiere mear la Laura

y quiere cagar la Elvira ».

Louise, mon épouse chérie

allume la chandelle et vois :

Laure veut faire pipi

et Elvire faire caca.

On a pu constater, depuis, que le couplet appartenait aussi au répertoire collectif du village d’Utrilla, au point que les deux bébés cités n’étaient connus des habitants que par cet épisode nocturne autant qu’intempestif. J’ai ainsi pu comprendre pourquoi la dénommée Elvire, notre mère, n’a jamais voulu retourner à Utrilla : sans doute voulait-elle éviter le rappel d’une affaire si peu flatteuse pour son image.

Chapitre XV

D’Utrilla à Arcos

Le couple resta quelques années à Utrilla, où naquirent leurs deux filles, successivement le 31 août 1918, et le 11 février 1920. La naissance de la première fut saluée d’un bon mot de son père que m’a rapporté Pedro Carretero. Il aurait dit à la cantonade : Ma femme, cinq du premier coup (Mi mujer, del primer parto, cinco). Sans tomber dans le ridicule de l’exégèse d’une brève de comptoir, je me permettrai de souligner tout le sel de cette remarque : outre qu’elle exprime de façon cruelle le changement radical que l’existence de cette nichée d’enfants impliquait pour ce célibataire endurci, elle dénote chez lui une prise de conscience, peut-être un peu tardive, de la gravité de sa nouvelle situation.

De fait, il y a lieu de se demander comment le couple parvenait à subvenir aux besoins d’une famille aussi nombreuse. Les revenus des terres devaient à peine suffire, avec les produits du potager et de la basse-cour, à couvrir les besoins alimentaires. On a du mal à imaginer d’où était tiré l’argent nécessaire à l’entretien des enfants, de la maison, des bêtes et de l’outil de travail. Les grands-parents survivants étaient-ils en mesure d’y contribuer ? Ce n’est pas certain, car nous n’avons pas affaire à des rentiers : une fois qu’ils avaient cédé leurs terres à leurs enfants, les vieux étaient plutôt une charge qu’un soutien.

Toujours est-il qu’après la naissance de la deuxième fille du couple, la famille se transporta à Arcos de Jalón, simple bourgade que la construction d’ateliers liés à l’exploitation de la voie ferrée Madrid-Barcelone avait transformée en une petite ville active. La décision était mûrement réfléchie et le départ d’Utrilla, définitif. À preuve, le fait qu’Alejandro vendit, avant de partir, à sa sœur Leonarda, les terres qui lui étaient revenues de l’héritage de leur mère. Muni de ce pécule, il pourrait faire face à toute éventualité en attendant un salaire régulier.

Le père décrocha à Arcos un emploi de facteur. Ce fut sans doute la seule occasion de sa vie où sa relative maîtrise de l’écrit lui fut de quelque secours. Il faut savoir lire, et même parfois déchiffrer, pour pouvoir distribuer le courrier et cette faculté n’était pas si commune dans la population locale de l’époque.

C’est à Arcos que naquit le petit dernier, le 26 novembre 1923. Cette naissance fut un événement parce que, pour la première fois, Luisa put mener à terme une grossesse dont le fruit était un garçon. Ce ne fut pas sans mal. Le bébé, prématuré, était très petit et, comme on le suppose, peu gaillard. La mère et ses six sœurs aînées ne le quittaient pas d’un pouce, l’enveloppant de coton et le soignant avec l’acharnement qu’on imagine. Il présentait certains symptômes que des personnes naïves ne surent pas interpréter. C’est ainsi que l’on crut qu’il était borgne, un de ses yeux ne s’étant pas encore ouvert, et qu’il avait hérité ce handicap de son père. Or, le père était devenu borgne par accident, ce qui rendait irrecevable l’hypothèse d’une hérédité supposée, même si le hasard avait voulu que, dans les deux cas, ce fût l’œil droit qui se montrait défaillant. La grande sœur qui avait été chargée ce matin-là de s’occuper du bébé eut la stupeur de lui voir un deuxième œil ouvert, qui par contraste avec la situation antérieure, paraissait beaucoup plus grand que l’autre. Elle poussa un tel cri que la mère se précipita, croyant qu’elle avait laissé tomber le bébé. Toute la maisonnée fut heureuse de constater que le petit dernier était un faux borgne.

Le séjour à Arcos fut de courte durée, sans doute parce que les perspectives économiques n’étaient guère mirobolantes : comment faire vivre une famille de sept enfants sur le modeste salaire d’un facteur ? La mère tenta bien de compléter ces maigres émoluments en installant un petit commerce. À cet effet, elle se procura une petite jument afin de livrer dans les villages alentours. Mais l’expérience tourna court, principalement parce que le père, qui tenait la boutique lorsque sa femme était en tournée, appliquait à cette activité des principes incompatibles avec une saine pratique commerciale. Il avait une fâcheuse tendance à faire crédit et à oublier de garder trace des sommes qui lui étaient dues. La nouvelle de sa générosité se répandit bientôt, ce qui incita les acheteuses à choisir le moment où il était seul derrière son comptoir pour faire leurs emplettes. Les supplications de ses clientes impécunieuses, ou qui feignaient de l’être, l’émouvaient tellement qu’il ne savait rien leur refuser. On comprendra que cette tentative ne dura guère.

L’aventure postale ne connut pas une fin plus heureuse. On raconte que le nouveau facteur aurait vidé un jour sa sacoche de lettres dans le Jalón, sans doute pour voir si les lettres chargées flottaient mieux que les autres. L’expérience ne donna pas les résultats escomptés, en revanche, elle entraîna la mise à pied du chercheur audacieux.

L’idée du départ vers l’étranger apparaît donc comme un ultime recours, toutes les autres possibilités ayant été épuisées. Mais l’idée d’émigrer en France ne naquit pas comme par enchantement dans l’esprit des deux parents. Elle devait être dans l’air. En effet, à Arcos, la famille Muñoz eut l’occasion de côtoyer d’autres familles qu’elle finirait par retrouver en France. Ainsi la famille Donoso, qui était celle de mon père et qui venait du village voisin de Judes (à 4 heures de marche d’Arcos), émigra quelques semaines avant elle (novembre 1924), elle aussi, vers les Landes. La coïncidence est assez frappante pour que naisse le soupçon qu’il existait des filières de recrutement au profit de certaines entreprises françaises, soit directement financées par elles, soit par l’intermédiaire des consulats de France en Espagne. Le manque de main-d’œuvre consécutif à la saignée de la Grande Guerre se faisait cruellement sentir. Il était aggravé par l’ouverture de débouchés nouveaux pour les produits du pin maritime : traverses de chemin de fer, poteaux en tous genres (mines, électricité et téléphone) ; mais aussi les sous-produits de la résine. En outre, il ne faut pas négliger l’attrait que représentait, pour les futurs émigrants, une région française proche de la frontière, ce qui permettait d’entretenir l’illusion d’une rupture moins radicale et d’un retour toujours possible. On verra qu’il n’en fut rien.

 

Chapitre XVI

Le grand voyage

Le grand-père partit en éclaireur. Après son installation dans les Landes, il connut divers emplois : bûcheron, manœuvre dans une fabrique d’allume-feu à Labouheyre puis dans une fabrique de caisses à Ychoux. Il finit par se fixer à Richet, près de Pissos, et jugea, dès lors, qu’il était en mesure d’y accueillir sa famille. Il semble qu’il ait accompagné son invite d’une lettre très élogieuse sur le point de chute proposé. On verra que sa vision poétique du cadre de vie qu’il comptait offrir à sa famille n’avait qu’un très lointain rapport avec la réalité. Peut-être cherchait-il aussi à s’abuser lui-même.

Le voyage d’Utrilla (Espagne) à Richet (par Pissos, Landes), aux dires des enfants, fut une véritable odyssée. Le groupe était constitué par deux adultes, la mère et le demi-frère de son mari, Indalecio, dont la trace s’est perdue (peut-être est-il reparti, une fois la belle-sœur et les enfants arrivés à bon port), et les sept enfants, qui avaient respectivement, 18 ans, 14 ans, 12 ans, 10 ans, 6 ans, 4 ans et 1 an. La durée du voyage en train fut de trois jours, avec une étape à Madrid et une autre à la frontière, où le père alla les attendre. Par manque d’argent il fallut choisir des hébergements très bon marché, ce qui valut une attaque de puces et de cancrelats dans une pension madrilène, recommandée par on ne sait qui, peut-être par un de ces voyageurs de commerce qui rendaient visite de loin en loin aux habitants d’Utrilla. À ces difficultés inhérentes aux migrations de pauvres gens, s’ajoute l’ignorance complète dans laquelle tous nos voyageurs étaient des moyens de locomotion modernes. On se demande encore comment la totalité des bagages préparés par la grand-mère, qui incluaient des matelas, a pu arriver à bon port, et au prix de quelles contorsions ce volumineux équipage put trouver place dans des wagons de Troisième classe. Mais comment laisser sur place des effets et des objets que l’on ne reverrait plus ? La grand-mère était trop lucide pour penser à un possible voyage de retour. Je doute même qu’elle l’ait jamais souhaité. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu manifester le désir de revenir à Utrilla, ne serait-ce que par boutade.

L’accueil réservé par les hôteliers de la frontière a laissé une blessure qui ne s’est jamais tout à fait refermée, même pour les plus jeunes. On les prit pour des « bohémiens », ce qui ne pouvait que froisser des paysans castillans peu portés à l’indulgence à l’égard des « gens du voyage », mais, ce qui est plus grave encore, en faisant des difficultés pour les héberger on se comportait à leur égard comme on le faisait chez eux à l’égard de gitans. Cette déchéance sociale jugée injustifiée fut cruellement ressentie.

Heureusement, le terme final de cette odyssée n’était pas trop éloigné, une fois la frontière atteinte : guère plus de 150 kms, qu’un omnibus de l’époque devait parcourir en un peu plus de deux heures. Mais il fallait auparavant changer de train à Ychoux, sur la ligne Irun-Paris. Là, on prenait une desserte locale à voie étroite, qui passait par Lipostey et Pissos et dont le terminus était à Moustey. Aujourd’hui encore, un voyageur attentif observera sur sa droite les restes de cette voie, à la sortie de la gare d’Ychoux dans la direction de Bordeaux.

L’arrivée en gare de Pissos eut lieu en fin de journée, le 15 janvier 1925. Cette date n’est inscrite dans aucun document conservé par la famille, mais elle était restée gravée dans la mémoire de notre mère qui ne pouvait l’oublier, car elle fêtait ou aurait dû fêter, ce jour-là, ses douze ans.

La nuit tombe tôt à cette époque de l’année dans les Landes, et le maigre éclairage de la gare ne donna guère d’éclat à la scène, d’autant que le déchargement des encombrants bagages requérait l’attention de tous, grands et petits. En outre, il pleuvait, comme il sait pleuvoir en hiver dans la Haute-Lande, une pluie drue, constamment agitée par le vent venu de l’océan, qui détrempe les chemins et vous couvre de boue jusqu’à la cheville, si vous égarez vos pas sur les fougères fanées des bas-côtés fangeux. Cette omniprésence de l’eau est une autre des images qui se grava dans la mémoire des enfants.

On attendit vainement le muletier que le patron de l’usine avait chargé de transporter les arrivants et leurs bagages. Il était en retard. Pis, lorsqu’il eut rattrapé le cortège qui, en désespoir de cause, avait entrepris de franchir à pied les 7 kms qui les séparaient de leur future demeure, effrayé par le nombre de personnes à transporter et peut-être aussi par le spectacle qu’elles offraient, il fouetta son attelage de mules et s’en fut au galop pour ne plus revenir.

 

Chapitre XVII

Point de chute

La maison que le père avait louée pour y loger sa famille et qu’il occupait déjà se trouvait, selon les témoignages recueillis, au beau milieu de la forêt, dans un hameau de la commune de Richet (La Frênaie en gascon), à 3 kms du bourg (Richet a cessé d’être une commune autonome dans les années 1970 et est désormais rattachée à Pissos).

Richet se compose de trois hameaux, dont la désignation a évolué avec le temps mais qui sont désormais connus sous l’appellation suivante : le Vieux Richet ; le Brous ; le Haut-Richet.

Au bord de la Grande Leyre, le Vieux Richet posséda une verrerie qui puisait son sable dans une carrière proche mais fut abandonnée à la fin du 19e siècle ; la cheminée du four subsiste encore[9]. L’ancienne église paroissiale y est édifiée, ce qui explique sans doute que ce hameau soit aussi appelé « le bourg ». Ce bel exemple d’architecture romane a heureusement échappé à l’enthousiasme constructeur qui, au temps de l’Ordre Moral, a substitué tant d’églises neuves aux vieux temples jugés, comme à Pissos, à la fois encombrants et sans qualité, car « édifié[s] à des époques différentes, sans plan et sans harmonie aucune » (délibération du conseil municipal de Pissos du 22 février 1894)[10]. Placée à l’écart des quelques maisons qui constituent le hameau, elle a fort belle allure. Son chœur et son chevet semi-circulaire, curieusement percé d’une fenêtre au milieu de son contre-fort central, couronnés d’une corniche ornée de modillons sculptés, dominent d’un bon mètre la toiture de la nef. Celle-ci, faiblement éclairée par deux étroites baies au sud et une seule au nord, aboutit à un clocher-mur en encorbellement sur la façade. À la fin du 15e siècle, une chapelle dotée de deux belles fenêtres à meneaux a été ajoutée au sud du chœur, cependant qu’au 17e siècle (1681 précise une inscription), un porche a été construit en avant du portail. L’intérieur présente des vestiges de peintures murales. Tout le mur sud de l’église jusqu’au chevet est bordé d’un vaste et touchant cimetière, dont les tombes anciennes sont dépourvues de pierre tombale. Au nord, une fontaine miraculeuse disparaît sous les hautes herbes d’une propriété privée. C’est dans ce beau monument que l’aînée des deux filles du couple a fait sa communion.

Dans les années 1920, l’originalité du Brous tenait au fait qu’il regroupait la principale industrie, à savoir la tuilerie, et le principal équipement collectif, sa mairie-école. La disposition de ce hameau est curieuse. Elle épouse la forme de deux cercles concentriques séparés par une chaussée circulaire, à la manière d’une ancienne motte médiévale dont la butte centrale aurait été arasée. À l’intérieur, on devine plutôt qu’on ne les voit, des constructions, certaines imposantes, closes et cachées à la vue sous une végétation débordante, ce qui confère à l’ensemble l’aspect d’un lotissement privé, comme il s’en construit désormais, impénétrables au visiteur. De l’autre côté de cette voie, des maisons d’apparence plus modeste offrent généreusement à la vue la diversité de leur bâti.

L’école-mairie constitue l’édifice le plus remarquable. Bien que transformé désormais en gîte rural, il reste accessible, car dépourvu de clôture. Sa structure n’a pas été modifiée, aussi est-il aisé d’y reconnaître la mairie à droite, la partie dévolue à l’école à gauche. Chaque partie se compose de deux salles au moins, une en façade, l’autre à l’arrière. Du côté école, un escalier permettait d’accéder à l’étage, où se trouvait l’appartement de l’instituteur. La salle de classe et les toilettes donnaient sur la façade latérale dans une petite prairie qui devait servir de cours de récréation. À l’arrière du bâtiment, un auvent de bois soutenu par des colonnes évoque un possible préau chargé d’accueillir les jeux des écoliers par temps de pluie ou de servir de salle à manger à ceux qui habitaient trop loin pour rentrer chez eux prendre leur repas de midi.

Le Haut-Richet ne possède pas d’équipement collectif. On peut donc le considérer comme un simple écart du village. Mais paradoxalement, venant de Pissos, on y accède directement par la route de Sore, les deux autres sites, plus au nord, étant desservis par des chemins vicinaux à partir d’une patte d’oie.

 

Chapitre XVIII

La maison primitive

Le recensement de population de 1926, réalisé par conséquent à peine plus d’une année après l’installation de la famille, aurait pu nous fournir une information précieuse sur ses membres présents et sur leur lieu de résidence ; malheureusement les recensements d’alors ne prenaient pas en compte les familles étrangères, ce qui en dit long sur le cas que l’on faisait d’elles. Tout se passe comme si officiellement on considérait qu’elles étaient appelées à ne pas rester. Nous sommes donc contraints, pour en savoir de plus, de tirer parti des souvenirs des uns et des autres.

Compte tenu des indications de distance fournies par les témoignages des anciens, il y a tout lieu de penser que la maison se trouvait au Haut-Richet. Une visite sur place effectuée en 2007 nous offrit quelques pistes possibles dans l’identification des lieux évoqués, sans nous donner l’assurance d’avoir trouvé l’exact emplacement de cette première résidence de la famille Garcia Muñoz dans les Landes.

Le Haut-Richet se présente comme un vaste airial (clairière de la forêt landaise où poussent les chênes et autres arbres utiles à feuilles caduques, dans laquelle se regroupait l’habitat) composé de quatre maisons anciennes et de leurs dépendances. Deux de ces maisons ont fière allure. Elles se présentent sous la forme d’un parallélépipède recouvert d’un toit à quatre pentes, dont la partie arrière se prolonge vers l’ouest, du côté des vents dominants, donc de la pluie, à la façon d’un auvent qui prolonge l’ensemble. Le corps principal est à deux étages dont la façade à l’est, très largement éclairée par quatre ouvertures à chaque niveau, est ornée d’une corniche à motifs à chevrons. Sous l’enduit qui s’écaille, on observe que le bâtiment est construit en briques pleines de pays. Les deux autres maisons sont plus modestes et conformes à la métairie landaise traditionnelle, avec leur toit à deux pentes et les colombages visibles sur la façade.

Les différentes maisons étant dépourvues de terrain particulier matériellement clos, les circulations à l’intérieur de cet airial restent énigmatiques, sauf à imaginer qu’il fallait emprunter le chemin de terre qui le longe et le contourne pour atteindre les maisons les plus retirées. Cette disposition, propice à des échanges quotidiens entre les habitants, a dû contribuer à atténuer le sentiment d’isolement que ressentent nécessairement les nouveaux venus dans un cadre qui leur est étranger et dont ils ignorent la langue. Quant à deviner quelle maison attendait précisément les nouveaux venus, c’est devenu impossible, mais il ne s’agit pas forcément d’une des plus modestes car, aux dires des témoins, si elle était délabrée, elle n’en avait pas moins belle allure.

Lorsque la troupe eut atteint le terme de son voyage, il fallut improviser. Les adultes firent un grand feu dans l’âtre de la pièce principale et l’on s’accommoda comme on put autour du foyer pour la nuit. La mère ne dormit guère, occupée à reboucher avec des moyens de fortune les nombreuses gouttières du toit.

Rien n’était prévu pour accueillir une aussi nombreuse nichée, aussi, dès le lendemain, notre grand-mère s’appliqua à fabriquer des sommiers à l’aide de lattes de bois plus ou moins bien équarries. Comme celles-ci n’étaient pas clouées entre elles, elles avaient une fâcheuse tendance à se séparer et il n’était pas rare pour les enfants de se retrouver en plein sommeil sur le sol, où, en désespoir de cause, ils trouvaient plus commode de finir la nuit.

Les jours qui suivirent furent occupés à acquérir les ustensiles et denrées indispensables. Le commerce du village était tenu par monsieur Lagardère, tailleur de son état, dans une maison bourgeoise du Brous qui existe toujours à l’entrée du chemin de Berdoy. Son établissement servait d’hôtel, désignation que le bâtiment a conservée encore aujourd’hui parmi les habitants du hameau. Il possédait une cabine téléphonique et une épicerie –le mot est peut-être un peu fort- où l’on pouvait se procurer des produits de première nécessité.

Notre grand-mère ne connaissant pas un traître mot de français, eut toutes les peines du monde à se faire comprendre d’un commerçant pourtant complaisant. Pour surmonter cet obstacle linguistique, elle eut recours à un stratagème. Elle se fit accompagner de toute sa petite troupe, qu’elle lâcha dans la boutique avec mission de dénicher les produits dont elle avait préalablement dressé la liste. Ainsi, devant les yeux du commerçant ébahi et vaguement inquiet, on voyait tel ou tel des enfants brandir triomphalement qui des bougies liées en faisceau, qui un paquet de riz, et le reste à l’avenant.

 

Chapitre XIX

Au travail

Du côté de Pissos, dans la haute lande, de nombreuses entreprises, généralement de petite dimension, exploitaient les produits du terroir. La résine était transformée en essence térébenthine dans des huileries dont les effluents dispensaient un parfum entêtant en s’écoulant dans les caniveaux. La plus importante jouxtait la gare de Pissos. Nos voyageurs n’ont pu manquer de voir, en descendant de leur train, ses vastes hangars, sa haute cheminée et son entassement de fûts. Le bois de la forêt de pins alimentait les scieries mais aussi de plus modestes industries chargées de fabriquer des caisses, voire des allume-feu. Le sable était traité dans les tuileries, qui fournissaient aussi des briques, également dans des ateliers de verrerie. Il y avait aussi des poteries. Selon Félix Arnaudin, Richet en posséda quatre au milieu du 19e siècle, mais elles avaient disparu en 1925.

Ces industries à faible valeur ajoutée recherchaient du personnel non qualifié. Elles offraient aussi des emplois aux femmes, ce qui constituait une véritable aubaine pour une famille dans laquelle l’élément féminin était très largement majoritaire, comme c’était le cas de celle qui nous occupe.

Les grandes filles trouvèrent donc tout de suite un emploi, d’autant que le père avait su négocier leur engagement au préalable. Les deux aînées (18 et 14 ans), furent engagées par la tuilerie de Richet. La troisième (12 ans), jugée trop chétive pour entrer en usine, fut placée chez un boulanger-pâtissier de Pissos. La plus jeune des aînées (10 ans) fut chargée de la garde de son petit frère, pour permettre à la mère d’effectuer l’après-midi quelques heures en usine.

En somme, tous ceux qui étaient en âge de travailler furent mis à la tâche. L’énumération qui précède se traduit en éléments chiffrés qui ne laissent aucun doute sur les véritables motivations qui avaient poussé une famille telle que la nôtre à l’émigration. De fait, ses membres se sont organisés, dès leur arrivée, en une machine à générer des revenus sonnants et trébuchants. Si l’on transpose cet état de fait en termes comptables, on constate que cette maisonnée de neuf personnes, en comptant les trois petits, percevait cinq salaires soit plus d’un salaire pour deux bouches. Les gains n’étaient certainement pas mirobolants, mais, pour ce qu’on en a su, ils n’étaient pas non plus misérables parce que chacun était payé « à la pièce » et qu’aucune des filles ne lambinait à son poste, trop heureuse, compte tenu de son jeune âge, d’accéder à une situation qui lui conférait un statut d’adulte reconnue.

À supposer que celui des trois filles ait été juste suffisant pour couvrir leurs propres frais, cela signifiait que le père et la mère, tous deux salariés, n’avaient plus que quatre jeunes enfants à nourrir, au lieu de sept, outre eux-mêmes. Ainsi, du jour au lendemain, notre grand-mère se trouvait à la tête de rentrées financières non négligeables, qui permettaient d’améliorer sérieusement l’ordinaire, mais aussi d’effectuer des achats, meubles, ustensiles divers et vêtements, qui éloigneraient définitivement le spectre du syndrome du gitan et du traumatisme qui l’avait accompagné.

Notre grand-mère ne laissait à personne le soin d’administrer ce pactole au point de se comporter en véritable chef d’entreprise, avec les abus que cela peut entraîner. Nous avons quelques échos selon lesquels elle se fit rabrouer par certain employeur, peu disposé à lui remettre le salaire d’une de ses filles et préférant le donner directement à l’intéressée. Celle-ci avait beau remettre la totalité de la somme à sa mère, le plus souvent à la porte de l’usine, son amour-propre et sa fierté étaient saufs. Hommage soit rendu au tact de ce patron.

Portrait de ma grand-mère, Luisa, peu après son arrivée en France[11].

On mesure sans peine la différence entre cette situation et celle que connaissait la famille en Espagne. Elle était passée sans transition de l’économie propre à une société rurale passablement archaïque, dans laquelle l’essentiel de la subsistance provenait de la terre, certaines tâches annexes produisant le numéraire nécessaire à la satisfaction des besoins autres qu’alimentaires, à une économie fondée exclusivement sur la rémunération de la force de travail. Le traumatisme découlant de cette révolution copernicienne dans le mode de vie familial était compensé par l’impression d’abondance que produisait la présence de l’argent, dans des proportions jusqu’alors inconnues. On était passé d’une économie tributaire des maigres revenus, toujours aléatoires, rapportés par le père ou la mère, à une économie collectivisée, qui assurait une certaine sécurité à la cellule familiale et laissait entrevoir des possibilités d’investissements à moyen terme. Bref, l’avenir n’était plus une source d’angoisse, mais offrait, au contraire, quelques perspectives encourageantes.

 

Chapitre XX

Premier bilan

Indéniablement, l’installation en France a représenté un choc pour ces émigrés ; les plus jeunes s’en sont fait l’écho dans leurs vieux jours, mais il dut être ressenti comme tel par tous les intéressés.

Sans doute était-on préparé aux difficultés du voyage. On n’entreprend pas un tel déménagement vers un lieu dont on ne connaît rien ou le peu que nous en disent les courriers du père parti en éclaireur, sans s’attendre à de rudes difficultés, les premières d’entre elles, et pas les moindres, étant d’avoir à parcourir une distance énorme dans un moyen de transport inconnu. Mais une bonne dose d’imagination permet d’appréhender les obstacles matériels qui se dressent devant vous et vous prépare à supporter les écarts que la réalité oppose infailliblement au schéma préconçu. Le voyage sera plus ou moins long, selon ce qu’on en attendait ; le confort des wagons, différent de ce que l’on supposait ; les paysages traversés, plus exotiques que prévu. Mais plus rude est la découverte d’une réalité inattendue, surtout lorsqu’elle remet en cause vos convictions les plus intimes. Cette réalité, c’est la façon dont les gens vous perçoivent et, par leur comportement, vous rejettent.

De ce point de vue, notre groupe fut gâté. Il y eut d’abord le refus de les admettre dans certaines pensions et le mépris manifesté par ceux qui les traitaient de gitans. La réaction du muletier de l’usine de Richet, pour anecdotique qu’elle soit, va dans le même sens : la vue de la troupe l’effraie et il en oublie les ordres et les plus élémentaires devoirs de solidarité. L’état de la maison dans laquelle ils auraient à se loger, le manque de contact avec les voisins et les commerçants accentuent encore cette impression de rejet, d’autant plus cruelle qu’elle émane de personnes qui appartiennent aux mêmes couches de la population qu’eux-mêmes : ouvriers, employés, petits commerçants (n’oublions pas que la mère avait aussi été épicière à Arcos). Tous perçoivent ainsi plus ou moins confusément que l’on n’abandonne pas impunément son milieu originel et que l’on s’expose à être reçu dans le milieu nouveau avec toute la méfiance que suscite un corps étranger, que l’on n’est pas préparé à accueillir.

Ils prirent tout à coup conscience de leur dénuement. « Nous étions très pauvres », comme le disait une de nos tantes sur ses vieux jours pour résumer l’impression qu’elle avait gardée de cette lointaine expérience. La famille n’était pas plus pauvre à Richet qu’elle l’était à Utrilla et à Arcos, mais il lui suffisait de comparer sa situation économique avec celle de la population landaise avoisinante pour percevoir le fossé qui séparait le niveau de vie d’un prolétaire castillan avec celui de son homologue landais. Ce fut le premier choc ressenti. L’enthousiasme mis au travail fut la réponse la plus appropriée : il fallait accumuler le maximum d’argent pour sortir de cet état.

Le second choc résulte de l’accueil reçu. Nous en savons, à vrai dire peu de chose, et certains détails comme le comportement de l’épicier Lagardère ou du pâtissier de Pissos indiquent plutôt qu’il ne fut pas systématiquement désagréable. Mais nous devons nous placer au-delà des faits, dans le domaine des impressions ressenties. La tante déjà citée avait une formule qui donne beaucoup à réfléchir : « Nous n’aimions pas le pain français ». Elle le trouvait trop « aigre », revivant, sans le savoir, la triste expérience du pain amer de l’exilé. On sait que certains aliments de base, non seulement le pain, mais aussi d’autres denrées, telles que le tabac, le café, la charcuterie, etc., sont étroitement liés à une référence gustative commune dans une société donnée. Rien d’étonnant donc à ce que des castillans, habitués au pain ferme et dense, pétri à la farine d’un blé soumis au rude climat du plateau, et cuit dans des fours chauffés à la sapine résineuse, n’aient pas apprécié le pain landais, plus léger et souvent ramolli par l’humidité ambiante. Peut-être le palais de nos espagnols étaient-ils agressés par un excès de levain. Mais on comprend bien que ce n’est pas seulement cela que dénonçait notre petite fille, mais plutôt le refus d’admettre qu’il faudrait renoncer à des certitudes qui paraissaient définitivement acquises pour se soumettre à une nouvelle loi, qui n’avait pas d’autre légitimité que celle du fait accompli.

 

Chapitre XXI

Déménagements successifs

Cette situation se prolongea six années durant. Elle ne connut que des changements mineurs qui renforcèrent sa rentabilité sans affecter l’économie de l’ensemble. La famille n’abandonna pas Richet mais, pour plus de commodité, se rapprocha du Brous en profitant de la maison libérée par une autre famille espagnole près de la tuilerie. Par ailleurs, les grandes filles connurent de nouvelles affectations plus rémunératrices : la deuxième rejoignit la fabrique d’allume-feu de Labouheyre. La troisième avait eu la plus mauvaise part puisqu’elle avait été d’entrée de jeu séparée du groupe familial. Elle n’eut pas à se plaindre du comportement des ses patrons pâtissiers de Pissos qui la traitèrent fort bien, la laissant se gaver de gâteaux et lui donnant les premières notions de français. Ils firent plus : ils lui prêtèrent une bicyclette pour rejoindre sa famille le dimanche, ce qui, par parenthèse, lui valut le titre de plus ancienne cycliste de la famille et peut-être même l’exclusivité de cette pratique parmi ses sœurs du premier lit, car je ne me souviens pas en avoir vu aucune sur ce moyen de locomotion. Lorsqu’elle fut jugée assez forte pour occuper un emploi en usine, elle réintégra le bercail. Dès lors, avec sa sœur plus jeune, elle travailla dans la fabrique d’allume-feu de Labouheyre puis la fabrique de caisses d’Ychoux.

Au terme de ces six années, la famille se transporta à Labouheyre où elle séjourna un an, puis à Ychoux pour une nouvelle année. Signe d’une exigence née d’une situation plus aisée : on préférait habiter et travailler dans des petites villes qui comptaient plus d’un millier d’habitants que dans le modeste village de Richet, qui n’en comptait que 275 habitants lors du recensement de 1912. Mais, quant au fond, rien n’était changé. On restait fidèle à la Haute-Lande et à ses industries dominantes et le type de travail restait substantiellement le même.

 

La famille au grand complet à l’occasion du mariage de la fille aînée, Catherine[12].

Les deux aînées épousèrent des compagnons de travail qui appartenaient tous deux à la même vague récente d’émigration espagnole. L’un venait d’Alconchel de Ariza, village voisin d’Arcos de Jalón, l’autre de Nerpio, dans la province d’Albacete. Le lieu d’origine des deux époux montre la diversité des foyers d’émigration espagnols : à côté du plateau castillan des Garcia Muñoz et de leur futur gendre Escolano, on trouvait aussi la façade méditerranéenne, aux confins de La Manche la plus orientale et de la province de Murcie. Comment ne pas s’étonner que ce manchègue ait choisi de rejoindre pour émigrer une région de France diamétralement opposée à la sienne, alors qu’il lui aurait été si simple de se rendre en Languedoc ou en Provence ? Un argument de plus à ajouter à l’hypothèse de filières de recrutement landaises.

Cette diversité géographique ne doit pas cacher que ces émigrés avaient en commun d’être des paysans et de venir de zones particulièrement déshéritées de la Péninsule. De ce point de vue, le village de Nerpio n’est pas moins perdu, près de la source du fleuve Segura au milieu de la sierra de Las Cabras, que ne l’étaient Oseja ou Viver de la Sierra. Ces hommes et leur famille avaient connu aussi la faim et une totale absence de perspectives dans des régions inhospitalières et dépeuplées.

En bons ruraux, ils n’aspiraient pas à s’installer dans une ville, où ils auraient eu du mal à se loger et où ils auraient trouvé difficilement un travail rémunérateur par manque de qualification. S’installer à la campagne leur convenait mieux : ils se sentaient moins dépaysés et s’intégreraient plus aisément dans des fabriques au fonctionnement peu sophistiqué, plus proches de l’atelier que de l’usine. Ils pouvaient aussi cultiver un potager grâce auquel ils amélioraient l’ordinaire et retrouvaient des gestes acquis depuis leur plus jeune âge.

À travers ces mariages entre jeunes gens qui avaient partagé la même expérience de vie, on perçoit les carences d’une assimilation inaboutie. Il est vrai qu’il ne s’est écoulé qu’un petit nombre d’années entre la rupture de l’exil et cette nouvelle étape de la vie du groupe familial. Il n’en reste pas moins que ces mariages « entre soi » attestent que la mutation vers une complète assimilation n’est pas complètement achevée. Même si la structure familiale de départ donne les apparences d’une implosion irréversible, il aurait pu advenir que les jeunes couples s’agrégent au noyau initial, celui de la mariée ou celui du marié, au moins pendant un certain temps. De fait, connaissant l’autorité naturelle de notre grand-mère, on soupçonne qu’elle tenta, sans succès, de maintenir sur les jeunes couples une autorité analogue à celle qu’elle exerçait sur ses filles célibataires. Mais on est obligé de constater que les deux filles mariées choisirent un relatif éloignement de la cellule de départ.

Le mariage de ces deux aînées est-il compatible avec un éventuel retour vers l’Espagne ? On l’ignore. Notre père nous a souvent dit qu’il avait envisagé cette hypothèse mais que l’éclatement de la Guerre Civile en 1936 (soit deux ans après le mariage de nos parents) lui en avait fait abandonner l’idée. Les deux filles mariées et leur mari ont-elles eu la même idée ? On peut en douter. Il est plus logique de penser qu’en fondant un foyer, l’une à Ychoux, l’autre à Labouheyre, les deux aînées envisageaient de s’installer à demeure dans une région qui leur était devenue familière et où elles savaient pouvoir mener une vie décente bien que laborieuse.

Les deux aînées étant « casées », les deux suivantes, qui avaient fêté leurs vingt ans, envisageaient à leur tour le mariage comme une proche éventualité. La plus âgée des deux avait même déjà un soupirant attitré, qui était de surcroît considéré d’un bon œil par la mère, condition indispensable à la concrétisation de l’union. Les deux familles, celle de la fiancée et celle du fiancé, se connaissaient, sans se fréquenter vraiment, depuis Arcos de Jalón, qu’elles quittèrent à quelques semaines de distance, comme il a été dit plus haut pour des destinations très proches, Richet pour l’une, Trensacq puis Morcenx pour l’autre.

 

Chapitre XXII

Dislocation

La décision de s’installer à Dax, prise en 1933, traduit un bouleversement dans la stratégie familiale. La véritable rupture se concrétise lorsque le groupe familial s’éloigne en laissant derrière lui à leur destin particulier deux de ses filles désormais engagées dans une nouvelle aventure avec mari et enfants. Les deux premiers nés de la nouvelle génération, Pierre et Eugène Escolano, virent, en effet, le jour au début des années trente. Symboliquement, la manifestation lo plus évidente de ce changement radical est la célébration dans la nouvelle résidence de la famille, à Dax, le 28 décembre 1934, du mariage de la troisième des filles, qui avait été projeté et arrêté entre Labouheyre et Morcenx.

Economiquement parlant, le choix de l’abandon de la Haute-Lande est discutable. Notre père gagnait plus largement sa vie à abattre et traiter le bois de pins, que n’importe quel ouvrier en poste dans une usine. Il lui arrivait d’arrêter sa semaine le samedi à midi et d’avoir assez d’argent pour passer la fin de semaine à Arcachon en aimable compagnie. Du côté de Saint-Symphorien, le sauternes était appelé « vin des gemmeurs », tant les résiniers en consommaient d’abondance.

Il semble que ce changement fût imposé par les filles aînées, qui souhaitaient un autre mode de vie. En rejoignant une vraie ville, elles pensaient pouvoir mener une vie moins rude et aussi mieux y scolariser leurs enfants à venir. Ma mère nous a toujours dit qu’elle désirait avant tout que ses enfants aillent à l’école.

Pourquoi avoir choisi Dax et non Mont-de-Marsan, pourtant plus proche de la Haute-Lande ? Probablement à cause de la perspective d’une embauche à l’usine Boulart. Cette nouvelle et importante fonderie, récemment construite au bord de la voie ferrée, près de la halte de Peyrouton, succédait aux forges historiques d’Abesse, à Saint-Paul-lès-Dax. Elle venait compléter le pôle industriel du quartier de La Torte, au sud de la ville, déjà constitué autour de la mine de potasse et de l’usine de traitement du sel gemme (les Salines). Lors de l’inauguration de son nouveau site, elle avait lancé une grande campagne de recrutement qui eut des échos jusque dans la Haute-Lande. Le père, les deux filles aînées et le futur mari de la première, notre père, répondirent ensemble à cet appel et furent embauchés.

La fonderie Boulart avait construit le long de l’usine une cité ouvrière. C’est là que la famille trouva à se loger dans un premier temps. Puis notre père, ayant été mis à pied pour avoir menacé de mort le contremaître qui l’avait traité de « sale étranger » (lui qui était belge !), dut quitter l’usine. Il trouva un nouvel emploi dans les Salines voisines où son beau-père le suivit, par solidarité ou par obligation. Les grands-parents perdirent leur droit au logement mais emménagèrent à peu de distance de là, en contrebas de la route de Saint-Pandelon, dans une petite bâtisse, la ferme Largileyre, qui maintenait dans ce faubourg industriel de la ville un témoignage, désormais saugrenu, de l’habitat rural chalossais, avec ses colombages, sa treille et son toit de vieilles tuiles qui touchait presque le sol. Pour les petits-enfants, cette maison présentait l’indéniable avantage de se trouver à deux pas d’un petit bois au centre duquel poussait un chêne imposant, dont les branches se prêtaient aux escalades des plus jeunes.

 

Chapitre XXIII

Une vie d’errance

Si l’on fait le compte des lieux de résidence, villes ou villages, de notre grand-mère entre la date de son premier mariage et celle de son installation à Dax, on aboutit au chiffre conséquent de neuf : Gotor, Oseja, Viver, Utrilla, Arcos, en Espagne ; Richet, Labouheyre, Ychoux, Dax, en France. Neuf déménagements en 30 ans, de 1901 à 1933. Cette vie d’errance cadre mal avec l’image que l’on se fait habituellement de l’immigré, surtout lorsqu’il provient d’un milieu rural. On l’imagine plutôt quittant son village natal pour rejoindre sans transition son nouveau lieu de résidence. Peut-être cette vision nous est-elle inspirée par certaines migrations intérieures, comme celle qui pousse des habitants des départements et territoires d’Outre-Mer à rejoindre la métropole où les attend un point de chute généralement préparé par des parents déjà installés, mais elle dénote surtout une méconnaissance profonde des modalités variées que connaît le phénomène de l’émigration.

Il faut, cependant, faire une différence entre les déménagements effectués en Espagne et ceux de France. Les premiers semblent imposés par des échecs répétés et s’apparentent à une fuite. Il faut beaucoup de complaisance pour trouver le moindre signe d’une réussite dans les changements successifs qu’Eusebio Garcia imposa à sa famille. Aboutir à Viver ne représente pas précisément une apothéose. Il serait d’ailleurs injuste d’en rendre responsable ses talents de charron ; peut-être subissait-il déjà les effets du mal qui va l’emporter et n’avait-il plus la force requise pour accomplir pleinement un métier particulièrement dur. En revanche, la malheureuse expérience d’Arcos est sans doute imputable à l’incapacité du grand-père Alejandro à subvenir aux besoins de sa famille. Le départ en France apparaît donc comme une suite logique, même s’il représente un saut dans l’inconnu. Ce saut dans l’inconnu équivaut à la reconnaissance tacite d’un échec.

Les changements de résidence en France sont d’une toute autre nature. On y décèle les marques d’un progrès continu. Richet représente le point le plus bas de cette ascension, mais offre des perspectives intéressantes pour l’avenir. Sa ruralité a dû rassurer les nouveaux venus. Elle leur a ménagé une transition vers d’autres lieux plus contraignants en matière d’intégration sociale. La cellule familiale, encore complète, assure une stabilité appréciable dans cet environnement humain et professionnel nouveau, dans lequel les tentations sont rares. Pendant ces six années, la situation du groupe comme celle des individus qui la composent s’améliore. L’argent rentre, les enfants grandissent. Les aînées atteignent l’âge adulte, les plus petits se socialisent peu à peu, prémisse d’une intégration future et réussie. Les étapes ultérieures démontrent que ce cadre initial ne suffit plus, c’est-à-dire, en fin de compte, que le groupe ne subit plus, que ses membres s’offrent même le luxe de projets d’avenir plus ou moins ambitieux. Que cette ambition soit modeste, que la réussite touche inégalement les uns et les autres importe peu. Il ne faut retenir que le saut qualitatif que la nouvelle situation entraîne.

Il existe une seule ombre au tableau. Si chacun des enfants profita, à des degrés divers et selon une chronologie différente, de cette évolution favorable, les parents, eux, font figure de laissés pour compte. L’éclatement du groupe familial finit par leur être fatal. Livrés à eux-mêmes lorsque leurs enfants eurent « pris un état », ils perdirent leur autonomie. Notre grand-mère ne s’accommoda jamais pleinement de cette situation d’assistée.

 

Chapitre XXIV

De la constance dans la difficulté

On aurait pu penser que l’installation en ville, après dix années ou presque de ‘galère’ dans la forêt, se serait accompagnée d’un changement dans la vie du groupe familial et peut-être aussi d’une amélioration des conditions de vie grâce à l’argent accumulé. Ce ne fut vrai qu’en partie.

Dans les deux premières années dacquoises, les deux filles aînées se marièrent et quittèrent à leur tour le noyau familial pour créer leur propre foyer. Désormais, la famille se réduisait au couple des parents et à ses trois enfants. Bref, on se retrouve uniquement entre Muñoz, puisque les filles Garcia ont pris leur envol. Les salaires perdus du fait de l’éloignement des grandes a créé un manque à gagner apparemment insupportable. Ce vide sera donc compensé par l’apport des deux petites qui, pour cette raison, furent retirées de l’école. Ce traitement, qui reproduit à l’identique celui qu’avaient subi les aînées, semble avoir été, cette fois, mal accepté par les intéressées, qui s’étaient sans doute faites à l’idée de mener une vie plus conforme à celle des petits français de leur âge. D’où ce sentiment d’une fatalité qu’exprimait l’une d’entre elles, dans ses vieux jours : « nous étions très pauvres ». Une pareille constatation n’était pas de nature à faire oublier que le chemin d’une assimilation véritable et profondément souhaitée risquait encore d’être long, que, d’une certaine façon, elles n’y parviendraient que lorsque le moment serait venu où chacune pourrait choisir sa propre voie, à l’image des aînées qui, peu ou prou, semblaient avoir dépassé, grâce au mariage, un statut aussi peu enviable.

En attendant, il fallait travailler ferme. Le benjamin lui-même ne fut pas épargné, bien que sa mère lui eût porté une affection particulière du fait de sa difficile survie à la naissance, et aussi parce que c’était le seul garçon et qu’il était le dernier. À peine avait-il obtenu le certificat d’études primaires, qu’on l’engagea dans l’épicerie de gros du Friand. Or, il était si chétif que certains des transports qu’on lui confiait dépassaient ses forces. Une fois devenu, du fait de son seul talent, le gérant de cette importante entreprise, il aimait à évoquer la terrible épreuve, consistant, pour un enfant de son âge et de son gabarit, à transporter un bidon d’huile posé sur le porte-bagages avant d’une bicyclette, de toute façon trop grande sur lui. Il devait s’appuyer de toutes ses forces sur la selle afin d’éviter que le tout ne bascule vers l’avant sous l’effet du poids du bidon. Tout le long du chemin, il serrait les dents et pleurait à chaudes larmes, de fatigue, de rage et d’humiliation mêlées.

Pour les petits-enfants, le souvenir de nos grands-parents est définitivement associé à cette image de la pauvreté. Tout au long de leur vie active, ils ne durent de s’en sortir qu’à l’absence d’ambition et de désirs autres que ceux qu’implique une stricte survie, et, sur leurs vieux jours, à l’aide de leurs enfants, du moins de ceux qui étaient en état de leur en apporter.

 

Chapitre XXV

Les étapes vers l’assimilation

À l’occasion des débats autour de l’immigration, il arrive que l’on entende remettre en cause les principes de l’assimilation ou de l’intégration, au nom de la conservation d’une identité d’origine. J’ai déjà dit plus haut que, pour les cousins, c’est-à-dire la génération qui est née en France, la question ne s’est guère posée ; pour la génération précédente, soit les enfants du second lit, apparemment pas non plus. Pour les plus âgées, un certain clivage semble avoir existé entre les deux aînées, qui sont restées dans la Haute-Lande et ont continué à vivre dans un milieu à dominante espagnole et les deux suivantes, qui ont vécu leur vie d’adulte en ville. Avant de traiter des facteurs qui ont le plus contribué à cette assimilation, je voudrais faire état d’une expérience qui a beaucoup contribué à me faire comprendre la mentalité de nos parents à ce propos.

C’est à une confidence de notre mère que j’ai compris combien l’adhésion de mes parents à leur patrie d’accueil était sincère. Lors d’une de mes visites, je fus étonné de la voir enjouée et diserte, ce qui contrastait radicalement avec cet air absent et las qui fut le sien pendant ces longues années d’hypocondrie qui précédèrent sa mort. Elle se flattait d’avoir eu assez d’appuis dans les services de la mairie pour obtenir à son profit, et accessoirement à celui de notre père, une entorse à la règle qui imposait d’enterrer désormais les défunts dans une annexe suburbaine du cimetière communal. Je découvris alors que la perspective de cet exil définitif la chagrinait et je crus, un moment, que ce pouvait être la cause de sa tristesse habituelle. Toujours est-il qu’elle « avait fait des pieds et des mains » pour obtenir une concession dans « le cimetière de la ville », non loin du centre et, pour ainsi dire, à quatre pas de sa maison. Elle n’était pas peu fière de son succès car les démarches lui avaient valu des manifestations de respect de la part des responsables du service qui lui donnaient un avant-goût de tout le bien que l’on dirait d’elle, une fois qu’elle serait partie. En somme, elle avait eu la joie d’entendre, de son vivant, prononcer son éloge funèbre par des gens dont la compétence était indiscutable. Mais, plus que tout, elle avait acquis droit de cité dans le quartier où, seuls, résident ceux qui forment l’élite de la communauté. On ne pourrait rêver plus complète assimilation.

 

Chapitre XXVI

L’école

Une seule institution se montra accueillante, l’école. Dans un pays où on ne prenait même pas la peine de recenser les nouveaux venus, elle seule fit une place à ces étrangers et, en leur donnant la possibilité d’acquérir la langue française, leur permit d’envisager qu’un jour, ils ne seraient plus considérés comme des intrus.

Une fois la famille installée à Richet, les deux petites, âgées respectivement de 7 et 5 ans à leur arrivée, furent scolarisées à l’école du Brous. Elles furent les premières de la fratrie à bénéficier d’une scolarisation régulière, car les aînées en avaient été privées. Un changement d’attitude aussi radical chez des personnes qui avaient vécu jusque là dans un pays où la scolarisation des enfants n’était pas universelle démontre, s’il en était besoin, combien les principes énoncés par les lois laïques – enseignement primaire gratuit et obligatoire de 6 à 12 ans – étaient entrés non seulement dans la législation mais aussi dans les mœurs de la France d’alors. Il était exclu que quiconque y échappât.

Pour en avoir souvent parlé avec nos parents, nous pouvons témoigner de la satisfaction que leur produisait le fait d’avoir pu offrir à leurs enfants une instruction qu’ils auraient eux-mêmes voulu recevoir. Une des raisons de leur attachement à leur pays d’accueil tenait principalement à ce fait qu’ils considéraient comme le critère premier pour apprécier le degré de civilisation d’un pays : il y avait ceux qui fondaient l’ascension sociale sur le mérite acquis dans des écoles ouvertes à tous et ceux qui le réservaient à une élite du sang ou de l’argent. En somme, le principe de ‘l’école pour tous’ jouait, à l’époque, un rôle équivalent à celui qu’on accorde aujourd’hui, non sans quelque confusion, à celui de démocratie.

Si les trois petits eurent droit à une scolarité, celle-ci fut interrompue pour les deux filles. Elles n’eurent pas le loisir d’aller jusqu’au terme de l’école primaire. Dès avant le déménagement à Dax, la plus grande dut quitter l’école pour travailler à la fabrique de caisses. Une fois la famille installée à Dax, elle sa cadette furent placées à l’épicerie Le Friand, puis dans une fabrique de balais. Seul le petit dernier put poursuivre jusqu’au certificat d’études, qu’il obtint d’ailleurs brillamment. Faut-il attribuer ce traitement de faveur au fait que c’était un garçon ou à une intégration plus forte ? Les deux facteurs ont sûrement joué. Mais les parents n’avaient ni les moyens ni probablement même l’idée de lui permettre de poursuivre ses études au-delà. Il faudra attendre l’évolution des mentalités et de la politique d’éducation pour que cette possibilité soit offerte aux enfants de milieux aussi modestes. La génération suivante sut en profiter pleinement.

 

Chapitre XXVII

Apprentissage et pratique du français

Les bienfaits de la fréquentation scolaire se mesurent facilement au degré de maîtrise que ses premières bénéficiaires acquirent du français. Les deux plus jeunes des filles ignoraient la langue tout autant que leurs parents et que leurs sœurs aînées, mais elles apprirent à la manier sans enseignement spécifique, au simple contact de leurs camarades de classe et à l’écoute de leur maître, pendant leur courte scolarisation. Ce bain linguistique a creusé un véritable fossé entre les plus jeunes et leurs aînés, que nous, enfants de la génération suivante, avons pu apprécier directement.

Nos grands-parents parlaient assez le français pour se faire comprendre mais cette connaissance se limitait aux mots indispensables à la communication et excluait de fait la maîtrise de la phonétique et de la syntaxe. Chez eux, nulle concurrence entre le système du français et celui de l’espagnol, ce dernier restant dominant. Pour illustrer ce fait, on raconte une anecdote sur notre grand-mère. Elle aimait marchander, y compris dans les magasins à prix affichés, à la grande honte de ses filles chargées de l’accompagner dans ses achats. Un jour, elle s’arrêta devant un étal, prit un air intéressé et s’adressa à la vendeuse : « Combien ça ? Trente ? ». « Non, madame, quatre-vingts ». Elle se pencha pour scruter le chiffre, se redressa puis, s’éloignant avec un port de reine, asséna à son interlocutrice un méprisant : « Oh, quel houit más mal fait » (littéralement : « quel huit plus mal fait »), reproduisant ainsi une construction superlative du meilleur effet en castillan, mais qui dut paraître incompréhensible à la marchande française.

Les deux aînées étaient arrivées trop âgées pour acquérir un bon français, d’autant que, une fois mariées, l’essentiel de la communication avec leurs voisines campagnardes se ferait en patois local. L’emploi occupé par la troisième, notre mère, chez des patrons français la plongea dans un bref bain linguistique dont elle sut tirer parti. Seules quelques associations de phonèmes lui résistèrent jusqu’au bout, tels le sp– initial (« espécial » pour « spécial »), le –x- intervocalique prononcé –ts– (« tatsi » pour « taxi »). En outre, certains noms propres se refusaient à elle, au grand bonheur de ses petits-enfants chez lesquels ses tentatives toujours vouées à l’échec provoquaient une hilarité irrépressible, qu’elle partageait d’ailleurs volontiers avec eux. C’était le cas de « Chaban-Delmas » et de « Servan-Schreiber » et, plus généralement, de l’association entre sifflantes, palatales (chuintantes) et nasales.

Sa cadette connut une autre sorte de bain linguistique en épousant un français, mais finit par se remarier avec un combattant de la Guerre Civile qui se montra toujours embarrassé par la pratique de la langue de son pays d’accueil. Ainsi, les quatre sœurs aînées subirent, en quelque sorte, le handicap de vivre avec des conjoints espagnols. Leur meilleure connaissance du français leur conférait un statut de porte-parole du couple, du moins tant que leurs enfants ne furent pas en état de s’en charger, mais la pratique quotidienne d’un espagnol de plus en plus approximatif avec le temps ne leur permit pas d’atteindre la qualité d’expression auxquelles elles auraient peut-être pu prétendre si elles avaient vécu dans un contexte exclusivement ou majoritairement français.

Les trois plus petits enfants du couple ne connurent pas ce handicap. Ils avaient émigré assez jeunes pour acquérir un bon niveau de langue française ; de plus, ils se marièrent à des conjoints français, dont aucun ne pratiquait l’espagnol. Pour eux, le système du français déplaça celui de l’espagnol qu’ils avaient reçu dans leur petite enfance et finit par se substituer à lui. Même s’ils continuaient à pratiquer l’espagnol avec leurs parents, leur connaissance de cette langue s’appauvrit irrémédiablement. Que je sache, ils n’ont jamais cherché à l’employer avec leurs enfants, contrairement à leurs aînées qui, à la maison, utilisaient spontanément leur langue maternelle, contraignant leurs enfants à une très salutaire gymnastique linguistique et intellectuelle.

La cassure déjà signalée entre les enfants des deux lits s’est donc perpétuée, sous l’article de la langue, dans la génération suivante. Cette différence entre cousins n’entraîna aucun clivage entre nous, mais elle compliqua quelque peu la communication entre les petits cousins ‘français’ et leur grand-mère. Leur connaissance de la langue de Cervantès (et accessoirement de celle de leur mère) se limitait à quelques formules péremptoires que la mémé assénait d’entrée de jeu pour éviter tout excès, à ses yeux du moins, de la part de ses petits-enfants. « Siéntate y estate quieto » (« Assieds-toi et reste tranquille ») ; « come, calla y no te manches » (« mange, tais-toi et ne tache pas tes vêtements ») représentaient à peu près tout le bagage linguistique espagnol qu’ils avaient reçu de leur grand-mère. Ils en riaient. Nous qui avions une meilleure connaissance de la langue espagnole et pouvions, de ce fait, dialoguer avec notre grand-mère, ne pouvions nous empêcher de considérer cette lacune de nos petits cousins exclusivement francophones avec un certain sentiment de supériorité.

 

Chapitre XXVIII

De l’usage des prénoms

Un autre trait d’assimilation lié à la langue, et qui semble avoir peu intéressé les spécialistes jusqu’ici, concerne l’usage des prénoms. Contrairement à l’exécrable tendance actuelle qui consiste à donner à ses enfants des prénoms sur le seul critère de la « joliesse », alors qu’il ne s’agit, le plus souvent, que de céder aux injonctions d’une mode, souvent télévisuelle, à l’époque, on veillait encore à fournir au nouveau-né l’occasion de s’identifier à une tradition géographique ou familiale, à un lieu ou à un ancêtre proche ou lointain, lui fournissant ainsi un « repère » fort utile pour sa socialisation et pour la formation de sa personnalité. L’inconvénient de ce système, qui a, par ailleurs, infiniment d’avantages, est qu’il n’est pas toujours exportable en l’état. La culture anglo-saxonne, à dominante protestante, affectionne les prénoms bibliques. Les cultures latines, marquées par le catholicisme, lui préfèrent des noms tirés du martyrologe.

Le passage de la langue espagnole à la française se fait généralement par une traduction pure et simple du prénom : ‘Antonio’ donne ‘Antoine’ ; ‘Catalina’, ‘Catherine’ ; ‘Gregorio’, ‘Grégoire’, etc. Les cas d’homonymie obligent à apporter quelques aménagements à cette règle. Pour distinguer le fils du père, notre grand-père était désigné par le prénom, Alejandro, et son fils par le diminutif, Alejandrito. Rien que de très naturel. Plus intéressant est le fait que notre oncle ait eu droit à la traduction, Alexandre, alors qu’il ne nous serait jamais venu à l’idée d’appeler son père autrement qu’avec la forme espagnole. Seule concession à la francisation, nous appelions nos grands-parents, à la mode landaise, « pépé » et « mémé », ce qui marquait une évidente rupture avec la pratique espagnole. En revanche, nos grands-parents paternels avaient conservé la désignation espagnole : abuelito et abuelita. J’ignore pourquoi, mais je suppose que ce fut un choix de ces derniers, alors que mes parents maternels n’eurent aucune exigence de ce point de vue.

Cependant, nos deux cultures présentent certaines différences. L’exemple le plus flagrant concerne les prénoms féminins. Si, dans nos deux pays, les petites filles portent souvent le nom de Marie, en France celui-ci est associé à un autre prénom, alors qu’en Espagne il est associé à un avatar de la Vierge. De ce côté des Pyrénées, on a des Marie-Louise, Marie-Anne, voire Marie-France, alors que, de l’autre côté, on trouvera des María de la O, María de la Concepción, María de los Dolores.

Ces différences, lorsqu’elles sont perçues comme incompatibles avec les pratiques de la langue d’accueil, font l’objet d’une substitution pure et simple, selon des modalités variées. Le premier prénom peut disparaître au profit du second. Le phénomène existe dans la première génération : ‘Victoriana Luisa’ devient ‘Louise’. On le trouve aussi dans la suivante, celle des cousins, mais il est vrai qu’elle concerne l’aîné parmi les cousins, c’est-à-dire le plus proche de la tradition d’origine (il est né en 1929) : Gregorio Pedro n’était connu de nous que sous le prénom de Pedro (ou Pierrot). En cas de prénom féminin composé, l’avatar de la Vierge disparaît : ‘María de la Consolación’ devient ‘Marie’ tout court ; il peut aussi se maintenir au prix d’une transposition, ‘Consuelo’. C’est le cas d’une de nos tantes. La première solution est réservée à ses neveux (‘tatie Marie’) ou à ses sœurs, lorsqu’elles lui adressent la parole en français (‘Marie’). En revanche, lorsqu’elles s’adressent à elle en espagnol, elles l’appelleront ‘Consuelo’.

Ces subtilités, qui font tout le charme d’une conversation, dénotent le refus de sacrifier sur l’autel de la facilité en généralisant une formule unique. Elles démontrent aussi que le ‘biculturalisme’ n’a pas complètement disparu dans ces familles d’immigrants, puisque l’on tente de faire coexister des pratiques différentes en tenant compte du contexte de leur réalisation. Reste la substitution pure et simple d’un prénom jugé inadaptable à la nouvelle réalité. C’est le cas de ‘Saturnina’ qui s’est traduit par ‘Aline’, dans le but, sans doute, de ménager une similitude à travers une terminaison traitée à l’instar d’une rime.

Ce traitement du prénom est assez généralisé pour que nous ayons pu aussi l’observer dans notre famille paternelle. Ce qui est plus surprenant, c’est que, dans la famille maternelle, il n’est pas absent non plus de la génération des petits-enfants, dans laquelle on trouve certains écarts surprenants entre l’état-civil et le prénom d’usage : Eugène pour Eusebio (qui était pourtant le prénom de son père), Antoinette pour Consuelo, André pour Antoine. Il est vrai que tous ces exemples, et il n’y en a pas d’autres, sont circonscrits aux enfants des deux filles aînées, c’est-à-dire celles qui ont conservé, du fait de leur âge lors de l’émigration mais aussi de la nationalité de leurs conjoints, la plus grande proximité avec le passé espagnol.

Il n’en reste pas moins que nous n’avons pu percer à quel moment ni sous quelle forme s’est réalisée cette conversion des prénoms. S’est-elle faite de façon concertée, par exemple sous l’influence d’un parrain ou d’une marraine ? À la demande des enfants ? À la longue, par l’usage ? Il est fascinant de constater qu’un phénomène, somme toute, aussi courant conserve encore son mystère, et réjouissant de voir combien les relations sociales, par leur seule dynamique, peuvent s’enrichir, pour peu qu’elles ne soient pas laminées par une ‘mondialisation’ fondée sur une inculture généralisée.

 

Chapitre XXIX

Portraits

Notre grand-mère était aussi coquette que notre grand-père Muñoz était négligé. L’une inspirait le respect et parfois même la crainte ; l’autre attirait la sympathie et une certaine commisération. L’une était habile de ses mains ; l’autre, inapte aux travaux manuels. Elle avait le sens de l’autorité ; lui, en était dépourvu au-delà de l’imaginable. Ce couple apparemment aussi mal assorti, imposé par les circonstances, reste pourtant dans mon souvenir indissolublement lié.

Le grand-père Muñoz n’était pas armé pour faire face aux dures réalités de la vie. On doit à la vérité de dire qu’il ne se plaignait pas du triste sort que cette incapacité congénitale entraînait pour lui. Il se contentait de peu et savait tirer parti de ses handicaps. Son fils nous racontait que, malgré le mal qu’il se donnait, il n’est jamais parvenu à allumer la cuisinière avant de partir, aux aurores, au travail et qu’il a donc, par tous les temps, pris son café au lait froid. La perte d’un œil l’empêchait de voir le côté négatif des choses, mais ne lui laissait rien perdre de ce qui méritait être vu. Une atrophie congénitale l’avait à peu près privé du sens du goût. Il en profitait pour ingurgiter les bas morceaux et les parties les plus grasses des viandes, qu’on lui réservait systématiquement. Il poussait la complaisance jusqu’à faire mine de les apprécier et de les préférer aux meilleurs morceaux. Il était, par ailleurs, assez discret pour ne pas manifester publiquement la peine qu’il pouvait éprouver à voir les conséquences que ses carences entraînaient pour les siens. Il essayait, tant bien que mal, d’en compenser les effets en se montrant toujours aimable, gai, quitte à s’interposer lorsque notre grand-mère, qui était douée d’un caractère peu porté à l’indulgence, prétendait sévir contre tel ou tel de ses enfants, au risque de prendre au passage quelque réprimande ou même quelque bourrade égarée.

Notre grand-mère avait les qualités requises pour supporter dignement un sort aussi difficile. Elle jouissait d’une résistance physique à toute épreuve, même si, sur ses vieux jours, elle abusa de l’aspirine qui était, à l’entendre, le seul remède avec les infusions de tilleul capable de lui faire oublier ses rhumatismes et ses maux de tête. Elle ne manquait pas de talent ni de ressources dans le domaine pratique. On raconte qu’il lui suffisait de voir un pull-over sur une personne croisée dans la rue, quitte à se retourner pour mieux la voir de dos, pour en tricoter un semblable à son retour à la maison. Grâce à ces dons, les enfants étaient habillés à peu de prix. Elle n’avait pas d’états d’âme, ce qui lui conférait un moral de fer. On ne se rappelle pas l’avoir vu pleurer, peut-être parce qu’elle avait connu, en ce funeste Noël 1914, le malheur dans sa réalité la plus cruelle et qu’elle avait pris l’habitude, depuis, d’apprécier les coups du sort en les rapportant à cette référence indépassable. Son sens des réalités lui épargnait les illusions et lui faisait apprécier, dans toute leur étendue, le moindre bienfait accordé par les circonstances.

Elle comptait aussi sur le recours d’une foi religieuse et d’un panthéon très personnel pour la protéger des menaces extérieures. C’est ainsi qu’elle ne s’endormait jamais sans adresser à haute voix une prière à sainte Monique, que notre cousine qui hérita ce prénom a retenue :

Santa Mónica gloriosa

madre de san Agustín,

a Dios le entrego mi alma

cuando me voy a dormir.

Si me duermo, despertadme,

si me muero, perdonadme

« Sainte Monique glorieuse

mère de saint Augustin

je remets mon âme à Dieu

lorsque je vais m’endormir.

Si je m’endors, réveillez moi,

si je meurs, pardonnez-moi ».

Ceux de ses petits-enfants qui partageaient occasionnellement sa chambre ou même son lit, craignant de la trouver morte au réveil, ajoutaient leurs propres prières à Dieu, afin qu’Il eût la bonté de repousser l’inévitable échéance à une date ultérieure.

Il est vrai qu’elle passait pour ne pas dédaigner certaines forces occultes auxquelles elle croyait. Les plus grands le savaient. On leur avait rapporté certaines scènes s’apparentant à des crises d’hystérie collective mal faites pour les rassurer sur ce chapitre.

 

Épilogue

À la fin des années trente, à peine plus de dix ans se sont écoulés depuis cette pluvieuse soirée de janvier 1925, où la famille au grand complet débarquait sur le quai de la gare de Pissos. Pourtant il ne subsiste plus rien ou presque de la situation de départ. La cellule familiale primitive a éclaté et s’apprête à se vider du reste de sa substance, puisque les deux filles du couple Muñoz se seront mariées au début de la Seconde Guerre. Seul le petit dernier restera auprès de ses parents. Notre grand-mère, qui avait été choisie comme l’élément central de cette histoire, a cessé d’en être la protagoniste principale, ce qui nous oblige à mettre un point final à ce récit, tant il est vrai qu’on ne pourrait le poursuivre au-delà sans en changer fondamentalement le sens et la portée, puisqu’il était consacré à l’étape migratoire de l’histoire de la famille. La suite, si jamais elle est écrite, sera une autre histoire.

On ne peut, cependant, clore ce bref récit sans évoquer la Guerre Civile espagnole qui eut une influence considérable sur tous les immigrés espagnols installés si près de la frontière. La victoire du franquisme dissuada nos « exilés de la faim » des années 20 de retourner en Espagne. Les nouvelles de l’arbitraire qui s’était abattu sur ce pays et de la misère qui y régnait convainquirent ceux qui caressaient encore l’espoir d’y revenir qu’il valait mieux renoncer. Si ce tragique conflit n’avait pas eu lieu et si la République avait pu continuer à réaliser ses réformes, il est possible que certains retours auraient eu lieu. C’était désormais inimaginable.

Une autre conséquence de la défaite des armées républicaines fut de créer entre les émigrés déjà installés et ceux qui venaient d’arriver une solidarité de fait qui ne se démentira jamais par la suite. Il en résulta une politisation des premiers qui, pris jusque là dans l’urgence de cette économie de subsistance que j’ai déjà évoquée, n’avaient, sauf exception, guère manifesté d’intérêt particulier pour la chose publique.

Cette politisation s’accompagna aussi parfois d’un abandon ou d’une mise entre parenthèses de la pratique religieuse. Tous les enfants du couple avaient été baptisés. Les mariages furent tous célébrés à l’église. Ces manifestations de foi ne dépassaient, cependant pas, sauf peut-être pour la grand-mère, une approche purement ‘sociologique’ de la religion, proche de celle que pratiquait la population locale. Bref, la religion ne faisait pas débat, comme on dit. L’arrivée des combattants républicains exilés dont une bonne proportion était résolument athée, l’effet de repoussoir produit par le régime franquiste, une meilleure familiarisation avec la laïcité à la française firent que, dans certains des jeunes couples, le lien avec la religion se distendit nettement, au point que certaines cérémonies telles que baptêmes et communions n’étaient plus que prétextes à des retrouvailles joyeuses entre frères et sœurs géographiquement séparés. Mais c’est dans la génération des petits-enfants devenus adultes que la déchristianisation se manifesta le plus clairement, au point de conférer un caractère exceptionnel à une pratique active chez certains d’entre eux.

Un autre effet de la Guerre Civile fut de conduire la population d’anciens émigrés, au moment où paradoxalement elle était en train d’acquérir une certaine maîtrise du français, à renouer au quotidien avec la pratique de l’espagnol, afin de communiquer avec les nouveaux venus qui ne parlaient que leur langue maternelle. Cet aller-retour entre les deux langues, pratiquées, qui plus est, à un faible niveau, du fait de l’analphabétisme régnant, donna lieu à un sabir hispano-franco-gascon, dans lequel le calque et l’emprunt d’une langue à l’autre jouent un rôle prépondérant, avec les effets les plus réjouissants qui soient.

Le grand-père ayant atteint l’âge de la retraite au début des années 1940, nos grands-parents traversèrent les années de la Guerre Mondiale tant bien que mal, grâce à l’aide active de leurs enfants. À la Libération, ils intégrèrent un modeste appartement du quartier Saint-Pierre, rue de la Croix-Blanche, au centre-ville de Dax. C’est là que la majorité d’entre leurs petits-enfants avons le plus de souvenirs : le goût du pain perdu que confectionnait la grand-mère ; les parties de billes sur le plancher passablement pentu de la cuisine ; l’image aussi de notre oncle, à la Libération, revêtu de l’uniforme, avec son bonnet de police crânement posé sur le côté. C’est là que notre grand-père mourut le 1er août 1951. Après sa mort, notre grand-mère, percluse de rhumatismes et dépourvue de ressources suffisantes pour conserver son autonomie, vécut avec son fils, désormais marié, puis avec une de ses filles, chez qui elle mourut le 25 juin 1958.

Elle, qui avait tant donné de force et d’énergie aux siens pour les tirer de la misère, acceptait mal de devoir dépendre de l’aide de ses enfants. Elle s’en vengeait en manifestant souvent une certaine humeur. Aussi, jusqu’à son dernier jour, jusqu’à son dernier geste, au moyen duquel elle prit congé de la vie, elle chercha à préserver l’apparence d’une indépendance qui lui avait paradoxalement définitivement échappé au moment où ses enfants avaient conquis la leur.

 

Postface

Lettre à mes cousins

J’ai écrit le récit qui précède en pensant à vous. J’ai cru que, comme moi, il vous plairait de mieux connaître dans quelles circonstances nos parents respectifs étaient venus de leur lointain pays d’origine vers les Landes où nous tous sommes nés, et où la plupart d’entre nous avons choisi de vivre, de nous marier et d’y élever nos enfants. Il serait excessif de dire que cette question nous taraudait, il n’en reste pas moins que cette histoire commune a contribué à maintenir entre nous un lien que le temps n’a pas rompu. L’âge venant, nous avons plaisir à nous retrouver, même lorsque nos relations ont été interrompues pendant de longues années. Or, ce que nous savions de ce passé désormais lointain était très partiel et tenait souvent plus de la fiction que de la réalité. Il s’agissait donc de rétablir autant que possible les faits, tant qu’il était encore possible de recueillir certains témoignages de première main.

J’ai écrit ce petit livre en pensant à nos enfants, pour qu’ils ne nous reprochent pas de les avoir laissés dans l’ignorance d’un passé qui les concerne aussi. Certains s’en désintéresseront ; d’autres, au contraire, seront heureux de découvrir des personnages et des événements qu’ils n’ont pas connus ou dont ils n’ont qu’une vague idée. Peut-être souhaiteront-ils en savoir plus et envisageront-ils autrement leur relation avec leurs propres parents.

Si j’ai écrit ces pages en pensant à vous, je tiens à préciser je ne les ai pas écrites en votre nom. Aucun d’entre vous ne doit se sentir engagé ni par la forme que j’ai donnée au récit ni par son contenu. Si telle avait été mon intention, je vous aurais soumis le texte. Je ne l’ai pas fait pour plusieurs raisons. La principale est que je ne voulais pas m’exposer à devoir y introduire des éléments discordants, tant il est vrai que chacun, en donnant son avis, aurait orienté dans un sens particulier un récit qui, de ce fait, aurait perdu toute sa cohérence et, par conséquent, une grande partie de son intérêt. Au reste, j’ai veillé à ne pas trop m’écarter de la documentation, principalement des documents d’état-civil, sur laquelle je me suis appuyé. J’ai aussi recueilli des témoignages, mais je ne les ai inclus qu’après vérification. Enfin, j’ai revisité les lieux concernés, dont beaucoup m’étaient déjà familiers, en Espagne comme en France, pour ne pas commettre d’erreur. Je fais d’ailleurs référence à mes enquêtes dans le cours de mon récit.

Vous pourrez me reprocher de n’avoir pas tout dit mais, je l’espère du moins, pas d’avoir travesti la vérité. Vous observerez que je ne m’étends guère, ayant choisi à dessein une formulation synthétique. J’ai fait une exception pour certains chapitres dans lesquels j’ai cédé à la tentation de la littérature. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais, outre qu’il est toujours difficile de renoncer à sa vocation profonde, je me voyais mal ne pas tirer parti de certains personnages et certaines situations qui se prêtaient à un traitement de cette nature. C’est ainsi qu’il vous arrivera aussi de sourire parfois, comme aimaient à le faire nos parents eux-mêmes quand ils évoquaient en commun certains épisodes de leur vie passée.

J’ai voulu aussi apporter une contribution, très modeste au demeurant, à un débat qui agite notre pays, depuis que l’État a choisi de se défier de toute personne étrangère désireuse de venir travailler chez nous pour fuir la misère. Du fait de notre histoire, nous ne pouvons pas rester indifférents au sort de ces personnes et nous empêcher de penser que, si on avait appliqué alors la législation d’aujourd’hui, nos grands-parents et leurs enfants auraient été refoulés à la frontière : le manque de qualification, l’ignorance du français, le regroupement familial, autant de raisons pour renvoyer tout ce beau monde d’où ils venaient. Il y a là, pour le moins, matière à réflexion.

Enfin, je ne vous cacherai pas que je reste perplexe devant le comportement de certains immigrés récents. Leur réticence à adopter les mœurs de notre pays, bref de se fondre dans ce creuset qui, depuis des siècles, façonne une identité française à partir de minerais d’origine diverse, me trouble, au point de me demander si notre génération n’a pas été la victime d’une illusion ou la dupe d’une manipulation. On lui aurait fait croire, par intérêt bien senti, que seul le renoncement à une histoire ancestrale lui donnerait le droit de se reconnaître français et qu’en agissant ainsi, elle perdait sa véritable raison d’être, que seules ses « racines » étaient susceptibles de lui donner. J’ai plutôt le sentiment que cette revendication des origines comme critère d’identification nous détourne de l’essentiel, à savoir de l’adhésion à un système de valeurs applicables à tous les êtres humains, quelle que soit la région où ils vivent, qui lui permettent de se réaliser tout en contribuant à un véritable progrès de l’humanité toute entière. Le bénéfice que les membres de notre famille ont tiré de cet état de fait en deux générations montre qu’il ne s’agit nullement d’une illusion. Cette conviction ne nous éloigne d’ailleurs pas de notre histoire ; bien au contraire, elle s’en nourrit, car toute expérience humaine est source d’enrichissement. Je souhaite que celle que je rapporte ici nous aide à mieux nous orienter dans la confusion idéologique ambiante.

 



[1] Parmi les petits-enfants, c’est-à-dire mes cousins, mon frère et moi, on trouve des Escolano, des Garcia, des Sánchez, des Requena, des Ballesteros, une Muñoz ; à côté de cette foison de noms espagnols, seuls deux noms français : Saint-Palais et Labagnère.

[2] Ce discours s’applique à la génération des cousins, car j’ai cru discerner chez certains de leurs enfants, un certain « retour » vers l’Espagne, dans lequel les relations sentimentales jouent un rôle non négligeable. Mais c’est une autre histoire, qui dépasse la cousinade.

[3] Ou arrière-grand-mère ou bisaïeule, au choix.

[4] Dans l’acte de naissance de Catherine, il est simplement signalé que ses parents habitent calle del Castillo (s/n); il n’y est fait aucune mention de la grand-mère. Cela aurait pu être le cas si le couple résidait chez elle.

[5] L’acte de naissance de Victoriana Luisa contient des données erronées, puisqu’il affirme que la mère de l’enfant à 33 ans, ce qui l’aurait fait naître en 1877. En réalité, elle a 29 ans, étant née en 1881.

[6] Velilla de Medinaceli, pour notre grand-père Eusebio García ; Utrilla, au haut de la carte, pour notre grand-mère Luisa et son second mari, Alejandro. Judes, à l’est, est lieu de naissance de notre père et Arcos de Jalón, la ville d’où les deux familles, maternelle et paternelle, partirent vers les Landes.

[7] Par ailleurs, l’acte de mariage entre Luisa et Alexandre, en date du 21 novembre 1916, ne mentionne la présence d’aucun ascendant des époux lors de la cérémonie, contrairement à l’acte du précédent mariage, dans lequel il est précisé que les parents des deux époux sont témoins.

[8] Qui sait même si le retour de Luisa et ses enfants ne répondait pas au désir de sa mère, devenue veuve, de se voir accompagnée et soutenue dans sa solitude pendant ses vieux jours ?

[9] Lescarret, Jean-Pierre, « L’activité verrière dans le canton de Pissos au XIXe siècle ». Bulletin de la Société de Borda, n° 452, année 1999, 1er trimestre, p. 5.

[10] In Champagne, Guy, Quand la Grande Lande changeait. La métamorphose du bourg de Pissos entre 1840 et 1906. Ondres : Éditions du Pont battant, 2006, p. 109.

[11] On croit deviner, sur l’affiche de courses hippiques, la date du dimanche 26 septembre 1926. L’affiche peut dater de l’année antérieure.

[12] En bas, à gauche : la mère, Luisa est entourée de sa deuxième fille, Louise, debout derrière elle, et des deux petits derniers, Aline (Saturnina) et Alejandrito. En bas à droite, Consuelo s’appuie sur l’épaule de son père, Alejandro. Debout, à la gauche de la mariée, Elvire et Laure.

Rubans rouges

José LÓPEZ PINILLOS (PARMENO)

 

(Rubans Rouges)

 

Nouvelle publiée dans la collection La novela corta, 14 octobre 1916

 

Édition, traduction et commentaire de Michel GARCIA

 

 

AVANT-PROPOS

Pour la très modique somme de 5 centimes de pésète, la « Revue hebdomadaire littéraire » La Novela Corta, fondée à Madrid au début de l’année 1916 par José Urquía, proposait, chaque samedi, dans un fascicule d’une trentaine de pages, le texte inédit d’un auteur reconnu. Le samedi 14 octobre, le fascicule n° 41 publie Cintas Rojas (Rubans Rouges), de José López Pinillos, qui figure parmi les collaborateurs exclusifs de la revue sous la rubrique des « journalistes illustres ». Imprimés sur du mauvais papier, y compris la couverture, illustrée par le visage de l’auteur qui déborde des limites de la page, le tout retenu par une seule agrafe centrale, ces textes n’étaient pas appelés à survivre aux manipulations des lecteurs auxquels ils parvenaient. Aussi furent-ils souvent repris dans des recueils ultérieurs de leurs auteurs, voire, pour les plus illustres d’entre eux, dans leurs Œuvres complètes[1]. José López Pinillos (1875-1922) mourut trop jeune pour avoir pu réserver une fin aussi honorable à ses créations ; c’est donc au hasard, qui est la providence des lecteurs curieux, que je dois d’avoir trouvé, il y a fort longtemps déjà, dans une boîte de bouquiniste de la Cuesta de Moyano, à Madrid, un exemplaire encore en état d’être lu, provenant sans doute des invendus du fonds éditorial[2]. La lecture de ces pages m’impressionna profondément et durablement, car elles dressaient avec une remarquable efficacité le processus qui mène un individu « normal » aux pires excès criminels.

Ce parti-pris d’objectivité, c’est-à-dire de curiosité sans complaisance, un observateur de la nature humaine tel qu’André Gide ne l’aurait pas désavoué. De fait, il y a lieu de penser que López Pinillos s’est inspiré, non seulement d’un fait-divers déjà ancien (1890), qui eut pour théâtre une orangeraie des environs de Cordoue, mais aussi d’un fait-divers récent à l’époque où il rédige la nouvelle (l’affaire Redureau), qui intéressa au plus haut point l’écrivain français, encore impressionné par son expérience de juré d’assises. Pareille coïncidence méritait d’être soulignée et commentée, car l’assassin français a fourni plusieurs traits au protagoniste Rubans rouges.

Cette nouvelle sortit de son complet oubli lorsqu’il fut établi qu’elle avait inspiré pour une part non négligeable le roman de Camilo José Cela, La familia de Pascual Duarte (1941), ce que son auteur et futur Prix Nobel (1989) reconnaissait volontiers. Cette révélation aurait dû susciter un regain d’intérêt pour ce texte, pourtant, il n’a fait l’objet que d’une seule réédition, tardive et relativement confidentielle, parmi d’autres nouvelles du même auteur[3]. Il n’a jamais été traduit en français. Qu’un écrit de si modeste apparence, publié dans des conditions aussi précaires, ait pu, tant soit peu, influencer l’œuvre qui marque un tournant décisif dans la création romanesque espagnole du xxe siècle, ne devrait pourtant pas laisser indifférent.

Si, de surcroît, des rapprochements s’imposent avec la prose narrative française contemporaine du roman de Camilo José Cela, ce texte cesse d’être l’illustration d’un fait-divers purement espagnol, pour inspirer une réflexion sérieuse sur le traitement littéraire d’un phénomène qui, deux guerres mondiales et une Guerre civile plus tard, a débordé les frontières nationales et touche tant l’Espagne que la France : la violence des individus dans ses manifestations les plus irrationnelles.

 

NOTE À LA TRADUCTION

La langue de López Pinillos associe des registres contrastés, à l’image de la diversité de sa création : journalistique, dramatique, littéraire. Notre traduction cherche à les rendre perceptibles, sans pour autant les exacerber, tant il est vrai que la fidélité au style de Parmeno ne vaut pas adhésion à ses partis-pris esthétiques, comme la fréquente recherche de l’effet pour l’effet ou la facture exagérément dramatique des dialogues, avec la récurrence quasi systématique des termes échangés.

La principale difficulté pour le traducteur réside dans la langue des personnages rustiques. López Pinillos affectionne dans ses œuvres la transcription du parler populaire andalou, jusques et y compris dans sa phonétique. La substitution du « c » interdental par « s » (« Sintas » pour « Cintas ») ; celle du –l- par –r- (« er arma » pour « el alma ») ; la chute du -r final de l’infinitif, remplacé par un accent (« ayudá » pour « ayudar ») ; la chute du -d- à la terminaison des participes (« tenío » pour « tenido »), mais aussi dans la catégorie du nom ou de l’adjectif (« testarúos » pour « testarudos »), ou de l’adverbe ou adjectif (« to » pour « todo ») ; la substitution du « b » initial par « g » (« güeno » pour « bueno ») ; celle de l’aspirée par « j » (« ajogo » pour « ahogo ») sont quelques traits parmi les plus fréquents. Pareille option est inaccessible au traducteur, sauf à choisir de faire parler ses personnages en un français patoisant. Mais, dans ce cas, sans vraisemblance aucune, sachant que toutes les références géographiques renvoient à Cordoue et à ses environs. On a donc choisi de prêter aux personnages rustiques une langue parlée, telle qu’un lecteur français d’aujourd’hui puisse l’identifier et la distinguer de celle du narrateur.

Nous explicitons en note ce que nous n’avons pu rendre exactement ou ce qui pourrait paraître obscur à un lecteur peu familier avec la pratique langagière andalouse.

 



[1] À titre d’exemple, la nouvelle Luz de domingo (Lumière du dimanche), parue dans la fascicule n° 13, en date du 8 avril 1916, figure dans le volume des Œuvres complètes de son auteur, Ramón Pérez de Ayala.

[2] Il en existe neuf exemplaires à la Bibliothèque Nationale, provenant sans doute du dépôt légal.

[3] López Pinillos, José, Novelas cortas andaluzas. Étude et édition de Sánchez Bautista, Fernando José. Sevilla: Guadalquivir Ediciones, 1999.




Rubans Rouges

Nouvelle inédite

de

José López Pinillas (Parmeno)

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A Don Francisco Vigueras

 

I

Dès que le jeune valet fut parti, Rafael Luarca, qui le surveillait, les yeux mi-clos, se redressa et sauta de sa couche. Le soleil enfonçait déjà la roseur de ses épées matinales dans la chaumière, teignait de pourpre le grabat et se glissait dans le tunnel sombre qui menait à l’écurie. Au-dehors, les coqs se lançaient des défis, les deux mules grognaient de plaisir au frais, sous le dais d’un vénérable chêne-liège, les hirondelles folâtraient, se balançant dans le vent, et les abeilles sortaient de leurs laboratoires obscurs pour entreprendre leur tâche mirifique[1].

Rafael roulait consciencieusement sa cigarette, lorsqu’il entendit la voix de son oncle.

¬Eh, Alguazil[2] ! Bien le bonjour. Tu pourrais me saluer, je ne suis pas le loup.

¬Mille pardons, je ne t’avais pas vu. Bonne et sainte journée à toi.

¬Tu vas à Cordoue ?

¬A la foire, acheter un jeune mulet.

¬Bonne chance.

¬Que Dieu te protège. Je te ramènerai Rubans Rouges couché dessus, occupé à cuver son vin.

Alguazil éclata de rire et l’oncle, tout en riant lui aussi, répliqua :

¬Pour le coup ! Si Rubans ne trouve pas une mine d’or pas plus tard que ce matin, m’est idée que tu ne verras pas le bout de son oreille.

Luarca, très irrité, protesta, comme si on pouvait l’entendre :

¬Sûr qu’il la trouvera, cette mine d’or. Et même cinquante s’il le faut !

Puis, tremblant d’impatience et de colère, il écarta le montage rustique de la couche, fait de bouts d’olivier avec leur écorce, ouvrit le coffre qu’il recouvrait et en tira le costume qu’il exhibait dans les grandes occasions : le chapeau sévillan aux bords étroits et très brillant, le pantalon d’une panne aussi fine que du velours, la veste de lainé bleue, les bottes de cuir safran, les chaussettes aux motifs verts, le caleçon de coton blanchâtre, si serré que le roi lui-même n’en devait pas porter de tel, et la chemise à plastron brodé, qui ne pouvait être repassée que dans les ateliers des artistes cordouanes. Il s’habilla en un tournemain ; il prit, par coquetterie, une montre à savonnette[3] de nickel qui ne marchait pas depuis le jour où, afin d’éprouver la solidité du mécanisme, il l’avait écrasée sur le nez de l’horloger ambulant à qui il venait de l’acheter ; il glissa dans sa ceinture le compagnon d’Albacete[4], puis se montra à la porte. Son oncle, le filiforme monsieur Joseph, qui déjeunait assis près des mules, ne put cacher son admiration.

¬Te voilà beau comme un astre, nom d’un petit bonhomme ! s’exclama-t-il en clouant sur lui ses petits yeux.

Rubans Rouges gratifia l’éloge d’une moue méprisante.

¬Un astre ? articula-t-il. Tout au plus une chandelle ! Je n’ai pas les sous qu’il faudrait pour être un astre.

¬La bonne mine vaut plus que l’or. Je suis bien placé pour le savoir, mon petit Rafael.

¬La bonne mine, la bonne mine ! Elle n’est pas née celle qui me donnera un sou sur ma bonne mine ! Je vous en ficherai, des bonnes mines !

Le vieillard répondit en souriant :

¬Ouvre les yeux, aiguise ton flair et tu en trouveras.

Il aurait sûrement pu trouver quelque bonne fille, séduite par son allure, prête à lui ouvrir les bras, si son parler rustique et grossier et son caractère rude et sauvage ne faisaient fuir les mieux disposées. Il était bien charpenté et musclé, bâti en hercule, sujet à des colères, provocateur et fort en gueule. Il avait un regard insolent, un nez agressif, une bouche énergique, les sourcils fournis et broussailleux, propres à souligner ses expressions furibondes, et il se vantait d’être plus vigoureux qu’un bœuf et plus têtu qu’un mulet[5].

¬Assez causé, dit-il après quelques instants d’hésitation-, vous voulez bien me prêter quelques sous ?

Le vieux remua la tête avec mélancolie, soupira et se mit à parler sans le regarder :

¬Faut-il que tu sois entêté, saint Rafael de mon cœur ! Mon ventre sonne creux… Et tu me demandes des sous !

Il se frappa la poitrine du plat de la main, comme s’il était furieux, et ajouta :

¬Tu trouves que je ne t’en ai pas donné assez ? Je ne t’ai pas nourri et logé tout l’hiver ?

¬À me tourner les pouces, peut-être ? demanda le rustre, avec une lenteur menaçante.

¬Tu parles d’un travail ! Est-ce que j’avais besoin d’ouvriers pour cultiver ce mouchoir de poche ? Je ne regrette pas le pain que tu manges et je ne t’en fais pas reproche. Mais, nom d’un petit bonhomme, il faut dire ce qui est, si on ne veut pas que les mots vous restent en travers de la gorge.

¬C’est bon, mon oncle.

Ils se turent, et le vieux, qui était à la torture, sous l’effet conjugué de la misère et des tentations de la générosité, rompit le silence, pour formuler avec difficulté une question :

¬Deux réaux, ça t’irait [6] ?

¬Deux réaux ? Deux réaux, rien que ça ?

¬C’est mieux que rien, mon petit Rafael.

¬Je dirais même plus, c’est une grosse somme, mon oncle. Avec deux réaux, à Cordoue, j’achète la mosquée et une voiture attelée à quatre chevaux, une redingote, on me nomme gouverneur et vous ne me revoyez plus. Non, je n’en veux pas de vos deux réaux.

¬Fichtre, quelle dégelée !

¬Je sais… et je m’en vais pour ne pas vous en flanquer une autre. Salut.

Il franchit d’un saut la terrasse[7], coupa par l’oliveraie, délaissant le chemin et, quelques instants plus tard, il traversait en courant les champs des Merinales, vers le manoir du marquis, certain que ce dernier s’y serait réfugié pour fuir le tohu-bohu de la foire. Rafael avait travaillé à la ferme, où l’on payait largement et où on traitait avec humanité les journaliers et, comme il était parti sans avoir eu de conflit avec les régisseurs du marquis, il espérait qu’on l’engagerait à nouveau. Dans ce cas, qui les empêcherait d’accéder à une modeste requête ? Il avait besoin de dix douros. Ces dix douros, on les prélèverait peu à peu sur son salaire, et personne ne subirait le moindre préjudice. Le marquis les lui refuserait, alors qu’il avait des millions ? Bah ! Le marquis, s’il était étrange, taciturne et grognon, on ne pouvait pas dire qu’il était avare. Décidément non, il ne les lui refuserait pas.

Par chance, le maître des Merinales, qui venait d’arriver à la ferme, accepta de le recevoir, et, après quelques hésitations, dans son désir de s’exprimer avec élégance, Rubans Rouges entreprit d’exposer sa requête :

­Monsieur le marquis se souvient que j’ai été deux annéess à la ferme des Salas… De braves gens, sauf le respect que je dois à monsieur le marquis, même si Luis fait le crâneur, à croire qu’il a du sang bleu.

¬Au fait.

¬J’y vais. J’ai dû partir en novembre, parce qu’il y avait tellement de ramasseurs d’olives, que moi, qui suis pourtant bon gauleur[8], je n’ai pas touché à la gaule. Rendez-vous compte : tout un saint hiver dans la chaumière de mon oncle, chez qui même les araignées ne mangent pas à leur faim, et sans un sou.

¬Au fait, au fait, Rubans Rouges.

¬Mais j’y suis, monsieur le marquis. Tout ce que j’ai dit, c’était pour dire qu’à cause du chômage de cet hiver, ¬qui est le moment où je mets des sous de côté¬, me voilà dans l’eau jusqu’au cou et à m’agiter dans tous les sens pour ne pas me noyer. Pour tout dire, je me noie si monsieur le marquis ne me donne pas un coup de main.

¬De quelle manière ?

¬En me prêtant dix douros et en me reprenant.

¬C’est que –affirma-t-il avec gravité¬ je ne suis pas un usurier.

¬L’idée ne m’en serait pas venue, monsieur le marquis. En me faisant un prêt, vous le faites à un de vos valets, et pas pour lui faire du tort mais une faveur.

¬Mais voilà, tu n’es pas un de mes valets.

¬Donc, vous ne voulez pas me reprendre.

¬Je ne veux pas te reprendre.

La froideur sèche et blessante de la réponse troubla le rustre.

¬On peut savoir pourquoi vous ne voulez pas me reprendre, don Salvador ?

¬Tu vas le savoir. Parce que tu es un insolent et un m’as-tu-vu.

¬Ben, mon chrétien. Ne vous fâchez pas, ou vous pourriez avaler votre dentier. Ce sont les dents d’un mort ?

Don Salvador, sans se troubler, ouvrit un tiroir, en tira un pistolet et, menaçant Rafael, qui haussait les épaules en signe de mépris, articula lentement :

¬C’est toi qui vas avoir les dents d’un mort, si tu ne files pas.

¬Allons donc ! marmonna-t-il sous la menace. Je parie que vous ne tirerez pas et que, si vous tirez, vous ne m’atteindrez pas. Alors, ils viennent ces dix douros ?

Le marquis abaissa le browning et Luarca se mit à rire.

¬Je vous avais bien dit que vous ne tireriez pas. Réservez vos tirs aux perdrix, vous leur ferez sûrement peur. Adieu.

Il lui tourna le dos et se retira en feignant un calme exagéré, tout en crachant des blasphèmes et en lançant des regards de côté aux domestiques du patron ; puis, dans le vestibule du manoir, dans un geste de provocation, il s’arrêta et alluma une cigarette. Le contremaître, qui arrivait à cet instant, l’interpella sur un ton moqueur :

¬Quel bon vent, Faël ? Attends, tourne-toi, que je puisse t’admirer ; maudit sois-tu, on dirait un général en grande tenue.

¬Plutôt deux fois qu’une, s’exclama Rubans, tournant sur lui-même en se pavanant.

¬Comme ça, tu vas à la ville ?

¬Pas de foire sans moi. Le cocher du gouverneur m’attend.

¬Tu as bien de la chance, mon petit Rubans. Quant à moi, je me contenterai d’y faire un saut demain, si on m’y autorise. On se voit aux arènes.

¬Pour sûr.

Sûr qu’ils s’y verraient ! Ce n’était pas pour épater les grives et les moineaux qu’il s’était fait beau. Avec ces bottes, ce chapeau, ce costume et tout ce luxe, cela faisait six années qu’il allait à Cordoue, depuis le jour où il avait vu pour la première fois Guerrita et avait été ébloui par la beauté sans égale des combats de l’arène ; et il comptait y aller à nouveau pour protester, la crête dressée, pour distribuer des coups comme un tigre en défense de son héros, pour l’encourager de ses hurlements et le gratifier de ses applaudissements. Quel grand toréador que ce cordouan ; quelle fête magnifique et exaltante que celle du taureau ! Ces hommes qui entraient dans l’arène avec un geste de défi, qui s’injuriaient ou se saluaient à grands cris ; ces taureaux qui mugissaient sous l’effet de la barbare piqûre du fer, et qui donnaient de la corne, saisis d’une colère infernale ; ces chevaux qui fuyaient en hennissant toutes dents dehors, tout en piétinant leurs entrailles déchirées ; les taches brunes dans le sable ; les cadavres de chevaux encore tremblants ; et, pour compléter le tableau, cette odeur de ventres ouverts et de sang, ces visages exaltés par la témérité ou pâles d’épouvante ; ces propos qui claquaient comme des coups de fouet et mordaient comme des vipères, et poussaient les combattants à rechercher le triomphe dans le danger[9].

Rubans Rouges, qui était sorti de sa première corrida à demi fou d’émotion et prêt à trucider le premier qui refuserait de se prosterner devant Guerra, ne pensa plus désormais qu’à son idole et semblait ne s’émouvoir que lorsqu’il rapportait et commentait ses exploits inouïs. Les yeux mi-clos et la voix rauque, dans les dortoirs de la ferme, il parlait de la passe de poitrine, du saut entre les cornes, des banderilles à contre-pied, du coup d’épée qui laissait le public bouche-bée d’admiration pour ce géant ; et il avait, pour faire son éloge, des enthousiasmes et des délicatesses toutes féminines. Il était si beau, si fort, si agile, si calme, si courageux, notre matador ! Dans le but d’économiser l’argent indispensable pour le voir tuer les taureaux, il se martyrisait tout au long de l’année, se privant de la cuite du dimanche, de la gorgée de gros rouge à l’apéritif et des joyeuses tournées de Noël ; même les piquantes tentations de Carnaval ne lui faisaient pas desserrer les cordons de la bourse. Au contraire ; tandis qu’il moissonnait, vendangeait ou gaulait, qu’il maniait l’émondoir, la charrue ou le sarcloir, il se donnait du courage en se remémorant les exploits de « son » toréador et chassait ainsi mille tentations. Comme il se rattrapait ensuite ! Pendant la fête, combien de doux excès il s’accordait pour gratter la rouille de sa vertu forcée. Disputes et rugissements à y perdre la voix ; un vinasserie agressive, un fort parfum de sang, au point que ses nerfs se changeaient en fils de fer électrisés ; enfin, des femmes et de l’alcool jusqu’à l’anéantissement. Pour un crâneur comme Salas, qui l’avait chassé lâchement, ou un crétin comme don Salvador, il allait rester à la campagne ? Tandis que des morveux avaient des billets et des douros plein les poches ?…

Il laissa là le contremaître et s’éloigna sans but précis. Qui solliciter ? Près des Merinales, il ne manquait pas de gens fortunés : le señorito de La Garbosa, le chanoine don Bonifacio, le père Juan, le grossiste… Mais le père Juan et le señorito devaient être à la foire, et il n’y avait pas moyen d’approcher le chanoine, car ses parents veillaient jalousement sur lui. Il ne lui restait donc que son compère[10], et son compère, qui était aussi têtu que lui, faisait la sourde oreille[11]. « L’année avait été très mauvaise et il avait la corde au cou ; il n’avait pas encore réuni les cent douros qu’on lui réclamerait à la Saint-Jean[12]… Il devait les réunir, sans compter qu’il fallait manger ». Pure avarice et mauvaise volonté. Il n’est pas plus difficile de réunir 550 pesetas que 500[13], non ? Cet avare n’avait qu’à se serrer un peu plus la ceinture ; ce n’est pas pour rien qu’ils étaient compères. Il s’exposait à un petit désagrément. On ne se moquait pas de lui. Sans détours, il mettrait cartes sur table.

Dans cette intention, il s’éloigna des Merinales et se dirigea vers La Fermette.

 

II

Le père Rafael Gros-Pif, le père Pierre Sourdingue et Sébastien Bien Léché interrompirent leur travail lorsqu’il les salua. Gros-Pif, qui l’avait effectivement gigantesque et qui était fier des proportions anormales d’un appendice si intéressant, était un vieillard musculeux, de haute taille, plein d’allant et de gaieté ; le père Pierre, la quarantaine, pauvre de mots mais extraordinairement bavard, recouvrait par miracle son ouïe chaque fois que cela lui était utile et se distinguait par son manque d’humour et par la faculté qu’il avait de passer des paroles aux coups ; quant à Bien Léché, sec comme une trique et aussi agité que des castagnettes, il tranchait par son exquise courtoisie avec les valets du moulin ou de la ferme.

Il fut le premier à parler :

¬A ton service, compagnon.

¬Et moi au tien, Bien Léché, et à toute la compagnie.

Le membre le plus jeune de la compagnie, Sourdingue, se contenta de baisser la tête, et le plus âgé, le père Rafael, lui serra la main et le gratifia d’une plaisanterie :

¬Pour moi, à moins de te prêter mon nez, pour faire le beau à la foire…

¬Merci, ami. Je ne le porterais avec autant de prestance que vous.

Sébastien acquiesça :

¬Tu saurais sûrement le porter, parce que tu es un vrai gaillard, tu n’as pas mal répondu.

¬Dieu te le rende, Bien Léché.

Il offrit du tabac à la ronde. Les laboureurs se roulèrent d’énormes barreaux et les allumèrent avec une délectation voluptueuse ; le père Pierre, pour le remercier, lui offrit aimablement de l’eau-de-vie.

¬Goûte-moi ça, c’est du meilleur, de Rute[14].

¬Du meilleur, en effet approuva-t-il, après avoir savouré la liqueur et passé le cruchon à Gros Pif. Vous vous la coulez douce par ici.

¬En travaillant un jour de foire ? demanda ironiquement le père Rafael. Demandez à mon gendre si la vie est si belle.

¬J’allais le voir. Il est à la ferme ?

¬Il y est.

La ferme, blanche comme une boule de neige, posée avec une malice sournoise au sommet d’une colline d’où l’on domine les terres de La Fermette, n’était pas très grande ; mais elle avait une grande salle lumineuse pour le maître, sa femme et le petit dernier, meublé d’une bonne maie et d’une literie à quatre matelas ; une autre pour la grand-mère et la fille ; une alcôve, dans laquelle Gros Pif et son petit-fils se berçaient mutuellement de leurs ronflements ; une superbe cuisine avec des bancs de pierre sur lesquels les journaliers dormaient comme des loirs ; de vastes écuries, des greniers spacieux et une grande basse-cour. Ses murs de torchis et de galets n’auraient pas résisté à l’impact du moindre boulet de canon ; mais ils pouvaient s’opposer à l’impétuosité brutale des tempêtes et aux traîtresses bourrasques. Les maîtres de La Fermette pouvaient dormir en paix tandis que les loups du vent hurlaient et que la grêle tambourinait sur les tuiles. En somme, leur luxe se résumait au luxe simple des murs blanchis à la chaux, des métaux qui brillent, du bétail bien soigné, de la volaille bien grasse.

Rubans Rouges s’arrêta quelques instants face à la maisonnette. Le soleil, traversant la frondaison d’un figuier, teignait d’un or verdâtre la terrasse. Une corneille aux ailes coupées grattait la terre à la recherche de chenilles, à côté des poussins, aussi timide et pusillanime que si elle n’avait jamais navigué au milieu des nuages lorsqu’elle avait ses ailes intactes, et comme si elle n’avait jamais ouvert son bec rouge pour croasser en liberté.

À quoi s’occupait-on dans la ferme ? Il tendit l’oreille et perçut le bouillonnement d’un fait-tout, le glouglou d’une cruche que l’on vide et le carillon sonore d’un mortier. Il entendit ensuite une toux enrouée, puis, tout aussitôt, des petits cris harmonieux qui le firent sourire : « Ah ! La méchante vieille qui tousse déjà ! Je m’en vais te la secouer ! » C’était Rosario, la jeune fille qui, depuis le grenier, où elle devait être occupée à se coiffer, criait assez fort pour que la vieille, réfugiée dans sa chambre, pût entendre le plaisant reproche. La mère devait être occupée à la cuisine et les enfants, derrière les murets, dans l’aire de battage ou au bout du champ d’orge, devaient jouer avec les agneaux. Mais l’homme ? Est-ce lui qui vidait la cruche ? Il le trouverait au milieu des femmes ? Il ne pourrait pas lui parler sans témoins ? Après tout, pour peu qu’il lui donne la galette…

Il avança d’un pas décidé, veillant à adoucir son visage d’une expression affable, et il entra dans la maisonnette. La maîtresse était seule, ce qui lui donna du courage.

¬Soyez en paix, madame Antonia.

¬Dieu vous garde, Rubans.

¬Où est-il, ce malotru ?

¬Vous le trouverez dans la basse-cour. Vous voulez le voir ?

¬Pour vous faire une faveur.

¬Quelle faveur ?

¬Faire de vous une veuve.

Antonia, par politesse, sourit à la plaisanterie, puis dit, en feignant une plaisante frayeur :

¬Ne me le tuez pas tout à fait.

¬Pourquoi pas ?

Il entra en riant dans la basse-cour et tomba nez à nez avec le fermier qui, sous l’appentis, réparait la roue d’une charrette. Le fermier Rafael Luque était un homme agreste, à la bouche largement fendue et à la nuque épaisse[15], qui avait des bras de boxeur et un tronc d’athlète. Il le reçut avec cordialité.

¬Bonjour, monsieur l’élégant.

¬Salut, compère.

¬Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?

¬Pas encore.

¬Comment se fait-il alors que votre Grâce soit sur son trente-et-un ?

¬Parce que je compte bien le trouver.

¬Mes félicitations[16].

¬C’est un peu tôt. Vous me féliciterez lorsque vous m’aurez donné les douros.

Le géant le fixa d’un regard noir et, sans mot dire, se remit à la tâche.

¬Comme ça, insista Rubans Rouges, vous n’avez pas l’intention de me les donner, compère ?

¬Je n’en ai pas l’intention et cela me peine. Cela me peine aussi, ajouta-t-il, de vous voir agir inconsidérément.

¬Ben, mon bonhomme[17] ! s’exclama le quémandeur, sur un ton mi moqueur, mi offensé.

¬J’en suis un, articula sèchement Luque. Et comme vous en êtes un aussi, je m’étonne que vous vous comportiez comme un enfant. Je vous ai déjà dit que je n’avais pas encore réuni la somme que je dois payer. C’est la vérité. Je ne mens pas. Depuis le temps, vous auriez dû comprendre.

¬J’ai bien compris. Ce que je n’avais pas compris, c’est que votre parole vaut de l’or. Quand vous dites « non », c’est « non », c’est ça, compère ?

¬Quand je dis « non » comme maintenant, vu que je ne peux pas dire « oui », c’est « non ».

¬Pas possible ? Avec dix douros en moins, vous en serez réduit à mendier ?

¬Avec dix douros en moins, je serais obligé de trouver dix douros en plus.

¬Vous voyez ce qu’il vous reste à faire.

¬Nous y voilà ! Rien de plus facile ! Des douros, il en pleut ! Bien, ça suffit. Ne me poussez pas à bout, compère.

¬Rien pour moi, et tout pour vous ? Vive la République[18] !

¬Vous commencez à m’ennuyer, compère.

¬Alors, alignez l’argent !

¬Tu as perdu la tête[19] ? Rubans, calmez-vous. C’est à croire que vous ne me connaissez pas et que vous voulez me faire peur.

Mais le rustre, loin de se calmer, lui répliqua, dressé sur ses ergots, l’expression encore plus menaçante :

¬Je ne veux pas vous faire peur. Je me moque que vous ayez peur ou non. Ce que je veux, c’est l’argent !

Il asséna ces mots avec une telle force, révélant si cyniquement sa pensée, que l’autre peu disposé à céder[20], désormais sur ses gardes, commença à se fâcher.

¬Réfléchissez un instant et regardez-moi bien dans les yeux, marmonna-t-il sur le ton sarcastique que lui dictait son courage. Regardez-moi bien dans les yeux et vous verrez que ce ne sont ni ceux d’un poitrinaire, ni ceux d’un enfant, ni ceux d’un trouillard.

¬Qu’ils soient à qui vous voudrez. J’exige mes billets !

¬Par la force ?

¬À vous de choisir.

Luque, très pâle, le mufle contracté et un charbon ardent dans chaque œil, leva ses poings comme des masses, prêt à les abattre sur son adversaire. Dans le ténébreux cerveau de Rubans, l’excitation face au danger fit éclore la larve noire d’une idée infâme et lui fit pousser des ailes : tuer. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Comment avait-il pu accepter de subir, depuis quinze jours, rebuffade sur rebuffade et humiliation sur humiliation ? Ces avares étaient-ils ses amis ? S’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce qui mettait un frein à sa fureur ? Tuer, tuer ! Il tira son poignard, fit sauter le fourreau d’une habile secousse pour ne pas perdre de temps, et se jeta sur son rival, lequel, surpris, recula pour se saisir de quelque objet et se défendre, tout en bramant de colère.

¬Ah ! Gros froussard ! Maudite ta mère, sale traître.

Il parvint à se saisir d’une pierre et à se redresser ; mais, en se redressant, il ne fit qu’épargner une course plus longue à la lame, qui s’enfonça dans sa gorge à la vitesse de l’éclair, et zigzagua comme un furet dans un terrier, déchirant tendons, vaisseaux et chair. Le lutteur, avec la lenteur pesante d’un chêne déraciné, vacilla un instant, porta les mains à son cou, d’où jaillissait le sang à gros bouillons, et s’écroula, tandis que l’air enfermé dans ses poumons s’échappait par l’horrible brèche, sans pouvoir parvenir à la bouche pour y former des paroles de haine et d’agonie.

Rubans Rouges quelque peu effrayé par la rapidité avec laquelle il avait fauché cette vie, sursauta en entendant la voix de la fermière : « Je viens, Rafael ». Rafael ? Dans la famille ils étaient trois à se prénommer Rafael : le père, l’époux et un des fils ; mais pour madame Antonia, il n’y avait pas d’autre Rafael que son compagnon : son fils, elle l’appelait Falico, et Gros Pif « père ». Elle s’adressait donc à l’égorgé, comme si elle l’avait entendu appeler. « J’arrive, Rafael ». Qu’elle y vienne, donc, même si elle devait voir, parce qu’après avoir vu, elle ne verrait pas une seconde de plus. Elle s’approcha de la porte et tendit l’oreille. Les poules caquetaient et sur la route sonnait la clochette d’un âne fatigué par sa marche monotone. On entendit à nouveau le glouglou de la cruche, la vieille se remit à tousser et la jeune fille à protester : « Par tous les saints[21], je ne connais pas de vieille plus mal embouchée ! » Enfin, la femme apparut et le « guerriste[22] », lui souriant innocemment pour ne pas l’alerter, l’arrêta :

¬Halte là, ma mignonne !

¬Mon mari ne m’a pas appelée ?

¬Votre mari ?

Les yeux du sauvage, sans que sa bouche cessât de sourire, furetaient comme deux hyènes repues dans le corsage et le cou de la fermière, hésitant sur l’endroit où s’enfoncerait la dent d’acier.

¬Votre mari, déclara-t-il après une pause, ne peut plus vous appeler. Ne vous avais-je pas dit que j’étais venu pour faire de vous une veuve ?

Madame Antonia l’examina, prise d’une subite appréhension. Que cachait ce sourire ? Derrière ces paroles ironiques, qu’y avait-il ? Et ce silence de la basse-cour que son époux ne rompait pas, que signifiait-il ? Et dans la main droite que son interlocuteur cachait, qu’y aurait-elle lu ?

¬Auriez-vous peur, commère ? s’exclama le rustre.

Bien qu’il formulât sa question avec un éclat sinistre dans le regard, la femme, soudain rassurée, éclata de rire :

¬Que vous êtes drôle ! lâcha-t-elle, confuse d’avoir eu des soupçons. Tu entends, Rafael ?

¬Il ne peut pas entendre.

¬Alors, vous me l’avez tué tout à fait, tout à fait ?

¬C’est si vrai que les enterrés ne sont pas plus morts.

La fermière s’approcha de l’appentis et regarda ; ses yeux s’ouvrirent démesurément ; une bouffée d’épouvantable angoisse contracta sa poitrine, et avant qu’elle l’ait dilatée assez pour envoyer le hurlement frénétique à la gorge, le poignard la fit taire.

¬Pas de bruit, marmotta le bourreau, en remuant le couteau. Pas question de donner l’alerte. Reposez en paix.

Elle tomba pour reposer éternellement et se retrouva en boule aux pieds de son compagnon, qui remplissait l’appentis de son cadavre gigantesque. Le sang qui sortait en jet continu de sa gorge se mêlait à celui qui, teignant le sol de rouge, le convertissait en une terre d’ocre puante. Un spasme secoua son corps, qui se redressa et émit un ronflement depuis la trachée ouverte ; alors Rubans, froidement, frappa à nouveau. Puis, avec un calme diabolique, comme s’il était dans un abattoir face à deux moutons égorgés, il alluma une cigarette et s’abandonna à la méditation. Il avait fait le plus gros, puisque Luque, dont le visage semblait désormais de marbre, ne gênerait plus, avant de pourrir, que le curé et les fossoyeurs. Il l’avait exécuté avec tant d’adresse, prenant les devants pour éviter le combat et maniant la lame avec la science d’un boucher, que le fleuve qui coulait dans les veines du géant, en débordant impétueusement, ne l’avait pas sali. Une légère éclaboussure sur les bottes, qu’il effacerait avec un linge humide, et une goutte sur le pantalon. Mais le plastron, la veste et le gilet étaient aussi propres que lorsqu’il les avait mis. Il n’avait donc pas à se plaindre. Ce qu’il lui restait à faire était rude, mais pas difficile : trouver les clefs, tuer la vieille, qui était déjà à l’article de la mort, la jeune fille, qui mourrait d’effroi, et les enfants, qui succomberaient comme des agneaux, puis s’enfuir avec l’argent.

¬Et voilà tout, proféra-t-il à haute voix. Ils l’ont bien cherché. Pour dix malheureux douros… si c’est pas malheureux !

Il essuya le poignard sur la robe de la fermière, se déchaussa et entra dans la ferme, au moment où la vieille se remettait à tousser.

¬Tu n’as donc pas pris ta pastille ? cria la jeune fille.

¬À quoi bon ? murmura la vieille d’une voix tremblante, certaine que sa petite-fille ne l’entendrait pas. Mon Dieu !

Une simple cloison la séparait de l’assassin, qui entendait sa respiration d’asthmatique et les crissements qu’elle arrachait à son fauteuil en bougeant.

¬ Mon Dieu ! Mon Dieu !

De quoi se plaignait cette momie ? Qu’espérait-elle à ses quatre-vingt-dix ans ? Il l’avait toujours vue dans sa tanière ou dans la cuisine, près du foyer, soupirant, criant ou se fâchant, sans comprendre qu’elle était une bouche inutile, un poids mort… Par pure méchanceté, il lui aurait laissé la vie sauve, pour qu’elle voie comment on végétait dans les asiles et qu’elle y apprenne la patience. Furieux, il monta lentement l’escalier, s’appuyant sur la cloison et posant le pied doucement de façon à ne pas faire gémir le bois, puis il pénétra dans le grenier. Rosarito qui, sans sa blouse et un sein hors de sa chemise, peignait ses cheveux devant une lucarne, ne l’entendit pas venir, et l’archi-démon s’immobilisa à deux toises de la jeune fille, subitement intimidé. Un souvenir mit le feu à son imagination, l’éblouissant comme un éclair lumineux : il travaillait à la vigne du chanoine ; un soir, après un festin, éclata un orage, et Rosario, avec d’autres jeunes filles qui durent coucher à la ferme, s’amusèrent dans leur chambre commune à comparer leurs mollets, sans soupçonner que les valets, qui avaient percé au préalable les planches du grenier, prenaient plaisir à observer les beautés qu’elles exhibaient avec tant de candeur. Celle de La Fermette, qui était la fille la plus formée, enthousiasma Luarca et, depuis lors, le rustaud faisait moins de simagrées, lorsqu’il rendait visite à la famille de son compère. Ces jarrets avaient une blancheur si laiteuse et un velouté si attirant ! Il en avait rêvé. Repensant à leur joliesse, il les voyait souvent lorsqu’il était éveillé, interrompant sa tâche, et avait finir par caresser l’espoir qu’un jour il serait le seul à pouvoir les contempler. Et maintenant, à cause d’un maudit avare, il était contraint de détruire la maîtresse de son trésor ! Loin de le faire hésiter, la colère lui donna le courage de poursuivre sa tâche monstrueuse.

¬Rosario, murmura-t-il.

La jeune fille couvrit son sein, se retourna vivement et, inquiète et rougissante, tenta de fuir.

¬Rubans, au nom de Dieu ! Pourquoi êtes-vous monté ? balbutia-t-elle, toute tremblante.

¬Ne crie pas ! ordonna l’assassin, en l’acculant dans un coin. Tais-toi et ne bouge pas.

¬Mais, vous…

¬Tais-toi ou tu es morte.

La jeune fille épouvantée se mit à pleurer et continua à parler, tout bas et en contenant ses sanglots.

¬Ce que vous allez me faire, ça n’est pas bien. Vous, qui  ne m’avez jamais adressé la parole, qui ne m’aimez pas ! Déshonorer une jeune fille sans l’aimer, c’est un très vilain péché, Rubans Rouges.

La déshonorer ? La brute fut décontenancée. Mais, sans se laisser attendrir par la douce créature résignée qui, n’écoutant que sa pudeur, craignait pour sa virginité plus que pour sa vie, inexorable, il décida de la posséder et de l’égorger ensuite.

­Viens, dit-il, la prenant par la taille et l’entraînant vers un tas de blé.

¬Rubans, Dieu ne te le pardonnera pas.

¬Allez, viens, bêtasse. Si tu savais comme je t’aime ! Allez…

¬Non, non et non. Si vous m’aimiez, vous ne me feriez pas ça ! Et puis, ma mère peut venir.

¬Penses-tu !

¬Allez-vous en, Rubans, au nom de ce que vous aimez le plus.

Non, il ne s’en irait pas. Et puisque Rosario avait confondu la faucille de la mort avec la flèche de l’enfant aveugle, il n’escrimerait pas le poignard avant d’avoir éteint le feu de la luxure qui le brûlait. Elle l’avait enflammé par ses paroles, alors que lui, en toute innocence, n’était monté que pour la tuer[23].

¬Couche-toi là !

¬Rubans !

Il la renversa, se jeta près d’elle dans le blé et, après avoir relevé sa jupe, il commençait à la caresser, lorsque, tout à coup, il blêmit en entendant un hurlement véritablement diabolique, d’une épouvantable violence, un hurlement dans lequel vibraient tout à la fois la haine, la peur, la souffrance, la férocité, un hurlement capable de faire trembler l’homme en bonne santé, de faire gémir le malade et de faire pleurer le moribond. Il se rapprochait aussi vite que s’il avait chevauché la croupe invisible et terrifiante d’un cyclone. Rubans Rouges, persuadé qu’il annonçait un danger imminent et convaincu qu’il aurait à se battre pour survivre, faucha d’un poignet ferme, d’un seul geste, le cou qu’il avait embrassé, puis empoigna une pelle et se mit à l’affût.

¬C’est Colonel, murmura-t-il sombrement, Colonel qui a dû les sentir.

Colonel, un molosse aux mâchoires de tigre, avait traversé la maison en hurlant, avait atteint la basse-cour, était entré sous l’appentis et, voyant les cadavres de ses maîtres, avait reculé, l’échine arquée, la tête basse et les poils hérissés, puis commença à glapir, saisi de terreur. La vieille appela, effrayée, et le monstre, en fureur, se précipita dans l’escalier, à la manière d’un éclair fatal. Il fallait faire taire les cris et les gémissements ; il fallait rétablir le silence, à coups de poignard, en triturant, en pulvérisant, parce que, si l’alerte était donnée, il n’en réchapperait pas. Il franchit la porte, pressé d’attaquer et eut juste le temps de lever la pelle et de l’abattre sur le chien qui, poussé par son instinct, l’attaquait, fou de rage ; mais l’animal tomba, la nuque brisée et, son horrible ululement s’étant éteint, le calme fut rétabli.

La malade continuait à appeler, mais d’une voix si faible…

¬Rosarito… Antonia… Mes enfants…

À deux pas de la terrasse on ne pouvait l’entendre, aussi, le bourreau ne s’inquiéta pas. Elle pouvait toujours appeler, puisque personne ne viendrait à son secours. Cependant, il vint quelqu’un, quelqu’un qui, à en juger par le bruit ténu de ses pas et par le calme avec lequel il sifflotait, devait être un être bien frêle, qui plus est, non prévenu. Mais, s’il avait quelque soupçon, n’aurait-il pas la force de courir de toutes ses forces et de crier à en perdre le souffle ? Et lui, comment pourrait-il s’enfuir, si tous les habitants des environs, sous le coup de l’épouvante, assiégeaient La Fermette ? Afin de poursuivre dans les meilleures conditions celui qui sifflotait, au cas où il s’enfuirait, il se chaussa, serra son poignard, puis alla à sa rencontre. Mais le nouveau venu parla et cette petite voix l’arrêta. C’était l’aîné des fermiers, un gamin de onze ans, aussi inoffensif qu’un pigeon, qu’il n’y avait pas lieu de craindre.

¬Grand-mère, grand-mère ! criait-il joyeusement. J’ai retrouvé mon tromblon ! Il était dans la haie !

¬Où est ta mère ? demanda la vieille.

¬Est-ce que j’en sais !

¬Elle n’est pas là avec toi ?

¬Pas ici, non.

¬Et ta sœur ?

¬Non plus.

¬Ton père n’est pas sorti de la basse-cour ?

¬Pas que je sache…

¬ Rubans Rouges, non plus ?

¬Je ne l’ai pas vu.

¬Alors, articula difficilement la vieille, après quelques secondes de silence, qui a bien pu entrer ?

¬Je n’en sais rien.

¬Seigneur ! Seigneur ! s’exclama la vieille avec angoisse.

¬Tu te sens mal ?

¬Je suis bien malade, mon petit. Dis-moi, comment se fait-il que le chien n’aboie pas ?

¬J’en sais fichtre rien.

¬Qu’est-ce que tu fais ?

¬Rien. Si j’avais de l’étoupe… J’aimerais en trouver pour charger mon tromblon.

¬Crie fort pour appeler ton père.

L’enfant cria :

¬Père, père, papa !

¬Il ne répond pas ? demanda la vieille.

¬Non.

¬Appelle ta mère, plus fort encore.

¬Mère, maman ! Mèèère !

¬On dirait qu’elle ne t’entend pas, murmura la vieille.

¬En effet, affirma l’enfant, tout étonné.

¬Alors, appelle ta sœur.

¬Sarito ! Rosaritooo ! Pas la peine de pleurer.

¬Je ne pleure pas. C’est cette maudite toux. Appelle encore.

¬Rosaritooo !

¬Non, elle ne répondra pas. J’ai toussé millante[24] fois sans qu’elle me gronde…

¬Sûr qu’ils sont tous allés au jardin du Sourdingue. Je vais jeter un œil par-dessus le mur.

¬Non, non, Falico ! Ne va pas dans la basse-cour ! N’y va pas, mon cœur.

Mais lorsque la gémissante mise en garde parvint aux oreilles de l’enfant, une serre était déjà sur sa bouche et le froid acier tiédissait dans le sang qui irriguait son cœur. Comme la vieille tendit l’oreille ! Avec quelle violence elle chercha à se lever ! Et au prix de quelles sueurs glacées d’agonisante elle tenta de bouger ses jambes sans vie ! Comme ses yeux examinèrent la paroi, tels des oiseaux aspirant à s’enfuir ! Avec quelle incroyable énergie elle désira ardemment que la Faucheuse ne pût l’arracher de son fauteuil ! Entendit-elle le ronflement aigu et horrible qui jaillit d’une trachée ouverte lorsqu’en sort un souffle qui voudrait, sans y parvenir, se muer en malédiction, en hurlement ou en sanglot ? S’avisa-t-elle qu’une force surnaturelle faisait pâlir la lumière, troublait et refroidissait l’atmosphère ? Perçut-elle quelque frôlement visqueux ou quelque odeur pestilentielle ? Peut-être pas. Mais, lorsque le monstre apparut, elle lut clairement dans son sourire félon et dans son regard fatidique, que c’était la Mort qui lui faisait face ; aussi s’en remit-elle à la divine miséricorde.

¬Mon Dieu !, gémit-elle sous l’emprise d’une épouvante infinie. Seigneur Dieu, recueille mon âme… Au nom du Père, au saint nom du Père !

Et la lame mit fin à l’ouvrage de la terreur.

Rubans Rouges écarta du pied le cadavre, plus léger qu’un sac de plumes, et se contenta de formuler une pieuse pensée : « La voilà à peine plus morte qu’avant ». À peine plus morte, et lui, beaucoup plus serein, réjoui et confiant. Si totale était sa confiance, qu’il sortit sans précaution de la pièce, et ne vit pas qu’un petit corps s’agitait sous les couvertures de son berceau sous l’effet d’une horrifique fébrilité, il n’entendit pas le faible bruit d’un grincement de dents, et ne fut pas alerté par le battement sourd d’un tout petit cœur, éperonné par l’épouvante. Tout était pour le mieux. Dans la ferme, pas d’autres poumons que les siens ne respiraient et personne ne pourrait le dénoncer. Quant à ceux qui respiraient encore au milieu des oliviers, il leur restait si peu de temps à vivre ! Ils l’avaient vu, lui avaient parlé ; ils l’accuseraient, sans nul doute, et même, s’ils parvenaient à le surprendre, ils se jetteraient sur lui comme des bêtes féroces pour le dépecer. Non, non ! La pelle et l’acier ! Crânes enfoncés et gorges grand ouvertes ! Il ne pardonnerait pas par bêtise, ne cèderait pas par peur, n’agirait pas comme une brute. Ils devaient succomber l’un après l’autre, sans précipitation ni faiblesse, sous l’effet de la terreur et de la surprise, comme les autres.

Il se montra à la porte et cria :

¬Eh ! petit père Rafael !

¬Qu’est-ce qu’il y a ?

¬Votre fille veut vous parler.

¬J’accours.

Il guetta à travers la fenêtre de la cuisine et vit Gros Pif monter avec agilité le raidillon, et il remarqua qu’il chantonnait.

¬Du diable s’il se figure qu’il va mourir, marmotta-t-il. Il arrive à toute vapeur et en chantant, comme s’il allait à une noce et non à un enterrement, pourtant il a dû entendre Colonel. Les humains ont moins d’instinct que les chiens !

Effectivement, le vieil homme, ragaillardi par la tiédeur, la lumière et les parfums de Mai[25], avançait d’un pas rapide et joyeux, rempli de soleil, sans soupçonner que de sa bouche édentée plus aucune chanson ne sortirait, et que ses yeux ne se plongeraient plus dans l’azur resplendissant du ciel, parce que chacun de ses pas était un coup de bêche de plus dans le creusement de sa tombe. Il s’arrêta sur la terrasse et caressa la corneille, qui lui était attachée.

¬Bonjour, compagnon, gambettes de danseur. Tu as faim ?

L’animal aux gambettes de danseur frappa de son bec rouge la jambe du pantalon du paysan, et croassa joyeusement.

¬Croa, croa, croa, croa !

¬Je sais bien que tu t’appelles Johan[26], mon petit.

Rubans, dans sa cache, serrait le manche avec tant d’impatience qu’il dut se contenir pour ne pas sortir hors de la maison et agresser le vieux.

¬Croa, croa, croa, croa !

¬C’est bon, viens mon joli. On trouvera bien quelques miettes.

« Johan » entra le premier, ses ailes déployées, se balançant comiquement, à sa suite Gros Nez, qui riait aux éclats et se baissa pour le prendre. Ainsi, comme s’il cherchait un billot pour lui offrir sa tête, il reçut le terrible coup et mordit la poussière, la nuque brisée[27].

« Johan », de grosses taches rouges sur sa casaque de deuil, s’enfuit en croassant et Rubans Rouges, avec un raffinement de prudence, traîna sa victime, l’égorgea dans la basse-cour et recouvrit d’une peau de mouton le sang qui salissait le sol de la cuisine. Immédiatement après, il attira un autre condamné.

¬Oh ! Bien Léché, hurla-t-il, Bien Léché, holà !

¬À vos ordres, exclama l’interpellé.

¬Dis au Sourdingue de venir. File-lui en une, qu’il vienne vite.

Bien Léché répliqua en riant :

¬File-la lui toi-même, je ne suis pas doué pour ça.

Sûr qu’il allait la lui en filer une ! Avec plaisir même, parce que le père Pierre, qui était aussi fort que son compère, se vantait d’être un client sérieux et un type vaillant, et lui, les clients sérieux et les types vaillants le faisaient vomir. Personne n’était  plus sérieux ni plus vaillant que le fils de sa mère. Les six qui étaient couchés là pouvaient en témoigner avec leurs plaies ; mais ils étaient bien en peine de parler.

Il regarda à nouveau à travers la fenêtre et contempla le Sourdingue qui, après avoir repris son souffle, approchait d’une allure majestueuse.

¬Je le tiens, murmura-t-il, se tenant prêt.

Mais le quarantenaire, sans doute surpris par le silence, se planta face à la maison, comme un mulet soupçonneux, puis annonça sa présence à grands cris :

¬Il est là le patron !

Le fou furieux était indigné. Sa nouvelle cible, pourquoi n’entrait-elle pas ? Avait-il flairé quelque chose ? De quoi avait-il peur ?

Après avoir répété son modeste ou hautain « Il est là le monsieur ! », le Sourd poursuivit à grands cris :

¬Rafael ! Père Falico ! Mame Antonia ! Holà !

Le bourreau se garda de souffler mot et le journalier, l’inquiétude peinte sur son visage, après avoir inspecté attentivement du regard la maison, exprima ses soupçons en formulant à voix haute une supposition mal venue :

¬Ou ils sont partis, ou ils sont devenus sourds, ou ils sont tous morts d’un coup.

Mais, comme il était bien décidé, au lieu de reculer, il puisa dans l’inquiétude et la surprise la force d’avancer : ayant arraché une verge, il se dirigea lentement vers la maison.

¬Allons-y voir ! s’exclama-t-il.

¬Ni voir ni entendre ! dit Rubans, l’assommant d’un coup ahurissant. Crève, gros lourdaud ! Crève à mes pieds !

Il l’égorgea sans nécessité, comme il l’avait fait pour Gros Pif, près de l’appentis. Il jeta son cadavre sur celui du molosse et, avec une impavidité orgueilleuse, il contempla le terrible tableau. Il y avait six morts, en comptant Colonel, qui avait manifesté plus de perspicacité, de force et de vigueur que beaucoup de ces humains. Parmi les défunts, dont le sang formait des rigoles et des flaques dans la basse-cour, il y en avait deux –Luque et le père Pierre¬ qui, de leur vivant, auraient déchiqueté un loup avec leurs dents. Cependant, ils étaient là. Vaincus par son astuce ; mais ils l’auraient été tout autant par son courage. « Ça, pensa-t-il avec une fierté sordide, personne ne l’a jamais fait avec des humains. Et avec les taureaux, même pas Guerra qui, pour en tuer sept, dut toréer trois corridas, un seul dimanche. » En revanche, lui, en moins d’une heure, à l’aide d’une rustique pelle et d’un bout d’acier, mais avec beaucoup d’habileté et beaucoup de décision, il avait expédié deux terreurs, un sexagénaire qui avait autant de cœur que de nez, un chien d’une terrifiante sauvagerie, un fantôme sans forces, un enfant et deux femmes… Huit adversaires qui avaient péri de ses mains au cours de cette éprouvante séance, sans même un comparse pour l’aider et sans les applaudissements pour lui donner du cœur à l’ouvrage. Cela lui était égal. Ils fêteraient le matador lorsque son exploit serait connu, ceux-là même qui auraient sonné l’alarme pour le pourchasser, avec l’intention de le voir gesticuler sur une potence. En guise d’applaudissements, ils lui offriraient leur curiosité, leur rage, leurs tremblements nerveux, leur pâleur, leur épouvante.

Tout souriant, flatté par ces pensées, il appela Sébastien. Mais il ne se cacha pas pour le tuer par derrière ; au contraire, désireux d’étudier l’effet que produirait son ouvrage sur un spectateur non averti, il décida de la lui montrer, lui ménageant ainsi, accessoirement, une mort chrétienne.

¬ Bien Léché, lui dit-il, dès qu’il fut entré dans la cuisine, tu as les nerfs solides ?

¬Plus ou moins. Pourquoi tu me le demandes ?

¬Parce que tu vas avoir une sacrée surprise.

¬De la part de qui ?

¬De tout le monde.

¬Comment ?

¬Si je te le dis, adieu la surprise. Viens à la basse-cour, ajouta-t-il en riant.

¬Allons-y.

¬Fais bien attention, il y a du sang sur le pavé, avertit-il aimablement, lorsque Sébastien eut remarqué les taches. Le pauvre Colonel est devenu enragé et il a fallu l’abattre.

¬C’est maintenant que tu me le dis ? cria le journalier, pris d’une frayeur subite. Est-ce que Colonel a mordu quelqu’un ? C’est ça qui serait une surprise !

Il entra précipitamment dans la basse-cour, et Rubans entendit un cri bref et aigu, qui s’acheva sur un « hélas ! » brisé.

¬Pas très solides, tes nerfs, n’est-ce pas ? marmonna-t-il. Bien Léché, tu as un foie de lièvre.

Mais Bien Léché n’était pas un lièvre, parce qu’un lièvre aurait été au moins capable de courir. Il s’était transformé en statue, une statue d’angoisse, d’ébahissement et de peur. Le visage blanc comme du plâtre, les mains inertes, le cœur transi, il détourna son regard des cadavres, comme s’il était attiré par les yeux terribles de Rubans, et, fasciné, il fixa ce compagnon qui s’était converti tout à coup en une bête féroce.

¬Tu es un lièvre, un misérable lièvre ! répéta le pervers, flatté par l’épouvante glacée qu’il inspirait au malheureux. Tu devrais avoir honte !

Le paysan approuva plusieurs fois de la tête, et, fasciné par les pupilles du monstre, se sentant incapable de fuir, tout sanglotant, il tomba à genoux.

¬Ne me tue pas, gémit-il dans un filet de voix, le visage trempé de larmes. J’ai toujours été ton ami.

¬Je ne veux pas d’amis aussi minables.

¬Mais, tu veux me tuer pour de vrai ?

¬Pour de vrai, je le regrette, parce que c’est assez répugnant. Tu as tout d’une grenouille de bénitier, Bien Poli.

¬Laisse-moi la vie sauve, Rafael !

Le misérable devint furieux.

¬Ah çà, es-tu fou ? Sors ton poignard, allons, et défends-toi, couille molle. Ne sois pas pire qu’une malheureuse fourmi ! Défends-toi, ou je te démolis à force de gifles !

¬Bats-moi, mais ne me tue pas ! Pense à ma mère, Rafael ! Elle t’a si souvent bisé quand tu étais petit ! Tu vas la priver de son pain ?

¬C’est toi qui l’en prives, en ne te défendant pas, lâche que tu es !

¬Je ne peux pas, je ne peux pas !

­Fais un effort, couille molle !

­Non, je ne peux pas !

¬Bon, alors, si tu veux mourir comme un sacristain, fais ta prière. Arrête tes simagrées. J’ai tué tout ce qui était en vie ici : la vieille, le gosse, Colonel… C’est ton tour maintenant. Tu n’es pas éternel.

¬Laisse-moi la vie sauve, Rafael !

¬Pour que tu ailles en courant te jeter dans les bras du premier garde civil ? Non, tu pourrais te fatiguer ! Sors ton cou.

¬Rafael !

¬Aide-moi, ce n’est pas pour rien que tu es bien léché.

¬Mais, tu veux me tuer pour de vrai ?

¬Tu en doutes encore ?

¬Seigneur Jésus-Christ ! balbutia Sébastien, horrifié par l’éclat livide de la lame. Vierge de la Sierra[28], protège-moi !

¬Pas ici ! Au ciel, Bien Léché ! Ne pleure pas et sors ton cou une fois pour toutes.

De la main gauche il lui força à présenter son cou, en appuyant sur le front et, tandis que le malheureux à genoux, saisi par une angoisse surhumaine et une peur mortifère, se recommandait à Dieu, d’un sauvage coup de poignard et en une seule taillade, il le mit en état de rejoindre la source, à la fois consolatrice et terrible, de la miséricorde et du châtiment.

Ayant victorieusement mis un terme à sa tâche, Rubans constata à la montre de son compère qu’il n’était pas encore dix heures et en fut tout ébahi. Il avait agi avec une célérité prodigieuse. Il lui restait du temps pour tout faire puisque, sans se presser, à un pas soutenu, il rejoindrait la ville, depuis La Fermette, en guère plus d’une heure et demie. Il pouvait donc opérer calmement. Avec la lenteur du journalier épuisé qui reçoit son salaire, il ouvrit la maie de Luque, y trouva les douros – précisément trente au-dessous de la centaine ¬, les empocha et se coucha pour se reposer sur le banc de la cuisine. On était si bien, sous le soleil, qui, après quelques jours de pluie, chauffait sans excès ! Et on jouissait entre ces murs d’une paix si appréciable ! Le pot-au-feu chantait en bouillonnant, demandant qu’on l’écume ; les poules s’empiffraient de quelques noirs caillots, dans la crainte qu’on ne les chasse à coups de balai ; la perdrix sautait dans sa cage, impatiente de se voir sur la terrasse… On aurait pu croire qu’une femme allait écumer le pot-au-feu, qu’une jeune fille allait chasser les poules hors de la cuisine, et qu’un homme allait accrocher la cage sous la treille… Mais, dans ces murs, dans cette atmosphère lumineuse et paisible, ne respiraient plus ni femmes, ni jeunes filles, ni hommes, ni vieux, ni enfants, puisque la famille toute entière –son passé, son présent, son avenir¬ avait été exterminée. Toute entière ?… Tout à coup, le tigre se souvint de son filleul et se redressa vivement inquiet. Où était Antoñuelo[29] ? Comment se faisait-il qu’il n’ait pas vu le petit qui pourtant ne s’éloignait jamais de sa mère. Mais sa mémoire le rassura bien vite : il était prévu qu’on transporterait le petit à la ville pour l’y faire examiner par les médecins ; il était sûrement auprès de la sœur d’Antonia, occupé à avaler des sirops. Il s’en réjouit, vu que, non par méchanceté –puisque si on l’avait gratifié des dix douros, il aurait continué à être aussi inoffensif qu’une mouche¬ mais par égoïsme, il aurait assassiné le petit enfant, comme les autres, pour l’empêcher de le dénoncer. Et le petit était si mignon !… Il comprit que, s’il pensait trop au gamin, il finirait par s’attendrir et, pour éviter que cette affection, qui le désarmait, ne l’exposât à se montrer faible, il voulut raffermir à l’aide de quelque réfection son estomac. La viande du pot-au-feu, à demi crue et fibreuse, se moquait de l’appétit le plus féroce ; mais les boudins invitaient à y mordre, aussi Rubans en détacha un et, interrompant toute activité mentale, se mit à manger. Qu’arriva-t-il tout à coup ? Quel bruit prétendait rivaliser avec celui de ses mâchoires ?

¬Toc, toc, toc !

La bouche ouverte, il écouta sans rien entendre ; mais, à peine l’avait-il refermée pour mâcher, il fut à nouveau alerté par le léger bruit :

¬Toc, toc, toc !

¬Des gouttières alors qu’il ne pleut pas ? se dit-il à lui-même.

C’étaient bien des gouttières ; de modestes petites gouttes, des billes d’une écarlate liquide, prisonnières de quelque veine pour faire battre un cœur, et qui, en recouvrant la liberté, avaient traversé un tas de blé et quelques planches mangées des vers, puis tombaient bruyamment et, brodaient une mare de carmin sur un tapis de soleil.

¬Toc, toc, toc !

Quoi de plus ridicule ! Pour le coup, il avait découvert la cause du bruit et la découverte, si elle ne l’avait pas vraiment troublé, ne contribuait pas non plus à lui redonner du courage. Le triste dégouttement n’avait rien d’insolite, ni de surprenant, ni de menaçant et, pourtant, l’assassin en avait été troublé.

¬Toc, toc, toc !

Des billes si petites, pourquoi tombaient-elles aussi vite que si elles avaient été de plomb et pourquoi faisaient-elles tant de bruit en s’écrasant ? … Et pour quelle raison rougissaient-elles à ce point la lumière ? Et par quel prodige resplendissaient-elles sur le sol comme des braises ?… Il craignit que ce sang, qui aurait teinté de rouge le sommeil du criminel le plus endurci, fît rougir la maison, les arbres, les nuages et, pour ne pas être trahi par la miraculeuse rougeur, il sortit prestement de la ferme et s’éloigna[30].

 

III

Le père Alguazil protesta en riant aux éclats.

¬Non, mon petit Rubans, ou on devra me ramener couché sur la monture ! Et alors, qui te ramènera, toi ?

¬C’est bon. Disons que ce sera l’avant-dernier.

¬On en a déjà avalé vingt ! Même la verrue de mon nez est bourrée !

¬Et après ?

¬Tu es riche à ce point ? Pourtant ton oncle disait qu’à moins de découvrir une mine d’or tu ne pourrais pas quitter la campagne…

¬Pas d’autre mine que mes économies. Trente douros comme trente soleils[31], enterrés ; même la terre qui les recouvrait ne le savait pas ! Trente douros qui, une fois que je les aurais mangés, me donneront autant de maux de ventre. Mais, je ne suis pas homme à rater Guerra ?

¬Faut-il que tu aies la passion des taureaux ! dit le père Alguazil, avec bienveillance.

Rubans Rouges frappa des mains et se mit à hurler :

¬Garçon ! Tu dors ou quoi, maudit feignant.

Ils étaient dans la cour d’une taverne, près d’une table couverte de verres, au milieu des paysans et des maquignons.

¬Tu viens juste d’arriver ? demanda le vieux.

¬Penses-tu ! À midi. J’ai déjà eu le temps d’aller dans la rue du matador, pour voir sa maison, et dans la rue Gondomar, pour faire un tour au club et j’ai fait plus de tours dans l’avenue du Gran Capitán qu’un mulet de noria[32]. Dans des occasions pareilles, le tout est de ne se refuser aucun plaisir.

Le garçon, d’une saleté repoussante[33], se présenta et s’excusa poliment.

¬Mille excuses. Même en courant comme un fou, pas moyen de faire face à cette heure. Qu’est-ce que vous prenez ?

¬La même chose, répondit Rubans Rouges.

¬Pour les trois ?

¬Je t’ai dit la même chose, non ? Et ne cours pas, vole, parce que je vais à la corrida, mon petit chou.

¬Je vole.

Comme les gens s’en allaient, le lambin, moins sollicité, les servit avec une relative promptitude.

¬Ma tournée, messieurs… Un verre pour monsieur, dit Rubans en plaçant un verre[34] de montilla devant le père Alguazil; un autre pour vous et un autre pour l’ami, qui va se remettre à marcher ! Et comment, qu’il va se remettre à marcher !

« L’ami », en l’occurrence la montre cassée, brillait au fond d’une coupe large, pleine à ras bords de vin, telle un crustacé chimérique.

¬Alors, proposa l’amphitryon, on avale notre petit crabe ?

¬Vas-y toi, répondit l’invité, avec une moue de dégoût.

¬Ben, à la revoyure, mon petit Jésus.

Il vida la coupe en trois ou quatre gorgées, sans reprendre son souffle ; il feignit d’avaler par inadvertance la montre et, pour mettre un comble à la plaisanterie, il la cracha à la face du garçon. Puis, flatté par les louanges qu’on lui adressa, il se retira après avoir acheté une miche de pain, quelques bouteilles et de la charcuterie.

Devant l’entrée des arènes, il dit au revoir à Alguazil.

¬Amuse-toi bien, Rubans.

¬S’il reste des billets, je vous invite.

¬Tu sais bien que les bêtes à cornes me font peur.

¬Quel drôle d’homme vous faites !

Sur les gradins, le public des passionnés[35] était si serré qu’il était difficile de se glisser, non seulement dans les gradins du haut, mais même dans ceux du bas, où ceux qui y prenaient place étaient condamnés à ne rien voir du spectacle. Mais notre journalier ne s’en soucia pas le moins du monde, qui cala ses fesses dans le premier fauteuil du premier rang qu’il trouva libre, aussi à l’aise que si c’était le sien[36].

¬Bien le bonjour… aux guerristes, s’exclama-t-il, enveloppant dans la salutation d’un homme poli la profession de foi d’un homme intransigeant.

Ses voisins, qui appartenaient au beau monde, le regardèrent sans répondre, et déjà il fronçait le sourcil pour renouveler son salut avec plus d’énergie, lorsqu’un hidalgo très gros, lui montrant un bout de papier, l’interpella :

¬Voulez-vous avoir la bonté ?

¬La bonté de quoi ?

¬De me rendre ma place ?

¬Non, monsieur. Je n’ai pas la bonté.

Le gros homme le regarda, stupéfait.

¬Mais, mon ami…

¬Pas d’ami qui vaille. Je suis arrivé avant vous et personne ne me fera lever.

¬C’est ce que nous allons voir. Placeur ! Par ici !

Le placeur s’approcha.

¬Qu’y a-t-il pour votre service ?

¬Indiquez-moi ma place. Voici mon billet.

¬Vous devriez le faire encadrer, marmonna Rubans, en riant.

Le placeur, intimidé, tourna et retourna le billet, puis s’exclama avec une naïveté sympathique :

¬Messieurs, je suis novice, vous comprenez ? C’est ma première journée comme placeur. Je ne connais rien à ces histoires. Pardonnez-moi. Ça ne s’apprend pas au berceau.

¬Je ne vois pas de quelle histoire vous parlez, affirma le paysan. Je ne bougerai pas, c’est tout. Regardez les arènes. Vous croyez que je vais tuer un enfant du Bon Dieu pour une place aux gradins ? Autant en tuer un pour une place numérotée !

¬Vous avez dit « tuer » ? demanda le lardibineux[37], de plus en plus furieux. Qui parle de me tuer ?

¬Celui qui est assez grand pour vous flanquer dehors. Et ne grognez pas, monsieur le Dégoûté, je sens que je vais vous faire désenfler de peur.

¬Moi, espèce d’animal ?

Sans se laisser intimider, il se jeta sur le paysan, qui leva la main droite pour le recevoir avec un coup de poing ; mais il se retint et les autres spectateurs, par pur égoïsme, tranchèrent.

¬Enfin, messieurs !

¬Au nom de Dieu !

¬Ça n’est pas croyable !

¬Il ne m’a pas menacé, peut-être ? criait le gros.

¬Et vous, vous n’avez pas voulu me chasser, peut-être ? répliquait le paysan.

Mais les trompettes sonnèrent et comme, chez le monsieur adipeux, la colère ne pouvait être plus fugace, et chez Rubans, plus grand le désir d’applaudir son matador, ils se calmèrent et, à la grande satisfaction de leurs voisins, celui qui l’avait payé prit ses aises sur le siège et son premier occupant s’assit sur le dossier.

À l’apparition des toréadors, le journalier, ébloui, tout tremblant, à moitié fou, commença à crier :

¬Olé ! Vivent les vaillants fils de Cordoue ! Vive la patrie du toreo !

Lorsque les combattants eurent abandonné leur cape d’apparat, il s’adressa à Guerra, remplissant l’arène d’une voix de stentor :

¬Pas de pitié pour le nattier[38], Rafael ! Fais-en une figue molle, que je le mette à sécher[39].

Il y eut quelques exclamations imprécatoires, mais elles furent étouffées par les applaudissements et les rires, et le rustre en fut tout flatté. Désormais, avec la constance d’une machine, l’entêtement d’un sauvage et une jubilation irrationnelle, il parla et discuta avec partisans et adversaires, s’interrompant de temps en temps pour s’adresser aux toréadors, les louanger, les offenser ou simplement rugir. Lorsque Guerrita approcha son premier taureau, comme Espartero avait tué le sien avec tant de courage que le fou furieux n’avait pu l’insulter –ce dont il enrageait¬ pour se venger, il offrit au sévillan[40] un conseil qui ne brillait pas spécialement par sa bienveillance :

¬Prends-en de la graine, Nattiérillon[41] ; tu ne sais même pas marcher ! Prends-en de la graine, pataud.[42]

Et, pour comble d’ignominie et au grand désespoir du conseilleur, « le pataud » ne reçut pas seulement une leçon de bien marcher, mais plusieurs leçons de bien s’enfuir, parce que Guerrita, effrayé par la nature déloyale du cornu, le toréa en sautillant, avec l’agilité d’un prestidigitateur ; et traîtreusement, comme un père de famille prudent aurait abattu une panthère, il l’assassina, enfonçant son épée de côté dans son cou.

Le public, à l’exception de quelques douzaines d’espartéristes atrabilaires qui sifflèrent le matador et applaudirent le taureau[43], fit l’éloge du héros cordouan pour son adresse et sa science. Comme il s’était montré habile à planter son épée basse et comme il s’était bien vite aperçu que son ennemi était un malotru et que nul ne pouvait briller face à lui[44] !

¬Mon œil, messieurs ! hurlait Rubans Rouges, abaissant de son index la paupière inférieure de son œil droit. Mon œil, vous dis-je, le taureau en savait plus à lui tout seul que deux greffiers réunis[45].

¬Et s’il avait touché celui du sparte ? grogna l’obèse, en riant sous cape.

¬Eh bien, il le mettait en pièces ! Jamais vu un bœuf pareil !

En revanche, la troisième bête, à la fois réservée et fourbe, plus corpulente, plus forte et plus craintive, ne lui sembla pas difficile à vaincre[46] ; aussi, quand le toréador sévillan, après l’avoir dominée avec une cape pas plus grande qu’un foulard et un cœur de lion, l’eut abattue en se couchant de tout son long sur le frontal et en enfonçant l’épée et sa garde dans la croix, tandis que le public manifestait un enthousiasme tumultueux, Rubans Rouges se contenta d’exprimer un jugement méprisant :

¬Du pur hasard ! Un homme qui court au suicide et qui ne meurt pas parce que son heure n’est pas encore venue.

Puis il ajouta avec indulgence, lorsque le vainqueur se fut retiré vers la barrière :

¬Bien, pataud, bien ! Tu as le courage du désespoir ! Envoie un câble pour qu’on enguirlande la Giralda[47].

Il s’exprimait avec calme, cachant son dépit sous un grand sourire, mais son amour-propre blessé saignait abondamment. Son champion, qui incarnait l’art, la force et la maîtrise, serait-il vaincu par ce petit bout d’homme mal habile, qui se tenait à peine sur ses jambes, qui n’avait jamais su faire qu’un quite[48] et trois passes, qui ne savait que risquer sa vie au moment de tuer ? Une foule sans dignité et dégénérée applaudirait à cette énorme injustice ? Il regarda dans le couloir pour ne pas voir le toréador qui continuait à saluer, ni le public qui le fêtait encore. Un mot isolé qui parvint à ses oreilles lui fit tendre l’oreille. Le mot « crime » avait été prononcé par un policier qui s’adressait très respectueusement au gros monsieur. Ce denier, très intéressé, l’interrogeait :

¬C’est si terrible que ça, Séraphin ?

¬Imaginez : huit morts[49].

¬Et les assassins ?

¬On n’a pas encore de détails. La chose s’est passée dans une petite métairie qui s’appelle La Fermette. On soupçonne une bande de Gitans.

¬Mon Dieu, mon Dieu !

¬On raconte qu’il y a des morts partout : dans la chambre, dans l’alcôve, dans la basse-cour… Une boucherie !

¬Mon Dieu ! Maudits Gitans[50] !

Le corps de Rubans Rouges s’emplit de toute l’allégresse du soleil des arènes. Les Gitans, bien sûr, les Gitans ! Il y avait là de quoi occuper un bout de temps juges, geôliers et bourreaux.

Le policier s’éloigna et l’adipeux don José, en tressaillant, murmura :

¬Huit ! Que c’est horrible, horrible !

Il eut la tentation de contredire le ventru ! Pourquoi horrible ? Ne fallait-il pas mourir un jour ? Qu’est-ce qui était horrible : la mort ? Bah ! Ce qui était horrible, c’était la faim, la souffrance, la maladie…, autant de démons qui n’étaient jamais entrés à La Fermette. La Fermette !… Il se la rappelait vaguement, comme si plusieurs années et non quelques heures s’étaient écoulées depuis le moment où il s’y était rendu. La toux de la vieille, le bec rouge de « Johan », les mugissements du compère, la confusion de la jeune fille, les sanglots du raffiné… Puis, la gouttière, la seule chose qui l’eût alarmé : ­« Toc, toc, toc ! ». Tout le reste… Tout le reste lui paraissait si ancien et si confus !… Cependant, il y avait de quoi épater les gens, les faire tressaillir, épouvantés, comme le ventru. Si on avait révélé de but en blanc à ce pauvre don Pepe[51] la prouesse de celui qui le serrait entre ses mollets, quel saut de cerf n’aurait-il pas effectué pour se lever et s’enfuir !

¬Vous prendrez bien un morceau, l’ami.

¬ Sans façon.

¬Pas de façons. Et vous, ajouta-t-il en s’adressant à ceux qui l’avaient soutenu, servez-vous aussi. Moi, à la corrida, j’aime régaler ceux qui sont à mes côtés. Je le fais de bon cœur, et comme je le fais de bon cœur, ou vous partagez ma collation ou vous vous battez avec moi. À vous de choisir.

¬Dans ce cas, manifesta jovialement don Pepe, tant qu’à choisir entre un morceau de jambon et une tarte, sans hésitation je choisis le jambon.

¬Va pour le jambon.

Rubans répartit le tout puis, tout fier et tout excité par le spectacle de l’arène, se mit à dévorer gloutonnement. Le quatrième cornu, très brave, fonçait avec une furie aveugle, subissait les coups de piques sans broncher, comme s’il était de bronze, et repoussait, culbutait et dépeçait les haridelles avec une violence implacable. Le rustre, hors de lui, s’agitait comme si, depuis sa place, il avait voulu aider l’animal à éventrer les chevaux, à briser les planches, à enfoncer les côtes des picadors. Il criait, hors de lui :

¬Va-s-y, taureau ! Va-s-y, taureau brave ! Frappe, frappe ces incapables ! Pas de pitié !

Guerra, dans un quite, s’agenouilla et essuya au passage le museau de l’animal, et ce trait d’audace enthousiasma le paysan.

¬Olé, olé, vive la mère qui t’a mis au monde, roi de l’univers ! Vous avez vu comment il a mouché la bête, comme si c’était un morveux ?

Il ajouta, menaçant Espartero d’une bouteille.

¬Allez, va-t’en cueillir ton sparte, incapable, couille molle ; je m’assieds[52] sur la Tour de l’Or et même sur l’ange de la Giralda !

Tandis qu’on bandérillait la bête, Guerrita, qui avait sauté dans le couloir pour qu’on lui rattache un lacet[53], accrut sa jubilation par quelques paroles inoubliables. Le gros, qui était l’ami du toréador, ¬cette supériorité le grandit beaucoup dans la considération du coupe-tête¬, lui demanda amicalement :

¬Il te plaît, le petit tacheté, Rafael[54] ?

¬Il est parfait. Grâce à Dieu, parce que j’en ai ma claque des bêtes sournoises.

¬Que la chance soit avec toi.

¬Comment pourrait-il en être autrement ? répliqua l’artiste avec superbe. Je vais lui faire une passe aidée, une autre naturelle pour préparer une passe de poitrine, une par le haut et une autre aidée par le bas, pour le mettre d’aplomb[55]. Et une fois d’aplomb, je me jette sur lui et je me retourne un ongle sur son cou[56], et d’une seule estocade je le réduis en cendres[57].

Sitôt dit sitôt fait. Guerrita, fidèle à ses prédictions, dessina les cinq passes en une minute et infligea, à la vitesse d’une flèche, une terrible estocade. Comme une rafale, une exaltation délirante priva dix mille humains de sens commun. Rubans Rouges, qui pleurait, tapait des pieds et applaudissait, hurlait de surprenantes trouvailles :

¬Vive Cordoue ! Vive son saint patron, Rafael, et vive le Calife[58] ! Voilà ce que j’appelle toréer et tuer, tas de cochons ! Prends ça dans les gencives ! Eh va donc, toi et ta tour de l’Or, que lâcha le cul du More[59] ! Si tu pouvais en crever de dégoût !

Les autres messieurs, y compris don José, les uns pâles les autres rouges, criaient du plus fort qu’ils pouvaient et fraternisaient désormais avec le fier-à-bras au poignard. Ils le prenaient pour un homme tout d’une pièce, sympathique au possible, doté de poumons à vous faire tomber à la renverse. Ils échangèrent des propos affectueux, commentèrent le triomphe de l’habile toréador, lorsque le fracas des applaudissements se fut éteint, sans gâter les éloges par des blâmes à l’intention du toréador vaincu, que même Rubans Rouges sembla prendre en pitié. Ils auraient poursuivi ainsi jusqu’à la fin du spectacle à échanger des politesses, à boire à la même bouteille, à s’offrir mutuellement des amabilités, s’ils n’avaient été interrompus par un horrible accident. Guerrita, le colosse, le prodige, l’invincible, eut une distraction digne d’un vulgaire toréador de village et une bête stupide le fit voler en l’air comme un pantin, l’enroula entre ses cornes et le jeta à terre avec une fureur sauvage. Lui, rien moins que Guerrita !… Don Pepe et les autres messieurs qui conversaient avec le paysan se précipitèrent aux nouvelles auprès des médecins. Quelques spectateurs poussèrent des cris d’hystériques[60] ; d’autres s’en remirent avec une confiance aveugle à la divine Providence, et jusqu’au moment où on apprit que le glorieux champion n’avait subi que de légères contusions, personne ne s’intéressa à ce qui se passait dans l’arène. Et moins encore que le guerrista le plus affolé, un petit vieux dont le nez était décoré d’une verrue rouge, qui, portant un enfant émacié dans les bras, entouré de gardes civils moustachus et graves, parcourait les arènes inspectant attentivement les rangs de spectateurs.

Espartero toréait déjà avec la muleta et Rubans Rouges, dont la frayeur causée par l’incident avait aiguisé la langue, le harcelait, déversant sur lui le meilleur de son répertoire d’insultes. Il salua le premier coup d’épée manqué par le toréador d’un petit rire sarcastique et de plusieurs remarques chargées de venin ; puis, à chaque tentative nouvelle, à mesure qu’il enfonçait un peu plus profondément son épée, il s’empressa de vider le sac de ses insolences, de ses grossièretés, de ses impudences afin de libérer son corps de cette pourriture avant que le taureau ne s’écroule. Mais le taureau, fort comme une montagne, ne voulait pas rouler sur le sol et, malgré trois coups d’estoc sur la bosse, avalant son propre sang, il s’appuyait sur la barrière pour éviter de tomber.

¬Quel martyre ! rugit le paysan. Tu n’as donc pas de pitié, tu as des tripes tannées[61] ? Tu n’as même pas appris à égorger, incapable que tu es.

Alors, le petit malade l’entendit, cacha son visage dans les bras du vieux à la verrue, et, de peur, ses dents grincèrent.

¬Qu’est-ce qu’il y a, Toinin?

¬Là-bas, là-bas !

Les gardes entourèrent l’enfant.

¬Ne pleure pas, mon tout beau. Qui as-tu vu ?

¬Le compère ! Il va nous tuer !

¬Tu l’as vu où ?

¬Là-bas, là-bas, en bas[62].

Alors, ils le découvrirent tous.

¬C’est bien lui, père Alguazil? demanda un garde.

¬Oui, c’est lui.

¬Allons-y. La chance soit avec nous.

Ils se concertèrent et aussitôt, lorsque deux d’entre eux furent parvenus dans le passage, deux autres se placèrent derrière le siège et un policier interpella le misérable :

¬Pas un geste, Rubans.

Mais Rubans Rouges, qui ne l’avait pas entendu et n’avait même pas remarqué les tricornes, ne songeait pas à fuir. À l’adresse du toréador qui, le visage décomposé par la colère, piquait le taureau sur le museau pour lui faire baisser la tête et pouvoir ainsi l’achever[63], Rubans Rouges bramait son indignation la plus généreuse :

¬A la potence, à la potence ! On ne fait pas ça à un taureau, assassin !



[1] López Pinillos tient visiblement à démarquer l’expression du narrateur de celle de ses personnages, en exagérant le caractère savant de sa prose, tandis qu’il réserve à ceux-ci un langage chargé de rusticité qu’il prétend transcrire fidèlement, jusque dans la phonétique.

[2] Fonction équivalente à garde-champêtre. Nous traduisons les surnoms mais nous conservons les prénoms des personnages dans leur forme castillane, ainsi que leurs diminutifs : Rafael, Fael, Falico.

[3] Montre à double boîtier.

[4] Un poignard. La ville d’Albacete est célèbre pour sa coutellerie.

[5] L’animalité de Luarca est annoncée dès le portrait initial qu’en fait l’auteur. Ces références seront nombreuses tout au long de la nouvelle.

[6] Le réal valait 25 centimes ; il y avait 4 réaux dans une pésète. L’oncle offre donc à Rafael une somme ridicule, qui représente le centième des 10 douros, soit 200 réaux, dont il estime avoir besoin pour aller à la foire.

[7] Je choisis de désigner ainsi le terre-plein, généralement ombragé par une treille, qui se trouve devant la porte d’entrée de la typique maison rurale cordouane.

[8] La récolte des olives consistait à frapper les branches à l’aide d’un bâton, et à les faire tomber sur des toiles étalées sur le sol. Le « gaulage » était réservé aux hommes vigoureux.

[9] Cf. la note 33 du commentaire.

[10] Luarca est le parrain du dernier-né des Luque.

[11] L’auteur laisse entendre que Luarca a déjà sollicité son compère et qu’il vient donc le relancer après avoir échoué dans ses autres tentatives. Ce détail a son importance pour la compréhension de la suite.

[12] Date traditionnelle du règlement du fermage au propriétaire.

[13] Le douro valait 5 pésètes. Les 50 pésètes que recherche Luarca représentent donc 10 douros, à ajouter aux 100 du fermage à payer à la Saint-Jean.

[14] La ville de Rute, au sud de la province de Cordoue, est renommée pour ses liqueurs, particulièrement les anis.

[15] Signe d’entêtement, selon la croyance.

[16] Luque n’ignore pas que son compère est à la recherche d’argent pour aller à la foire.

[17] L’interjection hombre (littéralement, « homme ») exprime ici la surprise et l’embarras du quémandeur. Nous conservons ce composé de « homme » pour respecter la glose qu’en fait Luque (« J’en suis un »).

[18] Façon de proclamer ironiquement que le principe d’égalité n’est pas respecté.

[19] Luque utilise exceptionnellement le tutoiement.

[20] Littéralement, « l’homme à la nuque épaisse » (cf. n. 15).

[21] On ignore le sens exact de l’expression « por vínchile ». Peut-être s’agit-il d’une déformation de « par saint Wenceslas » (« Venceslao » en castillan), qui fut un prénom relativement courant en Espagne à l’époque.

[22] Ainsi désignait-on les partisans du toréador Guerra. Cette façon d’évoquer la corrida juste après le premier meurtre de Rubans Rouges n’est sans doute pas due au hasard.

[23] L’auteur a recours tout d’abord à une préciosité érudite surprenante dans ce contexte (allusion à Éros), puis pousse le cynisme du personnage au-delà de toute limite (en toute innocence, il ne songeait qu’à tuer). Faut-il y voir un clin d’œil à l’intention du lecteur lettré ?

[24] Augmentatif de “mille” auquel on a adjoint le suffixe « –ante » (de « cinquante », « soixante », etc.)

[25] Rappelons que les événements se passent le 27 mai, jour de la fête de Notre-Dame de la Santé, patronne de Cordoue.

[26] Transposition comique du cri du corbeau en un prénom humain. On a adopté la forme ancienne de « Jean » à l’image du castillan, qui reprend toutes les voyelles du cri de l’animal, « ua ».

[27] L’assassinat du vieux s’apparente à une exécution capitale à la hache.

[28] La Vierge de la Sierra, patronne de la ville de Cabra, est vénérée dans toute la province de Cordoue.

[29] « Petit Antoine ». Selon la coutume, le fils aîné porte le prénom de son père et le cadet, celui de sa mère, chacun affecté d’une forme diminutive : Falico pour Rafael, Antoñuelo pour Antonia. López Pinillos pousse très loin le souci de la vraisemblance.

[30] L’assassin s’enfuit pour faire taire un sentiment ­la peur­ qu’il ne maîtrise pas, et refuser de voir un présage du châtiment à venir. López Pinillos soigne la chute de cette partie, au prix d’une certaine invraisemblance.

[31] Luarca compte dépenser trois fois plus que 10 douros dont il prétendait avoir besoin.

[32] López Pinillos commet ici un anachronisme. Le club (« er Clú ») Guerrita, créé à l’initiative d’admirateurs du toréador en 1896, ne se transporta rue Gondomar  qu’en 1902, soit plus de 10 ans après les crimes de Cintabelde. La rue Gondomar débouche dans l’avenue du Gran Capitán, à son commencement. Ces deux artères se trouvent au nord du centre-ville, non loin des anciennes arènes aujourd’hui détruites.

[33] Littéralement : « avec plus de taches qu’un grenadier », sans que l’on sache s’il s’agit de l’uniforme du soldat, dont la casaque était rouge, ou si le tablier du garçon semblait éclaboussé par les fruits de l’arbre.

[34] L’auteur utilise le terme « chato », qu’il met entre guillemets. Cette dénomination, réservée au verre de vin de petite taille, sans pied, est désormais usuelle. Le montilla est un vin blanc de consommation courante à Cordoue, comme dans le reste de l’Andalousie occidentale.

[35] Pour désigner le public passionné de tauromachie, López Pinillos utilise entre guillemets le terme de « la afición ». À l’époque cette appellation lui était réservée, alors qu’aujourd’hui elle s’applique à d’autres domaines (sports, arts, etc.).

[36] Les gradins désignent les places bon marché, qui occupent le haut des arènes. Les places les plus chères sont celles qui sont les plus proches de la barrière qui sépare le public de la piste et du couloir qui l’enserre. Rubans rouges avait sans doute acheté un billet de gradin.

[37] L’auteur emploie un calque de « libidineux » (pingüedinoso), avec un préfixe « pingüe » qui évoque l’excès de graisse.

[38] Le toréador en question avait choisi de s’appeler « Espartero », c’est-à-dire, fabricant de natte de sparte. Rafael refuse de le désigner par son nom d’artiste et le renvoie à son métier sur un ton méprisant : « ese del esparto » ; littéralement « le gars au sparte ».

[39] On faisait sécher les figues, une fois mûres, sur un support de sparte (esportón, restitué selon la prononciation andalouse espoltón). L’allusion blessante au toréador Espartero est évidente.

[40] Espartero était de Séville. La rivalité entre les deux capitales, toutes deux traversées par le Guadalquivir, a toujours été vivace.

[41] Luarca interpelle le toréador en affublant son nom d’arène d’un diminutif humiliant.

[42] Le jugement négatif de Rafael à l’égard du toréador sévillan était partagé par certains de ses contemporains, à en juger par la confidence de Lagartijo, rapportée par un témoin de l’époque : « ‘Les uns savent ce qu’ils font, les autres font ce qu’ils savent’. La première clausule se référait à Guerrita ; la seconde, à Espartero ». Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros. Obras completas. Vol. XII. Madrid : Renacimiento, 1925, p. 254¬255.

[43] Entendre applaudir son adversaire, avec éventuellement un tour d’honneur de sa dépouille, est la suprême injure pour un toréador mal inspiré.

[44] Un taureau a droit au qualificatif de noble lorsqu’il collabore avec le matador. La bête qui ne s’y prête pas mérite la censure.

[45] Le taureau découvre le combat de l’arène lors de sa première et ultime corrida. Il est donc par définition ignorant ou naïf. Le taureau savant, au contraire, devine le sort qui l’attend et contrarie la tâche du toréador en refusant de jouer le jeu, comme les greffiers, mais ce pourrait être tout homme de loi, utilisent leur connaissance du droit pour contourner la loi.

[46] Au contraire, l’auteur accumule sur ce taureau les défauts, qui en  font le plus redoutable adversaire possible.

[47] Le minaret de l’ancienne grande mosquée, transformé en clocher de la cathédrale après la conquête (1248), est, avec la Tour de l’Or, dont il sera question plus bas, le plus célèbre monument de la Séville almohade. On la décore de tapis et de guirlandes dans des occasions très exceptionnelles.

[48] Façon d’utiliser la cape pour détourner le taureau qui s’apprête à encorner un homme à terre, ou pour le présenter au mieux face au picador ou au banderillero.

[49] Le décompte du témoin omet le chien Colonel.

[50] Les Gitans sont toujours les premiers suspectés en cas de délit ou de crime en milieu rural.

[51] Diminutif familier de « José ». Faire précéder un diminutif de « don » et l’appliquer à une personne inconnue contribue à l’effet comique.

[52] L’auteur a écrit « me caigo en », qu’il faut lire comme variante de « me cago en » (« je chie sur »), juron très courant en Espagne. Cette délicatesse est surprenante dans la bouche de Luarca, mais se comprend mieux du point de vue de l’auteur, qui souhaite peut-être ménager ses lecteurs, voire éviter une censure. Ce juron peut s’interpréter comme l’exact pendant de « viva ». Ainsi Luarca aurait pu aussi bien «cagarse sur la mère qui mit au monde Espartero » que célébrer celle de son héros Guerra. Le versant sacrilège de ce juron, lui aussi fréquent, s’exprime ici aux dépens de la statue de l’ange qui couronne la Giralda.

[53] Lacet qui serre la culotte du toréador au-dessous du genou.

[54] Comme beaucoup de petits cordouans, le toréador Guerra a reçu comme prénom celui du patron de la ville, saint Raphaël.

[55] Les quatre pattes formant un rectangle, pour faciliter le passage de l’épée entre les omoplates et la colonne vertébrale.

[56] Le matador compte enfoncer l’épée jusqu’à la garde.

[57] Littéralement : « j’en fais du charbon ».

[58] L’auteur attribue ici à Guerrita le surnom qui appartenait à son aîné Lagartijo. Cordoue fut la capitale du califat abbasside, du viiie au xie siècles.

[59] Expression de mépris à l’égard des sévillans, qui joue sur l’homophonie entre « or » et « More ». La tour de l’Or, construite par le sultan almohade autour de 1220 au bord du Guadalquivir, doit sa teinte dorée à la qualité de son enduit. Le mot « culo » est illisible dans l’édition, à cause d’un défaut d’impression peu opportun, mais est facile à reconstituer à partir de la sentence.

[60] Au féminin dans le texte.

[61] Littéralement « des tripes cordouanes », autrement dit « des tripes en cuir de Cordoue ».

[62] Les gardes devaient rechercher Luarca en haut, dans les gradins, aux places les moins chères.

[63] Le toréador avait abandonné l’épée pour recourir au rejón, dont la pointe, qui se termine en croix, devait s’enfoncer dans le cervelet de la bête et l’achever.




Les antécédents

LES ANTÉCÉDENTS

Un motif traditionnel

Antonio de Hoyos propose une possible source dans l’affaire du paysan du Cagitán, contrée de la province de Murcie, qui, à une date indéterminée mais qu’il prétend antérieure à la publication de la nouvelle de López Pinillos, aurait tué quatre personnes, les aurait dépouillées puis serait allé à la corrida de la foire de Cieza[1]. Cette tradition locale mérite d’être signalée, car elle renvoie à un corpus plus ou moins légendaire dont le caractère diffus et intemporel peut avoir influencé, consciemment ou non, un créateur tenté par un sujet proche. Elle propose même une conclusion, – après le crime, il se rendit aux arènes -, qui s’apparente à une formule finale de conte traditionnel[2]. Il ne faut donc pas écarter d’emblée cette influence possible, même si d’autres affaires criminelles avérées constituent des antécédents bien plus plausibles.

Le crime de Cintas verdes (Rubans verts)

Cordoue 25 (soirée)

La foire, favorisée par un temps superbe, est très brillante.

Sur le marché, on observe beaucoup d’animation, particulièrement dans les transactions de bétail bovin et ovin.

On effectue aussi beaucoup de ventes de poulains et de juments.

Valdelomur. El Imparcial, 26 mai 1890

Le 27 mai 1890, jour de la Foire de Notre-Dame de la Santé[3] à Cordoue, est ensanglanté par un effroyable fait-divers. Lors de sa visite quotidienne à la ferme El Jardinito, propriété du Duc d’Almodóvar del Campo, au nord de la ville, sur la route du sanctuaire de Scala Cœli, le récoltant chargé de retirer les caisses d’oranges fraîchement cueillies découvre un épouvantable carnage : trois cadavres, ceux du fermier et des deux jeunes enfants du maître-valet ; deux agonisants, la femme du valet-maître, ainsi que le garde affecté à la propriété.

Cet événement eut un retentissement considérable, tant dans la presse locale que dans la presse nationale[4]. Dès son édition datée du lendemain, 28 mai, le grand quotidien de Madrid, El Imparcial, publie sous le titre Cinq assassinats, la paraphrase du télégramme adressé par le gouverneur de la province au ministre de l’Intérieur. Il revient sur le sujet, le jour suivant, se fondant cette fois sur le témoignage d’un voyageur débarquant du train de nuit.

Les faits, tels qu’ils ont été reconstitués pendant l’instruction et résumés dans le questionnaire soumis aux jurés avant leur délibération, sont les suivants.

L’assassin s’appelle José Pérez Cintabelde Pujazón. Ce jeune homme de vingt-sept ans, grand et bien proportionné, est originaire d’Almeria. Il vit et travaille à Cordoue depuis plusieurs années. Il y exerce des métiers divers, dont celui de maçon. Il n’a pas d’autre antécédent pénal qu’une condamnation pour jeux interdits (15 juillet 1889). Il se présente à dix heures du matin, le 27 mai, dans l’exploitation El Jardinito, à cinq kilomètres de Cordoue, dans l’intention de dérober le produit de la vente d’un attelage de vaches réalisée par le maître-valet à la foire qui a lieu à cette époque. Il y rencontre la femme de ce dernier, âgée de trente-quatre ans, en compagnie de ses deux filles, âgées respectivement de six et deux ans, le fermier qui loue l’exploitation au duc et le garde de la propriété.

La venue de Cintabelde ne surprend pas les personnes présentes car lui et sa maîtresse, Teresa Molinero Galloso, entretenaient des relations amicales avec le maître-valet et sa femme, Antonia, à l’époque où Teresa était la nourrice de la dernière-née du couple. Depuis la mort du bébé, leurs relations se sont un peu refroidies mais pas au point d’interdire à Cintabelde l’accès à El Jardinito.

Sous le prétexte de lui faire cueillir un demi cent d’oranges, le jeune homme entraîne le garde à l’écart dans l’orangeraie et, tandis qu’il est occupé à cueillir les fruits sur son échelle, il l’abat, sans crier gare, de six coups de poignard. Puis, il pénètre dans la maison, dans laquelle il trouve Antonia et ses enfants. Il tire une balle de son fusil à deux coups dans la tête de la femme puis se retourne contre le fermier, accouru au bruit de la détonation, auquel il inflige une première blessure à l’arme blanche au visage, avant de l’achever d’un coup de fusil à la tête. Il se saisit de l’aînée des petites filles, qui tentait de s’enfuir pour donner l’alerte, et lui tranche la gorge. La mère de l’enfant parvient à se relever en poussant des cris ; l’assassin décharge à nouveau son arme sur elle, l’oblige à avouer où est caché l’argent, puis tire à nouveau en la visant à la tête, sans parvenir toutefois à la tuer. Cintabelde égorge alors la petite fille de deux ans, dernier témoin du massacre, après l’avoir conduite à l’étage.

Dans la chambre où Cintabelde commet son dernier forfait, se trouve le coffre contenant l’argent la maison. Il s’empare de cent-vingt-cinq pésètes en argent dans une bourse et vingt dans un porte-monnaie, ainsi que d’un fusil. Il abandonne les lieux sans être vu par personne, la propriété étant isolée. Dans un ruisseau, il lave les traces de sang les plus voyantes et se débarrasse du porte-monnaie et du fusil. Puis il se rend chez sa maîtresse, dans le quartier de Santa Marina de Cordoue (rue Empedrada, n° 5), se change, déjeune avec appétit et se rend aux arènes pour la corrida. Peu après le départ de Cintabelde, le récoltant se présente à El Jardinito, découvre le massacre et recueille des lèvres du garde qu’il a été assassiné par « celui qui était là hier ». Il s’empresse de dénoncer le fait à la Garde Civile. Le lieutenant qui se rend sur place apprend d’Antonia la véritable identité de l’assassin : « le mari de la nourrice qui a allaité ma fille, qui s’appelle José Cintabelde ». Connaissant sa passion pour les taureaux, les autorités ne doutent pas que Cintabelde se soit rendu à la corrida. Aussi décide-t-on de filtrer le public à la sortie des arènes. L’assassin n’oppose aucune résistance et avoue son forfait.

De toute évidence, López Pinillos s’est directement inspiré de ce fait divers[5]. Les emprunts sont nombreux.

Le théâtre des faits se situe dans la campagne proche de Cordoue, ce qui représente une relative nouveauté dans l’œuvre de cet auteur sévillan. La date est la même, à savoir la Foire de la Vierge de la Santé, qui se situe à la fin du mois de mai. La toponymie est également proche : le théâtre des crimes est désigné chaque fois par deux diminutifs : El Jardinito (Le Jardinet), dans le fait divers ; El Cortijuelo (La Fermette), dans la nouvelle. Les victimes appartiennent à toutes les générations, enfants, adultes, jeunes et moins jeunes. Plusieurs traits de la personnalité du protagoniste principal de la nouvelle coïncident aussi avec ceux du criminel. Ils ont le même âge, même si celui de Luarca n’est pas explicitement indiqué. Ils n’ont d’autre motivation que de trouver l’argent nécessaire à l’achat d’un billet pour la corrida, dont l’affiche est la même, à un toréador près. Enfin, le nom du « héros » de la nouvelle ne se comprend que si on le rapproche de celui de l’assassin. Nous allons commenter chacun de ces points.

Observons tout d’abord que ces coïncidences ne répondent pas ou pas seulement à une recherche d’authenticité, ce qui n’aurait, par ailleurs, pas lieu de surprendre chez un écrivain qui était aussi un journaliste. Elles ont aussi une fonction narrative évidente car elles participent à l’économie du récit.

Ainsi, la proximité de la ferme avec Cordoue rend vraisemblable la présence du criminel, le même jour, à la campagne et à la ville. La foire, qui est d’abord un marché aux bestiaux, est aussi l’occasion de festivités, dont le clou est la corrida, ce qui justifie d’avance la rencontre de Alguacil, qui va y acquérir un mulet, et du passionné de tauromachie qu’est Luarca. De plus, elle se situe au printemps et se déroule donc à un moment où les disponibilités pécuniaires des familles modestes sont réelles, dans une région où les récoltes qui s’effectuent en hiver, ­les oranges, dans la réalité du fait-divers, les olives, dans la nouvelle­, représentent la source principale de revenus des travailleurs agricoles. Il en va autrement pour les fermiers qui voient arriver avec quelque inquiétude l’échéance de la Saint-Jean, pour laquelle ils devront disposer de la somme due aux termes de leur bail. Cette réalité économique joue un rôle essentiel dans la nouvelle de Parmeno.

L’auteur fournit suffisamment de détails sur son personnage principal pour qu’on puisse le rapprocher du jeune homme de vingt-sept ans, auteur du massacre de El Jardinito. Les deux jeunes gens, le réel et le fictif, partagent la même passion pour les taureaux, sont également désargentés, également décidés à se procurer de quoi profiter de la foire, et trouvent une solution à ce défaut d’argent aux dépens de familiers[6].

Si tous ces faits n’y suffisaient pas, le choix du nom du personnage principal, à lui seul, fournirait un témoignage indiscutable sur l’évidence de ces emprunts. Le nom de Cintas Rojas (Rubans Rouges), pour le lecteur non averti, même s’il est disposé à admettre que, dans ce milieu rural, le surnom a substitué le nom propre dans l’usage courant, est pour le moins surprenant[7]. Ce surnom, qui n’est pas particulièrement viril, cadre mal avec une personnalité dont la brutalité semble être l’expression naturelle. D’ailleurs, le narrateur ne prend pas la peine de le justifier, en se référant par exemple à certain goût vestimentaire de Luarca, alors même qu’il s’étend sur ce sujet lorsqu’il décrit minutieusement la tenue de fête du jeune homme. Pour comprendre le choix de ce nom par López Pinillos, il faut connaître la confusion provoquée par le nom de l’assassin de El Jardinito, « Cintabelde », peu courant au demeurant, à l’oreille d’andalous habitués à remplacer la marque finale du pluriel (-s) par une vague aspirée, et à transformer le son « l » en « r » et le son « v » en « b ». C’est ce qui fait que le nom que le lieutenant croit entendre des lèvres de l’agonisante Antonia n’est peut-être pas celui qu’elle prononce réellement, c’est-à-dire Cintabelde, mais sa transposition en phonétique andalouse : « Cinta[s] verde[s] » (Rubans verts)[8]. López Pinillos joue sur cette confusion, la reprend à son compte, mais sans la calquer : les rubans, de verts, deviennent rouges, ce qui ajoute une note inquiétante et prémonitoire au personnage ainsi désigné. Dans le chapitre des prénoms, il faut ajouter aussi la reprise de ceux du fermier, Raphaël, et de la fermière, Antonia, qui permet au narrateur des rapprochements suggestifs : Cintas rojas est lui-même prénommé Raphaël, de même que trois des habitants de La Fermette qu’il trucidera, ce qui resserre encore les liens affectifs qu’il avait ou aurait dû avoir avec eux. Quant au petit dernier de cette famille, celui qui désigne l’assassin à la Garde Civile, il se prénomme Antoine, comme sa mère (Antonia), et comme la fermière de El Jardinito, dont les ultimes paroles ont permis l’identification de Cintabelde.

López Pinillos ne reproduit pas littéralement chacune de ces données. S’il reprend l’idée de la corrida, il ne retient que deux toreros seulement, Espartero et Guerrita, omettant Lagartijo, qui figurait pourtant au cartel de la Foire de 1890. Le fait n’est pas anodin, sachant que ce dernier était le plus illustre des trois toreros qui intervinrent en cette mémorable après-midi, qu’il était par ailleurs lui-même cordouan (il fut surnommé « Le Grand Calife ») et donc tout à fait apte à jouer le rôle dévolu dans la nouvelle à son cadet Guerrita. Mais le narrateur a préféré le sacrifier au profit d’une plus grande efficacité narrative, celle d’un affrontement binaire entre le sévillan Espartero et le cordouan Guerrita, ce qui favorisait l’expression par Rubans Rouges d’un chauvinisme exacerbé sur un fond de violence et de brutalité naturelles.

Les emprunts effectués par López Pinillos à l’événement vont donc bien au-delà d’une simple recherche de données : ils inspirent sa démarche et lui suggèrent des effets d’une certaine subtilité.

Cependant, s’il est vrai que López Pinillos s’est inspiré de ce fait-divers pour écrire sa nouvelle, pourquoi a-t-il attendu vingt-cinq ans pour le faire ? Quelle circonstance –privée ou étrangère- a pu le pousser à réactualiser, en quelque sorte, un évènement aussi ancien ?

La réponse à cette question est sans doute à rechercher dans les divergences existant entre le modèle et sa mise en forme littéraire. Elles ne manquent pas et concernent des éléments importants de l’intrigue : le nombre des victimes, les techniques employées pour tuer, le mode de dénonciation du coupable. Faut-il toutes les mettre sur le compte de la liberté créatrice du romancier ? Ne les a-t-il pas puisées dans une autre source que celle de 1890 ? C’est l’hypothèse que nous défendrons ici.

 

L’affaire Redureau

Ce fait-divers est rapporté et commenté par André Gide dans le premier volume de la collection « Ne jugez pas », qu’il créa chez Gallimard en 1930[9].

En 1913, dans le village du Bas-Briacé, commune de Landreau, dans la Loire-Inférieure (Loire-Atlantique)[10], le jeune Marcel Redureau se rend coupable de plusieurs assassinats dans la ferme où il est employé.

Voici les aveux de l’adolescent tels qu’ils figurent dans l’acte d’accusation établi lors de son procès, mais dont ne nous retenons que le strict récit des événements :

Le 30 septembre, vers dix heures du soir, Mabit [le fermier] et lui travaillaient ensemble au pressoir. Le patron tenait la barre qui actionne la vis du pressoir, tandis que Redureau, debout sur la plate-forme, l’aidait dans cette besogne et secondait ses efforts. Comme le domestique montrait peu d’ardeur au travail, Mabit lui fit l’observation qu’il était un fainéant et que depuis quelques jours il n’était pas content de lui.

Sur cette observation, Redureau, irrité, descendit du pressoir, et s’armant d’un pilon en bois, sorte de massue longue de cinquante centimètres qui se trouvait à portée de main, il en asséna plusieurs coups sur la tête de son maître qui, lâchant la barre, s’affaissa en poussant des gémissements. Voyant qu’il vivait encore, Redureau se saisit alors d’un énorme couperet désigné dans la campagne sous le nom de serpe à raisins, dont on se sert dans les vignes, mais qui est destiné à sectionner la masse des raisins entassés dans le pressoir.

[…]

À l’aide de cet instrument, Redureau ouvrit la gorge de son maître, qui râlait, et ne tarda pas à rendre le dernier soupir.

Ce premier crime perpétré, l’inculpé affirme qu’il eut d’abord l’intention de prendre la fuite, mais que, s’étant dirigé vers la cuisine pour y reporter la lanterne du pressoir, il avait été interpellé par Mme Mabit, occupée à des travaux de couture avec Marie Dugast [la servante], et qui lui avait demandé ce que devenait son mari. Craignant qu’elle n’allât dans le pressoir, où elle aurait découvert le cadavre de ce dernier, Redureau forma le dessein de supprimer tous les témoins du crime, de manière à s’assurer ainsi l’impunité. Sans répondre à la dame Mabit, mettant à exécution son idée, l’inculpé retourna vers le pressoir ; il y prit le couperet ensanglanté dont il venait de faire usage, revint à la cuisine et assassina les deux femmes.

La grand-mère, soit qu’elle ne dormît pas encore ou qu’elle fût réveillée par le drame qui s’accomplissait à quelques pas d’elle, ne pouvait manquer de se porter au secours de sa bru. Il fallait qu’elle disparût à son tour. Aussi, sans perdre de temps, s’éclairant à la lanterne, son couperet à la main, Redureau se dresse soudain devant elle et la tue.

Restaient trois enfants, dont les cris d’épouvante étaient susceptibles d’attirer l’attention des voisins. Ils furent tous immolés ; l’enfant de deux ans, trop jeune, semble-t-il, pour pouvoir inquiéter le criminel, ne fut pas plus épargné que les autres, et Redureau le frappa avec tant de férocité que, de son propre aveu, c’est sur le berceau de cette dernière victime qu’il brisa le manche du couperet.

Le petit Pierre Mabit, qui couchait dans la cuisine et qui, peut-être terrorisé, peut-être endormi, n’avait pas crié, dut à cette circonstance de n’être pas compris dans cette tuerie monstrueuse.

Ajoutons que le crime est découvert par des voisins, surpris de trouver le petit Pierre pleurant sur le seuil de la maison, alors que rien ne bouge à l’intérieur. Les soupçons de la gendarmerie se portent immédiatement sur le valet, seul membre de la maisonnée à n’avoir pas été tué. Il est vite retrouvé et passe des aveux complets.

Ce fait-divers présente bien des points communs avec la nouvelle de López Pinillos. Le nombre des victimes, sept, se rapproche plus de ceux de la nouvelle que des crimes de Cintabelde. Parmi elles figure une grand-mère ainsi qu’une jeune femme, lesquelles occupent une place importante dans le récit espagnol. La chronologie des exécutions suit un schéma semblable : d’abord le maître de maison, puis successivement les femmes de la maison, la maîtresse, la fille et la grand-mère, puis l’enfant. Cette succession, qui respecte un ordre décroissant dans la qualité des personnages et dans le danger relatif que chacun représente pour l’assassin, propose une sorte de logique dont le narrateur a pu s’inspirer. Par ailleurs, Redureau utilise exclusivement un objet contondant ou tranchant pour tuer ses victimes ; de même Luarca fera alterner le poignard et la pelle, alors que Cintabelde utilise aussi l’arme à feu. Enfin, c’est un enfant miraculeusement épargné qui donne l’alerte, dans le massacre de Landreau comme dans la nouvelle.

Ces coïncidences recouvrent à peu près exactement les divergences observées entre le fait-divers de Cordoue et la nouvelle de López Pinillos, divergences qui semblaient relever du libre choix de l’auteur de celle-ci. Il est même possible de rechercher l’origine de certains aspects originaux de la nouvelle dans le modèle nantais. Ainsi, certains témoignages affirment que Marcel Redureau n’aurait pas été insensible aux charmes de la jeune servante et, même, qu’il aurait tenté d’abuser d’elle, le jour du crime, ce qui lui aurait valu une réprimande de la part de la maîtresse. On voit le parti que López Pinillos tire de ce détail ­non vérifié­ en transformant la servante en fille du fermier. De même, l’ajout des trois dernières victimes prolonge jusqu’à l’épuiser une liste de victimes potentielles, dont la variété tient plus du « tableau de chasse »[11]. Il semble que López Pinillos en ait pris prétexte pour dresser une galerie de portraits et se donner l’occasion de décliner la folie meurtrière de Luarca et aussi d’ajouter une variation sur le comportement des victimes face au danger ou à la mort.

Au moment où López Pinillos rédige sa nouvelle, dont nous rappelons qu’elle fut publiée en octobre 1916, les crimes de Cintabelde appartiennent à un passé déjà lointain (26 ans). Le fait-divers nantais de 1913, mais plus encore la nouvelle de la mort de Redureau, survenue au-début de cette année 1916[12], lui redonnent une actualité[13].

On imagine que López Pinillos fit aussi ce rapprochement et qu’il trouva commode de puiser dans les circonstances de ces deux faits-divers, selon les besoins de son récit[14].

 

DU FAIT-DIVERS À LA NOUVELLE

Personnalité de l’assassin

Dans aucun des deux assassinats, le passage à l’acte n’est précédé de signes annonciateurs. Mais la perception de la personnalité de l’un et de l’autre des assassins, par l’opinion, la presse et le tribunal, est radicalement différente. Cintabelde est perçu comme un tueur sans scrupules. Le criminel est décidé dès le départ à commettre son forfait et l’accomplit sans état d’âme et sans remords. Le geste de Redureau est tout aussi inattendu. Cependant, il ménage un vide préalable, celui d’une personnalité difficile à cerner, ce qui offre des perspectives intéressantes à un narrateur, puisqu’il lui donne la possibilité d’un avant au crime proprement dit.

López Pinillos exploite cette possibilité pour dresser un véritable portrait physique et psychologique de son protagoniste, dessiner les contours du milieu qu’il fréquente, le doter d’un langage propre, bref, le rendre familier au lecteur avant de le plonger dans l’horreur de ses actes. Il prend ainsi le temps de préciser le mobile des crimes. Le désir de se procurer de l’argent n’a jamais cessé d’occuper l’esprit de Luarca. En cela, il est un calque de Cintabelde, même si ce dernier s’en défend lors du procès[15]. Cependant, chez Luarca, cette obsession ne débouche pas sur une idée fixe, contrairement à Cintabelde ; elle prend la forme d’une quête qui le pousse à solliciter des personnes différentes et pour des motifs différents : le marquis, le grossiste, le chanoine, parce qu’ils en sont naturellement pourvus ; le fermier du Cortijo parce que les échéances du fermage sont proches. Elle n’est pas déterminée à déboucher sur une victime collective désignée d’avance, comme pour Cintabelde. Cette différence ménage dans la nouvelle un effet de surprise absent du fait-divers.

Pendant le procès, la maîtresse de Cintabelde[16] précise qu’il était sujet à des crises d’épilepsie et qu’il avait des « manies »[17], ce qui en fait un être passablement « dérangé », mais on ignore si cette déclaration ne répondait pas avant tout au désir d’atténuer la responsabilité du criminel devant le tribunal. Les médecins appelés à se prononcer sur l’état de la santé mentale de Cintabelde sont divisés. Les médecins libéraux le déclarent « quasi irresponsable », en revanche, le médecin de la prison et le médecin-légiste nient la folie avec des arguments que le correspondant du journal El Heraldo de Madrid juge « irrécusables ». Le procureur, de ce fait, demandera la peine de mort. L’avocat-défenseur, s’appuyant sur le témoignage de Teresa, plaidera « la folie impulsive » (« la locura impulsiva ») et un enfermement de l’accusé dans un hospice de fous, sans parvenir à convaincre le jury.

Le portrait de Redureau tracé par les médecins-légistes est beaucoup plus nuancé. Ces derniers croient déceler chez le jeune homme un trait de caractère, celui de « susceptible vindicatif », qui a pu favoriser de sa part « l’explosion de l’impulsivité et de la violence »[18]. Cette définition s’applique particulièrement bien à Luarca ; elle se révèle dès sa première manifestation vocale, lorsqu’il réagit, en aparté, aux propos que son oncle et le père Alguazil tiennent sur lui. De même est-il piqué au vif lorsque le marquis le traite de « m’as-tu-vu ». Sa réaction, purement verbale, d’une grossièreté insigne, témoigne que ce qualificatif l’a profondément blessé. Enfin, on peut mettre sur le compte de cet aspect de sa personnalité le geste à partir duquel tout va s’enchaîner, à savoir le couteau tiré face à son compère. Cette fois-là encore, Luarca réagit à un sentiment de dépit, le refus de son interlocuteur le renvoyant à une impuissance qu’il ne veut pas admettre.

López Pinillos accentue même les effets de cette susceptibilité vindicative, en plaçant Luarca dans un isolement social que ses deux modèles n’ont pas connu. Cintabelde partage sa vie avec une jeune femme, dont il a eu deux enfants et qui se fait sa complice en l’accueillant chez elle après son forfait pour l’aider à se débarrasser de ses vêtements tâchés de sang. De même, Redureau manifeste un attachement sincère envers sa famille, laquelle le soutiendra de son mieux dans l’épreuve du jugement et de la condamnation. En revanche, Luarca n’a personne à qui se confier et personne n’est susceptible de freiner ses instincts[19].

Redureau est un adolescent et, pour cette raison, est exposé, selon les médecins-légistes, à des comportements délictueux[20]. Prises à la lettre, ces considérations s’appliquent aussi au personnage de López Pinillos, qui se comporterait, en quelque sorte, comme un adolescent prolongé. Très imbu de sa personne, d’un humour agressif, il est d’une grande susceptibilité, au point d’inspirer chez certains de ses interlocuteurs, -les trois compagnons, Antonia- une retenue et une grande prudence dans les propos qu’ils lui tiennent.

Les emprunts réalisés par López Pinillos aux personnalités de Cintabelde et Redureau, qui ont peu de points communs, lui permettent de construire un personnage d’une plus grande complexité que ses modèles. La marginalité du premier, sa violence naturelle, qui le poussent à des actes irréfléchis et désordonnés, sont complétés par l’immaturité du second, victime d’un accès de démence et soucieux d’en effacer les traces, au prix d’un raisonnement enfantin. Au résultat, on a un personnage mi-adulte mi-enfant, qui emprunte ses comportements à l’un ou l’autre, selon les besoins de la situation.

 

Enchaînement des actes

Cintabelde n’offre à l’auteur aucun élément exploitable en vue d’une explication de ses actes[21]. Contre toute évidence il se défend de les avoir prémédités. Pour essayer d’en persuader ses juges, il prétendra qu’il n’était pas poussé par l’appât du gain et laissera entendre qu’il avait une liaison avec Antonia, tous arguments contredits par le témoignage d’Antonia mais aussi par les faits eux-mêmes.

Alors que Cintabelde est venu armé d’un poignard et d’un fusil, avec la ferme intention d’en user, Redureau, sous l’empire de la colère, s’empare du premier outil venu et s’en sert pour assommer son patron. Puis il l’achève à l’aide de la serpe à raisins, qui se trouvait aussi à sa portée. Luarca tue son compère à l’aide du poignard dont apparemment il ne se sépare jamais, et qui fait partie intégrante de sa tenue vestimentaire[22]. On reviendra sur la façon dont López Pinillos justifie qu’il ait tiré son arme. Ce que l’on retiendra, c’est que la mort du fermier tient à plusieurs facteurs, dont l’un au moins est étranger à Luarca. Son compère, fou de rage, vient littéralement s’empaler dans la lame de son adversaire[23]. Pour reprendre une métaphore tauromachique, l’assassin tue a recibir, c’est-à-dire qu’il attend l’assaut de son ennemi et détourne à son profit le mouvement qui projette celui-ci en avant. Ce fait n’efface pas la volonté de tuer qui est manifeste ; affirmer le contraire reviendrait à dire que le toréador n’a pas l’intention de mettre à mort le taureau qu’il vise de son épée. Mais la victime, par sa contribution involontaire, atténue la responsabilité de son meurtrier, en prenant à son compte ne serait-ce qu’une part minime de l’initiative qui, sans cela, serait retombée entièrement sur son adversaire. Le fermier a accepté le combat, même s’il était inégal, ce qui l’oblige à en assumer les conséquences. Que se serait-il passé si, moins sûr de sa force, il avait refusé de se battre[24] ?

Selon les médecins-légistes, Redureau, quant à lui, a tué son patron sous l’effet d’un violent accès de colère. Sous le coup de l’émotion, il tue la patronne pour qu’elle ne découvre pas le crime et élimine les autres personnes présentes dans la maison, qui auraient pu témoigner contre lui[25].

Le premier affrontement de Luarca a lieu avec son adversaire déclaré, le fermier, et non, comme pour Cintabelde, avec la première personne qu’il croise et qui est susceptible de le gêner dans son entreprise, en l’occurrence, le gardien. Au contraire, Luarca s’enquiert auprès d’Antonia de l’endroit où se trouve son mari. Une fois qu’il a tué le fermier, il n’a plus qu’une idée : supprimer tous ceux qui pourraient dénoncer son passage à El Jardinito, et par conséquent témoigner contre lui. C’est exactement la logique qui pousse Redureau à exécuter toutes ses victimes. Rien de tel dans le cas de Cintabelde. Même s’il a recours au même argument, se protéger contre d’éventuels témoignages, son premier meurtre sans raison apparente le rend irrecevable. Contrairement à Luarca, Cintabelde est venu d’abord pour voler, accessoirement pour tuer[26].

Pour un littérateur, le cas de Redureau ouvre des perspectives absentes de celui de Cintabelde. Il propose un scénario possible : le premier meurtre est un acte isolé ; les autres sont dictés par la nécessité de cacher le premier. López Pinillos l’a bien vu et s’est servi de cet enchaînement à partir d’un précédent accidentel pour structurer sa nouvelle.

Par ailleurs, en poussant le nombre des victimes au-delà de celles de Cintabelde, l’affaire Redureau fait aussi sauter un verrou, apparemment indépassable sauf à trahir toute vraisemblance, en offrant la possibilité au narrateur de prolonger la série des victimes aussi loin qu’il le souhaitera, et, par conséquent, d’ajouter une certaine variété à l’acte de tuer qui, indéfiniment répété à l’identique, est susceptible de lasser le lecteur. Ainsi, il n’est pas tenu de limiter ses victimes au cercle étroit des habitants de la ferme, mais peut l’élargir à des éléments extérieurs, ­les trois personnages que l’assassin a croisés sur son chemin, dont deux sont étrangers à la famille­, ce qui donne un champ d’expansion nouveau à son imagination créatrice.

 

Condamner /vs/ comprendre

Des actes aussi inouïs ne laissent personne indifférent. Ils suscitent un fort mouvement de rejet, inspiré à la fois par le dégoût et par la peur. Ces sentiments sont les seuls autorisés dans une société même modérément policée, comme le sont certaines sociétés rurales ; ce sont aussi les seuls qui reçoivent une publicité, à travers les comptes rendus de presse ou d’autres formes de diffusion, orale ou écrite. Tout autre sentiment expose son auteur à la vindicte. Pourtant, rien n’est plus courant que la fascination que suscitent de pareils actes. Quelle que soit la motivation profonde qui dicte cette réaction, ­ pulsions personnelles inavouées, sentiment d’infériorité face à celui qui ose, tendance à l’héroïser ­, il n’est pas bon de l’expliciter. Cependant, l’intérêt pour le fait-divers, d’autant plus grand que celui-ci est monstrueux, phénomène constant de toute éternité, est un aveu implicite de cette fascination. Le littérateur, prêt à y puiser son inspiration, aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître qu’il y est poussé aussi par un sentiment de cette nature.

Mais, même en situation de fascination, le public est poussé par un autre désir, tout aussi puissant, celui de comprendre. Au terme de quel processus, un être humain, comme vous et moi, a pu en arriver à cette extrémité ?

Ces deux attitudes complémentaires, – condamner et comprendre -, se rencontrent à des degrés divers dans les différentes approches du phénomène. La presse et l’opinion, qui s’influencent mutuellement, sont promptes à condamner. La justice se veut objective mais, aussi indépendante et sereine soit-elle, elle est soumise à des pressions d’origine diverse, et, de toute façon, elle est tenue de sanctionner les auteurs potentiels des actes incriminés, ce qui lui fixe un impératif incompatible avec la seule prise en considération des faits pour eux-mêmes. Le littérateur peut aussi adopter des positions contrastées. Gide n’a aucun scrupule à admettre que lui et ses contemporains ne possèdent pas les clefs qui permettent de comprendre tous les comportements humains[27]. Il s’en tient donc à une prudente réserve, se refusant de juger, se contentant d’accumuler des connaissances au profit d’un futur mieux informé. López Pinillos choisit la voie de l’utilisation du fait-divers à des fins littéraires. Le choix n’est pas nouveau[28], mais les moyens qu’il se donne méritent l’analyse, car ils annoncent une innovation considérable dans le traitement de cette sorte de sources.

 

L’auteur et son « héros »

López Pinillos ne laisse aucun doute sur les sentiments qu’il éprouve à l’égard de son protagoniste principal. Il ne se montre pas tendre à son endroit, à en juger par les épithètes qu’il lui attribue et qui reviennent à le condamner d’avance : avant le crime, en deux occasions il l’appelle « le rustre » ; après le premier assassinat, il le désigne comme « le sauvage », « le bourreau », l’« assassin »… ; il le compare à un diable, à un boucher… Aucune commisération apparente, par conséquent. Mais la nécessité où il est de rendre crédible sa narration le conduit à décrire un cheminement qui, d’étape en étape, mènera le jeune homme d’une relative innocence à la plus terrible des culpabilités.

Bien qu’il s’en défende, le narrateur ne peut manquer de prendre parti, aussi peu soit-il, pour son protagoniste, à la manière d’un avocat défenseur qui, tout persuadé qu’il soit de la culpabilité de son client, lui cherche, par devoir, des circonstances atténuantes. C’est à ce prix que le créateur évitera l’inintérêt d’un personnage sans surprise, qui se confondrait avec ses actes et ne leur apporterait aucune transcendance.

Au premier plan des facteurs extérieurs qui, selon López Pinillos, ont joué un rôle dans la conformation de son personnage, figure sa situation socio-économique. Luarca est condamné à la vie précaire d’un journalier, soumis au bon vouloir des propriétaires ou de leur contre-maître, qui peuvent, à leur gré, lui donner du travail ou le priver de tout revenu. De ce point de vue, l’épisode du marquis illustre bien le comportement des latifundistes à l’égard du prolétariat local. La solidarité familiale peut compenser cette carence, mais elle ne va guère au-delà de la satisfaction, pour une durée limitée, des besoins les plus élémentaires. C’est ainsi que l’oncle de Luarca offre à son neveu de lui céder un grabat, dans le réduit où loge déjà le jeune valet, et de le nourrir pendant l’hiver, en échange de certains travaux. Les autres recours potentiels ont aussi des moyens limités, même les plus fortunés d’entre eux, comme le compère Luque, tenu par de lourdes échéances qu’il doit honorer, sauf à perdre son emploi. Cette situation ne contribue pas à procurer de la sérénité à des jeunes gens qui aimeraient bien pouvoir profiter des rares distractions qu’offre la rude vie à la campagne. Or, dans ce domaine, Luarca connaît surtout des frustrations, dès l’instant où il a fait le choix, légitime, de profiter à plein de la foire de mai, et, en conséquence, de se priver de tout autre plaisir pendant le reste de l’année. Être dépourvu d’argent, à cette échéance décisive pour lui, revient à le condamner à une vie sans aucun agrément.

Une autre considération importante a trait à la violence. Celle-ci n’est pas l’apanage exclusif du protagoniste. Dans ce monde rural, qui manifeste aussi peu de commisération pour les démunis, elle est toujours prête à se manifester. Le marquis n’hésite pas à menacer de son arme un visiteur, certes grossier, mais qui ne constitue pas à proprement parler pour lui une menace, puisqu’il est protégé par le nombreux personnel qui l’entoure.

Les apparences sont trompeuses. Ainsi, les propos et les comportements qui sont de mise dans ce monde rural sont d’une courtoisie appuyée. Luarca échange généreusement tabac contre alcool, avec les trois ouvriers qu’il croise. Luarca et Luque se vouvoient ostensiblement[29]. Les dialogues dénotent un goût pour la recherche de l’effet typiquement andalou, qui, mêlant une expression généralement châtiée à un humour permanent, attestent du plaisir éprouvé dans les relations avec autrui. Cependant, cet humour se caractérise par une agressivité feinte qui peut déboucher, comme dans le dialogue entre Luarca et sa première victime, sur une vraie menace puis sur l’acte le plus cruel.

Le sommet de la violence est atteint dans les arènes. López Pinillos y prépare son lecteur à la fin de la première partie, dans la description aux accents épiques qu’il donne du premier spectacle taurin auquel il fut donné à Luarca d’assister. Dans ce passage, il se concentre sur le spectacle proprement dit, mettant l’accent sur le sang répandu, les cadavres des animaux, taureaux et chevaux, et le comportement bravache des toréadors. Dans la partie finale de la nouvelle, son regard se porte sur les gradins, dans lesquels se manifestent des comportements d’une violence au moins aussi grande que celle des acteurs de la corrida[30]. Luarca se distingue par ses excès : il se cesse de gesticuler, de hurler, de prendre à parti tous ceux qui l’entourent, acteurs et spectateurs, dans un délire verbal et gestuel qui, en d’autres lieux, l’aurait immédiatement conduit au poste de garde ou à la maison des fous. Mais, ses voisins n’étant pas en reste, on ne peut guère lui reprocher que de pousser un comportement collectif au bout de sa logique[31].

Dans le public règne une sorte d’unanimisme, qui met un terme momentané et passager aux différences sociales. Le gros hidalgo et le valet de ferme sont près d’en venir aux mains, l’un voulant récupérer une place que l’autre occupe abusivement, mais le son des trompettes suffit à calmer leur fureur. Dans cette partie des arènes réservée aux plus fortunés, les hommes qui entourent Luarca fraternisent avec celui-ci, en communiant à la même table[32], celle du spectacle taurin. Ici, point de catharsis : on ne vient pas aux arènes pour y purger son âme de pulsions sanguinaires mais pour se rouler avec délices dans une bestialité partagée[33].

C’est le seul moment de la nouvelle où Luarca se trouve en communion avec les autres. Jusque-là, soit il obéit à une fraternité de commande (avec le trio d’ouvriers agricoles), soit il est en conflit ouvert avec ses interlocuteurs (son oncle, le marquis, Luque et les siens, ses voisins aux arènes au-début de la corrida), soit il ne parvient qu’à établir une connivence ambiguë avec son entourage (scène de la taverne avec Alguacil, qui finira par le dénoncer).

On mesure les ravages qu’une communion aussi peu sincère peut provoquer chez un être simple tel que le jeune Luarca. Il prend ces faux-semblants pour argent comptant et s’imagine qu’il est définitivement admis dans une société qu’il ne fait que côtoyer très occasionnellement et dans des circonstances exceptionnelles. Il est incapable de comprendre que, dès qu’il aura abandonné les arènes, il se retrouvera seul, confronté aux difficultés habituelles. Même dans ce moment privilégié, Luarca se distingue d’ailleurs radicalement de ses amis de circonstance. À l’annonce du massacre de La Fermette, ceux-ci sont capables de reprendre leurs esprits et de comprendre l’horreur de ce qui vient de se passer, alors que, lui, emporté par l’adhésion collective au spectacle sanglant auquel il assiste, y puise une sorte de fierté, ayant définitivement ramené la mort, en toute circonstance, à une péripétie sans importance.

Il est peu de dire que Luarca a perdu ses repères moraux : il n’est plus capable de mesurer la différence entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. C’est ce qu’exprime magnifiquement López Pinillos en lui prêtant l’extraordinaire exclamation qui clôt la nouvelle. Le jugement du jeune homme ne renvoie plus à un code moral mais à une capacité à apprécier, au coup par coup, la légitimité de tel ou tel acte. En l’occurrence, les coups d’épée réitérés du matador sont assimilés à un assassinat, compte tenu de la qualité de la victime, qui se révèle, par contraste, infiniment plus digne de respect que les humains massacrés à La Fermette. On nage dans la plus complète confusion éthique.

 

Passage à l’acte

La réalisation d’un acte aussi inouï que celui de tuer convoque, chez l’assassin, surtout s’agissant d’un « primo-assassin », des ressorts psychologiques qu’il est très difficile de concevoir, encore plus de décrire[34]. C’est pourtant à cette sorte de gageure qu’est confronté l’écrivain. Ce premier crime est un phénomène unique, qui n’est réductible ni à une influence d’éléments extérieurs ni à une expérience intime de celui qui le commet. Or, le narrateur doit le rendre plausible.

Dans la nouvelle de López Pinillos, les faits qui aboutiront au premier crime sont présentés comme un enchaînement logique. L’insistance de Rubans rouges provoque la colère de Luque. La physionomie de ce dernier se transforme, acquérant des traits de bestialité inquiétante[35]. Devant les poings menaçants brandis par le géant, Luarca, lui aussi, subit une mutation sous l’effet de « l’excitation face au danger » : il décide de faire face. Les conditions de l’échange entre les deux hommes ont radicalement changé, n’ouvrant d’autre perspective que celle de l’affrontement physique. Ce nouveau contexte déclenche, chez Luarca, une opération mentale que López Pinillos traduit par une métaphore entomologique, celle de la larve qui éclot et est prête à l’envol. L’idée de tuer s’impose à lui comme une évidence, comme la réponse la plus appropriée, non seulement à la situation présente, mais à toutes les humiliations reçues depuis qu’il est en quête d’argent. Ce pas franchi, l’accomplissement de l’acte est réalisé sans difficultés, d’autant qu’il est favorisé, comme nous l’avons déjà signalé, par la collaboration involontaire de son adversaire.

Le choix de López Pinillos porte donc sur un crime non prémédité commis par un assassin d’occasion. Pour autant, exonère-t-il son personnage de toute responsabilité ?

Par bien des aspects, son modèle Cintabelde correspond à la figure du monomaniaque homicide qui, selon le Dr. Pedro Mata, n’agit pas sous l’influence de la volonté ou de la passion, de la haine ou de la colère, mais sous celle d’une « force irrésistible »[36]. Ce « fou qui n’a pas l’apparence de l’être » deviendra, à la suite des travaux de Cesare Lombroso (1835-1909), le criminel-né. À l’époque où écrit López Pinillos, la criminologie espagnole a pris ses distances à l’égard des théories de Lombroso[37], il n’en reste pas moins que la prédestination du criminel reste une formule commode pour expliquer ce qui, en principe, dépasse l’entendement. Vient alors le soupçon que Luarca correspond à cette figure de l’assassin-né

On pourrait considérer, en effet, que, la larve étant déjà en place, Rubans rouges était prédestiné à tuer. Mais l’auteur ne nous dit pas que cette larve était propre à Luarca. Elle pourrait aussi bien avoir couvé dans le cerveau de Luque, qui semble prêt lui aussi à faire subir un sort équivalent à son adversaire ; peut-être même est-elle présente dans tout homme. Dans ce cas, la responsabilité de l’assassin se trouve très amoindrie, puisque son geste est largement tributaire, à la fois, d’un atavisme générique et d’un contexte défavorable.

Cette ambiguïté est levée par la suite, puisque, une fois le premier crime commis, Luarca s’accommode avec une surprenante rapidité de son nouveau statut d’assassin. À la grande différence de Redureau, il accomplit ses autres forfaits avec lucidité et une véritable jouissance, comme si le premier crime avait mis au jour sa nature profonde, qui était celle d’un assassin qui s’ignorait. Il recourt à des trésors d’imagination pour attirer ses futures victimes et pour leur administrer la mort selon des procédures sans cesse renouvelées, démontrant que le premier crime réveille chez lui un talent jusque-là caché[38].

 

Pascual Duarte et Meursault

La solution proposée par López Pinillos pour rendre plausible le passage à l’acte ne manque pas d’originalité. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer avec le héros du roman de Camilo José Cela, Pascual Duarte, dont on convient généralement, et son auteur le premier, qu’il est inspiré, pour une part non négligeable, de Rubans rouges.

Un jour, de retour de la chasse, Pascual Duarte, pourtant accoutumé à voir sa chienne le regarder fixement pendant le moment de repos qu’il s’accorde, assis sur une pierre, perçoit, pour une raison qu’on ignore et qu’il ignore sans doute lui-même, le regard de sa chienne comme inquisiteur, tel « le regard d’un confesseur, scrutateur et froid, comme on le dit de celui du lynx ». Sous l’effet conjugué de ce regard insoutenable et de la chaleur ambiante, il se voit acculé à faire usage de son arme, pour n’avoir pas à « se livrer ». La terminologie vague employée suggère de rechercher le mobile du geste non tant dans les circonstances extérieures mais dans la personnalité du tueur. Avant même d’avoir commis l’acte, sans avoir rien de précis à se reprocher, Pascual se sent coupable, sans doute parce qu’il sait obscurément qu’il est porteur de cette faculté de tuer. De fait, c’est sans émotion apparente qu’il relate ces faits et qu’il raconte comme il prit la peine de recharger son arme avant de tirer une seconde fois sur sa chienne. De même, lorsqu’il apprend que sa femme a avorté parce que sa jument l’a jetée à bas, il se rend dans l’écurie et, avec la lucidité d’un paysan qui sait comment il faut prendre une bête pour éviter les mauvaises surprises, tue l’animal d’une vingtaine de coups de couteau. Plus tard, il reconnaît qu’il était « froid comme un lézard et capable de mesurer la portée de ses actes » lorsqu’il asséna un coup de banquette à l’amant de sa sœur, lui brisant le dos contre la cheminée. Puis, ayant transporté le blessé sur le bas-côté de la route et comme ce dernier menaçait de revenir le tuer, une fois rétabli, il l’achève en écrasant sa cage thoracique. Pascual Duarte tue sans état d’âme. L’heure n’est plus à l’explicitation de l’acte criminel comme aboutissement d’un processus individuel, mais comme le révélateur d’un phénomène qui dépasse la personnalité de l’assassin et s’impose à lui[39].

De ce point de vue, tout autant ou plus que dans la lignée de Rubans rouges, il faut situer Pascual Duarte dans un contexte contemporain, dans lequel les réponses les plus originales optent pour un détachement du criminel à l’égard de ses actes.

Pascual Duarte soutient que « l’on tue sans y penser […] parfois, sans le vouloir »[40]. Autant qu’au personnage de C. J. Cela, ces propos conviennent à Meursault, son contemporain[41]. Revenu près du rocher où avait eu lieu le précédent affrontement avec les jeunes arabes, pour un pas de trop en direction de son adversaire, celui-ci tire un poignard dont l’éclat de la lame sous le soleil agresse Meursault, l’entraînant à donner une réponse réflexe à la douleur ressentie : il appuie sur la gâchette d’un pistolet qui se retrouve fortuitement dans sa poche[42]. Dans la description qu’en fait Camus, le protagoniste principal n’est d’ailleurs ni l’assassin ni sa victime, mais la lumière aveuglante du soleil[43]. Aucune larve ne vient éclore dans son esprit lorsqu’il appuie sur la gâchette. C’est la conjonction du soleil, de la présence du pistolet et d’un malentendu qui font de Meursault un assassin. Les éléments extérieurs, ­état psychologique du personnage, condition sociale et situation économique défavorables­, qui, à eux seuls, n’avaient pu pousser Rubans rouges au crime, servent ici de déclencheur direct. On se trouve dans une logique toute différente.

Faut-il, pour autant, considérer qu’à l’époque de C. J. Cela et de Camus, la conception défendue par López Pinillos est définitivement écartée pour cause d’archaïsme ? Il est vrai qu’entre temps, psychiatres et criminologues ont introduit des critères nouveaux dans l’appréciation du comportement humain. Pourtant, chez certains personnages de Jean Genet, on retrouve encore des comportements relativement proches de celui de Rubans rouges. Parce qu’une pierre lancée par un adolescent à son chien pour qu’il la rapporte a effleuré le bas de son pantalon, le héros se met en garde, la main portée au revolver : « La peur d’abord et la colère d’avoir eu peur et un mouvement de peur, sous l’œil pur d’un enfant et le fait d’avoir servi de cible à un Français, avec la nervosité que je mettais dans tous mes gestes, me firent arracher de l’étui mon revolver dont la main avait empoigné la crosse. En toute autre circonstance, je fusse revenu à moi. J’eusse rengainé mon arme, mais j’étais seul et je me sentis l’être. Aussitôt, en regardant le visage délicat et ironique par sa délicatesse, du gamin, je compris que le moment était venu de connaître ce que cause un meurtre »[44]. Dans les quelques secondes qui suivent cet instant, le désir de tuer devient si fort que l’arme finit par devenir un organe essentiel du corps du personnage et son meilleur moyen d’expression. En agissant ainsi, à quoi prétend-il aspirer, si ce n’est « au plus haut moment de liberté », c’est-à-dire à se mettre résolument en dehors de l’humanité et à rivaliser avec Dieu dans un délire démiurgique[45].

Rubans rouges n’a pas de préoccupations métaphysiques de cette espèce, pourtant il rejoint le personnage de Genet dans cette quête de reconnaissance. Il tient à mériter des autres la haute idée qu’il se fait de lui-même. Il pense qu’en tuant, il y parviendra plus efficacement que par d’autres moyens. Par ailleurs, il soupçonne que la pratique du meurtre est susceptible de lui procurer une jouissance qu’il ignore mais qu’il soupçonne. Les motivations sont donc assez proches, et il est permis de penser que le héros de Genet sera tenté de poursuivre dans cette voie, comme le fera celui de López Pinillos.

 

Déclinaison

Le passage à l’acte marque une rupture ineffaçable entre un avant et un après. Pour celui qui l’a commis, les conséquences sont immenses, car il s’est mis définitivement hors-jeu, qu’il soit ou non identifié.

La nouvelle de Rubans rouges n’est pas seulement le récit d’un meurtre premier, mais celui d’un enchaînement de meurtres, dans la conception et l’accomplissement desquels l’assassin fait preuve d’une imagination débridée. On peine à y reconnaître une approche objective, encore moins clinique, du type de l’assassin, tant l’auteur semble prendre plaisir à cette déclinaison d’un paradigme qui aurait pu facilement déboucher sur la répétition et la monotonie. Les faits-divers de départ lui interdisaient de s’en tenir à un seul crime. Il retourne ce handicap à son avantage, en exploitant avec tout son talent de narrateur les nombreuses variantes possibles de ses modèles.

C’est sans doute dans la description minutieuse de chacun des crimes de Luarca que l’on trouve la meilleure illustration du tremendismo qui caractérise la manière de cet auteur. Il rejoue un scénario immuable, celui d’une victime qui ignore ce qui l’attend et d’un assassin déterminé, mais il fait varier ce schéma de départ, en précipitant l’exécution ou en la retardant, selon son bon désir ; en ajoutant ici une pincée d’érotisme ou des considérations pseudo-philosophiques sur l’immoralité de la grande vieillesse ; surtout, en n’épargnant aucun détail sur l’acte lui-même et sur les derniers instants de la victime blessée. Ce choix esthétique le pousse à construire des situations à la limite de l’effet pour l’effet ; ainsi de ce qu’il faut bien appeler une forme de complaisance pour la description d’actes de violence. Peut-être a-t-il voulu sacrifier aussi au goût supposé du lectorat de ces nouvelles à 5 centimes[46], friand d’émotions fortes.

Ce parti-pris d’écrivain a pour effet de pousser au noir la figure du protagoniste. Luarca dépasse de beaucoup Cintabelde en cruauté, dès l’instant où il ne se contente pas, s’il est permis de le dire, de tuer ses victimes mais où il prend soin, pour certaines d’entre elles, de repousser l’acte fatal, rien que pour le plaisir de voir comment elles réagissent devant cette échéance inéluctable. Il oblige donc Antonia à considérer le cadavre de son mari, avant de l’exécuter. Enfin, il fait précéder la mort de Bien Poli d’une mise en scène macabre, d’un sadisme répugnant.

Au milieu de cette complaisance pour l’horreur, qui frise parfois le Grand Guignol, se glisse un phénomène finement exploité, qui finit par structurer l’ensemble, à savoir le silence. L’assassin est tenu d’agir sans bruit, pour pouvoir accomplir l’un après l’autre chacun de ses forfaits. S’il choisit la technique de l’égorgement, c’est d’abord par nécessité, car il faut empêcher que la future victime ne soit alertée par les cris de la précédente. L’auteur s’appesantit sur ce point avec des précisions de clinicien. Lorsqu’il a condamné toute la maisonnée au mutisme, sa tâche est accomplie. Or, au moment où il devrait se sentir libéré, ce silence durement acquis lui joue le pire des tours. Un bruit étrange, faible mais régulier, celui du sang de la jeune fille qui coule à travers le plafond et s’écrase au sol, goutte à goutte, produisant un son d’une intensité surprenante, suffit à le troubler au point de lui faire abandonner précipitamment la maison. De fait, on ne sait ce qui le fait fuir réellement, si c’est ce bruit inattendu ou la conscience fugitive d’une fragilité qui contredit le sentiment de toute-puissance qui l’a possédé jusque-là.

Ironie du sort, voulue ou non par l’auteur : l’assassin sera dénoncé par un enfant qui a assisté silencieusement au massacre. C’est donc le silence qui viendra définitivement à bout de lui.

 

Point de vue

Le sujet traité porte en lui une difficulté pour le littérateur, celle du choix du locuteur. Qui doit parler : le narrateur, l’assassin, les deux ? Sous quelle forme : narration, monologue intérieur ?

Camus et Genet s’effacent derrière le héros. La cohérence du choix saute aux yeux : s’agissant de personnages qui n’ont pas l’entière maîtrise de leurs actes, le récit profite de cette distance obligée sans se priver des vertus d’introspection qu’offre le monologue. Camilo José Cela choisit, en principe, de faire du héros le narrateur de son histoire, par le biais d’une confession écrite[47]. Le résultat est moins convaincant, car la rusticité du personnage est contredite par le caractère savant du discours produit.

López Pinillos s’en tient à une technique plus traditionnelle, celle qui consiste à laisser se manifester, sous le propos du narrateur, le point de vue du protagoniste, à travers un usage fréquent du style direct, qu’il s’agisse du dialogue dans lequel il échange avec d’autres interlocuteurs, ou du monologue intérieur, dans lequel il est seul à s’exprimer[48].

L’auteur mêle ces différents registres sans chercher à leur donner une cohérence forcée ; au contraire, il pratique le contraste avec allégresse. Le propos du narrateur est de haute tenue, parfois excessivement, étant donné le milieu traité, ainsi du lyrisme de la description initiale ou de celle de la maison du crime. Les dialogues sont aussi soignés que s’il s’agissait de dialogues de théâtre, mais il est vrai que c’était la vocation première de López Pinillos, et qu’en outre, le parler populaire andalou, particulièrement créatif et imagé, se prête à cette emphase. Il serait faux, cependant, de n’y voir qu’une démarche folklorisante, dans la mesure où c’est dans le contexte de violence maximale que ce parler atteint son plus haut degré d’expressivité, c’est-à-dire dans les imprécations qu’éructe Luarca, lors de la corrida, au plus fort de son délire.

Le point de vue du protagoniste n’est pas absent, mais il ne se différencie pas formellement de celui du narrateur[49]. C’est ce dernier qui se charge de transcrire les réflexions intimes du personnage, dont il veille à ne laisser rien ignorer de ses pensées, car ce sont elles qui le poussent à agir. Mais il utilise rarement le monologue intérieur. Il le fait dans des séquences courtes souvent ponctuées par des interrogations ou des exclamations, selon le cas[50]. La plupart du temps, il recourt à une paraphrase en style indirect des réflexions intimes supposées de son personnage.

Cette contiguïté formelle entre le discours du narrateur et celui de son personnage laisse ce dernier sous la permanente autorité de l’auteur, qui, s’il sacrifie au désir d’expliquer le cheminement suivi par son personnage, ne veut pas s’exposer à le justifier en l’humanisant outre mesure, ce qui n’aurait pas manqué s’il avait été tenté de décrire ce cheminement de l’intérieur même du psychisme de l’assassin. Le regard extérieur permet à l’auteur de prendre une distance radicale avec son personnage et l’exonère à l’avance de tout soupçon d’indulgence à son égard.

 

CONCLUSION

Redureau et Cintabelde connaîtront des fins édifiantes. Le jeune nantais eut un comportement exemplaire dans la colonie pénitentiaire où il effectua sa peine. Quant à Cintabelde, pendant ses dernières semaines de vie et pendant la longue cérémonie de son exécution, il afficha une dignité, une contrition et une religiosité qui excitèrent la compassion de ceux qui l’assistèrent dans la prison comme du nombreux public placé sur le parcours vers l’échafaud. López Pinillos n’a pas jugé bon de suivre les modèles dont il s’est inspiré jusqu’à ce terme[51]. Ce n’était pas non plus son sujet. Il a préféré interrompre son récit à son degré de dramatisme maximum, au moment où son personnage atteint au paroxysme de sa fureur, renonçant à suggérer une fin qui, en restaurant une paix momentanément troublée, aurait étouffé d’avance chez le lecteur une réflexion nécessaire. Comme ses contemporains, López Pinillos reste perplexe devant un comportement qui, tout en restant exceptionnel, mérite d’être analysé dès l’instant où il traduit des pulsions latentes chez tout être humain. De plus, la nature rustique du protagoniste ouvrait un champ relativement nouveau à la réflexion, en l’élargissant au-delà des cercles habituels des héros de romans.

López Pinillos a perçu que le sujet se prêtait particulièrement à un traitement littéraire, dans la mesure où il invitait à pénétrer dans le domaine de la psychologie et, par conséquent, obligeait l’auteur à une certaine forme de compromission avec son personnage. Le défi consistait à ne pas franchir le seuil de la connivence, pour maintenir entre eux la distance nécessaire à une juste appréciation du comportement du protagoniste. Cette préoccupation s’avère prémonitoire puisque, un quart de siècle plus tard, ce même sujet offrira la possibilité d’une mutation radicale tant au roman castillan qu’au roman français. Ce n’est pas le moindre mérite de cette nouvelle.

 

POSTFACE

 

Lorsque López Pinillos écrit sa nouvelle, le fait-divers a définitivement accédé à la catégorie journalistique qui continue à être la sienne aujourd’hui. L’affaire Cintabelde a nourri copieusement la presse, non seulement locale mais nationale, entre la date des crimes et l’exécution du condamné. En réservant sa nouvelle à une collection bon marché, notre auteur semble partager cette même volonté de médiatisation.

Pourtant, s’il s’approprie les faits-divers dont il s’inspire, il les exploite et en tire le parti qui répond le mieux à ses préoccupations idéologiques ou esthétiques du moment, sans trop se soucier de leur conserver une visibilité sous la transposition qu’il leur fait subir. Au terme de son travail d’écriture, il nous propose un objet littéraire largement indépendant de son point de départ. Le personnage de Rubans rouges est d’abord sa création avant d’être une transposition de Rubans verts. Ce dernier est d’ailleurs bien incapable de rivaliser avec son avatar littéraire, comme le démontre la lecture de la presse qui, pendant ses derniers mois de vie, nous révèle un être fruste, d’une affligeante médiocrité. Il y a, chez Luarca, malgré ses excès, une forme de noblesse, et la folie dont il est saisi au moment du massacre se traduit par une recherche de perfection dont le personnage réel était totalement incapable. Qu’il s’agisse d’une réplique exacte ou ressemblante de son modèle importe donc peu, ce qui compte c’est qu’il soit vraisemblable aux yeux du lecteur.

López Pinillos assume ses choix esthétiques et leurs conséquences, au risque de provoquer un écart au regard de l’exactitude des faits sur lesquels il s’appuie. Les faits-divers lui fournissent un matériau, mais celui-ci disparaît au cours de l’élaboration du texte. Qui se soucie de retrouver, vingt-six années après, l’exact déroulement de la tragédie de El Jardinito ? En revanche, comment nier que la nouvelle de López Pinillos puisse intéresser encore un lecteur, près d’un siècle après sa publication.

Camilo José Cela semble, de ce point de vue (qui n’épuise pas tout l’intérêt de son roman), s’émanciper plus difficilement de l’empreinte de la réalité, comme s’il lui coûtait, plus qu’à López Pinillos, d’y adhérer assez pour la rendre plausible. Pascual Duarte est ressenti par l’écrivain comme un être radicalement étranger, et il ne parvient pas à faire sauter cette barrière, le récit à la première personne, qui aurait dû l’y aider, finissant par se révéler comme un artifice. Par contraste, la recréation des usages et de la langue cordouanes si familières à López Pinillos permet à celui-ci de créer l’illusion d’une proximité avec le personnage.

Camus et Genet ne s’exposent pas à ce genre de critique, parce que leur choix consiste à s’éloigner autant que possible d’un modèle éventuel. Leurs personnages ne nécessitent aucune béquille « réelle ». Ils sont de pure fiction, ou, du moins, ils sont accessibles directement, sans qu’il soit besoin de passer par un détour dans la réalité. De plus, ils n’existent pas tant en eux-mêmes qu’à travers leurs actes qui, non seulement témoignent de ce qu’ils sont, mais également contribuent à façonner leur psychologie au fur et à mesure qu’ils s’accomplissent.

On est loin de la démarche qu’une pratique récente a mise à la mode, dans laquelle le littérateur recherche la caution d’un discours, celui du journalisme, parce qu’il le considère comme porteur de vérité. Le fait-divers devient la caution de la littérature, la qualité de celle-ci se mesurant à la capacité de son auteur à recréer les circonstances d’un événement auquel le lecteur puisse accéder « comme s’il y était ». Cette littérature récente a un point commun avec les précédentes, c’est qu’elle s’intéresse à des êtres et à des faits totalement hors norme et généralement monstrueux. En revanche, elle présente avec elles des différences évidentes. La première est que, pour les uns, il s’agit d’effacer toute trace d’un antécédent identifiable ou de transformer celui-ci en un objet largement fictionnel, alors que, pour les autres, l’écriture vise à expliciter l’événement. C’est ce qui explique sans doute que les auteurs récents s’intéressent à des sujets qui leur sont en principe totalement étrangers, au sens géographique et humain du terme et que, pour parvenir à un certain degré de familiarité avec eux, ils doivent calquer leur démarche sur celle du journaliste, confronté en permanence à l’obligation de s’adapter à des réalités qu’il ignore. Leur témoignage ne peut se défaire de cette contrainte originelle. López Pinillos, Cela, Camus et Genet parlent de ce qu’ils connaissent, soit parce qu’ils sont familiers du milieu dont ils parlent, soit parce que, à des degrés divers, ils parlent d’eux-mêmes.

Notre traduction et notre commentaire ont aussi pour objet de fournir le moyen d’apprécier la distance qui sépare des démarches aussi différentes, et de rappeler qu’une mode ne condamne pas à l’obsolescence des enjeux d’écriture qui ont donné des fruits très remarquables. Alors même que les ressorts secrets du comportement humain continuent à offrir un champ immense à l’imagination, faut-il renoncer à une ambition proprement littéraire et accepter de voir le romancier céder sa position privilégiée au profit de spécialistes divers, ­anthropologues, psychologues, sociologues, criminalistes, etc.­, ou des journalistes et leurs émules ?

 

BIBLIOGRAPHIE

 

López Pinillos “Parmeno”, José, Cintas Rojas. Madrid: La Novela Corta, Año I, n° 41, 14 octobre 1916.

 

ANTÉCÉDENTS

Le crime de Cintabelde

– El Imparcial de Madrid; El Diario de Córdoba; El Heraldo de Madrid, 26-29/05/1890; 15-19/11/1890, 4 au 7/06/1891

– Cruz Gutiérrez, José y Puebla Povedano, Antonio, Crónica negra de la historia de Córdoba (Antología del crimen). Córdoba: Publicaciones de la Librería Luque, 1994, pp. 79-94.

L’affaire Redureau

– Gide, André, La séquestrée de Poitiers. Paris : éditions Gallimard, 1930. Col. Folio 977, 1977.

La secuestrada de Poitiers. Trad. Michèle Poussa. Barcelona: Tusquets Editor, 1969.

El caso del inocente niño asesinado. Trad. Inmaculada Pantoja y Mateu. Barcelona: Tusquets Editor, 1971, 65 p. Cuadernos ínfimos, Serie cotidiana, 4, 25.

 

ŒUVRES LITTÉRAIRES CONNEXES

– Cela, Camilo José, La familia de Pascual Duarte,

– Camus, Albert, L’étranger, in Théâtre, récits, nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1962, pp. 1125-1210.

– Genet, Jean, « Pompes funèbres », Les Temps Modernes, 1ère année n° 3 (1er décembre 1945), p. 412-414.

 

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

– López Pinillos, José,

      Doña Mesalina. Madrid: Editorial Pueyo, 1920.

      Cómo se conquista la notoriedad. Madrid: Editorial Pueyo, 1920.

Las águilas. Novela de la vida del torero. Madrid: ed. Turner, 1991.

– Quirós, Constancio Bernaldo de, Figuras delincuentes. Figuras delincuentes en el ‘Quijote’. Edgar Poe y la psicología criminal. Estudio preliminar y notas de Jesús Alonso Burgos. Alcalá la Real: Alcalá Grupo editorial, 2008.

– Hoyos, Antonio, “Cintas Rojas, Pascual Duarte y el campesino del Cagitán”. Correo literario, Madrid, n° 76 du 15 juillet 1953; reproduit dans Hoyos, Antonio de, El pintor Antonio H. Carpe y otros ensayos. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1990, p. 214-220.

– Stendhal, Le rouge et le noir dans Romans et nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 644-645.

– Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros. Obras completas. Vol. XII. Madrid: Renacimiento, 1925.

 



[1] Hoyos, Antonio, “Cintas Rojas, Pascual Duarte y el campesino del Cagitán”. Correo literario, Madrid, n° 76 du 15 juillet 1953; reproduit dans Hoyos, Antonio de, El pintor Antonio H. Carpe y otros ensayos. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1990, p. 214-220. Je remercie le Professeur Andrés Amorós Guardiola de m’avoir signalé cet article, et le Professeur Francisco Javier Díez de Revenga, de l’avoir localisé et de m’en avoir fourni une copie. Antonio de Hoyos n’apporte guère de précisions sur cette affaire. Il signale, cependant, que l’assassin aurait été arrêté plus tard par la Garde Civile et condamné à la peine de mort, ce qui accentue encore les similitudes avec l’histoire de Cintas Rojas.

[2] Dans la tradition, il ne faut probablement pas prendre cette formule au pied de la lettre (ou pas seulement), car par bien des aspects, elle présente un caractère incantatoire. On pense à celle qui conclut les récits très fantaisistes des mythes de la Grèce Antique, par l’héroïne du film Jamais le dimanche, de Jules Dassin, incarnée par Mélina Mercouri : « et ils allèrent tous à la plage ».

[3] Ainsi nommée parce que l’intercession de la Vierge mit fin à une épidémie de peste.

[4] Nous avons consulté, pour la presse locale, le Diario de Córdoba, et pour la presse nationale, le quotidien madrilène El Imparcial.

[5] Il avait 15 ans au moment des faits et il se peut donc qu’il en ait eu connaissance directement. Il est possible que ce tragique fait-divers ait pu impressionner notre andalou, alors adolescent.

[6] López Pinillos reproduit en le transposant, le lien qui unit à la famille du Jardinito Cintabelde et sa femme, qui fut la nourrice d’un de leurs enfants, en faisant de Rubans rouges le parrain d’un de ceux de Luque, ce que traduit le terme de « compère » appliqué dans la nouvelle à l’assassin et à sa victime.

[7] Près de la ville de Corrientes, en Argentine, Rubans rouges désigne un gaucho, Antonio Mamerto Gil Núñez, « el Gauchito Gil », voleur de grand chemin qui, avant d’être exécuté, ­suspendu par les pieds à un arbre et la gorge tranchée­, le 8 janvier 1878, annonça à son bourreau qu’il trouverait, à son retour chez lui, son fils gravement malade mais que, s’il adressait une prière à son nom, l’enfant serait guéri. La prophétie se réalisa. À l’emplacement de l’exécution, (à 8 kms de la ville de Mercedes), on a construit un sanctuaire auquel on se rend en pèlerinage, à la date anniversaire de l’exécution. Les rubans rouges que l’on y suspend rappellent le sang versé par le martyr. López Pinillos a-t-il connu cette légende ? Ce n’est pas impossible, mais si tel était le cas, elle n’aurait influé que le choix de la couleur des Rubans de son personnage.

[8] Cintabelde était connu sous le surnom de Cintas Verdes, mais le lieutenant de la Garde Civile qui mena l’enquête l’ignorait jusqu’à ce qu’un témoin s’en souvienne opportunément.

[9] Réédité dans Gide, André, La séquestrée de Poitiers. Folio n°977, « L’affaire Redureau », pp. 99-145.

[10] Et non dans la Charente-Inférieure, comme Gide l’affirme erronément. Landreau se trouve dans l’arrière-pays nantais, aux confins du Maine-et-Loire.

[11] López Pinillos évite les victimes indifférenciées, comme les deux enfants de El Jardinito.

[12] « Marcel Redureau mourut tuberculeux, à la colonie pénitentielle de X…, vers février 1916 », selon le témoignage de Gaëtan Rondeau, « très aimable correspondant » de Gide, rapporté par celui-ci (p. 145). La proximité chronologique entre le décès de Redureau et la publication de la nouvelle en octobre de la même année est éloquente.

[13] Cintabelde fut condamné à mort et exécuté en novembre 1891. Redureau fut condamné à vingt ans de prison, soit le maximum pour un accusé qui avait moins de seize ans au moment des faits, car il ne bénéficia d’aucune circonstance atténuante. Bien qu’ils aient abouti tous deux à la peine maximale, les procès ne donnent pas la même image des condamnés. Cintabelde n’a droit à aucune indulgence : c’est, en quelque sorte, l’assassin parfait et, comme tel, son cas fait peu débat. En revanche, celui de Redureau, peut-être à cause de son jeune âge, ou simplement parce que les mentalités sont différentes en France et en Espagne et qu’il s’est écoulé plus de trente ans entre le premier massacre et le second, a donné lieu à une approche plus nuancée, grâce principalement à la qualité des experts et au talent du défenseur.

[14] En outre, chacun de ces faits-divers, pris isolément, peut passer pour un acte monstrueux sans transcendance. Rapprochés l’un de l’autre, ils suggèrent une réalité qui les dépasse et qui renvoie à des considérations plus générales sur la condition humaine. En particulier, le crime de Cintabelde ne peut plus passer comme l’illustration d’une barbarie typiquement et exclusivement hispanique.

[15] Antonia Córdoba, qui survécut miraculeusement à ses blessures, insiste sur le fait qu’elle fut dépouillée de son argent. Ibid.

[16] Elle est la mère de ses enfants et finira par épouser Cintabelde en prison, quelques jours avant son exécution.

[17] Il prenait plaisir à écorcher vifs des chats.

[18] « Ajoutons que Redureau, sans être un taré au point de vue psychique, est incontestablement possesseur d’un tempérament nerveux et qu’il semble établi, parmi de nombreux témoignages, qu’il est d’un caractère particulier qualifié de « sournois », et qui pourrait, sans doute, tout aussi bien se traduire par la qualification de ‘susceptible vindicatif’ ; circonstances qui ont certainement favorisé chez lui l’explosion de l’impulsivité et de la violence » (p. 135).

Gide semble avoir adopté le point de vue des médecins légistes : « Que l’on m’entende, que l’on me comprenne bien : je ne prétends nullement atténuer l’atrocité du crime de Redureau ; mais lorsqu’une affaire est aussi grave, l’on est en droit d’espérer que l’accusation elle-même tiendra à cœur de présenter au regard de la justice toutes les circonstances, même celles qui pourraient être favorables à l’accusé. […]

Si j’ai longtemps insisté sur ce point c’est aussi parce que l’intérêt psychologique du cas Redureau serait grandement affaibli s’il était prouvé que l’idée du crime habitait depuis longtemps l’esprit du jeune assassin, ainsi que ces propos apocryphes le donneraient à entendre. […] Mais ces propos, il ne les a jamais tenus ; avant de commettre le crime, il n’avait jamais eu l’idée de le commettre. » (p. 109)

À ses yeux, Redureau n’est pas un psychopathe. Son crime peut s’expliquer comme la conséquence de facteurs convergents : la fatigue physique, la fragilité psychologique de l’adolescent, ou certains traits de caractère, comme une tendance à l’impulsivité. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile la tâche de son défenseur : elle aurait été simplifiée s’il avait pu plaider la dégénérescence mentale d’un criminel par prédestination. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Pire encore, l’aveuglement accidentel qui provoque une « dementia brevis », n’étant par définition pas prévisible, la loi ne peut que le sanctionner après coup par le moyen d’une peine maximale, dans l’espoir, bien vain, que son exemplarité pourra prévenir d’autres cas de cette nature.

[19] Même ses sentiments à l’égard de la jeune fille de El jardinito resteront secrets. Cette pudeur contraste singulièrement avec l’étalage de sentiments dont Luarca fait montre lorsqu’il tresse des lauriers publics à son torero préféré. Mais il faut bien admettre que l’épisode des amours secrètes du jeune homme ressemble à un ajout tardif dans la nouvelle. La preuve en est qu’il prend la forme d’un retour en arrière, c’est-à-dire que son inclusion dans le récit entraîne une rupture quelque peu forcée de celui-ci.

[20] « [à l’adolescence] il se produit une sorte de rupture momentanée de l’équilibre mental avec développement excessif du sentiment de la personnalité, susceptibilité exagérée, hyperesthésie psychique. On voit se manifester une véritable tendance à la combativité et une exagération remarquable de l’impulsivité et des tendances à la violence. L’adolescent est très sensible aux louanges, et, par contre, ressent beaucoup plus vivement les blessures d’amour-propre ; les impressions qui arrivent à son cerveau se transforment plus irrésistiblement en incitations motrices, c’est-à-dire en actes impulsifs » (p. 134.).

[21] « Il raconte le crime, en disant qu’il ne comprenait pas comment il avait pu tuer tant de personnes, surtout la petite de deux ans, qu’il aimait beaucoup ». El Heraldo de Madrid, 16 novembre 1890.

[22] L’auteur le désigne métaphoriquement comme le ‘compagnon’ du jeune homme.

[23] « mais, en se redressant, il ne fit qu’épargner une course plus longue au poignard, qui s’enfonça dans sa gorge à la vitesse de l’éclair ».

[24] L’auteur présente la victime comme plus forte que son agresseur, au point que ce dernier semble surpris de la facilité avec laquelle il l’a terrassé.

[25] « L’explication que l’inculpé donne de cet horrible drame a toujours été la même : pour le patron, il a cédé à une violente colère. […]

« ‘J’avais peur que la patronne vienne voir son mari dans le cellier…, j’ai frappé la domestique parce qu’elle était avec la patronne…, j’ai frappé les autres parce qu’ils criaient’. La véracité de ces réponses semble corroborée par la suivante, qui en atteste la sincérité : ‘Je n’ai pas touché au petit Pierre parce qu’il n’avait rien dit et qu’il dormait’ » (p. 128)

[26] Cintabelde cherche avant tout à éliminer les obstacles qui se dressent entre lui et l’argent dont il veut s’emparer. On ne peut pas dire qu’il soit particulièrement minutieux dans l’élimination de ces témoins gênants, puisque l’un d’entre eux, le fermier, survivra plusieurs heures à ses blessures, et qu’Antonia en réchappera. C’est toute la différence avec Luarca, qui ne rate jamais son coup.

[27] « Mais nous serons forcés de convenir ici que les connaissances actuelles de la psychologie ne nous permettent pas de tout comprendre, et qu’il est, sur la carte de l’âme humaine, bien des régions inexplorées, bien des terræ incognitæ. » (p. 100).

[28] Cf. ce témoignage emprunté à l’actualité littéraire française : « Les faits divers sont par essence source de grande sidération. D’Emmanuel Carrère (L’Adversaire) à Régis Jauffret (Sévère), ils sont nombreux, les romanciers, à avoir voulu, avec les seules armes de la littérature, faire parler ce réel qui se dérobe à la compréhension. » Clarini, Julie, CR de Tout, tout de suite de Morgan Sportès, dans Le Monde des livres du 26 août 2011, p. 9.

[29] Luque passe au tutoiement en une seule occasion.

[30] López Pinillos a déjà traité de ce sujet, dans des termes analogues, dans son roman, Las Águilas, publié en 1911. C’est ainsi qu’il y décrit le public des places bon marché (La traduction est de moi) : « […] les gens modestes allaient au cirque comme à un champ de bataille, pour y glorifier leur matador préféré ; la terrible populace, quant à elle, s’exaltait et s’émouvait, se dressait furieuse comme une mer agitée, et abaissait jusqu’à terre les combattants avec une horrible cruauté ou bien se dressait, folle d’enthousiasme, et les déifiait de ses hourrah frénétiques et de ses applaudissements tempétueux ». (Madrid : éd. Turner, 1994, p. 20.).

[31] À ce titre, il est intéressant d’observer le contraste existant entre les propos réfléchis prononcés par Guerrita, alors qu’il s’apprête à toréer son deuxième animal, et l’exaltation irrationnelle des spectateurs.

[32] López Pinillos pousse la métaphore jusqu’au partage des victuailles entre Luarca et ses voisins.

[33] Cet épisode illustre le débat qui anime alors les intellectuels espagnols face à la corrida, et que López Pinillos a abordé dans Las águilas. Son contemporain et ami, Ramón Pérez de Ayala, résume la question dans ces termes : « Si j’étais dictateur de l’Espagne, je supprimerais d’un trait de plume les corridas. Mais, tant qu’elles existeront, je continuerai à y assister. Je les supprimerais parce que mon opinion est qu’elles sont, socialement parlant, un spectacle nocif. Je continue à y assister parce que, esthétiquement parlant, elles sont un spectacle admirable et parce que, à titre individuel, en ce qui me concerne, elles ne sont pas nocives, mais au contraire extraordinairement profitables, comme un texte dans lequel je peux étudier la psychologie du peuple espagnol ». Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros, ensayos. Obras completas, vol. XII. Madrid: Renacimiento, 1925. Luarca illustre le danger qu’il y a, selon cette théorie, à exposer à cette sorte de spectacle des personnes intellectuellement moins préparées.

[34] Une dementia brevis aveugle une personne et l’entraîne à tuer ou « fait qu’il ne peut pas ne pas tuer ». Des formules de ce genre rendent bien compte de la perplexité de l’observateur face à ce phénomène.

[35] « Luque, très pâle, le mufle contracté ».

[36] Mata, Pedro, Tratado de Medicina y Cirugía teórica y práctica (1866), cité par Burgos, Jesús Alonso, dans l’Étude préliminaire à Quirós, Constancia Bernaldo de, Figuras delincuentes. Figuras delincuentes en el ‘Quijote’. Edgar Poe y la psicología criminal, p. 27.

[37] L’école espagnole se développe principalement à l’initiative de Francisco Giner de los Ríos, titulaire de la chaire de Philosophie du Droit de l’Université de Madrid, dont le Laboratoire de Criminologie (1899-1901) est une émanation. En 1906, sera créée l’École de criminologie, destinée au personnel des prisons. Giner de los Ríos est un des créateurs de l’Institución Libre de Enseñanza, fondée en 1876, selon des principes inspirés de la philosophie de Krause, mais aussi du néo-kantisme et du positivisme.

[38] On pourrait trouver, dans la nouvelle, d’autres échos des théories criminologiques. Ainsi, Luarca et Luque appartiennent au type « athlétique », par nature agressif, par opposition au, petit et gros, d’humeur pacifique, à l’image de l’hidalgo qui finit par céder une partie de son siège à Rubans rouges, sans parler de Don Quichotte et Sancho Pança, qui illustrent parfaitement la complémentarité des deux complexions. De même, le fait que le criminel soit identifié par un enfant donnerait raison à Lombroso, pour qui les enfants ont une perception instinctive du criminel. Mais, à trop vouloir rechercher des précédents scientifiques, on perd de vue certaines évidences, dont le littérateur ne saurait se départir : les hommes de forte constitution sont plus tentés par la violence que ceux qui l’ont faible ; un enfant passe plus facilement inaperçu qu’un adulte.

[39] Le pire des crimes de Pascual Duarte, le meurtre de sa mère, est paradoxalement moins révélateur de la personnalité de l’assassin, parce qu’il est traité sans originalité. Le meurtre prémédité de longue date, réglé à l’avance dans ses moindres détails, et qu’une circonstance fortuite menace de faire avorter, jusqu’à ce qu’un autre imprévu, tout aussi minime, autorise à nouveau son accomplissement, est un classique de la littérature. Julien Sorel a prémédité de tuer madame de Rênal pendant l’office, dans l’église neuve de Verrières. La preuve en est qu’il n’hésite pas à soudoyer l’armurier pour acquérir un pistolet. Pourtant, au moment d’accomplir cet acte, saisi d’un tremblement irrépressible devant cette silhouette qui lui est si familière, il doit y renoncer : « Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis ». C’est alors qu’intervient un autre fait, qui rend à nouveau possible la réalisation de l’acte criminel. La clochette de l’élévation ayant retenti, madame de Rênal baisse la tête au point de disparaître sous les plis de son châle ; alors Julien retrouve la force de tirer parce que « il ne la reconnaissait plus aussi bien ». Il suffit donc d’un détail somme toute anecdotique pour que la réalité perçue par l’assassin ne présente plus d’obstacle à l’accomplissement de son geste (Stendhal, Le rouge et le noir dans Romans et nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 644-645).

[40] “Se mata sin pensar, bien probado lo tengo ; a veces, sin querer”, p. 116.

[41] L’étranger est publié en juillet 1942 (achevé en mai 1940) ; La familia de Pascual Duarte a paru en décembre 1942.

[42] Meursault ne voulait pas de ce revolver, mais l’insistance de son ami l’oblige à l’accepter.

[43] « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. […] Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé… », p. 1166.

[44] Genet, Jean, « Pompes funèbres », Les Temps Modernes, 1ère année n° 3 (1er décembre 1945), p. 412-414.

[45] « Tirer sur l’enfant, c’était tirer sur Dieu, blesser Dieu et s’en faire un ennemi mortel. Je tirai. Je tirai trois coups ». Ibid. [fin de la nouvelle].

[46] Les premières livraisons de la collection La Novela corta, parmi lesquelles figure Cintas rojas, étaient vendues 5 cts. Leur prix augmenta bientôt à 10 puis à 15 cts (Information communiquée par le Professeur R. Mogin Martin).

[47] La réalité est plus complexe, puisque ces mémoires sont censées avoir été ordonnées par un « transcripteur » qui prétend les avoir reproduites fidèlement mais reconnaît en avoir retranché les passages les plus crus. Ce même personnage a complété les mémoires en retraçant les derniers instants de Pascual Duarte grâce au témoignage du chapelain de la prison dont il reproduit la correspondance. Par ailleurs, signalons que ces mémoires ont été adressées par Pascual Duarte à un correspondant qui a souhaité les détruire mais, ne l’ayant pas fait, les a léguées à des religieuses et qu’elles ont fini par aboutir, sans qu’on en connaisse la raison, dans l’arrière-boutique d’un pharmacien, où le transcripteur les a découvertes.

[48] Le style direct laisse transparaître l’art du dramaturge que fut López Pinillos. Les dialogues sont soignés ; le monologue prend parfois la forme de l’aparté (première scène).

[49] Il lui arrive, cependant, de l’introduire par une formule. Ainsi, une fois accompli l’assassinat de Luque, « il alluma une cigarette et s’abandonna à la méditation ».

[50] Les réflexions sur l’inutilité de la vieille (« De quoi se plaignait cette momie ?… ») en sont un bon exemple.

[51] Y aurait-il songé que les dimensions d’une nouvelle n’y auraient pas suffi.




ANNEXE

 

CINTAS ROJAS

novela inédita

por

José López Pinillos (Parmeno)

______

A Don Francisco Vigueras.

I

En cuanto partió el mozuelo, Rafael Luarca, que espíabalo con los ojos entornados, se incorporó y tiróse de la yacija. El sol hundía ya el rosicler de sus espadas matinales en la choza, y teñía de púrpura el camastro, y metíase por el túnel sombrío que daba a la cuadra. Fuera desafiábanse los gallitos, roznaban al fresco las dos mulas bajo el palio de un vetusto alcornoque, y las abejas salían de sus obscuros laboratorios para comenzar su mirífica labor.

Rafael liaba cachazudamente un cigarro, cuando oyó la voz de su tío.

– ¡Eh, Arguasí! Güenos días. No pases sin saludá, que no soy un lobo.

– A Córdoba?

– A la feria, a mercá un muleto.

– Pos, suerte.

­ Quéate con Dios. Ya te traeré a Sintas Rojas atasajao, pa que duerma la tajá.

Rióse Alguacil, y el tío, riéndose también, replicó:

– ¡Lo que es hogaño!… Como el Sintas no descubra un Perul hoy por la mañana, me paese que ni le verás el pelo.

Luarca, irritado, bramó como si le pudiesen oir:

– ¡Lo descubrirá! ¡Un Perul y sincuenta roíos Perules!

Y, temblando de impaciencia y de ira, apartó el rústico armatoste del lecho, que era de trozos de olivo sin descortezar, abrió el arca que protegía y extrajo de su vientre las prendas con que se engalanaba en las ocasiones de gran solemnidad: el sombrerín sevillano alicorto y brillantísimo, el pantalón de pana fina como el terciopelo, la chaqueta de lanilla azul, las botas de cuero azafranado, los calcetines con dibujos verdes, los calzoncillos de algodón blanduzco, tan recios que no los llevaría más recios el rey, y la camisola de pechera bordada, que solo podían planchar en los talleres de las artistas cordobesas. Se vistió en un vuelo; guardóse, por coquetería, una saboneta de níquel que no andaba desde que, por probar la solidez de su mecanismo, se la estrelló en la nariz del relojero ambulante a quien se la compró; metióse en la faja el campañero de Albacete, y se plantó en la puerta. Su tío, el pilongo señor José, que almorzaba sentado junto a las mulas, llenóse de admiracón.

– ¡Vaya un brazo e mar, jinojo!… exclamó clavando en él sus ojuelos.

Cintas Rojas pagó el elogio con un mohín despreciativo.

– ¿Un brazo e mar? ­articuló­. ¡Una charca yena e ranas! ¿Ande tengo yo el dinero pa ser un brazo e mar?

– Las hechuras valen más que el dinero. Aquí está quien lo dise, Rafaelito.

– ¡Hechuras, hechuras!… ¡A vel si ha nasío la que me dé un chavo para las hechuras! ¡La iba a jartal de hechuras!

El vejete contestó sonriendo:

– Pos abre los ojos y orfatea, que tú encontrarás.

Y de seguro habría encontrado alguna jamona que le protegiera, seducida por su estampa, si su verbo cerril y montuno y su carácter bronco y bravío no hubiesen ahuyentado al amor. Era huesudo y fibroso, de complexión hercúlea, propenso a la cólera, caridelantero y vociferador. Tenía la mirada insolente, la nariz agresiva, la boca enérgica y el entrecejo peludo y aborrascado, propio para subrayar las actitudes furibundas, y envanecíase de ganarle en vigor a los bueyes y en tozudez a los mulos.

– Güeno­dijo después de unos instantes de vacilación­ ¿No me quié osté ayudá?

Meneó el viejo la cabeza melancólicamente, suspiró y rompió a hablar sin mirarle:

– ¡Lo que son los testarúos, San Rafaé de mi arma!… tripas como cañones de órgano… ¡y me píe que le ayude!

Se atizó un manotazo en el pecho, cual si se enfureciera, y agregó:

– ¿Otavía te he ayudado poco? ¿No te he tenío aquí to el ivierno?

– ¿Jorgando? ­preguntó con amenazadora lentitud el hastial.

– ¡Trabajando! Pero ¿nesesitaba yo trabajadores pa labral este pañuelo?… No es que me duela el pan que te comes, ni que te eche en cara el que te lo comas. Si no que… ¡hinojo!, lo que es se tié con desil, con ojeto de que las palabras no se le claven a uno en el gañote.

– Está bien tío.

Callaron, y el viejecillo, que torturábase acometido a la vez por los consejos de la miseria y por las instigaciones de la generosidad, rompió el silencio, formulando penosamente una interrogación:

– ¿Te hasen dos reales?

– ¿Dos reales? ¿Dos reales de una ves?

– Menos da una piedra, Rafaelico.

– Pero si es que se me figura mucha cantidá, tío. Con dos reales compro yo en Córdoba la mesquita y un coche con cuatro cabayos y un levitín, y me hasen governador y no güelve usté a verme. No, no quió dos reales.

– Pos me has dao una pedrá.

– Lo sé… y me largo para no darle otra. ¡Salú!

Atravesó de un bote el soladillo, torció por el olivar, desdeñando la estrada, y, minutos después, corría por las tierras de Los Merinales, hacia el caserón del marqués, seguro de que habríase refugiado en la campiña para huir del alboroto de la feria. Había laborado en el cortijo, donde pagaban largamente y trataban con humanidad a los jornaleros, y como se despidió sin reñir con los dependientes del prócer, esperaba que le admitieran otra vez. Y, caso de admitirle, ¿qué se opondría a que accediesen a un sencillo ruego? Le hacían falta diez duros. Esos diez duros se los descontarían poco a poco de su salario, y nadie sufriría el menor perjuicio. ¿Se los negaría el marqués, a pesar de sus millones?… ¡Bah! Del marqués, raro, taciturno y gruñón, no se podía decir que fuera avariento. No, no se los negaría.

Tuvo la suerte de que el dueño de los Merinales, que acababa de llegar a la finca, le recibiera, y con algunos titubeos, hijos de su afán de expresarse con finura, comenzó a exponer su pretensión:

– Ya sabe el señó marqué que he estao dos años en el cortijo de los Salas… Güena gente, sin despresiá al señó marqué, por más que don Lui se las tira de plancheta, comi si fuá título.

– Al grano.

­Al grano. Como me tuve de dil en Noviembre, cuando ya tenían asituneros en toas partes, pos, siendo yo quien soy vareando, ni cogí la vara. Y figúrese osté: la santa inverná entera y plena, en la chosa e mi tío, donde no engordan ni las arañas, y sin un metá.

– Al grano, al grano, Cintas Rojas.

– Pero si estoy en er grano, señó marqué. He dicho lo que he dicho pa decil que por la pará de este ivierno, que es cuando yo ahorro, me veo con el agua en la nué y pataleando pa no ajogarme. Y digo ahora que me ajogo si el señó marqué no me echa una mano.

-¿De qué manera?

– Emprestándome dies duros y metiéndome en la casa.

– Yo ­afirmó gravemente­ no soy usurero.

– Ni yo me lo he imaginao, seño marqué. Si osté me empresta, le emprestará a uno de sus mosos y no pa reventarlo, sino pa haserle un favó.

– Es que tú no eres un mozo mío.

– No quedrá osté tomarme.

– No quiero tomarte.

La frialdad seca e hiriente de la repulsa alteró al gañán.

-¿Y po sabel por qué no quiere tomarme, don Sarvadol?

– Lo puedes saber. Por insolente y por guapo.

– Güeno, cristiano. No se solfure osté, no se vaya a tragá los dientes. ¿Son de muerto?

Don Salvador, sin inmutarse, tiró de un cajoncillo, sacó una pistola, y, encañonando a Rafael, que encogióse de hombros despectivamente, repuso con lentitud:

– De muerto sí que van a ser los tuyos, si no te largas.

-¡Ca! ­barbotó el amenazado­! ¡A qué no dispara osté! ¡Y a qué si dispara no me atina!… ¿Van los dies duros?

El marqués bajó la browning, y Luarca se echó a reir.

-¿Ve osté como no dispara? Tiros, a las perdises, que se asustan, señó marqué. “Cóndios”.

Le volvió el traspontín, y retiróse con fanfarrona calma, escupiendo blasfemias y mirando de reojo a la servidumbre del señorón, y en el zaguán el caserío, para presumir de guapeza, se detuvo, y encendió un cigarro. El manijero, que llegaba en aquel instante, le interpeló con zumbona alegría:

-¿Qué te trae por estos andurriales, Faé?… Pero da una vuerta, pa que te miren mis ojos, que vienes más bien jaqueao que un capitán generá, mardesío.

– Una vuerta y sien vuertas ­exclamó Cintas, girando y pompeándose.

– Qué, ¿a la capitá?

– Como que no hay feria sin mi. Ya me ha yamao el siyetero del gobernadol.

– Pa ti es er mundo, Sintiyas. Yo, con que mañana me dejen dil un rato, me conformo. En la plasa, mos veremos.

– Ayí mos veremos.

¡Claro que se verían! ¿Se había compuesto él para maravillar con su fausto a los gorriones y los zorzales?… Con aquellas botas, con aquel sombrerillo, con aquel terno y con todos los demás lujosos arrequiles había ido seis años a Córdoba, desde que conoció a Guerrita y pasmóse ante la belleza sin par de las luchas del coso, y seguiría yendo para disentir encrestado y para golpear entigrecido en defensa de su héroe, y para animarle con sus baladros y glorificarle con sus palmadas. ¡Qué gran torero el torero cordobés, y qué magnífica, qué asombrosa fiesta la cornuda!… Hombres que entraban en el coso con el gesto desafiador, y que se insultaban o saludábanse gritando; toros que mugían al sentir la bárbara picadura del hierro, y que corneaban con una cólera infernal; caballos que huían relinchando y mordiendo, pisándose las entrañas desgajadas; manchurrones bermejos en la arena; cadáveres de brutos que se estremecían y, para completar el cuadro, olor de vientres partidos y de sangre, rostros exaltados por la temeridad o empalidecidos por el pavor, y palabras que restallaban como látigos y mordían como víboras, que hacían a los lidiadores buscar el triunfo en el riesgo. Cintas Rojas, que salió de la primera corrida medio loco de emoción y dispuesto a trucidar al que no se posternase ante el Guerra, desde entonces solo pensó en su ídolo y solo se conmovió al referir y comentar sus portentosas hazañas. Con los ojos velados y la voz ronca, hablaba en las gañañías del pase de pecho, del brinco entre los pitones, del par quebrando y del volapié con que los había aturdido de admiración el coloso, y tenía para elogiarle apasionamientos y delicadezas femeninas. ¡Era tan gallardo, tan fornido, tan ágil, tan sereno y tan valeroso el matador!… A fin de ahorrar el dinero indispensable para verle abatir a los astados, se martirizaba el año entero, privándose de la borrachera de los domingos, de la gargantada de mostagán antes de comer y de las jocundas excursiones navideñas, y ni los picantes estímulos del Carnaval le hacían abrir la bolsa. No; él, mientras segaba, vendimiaba o vareaba, y mientras esgrimía la márcola, el arado o el escardillo, fortalecíase recordando a “su” lidiador y rechazaba así mil sugestiones. Pero ¡cómo se desquitaba después! Durante la feria, ¡con qué dulces bellaquerías rascábase el herrín de su forzosa virtud!… Disputas y rugidos, hasta quedarse afónico; vinazo batallador y agudo aroma de sangre, hasta tener los nervios como alambradillos electrizados, y hembras y alcohol, hasta caer desecho. ¿Y por un “planchetillo” como Salas, que le había despedido cobardemente, y por un idiota como don Salvador, iba él a quedarse en el campo? ¿Quedarse él, habiendo criaturas con billetes y con duros?…

Se despidió del manijero, y alejóse sin dirección. ¿A quién recurriría? Cerca de los Merinales no escaseaba la gente con dinero: el señorito de la Garbosa, don Bonifacio el canónigo, tío Juan el acaparador… Pero tío Juan y el señorito estarían en la feria, y al canónigo, por el recelo de sus parientes, no había quien se pudiera acercar. No le quedaba, pues, más que su compadre, y su compadre, que era tan testarudo como él, se había cerrado a la banda. “El año, malísimo, le tenía con una soga al cuello; aun no contaba con los cien duros que le exigirían por la San Juan…, y debía juntarlos y comer.” Avaricia y pocos deseos de servirle. ¿No costaba el mismo trabajo juntar quinientas pesetas que ciento diez duros? ¡Pues entonces!… Que se apretara un poquitín más la soga el avaro, que para eso era su compadre, o se expondría a que le obsequiaran con un disgustillo. Chuleos con él, no. Claridad, las cartas boca arriba.

Y con la decisión de ponerlas, dejó atrás los Merinales e hizo rumbo hacia el Cortijuelo.

 

II

Tío Rafael Narices, tío Pedro el Sordo y Sebastián el Cumplío interrumpieron el trabajo cuando los saludó. Narices, que las tenía gigantescas y que se ufanaba del irregular desarrollo de tan interesante facción, era un viejo musculoso, de aventajada estatura, alentado y alegre; tío Pedro, cuarentón corto de palabras y de grandísima prosopopeya, realizaba el milagro de recobrar el oído siempre que le convenía oir, y distinguíase por la poca extensión de su correa y por la facilidad con que pasaba de los razonamientos a los trastazos; y el Cumplío, cenceño como una espada y bullicioso como unas castañuelas, destacábase por la exquisitez de su cortesía entre los garzones de molino y cortijo.

Fue el primero que habló:

– Pa servilte, compañero.

– Y yo a ti, Cumplío, y a la compaña.

La parte más joven de la compaña, el Sordo, se limitó a bajar el testuz, y la parte más vieja, tío Rafael, apretóle la mano y le regaló con una broma:

– Pos yo, como no te empreste la narí pa que te luscas en el ferial…

– Grasias, amigo. No sabría yevarla con los reaños de osté.

Sebastián aprobó:

– Anque la sabrías yeval, poque tú eres mu macho, no has parlao malamente.

– Dios te lo pague, Cumplío.

Ofreció tabaco: los labriegos confeccionaron unas trancas enormes, y encendiéronlas con voluptuoso regodeo, y el cuarentón, para pagar la fineza, obsequiólo con un capcioso aguardiente.

– Empina, que es gloria de Rute.

– Sí que es gloria ­afirmó, después de paladear el líquido, pasándole el botijo al Narices­. Bien se trunfa aquí.

-¿Trunfar y trabajamos en feria? ­preguntó irónicamente tío Rafael­. ¡Que diga mi yerno si trunfamos!

– A verlo voy. ¿Está en el caserío?

– En el caserío está.

El caserío, como una pella de nieve y posado con redomada malicia en un alcor para dominar las tierras del Cortijuelo, no era muy grande; pero tenía una clara sala para el amo, su mujer y el pequeñín, con su buen arcón y su lecho,  que sostenía cuatro colchones; otra para la abuela y la mocita; una covacha, en la que arrullábanse con sus ronquidos el Narices y su nieto; una hermosa cocina con poyos, en los que los jornaleros dormían como lirones; amplias cuadras, sobrados espaciosos y extenso corral. Sus muros, de glebas apisonadas y pedruscos, no hubieran resistido victoriosamente el estallido del más liviano proyectil de cañón; pero atajaban el ímpetu brutal de los ventarrones y los taimados ataques de la cellisca, y los dueños del Cortijo podían reposar tranquilamente, mientras aullaban los lobos del viento y el granizo tamborileaba en las tejas. Y, por último, su lujo era el lujo simple de las paredes enjalbegadas, del metal brillador, del ganado limpio, del averío craso.

Cintas Rojas se detuvo un momento frente a la casita. El sol, atravesando la frondosidad de una higuera, teñía de un oro verdoso el soladillo. Un grajo alicortado escarbaba, buscando orugas junto a los polluelos, tan encogido y pusilánime como si jamás hubiese navegado entre las nubes con sus alas enteras, y como si nunca hubiera abierto su pico rojo para graznar en libertad. “¿Qué harían en el caserío?” Escuchó atentamente, y percibió el borbotar de un puchero, el “gluglu” de un cántaro al vaciarse y el repique sonoro de un almirez. Después oyó una ronca tos, y en seguida unos grititos musicales, que le hicieron sonreir: “¡Ay, la vieja mala, que ya está tosiendo! ¡Ay, que le voy a dar una soba”. Era Rosario, la mocita, que, desde el granero, donde estaría peinándose, gritaba a fin de que la abuela, refugiada en su habitación, oyese el gracioso regaño. La madre trabajaría en la cocina, y los hermanillos destrás de las tapias, en la era o en la linde del alcacer, jugarían con sus corderos. Mas ¿y “él”? ¿Había sido el quien vació el cántaro? ¿Le encontraría allí, entre faldas? ¿No le podría hablar sin testigos?… Pero, después de todo, con que le diese el parnés…

Avanzó decidido, procurando que ablandara su rostro una expresión afable, y entró en la casita. La dueña hallábase sola, y esto le animó.

– Gente de pá, señá Antonia.

– Dios le guarde, Sintas.

-¿Y ese bicho malo?

– En er corrá lo tiene osté. ¿Le hase farta?

– Pa haserle a osté un favó.

-¿Cuá favó?

– Dejarla viuda.

Antonia, por atención, sonrióse para celebrar la chanza, y dijo, fingiendo una chusca medrosía:

– Enteramente, no me lo mate osté.

-¿Por qué no?

Pasó riéndose al corral, y se encaró con el cortijero, que, en el colgadizo, componía la rueda de un carro. El cortijero, Rafael Luque, era un hombretón agreste, boquirrasgado y cervigudo, que tenía los remos de púgil y el tronco de atleta. Le recibió cordialmente.

– Güenos días, pinturero.

– Hola, compadre.

-¿Encontró osté?

– Hasta ahora, no.

– Entonses, ¿cómo viene su mersé tan aseñoritao?

– Porque pienso encontral.

– Enhoragüena.

– Otavía, no. La enhoragüena me la dará osté después de darme los duros.

El hombracho lo miró fijamente con el rostro ensombrecido, y sin chistar reanudó su tarea.

– Qué ­insistió Cintas Rojas­, ¿no piensa osté dármela, compadre?

– No pienso dársela y me duele. Y me duele tamién ­añadió­ que sea osté desconsiderao.

-¡Hombre! ­exclamó entre burlón y ofendido el pedigüeño.

– Lo soy ­articuló con sequedad Luque­. Y como osté lo es iguarmente, me asombra que se porte osté lo mesmo que un chiquiyo. Le dije que no había juntao ni lo que tengo que pagal, y esa es la fija. Yo no engaño nunca. Tiempo ha tenío osté para enterarse.

– Ya me he enterao. De lo que no me había enterao es de que su palabra fuera de rey. Cuando osté dise “no”, ¿ha de sel “no”, compadre?

– Cuando digo “no”, como ahora, porque desil “si” es imposible, ha de sel “no”.

-¿Imposible? Con diez duros menos, ¿pedirá osté limosna?

–  Con dies duros menos, me veré obligao a reunil dies duros más.

– Pos con reunirlos…

– ¡Ya está! ¡Es mu fásil reunirlos! ¡Como ahora yuven duros!… Y güeno va. No me dijuste osté, compadre.

– ¿Yo a osté, no, y osté a mi, sí? ¡Viva la Repúblca!

– No sea osté pesao, compadre.

– ¡Pos venga er dinero!

– ¿Has perdío la cabesa? Sintas, no se ponga osté así. Cualquiera pensaría que no me conose osté y que quiere acoquinarme.

Pero el gañán, sin aplacarse, le replicó engallado, y con el ceño aun más torvo:

– Yo no le quiero acoquinal. A mí no me importa que osté se acoquine. ¡Lo que me importa es yevarme los duros!

Lo aseveró con una pujanza tan descomunal, desnudando tan cínicamente su pensamiento, que el cervigudo, ya en guarda, comenzó a encenderse en ira.

– Piense osté un minuto, y fíjese en mis farsiones ­barbotó con un sarcasmo hijo de su bizarría­. Fíjese y repare que no son de hético, ni de niño, ni de collón.

– Sean de lo que sean, ¡quiero mis biyetes!

– ¿Por riñones?

– Osté desidirá.

Luque, muy pálido, con la jeta contraída y con un ascua en cada ojo, levantó sus puños como batanes para caer sobre él, y la excitación del peligro hizo que de pronto se agrandase y adquiriese alas en el cerebro tenebroso de Cintas Rojas la negra larva de una vil idea: matar. ¿Por qué no se le había ocurrido antes? ¿Por qué había saltado durante quince días de desprecio en desprecio y de humillación en humillación? Acaso ¿eran sus amigos aquellos verrugos? Y si no lo eran, ¿qué contenía su furia?… ¡Matar, matar!… Sacó la faca, la desenvainó con una hábil sacudido para no perder tiempo, y arrojóse contra su rival que , sorprendido, retrocedió para coger algo y defenderse, bramando de cólera.

– ¡Ay, cobardón! ¡Ay, maldita madre, traicionero!

Pudo empuñar una piedra y erguirse; mas solo se irguió para ahorrarle camino a la cuchilla, que hundióse en su garganta con la celeridad de un rayo, y que zigzagueó como un hurón en una madriguera, partiendo ternillas, vasos y carnes. El púgil, con la pesadez de una encina desarraigada, vaciló un punto, llevóse las manos al cuello, por el que surtía a borbotones la sangre, y se desplomó, mientras que el aire encerrado en sus pulmones se escapaba por la horrenda brecha, sin poder llegar a la boca para engendrar palabras de odio y agonía.

Cintas Rojas, un poco empavorecido por la rapidez con que había segado aquella vida, tembló al oir la voz de la casera: “Ya voy, Rafaé”. ¿Rafael?… En la familia eran tres los Rafaeles: el padre, el esposo y uno de los hijos; mas para la señá Antonia, no había otro Rafael que su compañero y al muchacho le decía Falico, y al Narices “pae”. Dirigíase, pues, al degollado, como si lo hubierse oído llamar. “Ya voy, Rafaé”. Que viniera, aunque viese, porque después de haber visto no vería un segundo más. Acercóse a la puerta y escuchó. Las gallinas cacareaban, y en la carretera zumbaba el cencerro de un liviano con la fatiga tediosa del camino. Volvió a sonar el “gluglu” del cántaro, volvió a toser la vieja y volvió a reñir la niña: “!Por vínchile, por vínchile, que no hay una viejarrona peor mandá!”… Y, por fin, se presentó la mujer, y el “guerrista”, sonriendo cándidamente para que no desconfiase, la detuvo.

– ¡Arto ahí, güena mosa!

– ¿No me ha yamao mi marío?

– ¿Su marío?

Los ojos del montaraz, sin que su boca dejase de sonreir, recorrían como dos hienas hartas las ubres y el cuello de la cortijera, buscando indecisos el lugar donde sepultaríase el diente de acero.

– Su marido ­declaró después de una pausa­ ya no la pué yamal. ¿No le dije a osté que venía a dejarla viuda?

La señá Antonia le examinó con un principio de sobresalto. ¿Qué ocultaba aquella sonrisa? Detrás de aquellas palabras de burlón, ¿qué podía haber? Y aquel silencio del corral que no rompía su esposo, ¿qué significaba? Y en aquella mano diestra que su interlocutor escondía, ¿qué hubiese leído?

– ¿Hay mieo comadre? ­exclamó el hastial.

Y aunque lo preguntó con un brillo siniestro en la mirada, la mujer, tranquilizándose de súbito, se echó a reir.

– ¡Sería grasioso! ­manifestó avergonzada de sus sospechas­. ¿No oyes tú, Rafaé?

– Tampoco puede oil.

– Pero ¿me lo ha matao osté der to, der to?

– Tan der to, que los enterraos no están más muertos.

Y la cortijera aproximóse al colgadizo y miró, y se le abrieron terriblemente los ojos, y una inspiración de pavorosa angustia le contrajo el pecho, y antes de que lo dilatara para enviar el frenético alarido a las fauces, la cuchilla hízola enmudecer.

– ¡No, escandaleras, no! ­masculló, meneando el hierro, el verdugo­. Aquí no se da er soplo. Descanse osté.

Cayó para descansar eternamente, y quedóse encogida junto a los pies de su compañero, que, con su gigantesca humanidad, llenaba el colgadizo. El caño de sangre que salía de su garganta mezclábase con la que, tapizando el suelo de rojo, lo convertía en un hediondo almagral. Una contracción espasmódica sacudió el cuerpo, que enderezóse e hizo brotar un ronquido de la traquea rota, y Cintas, fríamente, tornó a herir. Luego, con la calma de un diablo, como si estuviese en un matadero frente a dos ovejas degolladas, encendió un pitillo y entregóse a la meditación. Lo más importante lo había ejecutado, puesto que Luque, cuyo rostro parecía ya de mármol, solo molestaría, antes de pudrirse, al cura y a los sepultureros. Y lo había ejecutado con tanta destreza ­“madrigando” para evitar el combate, e hiriendo con la sabiduría de un matarife­ que el río que circulaba por las venas del ombretón, al desbordarse impetuoso, no le pudo manchar. Un leve sarpullido en las botas, que borraría un trapo húmedo, y un goterón en los pantalones; pero la pechera, la cazadora y el chaleco estaban como se los pudo de limpios. No había, pues, que lamentarse de la suerte. Lo que aun debía realizar era duro, pero no difícil: coger las llaves, matar a la vieja, que hallábase en las últimas, a la muchacha, que se moriría del susto, y a los chiquillos, que sucumbirían como corderuelos, y salir pitando con los duros.

– Y na más ­profirió en voz alta­. Ellos se lo han buscao. Por dies roíos duros… ¡que es lo que da grima!

Secó la faca en el vestido de la cortijera, se descalzó y metióse en el caserío, a tiempo que la vieja tornaba a toser.

– Pero, mujé, ¿no has tomao una pastiya? ­gritó la moza.

– Pa lo que me van a servi ya! ­murmuró con una vocecilla temblequeante la anciana, segura de que no lo oiría su nieta­. ¡Ay, Señó!

No la separaba más que un tabique del facineroso, que percibió su alentar asmático y los crujidos que le arrancaba el sillón al rebullirse.

– ¡Ay, Señó, Señó!

¿Por qué se quejaría la momia?… ¿Qué esperaba con sus noventa años? Siempre la había visto en su madriguera o en la cocina, junto al fuego, suspirando, clamando o sulfurándose, sin comprender que era una boca inútil, un estorbo… Por malignidad la hubiese perdonado, para que viese cómo se vegetaba en los asilos y aprendiese a tener paciencia. Con indignación trepó lentamente por la escalerilla, apoyándose en la colaña y asentando poco a poco los pies, a fin de que no gimiese la madera, y penetró en el sobrado. Rosarito, que, sin blusa y con un pecho fuera de la camisilla, estaba peinándose frente a un ventanuco, no le sintió, y el archidemonio quedóse a dos varas de la moza, súbitamente cohibido. Un recuerdo le incendió la imaginación, deslumbrándole con su claridad de relámpago; trabajaba él en la viña del canónigo; una noche, después de un festín, estalló una tempestad, y Rosario y otras muchachas que pernoctaron en el caserío, entretuviéronse, recogidas ya en su dormitorio, en medirse las pantorrillas, sin sospechar que los gañanes, que agujerearon previamente las tablas del granero, recreábanse con las bellezas que mostraban con tal candor. La del Cortijuelo, que era la mozuela más fornida, entusiasmó a Luarca, y desde entonces hubo menos corcovos en la conducta del jayán, cuando visitaba a la familia de su compadre. ¡Aquellas pantorras tenían tan lechoso blancor y tan aterciopelada opulencia!… Las había visto en sueños; pensando en su lindura, habíase quedado embaído muchas veces durante la vigilia, interrumpiendo su labor, y había acabado por acariciar la idea de que algún día el único que pudiese contemplarlas sería él. ¡Y ahora, por un miserable avariento, tendría que destruir la dueña de su tesoro!… Pero, en vez de hacerle vacilar, la ira le infundió ánimos para proseguir su ultrainfame tarea.

– ¡Rosario! ­murmuró.

La mocita se tapó el pecho, volvióse vivamente y, desasosegada y ruborosa, intentó huir.

– ¡Sintas, por Dios!… ¿Pa qué ha subido osté? ­balbuceó temblando.

– ¡No chiyes! ­ordenó, arrinconándola, el asesino­. ¡Caya y no te muevas!

– ¡Pero si osté…

– ¡Caya o mueres!

La moza rompió a llorar despavorida y, aunque muy bajito y conteniendo los sollozos, continuó hablando:

– !No está bien lo que va osté a hasel conmigo!… ¡Osté, que nunca me ha dicho ná, que no me quiere!… ¡Y perderla a una sin cariño es un pecao mu remalo, Sintas Rojas!

¿Perderla?… El desalmado se asombró; pero sin enternecerse ante la dulce y resignada criatura, que, no escuchando otros avisos que los del pudor, temía por su virginidad más que por su vida, decidióse a poseerla y a degollarla después, inexorable.

– Ven ­dijo, cogiéndola por la cintura y arrastrándola hacia un montón de trigo.

– ¡Sintas, Dios no le perdonará!

– Anda, ven, tontona… ¡Pos si te quió yo má!… Anda…

– ¡No, no, no!… ¡Si me quisiera osté, no haría esto! ¡Y pué venil mi madre!…

– ¡Qué ha de venil!

– Váyase osté! ¡Sintas, por lo que más quiera!

No, no se iría, y ya que Rosario había confundido la hoz de la muerte con la flecha del parvulico ciego, no esgrimiría la faca hasta que no se hubiese apagado el fuego lujurioso que socarrábale.Ella lo encendió con sus palabras, puesto que él, hombre decente, solo subió para matar.

– ¡Échate ahí!

– ¡Sintas!…

La derribó, tumbóse junto a ella en el trigo, y, después de haberla sofaldado, comenzaba a acariciarla, cuando hízole palidecer un aullido superdiabólico de una violencia espantable, un aullido en que vibraban el odio, el medio, el dolor y la ferocidad, y que hubiese hecho temblar al sano, gemir al doliente y llorar al moribundo. Se acercaba con idéntica prontitud que si hubiese cabalgado sobre el lomo invisible y terrorífico de un ciclón, y Cintas Rojas, seguro de que le anunciaba un riesgo, y convencido de que tendría que luchar para vivir, segó con firme pulso, de un solo corte, el cuello  que había besado, empuñó una pala y se puso en acecho.

– Es Coroné ­murmuró sombríamente­. Coroné, que los ha debío de venteal.

Y Coronel ­un mastín con quijadas de tigre­ atravesó ululante la casita, llegó al corral, metióse en el colgadizo, y al ver los cadáveres de sus dueños, retrocedió arqueándose, con las testa gacha y los pelos erizados, y empezó a gañir, oprimido por el terror. La viejecita llamó empavorecida, y el monstruo, encorajado, precipitóse por la escalera con la pujanza fatal de una exhalación. Había que apagar voces y gañidos; había que restablecer el silencio, apuñalando, triturando o pulverizando, porque alarmar a la gente equivalía a sucumbir. Desembocó por la puertecilla, ansioso de acometer, y no tuvo más que los instantes precisos para levantar la pala y descargar el golpe sobre el perro, que, azuzado por el instinto, le atacó loco de furia; pero el animal abatióse con la nuca rota, y al extinguirse su horrendo ululato, la calma quedó restablecida.

La enferma continuaba llamando; mas con tan débil voz…

– Rosario… Antonia… Hijas…

A una vara del solejar no la hubiesen oído, y el verdugo no se intranquilizó. Que llamara, puesto que nadie podía acudir; pero alguien acudió: alguien que, a juzgar por el leve ruido de sus pasos y por el sosiego con que silbaba, debía de ser muy poquita cosa y debía de estar por completo desprevenido. Mas, si sospechaba, ¿le faltaría vigor para correr desalado y para gritar anhelante? Y ¿cómo escaparía él, si la campiña entera, bajo la presión del espanto, cercaba el Cortijuelo?… A fin de perseguir en buenas condiciones al de los silbidos, si huía, se calzó, y “empalmóse” la faca para salir a su encuentro; mas el recién llegado habló, y su vocecilla le contuvo. Era el hijo mayor de los cortijeros, un zagal de once años, inocente como un palomo, al que no había que temer.

– ¡Agüela, agüela! ­chilló alborozadamente­. ¡Ya pareció mi trabuco! ¡Estaba en er vayao!

– ¿Y tu madre? ­preguntó la anciana.

– ¡Qué sé yo!

– ¿No está ahí contigo?

– Aquí no, señora.

– ¿Ni tu hermana?

– Ni mi hermana.

– ¿Y no salió tu padre del corrá?

– Que yo sepa…

– ¿Ni Sintas Rojas?

–  Yo no lo he visto.

– Entonses ­articuló penosamente la mujer, después de unos segundos de silencio­ ¿quién ha entrao?

– No sé

– ¡Señó, Señó! ­exclamó la vieja con angustia.

– ¿Te has puesto mala?

– Mala estoy, hijo mío. Dime: y ahora, ¿por qué no auya el perro?

– Menos lo sé.

– ¿Qué hases?

– Ná. Si hubiera estopa… Me gustaría encontrarla pa cargal mi trabuco.

– Yama fuerte a tu padre.

El niño gritó:

– ¡Pae, pae, papá!…

– ¿No contesta? ­interrogó la anciana.

– No contesta.

– Yama a tu madre y más de recio otavía.

– ¡Mae, mamá!… ¡Maéee!…

– Parese que no te oye ­susurró la abuela.

– No me oye ­afirmó el chico, pasmado.

– Pos yama a tu hermana.

– ¡Sarito!… ¡Rosaritóoo!… Pero no yores tú.

– Si no yoro… Si es por la tos pícara… Yama otra ves.

– ¡Rosaritóoo!

– No, no te responderá. He tosío yo milenta veses sin que me riña…

– ¿A que se han largao tos a la huerta del Sordo?… ¡Voy a asomarme a la tapia!

– ¡No, no, Falico! ¡No entres en er corrá! ¡No entres, gloria mía!

Pero cuando llegó la gimiente prohibición a los oídos de la criatura, ya había llegado una garra a su boca, y ya el gélido acero calentábase en la sangre que alimentaba su corazón. ¡Cómo escuchó la anciana, con qué arrojo se quiso levantar, y con qué helados sudores de agonía pretendió mover sus inútiles piernas!… ¡Cómo examinaron las paredes sus ojos, cual si fueran pajarillos con ansias de escapar, y con qué increíble energía la sacudió el deseo de que la Hedionda no la arrancase de su sillón!… ¿Oyó el ronquido acérrimo y horrible que brota de una tráquea abierta al salir el aire que quiere y no puede ser maldición, alarido o sollozo? ¿Notó que el influjo de una fuerza sobrenatural hacía lividecer la luz y enturbiaba y enfriaba la atmósfera?… ¿Percibió algún roce viscoso o algún olor pestilencial?… Tal vez no; mas, al aparecer el desalmado, bien claramente leyó en su sonrisa felona y su fatídica mirada, que se había presentado la Muerte, y solo apeló a la divina misericordia.

– ¡Dios mío! ­gimió con un pavor infinito­. ¡Señol Dios mío, arrecoge mi alma!… ¡En el nombre del Padre, en el santo nombre del Padre!…

Y la cuchilla dio fin a la obra del terror.

Cintas Rojas apartó de un puntapié el cadáver, más liviano que un costal de plumas, y conformóse con formular una pía reflexión: “Ahora está un poquiyo más muerta que estaba”. Un poquillo más muerta y él mucho más sereno, jubiloso y confiado. Tan absoluta era su confianza, que salió incautamente del trascuarto, y no vio que un corpezuelo alebrábase bajo los cobertores de su camita con hórrida febrilidad, no sintió el rumorcillo de unos dientes rechinantes, ni lo puso en guardia el sordo tamborileo de un corazón chiquitín, espoleado por el espanto. Todo iba bien. En el caserío no alentaban más pulmones que los suyos, y nadie le podía denunciar. Y los que aun respiraban entre los olivos ¡tardarían tan poco en caer!… Le habían visto, le habían hablado, le acusarían de seguro, y hasta si llegaban a sorprenderle, arrojaríanse contra él, como fieras, para destrozarlo. ¡No, no! ¡Pala y acero! ¡Cráneos y gargantas abiertas de par en par! Ni perdonaría como un tonto, ni se afligiría como un cobarde, ni procedería como un bruto. Tenían que sucumbir uno a uno sin estrépito y sin defensa, aterrados y sorpendidos, igual que los demás.

Asomóse a la puerta y voceó:

– ¡Eh, tío Rafaelico!

– ¿Qué hay?

–  Que le quié hablal su hija.

– Corriendito voy.

Oteó, avizorando, desde la ventana de la cocina, y vio al Narices subir ágilmente por el recuesto, y se fijó en que tarareaba una copla.

– Uno que mardito si se figura que va a moril ­mascujó­. Ahí viene a toa máquina y cantando, como si fuera a una boa y no a un entierro, después de habel escuchao a Coroné. ¡Que tengan las criaturas menos estinto que los perros!

Y, efectivamente, el vejancón, rejuvenecido por la tibieza, la luz y el perfume de Mayo, ascendía con jocunda rapidez, lleno de sol, sin sospechar que de su boca desdentada no volverían a salir más canciones, ni que sus ojos no tornarían a hundirse en el azul resplandeciente de los cielos, porque cada uno de sus pasos era un golpe que daba a fin de abrir su fosa. En el solejar paróse y acarició al grajo, que le conocía.

– Hola, compañero, patas de bailarín… ¿Hay gasusa?

El de las patas de bailarín percutió con su pico encarnado los pantalones del labriego, y graznó jubilosamente:

– ¡Guá, guá, guá, guá!…

– Ya sé que te yamas Juan, hijo.

Cintas, escondido, oprimía la pala de tal modo impaciente, que se tuvo que contener para no plantarse fuera del casucho y agredirle.

– ¡Guá, guá, guá!…

– Anda, ven bonito. Buscaremos unos pitracos.

Primero entró “Juan”, con las alas abiertas, balaceándose cómicamente, y después el Narices, que se reía a carcajadas y que se inclinó para atraparle. Y así, como si buscara un tajo para ofrecer el cuello, recibió el golpe atronante, y mordió la tierra desnucado.

“Juan”, con manchurrones bermejos en su casaca de luto, escapóse grajeando, y Cintas Rojas, por un refinamiento de previsión, llevóse a rastras al caído, lo degolló en el corral y tapó con una zalea la sangre que emporcaba el suelo de la cocina. E inmediatamente atrajo a otro condenado.

– ¡Eh, tú, Cumplío! ­bramó estentóreamente­. ¡Cumplíooo!.. ¡Jay!…

– A la olden ­exclamó el interpelado.

– Dile al Sordo que venga. Y jíncale argo pa que se dé prisa.

El Cumplío replicó riéndose:

– Jíncaselo tú, que no vargo pa jincal.

¡Claro que se lo jincaría! Y con gusto, porque el tío Pedro, tan hombretón como su compadre, presumía de serio y de riñonudo, y a él le estomagaban los riñonudos y los serios. Para formalidad y valentía, el hijo de su madre. Y si no que contestaran con sus brechas los seis que ya se hubiesen guardado muy bien de hablar.

Atalayó nuevamente, junto a la ventana, y contempló al Sordo que, vencido el repecho, acercábase con majestad.

– ¡A él! ­murmuró preparándose.

Pero el cuarentón, a quien sin duda había sorprendido el silencio, se plantó frente al caserío, como un mulo receloso, y anunció a voces su presencia:

– ¡Aquí está un hombre!

El forajido se indignó. Aquel blanco, ¿por qué no entraba? ¿Qué se había olido? ¿Qué cosa hacíale temer?

Tras de repetir su humilde o altivo “¡Aquí está un hombre!”, el Sordo continuó gritando:

– ¡Rafaé!… ¡Tío Falico!… ¡Seña Antonia!… ¡Jay!…

No se atrevió el verdugo a chistar, y el jornalero, con la inquietud pintada en el rostro, después de fijarse atentamente en la casita, exteriorizó sus sospechas formulando en voz alta una desagradable suposición:

– O se han dío, o se han quedao sordos, o toitos se han muerto de repente.

Pero como su ánimo era firme, en vez de retroceder, extrajo bríos de la inquietud y de la sorpresa para avanzar, y arrancó una vardasca y dirigióse con lentitud hacia el casucho.

– ¡Amos a vé! ­exclamó.

– ¡Ni a vel ni a oil! ­dijo Cintas, derribándolo de un zurrido pasmoso­. ¡A moril, sorrastrón!… ¡A moril a mis plantas!

Le degolló sin necesidad, como al tío Narices, al lado del colgadizo; le tiró sobre el mastín, y con una impavidez orgullosa examinó el tremendo cuadro. Había seis difuntos, contando a Coronel, que tenía más caletre, más vigor y más redaños que muchas personas, y entre aquellos difuntos, cuya sangre formaba ríos y lagunas en el corral, había dos ­Luque y tío Pedro­ que en vida hubiesen derrotado a dentelladas a un lobo.Y, no obstante, allí estaban. Vencidos por su astucia; pero igualmente los hubiera vencido su valor. “Esto ­pensó con un sórdido engreimiento­ no lo ha hecho nadie con humanos. Y con toros, ni el Guerra, que, para estoquear siete, tuvo que lidiar tres corridas un domingo.” Y, en cambio él, en menos de una hora, con una rústica pala y un cacho de acero, mas con mucha habilidad y mucha decisión, había despavilado a dos temerones, a un sesentón que tenía tantos hígados como narices, a un can de horrífica fiereza, a una estantigua mortecina, a un chicuelo y a dos mujeres… Ocho que fenecieron a sus manos en aquella dura función sin que le auxiliase un chulillo ni le animase una palmada. Pero era igual. Ya aplaudirían al matador cuando su hazaña se descubriese, los mismos que le hubieran tocado a rebato para perseguirle, con la intención de verle patear en una horca. Le aplaudirían con su curiosidad, con su rabia, con sus estremecimientos nerviosos, con su lividez, con su pavor.

Sonriéndose, halagado por estos pensamientos, llamó a Sebastián; mas no se escondió para asesinarle por la espalda, sino que, deseoso de estudiar el efecto que produciría su obra en el espectador desprevenido, decidió mostrársela, preparándose así, de paso, a fin de que feneciera cristianamente.

– Cumplío  ­díjole en cuanto penetró en la cocina­, ¿tiés fuersa de nelvios?

– Regulá tar cuá. ¿por qué lo preguntas?

– Porque vas a mamarte una solpresa.

– ¿Y quién va a dármela?

– Tos.

– De qué modo?

– Hombre, si te lo digo, adios sorpresa. Ven al corrá ­añadió riéndose.

– Vamos.

– Ten cuidaíto, que hay sangre en las losas ­advirtió amablemente, al fijarse en las manchas Sebastián­. Ha rabiao el pobre Coroné y han tenío que matarlo.

– ¿Y ahora me lo dises? ­chilló el jornalero con súbita emoción­. ¿A que Coroné le ha mordido a arguien? ¡Esa era la sorpresa!

Entró a escape en el corral, y Cintas oyó un grito breve y desentonado, que se apagó en un “ay” roto.

– ¿Y tú estabas regulá tar cuá de nelvios? ­barbotó­. ¡Cumplío, eres una liebre!

Pero Cumplío no era una liebre, porque una liebre siquiera habría podido correr; era una estatua: la de la congoja, el asombro y el terror. Con la cara de yeso, con las manos yertas, con el corazón helado, apartó sus miradas de los cadáveres, como si lo atrajesen los terribles ojos de Cintas, y quedó fascinado ante el compañero que convertíase de pronto en el más cruel vestiglo.

– ¡Eres una liebre, una roía liebre! ­repitió el protervo, lisonjeado por el glacial pavor que inspiraba al infeliz­. ¡Vergüenza te debía dal!

Asintió a cabezadas el labrador, que, maleficiado por las pupilas del monstruo, sentíase incapaz de huir, y sollozando, cayó de rodillas.

– ¡No me mates! ­gimió con la voz ahilada y el rostro mojado por el llanto­. Yo siempre fui tu amigo.

– No quió yo amigos tan fullastres.

– Pero ¿me vas a matal así?

– Así, y lo siento, porque la cosa es asquerosiya. Paeses una beata, Cumplío.

­¡Perdóname, Rafaé!

El miserable se enfureció:

– ¿Te has güerto loco?… ¡Anda y saca er cuchiyo y defiéndete, manté! ¡No seas peol que una triste jormiga! ¡Defiéndete, o te breo a guantás!

– ¡Pégame pero no me mates! ¡Acuéldate de mi vieja, Rafaé! Con tantísimo como te ha besao cuando eras chiquitejo, ¿la vas a dejal sin pan?

– ¡La dejas tú, que no te defiendes, cobarde!

– ¡No pueo, no pueo!…

– ¡Has un podé, mantesón!

– ¡No, no pueo!

– Pos entonses, si quies moril como un sacristán, resa. Y se acabaron las pamplinas. He matao aquí a to bicho viviente: a la viejarranca, ar niño, a Coroné… Ahora te toca a ti. No vas a quearte pa simiente de rábanos.

– ¡Perdón, Rafaé!

– ¿Pa que estés corriendo jasta que te topes con un siví?… ¡No, que te pués cansal mucho! Y alarga la gaita.

– ¡Rafaé!

– Ayúame, que pa argo eres fino, criatura.

– Pero ¿de veras quiés matalme?

– Mira si es de veras.

– ¡Señol mío Jesucristo! ­balbuceó Sebastián horrorizado, al ver el lívido resplandor de la cuchilla­. ¡Virgen de la Sierra, ampárame!

– ¡Aquí no! ¡En er sielo, Cumplío! ¡Y no llores y alarga la gaita de una ves!

Con la mano zurda le forzó a mostrar el cuello, empujándole en la frente, y mientras el desventurado, de rodillas, con una congoja sobrehumana y un miedo letal encomendábase a Dios, de una fiera puñalada y un limpio tajo le puso en condiciones de llegar a la consoladora y triste fuente de la misericordia y el castigo.

Rematada victoriosamente su tarea, Cintas vio en el reloj de su compadre que aun no eran las diez, y quedóse maravillado. Había procedido con una celeridad portentosa, y le sobraba tiempo para todo, ya que, sin apresurarse, a paso de andarín, poníase en la capital, desde el Cortijuelo, en poco más de hora y media. Podía, pues, operar con calma, y, con la lentitud del jornalero rendido que coge su salario, abrió el arcón de Luque, dio con los duros ­treinta menos del centenar, efectivamente­ guardóselos y tumbóse para descansar en el poyo de la cocina. ¡Se estaba allí tan bien, al sol, que, después de unos días de lluvia, calentaba sin socarrar!… ¡Y disfrutábase entre aquellos muros de una paz tan gustosa!… El puchero, al hervir, cantaba, pidiendo que lo espumasen; las gallinas se atracaban de ciertos oscuros cuajarones, temerosas de que les persiguiera el escobón; la perdiz brincaba en su jaula, ansiosa de que la sacasen al solejar… Parecía que una mujer iba a espumar el puchero, que una moza iba a oxear las gallinas y que un hombre iba a colgar en el emparrado la perdiz…Pero entre aquellos muros, en aquel ámbito luminoso y apacible no alentaban ya mujeres, ni mozas, ni hombres, ni viejos, ni muchachos, puesto que la familia entera ­su pasado, su presente, su porvenir­ había sido exterminada. ¿Entera?… Y de súbito, el tigre se acordó de su ahijado, y se incorporó con viva inquietud. ¿Qué sería del Antoñuelo? ¿Cómo no había visto al pequeñín , que jamás se apartaba de su madre? Mas en el acto lo tranquilizó su memoria: al nene, enfermito, querían trasladarle a la ciudad para que le examinaran los médicos, y seguramente estaría ya junto a la hermana de Antonia, tragando jaropes. Lo celebró porque, no por maldad ­puesto que si no le hubiesen favorecido con los diez duros habría continuado siendo una mosca­, sino por egoísmo, habría asesinado al chiquituelo, como a los otros, para impedir que le delatase. Y el chiquituelo ¡era tan riñonudo!… Comprendió que pensando en la criatura acabaría por enternecerse, y para que su debilidad, que le desarmaba, no le hiciera incurrir en tal flaqueza, quiso fortalecer con algún reparo su estómago. La carne del puchero, sancochada y pitracosa, burlábase del más perruno apetito; pero los morcones invitaban a hincarles el diente, y Cintas cortó uno y, suspendiendo toda labor mental, púsose a comer. Y ¿qué ocurrió de pronto? ¿Qué ruidillo fue aquel que pretendió competir con el de sus mandíbulas?

– “!Toc, toc, toc!”

Con la boca abierta, escuchó sin percibir nada; mas, en cuanto la cerró para masticar, le sorprendió nuevamente el ruidillo:

– “!Toc, toc, toc!”

– “¿Goteras sin llovel?” ­dijo para sus adentros.

Y sí eran goteras; goterillas humildes, globitos de líquida escarlata que habían estado presos en unas venas para mover un corazón, y que, al recibir la libertad, habían atravesado un montón de trigo y unas tablas que agujereó la carcoma, y caían sonoramente y en un tapiz de sol bordaban un lago de carmín.

– “!Toc, toc, toc!”

¡Cosa más ridícula!… Esta vez descubrió el valiente la causa del ruido, y el descubrimiento, si bien no le azoró, tampoco sirvióle para acendrar su bizarría. El triste goteo nada tenía de insólito, ni de sorprendente, ni de amenazador, y, sin embargo, turbóse el asesino.

– “!Toc, toc, toc!”

Siendo tan pequeños los globitos, ¿por qué caían con igual velocidad que si fueran de plomo y por qué sonaban tanto al estrellarse?… ¿Y por qué razón enrojecían de tal manera la luz? ¿Y por qué prodigio resplandecían en el suelo como ascuas?… Temió que aquella sangre, que hubiera teñido de rojo los sueños del más pétreo ciminal, ruborizara la casita, y los árboles, y las nubes, y para que no le vendiera el milagroso rubor, salió prestamente del caserío y alejóse.

 

III

Tío Alguacil protestó riéndose a carcajadas.

– ¡No, hijo, Sintiyas; que van a tenel que llevarme atasajao! Y entonses ¿quién te yeva a ti?

– Güeno. Pos nos tragaremos la penúrtima.

– ¡Si nos hemos tragao ya veinte! ¡Si jasta la verruga de la narí la tengo ya borrachuela!

– ¡Y qué importa!

– ¿Tan sobrao andas? Pos si desía tu tío que como no descubrieras un Perul no te podrías movel der campo…

– ¿Y qué más Perul que mis ahorros? ¡Treinta chulés como treinta soles, que estaban enterraítos sin que la misma tierra que los tapaba lo supiese! Treinta chulés que, cuando los haiga machacao, me van a produsil treinta dolores de barriga!… Pero ¿quién no ve ar Guerra?

– ¡Lo que tira la afisión! ­dijo benévolamente el tío Alguacil.

Cintas Rojas palmoteó y púsose a berrear:

– ¡Niñiooo!… ¿Estás dulmiendo, roío sangón?…

Hallábanse en el patio de una taberna, junto a un velador lleno de vasos, entre campesinos y chalanes.

– ¿Has llegao hase poco? ­preguntó el viejo.

– ¡Quite osté! A las dose. Ya he pasao por la calle der matadol, pa ve su casa, y por la de Gondomá, pa asomalme ar Clú, y he dado por el Gran Capitán más güertas que un mulo de noria. En estos días, la custión es no privarse de ningún gusto.

El “niño”, un merdellón como un granadero, presentóse y se disculpó con amabilidad.

– Disimulen ostés. Pero es que ni con seis cuelpos cumpliría uno en estas horitas? ¿Qué van a tomal?

– Lo mesmo ­respondió Cintas Rojas.

– ¿Pa los tres?

– ¿No he dicho que lo mesmo?… Y por el aire, que me voy a los toros, arma mía.

– Por el aire.

Como la gente se apresuraba a partir, el zangón, menos atareado, sirvióles con relativa rapidez.

– La convidá, cabayeros… Uno pa el señó ­dijo poniendo un “chato” de montilla frente al tío Alguacil­; otro pa osté, y otro pa el amigo, que va a andal… ¡ay, cómo va a andal!

“El amigo”, que era el reloj descompuesto de Cintas, brillaba en el fondo de una ancha copa, llena hasta los bordes de vino, como un quimérico custáceo.

– Qué ­propuso el anfitrión­, ¿le ayunamos el cangrejete?

– Tú ­repuso el invitado, haciendo un mohín de repugnancia.

– Pos, hasta verte, Cristo mío.

Apuró la copa de tres o cuatro gargantadas, sin tomar aliento; fingió que por descuido tragábase la saboneta, y para redondear el chiste, se la escupió al rostro al camarero, y, agradecido a las frases de loa, se retiró después de adquirir una hogaza, unas botellas y unos fiambres.

Frente a la plaza se despidió el tío Alguacil.

– Diviéltete, Sintas.

– Si hay papeletas, le convido a osté.

– Pero ¿no sabes que me asusto de los cuelnos?

– ¡Por vía del hombre de estopa!…

En el tendido apiñábase de tal modo “la afición”, que no ya en las filas altas, sino en las bajas, donde tomar asiento equivalía a prescindir del espectáculo, era difícil colocarse; pero la dificultad no preocupó lo más mínimo al jornalero, que encajó el nalgatorio en el primer sillón de barrera que encontró desocupado, tan tranquilo como si fuese suyo.

– Guënas tardes… a los guerristas ­exclamó envolviendo en un saludo de hombre urbano una profesión de fe de hombre intransigente.

Sus vecinos, caballeros de gran vitola, le miraron sin replicar, y ya apretaba el ceño para repetir el saludo con más energía, cuando un hidalgo muy gordo, que mostrábale un papelito, le interpeló:

– ¿Tiene la bondad?

– ¿La bondad de qué?

­De dejarme mi sitio.

–  No, señol. No tengo la bondá.

El gordo le miró estupefacto.

– Pero, amigo…

– No hay amigo que varga. He yegao antes que osté, y no hay quien me levante.

– Eso lo veremos. ¡Acomodador! ¡Eh, aquí!

Acercóse el acomodador. ­¿Qué se ofrese?

– Que me coloque usté. Ahí va la papeleta.

– Póngale usté un marco ­mascujó Cintas, riéndose.

El acomodador, pávido, diole unas vueltas al billete, y exclamó con simpática ingenuidad:

– Señores, yo soy er nuevo, ¿están ostés?… Es mi primel día de acomodaol, y no sé ná de estos líos. Ostés dispensen. Nadie nase sabiendo.

– ¡Pero si aquí no hay líos! ­afirmó el labrador­. ¡Aquí lo que hay es que no me muevo! Desaminen ostés la plasa. ¿Voy a matal a una criatura por un asiento de tendío?… ¡Pa eso la mato por una de barrera!

– ¿Qué ha dicho de matar? ­preguntó, encolorizándose, el pingüedinoso­. ¿Quién me va a matar a mí?

– El primerito que le saque del perneo. ¡Y no gruña osté, don Tiriya, que lo voy a ponel flaco de un dijusto!

– ¿A mi, so tío bestia?

Sin arredrarse, abalanzóse al gañán, que alzó la diestra para recibirle con una puñada; pero le contuvo “el nuevo”, y los otros espectadores, por egoísmo, cortaron la cuestión.

– ¡Pero, caballeros!

– ¡Por Dios!

– ¡Parece mentira!

– ¿No me ha amenazado? ­gritaba el gordo.

– ¿Y no ha querido echarme? ­argüía el jayán.

Pero sonaron los clarines, y como en el señor adiposo no podía ser mayor la fugacidad de la cólera, ni en Cintas más grande el deseo de aplaudir a su espada, aplacáronse y, con arreglo al laudo de sus vecinos, se arrellanó en el asiento el que lo había pagado y sentóse en el espaldar su primer occupante.

Al salir las cuadrillas, el jornalero, deslumbrado, tembloroso, como enloquecido, empezó a gritar:

– ¡Ole!… ¡Vivan los reaños de Córdoba!… ¡Viva la tierra der toreo!…

Cuando los lidiadores soltaron los capotillos, se encaró con el Guerra, llenando la plaza con su vocejón estentóreo:

– ¡Duro con ese del esparto, Rafaé! ¡ponlo como una breva maúra, pa que lo saque yo en un espoltón!

Hubo algunas exclamaciones imprecatorias; mas las ahogaron las palmadas y las risas, y el modrego triunfó. Y desde entonces, con la resistencia de una máquina y con un encono salvaje o un júbilo irracional, charló y discutió con los de su bando y los del bando enemigo, interrumpiendo de vez en vez la cháchara para dirigirse a los lidiadores y elogiar, ofender o rugir. Al aproximarse Guerra a su primer toro, como el Espartero había matado al suyo con tanto valor que el forajido no le pudo insultar ­omisión que teníale desasosegado­ para vengarse, obsequió al de Sevilla con un consejo en el que no brillaba precisamente la benevolencia:

– ¡Apriende ahora, Esparteriyo, que no sabes ni andal! :Apriende ahí, pato!

Y, para ignominia y afrenta del consejero, no solo recibió “el pato” una lección de andar, sino varias lecciones de huir, porque el Guerrita, asustado por la artera condición del cornudo, lo toreó a brincos, con la agilidad de un titiritero, y a traición, como hubiese derribado a una pantera un prudente padre de familia, lo asesinó, hundiéndole en el cuello la espada.

El público, menos varias docenas de esparteristas atrabiliarios que silbaron al matador y aplaudieron al toro, encomió al héroe cordobés por su destreza y su sabiduría. ¡Con qué habilidad atizó el golletazo y qué pronto vio que su enemigo era un sinvergüenza con el que nadie se podía lucir!

– ¡Quinqué, señores! ­voceaba Cintas Rojas, bajándose con el índice el párpado inferior de su ojo derecho­. ¡Quinqué roío, porque el toro sabía más que dos escribanos.

– ¿Eh, si le toca al del esparto? ­gruñó el obeso con regocijada picardía.

– ¡Pos los despeasa! ¡Qué barbaridá de güey!

En cambio, la tercera res, más taimadamente cautelosa, más corpulenta, más fuerte y más cobarde, no le pareció difícil de vencer al campesino, y cuando el lidiador sevillano, después de dominarla con su muletilla como un pañuelo y con su leonino corazón, la abatió tumbándose en el testuz y metiendo la espada y el puño en las agujas, limitóse a murmurar despeciativamente, mientras manifestaba “la afición” su tumultuoso entusiamo:

– ¡Casolidades!… Un hombre que va al susidio y que no se muere porque otravía no le ha yegao la hora de moril.

Y añadió con benignidad al retirarse al estribo el vencedor:

– ¡Bien, pato, bien!… ¡De riñón de mono güelfano! Manda un parte pa que que le pongan corgaúras a la Girarda.

Espresábase con tranquilidad, disimulando muy risueñamente su despecho; pero su amor propio herido manaba sangre. ¿Derrotaría a su campeón, todo arte, reciedumbre, valor y dominio, aquel torpe hombrezuelo de piernas de lana, que no había aprendido más que un quite y tres pases y que siempre se jugaba la vida al matar? ¿Y celebraría tal desdicha la indecorosa y descastada multitud?… Miró al callejón para no ver al torero, que seguía saludando, ni al público, que continuaba jaleándole, y una palabra suelta que llegó a sus oídos hízole escuchar con viva atención. La palabra, “crimen”, la había pronunciado un guindilla que, con mucho respeto, dirigíase al señor gordo, y éste, interesado, le interrogó:

– Pero ¿es tan espantosísimo, Serafín?

– Figúrese osté: ocho mueltos.

– ¿Y los asesinos?

– Toavía no hay detayes. La cosa ha pasao en una fincuela que se yama el Cortijuelo. Se sospecha de una partía de gitanos.

– ¡Jesús, Jesús!

­Disen que hay mueltos por toas partes: en la cámara, en la arcoba, en er corrá… ¡Una carnisería!

– ¡Jesús! ¡Malditos gitanos!

A Cintas Rojas se le metió en el cuerpo la alegría de todo el sol que alumbraba la plaza. ¡Gitanos, sí, gitanos! Ya tenían ocupaciones jueces, carceleros y verdugos.

Se alejó el guindilla, y el adiposo don José, estremiéndose, murmuró:

– ¡Ocho!… ¡Será horrible, horrible!

¡Sintió unas tentaciones de desmentir al barrigudo!… ¿Por qué horrible? ¿No había que morir alguna vez? ¿Qué era lo horrible: la muerte?… ¡Bah! Lo horrible era el hambre, el dolor, la enfermedad…, demonios que no habían penetrado en el Cortijuelo. ¡El Cortijuelo!… Se acordaba del caserío vagamente, como si desde que lo visitó hubieran transcurrido unos años y unas horas. La tos de la anciana, el pico encarnado de “Juan”, los bramidos del compadre, la equivocación de la mocita, los sollozos del de la finura… Y luego el goterón, lo único que le había alarmado: “!Toc, toc, toc!” Lo demás… ¡Le parecía tan viejo y tan obscuro lo demás!… Y, sin embargo, todo asombraría a la gente, que estremeceríase, aterrada, como el barrigón. Si le hubiesen revelado de pronto la hazaña del que oprimíale entre sus pantorrillas, ¡con qué brinco de ciervo habríase levantado don Pepe para huir!… Le regocijó la idea, y, conteniendo la risa, deshizo el envoltorio de los fiambres y el pan y le invitó:

– Un bocao, amigo.

– Gracias.

– Sin grasias. Y ostedes ­ añadió encarándose con los del laudo­ piquen tamién. Yo en los toros tengo que convidal a los que estén a mi verita. Pero lo hago de güena fe, y como lo hago de güena fe, meriendan conmigo o pelean conmigo. Ostés elegirán.

– Hombre, yo, manifestó jocosamente don Pepe­, entre un cacho de jamón y una torta, la verdá, me quedo con el jamón.

– Pos al jamón.

Hizo el reparto Cintas, y enorgullecido y ecxitado por lo que ocurría en el redondel, comenzó a emborrar ávidamente. El cuarto cornudo, bravísimo, acometía con ciega furia, soportaba los puyazos con tanta insensibilidad como si fuera de bronce, y empujaba, volteaba y abría en canal a los jamelgos con una violencia incontrastable. El campesino, fuera de sí, movíase como si desde su asiento quisiera ayudarle al bruto a despachurrar caballos, romper tablas y hundir costillas de picador, y gritaba enajenado:

– ¡Jay, toro!… ¡Tú, toro bravo!… ¡Dale, dale a esos tumbones!… ¡Duro ahí!…

El Guerra, en un quite, arrodillóse y le limpió el hocico al animal, y este rasgo de audacia pasmó al labriego.

– ¡Ole! ¡Ole!, y viva la madre que te parió, rey der mundo! Pero ¿habéis visto ostés cómo le ha limpiao los mocos ar bicho, iguá que si fuese una criaturiya?

Y agregó, amenazando con una botella al Espartero:

– ¡Anda a cogel esparto, tío sirote, mantesón, que me caigo en la torre del Oro y hasta en er girardiyo!

Mientras banderilleaban a la res, Gurerrita, que había saltado al callejón para que le amarrasen un macho, aumentó su júbilo con unas palabras inolvidables. El gordo, que era amigo del lidiador ­y tal superioridad hízole crecer un metro en el concepto del cortacabezas­ le interrogó cariñosamente:

– ¿Te gusta el berrendiyo, Rafael?

– Como que es canela de la fina. ¡Grasias a Dios, que ya está uno jarto de marrajos!

– A ver si hay suerte.

– ¡No la ha de habel! ­replicó soberbiamente el artista­. Le voy a da un pase ayudao, otro ar naturá, pa prepará uno de pecho, otro por arto y otro ayudao por bajo, pa que me se cuadre. Y como me se cuadre, entro, me doblo esta uña en er morriyo, y de la estocá lo jago calbón.

Y así fue. Guerrita, ejecutando lo que había anunciado, dibujó en un minuto los cinco pases y atizó, acometiendo como un rehilete, una estocada tremenda, y una ráfaga de exaltación delirante privó de sentido común a diez mil criaturas. Cintas Rojas, llorando, pataleando y aplaudiendo, aullaba bravías singularidades:

– ¡Viva Córdoba!… ¡Viva San Rafé su patrón y viva er califa!… ¡Eso es toreal y matal, cochinos! ¡Jorobalse ahí! Tomal ahí torre del Oro der que sortó por el culo er moro! ¡Morilse ahí de asco!

Los otros señores y don José, pálidos o enrojecidos, chillaban cuanto podían y fraternizaban ya con el fierabrás del cuchillo, que parecíales un hombre de una vez, lleno de simpatía y con unas despachaderas que tumbaban de espaldas. Charlando afectuosamente, comentaron el triunfo del hábil lidiador al apagarse el estrépito de los aplausos, sin envenenar los elogios con censuras para el matador obscurecido, al que hasta Cintas Rojas pareció compadecer, y así, obsequiándose mutuamente con finuras, y bebiendo en la misma botella, y agasajándose con los fililíes de la amabilidad, hubiesen estado el término de la función si no los hubiera separado un horrendo accidente: Guerrita, el coloso, el portento, el invencible, se descuidó como un torerillo vulgar, y una res estúpida le volteó igual que habría volteado a un pelele, y le hizo una pelota entre sus pitones y le arrojó a tierra con selvático furor. ¡A él, a Guerrita!… Don Pepe y los demás señores que alternaban con el campesino fuéronse a escape para interrogar a los médicos; algunos “aficionados” lamentáronse como histéricas; otros reconvinieron con excesiva confianza a la Divinidad, y hasta que se supo que el glorioso campeón no había padecido más que leves contusiones, nadie se preocupó de lo que pasaba en el ruedo. Y menos que el guerrista más próximo a la locura, un vejete cuya nariz decoraba una verriguilla bermeja, que con un niño macilento en los brazos, entre bigotudos y graves guardias civiles, recorría la plaza con lentitud mirando al público.

El Espartero estaba ya toreando con su muletilla, y Cintas Rojas, a quien el dolor de la catástrofe le había afilado la lengua, le hostigaba con la flor del repertorio de sus insultos. El primer pinchazo del torero lo castigó con una risilla sarcástica y varios juicios ponzoñosos, y después, al herir con más profundidad el lidiador unas cuantas veces, se apresuró a vaciar el fardel de sus insolencias, sus groserías y sus procacidades para que, si rodaba el cornudo, no se le pudriesen en el cuerpo. Mas el toro, fuerte como una montaña, no quería rodar, y con tres estoques en el morrillo y tragándose su propia sangre se apoyaba en la barrera, a fin de no caer.

– ¡Qué maltirio! ­rugió el labriego­. ¿No te da lástima, tripas de cordobán? ¿Ni a degoyal has aprendido, sirote indesente?

Y entonces le oyó el pequeñín enfermito, y se alebró entre los brazos del viejo de la verruga y rechinaron sus dientes de pavor.

– ¿Qué te pasa, Antoñuelo?

– ¡Ayí, ayí!

Los guardias rodearon al niño.

–  No llores, hermoso. ¿A quién has visto tú?

– ¡Al compadre! ¡Nos va a matal!

– Pero ¿dónde le has visto?

– ¡Ayí, ayí abajo!

Y le descubrieron todos.

– ¿Es, tío Alguacil? ­preguntó un guardia.

– Sí es.

– Vamos, buena suerte.

Pusiéronse de acuerdo, y en seguida, en cuanto llegó una pareja al callejón, apostóse otra detrás del banco, y un sargento interpeló al miserable:

– ¡No se mueva, Cintas!

Pero Cintas Rojas, que no le sintió y que ni siquiera había reparado en los tricornios, no pensaba en fugarse; Cintas Rojas, frente al matador que, descompuesto y airado, pinchaba al toro en el hocico para que agachase el testuz y le permitiera descabellar, bramaba con indignación generosísima:

– ¡A la jorca, a la jorca! ¡Eso no se hase a un toro, asesino!

Rugby, la carpe et le lapin

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un

Rugby, ce qu’il est devenu

 

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un poste adapté à sa conformation physique. Le talonneur était petit pour pouvoir être porté par ses piliers, mais devait être fort pour pouvoir résister à la confrontation directe avec son vis-à-vis. Les piliers étaient à l’image de leur nom, cuisses d’acier, cul bas et épaules de déménageurs. Le deuxième ligne était grand pour pouvoir saisir la balle en touche. Le troisième ligne centre, qui poussait dans l’axe de la mêlée, était solidaire du « cinq de devant », tandis que ses deux « ailes », coureurs formés à la technique du placage, avaient pour mission d’enrayer les actions du demi d’ouverture d’en face. Le demi de mêlée était petit et vif, pour échapper aux gros, et savait user du plongeon afin de mieux ouvrir sur ses trois-quarts sans être pris par son vis-à-vis. Le demi d’ouverture, lui, était doué d’une adresse des mains et des pieds à toute épreuve, de même que l’arrière. Les trois-quarts, quant à eux, avec des nuances, selon qu’ils occupaient la place de centre ou celle d’ailier, avaient appris à recevoir, transmettre et porter la balle, et à contourner leur adversaire direct afin d’envoyer un partenaire à l’essai.

Cette répartition des tâches tenait le plus grand compte de la constitution physique des individus et n’exigeait d’eux aucun effort particulier pour s’y conformer. La fonction s’adaptait à l’anatomie, et non l’inverse. Ce qui importait, c’était la complémentarité des partenaires, gage d’homogénéité de l’ensemble, comme si on eût voulu reproduire au plus près, comme l’a si bien écrit Giraudoux, la diversité de l’apparence physique dans la société humaine. Ce principe contribuait à faire ressortir les particularités de chacun plutôt que de multiplier des formats préétablis. Le talonneur était choisi parmi les plus teigneux (‘tignous’ en occitan), afin de compenser son relatif manque de densité physique, eu égard à ses deux piliers. On plaçait un gaucher à gauche de la ligne d’attaque, afin de lui permettre de déborder plus aisément son adversaire (droitier) ou de délivrer un coup de pied sans risquer de se faire contrer. Parfois, la nature produisait un miracle, lorsque, par exemple, elle proposait un candidat ambidextre non seulement des mains mais aussi, si j’ose dire, des pieds pour occuper la place de demi d’ouverture, dont la particularité est d’orienter le jeu aussi bien vers la droite que vers la gauche.

De même, il n’était pas nécessaire que les deux deuxièmes lignes fussent grands, il suffisait qu’un seul le fût pour prendre la balle à la touche. On lui attribuait généralement le numéro 5, confiant le numéro 4 à un gaillard plus petit que lui mais solidement bâti, chargé d’assurer en somme une transition entre les piliers et son asperge de partenaire, et aussi de besognes obscures dans les regroupements, lesquelles se traduisaient après coup (à prendre au sens littéral) par le spectacle de quelque adversaire qui avait du mal à se relever. Enfin, on ne demandait pas aux plus gros de pouvoir courir ni de manipuler la balle avec dextérité, toutes choses peu compatibles avec l’excédent pondéral qu’ils devaient transporter. Du reste, la plupart des avants n’avaient guère l’occasion de toucher la balle pendant une partie, sauf si le hasard des rebonds la mettait entre leurs pieds, auquel cas ils étaient autorisés à la pousser en avant et à la suivre aussi loin que possible, ce que nous appelons ‘dribbling’, à l’imitation des Ecossais, qui, accoutumés aux terrains fangeux, avaient trouvé là un moyen commode de conduire la balle sans avoir à la porter et à risquer l’en-avant.

La règle consistait donc à attendre que le gros des troupes (ou les gros de la troupe, comme l’on voudra) atteignissent le prochain point de rencontre, touche ou mêlée, au moyen d’une foulée économique accompagnée d’un dandinement pachydermique du meilleur effet. Vu du haut des tribunes, cela donnait un groupe compact de joueurs des deux camps, qui se déplaçait lentement sans trop s’éloigner de la ligne de touche, avant de se rendre sur le point du terrain désigné par le doigt de l’arbitre.

Les trois-quarts, quant à eux, étaient alignés sur une ligne droite formant un angle obtus avec la ligne de touche, afin de satisfaire au premier article de la loi rugbystique qui était qu’on ne pouvait recevoir la balle de son partenaire que si l’on était placé en retrait par rapport à lui. Une fois la balle entre leurs mains, ces trois-quarts étaient occupés à suivre des trajectoires aussi rectilignes que possible vers le but adverse.

Somme toute, les choses étaient simples et chacun savait à quoi s’en tenir : les joueurs dans leur jeu, les spectateurs dans leur observation.

 

Les temps ont bien changé. Nos terrains, naguère pelés, désormais couverts d’une herbe drue, sont envahis par une population d’OGM, faits au moule de la musculation à outrance, parmi lesquels il n’est plus possible de distinguer un avant d’un trois-quarts, ni dans son aspect ni dans sa fonction, et qui s’évertuent à maîtriser un ballon devenu trop petit pour leurs trop larges mains. Les évolutions se réduisent le plus souvent à une confrontation inspirée du pancrace : l’équipe attaquante essaie de percer l’impeccable alignement que ses adversaires ont dressé d’une ligne à l’autre, en multipliant des gestes identiques : je te passe la balle, tu fonces et tu tombes en la libérant comme une poule pond son œuf pour que je la reprenne (c’est le demi de mêlée qui parle), que je la repasse, que tu fonces et tu tombes en la libérant… Le tout, accompagné des glapissements de l’arbitre, dignes d’un sergent-instructeur de Marines. Pour mettre un peu de sel à ce spectacle indigeste, de temps en temps un placage d’auroch, face auquel le choc du frontal d’une vache contre un écarteur landais mal inspiré fait figure de chiquenaude, arrache des hurlements de plaisir au commentateur de la télévision, sans considération pour les conséquences physiologiques que cet attentat peut entraîner chez sa victime. De son côté, l’arbitre est chargé de combattre la monotonie du jeu en multipliant ses interventions, selon des critères souvent insaisissables, ce qui justifie la présence, auprès du journaliste commentateur, d’un ancien joueur chargé leur donner du sens et qui n’y parvient que rarement.

Pour obtenir un résultat aussi exaltant, il faut des gaillards dotés de qualités exceptionnelles, des géants capables de « taper » un 100 m en moins de douze secondes, de courir, de pousser, de plaquer, de tomber, puis se relever pendant plus d’une heure. Il faut également une escouade nombreuse de joueurs, car les efforts et les chocs sont tels que l’anatomie la plus vigoureuse n’y résiste pas quatre-vingt minutes durant, ce qui nous a fait passer en quelques années de la formule sans remplacement à un jeu à vingt-trois et plus, puisqu’un pilier peut se dédoubler et revenir sur le terrain pour pallier l’incapacité de son remplaçant. Tout ceci se traduit, bien entendu, par un accroissement des moyens financiers exceptionnels, nécessaires au recrutement de vedettes reconnues et l’apparition sur le devant de la scène d’un nouveau venu, le président de club, qui évoque le « propriétaire » d’une équipe de base-ball ou de football américain plutôt que le bénévole d’antan qui se souciait avant tout de trouver un débouché professionnel à ses joueurs.

 

Pour couronner cette évolution, ajoutons un nouvel acteur très indiscret, la télévision. Elle est devenue omniprésente et, apparemment aussi, omnipotente. Elle influe considérablement sur l’organisation du calendrier du championnat professionnel. Elle impose même l’horaire des rencontres. Dans le rugby professionnel télévisé, oublié le rendez-vous dominical traditionnel de 15h, précédé d’un lever-de-rideau à 13h30. On joue à toute heure ou, pour mieux dire, à n’importe quelle heure, plutôt 15h45 ou 16h15 que 16h d’ailleurs, et même à 21h. Songez, grâce à la télé, le sacrosaint repas du dimanche en famille est remplacé par un sandwich pris au stade lorsque la rencontre du club local est fixée à 12h30. Accessoirement, on imagine la difficulté rencontrée par l’équipe d’encadrement pour offrir aux joueurs une hygiène de vie propice à l’exercice de leur métier, avec des horaires de repas et de couchers qui changent d’une semaine à l’autre. La télévision a aussi le pouvoir d’imposer des séances nocturnes, en plein hiver, dans des stades aussi bien chauffés que ceux de Clermont-Ferrand ou Oyonnax. Je dois à la vérité de dire que le public ne manque pas à ces séances de congélation collective, ce qui ne laisse pas de m’impressionner toujours. Mais qui s’aviserait de discuter les droits de la télévision à agir selon ses intérêts ? Certainement pas les présidents de clubs, qui sont souvent aussi chefs d’entreprises, ni malheureusement non plus les supporters qui ne se posent plus de question sur la possibilité d’échapper à la loi d’airain d’un profit bien compris, même s’il ne profite qu’à quelques-uns ?

On doit aussi à la petite lucarne d’avoir considérablement modifié notre perception du match. Quel spectateur présent dans les tribunes ou derrière la main courante d’un modeste club régional ne s’est pas senti frustré de ne pouvoir revoir une action de jeu qui a échappé à son attention, dans un moment de distraction ? Dans un stade, les sollicitations sont nombreuses et toutes n’émanent pas du rectangle herbu. C’est un charme que la télévision n’autorise pas, car elle est un œil qui ne laisse voir rien d’autre que ce qu’elle fixe, au prix d’une tension de tous les instants chez le téléspectateur, difficilement supportable pour qui se prend au jeu. Fini le champ large ; ce qui compte, c’est le ballon et accessoirement celui qui le porte. Le spectateur ne peut anticiper le mouvement ni déceler à l’avance la tactique la plus appropriée. Son regard ne s’éloigne pas de la vessie. Il est vrai que les stratèges modernes s’ingénient à inculquer à leurs troupes une pratique qui ne dépasse que rarement le rentre-dedans ou la chandelle. Le rugby est devenu un jeu de gagne-terrain, et le commentateur, croyant sans doute travailler pour des auditeurs de radio, ne manque jamais de signaler dans quelle moitié du terrain va se situer la remise en touche ou la mêlée.

Indiscrète, la télévision l’est aussi dans sa façon de privilégier toute sorte de gestes qui n’ont rien à voir avec la pratique du rugby. Qu’un entraîneur ou un joueur se signe discrètement dans son coin ou à son entrée sur la pelouse, et l’opérateur ne se privera pas de le saisir dans cet acte qui devrait rester intime. Toute manifestation de religiosité est répercutée avec une constance qui interpelle. Elles se sont multipliées avec la présence de joueurs venus de l’hémisphère sud, qui ne manquent jamais de remercier le ciel après avoir marqué un essai et qui parfois même prient en public au milieu de la pelouse à la fin du match. C’est une tradition chez eux, nous dira-t-on, mais toutes les traditions sont-elles transportables en d’autres lieux ? N’y a-t-il personne dans le personnel d’encadrement ou parmi leurs partenaires français pour rappeler à leurs partenaires que l’exercice de la religion relève, en France, de la sphère privée et donc qu’il ne devrait pas se manifester en public, surtout dans une occasion aussi éloignée de toute spiritualité que peut l’être l’exercice d’un sport, quelle que soit la religion concernée ? Les opérateurs et le réalisateur sont-ils à ce point ignorants d’un des principes de notre vie collective ? La recherche du sensationnel ne justifie pas tout. Ils ne songent pas qu’ils peuvent choquer des spectateurs, au nombre desquels je me compte, et qui n’entendent pas se laisser dicter une morale par des jeunes gens venus d’ailleurs, très ignorants de la culture du pays où ils exercent leur talent.

Mais il est vrai que le concept de « culture », mis aujourd’hui à toutes les sauces, justifie bien des errements. Le plus spectaculaire à mes yeux est le haka maori. La télévision a beaucoup fait pour transformer cet épisode d’avant-match en un événement en soi. Il s’agirait d’une manifestation culturelle des peuples indigènes d’Océanie qui remonterait à la nuit des temps. Dans l’exercice de la guerre peut-être, – je ne suis pas compétent pour en juger -, dans celui du rugby, il est permis d’en douter. J’invite mes lecteurs à se reporter au célèbre match qui opposa les All Black aux Lions britanniques en 1973. Ils pourront juger par les contorsions maladroites des joueurs néo-zélandais combien cette danse était inconnue de la plupart d’entre eux. Depuis, on a beaucoup travaillé la chorégraphie, peut-être sous l’effet d’un plus large recrutement de joueurs maoris. Il n’en reste pas moins que la formule adoptée désormais, avec ses variations, est une manifestation outrée de haine guerrière dans laquelle, à en juger par la gestuelle utilisée, on menace de mort ses adversaires ou on les voue aux pires supplices. Un tel état d’esprit est complètement étranger à un sport conçu par des gentlemen britanniques désireux de développer harmonieusement les individus dans une pratique collective. J’ai la faiblesse de penser que telle est ou devrait être la vertu première du rugby encore aujourd’hui et que les grimaces qui enlaidissent ces beaux athlètes des Antipodes n’ajoutent rien, bien au contraire, au respect qu’on leur doit pour leur talent. Aux sélections européennes en mal de riposte à cette agression verbale et gestuelle, je préconiserais de se doter de tee-shirts avec un mot d’ordre tel que « le rugby n’est pas la guerre » ou « le rugby est un jeu que nous voulons jouer avec vous » et d’offrir à leur adversaire direct un rameau d’olivier comme gage de paix et d’amitié.

Combat d’arrière-garde, si l’on veut, mais il est doux parfois de faire entendre un son différent de celui que nous impose un consensus mou favorisé par des médias envahissants.