Catégorie : Textes inédits

Ramón Pérez de Ayala, A. M. D. G.

Ramón Pérez de Ayala, A. M. D. G.

Traduction de Jean Cassou

Le deuxième roman de l’écrivain asturien Ramón Pérez de Ayala (1880-1962), A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites, a été publié en 1910. L’intrigue, qui s’inspire largement des années de collège de son auteur, est une charge féroce contre l’esprit et la méthode de la Compagnie de Jésus. Il a été traduit en français par Jean Cassou et publié aux éditions de La Connaissance en 1929.

 

 

On en sait plus sur les circonstances qui présidèrent à cette traduction grâce au témoignage de l’éditeur, René Louis Doyon (Mémoire d’homme. Souvenirs irréguliers d’un écrivain qui ne l’est pas moins. Ed. La Connaissance, 1952, p. 105) :

Je me réjouis d’avoir publié de très nobles études de Cassou et de lui avoir demandé la traduction du douloureux roman du Castillan Perez de Ayala, A. M. D. G., Scènes de la vie dans un collège espagnol de Jésuites. Cette traduction, à quoi on a reproché même sa minutieuse exactitude, eut un grand retentissement, non seulement dans les milieux littéraires, mais dans le monde pédagogique. Je ne comprends pas encore pourquoi Jean Cassou ne l’a jamais comprise dans son Panorama de la Littérature espagnole, non plus que dans ses différentes bibliographies. Il a toujours convenu que c’était par oubli, et c’est fort probable, car il a des négligences de poète.

Il est exact que dans le volume des Panoramas des Littératures contemporaines consacré à la Littérature espagnole, rédigé par Jean Cassou et publié en 1931, soit deux ans après la parution de sa traduction, ce dernier ne la mentionne pas, sans pour autant omettre de commenter élogieusement le roman de Pérez de Ayala :

La perfection stylistique de Pérez de Ayala n’est pas autre chose qu’une forme de burlesque espagnol si grave et si subtil. Sous des aspects divers, qu’il écrive des poèmes, des romans ou des essais, c’est ce rire profond et retenu qu’il fait entendre. Ce qu’il veut, ce n’est point tant nous présenter des personnages ou nous proposer des thèses que d’exercer notre esprit en une suite de vacillations éblouissantes et pleines de risques. Ayala a de qui tenir cette dialectique savante et trouble :et c’est contre ses premiers maîtres qu’il a retourné ses armes. A. M. D. G. (1910) est le livre le plus noir qu’on puisse rêver : c’est un chef-d’œuvre d’ironie pesante. Et pour cette horrible critique de l’éducation jésuite la phrase d’Ayala s’est faite à la fois plus caressante et plus blessante que jamais.

Il y a du prêtre chez Ayala ; il y a aussi du torero.

Malgré ce que laissait espérer ce commentaire élogieux, l’idée de traduire cet ouvrage ne lui vint pas naturellement ; elle lui fut suggérée par son éditeur, s’il faut en croire ce dernier, cité plus haut. Entreprendre la traduction d’un roman publié quelque vingt ans auparavant ne manifeste pas, en effet, un grand empressement de la part du traducteur. Aussi est-il plus logique de penser que c’est à l’initiative de René-Louis Doyon qu’on la doit.

L’adjectif « douloureux » dont celui-ci qualifie le roman suggère qu’il en fut ainsi. Car, s’il est fort probable, en effet, que remuer ces cruels souvenirs d’enfance pût être une épreuve pour Pérez de Ayala, on doute qu’il en ait été de même pour le traducteur français. En revanche, cet adjectif pouvait venir naturellement sous la plume de l’éditeur, dont on sait qu’il fut lui aussi élève des Jésuites. Dans Mémoire d’homme (p. 15), il expédie cet épisode de sa vie en une phrase qui tombe comme un couperet : « Après un séjour en Piémont dans un collège de R. R. P. P. Jésuites[1], où je bâclais hâtivement quelques humanités, en 1908, je devais regagner Alger par Marseille ». On est bien loin d’une quelconque adhésion aux bons Pères. Doyon s’éloigne d’ailleurs radicalement de toute vocation religieuse dès sa jeunesse, à la suite, assure-t-il, d’un pèlerinage à Lourdes décevant. D’où l’idée que le rappel de ces années pût lui être « douloureux » et lui ait inspiré le désir d’ajouter à son catalogue d’éditeur une traduction du roman d’Ayala qui témoignait de sentiments proches des siens.

L’implication personnelle de René-Louis Doyon dans le projet est confirmée par la longue Préface (84 pages) datée de septembre 1928, dont il fait précéder la traduction : « Iñigo de Lozoya ou le triomphe de l’esprit militaire par René-louis Doyon ». Il la qualifie « d’essai d’ensemble sur l’organisme, l’esprit et l’activité de la Compagnie » (p. lvii), ce qui n’est pas usurpé, parce qu’elle s’appuie sur une bonne connaissance des textes réglementaires de la Société de Jésus et sur une bibliographie susbtantielle, pour autant qu’on puisse en juger, car il ne s’y réfère pas toujours directement.

Quant à l’esprit avec lequel il aborde le thème, il le présente ainsi :

Par précaution, il est peut être superflu de prévenir le lecteur avec quelle indépendance de vues, quelles considérations déférentes sans être sympathiques, les ressorts de la Compagnie vont être démontés. Ennemi irréductible de la société anonyme, des puissances qui utilisent une armée d’obscurs sacrifiés même sous un généreux pavillon, attaché aux psychologies des esprits renoncés qui ne peuvent vivre qu’à l’ombre des maisons mystiques, l’auteur n’apportera, dans cet essai, qu’une impartialité méritoire, même si elle est passionnée.

Disons, pour être plus simple (Doyon était connu pour son style volontiers pédant et même amphigourique), qu’il aborde son sujet en toute objectivité, mais qu’il n’hésitera pas à dénoncer ouvertement ce que la Compagnie tient à tenir caché. Il s’attache tout d’abord à la personnalité du fondateur puis analyse les principes qui régissent le fonctionnement de la Compagnie, sa puissance économique et son ambition politique.

Cet essai liminaire n’a guère de lien avec le roman qui suit. Il ne réserve qu’une brève allusion à son dénouement. Au Père Atienza, qui s’enfuit du collège, son ami Trelles demande : « Croyez-vous que l’on devrait détruire la Compagnie de Jésus ? ». Le personnage de Pérez de Ayala y répond sans ambages : « De fond en comble ! ». Doyon, en revanche, est beaucoup plus nuancé (p. lxxxiii) :

En résumé, les jésuites sont-ils un danger social ; ou doit-on poser cette question comme le héros du beau roman de R. Perez de Ayala : « Faut-il détruire la Compagnie ? ». L’auteur de cet essai ne répondra point par l’affirmative ; il ne croit pas la force des jésuites si redoutable ; leur action n’est nocive qu’à certains tempéraments qui subissent leur emprise ; […] les États, certes, ont le droit de limiter son action quand elle va à l’encontre de la liberté des citoyens et établit des compromis d’autorité, des ingérences extérieures. Si l’on reconnaît à l’œuvre d’Iñigo qu’elle n’agit que pour recruter d’autres soldats, on redoutera moins son autofécondation ; ne rentrent dans les ordres religieux, ne restent chez les jésuites que les esprits que convainc, qu’abaisse la vérité enseignée par ce saint tragique de la tragique Espagne.

En ne condamnant pas la Compagnie aussi radicalement que le personnage de Pérez de Ayala, Doyon prend, de fait, ses distances à l’égard du roman. Cette attitude, pour le moins ambiguë, est, en outre, inexplicable, parce qu’elle contredit le fait que, tout au long de son traité, il n’épargne pas cette institution. Elle est aussi maladroite. On attendrait, en effet, que l’éditeur, dont on a tout lieu de penser qu’il fût à l’initiative de la traduction, ne se contentât pas de le qualifier de « beau roman », ce qui s’apparente à une formule de courtoisie obligée plutôt qu’à une opinion sincère.

Quant au reproche fait à Cassou de n’avoir jamais mentionné sa traduction « dans son Panorama de la Littérature espagnole, non plus que dans ses différentes bibliographies », il est justifié, même si elle figure dans la liste de ses œuvres reproduite en page de garde.

On ne peut donc écarter l’idée que Jean Cassou ait pris ombrage de l’encombrante présence de son éditeur en tête de sa traduction et qu’il n’ait pas partagé sa façon de ménager la Compagnie de Jésus. Peut-être n’a-t-il pas voulu faire de publicité à cet essai liminaire. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle expliquerait un silence qui visiblement importunait son éditeur.

Il pouvait s’agir aussi d’une fâcherie passagère, entre deux connaissances d’assez longue date. Dans sa Mémoire d’homme, Doyon évoque les nombreux hommes de lettres qui fréquentaient sa maison d’édition et collaboraient à sa revue (p. 104-105)[2].

Parmi nos jeunes amis, le groupe dit des Lettres Françaises, Jean Cassou, Georges Pillement, Maurice Moreau et André Wurmser, furent d’actifs collaborateurs. Le premier d’entre eux, Jean Cassou, tant par l’antériorité de notre rencontre que par la considération que je lui ai témoignée et lui garde toujours, est un esprit riche de dons, d’une psychologie curieuse, un véritable volcan d’imagination, de lyrisme, de suggestion : c’était le Belphégor de cette pléïade dissociée.

Le portrait que Doyon trace de Jean Cassou est certes élogieux et probablement sincère, mais on y perçoit une forme d’incompréhension devant certains comportements de son jeune ami, compensée par l’indulgence qu’autorise leur différence d’âge (Doyon est plus âgé de douze ans). Cette attitude protectrice de Doyon a pu aussi indisposer Jean Cassou qui, en 1929, n’était probablement pas disposé à supporter un quelconque chaperon.

 

Couverture et 4ème de couverture de l’édition numérotée.

On observera la coquille de la date : mcmxxvix pour mcmxxix.

 

 



[1] Le collège de Salussola, selon l’auteur de sa notice wikipédia.

[2] Ce passage se conclut sur le paragraphe transcrit au-début de cette chronique.

Portraits croisés (2). Ignace de Loyola et l’abbé de Saint-Cyran

Ignace de Loyola et Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran :

portraits croisés par René-Louis Doyon

 

La comparaison est un moyen commode pour dessiner le caractère d’un personnage. Il suffit pour cela de le confronter à un individu ayant exercé dans le même domaine et faire ressortir par contraste les différences qui font son originalité.

On pourrait comparer [Ignace de Loyola] pour mieux éclairer sa physionomie, au vaincu de ses successeurs[1]: Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran[2]; ils sont Basques tous deux, chacun d’un versant pyrénéen; tous deux ont la même rudesse, la même froideur, la même ardeur à entreprendre, à commander, la même inflexible maîtrise de leur caractère; l’un [Loyola], avec plus de souplesse, déploya tout son génie de conquête à capter doucement les hommes, puis à les réduire au service jusqu’à la destruction de la personnalité; l’autre [Saint-Cyran], dans une sombre spéculation théologique, destinait aux enfers les enfants sans baptême et maintenait l’homme dans l’épouvantement d’un destin irrévocable; le premier glaçait le cœur, le second la raison ; celui-là servit le pouvoir et ne compta pour rien[3] les concessions, les souplesses, les épreuves sociales qui devaient assurer ses fins ; Duvergier se heurta à un génie inflexible, et, n’ayant pas traité de puissance à puissance, perdit toute sa vie ; et sa pensée à peine écrite, transmise par des témoins, pourchassée dans ses moindres manifestations, mal comprise, calomniée, montée en épouvantail, servit de dispute à un siècle et au triomphe de l’autorité ignatienne ; l’abbé de Saint-Cyran eut peut-être plus de génie théologique ; ce n’était pas un homme d’action, un chef : il était surtout un abstracteur ; Iñigo connaissait mieux les hommes, leur maniement : il était tacticien et fin psychologue. En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite, la chance ayant fait de l’un le créateur d’une société destinée à maintenir, à développer l’ordre catholique romain, et de l’autre, une manière de réformateur qui eût transporté à Paris le siège de Saint-Pierre et mêlé au paganisme romain le rigorisme chrétien. Duvergier a échoué en théologien diffus ; Iñigo a triomphé en commandant d’armée. Qu’on s’étonne maintenant qu’il exerce encore un prestige sur les hommes d’action et que Napoléon ait consulté, dit la légende, un de ses traités sur les sièges de places fortes.

René-Louis Doyon, « Iñigo de Loyola ou le triomphe de l’esprit militaire »,

Étude préliminaire à Ramón Pérez de Ayala,

A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites¸

traduit de l’espagnol par Jean Cassou,

Paris, La Connaissance, 1929, p. XVIII-XIX.

Pour pouvoir comparer deux personnages, il faut qu’ils aient quelques points communs. Le monde a bien changé, aussi bien dans le domaine politique que religieux, pendant le siècle qui sépare le fondateur de la Compagnie de Jésus du promoteur du jansénisme et on pourrait en déduire que la comparaison est vouée à l’échec. Cependant, la tentation est grande de confronter ces deux purs produits de la race basque, Ignace, né dans la province de Guipuzcoa, et le bayonnais Duverger de Hauranne. Le terroir d’origine n’explique pas tout, mais on est tenté de retrouver sa trace dans certains de leurs traits de caractère, à en juger par leur parcours personnel : froideur, ardeur à entreprendre, goût du commandement, inflexibilité de la volonté. Ces ressemblances existent aussi, encore qu’à un degré d’intensité moindre, entre Saint-Cyran et Vincent de Paul, son contemporain (cf. Thèmes landais / Portraits croisés). Mais ce rapprochement ethnique, s’il satisfait le chauvinisme des historiens locaux, ne suffit pas à rendre compte de la complexité de deux vies humaines.

Les différences sont beaucoup plus nombreuses et d’autant plus significatives qu’on peut les opposer terme à terme, avec un accent mis sur des questions de méthode. Ignace de Loyola se montre conciliant à l’égard de ses interlocuteurs officiels et sait attirer à lui de potentielles recrues. En revanche, il réserve sa rigueur, qui était grande, aux garnisaires (terme qu’apprécie particulièrement Doyon et qu’il emploie souvent dans son traité) de la Compagnie, du novice au profès, sans oublier les coadjuteurs spirituels et les coadjuteurs temporels. Ce terme désigne de véritables « bêtes de somme » condamnées à végéter toute leur vie dans un statut de subalternes, à qui on interdit tout apprentissage intellectuel, au point qu’ils ne peuvent apprendre à lire et à écrire s’ils sont illettrés. Il existe un fort contraste entre l’image que le fondateur de la Société de Jésus propose à l’extérieur et la pratique interne de la Compagnie.

Par opposition, l’abbé de Saint-Cyran ne sait pas feindre. La sévérité qu’il proclame à l’endroit des principes de la religion sont énoncés sans ambages et le refus d’une grâce quelconque offre peu de perspectives souriantes au croyant. Sa conviction est telle qu’elle ne laisse transparaître aucune humanité et qu’elle s’aliène nécessairement les meilleures volontés. Son projet de réforme de l’Église, qui s’appuie sur une interprétation sans concessions des Textes saints, faute de lui attirer des appuis nombreux hors un petit cercle de religieux, est promis à l’échec. Il finit par irriter le cardinal de Richelieu et par connaître la prison dont il ne sortira que pour mourir quelques mois plus tard.

Ce jeu de contrastes entre les deux personnages est une illustration, volontairement ou non de la part de Doyon, de l’opposition entre les Armes et les Lettres, motif qui court tout au long de la Renaissance. Mais, alors que l’humanisme s’est évertué à faire dialoguer ces deux états entre eux, Doyon, loin de chercher à les concilier, s’évertue, au contraire, à les opposer de façon systématique. Loyola, pur produit d’une vision guerrière du monde, organise sa Compagnie selon des principes militaires et n’accorde de vertu qu’à la sujétion des individus au profit d’une entreprise qui ambitionne de conquérir les esprits par la force et de les gouverner par la terreur. L’abbé de Saint-Cyran, tout au contraire, n’use d’autre arme que du raisonnement érudit et n’aspire qu’à gagner les esprits à sa vision d’une Église idéale, convaincu qu’il est que la justesse de son raisonnement finira par conquérir les volontés les plus rebelles, pour peu qu’elles soient honnêtes. On imagine sans peine qui devait sortir vainqueur de ce combat.

Doyon conclut, en manière de flèche du Parthe, sur un trait commun aux deux personnages qu’il avait volontairement omis de signaler au-début : « En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite ». Ce défaut rédhibitoire les condamne donc tous deux à ses yeux.



[1] NdE. Saint-Cyran fut la victime de la cabale menée par les Jésuites, successeurs d’Ignace de Loyola.

[2] Note de Doyon. Un seul trait souriant dans la vie de ce dur ascète, c’est la lettre charmante qu’il écrivit de son effroyable prison de Vincennes, à sa nièce qui lui offrait un petit chat ; le jansénisme n’a pas de sourires comme celui-là. [NdE : cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 491, n. 1. C’est sans doute là que Doyon a lu cette lettre par laquelle il refuse l’offre de sa nièce : « J’aurois volontiers retenu votre chat qui étoit si beau ; mais ma chambre est si petite que nous n’y pouvions demeurer tous les deux : conservez-le moi pour un autre temps que je vous le demanderai ».]

[3] NdE. « ne fit aucun cas, ne ménagea pas ».

Bernard Manciet sur scène

Bernard Manciet sur scène

Du 2 au 9 décembre 1996, le Festival d’automne à Paris avait programmé, au Théâtre Molière-Maison de la Poésie, rue Saint-Martin, un spectacle intitulé Bernard Manciet, poète de la Lande. J’ai assisté, le dimanche 8 décembre, pour la somme de 120 F, – le ticket que j’ai conservé en fait foi – au second des spectacles proposés, L’Enterrement à Sabres.

Je connaissais à peine le nom de Bernard Manciet et n’avait rien lu de lui. Ce n’est qu’après cette expérience que j’ai acquis son ouvrage Le triangle des Landes, publié en 1981 aux éditions Arthaud, que j’ai souvent relu depuis. Le dépliant du spectacle de la Maison de la Poésie m’a donc servi d’introduction à la connaissance du poète et de son œuvre. C’est sans doute ce qui explique que l’aie soigneusement conservé. Je crois utile d’en reproduire ci-dessous le contenu.

 

 

Le modeste dépliant de 4 pages, en noir et blanc, dont la première page était occupée par une photo du poète par Marc Enguerand, proposait deux programmes en alternance.

1. Per el Yiyo / Poème épique en quatre actes en hommage au tragique destin des / toreros Paquirri et El Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin.

2. L’enterrement à Sabres / Récit flamboyant et méditation mystique / La geste d’un peuple en quête d’un dieu qui se dérobe / Réalisation Hermine Karagheuz / échange français-occitan avec la participation / de Bernard Manciet.

Les deux pages centrales sont réservées, celle de gauche, au premier spectacle, celle de droite au second. À cheval sur les deux pages centrales, un court texte-annonce :

La Dauna régnait sur la Lande, “terre reflet du ciel”, désert biblique.

El Yiyo vivait au cœur de l’arène, et il y périt, tout jeune encore.

Ces deux œuvres, ancrées dans la terre occitane, d’une beauté inouïe,

majestueuses et puissantes, seront présentées en alternance.

Pour donner à Manciet sa juste place au sommet de l’art poétique.

Au-dessous, deux encadrés.

Page de gauche :

Per el Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin / Décor / Steen Halbro / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Ghaouti Faraoun / Jérôme Robart / Thomas Roux / Mardi 3, jeudi 5, samedi 7 et lundi 9 décembre à 21 heures.

Page de droite :

L’Enterrement à Sabres / Adaptation / Bernard Manciet, Hermine Karagheuz / Réalisation et dispositif scénique / Hermine Karagheuz / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Hermine Karagheuz / Bernard Manciet / Michael Chirinian / lundi 2, mercredi 4, vendredi 6 décembre à 21 h et dimanche 8 à 16 h.

Haut de la page de gauche, sous le titre :

Le 26 septembre 1984 dans l’arène de Pozo-Blanco, Paquirri succombe à un coup de corne à l’aine. El Yiyo tue immédiatement le taureau. Le 30 août 1985, à Colmenar Viejo, El Yiyo meurt à son tour d’une coup de corne qui lui transperce le cœur. Il a alors vingt-deux ans. Bernard Manciet, qui avait commencé à composer un hommage à Paquirri, modifie alors son texte qui devient « Per el Yiyo », tragédie en quatre actes où se mêlent incantations, apostrophes et provocations, dans l’arène, là où le sacrifice est règle, là où la mort est acte d’amour.

Haut de la page de droite, sous le titre :

Écrit en occitan et traduit en français par l’auteur, ce poème d’environ 5000 vers, composé de seize chapitres, suit, sans toutefois la respecter, l’ancienne cérémonie de la liturgie latine consacrée aux défunts : de la levée du corps à l’ensevelisement.

Les gens de Sabres, bourgade des Landes, enterrent une des leurs, la vieille, la Dame, la “Donne” : elle incarne la lande, “pas du tout le département, mais la tribu au sens biblique”. Le cortège funèbre nous projette dans la rondes des temps antiques… contemporains : la cérémonie funèbre se fait “insurrection, résurrection”, noces cosmiques. La langue de Gascogne est portée aux nues: “je l’enterre” dit Manciet mais “je l’enterre vivante”. Les vers flamboyent comme les images de Paradjanov. Le “Sabres” de Manciet nous submerge comme la “Roma” de Fellini. (H; Karagheuz).

“L’enterrement à Sabres” édition bilingüe Ultreia ‘épuisée) réédité par les Éditions Mollat-Bordeaux 1996, distributeur le Seuil.

Haut de la page 4.

“Il faudrait que notre parole tienne le coup face au parler de l’océan, et à ce moment-là, nous serons dignes d’être poètes. Mais c’est imposible… L’Océan; ce n’est pas seulement, comme le dit Virginia Woolf, de l’eau” (Bernard Manciet)

Né à Sabres (Landes) en septembre 1923, Bernard Manciet retourne définitivement dans les Landes en 1955, après des études secondaires à Bordeaux, supérieures à Paris, et une dizaine d’années passées dans la carrière dilomatique, à l’étranger (Allemagne, Brésil) ainsi qu’à Paris. Il vit et écrit à Trensacq.

Quarante-cinq années d’écriture ininterrompue se traduisent par un nombre et un rythme croissants de publications,, par des “interventions” toujours plus nombreuses mais concises, par des écrits qui, initialement publiés en revue ou patiemment réservés et mûris, donnent à présent matière à de volumineux ouvrages, à une œuvre enfin rendue publique.

Des essais écrits en français l’ont fait connaître d’un public plus large, de même que ses prestations avec des musiciens comme Bernard Lubat ou Beñat Achiary.

Suit un portrait du poète par Christian Delacampagne publié dans le supplément du Monde du 14 septembre 1996: “Bernard Manciet est notre Virgile, mais seuls les initiés le savent. […] Secret et singulier, baroque et classique à la fois, Manciet est un grand poète de la lande: s’ils ont un tant soit peu de curiosité, les Parisiens eux-mêmes devraient finir par s’en apercevoir.”

 

 

**

Les souvenirs que je conserve de cette soirée se sont beaucoup estompés. Cependant, je revois le dispositif scénique : le cercueil de la Daune au milieu de la scène. Côté jardin, l’espace dans lequel évoluait Hermine Karagheuz ; côté cour, une petite table éclairée chichement (une lampe frontale ?), sur laquelle étaient disposée une liasse de feuillets. B. Manciet lisait les extraits de son poème en insistant sur les accents et sur les consonnes finales, avec un débit lent et continu, incantatoire, qui laissait peu de place au silence entre les mots. Hermine Karagheuz récitait la traduction française en l’accompagnant d’une gestuelle discrète. Je mesurai ma grande ignorance de ce parler de la Haute Lande, que je tentais de restituer après coup à partir de la traduction française sans vraiment y parvenir.

Portraits croisés

Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Vincent de Paul :

portraits croisés par Bernard Manciet

En conclusion de son livre Le triangle des Landes (Paris, Éditions Arthaud, 1981), Bernard Manciet, grand orfèvre ès langues –  le gascon de Sabres ou, à la rigueur, le français – trace les portraits croisés de deux illustres landais, ou peu s’en faut, puisque le premier a ses origines dans la Basse-Navarre et dans le Labourd. Ils sont nés tous deux la même année, en 1581, et, si j’ai bien compris, se sont à peine croisés de leur vivant, ce qui fournit deux bonnes raisons pour les réunir dans un même chapitre, selon une logique toute poétique que l’auteur pratiquait avec allégresse.

Pour parler d’eux, on dispose de deux ouvrages monumentaux, qui ne nous laissent rien ignorer ni de l’un ni de l’autre: le Port-Royal de Sainte-Beuve pour Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Le grand saint du grand siècle : Monsieur Vincent, de Pierre Coste. Les nombreuses citations qu’ils contiennent nous épargnent la fastidieuse lecture des œuvres de Jansénius ainsi que de la correspondance des deux héros. Du moins, n’ai-je pas honte de l’avouer, mais je me garderai bien d’affirmer catégoriquement que Bernard Mancier usa du même subterfuge, même si l’abondance de notes qui renvoient à ces deux ouvrages pourraient le suggérer.

La prose du poète, qui est un festival de formules surprenantes et toujours bien troussées, bref, de perles en tout genre, laisse peu deviner si le discours suit un plan rigoureux. Pourtant, j’ai cru percevoir qu’il existe et c’est sur lui que je m’appuierai pour commenter, au fil de ma pauvre plume, ce double portrait.

Années de formation

Nos deux riverains de l’Adour ne lambinent pas dans leur apprentissage. Une fois ordonnés sous-diacre, en 1597 pour l’un, l’année suivante pour l’autre, ils empruntent des itinéraires séparés en vue de parfaire leur formation. Celle-ci est couronnée, en 1604, pour de Hauranne, par une maîtrise en philosophie au collège de Jésuites de Louvain, pour de Paul, par le titre de bachelier en théologie, obtenu à l’Université de Toulouse. Puis tous deux se retrouvent à Paris, de Hauranne, chargé par la Cour de missions diplomatiques, de Paul, au service du pape Paul III. Mais on suppute que ce séjour parisien, autant ou plus qu’au talent de nos deux jeunes gens, est à mettre à l’actif de l’évêque de Bayonne, Bertand d’Eschaux, favori de Henri IV, avec qui il s’entendait à merveille : « le roi et le prélat et la Cour savent se dire les choses en un gascon bien senti, dont le français n’est que le protocole et le latin la périphrase », comme le résume joliment Bernard Manciet.

L’évêque réunit autour de lui un cercle de courtisans issus d’illustres familles gasconnes, les Candale, Cramail, de La Noue. De Hauranne et de Paul y trouveront des protecteurs aristocrates, grâce auxquels ils pourront mener leurs futures entreprises. Entre ce cercle et la meilleure noblesse du temps, la porosité est considérable, à preuve le fait que le dacquois sera nommé aumônier de la reine Margot et de Hauranne celui de la reine Médicis, tous deux à titre honoraire plutôt qu’effectif, mais sans préjudice du prestige que ces nominations comportent.

L’un et l’autre sont de grands travailleurs. À peine âgé de 25 ans, de Hauranne, grâce au canonicat que lui a fait obtenir l’évêque de Bayonne, se consacre, dans sa demeure familiale de Camp-de-Prats, en compagnie de son ami Corneille Jansen, à l’étude le la Bible et des Pères de l’Eglise, d’où sortira le jansénisme. Pendant ce temps, Vincent de Paul obtient la cure de Saint-Médard à Clichy, y pratique son sacerdoce tout en se familiarisant avec les œuvres de charité auxquelles sa protectrice consacre une bonne partie de sa fortune.

Pendant la Régence, les Gascons ne sont plus si bien en Cour. Le ci-devant évêque de Bayonne se voit promu à l’archevêché de Tours, siège prestigieux s’il en fut, qui est le moyen dont on use habituellement pour éloigner un éminent personnage qui n’a plus l’oreille du souverain ou de son ministre. Il conserve, cependant, le titre de premier aumônier du roi, mais perd de vue ses protégés. La Providence place alors sur le chemin de nos deux landais le cardinal de Bérulle.

Après Deschaux, Bérulle

Le cardinal, qui sait reconnaître les talents en herbe, intéresse nos deux landais à son projet d’Oratoire de France, d’abord conçu pour éduquer le clergé puis voué à l’enseignement, ce qui en fera le rival direct de la Compagnie de Jésus. Pierre Coste, biographe enthousiaste de monsieur Vincent et, pour cette raison, quelque peu sujet à caution, assure même que de Hauranne et de Paul à sa demande « se rencontrèrent en Enfer », soit dans la rue d’Enfer (aujourd’hui Denfert-Rochereau) où la Société possédait une résidence, pour négocier la libération d’un neveu du premier retenu prisonnier en Espagne.

L’occasion de cette première rencontre entre eux, selon Sainte-Beuve, fut l’acquisition d’un local pour la maison de Saint-Lazare que les religieux de Saint-Victor voulaient pour eux. Saint-Cyran « insista si fort auprès de son intime ami M. Jérôme Bignon, avocat-général, qu’il lui fit changer ses conclusions, d’abord peu favorables à M. Vincent «  (p. 306).

B. Manciet imagine que les deux jeunes gens s’entretenaient de sujets bien plus graves, comme de la superstition qui sévissait dans la Lande plus qu’ailleurs, à en croire Pierre Duval, qui accompagna l’évêque d’Aire, Mgr Gilles Boutault, dans sa visite générale du diocèse en 1640 et 1641.

Quelques uns d’entr’eux sont grands sorciers, d’autres grandement superstitieux & adonnez à de mauvaises coutumes, dont il est tres-difficile de les retirer. Cela arrive plus souvent à la grand Lande, qui est hors du Diocese d’Aire, & où ils ne sont presque point catechisez.

Ils parlèrent peut-être de « ces sorcières gasconnes qui s’envolaient par la cheminée ». Peut-être même commentèrent-ils la formule incantatoire « pet-sus-fuelha » (le pied au-dessus des feuilles) qui les emportait dans l’espace (Jean-Pierre Piniès, « Pet-sus-fuelha ou le départ des sorcières pour le sabbat », Heresis, n° 44-45, année 2006).

Mis à part le fait qu’ils fréquentaient les mêmes milieux, qu’y-a-il de commun entre nos deux landais ? Tous deux se vouent à leurs œuvres, mais que de distance entre elles ! Saint-Cyran pousse Jansen à rédiger son commentaire de saint Augustin, puis se charge « d’en propager l’esprit dans la pratique »[1], à Port-Royal et ailleurs. Pendant ce temps, monsieur Vincent se débat pour procurer aux siennes – Sœurs de la Charité et Congrégation de la Mission (les Lazaristes) – les moyens matériels nécessaires à leur existence et à leur développement.

Dialogue à peine imaginaire

Les amis de de Hauranne, bientôt promu abbé de Saint-Cyran-en-Brenne, ne cessent de lui vouer une admiration sincère, mais ne manquent pas d’être effrayés lorsqu’il révèle fond de sa pensée et les blâmes sévères qu’il formule contre l’ordre présent. Sainte-Beuve affirme, sans citer sa source, qu’il aurait un jour confié à de Paul cette terrible métaphore fluviale appliquée à l’Église :

[Dieu] m’a fait connoître qu’il n’y a plus d’Église… ; non, il n’y a plus d’Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans : auparavant, l’Église étoit comme un grand fleuve qui avoit ses eaux claires : mais maintenant, ce qui nous semble l’Église, ce n’est plus que bourbe ; le lit de cette belle rivière est encore le même, mais ce ne sont plus les mêmes eaux.

B. Manciet donne une version moins crue des propos échangés par Camp de Prats (de Hauranne) et Pouy (de Paul, prononcer Pouil) à partir d’un montage de citations tirées de leur correspondance.

Vous êtes un grand ignorant. Je m’étonne que votre congrégation vous souffre à sa tête, Pouy !

Je m’en étonne plus que vous, Cam-de-Prats, car mon ignorance est encore plus grande que ne pensez.

Vous êtes en colère…

Dieu est en colère, et veut nous ôter la foi, dont on s’est rendu indigne.

J’aurai néanmoins la patience qu’il a lui-même de vous laisser faire.

En bons landais, tous deux sont sujets à des emportementts passagers, qu’ils regrettent tout aussitôt. Tous deux « ont les impatiences d’une longue et secrète obstination ». Chez Saint-Cyran, ces emportements se muent en attaques frontales, tandis que Monsieur Vincent, lorsqu’il s’enflamme, ce qui lui arrive souvent, se laisse emporter par sa verve, est « toujours trop long » mais sans rien commettre d’irréparable. Il pratique l’art de ne rien dire en parlant beaucoup, ce qui est moins dangereux. L’abbé a un comportement de factieux, alors que de Paul se contente d’être subversif, ne cédant à d’autre dictature que celle du sourire landais.

Tous deux ont découvert une certitude, une base inébranlable, l’empire de la conscience pour Saint-Cyran, celui de la charité pour Monsieur Vincent, qu’ils comptent « étendre à tout l’univers ». Mais le premier peine à ne pas révéler au grand jour une pensée qui l’exposera, à n’en pas douter, à la vindicte des pouvoirs en place. Monsieur Vincent, quant à lui, ne songe qu’à ménager les puissants, sans pour autant s’abaisser devant eux, car il les rappelle à leurs devoirs de chrétien et au premier d’entre eux, l’exercice de la charité.

Question de méthode. « Saint-Cyran abordait de front les princes, les tançait, les rabaissait », alors que Monsieur Vincent, qui savait l’usage des méandres, réunissait les grands dans le fameux Conseil de Conscience, autour d’Anne d’Autriche et de Mazarin, se donnant ainsi le moyen de faire nommer des évêques capables de réformer l’Église en profondeur, dans les diocèses.

Un profond malentendu finit par s’instaurer entre le farouche réformateur et ses amis, parmi lesquels monsieur Vincent. L’abbé finit par dresser contre lui non seulement les Jésuites mais l’Église toute entière, enfin, Richelieu : « […] un ministre puissant [qui] tenait l’État dans sa main, et avait l’œil sur l’Église avec la jalousie d’un despote et la prétention d’un théologien » (Sainte-Beuve, p. 316), ce qui lui vaut la prison en mai 1638. Il n’en sortira qu’en 1643, deux mois après la mort du tout-puissant ministre, pour mourir lui aussi peu après.

 

Les Landes, encore et toujours

[Ce peuple] n’en demeure pas moins d’une imbattable modestie, sans existence, peuple dérisoire, ‘sur un canton’ de sable, ‘sans feu ni lieu’, toujours sur les routes – les Landes sont-elles autre chose que routes ? –, nomade en quelque sorte, par marais et par fougères, avec ses bergers et ses chasseurs suspects, « peuple monstrueux’, attaché à une langue raboteuse et burlesque, à des mœurs sauvages qui vont jusqu’à lui faire dire que le cannibalisme, après tout, amène des effets moindres que les guerres européennes. En somme ‘maudit’.

En guise de colophon, B. Manciet verrait bien dans ces deux destins croisés l’empreinte génétique des Landes : « Car obstinément elles reviennent à la surface ». La constante du pays landais n’est-elle pas de desserrer l’étreinte des civilisations voisines pour tenter des aventures saugrenues, politiques ou mystiques, qui finissent par se concrétiser, du Groenland à Madagascar ; ses habitants, sous leur apparence modeste, ne dénoncent-ils pas tous les clichés dont on les affuble ?

Familier des grandes synthèses planétaires, apprises au long de sa carrière diplomatique, le poète a voulu écrire, sur le ton de l’épopée, une nouvelle Iliade, dont Saint-Cyran et Vincent de Paul seraient l’Hector et l’Énée, et ses acteurs, une sorte de peuple troyen vainqueur, capable d’embrasser des horizons plus larges que le triangle de son territoire. Paradoxe, si l’on veut, que l’art du poète résoud dans des métaphores qui retirent sa banalité au quotidien jusqu’à rendre crédibles les idées les plus extravagantes.

 



[1] « On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et insassiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint-Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens ». Sainte-Beuve, p. 293.

Parler landais

Parler landais

Les Landes n’ont pas de poètes. Et c’est bien fait. Qu’elles s’en prennent à leur langue « épouvantable » et « primitive ». Le gascon paraît déjà suffisamment barbare et raboteux aux autres peuples de langue d’oc. Le Landais s’y distingue en y rajoutant des accrocs à écorcher les oreilles. Tantôt des tthieuh, tantôt des ddhieuh, inconnus de la civilisation[1]. Tantôt encore il s’en donne à cœur joie dans les ouèn ou les oueun, les bruc et les mocr, les grm, les thioc et les bartoc… Votaire a fort bien dit : « Beaucoup de consonnes et peu d’esprit ». Sauf l’esprit rude, ce h aspiré qui attaque le mot comme un « han ! » de bûcheron, et qui huche à plaisir tout au long de phrases sans tête ni queue, aux propositions capricieusement combinées en casse-tête chinois ou en contre-plaqué. Tout irait encore à peu près, sans l’inévitable, inextirpable et archaïque que, qui croit remplacer à tout propos de bons pronoms personnels. Que si le gascon, en effet, l’utilise couramment, comme une note gaie de piano-forte, le landais le cahote, et le hoquette en à-coups sourds et sombres. Comme si les e muets ne se trouvaient pas assez nombreux déjà dans ce « parler noir », guttural, qui vous met « dans la gorge comme la rumeur de la mer sur les galets » [Emmanuel Delbousquet, En Gascogne, Mont-de-Marsan, 1929, p. 17]. Parler « noir » qui, pour un Béarnais, ne peut faire figure que de patois, dégénéré ou plutôt sous-développé comme les sonorités punks. Au moins pourrait-il se rendre en quelque manière intelligible. Mais alors que les grammairiens occitans réussissent à la longue à faire cadrer le gascon avec les principes de la norme occitaniste, lorsqu’il s’agit de torturer le landais, ils renoncent avec agacement. Lorsqu’ils cherchent à unifier le vocabulaire des langues d’oc, ils ne trouvent dans le landais que l’unité de l’incohérence. Les mots changent de village à village, de tribu à tribu :  « Comment dit-on, chez toi, entonnoir ? – Ulhete ; et chez toi ? – Ahonilh… – C’est pas pareil… ». Comment donc tirer la moindre poésie de si peu d’académie ? En approfondissant l’études des langages landais, peut-être obtiendrait-on tout de même quelque sonorité commune, qui permettrait que l’on s’entendît avec des rudiments musicaux, comme les volatiles ou les félidés. Mais aucun chant national – et l’on connaît les liens étroits de la poésie et de l’histoire – aucune épopée ne paraissent posssibles, aucune Marseillaise. Sauf toutefois la « Marseillaise landaise », le cantique Estela de la mar, qui, chanté dans les pèlerinages, ne devient que l’harmonie du chaos : le Maransin rudoie ; les Petites Landes ondoient ; le Médoc grommelle ; les Grandes Landes huent. Un compositeur de chants populaires landais s’était rabattu sur un seul dénominateur commun : « Il faut que ça monte et que ça descende. »

Voilà donc, sans nul doute, une langue de rebut.

Bernard Manciet, Le triangle des Landes,

Paris, Arthaud, 1981, p. 173-174.

Avec beaucoup de malice, Bernard Manciet se fait l’avocat du diable. Lui qui avait choisi cette « langue de rebut » comme organe de prédilection pour composer son œuvre poétique, reprend tous les clichés qui, dans le reste du domaine occitan et chez bien des linguistes, tendent à déconsidérer ce parler neugue auquel il tenait tant.

Je n’ai jamais « parlé patois », selon la formule qui, pendant mon enfance, désignait la langue gascone en usage dans les Landes. Nos maîtres ne nous y incitaient pas, même si tous ne mettaient pas un réel acharnement à défendre l’usage exclusif du français, qui était une des obligations des hussards de la République. Certains y veillaient de près. Mon camarade Jacques Dalès se souvient que notre instituteur du cours moyen à l’école publique Saint-Vincent de Dax, M. Dassé, au demeurant un homme peu sévère dans le contexte plutôt répressif du Primaire d’alors, n’admettait pas la moindre entorse à cette règle. D’autres, au contraire, ne rougissaient pas s’il leur échappait quelques mots dans cette langue. Il y en eut même, mais je ne le sus que plus tard, qui la pratiquaient couramment, en-dehors de l’école, s’entend. Ainsi, c’est en patois que Pierre Roumégous, qui avait la charge de la classe du certificat d’études, rédigeait ses articles pour Le Travailleur landais et sa correspondance à l’intention d’autres militants socialistes. À l’initiative de sa fille, Micheline, certains des écrits de son père ont fait l’objet d’une publication en volume (Pierre Roumégous, Leutres à l’Henri, lettres à Henri. Chroniques politiques gasconnes du Travailleur landais (1936-1948). Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014) ou sous forme d’articles dans le Bulletin de la Société de Borda (n° 526, 2ème trimestre 2017 ; n° 547, 3ème trimestre 2022).

Nos parents en possédaient quelques rudiments, qu’ils avaient acquis, pour l’un, sur les chantiers forestiers de la Haute Lande, pour l’autre, dans les maisons où elle avait été placée. Il en savaient assez pour pouvoir s’entretenir avec des amis paysans, comme les Lesfauries, à Bénesse-lè-Dax, chez qui je me suis familiarisé avec la vie de ferme. Mon père allait se ravitailler chez eux pendant la guerre – sept bons kilomètres à vélo, avec la rude côte de Saint-Pandelon, longue d’un kilomètre, à franchir à l’aller – : il leur cédait une partie du sel qu’il recevait de l’usine des Salines, où il travaillait, et en rapportait beurre, fromages, etc. Les parents Lesfauries ne parlaient que patois à la maison, même si leurs enfants, surtout les filles, qui avaient notre âge, répugnaient à l’utiliser avec des urbains, car c’est ainsi qu’elles nous percevaient. De ces relations très épisodiques, je n’ai retiré qu’une connaissance superficielle, essentiellement limitée à quelques termes ou locutions de la vie courante. Mais je les ai conservés et j’en fais volontiers usage en famille, pour le plaisir mais aussi parce qu’ils véhiculent des nuances que le français ignore. J’en ai fait un bref inventaire, que je reproduis ci-dessous.

Français à la sauce gasconne

À jour passé : tous les deux jours.

Charlotade

   – bouffonnerie ; emploi courant dans une corrida ratée

   – certaines figures dans les courses de vachettes.

Connaître

   – Ça n’est pas à connaître. « J’ai fait le ménage il y a deux heures et ce n’est plus à connaître ; « Tu t’es lavé les mains ? Ça n’est pas à connaître ».

   – Ça se connaît : ça se remarque, c’est évident, je vois bien (tournure inspirée du castillan ‘se conoce’, qui a le même sens ?)

Deuil

   – ça me fait deuil : il m’en coûte, j’en ai du regret. Du médiéval français dueil.

D’ici étant : vu d’ici

Dit, le

   – Il ne veut pas que ce soit le dit : il ne veut pas l’admettre ; il ne veut pas qu’on le soupçonne ; il ne veut pas que cela se sache.

Souvenir

   – Ça me souvient : il m’en coûte

Virer

   – tourner

 

Termes ou locutions gascons

aganit, aganide : avare

apiter : planter bien droit, faire tenir un objet droit.

barrat a clau : fermé à double tour.

bechigue : vessie ;  terme désignant tout ballon fait de cuir. Au moment de la tuaille (voir ce mot), les enfants attendaient qu’on leur donne la vessie du porc sacrifié. Après l’avoir débarrassée de sa graisse et l’avoir laissé sécher, ils la gonflaient et s’en servaient comme d’un ballon de rugby. Elle ne résistait pas longtemps à ce régime. Dans ces commentaires des matches du Tournoi des Cinq Nations, Pierre Albaladejo ne manquait jamais l’occasion de désigner ainsi le ballon.

beriac, beriague : ivre

caguer : chier. J’emploie plus volontiers caguer parce que je lui trouve, peut-être à tort, un côté enfantin qui atténue la crudité des expressions qui utilisent « chier » : « ça me fait caguer » ou « il a cagué partout ».

   – cagade : maladresse.

canique ou gayère (gaillère ?) : bille de terre ou de verre.

castagne : châtaigne et sa valeur métaphorique, « coup de poing » (‘on s’est castagnés’).

chuque lit, niaque poupe : désigne le petit enfant : il suce du lait et mord son poing.

cigarline : lézard des murailles (Podarcis muralis).

craspec : sale, crade, cradingue.

   Désignation des enfants

– cochou : gamin.

gouyat, gouyate : jeune garçon, jeune fille.

meinadje : enfant

escaner (s’), (var. vulg. s’entougner) : s’étouffer (en mangeant ou en buvant)

estrabuc : accident inopiné.

ganure, la : le cou, ‘serrer la ganure’.

gorgule : fruit du marronnier.

hagne : la boue (même étymologie que le fr. ‘fange’).

hu !: exprime l’étonnement ; var. eh bè !

lagagne :

   – châsse des yeux, ‘avoir les yeux pleins de lagagnes’

   – lagagnous : yeux châssieux.

mahutre : celui qui ne sait utiliser que la force.

moussiu : monsieur. On désignait ainsi le cochon élevé par la famille. Mon ami asturien Luis ne désignait jamais le cochon que comme « el señor cerdo » ou « el marqués » (le marquis).

niaquer : mordre. « avoir du niac » : avoir du mordant, la volonté de vaincre.

Pimbo : très loin ; Pimbo est un village au sud d’Aire-sur-l’Adour. Peut-être à cause de cette expression, je ne suis jamais allé à Pimbo. Var. ‘à Pampelune’. En revanche, je connais la capitale de la Navarre.

pinhada, pignada : forêt de pins

pouchïou (rester au) : gêner, faire obstacle aux évolutions des autres.

   Chanca (prononcer : tianca)

– échasse ; castillan, zanco.

– chancayre, échassier (berger monté sur échasses)

– chanquer  : boiter.

tuaille : sacrifice du cochon aux premiers jours de décembre.

 



[1] Le hameau de Soustons où se trouve la bergerie des Mitterrand, Latche, se prononce en landais Latthieuh et non Latché (MG).

Faire flèche de tout bois

Faire flèche de tout bois

La locution proverbiale « faire flèche de tout bois », qui signifie « utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins » est empruntée au vocabulaire guerrier, à une époque où les combattants usaient encore d’arcs et de flèches. Le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) la répertorie sous la forme « faire de tout bois flesches » (Jean de Léry, 1563-1578). Elle continue à figurer dans les dictionnaires du XIXe et du XXe siècles, dont le Littré, et aussi dans les plus récents comme le Petit Robert 1987 : « Faire flèche de tout bois : utiliser tous les moyens disponibles, même s’ils sont mal adaptés ». La tige des flèches était confectionnée en bois. La locution laisse entendre que ce matériau était plus ou moins adapté à son usage et que, en cas de nécessité, on devait se contenter d’un bois médiocrement résistant, sans pour autant renoncer à se battre, ce que confirme un autre dicton, lui aussi recueilli par Littré : « Tout bois n’est pas bon à faire flèche ». C’est dans ce contexte guerrier que la locution prend tout son sens.

  Faire feu de tout bois

Cette locution est plus récente. Elle ne figure ni dans le Littré ni dans le Petit Robert 1987, en revanche, on la trouve dans le TLF (s. v. « feu » : Faire feu de tout bois*. Employer tous les moyens possibles pour parvenir à ses fins »). Cette définition, qui reproduit presque littéralement celle que le Littré donne de la précédente (s. v. flèche : « Faire flèche de tout bois, mettre tout en œuvre pour arriver à quelque fin »), atteste de la parenté entre les deux locutions.

La définition que Wikipedia donne de « faire feu de tout bois » confirme ce fait : « Se servir de tous les moyens, de toutes les ressources dont on dispose ». En outre, l’article propose trois exemples, dont le plus ancien date de 1962 (Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, Denoël, 1962, p. 22). Comme l’article « feu » du Petit Robert 1987 ne retient pas la seconde, on peut en conclure que la locution n’est pas alors encore d’usage assez courant pour être répertoriée. Il est permis, par conséquent, d’affirmer que « faire feu de tout bois » est plus récente que « faire flèche de tout bois ».

  De Faire flèche de tout bois à Faire feu de tout bois

La question se pose de savoir si le rapport entre les deux locutions ne dépasse pas de simples considérations chronologiques et si la seconde n’est pas une simple variante de la première.

La signification des deux formes étant identique, ce qui les distingue concerne le seul vocabulaire. La substitution de « faire flèche » par « faire feu » peut certes s’interpréter comme une actualisation des pratiques guerrières, les armes à feu ayant remplacé les armes de trait, mais le sens littéral de la locution se trouve profondément modifié dès lors que l’élément « bois » est conservé car, de matériau, il se trouve ramené au rang de combustible. Dès lors, « Faire feu » ne se limite pas à être l’équivalent moderne de « faire flèche » mais prend la signification de « faire du feu ». On en oublie la valeur du « faire » initial qui, dans la première locution, suggère la détermination d’un combattant qui fait fi des contingences. La deuxième, quant à elle, relève d’un simple constat et se contente de renvoyer à des considérations platement quotidiennes.

La notion de confort l’emporte désormais sur celle d’héroïsme et il est à craindre que la valeur originelle du dicton ne soit définitivement perdue dans l’usage courant. Reste à se demander ce que la nouvelle version conserve de la première pour ceux qui l’ignoraient ou l’ont oubliée : probablement une notion de constance voire d’entêtement contre l’adversité.

Un juron poitevin

Tête-Dieu pleine de reliques

Dans sa nouvelle, L’enfant maudit, Honoré de Balzac place dans la bouche du duc d’Hérouville, soudard de la pire espèce, le juron suivant :

Tête-Dieu pleine de reliques ! me le donneras-tu ?, s’écria le seigneur en lui arrachant l’innocente victime qui jeta de faibles cris.

Balzac l’a sans doute emprunté à Rabelais qui, dans le chapitre XX du Quart livre, fait dire à frère Jean des Entommeures à l’intention de Panurge :

Teste Dieu plene de reliques, quelle patenostre de Cinge est-ce que tu marmottez là entre les dens ?

Le volume de Rabelais, dans son édition de Lyon de 1552, contient en annexe une Briefve declaration d’aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des Faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, dans laquelle le juron en question est répertorié :

Teste Dieu plene de reliques. C’est un des sermens du seigneur de la Roche du Maine.

Tiercelin de la Roche du Maine (1483-1567) a participé à la campagne d’Italie menée par François Ier, puis a suivi le roi à Madrid pendant sa captivité, à la suite de la déroute de Pavie (1525). Il est connu pour sa bravoure et aussi pour son franc-parler.

Pour le rédacteur de cet index, il apparaît donc que le juron est un emprunt fait par Rabelais. C’est vraisemblable, dans la mesure où les deux personnages sont contemporains et que le château de La Roche du Maine se situe à quelques lieues de Chinon, à Prinçay pour être plus précis, près de Monts-sur-Guesnes. Rabelais a donc pu le connaître, au moins de renommée, et a jugé bon d’adresser ce clin d’œil aux initiés.

L’identification du seigneur de la Roche du Maine au moyen de son juron préféré n’est pas usurpée, si l’on en croit Brantôme[1] :

J’estois avecques luy, à qui il demanda qui j’estois ; il me nomma par mon nom de Bourdeille le jeune. Soudain, il se tourna vers moy en disant « Hé ! mon petit cousin, mon amy, que je te donne l’accolade. Vostre père et moy avons esté si bons parens et amys. Et teste Dieu pleine de reliques (c’estoit son serment) ! que nous en avons faict de bonnes delà les monts, d’autrefois de nostre jeune aage ! »

Dans un autre passage de son livre, Brantôme évoque à nouveau le seigneur de La Roche du Maine. En mai 1562, pour répondre au massacre de Wassy, perpétré par François de Guise, les Réformés, mettant à profit le fait que les garnisons et leurs capitaines eussent abandonné momentanément leur poste pour semer la terreur parmi les populations huguenotes, s’emparèrent d’Angers, puis de Tours, Châtellerault, Saumur, Loudun et Chinon. Celle-ci fut occupée du 24 mai au 11 juillet en l’absence de son gouverneur, La Roche du Maine. C’est en ces termes que celui-ci manifesta son dépit devant pareille mésaventure attentatoire à son honneur :

Eh ! Tête Dieu pleine de reliques, dit-il, faut-il que le Père Eternel gagne Pater Noster ? Je les en chasserai bien. Ce qu’il fit, et jura encore un bon coup que s’il l’eust fait li, et n’y fus rentré, il eust tenu Dieu pour huguenot, et il ne l’eust jamais servi de bon cœur.

Ce juron lui venait donc spontanément à la bouche, aussi bien pour exprimer sa joie que pour laisser libre cours à sa colère. Ce trait n’avait pas échappé à Rabelais. Notre Chinonais n’aurait pas été surpris d’apprendre que le seigneur de La Roche du Maine ne renonça pas à cette habitude, même en ses vieux jours, dans des circonstances que ni lui ni l’auteur de la Briesve declaration, qui pourrait bien être Rabelais lui-même, ne pouvaient évidemment connaître, puique l’édition du Quart Livre eut lieu à une date antérieure, de même que la mort de son auteur. Peut-être même aurait-il été flatté d’apprendre que c’est à Chinon qu’il prononça à nouveau ce juron, en l’assortissant d’une glose qui l’eût rempli d’allégresse tant elle témoigne d’une évidente liberté de ton à l’égard du dogme, au point de friser le sacrilège pour des chrétiens moins larges d’esprit.



[1] Ouvres complètes de Pierre de Bourdelle, abbé séculier de Brantôme et d’André, Vicomte de Bourdeille, avec notices littéraires par J. A. C. Buchon. Paris, R. Sabe, éditeur-propriétaire, MDCCC XLVIII, Tome premier, I. Des hommes, p. 351-353.

Chinon, survol historique

Chinon, au fil du temps

Configuration des espaces

 

Vue aérienne de Chinon prise du NO. Au premier plan, la forteresse ; en contre-bas, la ville-fort et la rangée de platanes qui la sépare de la Vienne ; le pont et l’Île de Tours ; au-delà du pont, le faubourg Saint-Jacques.

La ville de Chinon présente la particularité d’avoir conservé, dans le tracé de ses rues comme dans la structure de ses édifices, la marque des différents siècles au cours desquels elle s’est constituée. Bien des vestiges anciens ont disparu ou sont devenus invisibles, parce qu’ils sont enfouis sous les constructions qui occupent l’emplacement des précédentes, mais ce qui reste est encore considérable. La raison en est que les époques de grand bouleversement urbain ne se sont pas concentrées sur un périmètre unique ; chacune a choisi d’investir un nouvel espace, laissant l’essentiel de la ville antérieure dans son état primitif.

Pour bien comprendre ce phénomène, il suffit de traverser le pont et, depuis la rive gauche, d’observer le panorama qui se présente à nos yeux.

 

Plan du site indiquant ses différentes composantes

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la nature du site : à nos pieds, la Vienne, ses bancs de sable et ses berges empierrées ; à l’arrière-plan, le coteau, surmonté de la forteresse ; dans l’espace intermédiaire, la ville médiévale ou ville-fort et ses toits agglutinés. Si on affine l’observation, on constate que cette disposition ne s’arrête pas au pont mais continue bien au-delà, sur la droite, pour peu que le regard ne soit pas arrêté par l’île de Tours qui divise le cours du fleuve en deux bras. En s’éloignant de la Vienne, le coteau libère un vaste espace. On aperçoit à son sommet la muraille récemment restaurée du Fort Saint-Georges, puis un habitat plus diffus entouré de  jardins. En contrebas, un autre quartier descend jusqu’à la Vienne, le Quartier Saint-Etienne, du nom d’un de ses principaux monuments. Enfin, derrière nous, s’étend le faubourg Saint-Jacques.

De la Tour Billard, au bas de la route de Tours, jusqu’au pont du chemin de fer, à 500 m. de là, le dénivelé entre les quais et la rivière est compensé par un talus empierré, surmonté d’un solide muret, de pierre également. Ce sont les ‘perrés’. A intervalle régulier, ils sont interrompus par des chaussées en pente douce, elle-même empierrées, les ‘cales’, sur lesquelles les barges et autres toues déchargeaient voyageurs et denrées. La concurrence de la voie ferrée mit fin à cette activité. L’équipement profite désormais aux pêcheurs, qui maintiennent la tradition des barques à l’ancienne, dont le musée possède une remarquable collection de maquettes. Perrés et cales embellissent le site en matérialisant le rapport étroit qu’entretiennent entre elles ville et rivière. Jusqu’à maintenant, on a su préserver cet ensemble remarquable de l’envahissement automobile.

Pour compléter le panorama, il faudrait ajouter quelques éléments qu’on ne peut voir depuis ce poste d’observation. Vers l’aval, le coteau s’interrompt brutalement, à l’endroit où s’achèvent la forteresse et la ville médiévale. A partir de cette fracture, occupée par la route de Tours, il reprend à perte de vue, en côtoyant la rivière, ce qui interdit toute édification à ses pieds. En revanche, la hauteur est occupée par de nombreuses édifications jusqu’au Prieuré de Saint-Louans. Le quartier Saint-Etienne et le faubourg Saint-Jacques ont chacun aussi son prolongement : la Place Jeanne-d’Arc et le quartier de la gare pour le premier, qui datent tous deux de la fin du XIXe siècle ; le faubourg Saint-Lazare et le hameau de Parilly, au bout de la rue sur digue, pour le second. Enfin, le XXe siècle a investi le plateau qui prolonge vers le nord le sommet du coteau, en y installant des lotissements, des supermarchés et la principale zone artisanale.

 

Survol historique

 

Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie,

doux comme l’air qu’ils respirent,

et forts comme la terre qu’ils fertilisent.

Alfred de Vigny, Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII

On croit souvent que seules les grandes villes ont un passé. Chinon, qui n’a pourtant jamais atteint les 10.000 habitants, prouve, au contraire, qu’une petite ville peut avoir une histoire très longue et très riche, et avoir été le théâtre d’événements qui dépassent largement les limites de son petit territoire. Je tenterai de retracer cette histoire en m’appuyant sur la bibliographie mais aussi sur ma familiarité, acquise au cours des années, avec la topographie des lieux et avec les édifices. C’est donc une vision personnelle que je propose ici et non une synthèse de la bibliographie existante et des idées reçues qu’elles a parfois tendance à véhiculer.

Les Temps antiques : Caïno

On chercherait en vain le document de fondation de Chinon : il n’existe pas. Ses origines se perdent dans la nuit des temps. L’ancienne Caïno s’est formée, peu à peu, sur un site qui a toujours été occupé dès que l’homme s’est sédentarisé. Rabelais ne dit rien d’autre, lorsqu’il commente, avec humour mais aussi avec une remarquable acuité, l’étymologie fantaisiste qu’il prête au nom latin de Chinon, Caïno (« la ville de Caïn »).

— Où est-elle ? demande Pantagruel, quelle est cette première ville du monde […] ? — Chinon, dis-je, ou Caïnon en Touraine. […] Je trouve dans l’Écriture Sainte que Caïn fut le premier bâtisseur de villes. Il est donc vraisemblable qu’il a nommé la première de son nom, Caynon, comme ensuite, en l’imitant, tous les autres fondateurs et édificateurs de villes leur ont imposé leurs noms.

                                      Cinquième Livre, chapitre 35

Il faut chercher l’origine de Caïno dans son site et dans son climat. Une large rivière poissonneuse, un coteau calcaire pour s’abriter des crues et y creuser des abris, des pâturages naturels, des terres fertiles, toutes conditions susceptibles de favoriser l’implantation humaine.

Le promontoire rocheux qui domine la Vienne est occupé depuis 3000 ans. Les témoignages matériels de cette présence humaine aux temps préhistoriques, à Chinon même et dans ses environs immédiats, sont nombreux : mégalithes, silex taillés, mobiliers de l’âge du bronze, poteries et restes d’habitats de l’âge du fer pré-romains. L’occupation romaine est attestée par les vestiges de villæ gallo-romaines – rien que dans le secteur de L’Olive, on en dénombre deux – mais aussi par des tombes du Bas-Empire retrouvées à Saint-Mexme, une stèle funéraire et du mobilier archéologique retrouvés sur le site de la forteresse. Le premier habitant répertorié sur le site est un guerrier, probablement un vétéran des légions de César, dont la sépulture, retrouvée dans le Fort-Saint-Georges, date du 1er siècle avant notre ère. Ce secteur a abrité un cimetière jusqu’à la fin de la période gallo-romaine (Ve siècle), ce qui suggère la présence d’un habitat permanent.

 

Stèle funéraire gallo-romaine célébrant un vigneron ou un marchand de vin

(Robert Bedon, Lecture découverte n°14, Société archéologique de Touraine, 2020)

 

La légende du miracle de saint Mexme (vers 446), rapportée par Grégoire de Tours, raconte que la population locale s’était réfugiée dans l’enceinte du castrum où elle fut assiégée par le général romain Ægidius. Privée d’eau depuis plusieurs jours, elle était sur le point de se rendre lorsque les prières du saint homme provoquèrent un orage providentiel qui remplit les citernes et obligea les assaillants à lever le siège. À en croire ce récit, le site actuel de la forteresse était donc fortifié et capable d’abriter une population relativement nombreuse, ce que confirment les fouilles récentes réalisées sur le site qui attestent qu’à la fin de l’Empire, le promontoire était entouré d’une forte muraille de 2,40 m d’épaisseur et comprenait plusieurs tours. En temps ordinaire, la population devait résider dans le prolongement du castrum, vers l’est. Dans ce secteur, on peut voir encore les restes d’une très ancienne et modeste église, dont l’existence remonte au Ve siècle, au vocable de saint Martin, ce qui n’est probablement pas l’effet du hasard.

 

Église saint-Martin restituée (carte figurative Delussay, 1767)

 

Aux ive et ve siècles, en effet, saint Martin, évêque de Tours, s’attache à christianiser les populations locales. Cette figure tutélaire, qui aimait à vivre dans de petites communautés, loin du pouvoir laïc, a inspiré de nombreuses fondations érémitiques dans son diocèse. Celles de Chinon sont toutes situées dans sa périphérie : Saint-Mexme, Sainte-Radegonde, Saint-Louans.

Ces fondations sont toujours actives pendant la période mérovingienne (vieviiie siècles), dont datent les premiers témoignages écrits sur l’existence d’une agglomération. On les doit encore à Grégoire de Tours, qui cite plusieurs fois dans ses écrits (560-580) le castrum (enceinte fortifiée) et le vicus (localité dotée d’une église) de Caïno, ce dernier étant souvent désigné comme un prolongement (suburbium) du castrum. Cette agglomération devait être modeste mais assez importante pour devenir chef-lieu de viguerie et pour abriter un atelier monétaire aux VIIe et VIIIe siècles, puis de 920 à 954, lorsqu’on y transféra l’atelier de Tours, menacé par les Normands. Par ailleurs, la fouille de la nécropole de Saint-Mexme a permis de retrouver des tombes de personnages apparemment riches et puissants.

 

Comtes de Blois et comtes d’Anjou (Xe-XIIe siècles)

À partir du xe siècle, Chinon est l’enjeu des rivalités entre les seigneurs qui dominent le cours moyen de la Loire, les comtes de Blois et les comtes d’Anjou. Les fouilles menées de 2007 à 2012 par le Service d’archéologie du Département d’Indre-et-Loire, sous la direction de Bruno Dufaÿ, permettent de retracer précisément l’histoire de la forteresse. L’histoire de la ville médiévale est, quant à elle, plus difficile à tracer, faute de fouilles systématiques, surtout pour la période qui s’écoule entre le vicus des époques mérovingienne et carolingienne, dans le prolongement oriental du castrum, et la cité médiévale qui se développe au pied de la forteresse, entre le promontoire rocheux et le cours de la Vienne.

Pour ce qui est du château, il est avéré que Thibaut le Tricheur, comte de Blois, fait édifier une tour en pierre dans les années 960, dans l’angle nord-est de l’enceinte antique, isolée par une muraille propre. Par ailleurs, on relève quelques indices (silos, probables fonds de cabane) qui dessinent le contour d’un habitat domanial. On a pu aussi identifier les restes d’un prieuré sur le futur emplacement du fort du Coudray.

En 1044, à la suite de la victoire de Geoffroy Martel (1040-1060), comte d’Anjou, aux dépens de Thibaut III, comte de Blois, Chinon passe pour un siècle et demi aux mains des comtes d’Anjou (1044-1205) : Foulques le Réchin (1068-1109), Geoffroy le Bel, le premier à adopter le nom de Plantagenet (1129-151), Henri II (1169-1183), Richard Cœur de Lion (1189-1199), Jean Sans Terre. Tout au long de cette période, les comtes d’Anjou étendent leur pouvoir : Geoffroy Plantagenet, dit le Bel, devient comte du Maine puis duc de Normandie en 1144 ; Henri II ajoute la couronne d’Angleterre à la mort de sa mère Mathilde en 1154 et Richard Cœur de Lion gouverne le duché d’Aquitaine au nom de sa mère, Aliénor, à partir de 1168.

 

 

Henri II Plantagenet (peinture murale de Sainte-Radegonde, XIIe siècle)

Le destin de Chinon est directement affecté par ces circonstances, parce que sa position stratégique, face au comté du Poitou et à la Touraine capétienne, qui se renforce aussi en absorbant le domaine des comtes de Blois et le comté de Touraine, lui confère un statut de cité frontalière. C’est dans ces termes que le Poème de Guillaume le Maréchal, composé au début du xiiie siècle, fixe les bornes de l’empire d’Henri II en 1189, date de sa mort : “De Baione tresque a Chinon” (“De Bayonne jusqu’à Chinon”). Notre ville et sa forteresse occupent donc une position stratégique, ce qui leur vaut des soins attentifs de la part du souverain. Son prestige est à son comble lorsque la légende arthurienne, qui fit tant pour la renommée des Plantagenets, raconte que Kei, sénéchal du roi Arthur, s’y fit enterrer et que, pour honorer la mémoire du grand disparu, le roi ordonna que l’on donnât son nom à la ville (Keinon).

Par voie de conséquence, les défenses de la forteresse sont renforcées et l’enceinte reprise dans sa totalité, excepté sur le front nord, qui conserve le rempart du castrum. Sous le règne d’Henri II, l’ensemble est prolongé vers l’est par un vaste espace lui aussi fortifié, le Fort Saint-Georges.

Ce renforcement et cette extension de la forteresse ne se conçoivent pas sans un apport de population nécessaire à sa défense et à son entretien. Le site du vicus gallo-romain, trop à l’étroit et trop éloigné de la forteresse et de la protection de ses murailles, ne pouvait accueillir ces nouveaux habitants. Dès lors, s’imposait la nécessité d’édifier une ville nouvelle, dont la superficie d’ensemble et la disposition générale sont visibles aujourd’hui encore. Cette idée dut germer assez tôt dans l’esprit des comtes, mais nous ne disposons pas d’une datation documentaire ou archéologique vérifiable. Du moins est-il permis d’envisager au terme de quel processus ce qui allait devenir la ville-fort fut constitué.

Pour reconstituer la disposition de son noyau primitif, on dispose des informations que fournissent le cadastre bâti et les bâtiments anciens conservés, ainsi que les limites de la paroisse qui fut créée à l’occasion. Ce premier ensemble est circonscrit à l’intérieur d’une muraille qui part du pied de la tour du Moulin, à l’extrémité ouest de la forteresse, rejoint les bords de Vienne, longe la rivière puis remonte vers l’enceinte au niveau du Grand Carroi actuel. Cet espace correspond à l’exacte emprise de la paroisse de Saint-Maurice, puisque la partie de la ville qui se trouve au-delà vers l’est relevait de la paroisse de Saint-Jacques, dont l’église se trouvait sur la rive gauche de la Vienne.

Le long de la voie qui, sur toute la longueur de cet espace, emprunte le pied du promontoire, sont alignés des édifices appuyés, au nord, sur le coteau et ouverts vers le midi, sans qu’il soit nécessaire de supposer qu’il y eût, dès le départ, une rue avec des bâtiments se faisant face. À l’exact milieu et en contre-bas de cette ligne, dont elle séparée par un espace qui est resté vide jusqu’à nos jours, l’église paroissiale est édifiée sur la pente qui descend vers la Vienne, à une centaine de mètres de la rive, par conséquent à l’abri de crues éventuelles.

La date de cette opération urbanistique n’est pas connue, non plus que celle de l’érection de l’église paroissiale. L’étude de l’architecture de Saint-Maurice, qui aurait pu fournir une information précieuse sur ce point, ne permet pas, en l’état actuel de nos connaissances (Claude Andrault-Schmitt…), de remonter au-delà du XIIe siècle, au plus tôt sous le gouvernement de Geoffroy le Bel.

La tradition veut que le pont, qui enjambe les deux bras de la Vienne en prenant appui au centre sur la pointe de l’Île de Tours, ait été construit sous le règne d’Henri II. Il est vrai que la concorde signée par l’évêque Barthélémy et Richard Cœur de Lion en 1190, signale ce pont comme point de partage entre les pêcheries relevant du roi et celles relevant de l’évêque. De même, Guillaume le Maréchal le mentionne expressément lorsqu’il relate la mort du roi en 1189, les pauvres étant empêchés de le franchir pour venir demander l’aumône auprès de la dépouille du roi défunt. Peut-être ne faut-il pas écarter une confusion entre le pont sur la Vienne et le pont de la Nonnain, étroite passerelle en bois s’appuyant sur des arcs en pierre qui, sur la rive gauche, permettait de franchir à pied les marais jusqu’au faubourg Saint-Lazare. Mais, dans ce cas précis, on ne comprendrait pas que la concorde de 1190 s’y réfère pour diviser le cours de la rivière entre amont et aval.

La construction d’un pont sur la Vienne peut, par conséquent, sans trop de risques d’erreur, être attribuée à Henri II. Autant il est peu vraisemblable de la situer à une époque où Chinon constituait le point extrême du comté d’Anjou, car il aurait affaibli les défenses de la place, autant il se justifie dès l’instant où le Poitou passe sous l’autorité des Plantagenets, après le mariage d’Henri et Aliénor, car il facilite la communication directe entre deux territoires amis. La valeur stratégique de ce pont est soulignée par le fait qu’il ne concerne pas la ville nouvelle mais qu’il la contourne par l’est pour rejoindre directement la forteresse. Il a donc bien été conçu pour établir une relation directe entre le château, la cour, ses fonctionnaires et sa garnison et le duché voisin. On ignore s’il fut d’emblée construit en pierre ou s’il comporta pendant un certain temps une passerelle en bois.

Sous le règne d’Henri II, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte du Maine et d’Anjou et duc consort du Poitou, Chinon joue un rôle important dans l’administration des possessions continentales de cet immense domaine. Les fouilles menées sur le site du Fort Saint-Georges ont révélé qu’il y édifia un vaste édifice, dont la fonction présumée était d’abriter un personnel nombreux, chargé d’administrer ce vaste territoire.

Vue d’ensemble des fouilles réalisées au Fort Saint-Georges, où l’on découvre les fondations des importants bâtiments qui y furent édifiés au XIIe siècle.

 

L’ampleur de ces travaux puis les facilités qui en résultent pour un souverain contraint à de fréquents et lointains déplacements à travers l’immense territoire qu’il gouverne, conduisent Henri II à se rendre souvent à Chinon et à y séjourner. Par ailleurs, il y retrouve ses enfants pour y fêter la Noël ou Pâques, comme en 1172, où ils accomplissent ensemble un pèlerinage à Sainte-Radegonde, dont la belle peinture murale semble porter témoignage. On comprend mieux, aussi, qu’il y ait eu dans la forteresse une Tour pour abriter le Trésor royal.

Henri II meurt dans le château le 6 juillet 1189, après une douloureuse entrevue avec le roi de France, Philippe-Auguste, au cours de laquelle il apprend de la bouche de son ennemi que son fils préféré, Jean Sans-Terre, l’a trahi. Le roi n’a sûrement pas choisi de mourir à ce moment et en ce lieu, mais il semble certain que la forteresse de Chinon était apte à accueillir un événement de cette importance. C’est d’ailleurs là que la reine Aliénor se rend, après la mort de son mari, lorsque son fils Richard Cœur de Lion la fait libérer de la prison anglaise où elle croupissait. De même, pendant son court règne (1089-1099), Richard y fait de nombreux séjours et y signe de nombreux documents. Il est possible qu’après sa blessure mortelle subir à Châlus, sa dépouille ait fait étape à Chinon, sur le chemin de Fontevraud où Aliénor organisa les funérailles de son fils. C’est, du moins, ce que prétend une légende locale non vérifiée mais soigneusement entretenue. Enfin, Jean Sans-Terre y épousa Isabelle d’Angoulême, qu’il venait d’arracher à son rival Lusignan.

Tous ces faits cumulés concordent à assigner à Chinon un rôle important à l’époque des souverains Plantagenets. Il serait sans doute excessif d’en faire une capitale du domaine continental des rois d’Angleterre, mais on peut affirmer qu’elle fut une résidence privilégiée de cette dynastie.

 

Chinon, cité royale française (XIIIe au XVe siècles)

Le roi de France Philippe Auguste s’empare de la forteresse après un long siège, en 1205. Chinon est annexée au royaume de France et n’en sortira plus. Cependant, c’est encore en ses murs, probablement dans l’enceinte du château, que fut signée en septembre 1214 une trêve de 5 ans entre Philippe-Auguste et Jean-Sans-Terre, qui entérinait la perte par le roi d’Angleterre du Maine, de l’Anjou et de la Touraine.

Dans la nouvelle carte politique du royaume, notre ville n’occupe plus la position privilégiée qui avait été la sienne sous les Plantagenets, mais les rois de France ne la négligent pas pour autant. Ils lui accordent le statut de ville royale, qu’elle conservera jusqu’à la Révolution, même si, à partir de 1633, le cardinal de Richelieu détournera certains droits et revenus dus à la Couronne au profit de son duché-pairie. En 1323, lorsque le bailliage de Touraine fut séparé de celui d’Anjou, il fut doté de deux sièges, l’un à Tours, l’autre à Chinon. Lors de la création des élections (circonscriptions financières), notre ville fut désignée chef-lieu au-début du xve siècle. Ces titres successifs valaient aux villes qui en jouissait un prestige que n’avaient pas les cités placées sous l’autorité d’un seigneur, civil ou ecclésiastique. Elle en tirait aussi l’avantage d’abriter dans ses murs une administration conséquente qui se mettra peu à peu en place : gouvernement, pour le politique ; tribunal pour le judiciaire ; divers administrateurs chargés de la perception des impôts directs ou indirects (gabelle, droits d’octroi sur le commerce fluvial et terrestre) ou de la gestion du patrimoine (eaux et forêts). Autres effets bénéfiques de cette reconnaissance officielle : dès sa conquête par Philippe-Auguste, le système de défense de la forteresse est renforcé par l’érection d’un nouveau donjon, la tour du Coudray, séparée du reste de la forteresse par de nouvelles douves.

 

Développement de la ville-fort

Au cours des deux siècles suivants (xiiiexive), la ville-fort se densifie. L’alignement d’édifices sans vis-à-vis au bas du promontoire se double bientôt d’une nouvelle ligne d’édifices pour former une rue continue, à l’exception de la portion qui domine l’église Saint-Maurice. Ainsi, des études de dendrochronologie menées sur la charpente de l’hôtel Bodard de la Jacopière, sur le bord sud de la rue Haute, datent son érection au XIVe siècle. Les constructions finissent par déborder le cadre primitif. La rue Haute se prolonge vers l’est et dépasse peu à peu le Grand Carroi, qui devient le centre de l’espace urbain dans son étape finale, à la croisée de la rue Haute et d’une voie nouvelle qui permet d’accéder du pont au château.

 

Le Grand Carroi, la Maison des États-Généraux et la maison Rouge, avant et après leur restauration dans les années 1960-1970.

 

 

La muraille est repoussée d’autant vers l’est, jusqu’aux limites actuelles de la ville-fort (Place de l’Hôtel-de-Ville). Une rue basse (actuelle rue du Commerce) est tracée de long de la nouvelle enceinte, ce que le dessin du noyau primitif n’avait pas permis. Ce débordement aboutit à des douves situées à l’extrémité ouest de la Place de l’Hôtel-de-ville.

Le nouvel espace bâti dut provoquer un déplacement vers l’est de la voie extra-muros qui menait directement du pont au château, ce qui se traduit, à la fin du XIVe siècle, par l’édification d’une nouvelle porte d’accès à la forteresse, la Tour de l’horloge, qui renferme la cloche Marie-Javelle, qui fut fondue en 1399. Les espaces libres en contre-bas de l’église se comblent peu à peu. Chinon, ville royale, est désormais en mesure d’accueillir le roi et sa Cour. Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe III y feront plusieurs séjours.

L’entretien de la forteresse coûte cher au royaume, aussi veille-t-on à l’utiliser à d’autres fonctions qu’au seul hébergement d’une garnison ou au logement occasionnel des souverains. Elle sert de lieu de détention pour des prisonniers particulièrement prestigieux ou dangereux. Les plus célèbres furent les dignitaires de l’Ordre des Templiers. Depuis la découverte récente (2001) de documents dans les archives du Vatican, on connaît mieux l’épisode qui s’y est déroulé en août 1308, et qui n’était connu jusque-là que par une version résumée, rédigée par un officier royal.

Après l’arrestation sur son ordre des membres du Temple à travers tout le royaume, le 13 octobre 1307, et les premiers interrogatoires menés par le tribunal de l’Inquisition de Paris, Philippe le Bel avait accepté, pour calmer l’irritation du pape, Clément V, fâché d’une initiative qui le privait de ses prérogatives les plus élémentaires, de faire conduire devant la Curie à Poitiers, à des fins d’enquête, un groupe de Templiers (soixante-douze), dont aucun dignitaire et beaucoup d’exclus que le roi avait réintégrés pour l’occasion. Sous prétexte de ménager leur santé jugée chancelante le roi fit retenir, sur la route de Poitiers, dans la forteresse de Chinon, les cinq dignitaires arrêtés : le Grand-Maître, Jacques de Molay : le Précepteur d’Outre-Mer, Jacques Raymbaud ; le Précepteur de France, Hugues de Pairaud ; le Précepteur d’Aquitaine et de Poitou, Geoffroi de Gonneville ; le Précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnay. Il espèrait ainsi se donner un prétexte pour dénoncer la procédure, au cas où le pape déciderait d’absoudre les Templiers envoyés devant lui, l’absence du Grand-Maître étant susceptible de rendre discutable toute initiative allant dans ce sens. Le pape décide de contourner la manœuvre en envoyant sur place, à Chinon, trois cardinaux chargés d’interroger secrètement les prisonniers. Au terme des interrogatoires, qui se déroulent du 17 au 20 août 1308, les accusés reçoivent l’absolution de leurs péchés et sont réintégrés dans le sein de l’Église. Devant cette résistance du pape, le roi décide de ramener les dignitaires à Paris, où ils seront brûlés, plusieurs années plus tard, le 18 mars 1314.

Sous le règne d’un des fils de Philippe le Bel, Philippe le Long, le royaume connaît un des épisodes les plus sinistres de son histoire. Le roi et ses conseillers décident de renflouer les caisses en faisant un procès à deux groupes relativement fortunés mais sans défense : les lépreux et les Juifs. On invente un complot ourdi par les rois musulmans de Grenade et de Tunis pour anéantir les chrétiens avec la complicité des deux communautés et on en propage la rumeur à travers le royaume. Une épidémie survient en 1321 qui semble corroborer cette thèse, en faisant croire que ces ennemis ont empoisonné les puits. Alors sont perpétrés dans tout le royaume des massacres qui ne prennent fin que lorsque le roi, ayant obtenu le gain espéré, décide de mettre un terme aux troubles qu’il a lui-même fomentés. Les lépreux, dont les asiles, les biens et les troupeaux ont été anéantis, sont abandonnés à eux-mêmes. Les Juifs sont expulsés du royaume après avoir dû acquitter de fortes amendes. Ceux de Touraine ne furent pas épargnés, et nombre d’entre eux furent brûlés. Une phrase ajoutée par un continuateur anonyme à la Chronique royale de Nangis, affirme que 160 Juifs furent brûlés dans une fosse à Chinon. Ce bref récit, qui évoque plus le sacrifice volontaire des martyrs des premiers siècles du christianisme (« beaucoup d’entre eux et d’entre elles, comme invités à des noces, sautaient en chantant dans la fosse ») que la scène finale d’un pogrom, est le seul témoignage sur lequel se fonde cette tradition. Il y eut certainement une communauté juive à Chinon, ville royale ; elle eut sûrement à subir des persécutions, car il y a tout lieu de penser que les Chinonais d’alors n’étaient pas moins sensibles à la propagande officielle contre les lépreux et les Juifs que les autres sujets du royaume. Cependant, rien ne permet d’affirmer que ces persécutions furent telles que les rapporte le continuateur anonyme. Toute autre affirmation est pure hypothèse.

Chinon se distingue donc, pendant les xiiie et xive siècles, par les fonctions stratégiques et guerrières dévolues à sa forteresse. En tant que ville royale, elle est aussi concernée par les péripéties souvent sanglantes qui sont le triste lot du temps. Nous ignorons à quel point elle fut affectée par la Peste Noire qui, à partir de 1348, sévit tragiquement en France comme en beaucoup d’autres royaumes. En revanche, la première phase de la Guerre de Cent Ans semble l’avoir épargnée, malgré la proximité du champ de bataille de Poitiers (1356).

 

Au-delà de la ville-fort

L’évêque de Tours détenait de nombreuses parcelles sur le territoire de Chinon et dans ses environs immédiats. Il possédait aussi en commun avec le seigneur de la ville, – qu’il s’agisse du comte d’Anjou, du roi d’Angleterre, puis du roi de France – la « haute et basse forêt », les eaux et les îles et donc les pêcheries, communément appelées « écluses » ; celles qui étaient en amont du pont lui appartenaient en totalité (concordia du 28 mars 1190). L’administration de ces biens impliquaient la présence d’un personnel qualifié et d’équipements permanents. Aux fins d’entreposer les redevances en nature, une grange à dîmes fut édifiée non loin de la rivière sur laquelle s’effectuaient les transports de denrées, face à l’île de Tours qui, comme son nom l’indique, relevait de l’autorité de l’évêque. Les officiers chargés de les percevoir occupaient un hôtel tout proche (4, place Jeanne d’Arc). Entre la grange et l’hôtel fut aménagée une place, dite de la Parerie (actuelle Place Mirabeau), dont l’étymologie évoque la répartition à parité entre l’Église et le roi du produit des transactions qui s’y effectuaient.

 

 

Ancienne grange à dîmes dessinée par James Richard dans l’état où elle était jusqu’en 1920.

 

Au nord de la place, un couvent augustin, contigu à l’hôtel de l’évêché, est fondé par une bulle du pape Jean XXII en date de novembre 1334 et sa construction, contrariée par la Peste Noire et le début de la Guerre de Cent Ans (défaite du roi Jean II à Poitiers en 1356), ne débute qu’en 1359 et ne sera véritablement achevée qu’en 1445, date de la consécration de son église. Ces trois fondations, plus la Maison de la Charité et l’église Saint-Etienne, qui les prolongent au nord, donnent à ce faubourg de la ville un caractère éminemment religieux, qui s’accentuera encore lorsqu’il aura fait la jonction avec la collégiale de Saint-Mexme et son cloître, c’est-à-dire les différentes demeures occupées par ces chanoines qui n’étaient pas tenus à une vie commune en dehors des offices.

Pendant la seconde moitié du XVe siècle, au cours duquel le royaume n’eut plus à subir la présence de troupes ennemies, la ville de Chinon, tirant parti de ces conditions favorables, ne cessa de s’étendre vers l’est et la collégiale Saint-Mexme. Parmi les constructions les plus remarquables, il faut signaler les halles (emplacement de l’actuel l’Hôtel-de-ville), l’hôtel-Dieu et son cimetière (parking de la Brèche et place du théâtre, aujourd’hui, Place Hoffheim).

 

Hôtel-Dieu devenu théâtre municipal par James Richard (1966)

Ce bâtiment, propriété des Augustines, a servi d’hôpital jusqu’à la Révolution.

 

Par ailleurs, se développe une activité artisanale, dont des teintureries qui tirent parti de la présence abondante de l’eau, dans les cours intérieures, en retrait des façades sur rue (rue Jean-Jacques Rousseau). Ce faubourg, qui semble ne pas suivre un plan préalablement établi, à en juger par les ruelles tortueuses qu’elle conserve encore, contraste avec le quartier Saint-Etienne au plan rigoureux.

 

          Chinon, résidence royale (XVe siècle)

En 1413, le Duc d’Anjou conclut avec le roi Charles VI et la reine Isabeau de Bavière un accord de mariage entre sa fille Marie et le troisième fils du couple royal, Charles, comte de Ponthieu. La mère de Marie, Yolande d’Aragon, se charge d’élever le jeune prince en Anjou, auprès de sa fille. En 1415 et 1417 respectivement, les deux frères aînés du jeune Charles, le Dauphin Louis et son cadet Jean, meurent sans descendance. A l’âge de 14 ans, le prince se retrouve donc héritier du trône. Lorsque les Bourguignons se rendent maîtres de Paris (29 mai 1418), le nouveau Dauphin s’enfuit de la capitale et s’installe de façon permanente en Touraine (Tours, Amboise, Chinon et Loches) et Berry (Bourges et Mehun-sur-Yèvre). C’est de cette position de repli qu’il va gouverner la partie du territoire qui continue à lui prêter obéissance.

La reine de France reçoit à titre de douaire le duché de Touraine. Le château et la châtellenie de Chinon en fera toujours partie, excepté pendant une courte période entre 1425 et 1428. Pour cette raison et aussi à cause de la proximité de la ville avec son Anjou natal, Marie fera de la forteresse une de ses résidences de prédilection. Elle y fera réaliser des aménagements pour son confort et y mettra au monde plusieurs de ses enfants, dont le dernier, Charles (1446).

 

 

Marie d’Anjou, épouse de Charles VII, reine de France

 

En 1428, le Dauphin parvient à reprendre Chinon, que s’était approprié la duchesse de Guyenne, fille du duc de Bourgogne, et y installe la Cour. Cette année-là, il y réunit les États de langue d’oc et de langue d’oil qui lui accordèrent des subsides substantiels, de 500.000 et 400.000 livres tournois respectivement, mais qui exigèrent l’abandon de la politique de dévaluation de la monnaie qui avait prévalu jusque-là. La ville était directement concernée par ces mesures financières, étant donné que, de 1418 à 1442, elle posséda un atelier de frappe de monnaie, qui produisait, en particulier, les célèbres florettes.

Au mois de mars 1429, elle fut le théâtre d’un épisode célèbre de l’histoire de France. Une jeune fille originaire des confins de la Champagne et de la Lorraine, prénommée Jeanne et qui se fait appeler La Pucelle, se rend sur les bords de la Vienne avec une petite escorte pour solliciter une entrevue avec le Dauphin. Se prévalant de révélations qui lui auraient été faites miraculeusement, elle parvient à le persuader de se faire sacrer roi à Reims et de lever une armée pour délivrer Orléans. La rencontre entre Jeanne d’Arc et le Dauphin eut lieu dans le logis royal du château de Chinon. Jeanne séjourna dans la ville le temps nécessaire au déroulement de l’enquête dont elle fut l’objet. Elle y gagna de solides appuis : Yolande d’Aragon, le duc d’Alençon. Puis, elle prit la tête de l’armée chargée de libérer Orléans, assiégée par les troupes anglaises et bourguignonnes. C’est donc à Chinon que débuta la courte mais glorieuse destinée de Jeanne d’Arc ; en même temps s’écrivait une page glorieuse de l’histoire de la ville, dont le nom devint familier à tous les Français.

En 1433, toujours au château de Chinon, la reine Marie participe au complot ourdi par sa mère Yolande d’Aragon en vue d’expulser du Conseil du roi l’encombrant La Trémoille. Ce coup de force permet à la maison d’Anjou de recouvrer son influence à la Cour.

L’année 1444 marque le début du « règne » d’Agnès Sorel, première maîtresse officielle d’un roi de France. Elle est omniprésente, le roi ne pouvant supporter d’être éloigné d’elle. Elle intervient dans la distribution des places et des rentes, le plus souvent à son profit ou à ceux de ses parents et familiers. Elle se fait offrir de luxueuses parures, car c’est elle qui dicte la mode. La reine demeurant au château, le roi installe sa maîtresse en contre-bas, dans le manoir du Roberdeau, dans lequel il pouvait se rendre par un souterrain dont on devine encore l’entrée au pied de la Tour d’Argenton. Mais les murs de la forteresse devaient paraître trop austères aux deux amants, aussi préféraient-ils séjourner chez les seigneurs de Razilly, dans le Véron, à une lieue de Chinon, pour y organiser leurs fêtes. Le Pas du rocher périlleux ou Emprise du dragon y eut lieu, en juin 1446, en présence de la fine fleur de la chevalerie française : le roi René d’Anjou, le comte d’Eu, le comte de Foix, le duc d’Alençon, le comte de Tancarville, le comte de Nevers, le comte du Maine, le comte de Clermont, le comte d’Angoulême, etc. Agnès mourut très jeune et son « règne » ne dura que cinq années mais, grâce à elle, la Cour connut une période particulièrement fastueuse malgré l’état de guerre permanent que connaissait le royaume.

La Guerre de Cent Ans achevée (1453), Charles abandonne Chinon pour Paris et les châteaux du Berry pour lesquels il a une prédilection. Ses successeurs immédiats, Louis XI et Charles VIII, investissent d’autres lieux du Val de Loire (le Plessis à Montils-lès-Tours, Amboise, Loches) mais ne manquent pas de séjourner aux bords de la Vienne lorsque l’occasion se présente. Ce retrait de la Cour n’a pourtant pas d’incidence négative sur le développement de la ville ; celle-ci bénéficie encore de l’élan de la paix retrouvée et voit se multiplier les belles demeures de pierre, qui rivalisent désormais avec les maisons à pans de bois.

Le siècle s’achève en apothéose pour Chinon. Le 18 décembre 1498, le roi Louis XII y reçoit César Borgia, fils du pape Alexandre VI, qui vient lui remettre en mains propres l’annulation de son premier mariage afin de lui permettre d’épouser Anne, duchesse de Bretagne, veuve de son prédécesseur, Charles VIII.

 

Chinon aux Temps Modernes (XVIe-XVIIIe siècles)

François Rabelais

En 1484 ou 1494 (le doute subsiste), l’épouse d’un avocat du siège royal met au monde un enfant de sexe mâle, dans la maison de campagne qu’il possède dans le village de Seuilly, sur l’autre rive de la Vienne. Le fait est trop banal pour mériter qu’on s’y attarde. Mais il se trouve que la sécheresse sévit cruellement cette année-là, et que, faute d’eau, les hommes furent contraints de ne boire que du vin. On ignore si les enfants aussi furent réduits à cette extrémité. Toujours est-il que ce concours de circonstances extraordinaire donna naissance à un des plus grands génies de son temps, dont le nom et l’œuvre sont universellement connus et admirés.

 

Un rêve français | Cnap

Portrait de Rabelais par Eugène Delacroix, conservé au Musée de Chinon

 

François Rabelais ne s’est pas contenté de naître à La Devinière d’un père et d’une mère chinonais. Il a non seulement, à la façon des clercs de l’époque, mentionné ses origines géographiques, comme en témoigne l’ex-libris f. francisci Ralelaisi Chinonensis (« frère François Rabelais chinonais »), que l’on peut lire dans les volumes de sa bibliothèque, mais il a initié ses lecteurs aux subtilités de ce terroir. Quel meilleur guide, en effet, que ses écrits pour découvrir notre région, se familiariser avec les mœurs de ses habitants ? Qui, parmi les lecteurs de maître François, ne connaît les Caves Peintes à Chinon, le théâtre de la Guerre picrocholine (Lerné, Seuilly, La Roche-Clermault), la grotte de la Sibylle à Panzoult ou le site présumé de l’abbaye de Thélème, du côté de Rigny ? Mais, au-delà de cet aspect, plutôt anecdotique, Rabelais a eu le génie de transformer sa ville natale et sa contrée en un personnage littéraire et mythique, comme la littérature arthurienne l’avait fait avec la forêt de Brocéliande ou l’Ile d’Avalon, et comme le fera (à son imitation ?) Miguel de Cervantès, avec la Manche castillane. Grâce à lui, Chinon et sa contrée ont acquis une renommée universelle.

 

Un chef-lieu administratif et économique

Mérite-t-elle un tel honneur ? Disons qu’elle ne démérite pas et qu’elle assume dignement son statut de ville royale ainsi que le rôle qu’elle ne cessa d’exercer, du XIIIe au XVIIIe siècles, comme capitale administrative d’un territoire considérable.

En effet, jusqu’à la Révolution, qui, en unifiant l’administration à tout le pays, supprima de nombreuses institutions en même temps que les privilèges et la vénalité des charges, Chinon fut le siège de nombreux corps d’officiers. En 1544, le bailliage de Chinon devient autonome, après le démembrement de celui de Tours et la ville chef-lieu d’une circonscription qui regroupe une centaine de paroisses. Il est placé sous l’autorité d’un lieutenant et dispose de ses propres locaux. Le corps de ville est constitué par un maire et trois échevins. Leur principale mission est le maintien de l’ordre, mais ses prérogatives concernent aussi l’organisation de l’enseignement ; ainsi, le roi François II l’autorise, en 1578, à acquérir une maison située au-dessus du carroi Saint-Etienne pour y établir un Collège royal, institution qui retire la mission d’enseignement aux autorités ecclésiastiques pour la confier au pouvoir civil et qui perdurera jusqu’aux réformes de la Troisième République.

L’exercice de la justice mobilisait un personnel nombreux : lieutenant du bailliage, avocat du roi, procureur du roi, juge des affaires civiles et criminelles, juges des affaires spéciales, conseillers, greffiers, huissiers, procureurs notaires du roi, avocats. La justice fiscale relevait de l’élection ou circonscriptrion financière. Il y en avait six en Touraine et celle de Chinon couvrait un vaste territoire, de Thilouze et Saché à Langeais et Cinq-Mars, en passant par Sainte-Maure, Azay et La Haye. Elle était chargée de fixer l’impôt et de régler les litiges. Enfin, la Touraine étant pays de grande gabelle, Chinon était dotée d’un grenier à sel, dont la tâche première était de faire respecter une réglementation d’autant plus contraignante que le Poitou voisin en était dispensé et que les fraueurs étaient nombreux.

Le château était le siège de la juridiction militaire, qui y entretenait une garnison et aussi la prison. Par ailleurs, l’administration des Eaux et forêts veillait à l’entretien et à l’exploitation de la forêt domaniale et des nombreux cours d’eau navigables. Enfin, la jurisdiction ecclésiastique était confiée à un prêtre dépendant de l’arcevêché. Par ailleurs, chacune des cinq paroisses intra muros, Saint-Maurice, Saint-Jacques, Saint-Etienne, Saint-Mexme et Saint-Martin, ainsi que les deux paroisses extérieures, Saint-Louans et Notre-Dame de Parilly, avait son propre personnel ecclésiastique et autres, placé sous l’autorité du chefcier de Saint-Mexme. Quant au clergé régulier, il se composait de trois ordres masculins, Augustins, Franciscains et Capucins, et de cinq maisons féminines, Calvairiennes, qui auront la charge de l’hôpital de Saint-Michel (début du XVIIe siècle), Ursulines, Sœurs hospitalières de saint Augustin, Dames de l’union chrétienne et Sœurs de la Charité.

La présence d’un personnel administratif aussi nombreux, la circulation pécuniaire et la création d’emplois qu’elle entraînait assuraient à ses habitants un niveau de vie que les habitants des autres villes ou villages dépendant de sa juridiction devaient leur envier. Un témoignage de cette vitalité économique est fourni par les nombreuses cales dans lesquelles ont débarquait les denrées circulant sur la rivière, ainsi que la tenue d’un marché hebdomadaire et de deux foires annuelles, en avril et en octobre, qui furent instaurées au XIIIe siècle.

 

Au temps de guerres de religion

La ville aurait pu être fortement impliquée dans les Guerres de Religion, la forteresse présentant un intérêt stratégique de première importance pour les deux partis Pendant ces guerres, Chinon connut des concentrations de troupes catholiques et servit de prison au cardinal de Bourbon, après l’assassinat du duc de Guise sur l’ordre du roi Henri III. Malgré la proximité de places protestantes comme Loudun et Saumur, les Chinonais surent, cependant, rester en marge du conflit, ce qui n’était pas un mince exploit à une époque où chacun était tenu de se prononcer pour l’un des deux partis. Les Réformés avaient plus à craindre des agents du pouvoir royal que des catholiques chinonais, même s’ils eurent à subir quelques tracasseries. Chinon ne connut qu’un épisode difficile, en 1562, lorsque, comme plusieurs autres villes – Angers, Tours, Châtellerault, Saumur et Loudun -, elle fut prise par les Réformés qui, mettant à profit le fait que les garnisons aient abandonné momentanément leur poste, entendaient riposter au massacre de Wassy, perpétré par Henri de Guise. Ils occupèrent la ville du 24 mai au 11 juillet, en l’absence de son gouverneur, Tiercelin de la Roche du Maine, qui reprit la place, peu après, « à la veue d’une seule compagnie de gens d’armes » (Agrippa d’Aubigné, Mémoires), ce qui atteste du courage du marquis mais aussi de la faiblesse des Réformés, qui n’avaient réussi à s’emparer de la ville que par surprise.

En 1565, soit trois années après cet épisode, la reine Catherine de Médicis, ses enfants et la Cour, à l’occasion du célèbre voyage qu’ils réalisèrent à travers le royaume, firent étape en septembre à Marçay et à Lerné (au château de Chauvigny), puis, en novembre, à Bourgueil, Langeais et Amboise, mais pas à Chinon, comme s’ils avaient voulu éviter de le faire. Faut-il y voir une conséquence de l’épisode précédent ? Probablement plutôt, durent-ils se rendre à l’évidence qu’une pareille expédition serait dans l’impossibilité de pénétrer dans la ville. Faire emprunter, en venant de Loudun, le Pont à Nonnain à des carrosses, à de lourds chariots, à une foule de gens à cheval n’était pas envisageable. Il apparut plus commode de contourner aussi la rivière de Vienne par le nord, quitte à emprunter dès que possible la rive droite de la Loire de Nantes à Tours. Cet épisode témoigne assez bien de l’isolement dans lequel la topographie allait condamner la ville de Chinon jusqu’à ce que la muraille qui longeait la Vienne soit abattue et remplacée par les quais, dans la première moitié du XIXe siècle.

La communauté huguenote de la ville choisit de se dissoudre en 1565, ses membres préférant se rattacher au Temple de L’Ile-Bouchard, placé sous la protection des La Trémoille. Ils obtinrent, cependant, des autorités municipales, l’autorisation de fonder un cimetière dans la paroisse de Saint-Etienne, et, selon toutes les apparences, ne subirent pas de persécutions systématiques. Il n’y aura pas de massacres lors de la Saint-Barthélemy (1572).

L’ambition de Richelieu, ministre tout-puissant du roi Louis XIII, va modifier le destin de la ville en la retirant en partie à l’autorité royale. L’édification, dans l’ancien fief familial, d’un immense château et d’une cité attenante (actuelle ville de Richelieu) ayant vocation à accueillir l’administration du royaume conduit le cardinal à s’intéresser de près à Chinon. Il parvient à se faire remettre certains droits qui s’apparentent à une seigneurie sur la ville : droit d’exercer la justice ; possession du château ; droits honorifiques. La couronne se réserve, cependant, quelques charges et répond positivement à certaines requêtes du corps de ville et des officiers de justice, soucieux de préserver certaines prérogatives du statut ancien. Cet état de fait perdurera jusqu’à la Révolution.

Tandis que l’insatiable cardinal cherchait à augmenter encore sa fortune, notre bonne ville donnait naissance à un personnage attachant, malheureusement oublié. Claude Quillet est l’auteur d’un immortel chef-d’œuvre, la Callipédie ou la manière d’avoir de beaux enfants, long poème en vers latins, dans lequel il prétend démontrer « par quels moyens on se fait des héritiers d’une figure aimable ». Malheureusement notre bon Quillet était contrefait, ce qui inspira à une dame peu charitable ce mot cruel : « Quel dommage que sa mère n’ait pas lu son traité avant de le mettre au monde ! ». Alfred de Vigny, dans son roman historique Cinq-Mars, en fait le gouverneur du héros et le farouche ennemi du despotique cardinal.

 

Page de titre de la Callipégie de Claude Quillet,

Dans le domaine des arts, Chinon a eu quelques illustres enfants. Le musicien Pierre Tabart (1645-1716), maître de chapelle à la cathédrale de Meaux, a laissé plusieurs pièces de musique religieuse, dont le Requiem qui fut chanté lors des funérailles de Bossuet. Le plus célèbre de tous fut un mécène, Alexandre Le Riche de la Pouplinière (1693-1762), fils d’un receveur du grenier à sel de Chinon. Dans ses hôtels de Paris puis de Neuilly, ce fermier général accueillit et protégea des écrivains et artistes de renom, tels Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Quentin de La Tour et Van Loo. Grand amateur de musique, il entretenait un orchestre et soutint activement Jean-Philippe Rameau, au point de le loger dans son propre hôtel, ainsi que François-Joseph Gossec.

 

Chinon pendant la Révolution

La Révolution fut favorablement accueillie à Chinon. C’est alors une ville de quelque 5.500 habitants dont la population entend profiter de la réforme politique et administrative en cours et se défaire de l’autorité des ducs de Richelieu. Cette volonté, trop longtemps contrainte, donne lieu au début à de nombreuses émeutes que les autorités ne peuvent réprimer. Pendant toute la durée de la Révolution, la ville partage les grands élans révolutionnaires, s’associant aux événements symboliques principaux : fêtes révolutionnaires ; création de sociétés populaires. Les Chinonais adoptent pendant ces années un républicanisme sincère mais modéré et se montrent soucieux de ne pas créer de fossé entre les divers partis, idéologie et comportement qui ne se sont jamais démentis au cours de sa longue histoire. Ce trait de caractère les conduisit à quelques regrettables compromissions ; ainsi ne surent-ils pas éviter le sort tragique que connut un convoi de suspects saumurois, lesquels furent massacrés par leurs gardiens sur le territoire de la commune.

Gravure de Chinon réalisée en 1772, dans une reproduction de 1792.

Le graveur n’a pas représenté l’île de Tours, en amont du pont.

 

Au moment le plus fort de la Guerre de Vendée, Chinon constituait la base républicaine avancée face aux troupes monarchistes. C’est pourquoi le conventionnel Tallien s’y installa. L’armée dite « de Chinon » compta jusqu’à 15000 soldats, placés sous le commandement d’un général de trente ans, Gabriel Venance Rey. Le 19 mai 1793, cette armée rejoignit le Maine-et-Loire et laissa la ville sans défenses. Aussi, le 12 juin, après la chute de Saumur, Chinon fut investie par une troupe de combattants vendéens mal vêtus et mal équipés. Les envahisseurs se retirèrent, vingt-quatre heures plus tard, sans commettre la moindre exaction, mais en emportant toutes les armes et provisions qu’ils purent trouver ou extorquer aux autorités et aux habitants. Leur chef profita de cette incursion pour se rendre chez sa cousine, comtesse de La Mothe-Baracé, au château du Coudray-Montpensier à Seuilly.

Pendant la Terreur, les tribunaux de Paris et d’Angers condamnèrent à mort et firent exécuter huit Chinonais, dont l’avocat Poirier de Beauvais. Dans la ville-même, il n’y eut qu’une seule exécution, celle d’un soldat volontaire appelé Jacques Payelle, accusé d’avoir crié « Vive le Roi ! A bas la République ! ».

 

Époque contemporaine (XIXe-XX siècles)

Pendant tout le xixe siècle, Chinon, paisible chef-lieu d’un arrondissement rural, semble vivre en marge de l’histoire. La ville n’a pas connu de grands événements mais elle ne manque pas pour autant de dynamisme, si l’on en juge par les transformations considérables qu’elle a connues. La destruction des murailles médiévales a permis la création des quais, qui dévient la circulation hors de la ville-fort et offrent un espace pour de nouvelles habitations ouvertes au midi. Une ancienne prairie, sur laquelle Jeanne d’Arc se serait entraînée à la joute avec le duc d’Alençon, a été transformée en mail, puis en jardin, enfin en champ de foire (Place Jeanne d’Arc).

Place Jeanne d’Arc, avec la statue de la Pucelle, la gendarmerie et la prison ; en arrière-plan, la gare et le pont Eiffel du chemin de fer qui desservait trois destinations sur la rive gauche de la Vienne (Les Sables d’Olonne, Richelieu et Nouâtre).

 

Le long de cette place est édifiée une caserne de gendarmerie dotée d’une prison, avec, non loin de là, aussi la maison-close, équipement inévitable dans toute ville de quelque importance. Au bout de l’avenue, la gare du chemin de fer est inaugurée en 1875. Enfin, sont érigées deux statues monumentales, celle de Rabelais (1882) et celle de Jeanne d’Arc (1893). Moins visible mais tout aussi essentiel est le traitement du bâti ancien : élargissement de la rue Rabelais, alignements des façades et, surtout, protection des édifices les plus remarquables, auxquels de bonnes âmes, au nom de la modernité, auraient bien aimé faire subir le sort du château et du Fort Saint-Georges qui, eux, restèrent, pendant toute cette période, à l’état de ruines.

La proclamation de la Troisième République ne laissa pas les Chinonais indifférents et réveilla les passions. Ils renouèrent avec le débat politique, confisqué sous le Second Empire, et les républicains finissent par l’emporter sur les monarchistes. Il reste certains signes de ces débats. Ainsi, « le baptême laïque auquel la pauvre ville a dû se prêter », dont se plaint René Boylesve (Le Jardin de la France), a multiplié les noms de rue à consonance révolutionnaire : les trois tronçons de la Rue Haute célèbrent successivement Voltaire, Rousseau et Diderot ; Hoche et Marceau montent parallèlement vers Saint-Mexme ; la Parerie est devenue Place Mirabeau ; la rue Beaurepaire, du nom du vaillant défenseur de Verdun (1792), longe au sud la nef de l’église Saint-Maurice ; le quai Danton fait face à la ville sur la rive gauche. De même, il y eut débat pour savoir qui de Rabelais ou de Jeanne d’Arc serait honoré le premier par une statue. Le « grand satirique du XVIe siècle » fut choisi contre l’avis des tenants de Jeanne et, comble d’ironie, l’inauguration de la statue de cette dernière, célébrée par les autorités républicaines, sera boudée par le député local monarchiste et par ses partisans.

Les années cinquante et soixante du XXe siècle marquent un tournant décisif dont les effets sont encore perceptibles aujourd’hui.

Les Américains installent en 1951 aux portes de la ville, dans la forêt de Saint-Benoît-la-Forêt, un camp militaire (Chinon Engineer Depot) couplé à un vaste hôpital chargé de soigner les soldats en garnison dans toute l’Europe. Cette initiative bouleverse les habitudes locales. Elle crée un millier d’emplois, ce que la population apprécie.

 

 

Hôpital américain, sur la commune de Saint-Benoît-la-Forêt, site sur lequel ont été édifiés l’actuel hôpital de Chinon et la clinique Jeanne d’Arc.

 

Mais l’implantation du jour au lendemain de 1500 officiers et soldats américains introduit brutalement un corps étranger dans un organisme qui n’y était pas préparé. On s’offusque de la façon dont on traite la forêt, à coup de bulldozers, pour y construire le camp, ses bâtiments, ses allées pavées ; on déplore quelques incendies que ces aménagements menés à la hussarde ont provoqués. Ce n’était pas une armée en guerre, ni non plus une armée en goguette ; cependant, un personnel bien payé et formé très majoritairement d’hommes célibataires fait nécessairement naître quelques préventions contre lui. Certains chinonais gardent encore le souvenir de ces cafés du centre-ville qui étaient réservés aux consommateurs yankees, surtout les jours de solde (pay day), des tournées de la Military Police, crainte autant par la jeunesse locale que par les soldats américains. Ils voyaient, en outre, d’un mauvais œil certaines de leurs jeunes concitoyennes céder au charme de ces nouveaux venus, au point de les épouser et d’aller fonder une famille outre-Atlantique. Mais la jeunesse chinonaise de l’époque se souvient aussi avec nostalgie des cigarettes et des disques de jazz qu’elle parvenait à se procurer, plus ou moins légalement, à la cantine du camp, le fameux PX. Les militaires américains occupent le camp jusqu’en février 1967, lorsque le général De Gaulle décide de retirer la France de l’OTAN. Avant d’abandonner les lieux, ils détruisent l’essentiel des bâtiments qu’ils avaient construits, à l’exception de ceux de l’hôpital militaire. C’est dans ses locaux que l’hôpital de Chinon, jusqu’alors situé dans le couvent Saint-Michel, fut transféré après sa destruction partielle par un incendie en avril 1980.

Le principe d’un centre de production d’électricité est arrêté en 1954 et le site d’Avoine, à 7 kms de Chinon sur la rive gauche de la Loire, retenu en 1955.

 

Aux bords de la Loire, les trois premiers réacteurs de la Centrale nucléaire d’Avoine dans les années 1980.

En arrière-plan, « la Boule », qui cesse de produire de l’électricité en 1973.

 

La centrale commence à fonctionner en 1963. Dans un premier temps, cette initiative est accueillie favorablement, au point que certains viticulteurs n’hésitent pas à reproduire son image sur leurs étiquettes. Ce centre d’abord expérimental (la fameuse orange) est devenu peu à peu, au fils des tranches successives, un lieu de production permanent et emploie directement 1350 personnes. La réflexion écologique aidant, l’opinion des populations a évolué et cherche à concilier, selon un principe de prudence bien chinonais, la prise en considération d’un impact économique bénéfique, l’inquiétude latente devant certains effets supposés sur l’environnement et la santé, et le refus d’une certaine opacité dans le fonctionnement d’une énorme machine qui échappe aux non-spécialistes.

Chinon est une des premières villes de France à avoir bénéficié des dispositions de la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés (4 août 1962). Les premiers travaux ont porté sur le Grand Carroi. Depuis, beaucoup de bâtiments anciens ont été restaurés par leurs propriétaires. L’image que présente la ville aujourd’hui est largement tributaire de ce phénomène.

 

Conclusion

Au 88 de la Rue Haute, est né et a vécu un des plus illustres chinonais, Eugène Pépin (1887-1988). Ce fils de commissaire-priseur fit des études de Droit et soutint en 1911 une Thèse sur Les basse et haute foreszt de Chinon, qui fait encore autorité. Pendant la Première Guerre Mondiale, il expérimenta le procédé de photographie aérienne, mis au point par le Professeur Poivillier, qui contribua à révéler à l’Etat-major allié les mouvements des troupes allemandes, ce qui entraîna la riposte des Taxis de la Marne. On a conservé une photo de lui, prise en 1919 dans la Galerie des Glaces lors de la signature du Traité de Versailles, alors qu’il présente un document à la signature d’un plénipotentiaire français. Démobilisé, il se spécialisa dans le Droit aérien mais vivra assez longtemps pour s’intéresser aussi de près au Droit spatial, ce qui fit de lui le Directeur de l’Institut international de droit aérien et spatial de l’Université de Mac Gill, au Canada, avant d’être le Président de l’Institut International de Droit de l’Espace. Cet homme, d’une longévité certes exceptionnelle, était donc passé de l’ère de la traction hippomobile à celle des fusées, et avait su s’adapter à chaque innovation. Lorsqu’il se rendait de Chinon au siège des instances internationales dont il était membre, il traversait à pied sa ville natale médiévale, prenait une micheline à la gare de Chinon, un train moderne pour aller de Tours à Paris, puis l’avion pour se rendre au bout du monde.

Cette vie extraordinaire tend à prouver qu’à Chinon, le temps ne s’écoule pas comme ailleurs. Ici, l’hier côtoie l’aujourd’hui et lui donne du sens. Où que l’on aille, le regard du visiteur rencontre un objet hérité d’un passé parfois lointain, qui le met à l’abri de manifestations d’une modernité agressive. Rien de plus salutaire qu’une cure de Chinon pour prendre la mesure exacte du monde et ne pas se lancer dans un avenir incertain sans s’être assuré de solides arrières.

 

Bibliographie succincte

– Andrault-Schmitt, Claude, « Chinon, église Saint-Maurice », Société française d’archéologie, Congrès archéologique de France, 155e session, 1997, Touraine, p. 281-299.

– Carré de Busserolle, J.-X., Dictionnaire géographique, historique et biographique d’Indre-et-Loire et de l’ancienne province de Touraine, Tours, 1878.

– Cougny, Gustave de, Chinon et ses environs, Tours, Imprimerie A. Mame et fils, 1898.

– Dufaÿ, Bruno, La forteresse et la ville, projet collectif de recherche, sous la direction de…, Rapports d’activité correspondant à l’autorisation PCR 07/0224. Tours, Conseil Général d’Indre-et-Loire, Service de l’Archéologie du Département d’Indre-et-Loire.

– Izarra, François de, La Vienne à Chinon de 1760 à nos jours. Évolution d’un paysage fluvial. Combleux, Éditions Loire et terroirs, 2007.

– Pépin, Eugène, Histoire de Touraine, Paris, Ancienne librairie Furne Boivin & Cie éditeurs, 1935.

– Richault, Gabriel, Histoire de Chinon, Paris, Éd. Jouve, 1926 [reproduction fac-similé de l’Office d’édition du livre d’histoire, Paris, 1997, avec une préface de M. Garcia].

Note sur le Parchemin de Chinon (1308)

Note sur le Parchemin de Chinon

Le Parchemin de Chinon

 

On désigne sous ce nom le document authentique, conservé dans les Archives secrètes du Vatican, qui reproduit l’interrogatoire conduit par trois cardinaux commis à cet effet par le pape Clément V, auquel furent soumis, dans le château de Chinon, le Grand-Maître de l’ordre du Temple, Jacques de Molay, et quatre autres hauts dignitaires : le Précepteur d’Outre-Mer, Raimbaud de Caromb ; le Précepteur de France, Hugues de Pairaud ; le Précepteur d’Aquitaine et Poitou, Geoffroi de Gonneville ; le Précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnay. Ce document a été découvert et publié en 2001 par Barbara Frale[1].

 

Rappel des faits

Après l’arrestation des membres de l’ordre à travers tout le royaume, le 13 octobre 1307, et les premiers interrogatoires menés par le tribunal de l’inquisition de Paris, le tout à son instigation, le roi Philippe le Bel avait accepté, pour calmer l’irritation du pape, fâché d’une initiative qui le privait de ses prérogatives les plus élémentaires, de faire conduire devant la Curie à Poitiers un groupe de soixante-douze Templiers à des fins d’enquête[2]. Pendant leur transfert, sous prétexte de ménager leur santé jugée chancelante, le roi fit retenir dans la forteresse de Chinon les cinq dignitaires. Il espérait ainsi probablement se donner un prétexte pour dénoncer la procédure : au cas où le pape déciderait d’absoudre les Templiers envoyés devant lui, l’absence du Grand-Maître était susceptible de rendre discutable toute initiative allant dans ce sens. Ils restèrent emprisonnés au château de juin à août 1308.

Le pape décida de contourner la manœuvre en envoyant sur place, à Chinon, trois cardinaux chargés d’interroger secrètement les prisonniers, de leur accorder l’absolution de leurs péchés et de les réintégrer dans le sein de l’Église, ce qui fut fait du 17 au 20 août 1308.

Cette initiative constitue la manifestation la plus éclatante de la volonté du pape Clément V de s’opposer aux agissements de Philippe le Bel dans le long conflit qui opposait l’Église et le roi de France depuis le pontificat de Boniface VIII. Il n’ira jamais aussi loin dans ce sens ; bien au contraire, par la suite, il ne cessera de céder devant les menaces du roi, tout en veillant à préserver l’apparence d’un pouvoir indépendant.

 

Les sources

On ne possédait sur cet interrogatoire de Chinon que le témoignage, sujet à caution, d’un compte rendu rédigé par Guillaume d’Étampes, fonctionnaire royal. Le document authentique conservé dans les Archives du Vatican, outre qu’il est beaucoup plus détaillé, replace la démarche dans son vrai cadre juridique, celui d’une confession de fautes qui, en aucun moment, ne sont taxées d’hérésie, alors que les accusations du roi se basent exclusivement sur ce motif.

 

Intérêt du document

Pour les érudits : il rétablit une vérité mise à mal par la documentation jusqu’alors conservée. Il relance sur de nouvelles bases la recherche sur l’histoire de la fin de l’ordre, mais aussi sur le conflit qui opposa, pendant tout son règne, Philippe le Bel à l’Église[3].

Pour le grand public : il situe dans la forteresse de Chinon un épisode crucial de cette histoire qui continue à passionner beaucoup de monde (non sans excès parfois)[4].

 

Exploitation possible

Songer aux érudits, qui seraient sans doute déçus de ne pas trouver une évocation de ces événements dans le cadre où ils ont eu lieu. À en juger par certaines approximations de l’ouvrage de Barbara Frale, on aurait aussi l’occasion de rétablir à leur intention l’exactitude de certains détails[5].

Pour le grand public, il ne faut pas manquer l’occasion de préciser des faits avérés, afin de combattre certaines tendances à la manipulation historique : organisation du Temple, à travers la qualité des quatre dignitaires emprisonnés ; identification et signification des graffiti de la tour du Coudray ; relations entre la papauté et la royauté à cette époque ; justice ecclésiastique /vs/ justice civile ; présence du pape à Bordeaux et Poitiers avant son installation dans le Comtat-Venaissin[6] ; etc.

 

À titre personnel, je souhaiterais que l’on profite de l’occasion pour essayer de reconstituer, même à titre d’hypothèse, l’état de la forteresse à l’époque, et de tenter de préciser les différents lieux : chambres dans lesquelles résidèrent les commissaires du pape ; salles de l’interrogatoire ; cachots ; logements réservés à la garnison ; etc.

On peut se demander aussi où furent logés les cardinaux pendant les quatre jours d’interrogatoire[7].

27 août 2008

 

Depuis l’époque où j’ai rédigé cette note, la connaissance du site et du bâti a énormément progressé. Marie-Ève Schaeffer, responsable de la forteresse de Chinon, revient sur ces différents sujets, dont elle réactualise l’approche, dans un article intitulé Jacques de Molay et le parchemin de Chinon. Le destin du 22e & dernier grand maître de l’ordre du Temple s’est-il joué à la forteresse de Chinon ?, publié dans le Bulletin de la Société d’Histoire de Chinon, Vienne et Loire (2014).



[1] Le Conseil départemental d’Indre-et-Loire a acquis par souscription le volume contenant une reproduction fac-similé du document papal (p. 55-61) : Processus Contra Templarios. Archivo Segreto Vaticano, Citta Del Vaticano, 251 p., mai 2007. ISBN 978-88-85042-52-0. Exemplaire numéroté 290/799.

[2] Dans ce groupe, il n’y avait aucun dignitaire et, en revanche, beaucoup de Templiers exclus de l’Ordre et qui y avaient été réintégrés pour servir les desseins du roi.

[3] Rappelons que le petit-fils de saint Louis s’était érigé en défenseur de l’orthodoxie religieuse, au point d’exiger la mise en accusation de Boniface VIII et de mettre sous tutelle la papauté. De plus, son intention était d’unifier Templiers et Hospitaliers en un seul ordre, dont lui ou un de ses fils aurait été le chef.

[4] Il me souvient que Raymond Mauny et Bernard Terray, président et conservateur des Amis du Vieux Chinon, soupçonnaient un intrus, sous prétexte de relever les empreintes de la Tour du Coudray, d’en avoir modifié et ajouté quelques nouvelles. Désormais, les graffiti sont protégés par une plaque de verre.

[5] Contrairement à ce qu’elle affirme, le château de Chinon n’est pas sur la Loire, ni non plus au 2/3 de la distance qui sépare Paris de Poitiers.

[6] Récemment élu (1305), le nouveau pape, Bertrand de Got, seigneur gascon et archevêque de Bordeaux, continue à résider dans son ancien siège.

[7] Les interrogatoires se sont déroulés les 17, 19 et 20 août (pour Jacques de Molay).

Quevedo

VISITE ET ANATOMIE DE LA TÊTE

DE L’ÉMINENTISSIME CARDINAL ARMAND DE RICHELIEU

 

Avant-propos

Le genre de la satire se prête à bien des licences. Le degré de pertinence de son propos ne se mesure pas en termes de vraisemblance mais uniquement d’efficacité. Tous les moyens sont bons pour parvenir au but recherché, qui est de discréditer la victime choisie et de rechercher l’approbation d’un lectorat porté au sarcasme ou fanatisé.

L’auteur de cette fable satirique ne se prive pas des possibilités quasiment illimitées qui s’offrent à lui, qu’elles concernent les personnes, les lieux, les époques ou le recours à des discours normés détournés de leur objet. Qu’on en juge.

Réunir à l’École de médecine de Montpellier des personnalités aussi différentes que l’abbé d’une abbaye vendéenne et le bordelais sieur de Montaigne ; faire se côtoyer dans une même assemblée des personnes qui, n’étant pas contemporaines les unes des autres, n’eurent guère le loisir de se connaître ne sont que broutilles dont l’absurdité n’embarrasse guère un auteur satirique.

Les ressorts de l’écriture n’échappent pas non plus à ces hardiesses. Il est possible d’emprunter la dédicace et le nom du dédicataire à un autre écrit et même le nom de l’auteur présumé, qui se trouve être le même que celui de la Satyre Ménippée, à en croire son imprimeur parisien ; d’utiliser, comme si elles étaient d’actualité, des œuvres antérieures de près d’un demi-siècle aux événements considérés ; d’y puiser des éléments du récit – intitulés de chapitres, passages entiers -, et de les transcrire littéralement.

Certaines de ces citations sont détournées de leur signification. Un vers de Juvénal, placé à l’origine dans la bouche d’une épouse capricieuse, se transforme en proclamation d’autocratisme prêtée au Cardinal (« Hoc volo, sic jubeo ; sit pro ratione voluntas »). L’exemple le plus flagrant est le large extrait reproduit du libelle attribué à Chicot, qui était une charge contre Henri IV et qui se trouve appliqué ici à Richelieu, dans un contexte politique sans commune mesure avec celui du début du règne du roi Bourbon. Ces manipulations ne sont rendues possibles que parce que l’on ne retient du discours que sa signification littérale, en dehors de toute considération des circonstances qui l’ont inspiré. Somme toute, une confusion d’un demi-siècle n’est qu’un saut de puce au regard des rapprochements que l’on n’hésite pas à faire, dans la liste des princes qui « feignent le catholique », de Maxence (l’an 311) à Elisabeth d’Angleterre (l’an 1558). Tout se vaut, à condition d’impressionner le lecteur par l’accent de vérité que, sous couvert d’érudition, de tels rapprochements ne peuvent manquer de produire sur lui.

Face à ces pratiques, dont on ne connait jamais précisément les limites, le traducteur est très embarrassé. L’exactitude dans la version du texte qu’il se propose butte sur l’extrême liberté, y compris langagière, que se permet l’auteur. Il ne peut pas, non plus, céder à sa fantaisie, au risque de dénaturer le texte dont il se propose de donner une version et de ne pas être compris de ses lecteurs. Le commentateur qui accompagne toujours le traducteur s’aperçoit bien vite que la méthode lui fait défaut pour appréhender à sa mesure le texte qu’il affronte, outre qu’il répugne à tomber dans le ridicule de « celui qui sait » dans un exercice, la satire, où la rigueur du savoir importe moins que le plaisir.

Aussi, contrairement à mes habitudes, le texte de ma traduction sera précédé de quelques considérations critiques qui viseront à éclairer le lecteur sur la démarche que j’ai adoptée et, si possible, partager avec lui les doutes qui m’assaillent.

 

Une thématique française

Un des premiers devoirs du commentateur est d’identifier les sources écrites qui ont été utilisées par l’auteur et d’analyser l’usage qu’il en a fait. Il est frappant de constater que tous les extraits cités dans cet écrit proviennent de sources exclusivement françaises, dont la rédaction s’échelonne du début du règne d’Henri IV à la date de 1635.

Le sujet lui-même se rapporte à un moment précis de l’histoire de France (entre 1631 et 1635), celui où Richelieu, ayant réprimé tous ceux qui s’opposaient à son pouvoir personnel, – places de sûreté protestantes, dont La Rochelle ; répression du soulèvement des mécontents qui se conclut avec l’exécution du duc de Montmorency ; exil de la Reine-mère et de Monsieur, frère du roi, etc. -, peut exercer la plénitude des pouvoirs qu’il s’est octroyés. De ce point de vue, il est permis d’affirmer qu’il s’agit d’un texte lié à une actualité française parfaitement identifiable.

La question dès lors se pose de savoir au terme de quel processus un texte si étroitement lié à la France, et dont on ne connait pas de version française, a pu être conservé dans une version espagnole. On est obligé de constater que, s’il n’avait pas bénéficié de copies en castillan, datées de 1644 pour la plus ancienne, du XVIIIe siècle, pour les autres, nous ignorerions son existence. On se trouve, par conséquent, devant un paradoxe puisque cet écrit semble ne pas avoir intéressé ceux à qui il était, en principe, destiné, et qu’il a été recueilli dans une langue et un royaume étrangers. Précisons cependant qu’en Espagne, sa réception a été pour le moins limitée et qu’il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que ce texte soit imprimé.

 

Composantes du récit

La question se pose de savoir quelle place occupent les emprunts à la littérature satirique française de l’époque, s’ils servent à illustrer le propos du rédacteur espagnol ou, au contraire, s’ils jouent un rôle décisif dans la structuration du récit. Pour y répondre, le mieux est d’envisager, séquence après séquence, la part qui revient aux emprunts et à la création d’un texte nouveau.

Le récit se décompose en plusieurs séquences : a) Pièces liminaires ; b) installation de l’assemblée des médecins ; c) localisation de la tête du Cardinal ; d) projet de Vésale ; e) symptômes du mal royal ; f) Vésale compte pénétrer par les oreilles ; g) premier récit de Vésale ; h) entrée de Montaigne ; i) récit de la visite de l’entendement ; j) récit de la visite de la volonté ; k) diagnostic et remède.

a) La source est française et identifiée mais son usage évoque la technique du collage (qu’on veuille bien me pardonner l’anachronisme). On a retenu de la dédicace de la Satyre Ménippée le nom du dédicataire et celui de l’auteur présumé, ainsi que la formule de politesse. Le titre n’est transcrit que partiellement : Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des estats de Paris. Il est réduit à sa partie centrale (Le livre du Catholicon d’Espagne), la seule qui fasse expressément référence à l’Espagne.

b). Sous l’apparence vraisemblable d’une assemblée de médecins chargée de diagnostiquer une épidémie et de la combattre, pratique sanitaire habituelle en pareil cas, c’est une fable qui exige de son auteur assez de familiarité avec l’histoire et la littérature médicales pour mélanger époques et personnages de façon à produire un effet comique. La présence de Jacques de Billy (mort en 1581) détonne, puisqu’il n’est pas médecin. C’est en qualité de théologien qu’il préside l’assemblée, puisqu’il n’est caractérisé que par son titre d’abbé, et non par ses publications, qui sont pourtant considérables et auraient pu le qualifier à elles seules pour cette mission. L’explication réside peut-être dans le fait, comme le suggère J. Riandière[1], que l’épidémie pouvait être de nature sipirituelle et que sa cure devait se faire par voie d’exorcisme.

La désignation réservée à Rodolphe le Maître est tirée de la page de titre de sa Doctrina Hippocratis (cf. infra, analyse de la variante n. 28). Par ailleurs, la présence de ce dernier pose un problème de taille. Il est le seul qui fût vivant en 1634 et, si on recherchait un minimum de vraisemblance dans ce genre d’écrit, on pourrait s’étonner que le médecin du roi fût associé à la condamnation de son ministre, ce qui n’aurait pas manqué d’entraîner de très fâcheuses conséquences pour sa charge et pour sa personne.

c) Cette séquence, très dense, dresse le tableau de la situation politique de l’époque en France et hors de France et synthétise les arguments auxquels les adversaires de Richelieu ont recours dans les nombreuses controverses qu’ils entretiennent avec ses partisans.

Le premier consiste à dissocier le roi de son ministre. Le roi est au-dessus de toute critique et tout le mal dont souffre la France provient du Cardinal. Le deuxième consiste à dénoncer la duplicité de ce dernier, ici transposée dans la figure de Janus et dans son don d’ubiquité.

Elle évoque aussi des événements concrets survenus il y a peu et dont elle attribue la cause au Cardinal et au rôle qu’il joue dans la Guerre de Trente Ans : menaces à l’encontre de Monsieur et du roi lui-même ; exécution du connétable de Montmorency ; mort au combat du roi de Suède ; exécution de Wallenstein, duc de Friedland.

Un détail mérite d’être relevé, l’allusion à la petite vérole, qui ne s’imposait pas, et qui pourrait passer pour une flèche anti-française, ce qui dénoterait un rédacteur étranger, probablement espagnol, puisque mal francés o mal gálico est une désignation habituelle de cette maladie (bubas) en castillan.

d) Le subterfuge imaginé par Vésale a surtout une finalité narrative.

e) La maladie diagnostiquée est le morbus regius ou mal royal, dénomination qui prête à confusion pour un Français de l’époque, parce qu’elle devait désigner pour lui les écrouelles, que le roi de France guérissait. Il faut donc chercher la source de ce développement dans la tradition hispanique, tout en observant que Richelieu passait pour avoir un teint bilieux qui pouvait être un symptôme de cette maladie, mais ce n’est probablement qu’une coïncidence.

La terminologie qui accompagne les différentes variantes de la maladie – loriot, couleur d’or, maladie arc-en-ciel – semble provenir de l’article Tiricia du dictionnaire de Sebastián de Covarrubias, publié en 1611. C’est là surtout que l’on retrouve la faculté qu’a le malade, en le fixant du regard, de faire mourir le loriot, phénomène que le narrateur transpose pour en faire une arme létale au service du Cardinal. Mais les illustrations de cette faculté sont appliquées à des événements récents parfaitement identifiables : exécution du duc de Montmorency, exil de la Reine-mère et de Monsieur. On relève aussi une surprenante précision, selon laquelle Marie de Médicis ne revit pas le roi, son fils, après son retour de Bruxelles. Elle dénote, en effet, une connaissance précise de la politique française. Le développement sur la variante morbus arquatus (mal arc-en-ciel) de la maladie est, en revanche, originale et très inventive et se conclut sur un jeu de mot hardi.

En revanche, la conclusion du passage consacrée aux trois causes extrinsèques de la maladie évoque irrésistiblement les reproches que les meilleurs polémistes français, à l’image de Mathieu. de Morgues, adressent au Cardinal à longueur de libelles : envie, cumul des charges et dignités, causeur de guerres.

f) Ce passage, d’un esprit très rabelaisien, résume en peu de mots la stratégie utilisée par le Cardinal pour compromettre le roi, la Reine-mère et Monsieur, tels qu’on pourrait les lire sous la plume de M. de Morgues. Cependant, l’auteur prend la peine de le rattacher au développement sur le mal arc-en-ciel et introduit une touche d’espagnolité inattendue (« con la confaccion de España »), qui complique passablement la tâche du traducteur.

Le rédacteur utilise la forme « asasinamientos » au lieu de « asasinatos » qui semble la seule attestée à l’époque en castillan. Il s’agit probablement d’un calque du français « assassinement », qui, lui, est attesté au XVIe siècle (Greimas & Keane, Dictionnaire du Moyen français, s.v. « assassin »).

g) Le séjour de Vésale dans la tête du Cardinal est escamoté. Le récit qu’il en fait vient après coup et correspond plutôt à un rapport de mision à l’intention des commanditaires de l’expédition. Ce choix favorise la forme de la description plutôt qu’un véritable récit. Faut-il y voir un trait d’époque ?

Placée sous une inscription extraite de L’Île des Hermaphrodites plutôt que d’un traité de médecine, le crâne, qui associe le Turc à Hugues Capet au milieu d’un fatras de livres, est à l’image de la confusion qui règne dans la tête du Cardinal. La visite de la mémoire est plus apaisée mais tout aussi cruelle, puisque celle de Richelieu se distingue par sa faculté d’oubli. Ici le paradoxe est au service d’une politique qui n’hésite pas à détourner la vérité contenue dans le traité d’Alain de Laval, que l’auteur cite et glose abondamment, pour favoriser les noirs desseins du personnage.

Ayant abandonné l’espace de la mémoire, Vésale découvre deux volumes, les œuvres de Rabelais et les Paraboles de Cicquot, bouffon d’Henri III, comme s’il s’était introduit dans le cabinet de lecture du Cardinal et avait découvert le ressort secret de son action coupable, le cœur de la « bibliothèque armandine ». Le volume de Rabelais n’a droit qu’à une reproduction partielle de sa page-titre, agrémentée d’une condamnation sans équivoque (« todos vnos peores que otros »), alors que celui de Cicquot, est opportunément ouvert à la page 18, où une marque marginale de la main du Cardinal, puisqu’elle se conclut sur un « amen » doré couvert d’un chapeau rouge, signale un paragraphe qui est une proclamation ouvertement hérétique. Il y a lieu de se demander si, dans ce passage plus polémique que réellement satirique, la mention des œuvres de Rabelais ne résulte pas d’un ajout circonstanciel, ce qui expliquerait qu’elle ait beaucoup moins d’incidence sur la démonstration de Vésale que la citation de Cicquot. En tout état de cause, on se trouve là dans un contexte éminemment français.

h) L’arrivée inattendue de Michel de Montaigne est pour le moins surprenante. Les libertés que le texte prend avec la vraisemblance nous dispensera d’imaginer un heureux concours de circonstances pour expliquer sa venue. La justification que Bacchanello (pourquoi lui et non Jacques de Billy, qui pourtant préside l’assemblée ?) donne à cette présence est que le débat qui, jusque-là, relevait d’une approche excusivement médicale, prend une tournure plus politique, puisque Montaigne est présenté rien de moins que comme « l’oracle des aphorismes d’État »[2], c’est-à-dire l’équivalent d’Hippocrate et de Galien pour les aphorismes médicaux.

i) L’irruption de Montaigne dans le récit répond à une nécessité littéraire, tant il est vrai que la métaphore médicale est arrivée à son terme. Elle s’achève sur le phénomène de succion grâce auquel l’entendement se nourrit de la mémoire. À partir de là, la description que fait Vésave de l’antre dans lequel il pénètre est déjà politique, puisqu’il met en cause, non les facultés physiologiques de Richelieu mais son action et ses ambitions.

Ce moment du récit est occupé par un monologue, sous la forme d’un exercice de virtuosité pure, une disputatio d’école, pendant laquelle le Cardinal, par ailleurs très agité, occupe à la fois la place du maître (defendens) et celle de l’opositeur (opponens). L’auteur prend un malin plaisir à imiter ce rituel universitaire, sans pour autant restituer précisément la rhétorique de la disputatio. Lui (ou son traducteur) en a fait un dialogue de théâtre, les points de suspension remplaçant la gestuelle de l’acteur en scène, qui est chargée de donner sens aux vides laissés dans l’écrit. Dans ce déluge d’arguments, il ne manque pas quelques clins d’œil, comme le vers de Juvénal qui n’a rien à faire ici, et cette joute imaginaire avec le Pape lui-même, qui doit s’avouer vaincu devant la force de conviction du Cardinal. Le lecteur n’ignore plus rien des pensées secrètes du Cardinal et se prépare à entendre la sentence finale, dont le sieur de Montaigne donne un aperçu anticipé en associant Richelieu au Diable lui-même.

j) La visite de la volonté complète la noirceur du tableau en y ajoutant une touche d’hypocrisie, à travers la réserve de larmes factices toujours prêtes à couler pour donner le change.

k) La double conclusion, médicale puis politique, qu’énonce Montaigne ne ménage pas d’effet de surprise. Observons, cependant, que les propos qu’on lui prête ne dépassent pas le niveau de simples considérations pratiques.

 

Processus d’élaboration du texte

Le texte recèle de nombreux indices qui permettent de savoir à partir de quel matériau il a été composé.

 

Sources

Historial des rois non catholiques d’Alain de Laval (1592)

La troisième partie de cet ouvrage dresse la liste des princes qui perdirent leur trône pour n’avoir pas été catholiques : « Maxentius, Licinius, Iulien, Anastase, Leon 4, Michel le Begue, George Roy de Boheme, Elizabet R . d’Angleterre, Henry 2, Roy de Nauarre ». L’auteur transcrit la série en entier, ainsi que la formule qui caractérise chacun d’entre eux : « feint le catholique pour estre receu Empereur [Roy ou Royne] ; contre-fait le Catholique…  ». Cette exactitude, d’autant plus frappante qu’elle dispense l’auteur de se reporter au contenu des chapitres, montre bien quel usage l’auteur a fait de ce volume et nous assure, par voie de conséquence, qu’il l’a consulté directement.

Il est vraisemblable aussi que c’est de l’Epistre liminaire de l’ouvrage d’A. de Laval qu’il tire l’existence de « la très sainte loi de France qui exclut le roi qui y est né s’il n’est pas catholique », sur laquelle se fonde la légitimité des rois de France depuis les temps les plus reculés. Pour confirmer cette impression, il suffit d’observer qu’il reconnait avoir emprunté à cet ouvrage la citation d’un passage de l’Histoire générale des rois de France de Bernard de Girard.

 

Rabelais, Cicquot, Artus

Parmi les ouvrages cités dans le texte, un sort particulier est réservé à deux volumes; l’un contient les œuvres de Rabelais et l’autre, les Paraboles de Cicquot.

Tout d’abord, contrairement aux autres ouvrages, qui n’existent qu’à travers des citations de leur contenu, ils sont présentés dans leur réalité physique : un fort volume pour l’un, plus petit pour le second. Par ailleurs, l’auteur admet implicitement avoir feuilleté le volume de Rabelais, puisqu’il reproduit partiellement la page de titre, son ex-libris et qu’il signale les nombreuses inscriptions que comporte l’ouvrage, qu’il attribue au Cardinal. Quant aux Paraboles de Cicquot, il se contente de copier le passage signalé en marge dans la page opportunément laissée ouverte par le lecteur précédent, ce qui revient à reconnaître qu’il ne l’a pas manipulé.

Quel sens faut-il prêter à ces précisions, apparemment superflues, ainsi qu’au rapprochement de ces deux volumes dans la même séquence narrative ?

La citation des Paraboles vient à point nommé pour illustrer, hors contexte, le cynisme de Richelieu, pour lequel tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins. Du volume de Rabelais, dont l’auteur tient à préciser la malignité (« et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres »), il ne retient que le fait qu’il témoigne d’une lecture assidue par le Cardinal. Les deux ouvrages sont donc utilisés comme une charge contre Richelieu, surpris dans l’intimité de son cabinet de lecture.

Mais l’œuvre de Rabelais considérée comme l’équivalent d’un bréviaire, ce qui ne manque pas de sel s’agissant d’un prélat, accentue encore l’attaque dirigée contre Richelieu.

 

L’Isle des Hermaphrodites

La référence à L’Isle des Hermaphrodites de Tomas Artus se limite à une seule mention, il est vrai, mise en exergue par sa localisation, puisqu’elle recouvre tout le plafond du crâne du Cardinal. La traduction qu’en propose l’auteur ne correspond que partiellement à la lettre du texte original : il ajoute le terme de « seigneur » après « souverain » et omet « & le soulageant autant en sa charge, en prenant tout le faix, & la conduicte, […] ». Ces variantes laissent à penser qu’il n’a pas utilisé l’ouvrage original ; il s’agit probablement d’une citation de seconde main, à la manière de celle de B. Girard reproduite d’après A. de Laval, sauf que, dans ce cas, il ne précise pas à qui il l’a empruntée.

Au demeurant, l’ouvrage d’Artus, pas plus que les Paraboles de Cicquot, dont il est contemporain, ne peut s’appliquer ici qu’au prix d’une contorsion, qui oblige à confondre le Cardinal avec les « gouverneurs de nos Provinces », ce qui est, pour le moins approximatif. L’ouvrage contient bien d’autres passages susceptibles d’être transposés dans le règne de Louis XIII, qu’il s’agisse des articles de foi, de l’exercice de la justice, de la police, etc. On peut penser que cet extrait isolé appartenait à un corpus de textes d’origine diverse réunis à charge contre le Cardinal, dans lesquels on pouvait puiser selon les besoins.

 

Mathieu de Morgues

À côté de ces passages dont l’auteur revendique expressément l’emprunt, il en existe d’autres qui ne peuvent s’expliquer que par ce moyen. Bien que ni l’auteur ni les œuvres ne soient indiquées, la copieuse littérature polémique de Mathieu de Morgues semble avoir inspiré bien des passages de la Visita y anatomía (j’indique les principales dans la Bibliographie[3]). Il est intéressant d’observer que le nom de Mathieu de Morgues n’est pas mentionné, alors que l’auteur ne répugne pas à le faire pour d’autres écrivains français. Le fait qu’il s’agisse d’un auteur encore vivant en 1635, et très engagé personnellement (il était sous une menace d’exécution capitale s’il rentrait en France) dans des controverses d’actualité, en tant que Premier aumônier de la Reine-mère, aurait pu inciter à la prudence un rédacteur espagnol.

La mention de ces ouvrages nous conduit à nous interroger sur les moyens employés par l’auteur pour accéder à des écrits rédigés en français, dont on peut penser qu’ils ne circulaient pas librement dans le royaume d’Espagne, où ils ne bénéficiaient pas de traductions. En tout état de cause, à supposer que ce fût le cas, on se doute que l’auteur espagnol n’en aurait pas fait état pour ne pas s’exposer à des poursuites, toujours possibles, s’agissant d’imprimés étrangers à thématique politique, alors que les intérêts de royaumes aussi proches que la France et l’Espagne étaient si étroitement imbriqués en ces périodes de troubles.

L’hypothèse la plus plausible est, au contraire, que les ouvrages cités ne figurent pas dans sa bibliothèque mais que ce qu’il en tire relève de lectures occasionnelles. Comment dès lors ne pas songer aux libraires français dont on sait qu’il y en avait qui faisaient commerce à Madrid ?

 

Réception du texte

L’analyse des variantes que présentent les versions manuscrites permet de mieux connaître l’histoire de la réception du texte.

Bien que relativement nombreuses, dans leur très grande majorité elles n’ont pas d’incidence majeure sur l’interprétation du texte. Je ne retiendrai que les plus significatives.

-n. 11. Con licencia de los superiores (M4) : ajout surprenant, qui renvoie peut-être au cadre universitaire dans lequel s’est tenue l’assemblée de Montpellier.

-n. 13. L’absence de dédicace dans M1 interpelle, mais le fait qu’elle figure dans tous les autres témoignages, y compris M4, le plus proche de M1, pourrait laisser penser à une amputation matérielle du codex. En tout état de cause, il n’y a aucune raison pour estimer qu’il s’agit d’un ajout postérieur.

-n. 28. M1 substitue « Archivo » à « Archiatro », qui est conservé dans les autres manuscrits. Mais tous s’accordent à lire « libros » au lieu de « hijos », ce qui signifie que M2, M3 et M4 ont conservé « archiatre » sans comprendre la signification du mot, et ont adopté la leçon « libros » de M1, pensant ainsi avoir trouvé la clef de cette énigme.

-n. 53 et 138. M1 a choisi la forme « celda », là où les autres témoignages écrivent « celula », ce qui laisse entendre que le terme d’origine était le français « cellule », qui peut se traduite des deux façons.

-n. 66. Ni « calorcillo » ni « colorcillo » ne sont réellement convaincants. L’épisode évoqué, tel que l’imagine Vésale, se plaçant à la fin de la visite, « codicilo » serait plus pertinent.

-n. 74. Aucun des copistes ne connaissant le mot « Icteros », ils se sont contentés de reproduire au plus près la graphie du terme qu’ils avaient sous les yeux. Les transcriptions les plus proches sont celles de M2 et M3, qui ont confondu la lettre initiale I, probablement écrite en majuscule,  avec un L.

-n. 82. Tous les copistes sauf celui de M1 ont lu « morbo ». La leçon de M1 (« amado ») est visiblement fautive mais, en introduisant le suffixe -ado, elle ouvre la voie à une restitution conjecturale probable, qui est celle que propose J. Riandière, « amorbado », c’est-à-dire « infecté par le mal royal ».

– n. 149. Il n’y a pas lieu de corriger, sous prétexte que Henri IV n’intervint pas pour l’obtention du chapeau de Cardinal, puisque tous les témoignages concordent. En revanche, on cherchera vainement sous la plume d’un historien français une erreur de cet acabit.

– n. 160. La citation ne reproduit pas, comme en d’autres passages, la lettre de la source, mais en propose une paraphrase. Il faudra se pencher sur ce fait ainsi que sur l’ajout final (« y esto porque […] que de sus Padres »). Comme pour n. 149, il s’agit probablement d’un ajout de l’auteur espagnol.

Il semble donc que tous les copistes aient été confrontés aux mêmes difficultés d’interprétation de leur modèle respectif (n. 28, n. 66, n. 74, n. 82). Le fait mérite d’être souligné parce que, si la difficulté rencontrée par eux découle de l’état matériel de leur modèle, il faudrait en conclure que toutes les versions découlent d’un même archétype. Dans ce cas, on aurait la preuve de la faible diffusion du texte, qui aurait été conservé en un seul exemplaire.

Cependant, les variantes de la n. 28 nous éloignent de cette hypothèse purement matérielle et nous obligent à prendre en considération le contenu du passage. M1 propose la rédaction suivante :

el mui erudito Doctor Rodolpho Magistro Consexero Regio y Archibo de los libros Reales Medicos de Luis Decimo Rey Christianissimo de Francia a quien dedico su libro intitulado Doctrina Hippocratis.

Les autres témoignages disent « Archiatro » au lieu de « Archibo », « Medico » au lieu de « Medicos » et rétablissent « Tercio » dans la désignation du roi.

Les corrections apportées à M1 sont les bienvenues, même si cette rédaction n’est pas entièrement satisfaisante. Comme le précise J. Riandière, il faut comprendre que la charge de R. Le Maître est celle d’archiatre ou premier médecin des enfants royaux, ce qui oblige à amender « libros » en « hijos ».

Pour dissiper les doutes, il suffit de se reporter à la page de titre du livre de Le Maître pour comprendre les raisons de cette erreur d’interprétation : « Authore Rodolpho Magistro, Regis Consiliario, & Regiorum Franciae Liberorum Archiatro ». Celui qui a traduit littéralement ce texte a lu « Librorum » pour « Liberorum » et introduit la leçon fautive « libros » (au lieu « d’enfants ») reprise par les manuscrits. En outre, il ignorait la signification du terme « archiatre », inusité en castillan, malgré sa transparente étymologie grecque.

Cette variante montre, par ailleurs, que le traducteur castillan peut être confronté à un texte latin. Ici, il a choisi de le traduire, mais son attitude change selon les circonstances. Ainsi, pour désigner les ouvrages dont les médecins de Montpellier sont les auteurs, il utilise alternativement le castillan et le latin. Ce choix laisse entendre qu’il a apporté quelques modifications car, à supposer que la série des quatre médecins eût existé dans un texte français préalable, elle respecterait un principe unique, celui de ne comporter que des titres latins. Dès lors, deux hypothèses sont envisageables : soit les choix effectués par le traducteur castillan se limitent aux titres des ouvrages ; soit la liberté qu’il prend à l’égard de son modèle est extensible à la série tout entière, et remet même en cause le nombre des participants à l’assemblée.

Ce doute ne peut qu’embarrasser le traducteur, partagé entre le désir de restituer le texte du modèle supposé ou de s’en tenir à une traduction du texte castillan.

 

CONSIDÉRATIONS FINALES

 

Depuis l’édition de Josette Riandière La Roche publiée en 1984, ses travaux ultérieurs et ceux d’autres chercheurs, il est admis que Quevedo est l’auteur de ce pamphlet. Me fiant à un avis aussi unanime qu’autorisé, c’est dans cet esprit que j’avais entrepris initialement de réaliser une traduction commentée du texte en français. Au fur et à mesure que j’avançai dans mon étude du texte, j’ai éprouvé un doute quant à la paternité de l’œuvre, tout en continuant à considérer que c’était l’hypothèse la plus plausible.

On pouvait, à bon droit, juger cette prudence excessive mais j’ai préféré réserver à la fin de mon étude la question de l’auteur, même si ce parti-pris m’a obligé à quelques contorsions lorsqu’il me fallait mentionner le personnage sans citer son nom. Mais c’était l’assurance que je n’userais pas de lunettes à une seule focale (des quevedos en quelque sorte) et que je serais prêt à envisager d’autres hypothèses et, par conséquent, à enrichir le débat en ouvrant des perspectives inattendues.

Cet écrit a été conservé dans les papiers de Quevedo, ce qui devrait suffire à lever tous les doutes. Il n’en reste pas moins qu’il n’a pas connu les honneurs de l’impression, ce qui est rarement survenu aux œuvres de cet auteur. Par ailleurs, le texte montre quelques défaillances peu habituelles chez lui. La plus grosse, évidemment, est la traduction erronée de “liberorum” et le contre-sens qu’elle a entraîné pour le reste du passage, impensable chez un aussi bon latiniste. On comprend mal aussi qu’il ait pu mêler à sa fable un conseiller du roi de France en activité, ce qui dénote une évidente ignorance de la réalité politique de l’époque, alors qu’il aurait fort bien pu se contenter de convoquer des personnages morts depuis longtemps, ce dont il ne s’est d’ailleurs pas privé.

D’autres erreurs manifestes consistent à appliquer le passage des Paradoxes de Cicquot à une réalité toute différente que celle qui l’a inspiré, ou à attribuer l’obtention du chapeau de cardinal à Henri IV. Ce ne sont pas, à proprement parler, de ces libertés coutumières chez les satiriques, mais bien des erreurs factuelles.

Il est, en revanche, plus difficile de porter une appréciation sur certains choix, y compris de style, parce que le risque d’anachronisme est toujours présent. Il n’en reste pas moins qu’adapter l’entrée Tiricia du dictionnaire de Covarrubias, c’est faire beaucoup d’honneur à une source de peu d’intérêt et, s’il s’avère que Quevedo a voulu se moquer d’un auteur pour lequel il n’avait guère d’estime, le résultat est qu’il oriente l’attention du lecteur vers un sentier détourné. Le rapprochement entre le volume de Cicquot et celui de Rabelais laisse perplexe. La disputatio d’école, au-delà de son caractère farfelu, manque de rigueur dans le maniement des règles de la logique et donne l’impression d’une rédaction inachevée. La conclusion du débat mise dans la bouche de Montaigne n’est pas à la hauteur d’un « oracle des aphorismes politiques ».

Cependant, on reconnait la patte de Quevedo à certains traits, le premier étant l’usage qu’il fait de la bibliographie dont il dispose et dont il sait se contenter, faute d’autres sources accessibles. Sa traduction des passages en français est d’excellente facture. On rencontre aussi certains traits caractéristiques de son style, que J. Riandière a signalés dans son édition. Enfin, le recours à Michel de Montaigne traduit bien l’admiration qu’il éprouvait pour cet auteur et sa parfaite connaissance des Essais[4]. C’est, à mes yeux, là que réside la véritable signature quévédienne de cet écrit.

Comme colophon, je voudrais attirer l’attention sur un détail qui a son importance. La date de la première copie manuscrite du texte que l’on ait conservée, 1644, suit de près le décès de Richelieu (4 décembre 1642) ainsi que celui du roi Louis XIII (mai 1643), comme si ce double événement avait redonné une actualité au texte. On peut imaginer que Quevedo ait voulu le sortir de l’ombre à cette occasion. Si cette hypothèse se vérifiait, cela impliquerait que, jusque-là, il l’avait passablement négligé, comme le fait un auteur pour les œuvres qu’il juge mineures.

 

NB. J’adresse mes remerciements à mes collègues Hélène Tropé, Paloma Bravo, Nathalie Peyrebonne et Olivier Biaggini, de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, pour m’avoir fourni une bibliographie de base, qui m’a permis de me familiariser avec un sujet et une époque que je n’avais pas abordés jusqu’ici. En outre, la lecture attentive de ma première rédaction réalisée par Olivier Biaggini m’a permis de corriger plusieurs erreurs ou maladresses.

Je n’aurais pas pu réaliser cette traduction si je n’avais pas disposé de l’édition commentée établie par Josette Riandière la Roche, dont je fus le collègue dans cette même Université. Ses choix de lecture et sa recherche des sources m’ont constamment guidé.

 

Francisco de Quevedo y Villegas

Visite et anatomie de la tête

de l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu

Visite et anatomie de la tête de l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu, faite par l’École de Médecine de Montpellier, à l’instance de Maître Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her[5], écrite en français par Acnoste, auteur du livre intitulé Catholicon d’Espagne[6], traduite en castillan par Pierre Gemin, français, marchand à Milan. Imprimée à Milan par Jean-Baptiste Malatesta, imprimeur royal et ducal, aux dépens de Carlo Ferranti, libraire. Année 1635[7].

 

À Monseigneur le duc de Mercur[8], Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roi au Pays et duché de Bretagne.

 

Monsieur,

Moi qui avais écrit le livre du Catholicon d’Espagne à l’encontre de cette nation, étant pénétré de l’amour de la mienne, désormais découragé par les tumultes de notre France, aujourd’hui rendue furieuse et ensorcelée par les démons naturels qui sont entrés en son corps, j’ai décidé d’écrire ce traité du Calvin français[9], sous le titre de Visite et Anatomie et d’autres œuvres d’exorcisme, en espérant pouvoir guérir ma patrie. Toujours vous avez protégé la cause catholique et elle n’a jamais eu autant besoin de vous, ni moi qui, en son nom, sollicite votre protection, confiant en l’honneur que, toujours, vous qui êtes mon seigneur, m’avez fait. Orléans, 12 octobre 1635.

Monsieur[10], que Dieu conserve longtemps Votre Grandeur pour le bien et le plus grand profit de cet État[11].

Votre très humble

et très obéissant serviteur

                                                                                                                                  D’Acnoste

 

À l’instance du doctissime défenseur de la vérité catholique romaine, Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her, s’est réunie toute l’École médicale de Montpellier en grand concours, étant président de l’assemblée André Vésale, assisté par le doctissime Joubert, auteur des Paradoxes médicaux, Pierre Bayro, pour son livre intitulé Veni mecum, Jean Bacchanello, qui écrivit le Consensus des médecins[12], et le très érudit Rodolphe Le Maître, Conseiller du Roi et archiatre des Enfants royaux[13] de Louis le Treizième, Roi Très chrétien de France, auquel il a dédié son livre intitulé Doctrina Hippocratis.

Étant tous suspendus, silencieux et attentifs, Jacques de Billy prit la parole :

– Constatant que, jusqu’à ce jour, la pire, la plus contagieuse et la plus dégoûtante des humeurs qui aient infesté le monde était ce qu’on appelle le mal français[14] ; qu’aujourd’hui s’est répandue et parcourt tous ses membres une humeur pire émanant d’un français encore pire ; sachant que toute la science affirme que ces humeurs découlent des intempérances de la tête, et qu’il est certain qu’elle ne procède pas de celle de notre seigneur le Roi, laquelle est bien tempérée et conformée et assistée par un royal tempérament ; recherchant quelle tête peut être la source de tout ce venin, j’ai trouvé que c’était celle de l’Éminentissime Cardinal de Richelieu, non par conjectures, mais par certification oculaire et au terme d’une expérimentation très poussée; et, comme pour la guérir il est nécessaire de remonter à son origine et de l’identifier, j’ai décidé de m’adresser à vous, doctissimes médecins, pour que vous étudiiez de quelle manière on pourrait explorer, au moyen de l’anatomie de cette tête, la racine de cette pestilence. Que votre conclusion réponde à ma proposition.

Ils conférèrent tous entre eux et Joubert répondit en leur nom par ces mots :

– La Faculté conclut que la maladie et la contagion proviennent de la tête du Cardinal et dit que la plus grande difficulté est de savoir en quel lieu se trouve la tête dudit Armand de Richelieu.

– ¿Qui doute – répondit Jacques de Billy – qu’elle est sur ses épaules ? Il semble que vous vouliez ajouter vos paradoxes plutôt que de me répondre.

– Non, Monsieur – répliqua Joubert – car beaucoup affirment qu’ils ont vu sa tête sur celle de Monsieur, frère du Roi ; d’autres l’ont vue voltiger sur la Couronne de France ; d’autres qu’il l’a échangée avec celle de Montmorency ; d’autres qu’elle est enterrée avec celle du roi de Suède ; d’autres, qu’elle est en morceaux auprès de celle de Friedland[15]. Ce doute est si fort et véritable qu’à la question qu’un de ses familiers fit à ce sujet à l’Éminentissime Cardinal, il répondit qu’il ne savait plus où il avait la tête. Aussi, avant tout, il convient de trouver sa tête. Une fois trouvée, André Vésale s’offre à y pénétrer par des moyens d’anatomie inédits, et à la visiter une cavité après l’autre, une cellule après l’autre, et un sinus[16] après l’autre.

La remarque plut à l’abbé et, convaincu, il dit que, puisque le grand Vésale se risquait, ayant trouvé la tête, à la visiter, ce qui était le plus difficile, il avait entendu dire que la tête du Cardinal était à Rome sur une statue de Janus à deux faces, une, devant, l’autre derrière, regardant la paix avec la face de la guerre et Judas avec celle de la paix[17]. Sur ce point, il avait vu des gazettes et en avait eu la confirmation par des Français qui étaient arrivés il y a peu de jours à cette Cour. Le fait était si certain, qu’il offrait à Vésale, sur les rentes de son abbaye, de couvrir avec largesse les frais du voyage pour sa personne et pour ses serviteurs.

Cependant, il désirait savoir, parce qu’il le jugeait impossible, comment il pourrait entrer et sortir dans une tête aussi dure et, qui plus est, vivante. Vésale répondit que sa remarque était celle d’un homme docte ; puisqu’il avait accepté son offre et sa proposition de réaliser la visite, il voulait satisfaire à ses doutes et lui dit :

– À peine serai-je parvenu en vue de la tête du Cardinal, j’y entrerai sans frapper, car, comme je serai revêtu de tromperie et de mensonge, dès qu’elle m’aura vu, elle s’ouvrira toute grande pour me recevoir. Lui-même me mènera dans toutes ses cavités et, après que je les aurai vues, sous le couvert d’un léger avertissement ou bon conseil, sans que j’aie à le lui demander, il me jettera hors de lui. Alors, je viendrai vous informer de tout ce que dans son cerveau et entendement j’aurai reconnu, afin que ces messieurs rédigent une ordonnance appropriée. Et, comme il importe tant de faire ce voyage, je vais m’y préparer sans tarder.

Pierre Bayro dit qu’il était important qu’avant de partir, puisqu’il devait revêtir un mensonge pour entrer en ladite tête, il révélât lequel et de quelle sorte.

Il répondit qu’il était certain que la tête et le cou du Cardinal souffraient du morbus regius [jaunisse], qui veut dire mal royal, comme le prouve ses divers noms.

Le mal royal est le premier.

Le deuxième que lui donnent les Grecs est ikteros, inspiré de l’oiseau qui porte ce nom [loriot] dont Pline dit que, si celui qui est atteint du mal royal le regarde, le malade guérit et l’oiseau meurt. C’est ce qui advint à Montmorency lequel, voyant que le Cardinal était affecté de ce mal royal, se planta devant lui en compagnie de beaucoup d’autres personnes, et tous moururent lorsque le Cardinal jugea qu’ils étaient loriots. La sérénissime Reine-mère, si elle ne s’était retirée en Flandres pour ne pas être vue par le Cardinal infecté par le morbus regius, aurait aussi été loriot. Monsieur[18] ne fut pas non plus loriot parce qu’il se réfugia là où le morbatus regius ne pouvait le voir. Lorsqu’il revint, il veilla à ne pas être vu[19].

Le troisième nom est aurigo [jaunisse]. Celse la nomme ainsi à cause de la couleur de l’or que la bile, répandue dans tout le corps, imite. On voit bien que la bile du Cardinal est avaricieuse, car non seulement il cherche à amasser de l’or mais à transformer sa peau et toute sa personne en une bourse de la couleur de l’or.

Le quatrième nom est morbus arquatus, “maladie de l’arc” parce que, par la variété des couleurs, elle ressemble à l’arc-en-ciel. À la vue de tous éclate la justesse de ce nom parce que, dans le Cardinal, on observe nombre de couleurs différentes. On y voit le noir du deuil des nobles qu’il a fait mourir sans motif et sans nombre ; le jaune du désespoir de tant de grands seigneurs français qu’il a exilés et dépouillés ; la pâleur de la frayeur des bons catholiques de France et de toute l’Europe ; le vermeil et l’ardeur des flammes de Calvin et de Luther ; le blanc des coiffes du Turc ; le rouge du chapeau. Jugez par ces couleurs combien le Cardinal ressemble à l’arc-en-ciel ! Cependant, comme les couleurs signifient pacte et sécurité[20] et dans celui-ci ce sont autant de flèches, je ne lis pas comme les autres médecins « arc-céleste » mais « arc-sceleste [21] », qui veut dire scélérat et criminel.

Les causes extrinsèques du mal royal sont au nombre de trois : la piqûre venimeuse de quelque animal ; l’absorption d’aliments qui provoquent l’ictère ou qui engendrent la bile et l’obstruction du conduit bilieux ; force activités sous un chaud soleil.

Que le Cardinal ait été mordu par un animal venimeux, en témoignent sur tout son corps les dents de l’envie qui le rongent et mâchent jusqu’à ses entrailles. Qu’il ait mangé des aliments qui provoquent le mal royal, cela se constate en ce qu’il a incorporé en lui tous les pouvoirs, charges et dignités de France, au sommet du gouvernement et de l’État, aussi bien spirituelles que temporelles. L’excès de travail sous un chaud soleil, chacun s’en aperçoit dans la peine qu’il se donne à introduire le feu infernal dans la lumière qui, comme un soleil, éclairait jadis[22] et désormais embrase et détruit.

Étant donc avéré que le Cardinal souffre du mal royal, doré et arc-en-ciel, j’endosserai un nouveau dessein et tromperie, celui de le couronner et de l’enrichir. En donnant la couleur du chapeau au turban, celle du turban au deuil, le noir aux flammes ; grâce à ces mélanges et à ces nouveaux apprêts mortuaires, ayant transformé les mariages en divorces et les divorces en mariages ; ayant augmenté le risque que le Roi soit vaincu ou tué – ce que Dieu ne veuille – ; celui des attentats dans lesquels Monsieur soit tué ou coupable ; des faux témoignages qui entretiennent chez le Roi la haine de sa mère et, chez elle, les soupçons à son égard ; non seulement je serai admis par la tête du Cardinal mais fêté et solennellement reçu par toutes ses puissances.

Cependant, après avoir songé par où il me serait le plus facile d’entrer, j’ai trouvé que c’était par les oreilles parce que, bien qu’en elles s’agite tout le commerce des démons, sans qu’il y manque, de jour comme de nuit, mouchards, rapporteurs, flagorneurs, mensonges, intrigants, médisants et malédictions, habitué à la confusion espagnole[23] et muni d’une lanterne de Gênes pour vaincre l’obscurité des colimaçons de ses oreilles, je passerai sans dommage. En effet, s’il est vrai que sa bouche offre un passage plus large, comme il ne cesse de vomir des ordres d’assassinat de provinces et de familles, je craignis d’être emporté par le courant de l’un d’entre eux et d’être craché en mille morceaux.

Bacchanello dit qu’il jugeait que ce qu’il avait dit était de bonne médecine et Rodolphe Maître, en tant que médecin du Roi Très Chrétien, instruit par la proximité de sa pratique, l’approuva. Tous, ayant loué le discours de Vésale, s’en remirent à sa diligence et lui souhaitèrent un heureux voyage et un heureux retour.

Vésale fit ses adieux et l’abbé Jacques de Billy sortit avec lui. Il lui donna largement ce dont il avait besoin pour le voyage, que le grand anatomiste entreprit aussitôt. Il arriva en Italie, trouva la tête du Cardinal où on le lui avait dit. Dès son arrivée, il la visita, en sortit et retourna à Montpellier, réunit la Faculté dans sa même composition et rendit compte de ce qu’il avait vu dans ladite tête en ces termes.

– Mon dessein a connu une fin si heureuse et mon déguisement fut si approprié qu’à un tir de mousquet, l’oreille du Cardinal, assoiffée de mensonges, vraie Charybde avaleuse de tromperies, m’emporta dans des tourbillons et des tempêtes de vent, et me fit tournoyer dans les cartilages de son ouïe[24]. J’y entrai, me cognant à d’autres innombrables intrigues qui y entraient aussi, tellement que nous ne contenions pas à l’intérieur et qu’entre mensonges, nous nous disions : « Écartez-vous ! ».

Lorsque je me vis à l’intérieur de la tête, je regardai le plafond et j’y vis écrite une loi de celles que les Hermaphrodites observent en leur Île abominable, qui disait ceci :

Ceux de nos ministres qui voudraient entreprendre quelque chose contre l’autorité de leur souverain seigneur, le déchargeant par charité de ses états, et le soulageant de sa charge et usurpant tout son pouvoir, muguetteront le peuple avec toute l’humilité pour acquérir l’autorité de commander et pour s’établir. Mais, lorsqu’ils se seront emparés de tout, nous leur permettons d’être impérieux et insupportables[25].

Cette loi était inscrite dans toute la concavité du crâne. Elle commençait au siège de la mémoire, se poursuvait à celui de l’entendement et elle s’achevait à celui de la volonté, de sorte qu’elle était la seule étude des trois puissances de l’âme. Ainsi, j’appris à connaître la racine et origine de son mal royal à travers la loi des Hermaphrodites mieux qu’à travers les aphorismes d’Hippocrate et de Galien.

Je fus la victime – ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant – de mes yeux abusés, car, alors que je tenais pour certain que la tête du Cardinal ne contenait pas de cervelle[26], je vis que le lieu qui lui était réservé était plein à ras bord. Comme c’était contraire à ce que je croyais, très étonné, j’entrai dans la cellule avec mes instruments et, en faisant usage, je vis que c’était un turban, placé et aplati à tel point qu’au début, même si j’y trouvai quelques demi-lunes, je doutai si c’était de la cervelle ou un turban.

Lorsque je commençai à me déplacer dans sa tête, je crus être entré dans l’Enfer, car je n’y trouvai que confusion et aucun ordonnancement parmi les furies, souffrances, damnés, tourments, démons et obstination[27]. J’y vis aussi une chose surprenante qui, bien qu’elle ait transparu dans ses œuvres, n’a point été vue, à savoir que, portant le chapeau, il y avait deux Hugues, un huguenot en religion et un Hugues Chapeau désireux de se voir couronné. Et je vis la dispense accordée à ces deux Huguescapelies[28], signée par le Père Joseph[29].

La grande quantité de livres me causa une grande gêne et un grand embarras : ragguagli[30], avis, démonstrations, histoires, manifestes, contremanifestes, très doctes satires de l’État français entraient par une oreille et ressortaient par l’autre.

Pour ne pas perdre de temps, je commençai la visite par sa mémoire et je trouvai, chose étrange, qu’elle était gouvernée par l’oubli[31], qui avait effacé ses débuts : le premier état que lui avait donné la Reine-mère et la dignité de cardinal que, par son intercession, lui avait concédée le grand Henri[32]. Il avait expulsé aussi les vilenies que Luynes avait subies à son initiative ainsi que les reproches violents qu’il lui avait faits devant sa femme et un autre chevalier, la dernière nuit où il alla le tenter comme un lutin avec ses abominations[33]. De même, il avait exilé, sans laisser la moindre trace, l’église du Saint-Esprit, dont, pauvre bénéficier, il tirait sa pitance[34].

Mais ce que l’oubli avait le mieux effacé de sa mémoire, c’était la très sainte loi de France qui exclut du trône le roi qui y est né s’il n’est pas catholique[35], laquelle fut confirmée par nombre d’élections de princes catholiques, exclus par leur lignée mais admis comme catholiques et préférés, pour coiffer la couronne de France (c’est pourquoi on l’appelle Très chrétienne), aux héritiers légitimes mais hérétiques, comme on l’a vu dans les cas du Prince de Condé, de Childéric et de Charles, duc de Lorraine[36], qui furent déposés, celui-là parce qu’il ne remplissait pas convenablement les devoirs d’un bon catholique et celui-ci parce qu’il combattait la religion. C’est ce qu’affirme Girard dans sa harangue à Charles, dans laquelle il reconnait que la couronne de France lui appartient à lui et non à Hugues Capet, mais que les mêmes lois qui le désignent pour la succession l’en excluent, car, pour être roi de France, il faut être fils légitime de l’Église catholique avant de l’être de ses parents[37]. On le lira plus au long dans l’Histoire des rois non catholiques rédigée en français par le très docte Alain de Laval, sieur de Vaudoré. Les lois très chrétiennes de France n’attendent pas que l’héritier légitime se comporte en hérétique pour lui retirer la couronne mais le déposent comme inutile à la défense de la foi catholique, comme on l’a vu pour Charles le Gros, empereur d’Occident et roi de France, et pour Louis le Fainéant[38].

Alors je considérai que, si les lois de France déposent ou ont déposé leurs rois légitimes parce qu’ils étaient inutiles à la défense de la religion catholique, à plus forte raison s’opposeront-elles à ceux qui se montreraient tant soit peu utiles à l’offenser. Gardons ces points en mémoire, car ils sont tous hors de la mémoire du Cardinal.

Mais j’y trouvai Maxence, qui feignit d’être catholique pour être empereur de Rome ; Licinius, qui feignit de même pour être empereur ; Julien, qui feignit de même, avec une hypocrite sagacité, pour être reçu empereur ; enfin, Anastase I qui feignit de même pour être couronné. Il y avait là Léon IV qui se fit empereur au moyen de la même tromperie ; Michel, surnommé le Bègue[39], qui fut empereur en usant du même stratagème ; Georges de Poggebra, roi de Bohême, qui contrefit le catholique pour obtenir le royaume ; Elizabeth, reine d’Angleterre, qui feignit d’être catholiquissime pour régner ; Henri II, roi de Navarre et Vicomte de Béarn, qui feignit être catholique pour être reçu roi[40]. Avec ces personnages, le Cardinal avait toute la mémoire pleine de couronnes et de catholiques feints et falsifiés, de chrétiens d’alchimie, mais l’oubli qui gouverne sa mémoire et la préside avait effacé les désastreuses fins et les misérables morts qu’ils connurent tous.

Lorsque je compris qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans la mémoire de l’Éminentissime, j’aperçus deux volumes, l’un plus gros que l’autre, et une inscription qui disait : « Bibliothèque armandine rochelaine[41] ». L’un avait pour titre : Œuvres de maître François Rabelais, docteur en médecine, qui contient cinq livres de la Vie, faits et dits héroïques de Gargantua et de son fils Pantagruel, la Pronostication de Pantagruel, avec L’oracle de la dive Balbuc[42], et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres. Il était très bien relié et si rempli d’annotations que je compris que c’était le bréviaire de son Éminence. L’autre avait pour titre Les Paraboles de Cicquot en forme d’advis[43]. Tous deux étaient imprimés en langue française.

Ce dernier, qui était le plus petit, était ouvert à la page 18 et, dans la marge au haut de la page, était un sceptre dans une main qui signalait cette phrase[44] :

Avant que d’employer toutes vos forces à quelque notable effet, faites-leur préalablement prêter le serment et jurer solennellement qu’ils quittent Dieu, le ciel, l’honneur et la foi pour vous, et que, dès à présent comme dès lors et dès lors comme dès à présent, ils se donnent, corps et âme, tripes et boyaux, harnais et chevaux, à tous les diables d’enfer pour vous faire prince universel de la monarchie française, en dépit des influences des astres, des éclipses, des conversions, des constellations, et des entreprises suprêmes, moyennes et inférieures.[45]

La fin de cette phrase était marquée dans la marge d’un « Amen » doré et couvert d’un chapeau rouge. Scandalisé, je passai, dans l’éminentissime tête, de la mémoire à l’entendement.

À ce moment du récit de Vésale entra un portier disant que Michel, seigneur de Montaigne, était à la porte et qu’il demandait la permission d’entrer. Tous se réjouirent extrêmement de sa venue en pareille occasion. Ils se levèrent pour aller le recevoir et revinrent en sa compagnie, lui cédant la place d’honneur – qu’il refusa bien qu’elle lui revînt pour ses bonnes lettres et sa qualité -. Il finit par l’occuper et dit que, lorsqu’il eut appris tout ce qui s’était passé dans cette assemblée, il s’était disposé à y paraître par loyauté et zèle catholique. Au nom de tous, Bacchanello lui répondit que sa personne était si importante que sa venue aurait dû être précédée par la sollicitation et prière de l’Université, puisque, comme ils l’avaient constaté, l’origine du mal de France était reconnue par les aphorismes médicaux, mais que la guérison nécessitait les aphorismes d’État, dont il était l’oracle.

Ils demandèrent à Vésale de résumer tout ce qu’il avait dit ; il le fit, puis dit :

– Seigneur, vous êtes arrivé au moment où nous avions besoin de vous, alors que je m’apprêtais à rapporter la visite de l’entendement du Cardinal, qui se passa ainsi.

J’observai que son entendement se nourrissait en tétant depuis sa mémoire, à travers des orifices et des veinules secrètes, un aliment visqueux et âcre. Présidait à l’opération un méchant démon dont le nom était « Je m’entends ». En ce lieu, le bruit, la confusion et les ténèbres étaient également fortes, au point que, malgré la lumière de ma lanterne, je prenais une chose pour l’autre. Veuillez considérer ce que fera son propre entendement qui ne veut ni ne supporte la lumière du jour ou l’obscurité de la nuit ! Je préférais attendre plutôt que d’explorer. Ayant pris ce parti, je vis que son entendement était entièrement occupé à des manigances et à des chimères, et que sa tâche principale était de tirer les conséquences de ce qu’il avait dans sa mémoire.

Pour persuader sa volonté, il forgeait des arguments tels que ceux-ci :

« Tous ceux qui ont feint d’être des catholiques ont été couronnés ; moi ergo … Si la Reine-mère ou Monsieur, frère du roi, n’ont pas feint d’être des catholiques parce qu’ils le sont vraiment, par conséquent nenni. En France, on dépose les rois qui sont inaptes à la défense de la religion ; moi, en l’abusant, j’ai rendu mon roi apte à l’offense de la religion : ergo… Il n’a pas de fils parce que le divorce que j’ai sollicité solennellement, bien que je n’aie pu l’obtenir ni l’appliquer, je l’ai exécuté par des mensonges : sequitur qu’il n’aura pas de succession. Il a un frère pour héritier, mais je l’ai fait déclarer par jugement inapte à la succession : igitur… Le Prince de Condé est déclaré inapte à la couronne : ergo

« Je prétends descendre, en dépit du ventre de ma mère et de la paternité de mon père, ce qui revient à deux manières de paternité[46], de Louis le Gros : probo consequentiam. J’ai uni ma lignée à celle du duc de Soissons[47] : sequitur corona.

« Du peuple de France je n’ai rien à craindre puisque j’ai soumis La Rochelle, Montauban, Montpellier, Saint-Jean d’Angély, Lunel et Nîmes[48] : igitur je pourrai aussi soumettre Paris. Ceux qui sont en faveur de ces partis pouvaient me freiner en se déclarant « mécontents »[49] ; je les ai exterminés, pour qu’il n’y ait pas d’autres mécontents que la Reine-mère, le roi et leurs féaux. Grâce à quoi et aux terribles conflits dans lesquels j’ai placé le roi, en le faisant ennemi de tous les Princes du monde – des hérétiques parce qu’il les a combattus, des catholiques parce qu’il les vide de tout leur sang – je compte le réduire à un tel degré de désespoir et de repentir qu’il me cèdera ce que je veux lui retirer : tenet consequentia

« Opponitur Savoie, à cause de sa femme : transeat, car je l’ai ainsi inclus et conclu[50]. Argumentatur contre l’Angleterre pour la même raison : je réponds « loi salique » et « inimitié entre ces nations »[51]. Si elle réplique, nego Papam, cela revient à dire : concedo in omnibus.

« En entendant nego Papam, le roi d’Espagne entre dans la controverse, parce qu’il est grand défenseur du Saint Siège. Il dit : argumento sic et propose son syllogisme. Je résume : nego maiorem et prouve, nego minorem, parce que j’ai coutume de nier le plus et le moins. Il poursuit distingo ; je réfute : je renie, fais un éclat[52], puis je m’en remets au texte, quoi qu’il arrive ».

Tandis qu’il répétait ces propositions, il était agité d’un perpétuel mouvement circulaire, dessinait des labyrinthes, agitait ses bras et tournait sur lui-même tellement que le voir me donnait la nausée.

Le sieur de Montaigne dit :

– « Il est certain que le Cardinal a étudié dans les registres de Lucifer, puisque toute sa doctrine consiste à déposer son seigneur. »

Vésale poursuivit :

– « Je passai à la volonté. À l’entrée était écrit : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas[53]. Je trouvai la volonté si ulcérée et si rouge qu’on aurait dit qu’elle avait porté le chapeau[54]. Je vis ceux pour qui elle avait eu de l’affection couverts de sang, et ceux pour qui elle n’en avait pas eu, craignaient pour leurs veines menacées. Il avait dans la volonté tout ce qu’il avait dans l’entendement et, dans une cavité séparée, vers le front, au-dessus des yeux, il avait une mare d’humeurs aqueuses qui m’étonna, et je vis que c’étaient des larmes postiches qu’il avait pour pleurer chaque fois qu’il lui importait de fertiliser ses mensonges en les arrosant. Il attirait cette humeur en voyant les pleurs qu’il causait à toute l’Europe pour, ensuite, les verser de ses propres yeux afin de se disculper de sa férocité.

Voilà ce que j’observai, vis et trouvai ; à vous de décider ce qui convient.

L’École déclara que la maladie du Cardinal, dans toutes les puissances de son âme, était le morbus regius et que, depuis sa tête, il diffusait en France et dans toute l’Europe cette épidémie que l’on devait appelait « armandine » ;

que, pour ce qui était de la santé du Cardinal, elle était devenue incurable ;

que, pour préserver les autres têtes, en particulier celle du roi Très chrétien, celle de Monsieur, celle de la Reine-mère et celle du royaume, seuls étaient efficaces les aphorismes d’État ; c’est pourquoi, ils s’en remettaient au sieur de Montaigne, mais estimaient, quant à eux, qu’il pouvait être profitable de référer au roi Très chrétien ce qu’on avait vérifié dans l’éminentissime tête.

Le sieur de Montaigne parla et dit :

qu’il ne convenait pas de faire une telle relation au roi, parce que, comme il entendait, voyait, comprenait et parlait à travers cette tête, il prendrait l’accusation comme une injure personnelle plutôt que comme la faute d’un autre ;

que le roi avait déjà entendu certaines de ces choses auxquelles avaient répondu, en faveur du Cardinal, le sieur de Cléonville[55] et d’autres de ses pairs dans leur livre intitulé Avertissements aux provinces ;

qu’ainsi le Cardinal fait grandir ses mérites auprès du roi, se posant en martyr à son service, combattu qu’il est par la haine de tous[56] ;

que son avis était qu’il fallait attirer un confident du Cardinal aux côtés du roi, afin qu’il fasse un suprême éloge du Cardinal et lui laisse entendre que tout le royaume était d’avis que sa Majesté devait faire à son égard ce que, de notoriété publique, le Cardinal envisageait de faire aux dépens du roi et de sa lignée. Ce moyen engendre forcément la jalousie dans l’esprit des rois, parce qu’ils découvrent le mépris dans lequel ils sont tenus ; or, rien ni personne n’est en sécurité face à la jalousie des souverains.

« Que l’on envisage calmement cela et, dans une seconde séance, nous nous déciderons ».

Ils l’approuvèrent tous. Ils fixèrent un jour pour se réunir, puis allèrent accompagner le sieur de Montaigne à son logis.

 

BIBLIOGRAPHIE

ÉDITION

Quevedo y Villegas, Francisco, Visita y anatomía de la cabeza del Eminentísimo Cardenal Armando Richeleu, Introducción, edición y notas por Josette Riandière La Roche, Criticón, 25 (1984), p. 19-113.

 

SOURCES

– Anglerais, Jean-Antoine d’, Les Paraboles, en forme d’auis, sur l’estat du Roy de Nauarre (à Paris, Iouxte la coppie Imprimee à Lyon, 1593).

– Anonyme, Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenuë des estats de Paris.

– Artus, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites de Thomas Artus (1593).

– Bacchanello, Jean, De consensu medicorum in curandis morbis libri quatuor (Lyon, 1573).

– Bayro, Pierre, De medendis humanis malis enquiridion, vulgo veni mecum dictum (Lyon, 1573).

– Cicquot (Chicot), voir Anglerais, Jean-Antoine d’

– Cléonville, cf. Simond, Jean

– Girard, Bernard de, Histoire générale des Rois de France (1576) seigneur du Haillan (1535-1610).

– Joubert, Paradoxorum decas prima atque altera (Lyon, 1556).

– Laval, Alain de, Historial des rois non catholiques (1592).

– Le Maître, Rodolphe, Doctrina Hippocratis (Paris, 1613).

– Morgues, Mathieu de,

          – Satyre d’Etat. Harangue faicte par le maistre du Bureaud’addresse à son Eminence le cardinal de Richelieu et le remerciement dudit cardinal (1635);

          – Lumières pour l’histoire de France pour faire voir les calomnies, flatteries et autres défauts de Scipion Dupleix (1636) ;

          – Diverses pièces pour la défence de la Royne mère du Roy très-chrétien Lovys XIII (1637) ;

          – La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632), in Diverses pièces… ;

          – Très-humble, très-véritable et très-importante remonstrance au roy, in Diverses pièces.

          – L’Ambassadeur chimérique ov le cherchevr de duppes du Cardinal de Richeliev, reueuë & augmentée par l’Autheur, s.l s.d. ; [Traduction castillane de Joseph Pellicer de Tovar, 1639].

– Quevedo y Villegas, Francisco de,

          – Carta al Serenissimo muy alto y muy poderoso Lvis XIII Rey Christianissimi de Francia (1635) ;

          – Vida de Marco Bruto (1648) ;

          – Virtud militante contra las quatro pestes del mundo … (1651) ;

          – Nombre, origen, intento, recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las calumnias vulgares (1699).

– Rabelais, François, Les œuvres de François Rabelais docteur en Medecine. Contenant cinq liures, de la vie, faicts & dits héroïques de Gargantua, & de son Fils Pantagruel. Plus, la Prognostication Pantagrueline, auec l’oracle de la Diue Bacbuc, & le mot de la  Bouteille. Augmenté des Nauigations & Isle Sonante. L’Isle des Apedeftes. La Cresme Philosophale, auec vne Epistre Limosine, & deux autres Epistres a deux  Vieilles de differentes moeurs. Le tout par Me François Rabelais. A Lyon Par Jean Martín (1558).

– Sirmond, Jean alias le seigneur de Cléonville Avertissement aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume (1631).

 

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

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– Blanco, Mercedes, “Del Infierno al Parnaso. Escepticismo y sátira política en Quevedo y Trajano Boccalini”, La Perinola, 2 (1998), p. 155-193.

– Fernández, Enrique, “La interioridad de Richelieu anatomizada por Quevedo”, Bulletin hispanique, 2003, Vol.105 (1), p. 215-229.

Riandière La Roche, Josette,

          – « Quevedo y la Satyre Ménippée francesa de 1593 : de la Ligue al partido Dévot, algunos elementos de una continuidad, Homenaje al Profesor D. José Antonio Maravall Casesnoves, Madrid, 1985, p. 259-269.

– « La folie médicale et son utilisation dans la satire politique : étude d’un pamphlet de Quevedo, Visages de la folie : 1500-1650, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981.

– Tato Puigcerver, José Julio, “Sobre la Visita y anatomía de la cabeza del cardenal Richelieu, de Francisco de Quevedo”, Espéculo. Revista de Estudios Literarios, vol. 39, 2008.

– Valdés Gázquez, Ramón, “Francisco de Quevedo por las sendas de la sátira menipea”, La Perinola, 2016, vol.20 (20), p. 221-270.

– Vallejo Rodríguez González, Ángela de, “Anatomía de una visita”, 14 Jornadas Estatales DEAC Museos, Cabildo Insular de Gran Canaria, Centro Atlántico de Arte Moderno, 2008, p. 144-155.



[1] « La folie médicale… », p. 165.

[2] Baltasar Gracián utilise dans El político don Fernando el Católico (1640), une formule très proche pour caractériser le roi Ferdinand d’Aragon (1474-1516) : « don Fernando el Católico, aquel gran maestro del arte de reinar, el Oráculo mayor de la razón de estado » (« l’Oracle majeur de la raison d’État »). La coïncidence des dates suggère un possible emprunt de la part de l’auteur de la Visite.

[3] Dans « La folie médicale », J. Riandière se réfère à M. de Morgues et plus précisément à la Très-humble, très-véritable et très-importante remonstrance au roy.

[4] Cf. Nombre, origen, intento, recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las calumnias vulgares, dans lequel il cite Montaigne à l’égal des plus grands : « Defiendo su opinion infamada por los embidiosos, no con mis palabras, sino como se ha leydo con las de Diogenes Laercio, con las de L. Torquato, con algunas de Cicero, con Eliano, con toda la pluma de nuestro gran Seneca, con la servidad de Juvenal, con el peso elegante y admirable del juyzio del Señor de Montaña, con la diligencia de Arnaudo » (p. 466). On connait l’éloge des Essais contenu dans le même traité : « libro tan grande, que quien por verle dexare de leer à Seneca, y à Plutarco, leerà a Plutarco, y a Seneca”.

[5] Saint-Michel-en-Herm. « Her » pour « Herm » : orthographe attestée dans les publications de Jacques de Billy. Cf. la page-titre des Sonnets spirituels (1573) : « Par Iaques de Billy, Abbé de S. Michel en Her ». Billy était abbé, entre autres, de cette abbaye et de celle des Châteliers dans l’île de Ré [où était morte Marie d’Anjou, reine de France, épouse de Charles VII, à son retour du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle], toutes deux situées dans le diocèse de Luçon, dont Richelieu sera, bien des années plus tard, le titulaire, ce qui explique peut-être qu’on ait voulu qu’il préside cette assemblée pour juger le cardinal.

[6] Acnoste : Agnoste, pseudonyme de l’auteur collectif de la Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenue des estats de Paris.

[7] Le manuscrit de référence M1 comporte ici la mention : « Elle fut copiée à Madrid le 17 septembre 1644. »

[8] Mercur pour Mercœur (les manuscrits proposent « Mercure »). Ce n’est peut-être que la transcription de la prononciation française de l’époque. Quant à « Richeleu » pour « Richelieu », un doute subsiste sur les raisons de cette variante, mais l’on sait que le jeu sur le nom du cardinal est un exercice prisé de ses ennemis.

[9] Allusion transparente au cardinal de Richelieu, accusé de faire le jeu des calvinistes.

[10] En français dans le texte.

[11] La désignation du dédicataire est identique à celle de l’épître liminaire de l’Historial des Rois non chrétiens d’Alain de Laval, également adressée au duc de Mercœur (là aussi orthographié « Mercure »). La formule de politesse est également très proche : « […] et vouloir, Monseigneur, conserver votre grandeur en toute prosperité au bien & repos de cet Estat & à l’extirpation des heretiques. Vostre tres-humble & tres obeissant seruiteur DE LAVAL ».

[12] Ces trois ouvrages ont été imprimés à Lyon, en 1566, pour le premier, et en 1573 pour les deux derniers. Laurent Joubert fut chancelier de la Royale académie de Montpellier en 1579.

[13] Tous les témoignages disent « des livres royaux ». Sur la lecture erronée librorum pour Liberorum cf. supra « Réception du texte ».

[14] Le mal français : la syphilis.

[15] Le duc de Montmorency fut exécuté en octobre 1632 ; le roi de Suède Gustave Adolphe II mourut des suites de ses blessures reçues lors de la bataille de Lutzen (1632) ; Wallenstein, duc de Friedland, fut exécuté en février 1634. Ces trois événements sont donc récents au moment où est rédigé le texte. Le Cardinal eut une part dans chacun d’entre eux. C’est lui qui ordonna la mise en jugement de Montmorency. En outre, il ne cessa de jouer de son influence dans la Guerre de Trente Ans, favorisant en sous-mains le roi de Suède et contribuant, après une intervention auprès de l’empereur, à la mise à l’écart de Wallenstein et à ses condamnation et exécution. L’image de la tête du Cardinal flottant au-dessus de ces personnages est celle d’un manipulateur dangereux, dont la proximité constitue une menace, le plus souvent mortelle.

[16] Le terme « seno » est synonyme de « cavité ». Pour éviter la répétition, je le traduis par son étymon latin sinus, qui pourrait bien être la leçon de l’original français.

[17] Représentation de la duplicité du Cardinal, reproche habituel qui lui est fait par ses adversaires. Mathieu de Morgues y recourt constamment dans ses écrits.

[18] La Reine-mère est Marie de Médicis et Monsieur, Gaston d’Orléans, frère du roi Louis XIII.

[19] mire (« qu’il veille »). La leçon ne fait pas sens. Je suppose qu’il faut lire le prétérit « miró ».

[20] Cf. Genèse 9, 11-17. L’arc-en-ciel représente le pacte que Dieu établit avec la terre et l’assurance qu’il n’y aura pas d’autre Déluge [source identifiée par J. Riandière].

[21] Du latin scelestus,

[22] Le soleil et sa lumière guident les rois. Quevedo reprendra cette idée dans la Vida de Marco Bruto (1644) [source identifiée par J. Riandière].

[23] « preparado en la confacción de España ». La formule est obscure mais semble suggérer que tout espagnol est accoutumé à fréquenter des personnes d’origine diverse et peut donc s’accomoder de la confusion qui règne dans l’oreille du Cardinal. Mais, de ce fait, Vésale, puisque c’est lui qui parle, se confond avec un sujet de Philippe IV.

[24] La métaphore maritime est inspirée par la figure de Charybde qui, depuis son rocher, dévorait tout ce qui passait à sa portée.

[25] Artus d’Embry, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites, ed. 1605, p. 142. La traduction proposée par Quevedo modifie quelque peu le texte original (cf. infra Commentaire). Je reproduis le texte original, ainsi « mugueter » pour « flatter ».

[26] C’est-à-dire qu’il était fou.

[27] Obstination = persévérance dans l’erreur.

[28] Jeu sur la proximité phonétique de « Hugues » et « huguenot », d’une part, de « Capet » et « chapeau » (de cardinal), d’autre part, pour finir sur le mot composé par la réunion des deux. C’est la leçon que reproduisent, avec quelques variants de détail, M1 et M4 (Hugos Capelia et Hugescapelia).

[29] Le Père Joseph, religieux capucin, était le conseiller et confident du Cardinal.

[30] Terme italien signifiant libelle satirique, rendu célèbre par les Ragguagli di Parnaso, de Trajan Boccalini (1617).

[31] Cf. Mathieu de Morgues, La Très humble Remontrance de Caton chrestien av cardinal de Richeliev, [début], p. 120-121 : « Ie recherchois ces iours passez d’où procedoit cette furie & fieure phrenetique, qui a produict en vous vne si grande oubliance de vostre nom, de vostre naissance, de vostre nature mortele & fragile, de la Prestrise, de l’Episcopat, & du Cardinalat ».

[32] Henri IV n’est pour rien dans la concession du cardinalat à Richelieu. Il semble que cette information soit un ajout intempestif de l’auteur espagnol.

[33] Rencontre secrète évoquée par M. de Morgues dans la Satyre d’État.

[34] Église du Saint-Esprit. Ancienne chapelle de l’hôpital Saint-Esprit, près de la Place de Grève, où le futur cardinal était tenu de dire une messe journalière : « où vous alliez tous les iours carabiner [expédier] vne messe », selon les termes de Mathieu de Morgues, Ibid. Dans la Très humble Remontrance, M. de Morgues lui attribue aussi des prédications à Saint-André-des-Arts.

[35] C’est dans ces termes qu’Alain de Laval, explicite cette loi (Historial des rois non catholiques…, p. 7) : « De ne deuoir en vn royaume Christianisé receuoir ni tollerer autre pour Roy qu’un Catholique ».

[36] Louis I de Bourbon, Prince de Condé (1585) ; Childéric III, dernier roi mérovingien (751) ; Charles I de Lorraine (988).

[37] La citation n’est pas tirée directement de l’ouvrage de Girard mais de la version qu’en donne A. de Laval, laquelle fait elle-même l’objet d’une paraphrase augmentée dans le texte castillan. On y substitue « l’en excluent » à « te jugent indigne » et on ajoute la formule finale : « il faut être fils légitime de l’Église catholique avant de l’être de ses parents ».

[38] Charles III le Gros et Louis V le Fainéant (887). Le surnom de ce dernier est en castillan un calque du français : Hace nada, pour Fait néant.

[39] Le texte castillan donne à Michel le Bègue le surnom de « gangoso (« nasillard).

[40] Tous ces princes « qui ont feint, & contrefait d’estre Catholiques… » constituent la 3e partie de l’ouvrage de Laval. Pour Georges de Podebrad, Quevedo reproduit la graphie adoptée par Laval, « Poggebra ».

[41] Comme beaucoup de ses contemporains ennemis du cardinal, Quevedo se plaît à jouer sur son nom, l’appelant « Richeleu » ou « Rocheleu », dont on fait dériver l’adjectif « rochelain », pour le discréditer en lui prêtant une origine étrangère, généralement italienne (Rucheli, Ruchili). « Armandine » est un dérivé du prénom du cardinal.

[42] Transcription partielle de l’intitulé de l’édition de Lyon (1558) des œuvres de Rabelais.

[43] Transcription partielle du titre de l’ouvrage Les Paraboles de Cicquot en forme d’aduis, sur l’estat du Roy de Nauarre, imprimé à Paris et Lyon en 1593.

[44] Marque traditionnelle, généralement une main avec l’index pointé, que les lecteurs plaçaient à la marge du manuscrit ou de l’imprimé pour signaler un passage qui avait particulièrement retenu leur attention. Le discours qui suit, adressé au roi Henri comme tout l’ouvrage, lui conseille le moyen de se doter de « forces et armées », tant il est vrai que « les royaumes s’aquierent par armes & non par Religion ».

[45] Je reproduis le passage d’après la version numérisée d’un exemplaire conservé à la Bigham Young University, que m’a aimablement communiquée Jean-Marc Dechaud, éminent libraire antiquaire tourangeau. Elle reproduit une édition de Paris, « iouxte la copie imprimee à Lyon », datée de 1593, attribuée à Jean-Antoine d’Anglerais (p. 25). J’en ai modernisé la graphie. Comme le signale justement l’éditrice, Josette Riandière, Quevedo est si fidèle dans sa traduction mot à mot, que, pour traduire « quitter » (« qu’ils quittent Dieu… »), il utilise le verbe « quitar » (ôter), s’exposant ainsi à provoquer la confusion chez ses lecteurs castillans.

[46] On a prêté à Richelieu un père notaire ecclésiastique de la Curie romaine, ce qui le faisait deux fois « père », puisqu’il avait droit aussi au traitement de « mon père » du fait de son état.

[47] Affirmation sujette à caution. Le titre de « comte » (et non duc) de Soissons, est détenu par une branche de la famille Bourbon-Condé. Mathieu de Morgues affirme que le Cardinal, dans sa folie, « [veut] faire espouser sa Niepce la vesue [Marie-Madeleine, fille de sa sœur, Françoise du Plessis], franche pucelle, à Monsieur » (L’Ambassadeur chimérique, p. 34). Après un mariage avec Antoine de Beauvoir, qui ne semble pas avoir été consommé et s’acheva au bout de deux ans, à la mort de son époux, Marie-Madeleine ne se remariera pas.

[48] Les places de sûreté protestantes, protégées par l’Édit de Nantes, durent se soumettre et perdirent leurs privilèges avec l’édit de grâce d’Alès en 1629. Cette même liste, à l’exception de Lunel, se retrouve dans la Lettre au roi Louis XIII de Quevedo, mais dans des termes élogieux à l’égard du roi qui, encore enfant, tel Hercule, « a étouffé dans ces bras […] ces serpents de pierre et de chaux, dotés d’autant de têtes que d’habitants ». 

[49] Le terme désignait les adversaires de Richelieu.

[50] « Le duc de Savoie s’y oppose ». Victor-Amédée Ier était l’époux de Christine de France, fille d’Henri IV et de Marie de Médicis, et, à ce titre, pouvait prétendre à la couronne si le roi de France n’avait pas de descendants directs. transeat, terme de logique qui équivaut à « passe » et suppose qu’une proposition est vraie.

[51] L’application de la loi salique, qui réglait la succession de la couronne de France, excluait la candidature du roi d’Angleterre comme du duc de Savoie, tous deux mariés à des sœurs de Louis XIII.

[52] « hagole bulla » : littéralement, « je lui fais du grabuge ». Quevedo joue sur les deux significations du mot « bulla » : « bruit de foule » et « bulle papale », dont c’est une graphie possible, la plus courante étant « bula ». Sur les projets de Richelieu à l’égard du Pape, cf. Mathieu de Morgues, L’Ambassadeur chimérique (p. 36) : « Et d’autant que la plus haute folie de l’Eminentissime par-dessus les mortels semble estre, d’auoir envoyé le Marechal d’Estré à sa Sainteté, pour lui faire des demandes impertinentes & tascher de la contraindre par des menaces à donner ses ports aux François [Civita Vecchia et Ostie] ».

[53] Juvénal, satire VI, vers 223. Dans la Lettre au roi Louis XIII, on relève aussi une citation de Juvénal (satire 10, vers …), ce qui conforte l’hypothèse de l’attribution de la Visite et anatomie au même auteur.

[54] Le chapeau du cardinal était rouge et avait donc dû déteindre sur la volonté.

[55] Avertissement aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume, de Jean Sirmond alias le seigneur de Cléonville publié en 1631. Quevedo aurait possédé un exemplaire de cet ouvrage. M. de Morgues a rédigé une réponse à cet écrit : La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632).

[56] Cette idée se retrouve aussi sous la plume de Scipion Dupleix, dont M. de Morgues reproduit un passage extrait de Lumières pour l’histoire de France povr faire voir les calomnies, flatteries, et avtres defavts de Scipion Dvpleix (MDCXXXVI), p. 19, : « […] de sorte que la Royne Mere en remuant toutes pierres pour [le Cardinal] perdre, raffermit dautant plus son credit & faueurs enuers le Roy : & luy arriua ce que les Poëtes chantent de la Deesse Junon, qu’elle accreut la gloire & reputation d’Hercule, en opposant les monstres à sa vertu ».