La mort de Joselito, par Ramón Pérez de Ayala

La mort de Joselito, par Ramón Pérez de Ayala

La mort de Joselito

 

Samedi 15 mai, j’ai fait la connaissance par hasard d’une demoiselle yankee qui était en Espagne depuis une semaine, guère plus. C’était au coucher du soleil ; je venais des arènes, où j’avais vu toréer Joselito, Belmonte et Sánchez Mejías.

Aux Etats-Unis, la première chose que l’on demande à un étranger, c’est son opinion sur le pays. L’étranger suppose, bien entendu, que cette question obéit à une espèce de tempérament autocritique commun aux nord-américains, qui les pousse à s’enquérir auprès des étrangers de leurs propres défauts ou excès, dans le but de les corriger, dans la mesure où à leurs yeux, s’agissant de pratiques habituelles, ils auraient pu passer inaperçus. Pas du tout. Si l’étranger naïf s’avise à insinuer que quelque chose dans ce pays les déconcerte ou leur déplaît, le nord-américain, sur un ton de compassion, réplique : « Vous ne nous comprenez pas ; nous sommes un peuple trop jeune et trop fort, complètement différent de tous les autres. » Ce qui est l’exacte vérité. Après plusieurs expériences de ce genre, l’étranger sait quoi répondre lorsqu’on sollicite son opinion sur les Etats-Unis : « Le premier pays au monde ». L’interlocuteur nord-américain commente avec une flatteuse spontanéité : « Vous êtes quelqu’un de très intelligent ». Il se peut qu’il ait raison.

Demander à un étranger ce qu’il pense de notre patrie me paraît aussi indélicat et inutile que de demander à un inconnu ce qu’il pense de notre personne. Ou la personne interrogée se lance dans un éloge superflu et hyperbolique ou, si elle est sincère, se voit contrainte à passer pour un impoli, alors que l’impoli, c’est le questionneur indiscret. C’est pourquoi je ne demande jamais à un étranger ce qu’il pense de l’Espagne. Qu’il le dise librement, s’il juge bon de le faire. Ce que je fais, dans ce cas, c’est écouter attentivement, parce que le jugement d’autrui sur soi est toujours profitable.

Dans le bref laps de temps d’une semaine, cette demoiselle s’était déjà fait une opinion sur l’Espagne, qu’elle entreprit, bien entendu, de me communiquer sans que je l’aie sollicitée. En Espagne, il était évident que bien des choses la surprenaient. Je tentai de disculper nos choses, en disant : « En Espagne, on accorde beaucoup d’importance à ce qui, dans d’autres pays, n’en a aucune et vice-versa ; c’est affaire de tempérament et de personnalité ». « Il est certain, -dit-elle-, qu’en Espagne, on n’accorde pas d’importance à ce qui est pratique ». Je répondis : « En Espagne on accorde de l’importance à ce qui est pratique ; ce qui se passe, c’est que les espagnols ont une conception originale de ce qui est pratique. Que vous semble des pavés de Madrid ? Elle répondit : « Infernaux ». Je poursuivis : « Et le ciel de Madrid ? » « Divin », s’exclama-t-elle. « Voyez-vous, les espagnols –déclarai-je- prêtent plus d’attention au ciel qu’au sol ». Elle me répliqua : « Mais on ne peut marcher sur le ciel la tête en bas, comme les mouches sur le plafond d’une chambre ». Je répondis : « On ne peut pas non plus marcher sur le pavé de Madrid. Conclusion : le mieux est de se coucher au soleil, sur la bonne terre. Voilà ce qui s’appelle être pratique. En outre, on ne peut marcher sur le ciel avec ses pieds ; mais, par l’imagination, on peut se promener dans les nuages ». La demoiselle yankee reconnut qu’en effet, dans les rues du centre de Madrid, elle avait vu beaucoup de personnes couchées au soleil. Malgré tout, elle supputa que je plaisantais, d’où il découlait, selon elle, que les espagnols, nous avons parfois le sens de l’humour, bien qu’elle crût, avoua-t-elle, que c’était une qualité exclusive des nord-américains, de même que la superstition est la seule qualité propre qu’il nous reste à nous autres espagnols. Je la remerciai.

La conversation roula sur le sujet des taureaux. Je m’attendais à l’inévitable jugement sur la barbarie et la cruauté de notre fête. Malheureusement, la demoiselle yankee avait été profondément déçue par les corridas, jugeant qu’elles n’étaient pas aussi barbares ni aussi cruelles qu’on les lui avait dépeintes. D’après elle, dans le combat avec les taureaux braves, il n’y a pas le moindre risque. Le taureau est un animal imbécile qui se laisse mener où on veut ; on l’éloigne de soi avec une légère agitation du tissu rouge. Il n’y a rien de gênant ni de dangereux dans la vie des fameux toreros, si ce n’est qu’ils passent le plus clair de leur temps dans le train, ballottés d’un endroit à l’autre, comme les sacs de la Poste et que, par conséquent, ils sont plus exposés qu’un citoyen ordinaire à un accident ferroviaire. D’aussi pittoresques remarques me ravirent. « Vous me rappelez –dis-je- quelques lignes d’une lettre qu’un aumônier militaire envoya au Times depuis le front : « La vie du soldat est une vie très dure, à laquelle se mêlent parfois de véritables dangers ». Elle insista disant qu’on ne court aucun danger face à un taureau brave, et se montra disposée à toréer dans les pâturages [un taureau en liberté] et à ce qu’on publie la photo dans Nuevo Mundo. Je la mis en garde contre les taureaux et même les veaux, qui attaquent subitement et brutalement lorsque quelqu’un s’approche d’eux. « Bah ! –répliqua-t-elle- ; il suffit de se figurer que le taureau est un chien dressé ». Très exactement ce qu’un chasseur de lions conseillait à un ami apeuré : « C’est très facile ; il suffit que tu te figures que le lion est un lapin ». Et l’ami répondit : « C’est justement ce qui est le plus difficile ». Je tentai de la persuader que tous les toreros, face au taureau, courent un danger mortel. « Tous –ajoutai-je- sauf un : Joselito ». « Pourquoi, pas lui ? », demanda la demoiselle avec une certaine vivacité polémique. « A cause de la confiance –répondis-je-, qu’il a en lui-même, en ses facultés physiques, en sa science des bêtes, en son art ». « Vous croyez donc, -poursuivit-elle-, qu’il est si confiant, si confiant en lui-même ? ». « Je le présume ; tous ses amis le confirment ». La demoiselle, sur un ton de gravité sentencieuse, dit alors : « C’est donc le seul torero qui soit en danger de mort. Les dieux ont été provoqués, or les dieux sont vindicatifs ». Je commentai : « Je croyais que la superstition était une qualité exclusive des espagnols ».

Ramón Perez de Ayala

Écrit en 1920, peu après la mort de Joselito,

survenue dans les arènes de Talavera le 16 mai de cette année.