Autour de la soutenance de la Thèse d’État sur Pedro López de Ayala

Français Sep 12, 2020

Autour de la soutenance de la Thèse d’État sur Pedro López de Ayala,

Recherches sur l’œuvre et la personnalité du Chancelier Ayala,

soutenue en Sorbonne le 21 juin 1980

 

Composition du jury : Maurice Molho, directeur de la Thèse ; Pierre Heugas-Lacoste ; Jean Roudil ; Luis Urrutia Salaverry ; Michel Darbord.

 

Avant soutenance, toute Thèse d’État donnait lieu à la rédaction par le candidat d’un résumé remis à son directeur pour avis. Si ce dernier était favorable, s’ensuivait une procédure administrative qui consistait à obtenir l’accord de l’université dans laquelle exerçait le directeur pour la soutenance, puis débouchait sur la composition du jury, dont les membres potentiels acceptaient ou non leur participation à la lecture de ce document. La soutenance proprement dite débutait par un exposé du doctorant, avant que les membres du jury l’interrogent, chacun à son tour, sur tout ou partie de sa Thèse. Le résumé, l’exposé de soutenance et la Thèse elle-même, avant la création de l’atelier de reproduction de l’Université de Lille, restaient inédits. Ma Thèse fut traduite en espagnol par mes soins et publiée en 1982 par les éditions Alhambra de Madrid, dans la collection Estudios dirigée par le Professeur Nicasio Salvador Miguel. Le résumé et l’exposé de Thèse étant restés inédits, je les publie ici. Je crois utile de compléter cette information en reproduisant la conclusion générale de la Thèse dans sa version originale.

Quarante années se sont écoulées depuis la soutenance, au long desquelles mon approche de l’œuvre de Pero López de Ayala a passablement évolué, comme on pourra en juger par le contenu de la bibliographie que je publie par ailleurs, et plus particulièrement par mes travaux les plus récents. Si je reproduis ici un état primitif de mes recherches sur cet auteur, c’est afin de donner la mesure du travail de révision que j’ai accompli depuis, même s’il m’en coûte d’assumer certaines de mes opinions d’alors. Je reproduits les documents originaux aussi fidèlement que possible, mais je m’autorise à réviser un vocabulaire et certains traits de syntaxe qui me sont devenus par trop étrangers.

 

RÉSUMÉ DE LA THÈSE

Nous sommes donné pour but de rendre compte des différentes manifestations de ce que nous avons choisi d’appeler le phénomène Pero López de Ayala, c’est-à-dire à la fois une réussite sociale remarquable et une œuvre écrite d’envergure, considéré comme représentatif de la société castillane de la fin du xive siècle. Nous tenterons d’identifier quels facteurs sont susceptibles d’expliquer le phénomène sous tous ses aspects. Chacune de ces manifestations requiert une analyse particulière mais nous veillerons à les associer dans cette recherche d’élucidation.

 

PREMIÈRE PARTIE. LA REVENDICATION D’UNE LIGNÉE.

Cette Partie se nourrit avant tout de l’analyse de la Généalogie familiale composée par Fernán Pérez de Ayala, père du futur chancelier, et prolongée par ce dernier puis par certains de leurs descendants. Au moyen d’une comparaison avec les généalogies immédiatement postérieures, nous retraçons les circonstances historiques ainsi que les partis-pris idéologiques de cette rédaction. Il en ressort que Fernán Pérez cherche à faire admettre comme naturelle l’accession de la branche cadette à la tête de la seigneurie, et à légitimer sa propre autorité par le moyen d’un récit reconstruit et orienté, dont nous tentons de rétablir l’exactitude.

En se plaçant exclusivement dans la situation qu’il a héritée, Fernán Pérez contribue à cacher les nombreux aléas de cette histoire. Ainsi de la tentation murcienne à laquelle son père faillir céder, ce qui aurait eu pour effet de substituer au fief initial un autre géographiquement distinct et d’orienter très différemment l’avenir de la lignée. Ce récit tend aussi à occulter l’influence décisive exercée par les Barroso et plus particulièrement pat le cardinal premier de ce nom. En fait, ce sont les facteurs qui échappent à la volonté du fondateur qui sont ainsi cachés.

Là où le projet de Fernán Pérez se révèle le mieux, c’est dans l’œuvre juridique qu’il mène à bien dans la Terre d’Ayala, en fixant par écrit et en réorientant le fuero traditionnel dans un sens plus favorable aux intérêts de la seigneurie.

L’action de Fernán Pérez s’inscrit dans un contexte socio-politique original : celui d’un changement dans les groupes hégémoniques de la société castillane, qui coïncide avec un changement dynastique lourd de conséquences. Ce contexte, tout en créant une situation favorable au groupe social auquel appartient Fernán Pérez, ne manque pas de provoquer certaines contradictions au sein de cette communauté. Nous réalisons dans un sens une lecture du passage des « Fechos de palacio » contenu dans le Rimado de palacio rédigé par son fils, Pero López. On peut y mesurer le désarroi de cette noblesse moyenne qui constate, alors qu’elle est en pleine ascension, que le monde change et ne lui offre pas les avantages qu’elle avait connus jusque-là.

 

DEUXIÈME PARTIE. LES ŒUVRES

Une fois regroupées en ensembles homogènes, elles sont abordées successivement dans la perspective d’une recherche des ressorts profonds de leur écriture. En insistant sur les aspects non encore élucidés ou ignorés de la critique, nous avons recherché les éléments susceptibles de nous faire découvrir certaines caractéristiques de la création littéraire au xive siècle, tant dans le choix es thèmes que dans leur traitement.

Livre premier. Traductions et Thème de Job

Nous faisons le point sur les premières, en nous attachant surtout à en confirmer l’attribution. Nous réservons un développement particulier aux Décades de Tite Live, dont la traduction a suscité des opinions contradictoires. Nous pensons que Pero López a réalisé sa traduction sur le seul texte français de Pierre de Bressuire. Les raisons de ce choix s’expliquent par la qualité du texte établi par le moine français, mais aussi par l’actualité de cet ouvrage, conçu comme un manuel de stratégie, à une époque où le souvenir de la défaite d’Aljubarrota est encore cuisant dans les mémoires.

Le Thème de Job regroupe plusieurs ouvrages : les Moralia de Grégoire le Grand et leur traduction castillane (les Morales), ainsi que les différentes adaptations auxquels ils ont donné lieu, Flores de los Morales sobre Job, deuxième Partie du Rimado de Palacio, Compendio de los 35 libros de los Morales. Nous tentons d’élucider à la fois la question de l’attribution, la chronologie des adaptations et ce qu’elles doivent aux inscriptions portées sur les manuscrits des Morales que conserve la Biblioteca Nacional de Madrid. Ce que nous soulignons, c’est que, de notre point de vue, toutes les adaptations répondent à leur manière au même projet didactique dont découlent les Morales. Il est aisé d’en trouver confirmation dans le recueil des Dichos e sabios, contenu dans le manuscrit unique des Flores et que nous attribuons à Pero López.

Traductions et Thème de Job présentent une unité thématique surprenante, que nous attribuons à une forme d’identification de la part d’Ayala, à travers l’interprétation qu’en donne Grégoire, avec le personnage de Job et sa destinée.

Livre deux. Les chroniques

Nous leur consacrons une double étude. La première s’attache à éclairer la question des deux versions : quelle l’extension exacte de chacune d’entre elles ; quelle est leur chronologie de composition ; quelle signification donner aux variantes de l’une à l’autre ? Notre conclusion est qu’aucun des manuscrits conservés ne nous donne un texte complet de chaque version ; qu’il est possible, cependant, de reconstituer ces textes à partir du matériau qui nous est parvenu. La version dite abrégée correspond à une première rédaction. La version appelée vulgaire est le fruit d’une révision de la première, mais cette révision n’a pas été menée à son terme du vivant d’Ayala. Elle a été poursuivie, après sa mort, sur un texte de la version abrégée, peut-être à partir d’un matériau accumulé par l’auteur, mais qui fut complété en vue de son actualisation. La rédaction des chroniques s’inscrit, par conséquent, dans un projet de création collective.

La seconde approche concerne le sens de la chronique. Nous y recherchons les principes théoriques adoptés par Pero López, puis nous mettons l’accent sur le caractère officiel de ces textes. Nous tentons ensuite d’évaluer le degré d’objectivité respecté par le chroniqueur et analysons ses tentatives pour orienter la lecture, particulièrement sensible dans l’usage qu’il fait de documents apocryphes. Enfin, nous suggérons certaines directions de recherche qui s’appuieraient sur les chroniques pour mieux connaître la culture de l’époque où elle fut composée.

Livre trois. Pero López et la spiritualité

Nous tentons de tirer au clair les rapports que Pero López a pu entretenir avec les courants spiritualistes de son époque, particulièrement féconde en ce domaine. Nous tentons de fixer les limites de l’influence qu’aurait pu exercer sur lui l’ordre des Hiéronymites. À partir de sa Respuesta prima au débat lancé par Sanchez Calavera et conservé dans le chansonnier de Baena, nous démontrons que, dans ce domaine aussi, sa principale source d’inspiration fut l’œuvre de Grégoire le Grand.

Livre quatre. Unité du Rimado de Palacio

Nous abordons l’étude de cette œuvre capitale, dont nous traitons par ailleurs largement dans notre édition, à partir d’un débat toujours d’actualité : le Rimado est-il un ouvrage composite ou, dès l’époque où il était en projet, a-t-il été conçu comme un tout ? Notre opinion, fondée sur une approche formelle des différentes Parties apparentes, est que la division du texte en fragments isolables n’est pas justifiée, qu’elle découle d’un apriori dont ont été victimes même les tenants de la thèse de l’unité. Nous associons toute la Première Partie ainsi que les cinq cents strophes du fragment achevé de l’adaptation des Morales qui figure dans les deux manuscrits, et situons leur composition à l’époque de la captivité d’Obidos.

Conclusion

Nous soulignons ce que la réussite de Pero López doit à un entourage social favorable. Nous faisons observer que son œuvre n’a de sens véritable que si on prend en compte sa dépendance à l’égard du groupe social auquel ils appartiennent, lui et sa famille. Pero López est l’intellectuel organique de ce groupe. Cependant, il se rattache aussi à une tradition culturelle ancienne. De là certaines contradictions dans son œuvre.

 

EXPOSÉ DE THÈSE

 

Sous le titre de Recherches sur l’œuvre et la personnalité du Chancelier Ayala et malgré les apparences, c’est un travail homogène que je soumets à votre critique et à votre appréciation. La thèse que j’y défends est qu’il existe un étroit rapport de dépendance entre la fonction d’écrivain qu’exerça Pero López de Ayala et le milieu politique et socio-culturel qui fut le sien. L’affirmation pourrait paraître à la fois banale et hasardeuse. Banale, parce qu’elle rappelle un peu trop la théorie de « l’œuvre reflet de son temps » ; hasardeuse, parce que notre information sur le xive siècle castillan est pauvre et qu’il sera toujours difficile pour cette raison d’asseoir une opinion solide sur la société de cette époque et sa culture. Pour répondre à la première objection, je dirai que mon propos n’a pas été d’établir une théorie mais de suivre au plus près un phénomène individuel – même s’il peut paraître exemplaire -, celui de l’écrivain Ayala. Pour répondre à la seconde, je ferai observer que l’étude du cas Ayala éclaire tout autant le contexte social que celui-ci ne l’éclaire. C’est pourquoi je me suis imposé de considérer alternativement – dialectiquement – l’œuvre et son contexte.

En répondant à vos questions, j’aurai l’occasion de préciser ces points ainsi que d’autres aspects de ma Thèse. Il ne serait donc pas bienvenu que je les formule au préalable. Je préfère consacrer cet exposé préliminaire à vous dire par quels cheminements j’ai été conduit à adopter ce sujet et à le traiter comme j’ai choisi de le faire. Je sais bien que je sacrifie ainsi à une tradition respectable en matière de soutenance, – mais pourquoi et comment le cacher ? -, je cède aussi à la tentation d’évoquer mon expérience personnelle. Mon respect de la coutume excuse d’avance une immodestie qu’on pourrait juger excessive, mais ce n’est pas impunément que l’on consacre tant d’années à étudier les écrits d’un autre que soi-même : on finit par y retrouver sa propre trace.

Les critères qui déterminent le choix d’un sujet de thèse coïncident rarement avec l’idée que l’on peut s’en faire à la lecture de l’ouvrage, de nombreuses années plus tard. Le hasard y joue, en réalité, un rôle important. Certes, au moment où j’ai entrepris ces recherches, je pouvais passer, à tort ou à raison, déjà pour un médiéviste, mais je mentirais si je disais que le sujet « Pero López de Ayala » m’est venu spontanément. C’est parce que Maurice Molho, qui avait accepté de diriger mes recherches, me reconnaissait quelques capacités à entreprendre des travaux sur un auteur du Moyen Âge et que Luis Urrutia avait abandonné ses recherches sur ce personnage, pour revenir à son sujet de prédilection, Pío Baroja, de nouveau accessible, que je dois d’avoir pu m’approprier Ayala à titre exclusif, comme l’exige l’usage dans l’Université française. Aujourd’hui je ne peux que me féliciter de ce choix et remercier ceux qui y ont contribué. En serait-il autrement, que je ne serais pas ici pour vous le dire.

Un ouvrage consacré à Pero López de Ayala offrait le double avantage d’associer un nom connu et une matière très négligée par la critique moderne (que les mânes du grand Floranes me pardonnent). Dès que j’entrepris d’inventorier les manuscrits et les éditions des œuvres d’Ayala, je m’aperçus que mon ignorance sur le sujet ne m’était pas entièrement imputable mais qu’elle découlait du fait que son œuvre était en grande partie inaccessible. Désormais, mon travail critique devait se doubler nécessairement d’un travail d’éditeur. Le phénomène est assez courant s’agissant d’auteurs médiévaux, mais il semblait qu’un auteur aussi souvent cité que Pero López de Ayala aurait dû y échapper. Dans ma thèse j’avais l’ambition de traiter de la totalité de son œuvre mais je ne pouvais envisager de publier ses écrits, même en me limitant aux plus remarquables. Force me fut de choisir la part que j’estimais la plus significative et mon choix tomba, bien naturellement, sur le Rimado de Palacio, de tous ses ouvrages celui qui était le plus susceptible de me fournir une information de première main sur son auteur, compte tenu des éléments d’autobiographie qu’il contient. Je consacrai à cette édition plus d’années peut-être qu’il eût fallu, mais j’avais conscience, en poussant aussi loin que je le pouvais mon travail sur le texte, de travailler déjà à ma thèse proprement dite. C’est pourquoi je tiens à préciser ici, comme je l’ai écrit dans mon Introduction à l’édition du Livre de Poèmes, que cette publication n’est pas dissociable des recherches qui ont nourri les trois volumes que je vous soumets. Aussi me suis-je permis de la joindre à ma thèse dans le dossier qui vous a été remis.

Ayant achevé l’édition du Rimado, je m’étais familiarisé avec plusieurs facteurs essentiels de la vie de ce personnage : la géographie ayalienne, qui associe l’Alava et Tolède, mais aussi San Miguel del Monte en Vieille Castille ; certains épisodes clefs de son existence, tels que Aljubarrota et Obidos, le Schisme d’Occident ; sa carrière de diplomate enfin. C’étaient autant de lieux et de faits qui me permettaient de m’orienter désormais avec un peu plus d’assurance dans une biographie non dépourvue de points obscurs. Était-il pour autant souhaitable de rédiger une vie de Pero López ? Il me sembla que non. En l’absence de documents nouveaux susceptibles d’éclairer des périodes méconnues de son existence, envisager de lui consacrer un chapitre particulier paraissait vain et même prétentieux. Tout au plus aurais-je cédé au plaisir de rédiger à ma manière ce que l’on savait déjà. En outre, ce n’était certainement pas la meilleure méthode pour découvrir la clef de sa personnalité et de son œuvre, dans la mesure où j’étais convaincu qu’il fallait la chercher en-dehors de lui ? C’est alors que je décidai de me pencher sur les antécédents familiaux, en prenant appui sur la généalogie établie par Fernán Pérez de Ayala et complétée par son fils puis par certains de leurs descendants.

La recherche généalogique est un exercice à double tranchant. Elle fait parfois sombrer ceux qui la pratiquent dans un infantilisme navrant et les documents qui sont publiés sont souvent sujets à caution. Si elle me paraît si suspecte, c’est surtout à cause des excès auxquels elle a donné lieu à partir du xvie siècle. Il n’en reste pas moins que c’est un outil qui, s’il est manié avec rigueur et précision, peut fournir une mine d’informations utiles. Nul doute que la lecture que j’ai faite de la Généalogie de Fernán Pérez ne fasse sourire les spécialistes. Quant à moi, il me suffisait d’y découvrir des éléments capables de me révéler sous un jour nouveau la lignée des Ayala jusqu’au xive siècle finissant. Et en effet, au terme de mon analyse, l’histoire récente de la famille se trouvait profondément modifiée. Je découvris que Fernán Pérez appartenait à une branche cadette ; que son accession à la tête de la seigneurie était récente et s’était faite au prix d’une effusion de sang ; qu’en fin de compte, le généalogiste avait su manipuler les textes avec assez d’adresse pour gommer autant que possible ces tares originelles. La Généalogie nous apportait une information plus précieuse encore sur la mentalité de son auteur, sur ses ambitions personnelles et sur celles qu’il prétendait inculquer à son fils. Enfin, elle me permettait de tracer un portrait sociologique, non plus seulement d’un individu mais de tout un groupe social, celui qui correspond à la moyenne noblesse de l’époque.

Cette découverte se révéla décisive, dans la mesure où elle nourrit et orienta mes recherches désormais. Elle me fournit en particulier un outil d’analyse susceptible de s’appliquer à tous les domaines de la création ayalienne et d’unifier, par conséquent, mon traitement du sujet, en m’incitant à privilégier le cadre idéologique dans lequel cette œuvre fut créée.

À partir de ces prémisses, je décidai de soumettre chacun de ces ouvrages à l’épreuve de l’analyse. Aucun ne s’y déroba, à l’exception du Livre de la chasse, qui offre la double particularité de ne présenter aucune énigme dans son attribution ni dans les circonstances de sa composition et d’être, pour l’essentiel, l’adaptation d’un traité préexistant, celui du portugais Pero Menino.

Bien évidemment, la diversité de l’œuvre m’obligea à moduler mon approche des textes. Dans les traductions, je cherchai surtout à délimiter le champ de la culture personnelle de Pero López, à savoir sa connaissance du latin et du français, mais aussi à préciser la nature de ses curiosités littéraires. Pour ce qui est du Thème de Job, – formule qui désigne l’ensemble des ouvrages consacrés aux Moralia de Grégoire le Grand, c’est-à-dire sa traduction en castillan (les Morales), ainsi que les différentes adaptations qui en furent tirées (Compendium, Flores de los Morales, adaptation versifiée contenue dans le Rimado de Palacio) -, je m’interrogeai sur les rapports qu’entretenaient entre eux ces textes et sur les motifs d’un pareil engouement pour le commentaire de Grégoire. Les chroniques – monument littéraire qui mériterait à lui seul un ouvrage critique – m’ont donné l’occasion d’aborder la dimension idéologique des écrits d’Ayala dans leur versant politique, sans négliger d’autres lectures possibles. Enfin, la question de l’unité de structure et de conception du Rimado de Palacio m’a conduit vers une connaissance plus approfondie du personnage, qui se manifeste dans ce qui est aussi une quête d’identité.

Je vous épargnerai ici la reprise de mes conclusions partielles comme de ma conclusion générale, mais peut-être n’est-il pas inutile que je précise à votre intention certaines réflexions que j’ai pu me faire pendant ces années de recherche.

En abordant l’œuvre de Pero López de Ayala et une fois les premières constatations faites, je crus que le sujet retenu m’offrirait l’occasion d’exercer ma curiosité dans des directions tout à fait inédites pour moi, la personne du Chancelier étant assez considérable pour constituer un sujet digne d’intérêt en soi et parce qu’il s’agissait de ma première incursion dans le XIVe siècle. Or, il me fallut me rendre à l’évidence, un changement d’époque et de personnage n’avait pas suffi pour orienter mes recherches en dehors de ce qui s’avéra être chez moi une préoccupation constante, même si je n’en avais pas eu une conscience claire jusque-là. Je m’aperçus, en fait, que mes recherches ne visaient qu’un seul objet, toujours le même, celui de l’intellectuel, de sa fonction dans la société et des rapports qu’il entretient avec elle. Que l’on me permette d’évoquer mes travaux antérieurs, même s’ils nous éloignent chronologiquement de Pero López de Ayala.

La première occasion qui me fut donnée d’aborder ce thème fut le mémoire de DES que je réalisai, sous la direction conjointe de MM. Rumeau et Marrast, à l’initiative de ce dernier. Il était consacré à l’étude du Mono Azul, organe de l’Alliance des Intellectuels pour la Défense de la Culture, publié à Madrid pendant la presque totalité de la Guerre Civile. On ne pouvait meilleure initiation à la problématique, puisque cette revue offrait un inventaire très complet des situations auxquelles peut être confronté un intellectuel face à des circonstances adverses : depuis la revendication d’un statut particulier qui s’accompagnait d’un repli dans la tour d’ivoire, jusqu’à un engagement personnel radical qui le coupait de son milieu habituel. Ce que je découvris surtout à cette occasion c’est que, quelles que soient les données politiques ou autres du moment, et même lorsque les circonstances semblent ne laisser de place qu’à des comportements guerriers ou à des réflexes de survie, l’intellectuel ne cesse d’occuper dans la société une place qui lui est propre et à laquelle il ne peut renoncer sans cesser d’être lui-même. Le sentiment, entretenu par certains, de l’inutilité de la fonction intellectuelle buttait contre une expérience historique qui avait démontré le contraire. Ramenée aux modestes proportions de ma personne et au-début d’un projet encore mal défini, j’en tirai la conviction que se consacrer à la critique littéraire, qui plus est médiévale, ne constituait pas un double dévoiement vers une démarche inutile à l’égard de la collectivité. Je fus conforté dans cette opinion par la distinction que fait Gramsci entre l’intellectuel organique et l’intellectuel traditionnel, sous l’espèce de l’opposition entre l’intellectuel engagé et celui qui « se tient au-dessus de la mêlée », pour reprendre le vocabulaire d’un débat qui eut lieu en Espagne même et dans lequel Antonio Machado intervint si brillamment. Enfin, je perçus les contradictions possibles entre la dépendance de classe et l’engagement personnel puisque ces intellectuels, souvent issus des classes possédantes et formés par elles, choisiraient de se mettre au service d’une cause qui projetait de mettre à bas l’ordre établi.

Pedro de Escavias offrait un cas en apparence bien différent. La Thèse de Troisième cycle que je lui consacrai me fit effectuer un saut considérable dans le temps, mais il m’apparaît aujourd’hui que je ne m’éloignais guère de mon sujet précédent. Ce personnage éminent de la ville d’Andújar pendant les vingt premières années du règne d’Henri IV, sut concilier ses activités politiques et administratives avec la création d’une œuvre écrite non négligeable. Plusieurs aspects de cette expérience vitale retinrent mon attention.

Le premier était le rôle décisif joué par l’apprentissage qu’il suivit au début de sa vie. Élevé à la cour du roi Jean II, où il fut initié aux débats poétiques qui agitaient l’aristocratie de l’époque, Pedro de Escavias resterait tout sa vie un trovador, comme le démontre le fait qu’il ait réuni dans ses vieux jours une anthologie de ses propres œuvres, y compris certains des poèmes de sa prime jeunesse. Son inspiration personnelle, surtout dans premières créations, suivait les canons du temps, mais la démarche du poète Escavias ne se réduisit pas à cette production précoce car elle emprunta, avec les années, une voie originale, comme en témoigne le romance dédié à l’Infant Henri, une des premières manifestations du genre, ainsi que la collection qu’il constitua et que l’on connaît sous le titre de Cancionero de Oñate y Castañeda, dans laquelle il démontra une connaissance critique de la création poétique sur la longue durée (1420-1480).

Un autre fait qui me frappa, ce furent les manipulations auxquelles pouvaient se prêter les textes, à travers le récit de certains événements rédigés par des témoins oculaires qui ne coïncidaient pas entre eux. Cela m’amena à considérer que la finalité d’un texte est autant ou plus décisive que sa source, ce qui implique que l’on intègre à l’analyse ce facteur socio-politique.

La finalité recherchée n’était pas nécessairement unique, un même objet pouvant donner lieu à des traitements différents. L’œuvre d’Escavias en offre quelques exemples parlants. Ainsi, dans le résumé de la Chronique castillane (le Repertorio de Príncipes de España), l’auteur se proposait de fournir à ses contemporains un moyen de se reconnaître comme une communauté liée par un long passé historique. Dans ses poèmes, en revanche, il proposait un modèle de comportement individuel à l’imitation de héros mythifiés.

Ces recherches sur Pedro de Escavias contribuèrent à me familiariser avec la question de la portée idéologique du discours du Moyen Âge tardif, même si elle apparaissait chez lui sous une forme relativement embryonnaire.

Cette dimension allait se révéler de façon beaucoup plus visible dans l’œuvre du chancelier Ayala, pour une raison qui semblait tenir avant tout au statut social exceptionnel qui était le sien. Entre Pedro de Escavias, homme fort d’une petite cité andalouse, et le seigneur d’Ayala, homme de cour, chef de lignée et diplomate, la distance était suffisante pour expliquer le différent impact de leurs œuvres respectives. Mais ce n’est probablement pas la seule explication ni même la plus importante. La personnalité de Pero López présente une caractéristique qui contribue à accentuer le caractère idéologique de ses écrits. On pourrait le définir comme une remarquable sensibilité à la pression du fait social. Celle-ci l’amène à réagir à toute sorte de sollicitations et à exercer son activité d’écriture dans des domaines très variés. On ne saurait nier, en tout cas, que la finalité de ses œuvres ne soit toujours perceptible – morale, didactique, politique –, même si elle n’est pas toujours explicite. De même, Pero López se donne toujours une cible précise : d’un public restreint limité à la cour ou au cercle familier jusqu’à la collectivité castillane toute entière, directement ou à travers la personne du roi.

Je ne cacherai pas que cet aspect de l’œuvre m’a rempli de perplexité, car il va à l’encontre de l’idée que l’on peut se faire d’un homme de lettres et de sa faculté à choisir des sujets à sa convenance. Il est loin de ces fous littéraires, à la manière d’un Juan Ruiz ou même d’un rimeur dilettante comme le fut Escavias. Pero López relèverait plutôt de la classe des écrivains publics, en ceci qu’il met au service de la collectivité son talent et son savoir. Il n’est pas exagéré de dire qu’il « écrit sous la dictée ». Découvre-t-il un traité portugais de fauconnerie, il le traduit ou fait traduire et l’adapte. Recherche-t-on un lettré capable de composer une chronique royale, c’est-à-dire de réunir la documentation correspondante et d’en composer le récit, c’est vers lui que l’on se tourne. Grâce à lui, les Moralia de Grégoire le Grand seront traduits en castillan puis adaptés par ses soins sous diverses modalités. Dans tous ces écrits, quelle part personnelle revient à leur auteur ? Apparemment aucune, si ce n’est une disponibilité qui n’a pas échappé à ses contemporains ou à son entourage. Pero López sait écrire, est doué pour cet exercice et dispose d’un bagage culturel qui le désigne pour composer à la demande toute sorte d’ouvrages. Les circonstances, parfois malheureuses, ont aussi rendu possible ces entreprises. Ainsi du loisir forcé coïncidant avec la longue captivité d’Obidos ou ceux qu’une longévité exceptionnelle lui offrit à la fin de sa vie, lorsqu’il eut renoncé à ses charges.

L’existence de Pero López est placée sous le signe d’une activité débordante : souvent sur les chemins, à une époque où la vie de cour reste largement itinérante, mais aussi pour satisfaire aux exigences de la guerre et des missions diplomatiques. Son savoir en matière de chevalerie, lui qui fut très jeune porte-bannière de l’Ordre de la Bande, le désigne pour figurer dans tel tribunal d’honneur de la couronne d’Aragon. Par ailleurs, il se dépense sans relâche pour préserver et conforter le patrimoine de la lignée, qui se trouvera considérablement augmenté lorsqu’il le cédera à ses enfants. Il veille à tisser un réseau serré d’affinités sociales, dont témoigne la qualité des mariages de ses filles. Enfin, il sacrifie allègrement sur l’autel de Vénus – plus qu’il n’était décent pour un seigneur de sa qualité, de l’avis de son neveu, Fernán Pérez de Guzmán –. Décidément, les soixante-quinze années de la vie de Pero López furent bien remplies.

Dans cet ensemble, la place de l’écriture n’est ni plus ni moins grande que celle des autres activités. Pero López était écrivain comme il était diplomate (à une époque où ce n’est pas encore une profession), comme il était guerrier (comme il sied à un chevalier, mais il a assez dénoncé l’improvisation chez les gens de guerre pour ne pas revendiquer d’en être un), comme il était homme de cour (avec toutes les obligations que cela impliquait, tant politiques que sociales). Je ne nierai pas que du vivant d’Ayala le statut d’écrivain ne bénéficiât d’un certain prestige. Mais il semble qu’il connût une phase d’expansion indéniable au tournant du xive et du xve siècles, qui ne se limite pas à la Castille ni aux royaumes ibériques, et dont les effets s’accentuèrent à la fin de la vie de notre auteur. Le débat sur la prédestination reproduit par le Cancionero de Baena est tout à fait révélateur de ce point de vue. Pero López, déjà âgé, est invité à y participer par de jeunes trovadores dont la présence et le nombre rendent assez bien compte d’un élargissement de l’activité littéraire au début du xve siècle. Jusque-là, Pero López semble passablement isolé ; en tout cas, nous ne connaissons pas d’échanges assidus entre lui et ses contemporains castillans (il en va peut-être différemment avec les Bourguignons et les Français). Tout à coup, l’horizon culturel se remplit et Pero López, même s’il est considéré surtout comme un illustre prédécesseur, semble sortir de son isolement.

Cependant, son œuvre reste surtout représentative de l’époque où elle fut composée, car c’est dans ses rapports avec son contexte historique qu’elle tire l’essentiel de sa signification. Il semble être perçu par ses contemporains, plus comme une référence culturelle que comme un écrivain à proprement parler.

Les rapprochements que j’ai effectués entre l’œuvre de Pero López et celle de Pedro de Escavias ou même avec l’histoire récente pourraient me valoir le reproche de commettre un grave anachronisme, notion qui repose sur l’idée que les sociétés humaines sont en perpétuelle mutation, et chaque fois que l’historien interrompt ce glissement perpétuel, il crée une synchronie d’éléments qui s’influent mutuellement. Tout ce qui, dans cet ensemble, remettra en cause la norme admise sera taxé d’anachronique. Il est des domaines de l’activité humaine où l’anomalie est facilement discernable, par exemple celui des techniques ; et des époques qui se prêtent plus facilement que d’autres à cette approche, je veux parler d’époques récentes. Mais que dire d’époques plus lointaines et d’un champ aussi difficile à évaluer que celui des mentalités voire des comportements ? Or, c’est à ce genre de difficultés que se trouve confronté en permanence le médiéviste, en particulier lorsqu’il s’agit de préciser la part qui revient dans ses actes à l’individu et celle qui lui est imposée par la code social en vigueur. La notion d’individu elle-même peut se discuter. À cette question, on a surtout répondu en systématisant les données fournies par les documents et la littérature de l’époque. Mais le risque est grand de réduire le comportement des individus à une réponse à des injonctions extérieures.

Cette vision des choses est forcément réductrice, car en ne retenant que la norme, on prive le sujet de toute faculté d’agir par lui-même. On tombe ainsi trop souvent dans le piège d’un déterminisme sans alternative dont la traduction pourrait être celle-ci : la société médiévale est un bloc, cimenté par une morale chrétienne unanimement respectée, et l’action des individus qui la composent est conforme à un rituel qui n’offre aucune prise à une interprétation originale ou dissidente.

Cette vision a conduit, en particulier, à figer Pero López dans son statut de chancelier, charge qu’il n’occupa que peu d’années et sans doute à titre honorifique à la fin de sa vie, et à analyser les années antérieures à travers le prisme de cette fonction illustre. Vision réductrice mais aussi immobiliste, a-dynamique. L’existence de Pero López se révèle pleine d’à-coups, hasardeuse et n’a pas été épargnée par les aléas d’une histoire mouvementée qui aurait pu plusieurs fois lui coûter la vie. C’est aussi un être humain, d’un temps lointain, certes. Mais les six siècles qui nous séparent de lui nous autorisent-ils à le considérer comme le témoin d’une culture disparue, qui nous serait devenue radicalement et définitivement énigmatique ? Je me refuse à l’admettre et suis prêt, au contraire, à envisager ce personnage comme je le ferais d’un de mes contemporains, quitte à faire ensuite la part de ce qu’il y a d’irréconciliable entre lui, son époque et la nôtre.

L’Olive, 19 juin 1980

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CONCLUSION GÉNÉRALE DE LA THÈSE

 

Au terme de cette longue étude, est-il possible de formuler une appréciation d’ensemble sur la personnalité de Pero López de Ayala ? L’apparente diversité des thèmes et des œuvres, l’habileté politique dont il sut faire preuve à des moments cruciaux de sa vie pourraient laisser penser le contraire. Afin de surmonter cet obstacle qui s’oppose à une connaissance, sinon intime, du moins approfondie du plus prestigieux des seigneurs d’Ayala, nous avons recherché les indices capables de ranger sous un projet unique les différents éléments constitutifs de son existence. Il serait certainement présomptueux de notre part de prétendre que nous sommes parvenu à tout ramener à un principe unique dont les manifestations seraient perceptibles dans tous les domaines abordés. Nous espérons, cependant, avoir ouvert une voie dans cette direction.

Pero López n’apparaît jamais en rupture avec son époque, ni avec son groupe social avec lequel il entretient un rapport d’étroite dépendance. Sur le plan de la carrière, les faits sont clairs. Son père, Fernán Pérez, consacre toute son énergie à servir les intérêts de sa famille. Il mène au profit de celle-ci, et donc au profit direct de son fils aîné, une lutte exemplaire : fondée sur une volonté farouche d’ascension sociale, elle constitue un véritable modèle pour les autres lignées de la moyenne noblesse castillane. Fernán Pérez s’érige en idéologue, en fournissant une justification historique de cette ascension (la Généalogie) et en lui procurant une assise juridique (mise en écrit du fuero d’Ayala). Rien, dans la carrière de son fils, ne contredit cette orientation dans sa propre existence. On a tout lieu de penser, au contraire, que le souci principal du futur chancelier a été de prolonger et d’amplifier l’action de son père, dans le respect du projet originel : raffermissement de sa position en Alava, par l’obtention de la seigneurie de Salvatierra, qui deviendra un marquisat à la génération suivante ; élargissement de sa zone d’influence au Guipúzcoa , dont il sera merino mayor ; maintien de ses charges à Tolède ; il n’y manque même pas la protection – très probable – accordée à une congrégation religieuse, les hiéronymites de San Miguel del Monte, sans qu’il se désintéresse pour autant du couvent de dominicaines de Quejana fondé par son père.

Pero Lopez dépassera de beaucoup la position sociale qui fut celle de Fernán Pérez. S’il s’élève plus haut, c’est qu’il est parti de moins bas, mais c’est aussi parce que les conditions politiques ont évolué favorablement. La carrière de son père appartient à ce moment de l’histoire de la Castille où une nouvelle classe nobiliaire se fraie un chemin sous la protection du roi Alphonse XI, en conflit avec l’aristocratie de sang du royaume, dont le plus pur représentant était l’Infant don Juan Manuel. Une génération plus tard, celle de son fils intervient lorsque la place de cette ancienne classe moyenne s’est trouvée raffermie et qu’elle touche au sommet du pouvoir. C’est autant à ce mouvement général qu’à ses mérites personnels que Pero López doit d’avoir accédé à d’aussi hautes charges à la fin de sa vie.

Il serait vain, et probablement même injuste, d’expliquer ces succès personnels à partir des seules données politiques et socio-économiques, cependant, un facteur extérieur a joué un rôle essentiel dans la carrière d’Ayala, celui de l’éducation qu’il a reçue. C’est parce qu’une carrière ecclésiastique avait été probablement envisagée pour le neveu du cardinal Barroso, qu’il eut la possibilité d’acquérir une formation de lettré qui, à l’usage, s’avéra être son meilleur avantage. Elle lui permit de se faire une place dans le nouvel ordre politique et administratif, dont il connaissait assez bien les ressorts humains pour en dénoncer les excès dans les « fechos de palacio ». Un autre événement essentiel a favorisé l’ascension de Pero López, c’est le Schisme. Ce coup de tonnerre qui éclate en 1378et dont Pero López se montrera très affecté, permit à l’ancien protégé du Cardinal d’Espagne de mettre au service de la diplomatie castillane sa connaissance des arcanes du pouvoir d’Avignon. Accessoirement, elle lui donne l’occasion de poursuivre jusqu’à la cour de France ses missions d’ambassadeur, au cours desquelles il tirera une passion non dissimulée pour le royaume voisin. Aucune des activités principales de Pero López n’est, dans une plus ou moins grande mesure, un prolongement des conditions héritées de son père et plus généralement de son milieu familial.

Trouverons-nous dans son œuvre littéraire les manifestations d’une personnalité qui parvient à s’émanciper d’un héritage parfois encombrant ? Ce serait oublier sa dimension idéologique, perceptible dans les thèmes choisis comme dans les choix d’expression. Cette œuvre a payé un lourd tribut aux circonstances qui l’ont fait naître et qui ont accompagné sa réalisation. Pendant la captivité d’Obidos furent rédigés, pour le moins le Livre de la chasse et une grande partie du Rimado de palacio. Plus tard, cette production a des visées très claires : didactiques, pour les ouvrages qui forment le Thème de Job ; essentiellement moralisatrice pour le Rimado ; idéologique pour les chroniques ; culturelle et didactique pour les traductions.

Il convient donc de se demander si Pero López avait une vocation d’écrivain. On ne peut nier qu’il cède souvent aux pressions extérieures. Mais s’il fallait en dresser le portrait, ce serait plutôt celui d’un lettré complaisant que celui d’un créateur qui cède au plaisir égoïste de l’activité scripturaire. Nous doutons même qu’il ait été tout au long de sa vie un assidu pratiquant. Ceux qui ont avancé cette hypothèse s’appuient essentiellement sur la première Partie du Rimado, dans laquelle ils voient une œuvre rédigée sur la longue durée, sous l’effet d’événements ponctuels. Ce faisant, ils décrivent une démarche qui dépasse le seul aspect formel de cette partie de l’œuvre, en lui prêtant la volonté de se comporter en témoin attentif à l’égard des autres et de lui-même. Il nous semble que l’on fait ainsi peu de cas de la personnalité profonde de Pero López, plus porté vers les considérations générales que vers la touche à la portée limitée, plus enclin au développement d’envergure qu’à l’anecdote. Il est visiblement attiré par les grandes machines, comme en témoigne l’ampleur de la plupart de ses ouvrages et, lorsqu’il ne peut épuiser son sujet d’un coup, il l’attaque de plusieurs côtés, dans l’espoir d’en venir à bout, ainsi du Thème de Job.

Certains des ouvrages attribuables à Per López nous sont parvenus dans un état d’achèvement complet. C’est le cas des Flores de los Morales sobre Job, dont nous avons démontré que, bien qu’elles ne fussent pas destinées à un large public, elles étaient parvenues complètes à l’auteur du prologue. C’est le cas aussi du Rimado, où il parvient à créer l’illusion d’un tout achevé en réunissant des fragments de l’adaptation des Morales tirés de passages différents du commentaire de Grégoire. Ce qui caractérise peut-être le plus l’écriture ayalienne, c’est le talent qu’il démontre à réaliser des ensembles cohérents à partir d’éléments divers. Il ne se contente pas de juxtaposer des fragments, il cherche à les fondre en un tout. Comment faut-il interpréter cette recherche ? S’agit-il d’un critère personnel ou d’une norme imposée ? Nous avons suggéré quelques réponses, en particulier la conviction qu’il semble avoir eue que l’écriture engage l’écrivain, au point qu’il aura à rendre compte de son œuvre. En quoi cela répond-il à une préoccupation esthétique, il est difficile de le dire. Mais il existe une autre explication qui dépasse le strict domaine de la littérature pour rejoindre celui de l’éthique, l’idée qu’il se fait de sa fonction historique.

Pero López cherche essentiellement à rassembler. Ce qu’il condamne, ce sont des actes, des comportements non des individus. Le pécheur est toujours susceptible de rémission : Pero López prend bien soin, en plusieurs occasions, de tenir cette porte ouverte. Sa démarche s’inspire d’un désir de conciliation à tous les niveaux. Au plan culturel, il cherche, au moyen de ses traductions, à faciliter l’assimilation par son public d’écrits anciens ou émanant de cultures extérieures à la Castille. Au plan moral, il est celui qui instruit et parfois sermonne. Ses chroniques, surtout celle de don Pèdre, témoigne de cette même volonté de rassembler, en se limitant à condamner quelques individus, qui ont déjà payé leurs méfaits de leur vie. En revanche, ces chroniques offrent à la collectivité castillane l’occasion de se retrouver unie autour du trône trastamare. Quant au Rimado de Palacio, ne fournit-il pas aussi la preuve de cette volonté, puisqu’il vise, au plan formel, à constituer en un tout indissociable trois Parties difficilement conciliables au premier abord. On comprendra que cette préoccupation qui se manifeste aussi bien dans les activités d’écriture que dans le comportement moral, que nous mêlons ici à dessein, puisse être rapportée à un principe unique et essentiel dans le système ayalien. C’est dans son ouvrage le plus personnel, le Rimado de Palacio, que nous avons pu le mieux le cerner. Nous pensons qu’à travers cette recherche incessante d’une unité parfois illusoire, la démarche de Pero López répond à une recherche d’identité pour lui-même. Il s’y construit une personnalité aux contours bien dessinés, capable de justifier le moindre de ses actes. Même s’il semble s’adresser à un public précis, c’est surtout de lui qu’il nous parle car, pour pouvoir faire entendre sa voix, l’auteur qu’il est doit tout d’abord s’affirmer en tant qu’individu.

Envisagée dans sa globalité, l’œuvre de Pero López répond apparemment aussi à cette préoccupation, en élargissant son champ d’application à tout un groupe humain, à savoir la classe sociale dont il se revendique et qui l’a investi d’une tâche précise : conforter sa position en la dotant d’un appareil idéologique capable de justifier la position hégémonique à laquelle elle aspire, tout en renforçant son homogénéité. Une grande partie des écrits de Pero López s’explique par son statut d’intellectuel organique. Ainsi des traductions, tout particulièrement de celles de Décades de Tite Live, dont nous avons déjà signalé l’évidente finalité pratique. C’est le cas, également, des écrits que l’on peut qualifier de didactiques : le Livre de la chasse, dont la conception s’apparente beaucoup à celle de la traduction des Décades ; les chroniques, enfin, qui lui offrent l’occasion d’assigner à ce groupe social une place prééminente dans l’histoire récente du royaume, en lui permettant de s’approprier à son profil exclusif l’héritage du passé le plus lointain. Mais il réserve un traitement privilégié aux questions morales, parce qu’elles constituent un élément constitutif du discours idéologique. La morale instaure, en effet, comme norme immuable, – de là, l’importance du religieux – des règles qui sont conçues en fait dans l’intérêt du groupe dominant. Elle a aussi une fonction unificatrice, dans la mesure où elle prétend s’adresser à tous les membres de la société et contribue à diffuser ainsi des valeurs qu’elle prétend universelles, alors qu’elles servent avant tout le groupe dont elles émanent. Enfin, en se référant à une société idéale, elle la présente comme l’aboutissement vers lequel tend le système en place. Compte tenu de l’importance idéologique de la littérature morale, on ne saurait se contenter de l’attribuer à des goûts personnels pour justifier la part primordiale qu’elle occupe dans sa production.

Cette explication de l’unité de l’œuvre à partir de la fonction organique assumée par son auteur ne doit pas nous faire oublier que Pero López tire sa culture d’une tradition bien antérieure. Son éducation première acquise en milieu ecclésiastique en fait naturellement un intellectuel traditionnel. Du fait de ce statut, il n’ignore pas que son savoir relève d’une tradition ancienne qui le place au-dessus des contingences historiques. C’est cette conscience qui le conduit à accepter la mission de rédiger la chronique du royaume en respectant une pratique désormais bien établie. C’est elle surtout qui l’amène à rechercher chez les Anciens des modèles et à reprendre à son compte des discours qui restent pertinents. Pero López est bien persuadé d’appartenir à la même communauté de pensée que Grégoire le Grand, ce qui explique que le recours à l’imitation soit un trait caractéristique de sa création.

La conscience de cette double appartenance ne va pas sans provoquer quelques contradictions. Peut-être contient-elle en germe la dualité d’écriture que nous avons déjà signalée. Elle a, en tout cas, pour effet de provoquer une confrontation entre la mission historique et sa vocation littéraire. Il nous semble que ce conflit s’est résolu au détriment de la créativité, qui s’est trouvée réduire à la portion congrue. Gardons-nous, cependant, de réécrire l’histoire à notre convenance. Il nous faut bien accepter l’œuvre d’Ayala telle qu’elle nous est parvenue, mais il n’est pas interdit de penser qu’elle aurait pu être plus digne du talent littéraire que l’on devine parfois sous la carapace de la gravité du discours qui l’enveloppe.