Autour de la soutenance de la Thèse
d’État sur Pedro López de Ayala,
Recherches sur l’œuvre et la personnalité du
Chancelier Ayala,
soutenue
en Sorbonne le 21 juin 1980
Composition
du jury : Maurice Molho, directeur de la
Thèse ; Pierre Heugas-Lacoste ; Jean Roudil ;
Luis Urrutia Salaverry ; Michel Darbord.
Avant
soutenance, toute Thèse d’État donnait lieu à la rédaction par le candidat d’un
résumé remis à son directeur pour avis. Si ce dernier était favorable, s’ensuivait
une procédure administrative qui consistait à obtenir l’accord de l’université dans
laquelle exerçait le directeur pour la soutenance, puis débouchait sur la
composition du jury, dont les membres potentiels acceptaient ou non leur participation
à la lecture de ce document. La soutenance proprement dite débutait par un
exposé du doctorant, avant que les membres du jury l’interrogent, chacun à son
tour, sur tout ou partie de sa Thèse. Le résumé, l’exposé de soutenance et la
Thèse elle-même, avant la création de l’atelier de reproduction de l’Université
de Lille, restaient inédits. Ma Thèse fut traduite en espagnol par mes soins et
publiée en 1982 par les éditions Alhambra de Madrid, dans la collection Estudios dirigée par le Professeur Nicasio
Salvador Miguel. Le résumé et l’exposé de Thèse étant restés inédits, je les
publie ici. Je crois utile de compléter cette information en reproduisant la
conclusion générale de la Thèse dans sa version originale.
Quarante
années se sont écoulées depuis la soutenance, au long desquelles mon approche
de l’œuvre de Pero López de
Ayala a passablement évolué, comme on pourra en juger par le contenu de la
bibliographie que je publie par ailleurs, et plus particulièrement par mes
travaux les plus récents. Si je reproduis ici un état primitif de mes
recherches sur cet auteur, c’est afin de donner la mesure du travail de
révision que j’ai accompli depuis, même s’il m’en coûte d’assumer certaines de
mes opinions d’alors. Je reproduits les documents originaux aussi fidèlement
que possible, mais je m’autorise à réviser un vocabulaire et certains traits de
syntaxe qui me sont devenus par trop étrangers.
RÉSUMÉ DE LA THÈSE
Nous sommes donné pour but de
rendre compte des différentes manifestations de ce que nous avons choisi
d’appeler le phénomène Pero López
de Ayala, c’est-à-dire à la fois une réussite sociale remarquable et une œuvre
écrite d’envergure, considéré comme représentatif de la société castillane de
la fin du xive
siècle. Nous tenterons d’identifier quels facteurs sont susceptibles
d’expliquer le phénomène sous tous ses aspects. Chacune de ces manifestations
requiert une analyse particulière mais nous veillerons à les associer dans
cette recherche d’élucidation.
PREMIÈRE
PARTIE. LA REVENDICATION D’UNE LIGNÉE.
Cette
Partie se nourrit avant tout de l’analyse de la Généalogie familiale
composée par Fernán Pérez de Ayala, père du futur
chancelier, et prolongée par ce dernier puis par certains de leurs descendants.
Au moyen d’une comparaison avec les généalogies immédiatement postérieures,
nous retraçons les circonstances historiques ainsi que les partis-pris
idéologiques de cette rédaction. Il en ressort que Fernán
Pérez cherche à faire admettre comme naturelle l’accession de la branche
cadette à la tête de la seigneurie, et à légitimer sa propre autorité par le
moyen d’un récit reconstruit et orienté, dont nous tentons de rétablir
l’exactitude.
En
se plaçant exclusivement dans la situation qu’il a héritée, Fernán
Pérez contribue à cacher les nombreux aléas de cette histoire. Ainsi de la
tentation murcienne à laquelle son père faillir céder, ce qui aurait eu pour
effet de substituer au fief initial un autre géographiquement distinct et
d’orienter très différemment l’avenir de la lignée. Ce récit tend aussi à
occulter l’influence décisive exercée par les Barroso et plus particulièrement
pat le cardinal premier de ce nom. En fait, ce sont les facteurs qui échappent
à la volonté du fondateur qui sont ainsi cachés.
Là
où le projet de Fernán Pérez se révèle le mieux,
c’est dans l’œuvre juridique qu’il mène à bien dans la Terre d’Ayala, en fixant
par écrit et en réorientant le fuero traditionnel dans un sens plus
favorable aux intérêts de la seigneurie.
L’action
de Fernán Pérez s’inscrit dans un contexte
socio-politique original : celui d’un changement dans les groupes
hégémoniques de la société castillane, qui coïncide avec un changement
dynastique lourd de conséquences. Ce contexte, tout en créant une situation
favorable au groupe social auquel appartient Fernán
Pérez, ne manque pas de provoquer certaines contradictions au sein de cette
communauté. Nous réalisons dans un sens une lecture du passage des « Fechos de palacio » contenu
dans le Rimado de palacio
rédigé par son fils, Pero López.
On peut y mesurer le désarroi de cette noblesse moyenne qui constate, alors
qu’elle est en pleine ascension, que le monde change et ne lui offre pas les
avantages qu’elle avait connus jusque-là.
DEUXIÈME
PARTIE. LES ŒUVRES
Une
fois regroupées en ensembles homogènes, elles sont abordées successivement dans
la perspective d’une recherche des ressorts profonds de leur écriture. En
insistant sur les aspects non encore élucidés ou ignorés de la critique, nous
avons recherché les éléments susceptibles de nous faire découvrir certaines
caractéristiques de la création littéraire au xive siècle, tant
dans le choix es thèmes que dans leur traitement.
Livre premier. Traductions et Thème de Job
Nous
faisons le point sur les premières, en nous attachant surtout à en confirmer
l’attribution. Nous réservons un développement particulier aux Décades
de Tite Live, dont la traduction a suscité des opinions contradictoires. Nous
pensons que Pero López a
réalisé sa traduction sur le seul texte français de Pierre de Bressuire. Les
raisons de ce choix s’expliquent par la qualité du texte établi par le moine
français, mais aussi par l’actualité de cet ouvrage, conçu comme un manuel de
stratégie, à une époque où le souvenir de la défaite d’Aljubarrota
est encore cuisant dans les mémoires.
Le
Thème de Job regroupe plusieurs ouvrages : les Moralia
de Grégoire le Grand et leur traduction castillane (les Morales), ainsi
que les différentes adaptations auxquels ils ont donné lieu, Flores de los Morales
sobre Job, deuxième Partie du Rimado de
Palacio, Compendio de los 35 libros de los Morales. Nous tentons d’élucider à la
fois la question de l’attribution, la chronologie des adaptations et ce
qu’elles doivent aux inscriptions portées sur les manuscrits des Morales
que conserve la Biblioteca Nacional
de Madrid. Ce que nous soulignons, c’est que, de notre point de vue, toutes les
adaptations répondent à leur manière au même projet didactique dont découlent
les Morales. Il est aisé d’en trouver confirmation dans le recueil des Dichos e sabios,
contenu dans le manuscrit unique des Flores et que nous attribuons à Pero López.
Traductions
et Thème de Job présentent une unité thématique surprenante, que nous
attribuons à une forme d’identification de la part d’Ayala, à travers
l’interprétation qu’en donne Grégoire, avec le personnage de Job et sa
destinée.
Livre deux. Les chroniques
Nous
leur consacrons une double étude. La première s’attache à éclairer la question
des deux versions : quelle l’extension exacte de chacune d’entre
elles ; quelle est leur chronologie de composition ; quelle
signification donner aux variantes de l’une à l’autre ? Notre conclusion est qu’aucun des manuscrits conservés ne nous
donne un texte complet de chaque version ; qu’il est possible, cependant,
de reconstituer ces textes à partir du matériau qui nous est parvenu. La
version dite abrégée correspond à une première rédaction. La version
appelée vulgaire est le fruit d’une révision de la première, mais cette
révision n’a pas été menée à son terme du vivant d’Ayala. Elle a été
poursuivie, après sa mort, sur un texte de la version abrégée, peut-être
à partir d’un matériau accumulé par l’auteur, mais qui fut complété en vue de
son actualisation. La rédaction des chroniques s’inscrit, par conséquent, dans
un projet de création collective.
La
seconde approche concerne le sens de la chronique. Nous y recherchons les
principes théoriques adoptés par Pero López, puis nous mettons l’accent sur le caractère officiel
de ces textes. Nous tentons ensuite d’évaluer le degré d’objectivité respecté
par le chroniqueur et analysons ses tentatives pour orienter la lecture,
particulièrement sensible dans l’usage qu’il fait de documents apocryphes.
Enfin, nous suggérons certaines directions de recherche qui s’appuieraient sur
les chroniques pour mieux connaître la culture de l’époque où elle fut
composée.
Livre trois. Pero López et la spiritualité
Nous
tentons de tirer au clair les rapports que Pero López a pu entretenir avec les courants spiritualistes de
son époque, particulièrement féconde en ce domaine. Nous tentons de fixer les
limites de l’influence qu’aurait pu exercer sur lui l’ordre des Hiéronymites. À
partir de sa Respuesta prima au débat
lancé par Sanchez Calavera et conservé dans le
chansonnier de Baena, nous démontrons que, dans ce
domaine aussi, sa principale source d’inspiration fut l’œuvre de Grégoire le
Grand.
Livre quatre. Unité du Rimado
de Palacio
Nous
abordons l’étude de cette œuvre capitale, dont nous traitons par ailleurs
largement dans notre édition, à partir d’un débat toujours d’actualité :
le Rimado est-il un ouvrage composite ou, dès
l’époque où il était en projet, a-t-il été conçu comme un tout ? Notre
opinion, fondée sur une approche formelle des différentes Parties apparentes,
est que la division du texte en fragments isolables n’est pas justifiée,
qu’elle découle d’un apriori dont ont été victimes même les tenants de la thèse
de l’unité. Nous associons toute la Première Partie ainsi que les cinq cents
strophes du fragment achevé de l’adaptation des Morales qui figure dans
les deux manuscrits, et situons leur composition à l’époque de la captivité d’Obidos.
Conclusion
Nous
soulignons ce que la réussite de Pero López doit à un entourage social favorable. Nous faisons
observer que son œuvre n’a de sens véritable que si on prend en compte sa
dépendance à l’égard du groupe social auquel ils appartiennent, lui et sa
famille. Pero López est
l’intellectuel organique de ce groupe. Cependant, il se rattache aussi à une
tradition culturelle ancienne. De là certaines contradictions dans son œuvre.
EXPOSÉ DE THÈSE
Sous
le titre de Recherches sur l’œuvre et la personnalité du Chancelier Ayala
et malgré les apparences, c’est un travail homogène que je soumets à votre
critique et à votre appréciation. La thèse que j’y défends est qu’il existe un étroit
rapport de dépendance entre la fonction d’écrivain qu’exerça Pero López de Ayala et le milieu politique
et socio-culturel qui fut le sien. L’affirmation pourrait paraître à la fois
banale et hasardeuse. Banale, parce qu’elle rappelle un peu trop la théorie de « l’œuvre
reflet de son temps » ; hasardeuse, parce que notre information sur
le xive
siècle castillan est pauvre et qu’il sera toujours difficile pour cette raison
d’asseoir une opinion solide sur la société de cette époque et sa culture. Pour
répondre à la première objection, je dirai que mon propos n’a pas été d’établir
une théorie mais de suivre au plus près un phénomène individuel – même
s’il peut paraître exemplaire -, celui de l’écrivain Ayala. Pour répondre
à la seconde, je ferai observer que l’étude du cas Ayala éclaire tout autant le
contexte social que celui-ci ne l’éclaire. C’est pourquoi je me suis imposé de
considérer alternativement – dialectiquement – l’œuvre et son contexte.
En
répondant à vos questions, j’aurai l’occasion de préciser ces points ainsi que
d’autres aspects de ma Thèse. Il ne serait donc pas bienvenu que je les formule
au préalable. Je préfère consacrer cet exposé préliminaire à vous dire par
quels cheminements j’ai été conduit à adopter ce sujet et à le traiter comme
j’ai choisi de le faire. Je sais bien que je sacrifie ainsi à une tradition
respectable en matière de soutenance, – mais pourquoi et comment le
cacher ? -, je cède aussi à la tentation d’évoquer mon expérience
personnelle. Mon respect de la coutume excuse d’avance une immodestie qu’on
pourrait juger excessive, mais ce n’est pas impunément que l’on consacre tant
d’années à étudier les écrits d’un autre que soi-même : on finit par y retrouver
sa propre trace.
Les
critères qui déterminent le choix d’un sujet de thèse coïncident rarement avec
l’idée que l’on peut s’en faire à la lecture de l’ouvrage, de nombreuses années
plus tard. Le hasard y joue, en réalité, un rôle important. Certes, au moment
où j’ai entrepris ces recherches, je pouvais passer, à tort ou à raison, déjà
pour un médiéviste, mais je mentirais si je disais que le sujet « Pero López de Ayala » m’est
venu spontanément. C’est parce que Maurice Molho, qui
avait accepté de diriger mes recherches, me reconnaissait quelques capacités à
entreprendre des travaux sur un auteur du Moyen Âge et que Luis Urrutia avait abandonné
ses recherches sur ce personnage, pour revenir à son sujet de prédilection, Pío Baroja, de nouveau accessible, que je dois d’avoir pu m’approprier
Ayala à titre exclusif, comme l’exige l’usage dans l’Université française.
Aujourd’hui je ne peux que me féliciter de ce choix et remercier ceux qui y ont
contribué. En serait-il autrement, que je ne serais pas ici pour vous le dire.
Un
ouvrage consacré à Pero López
de Ayala offrait le double avantage d’associer un nom connu et une matière très
négligée par la critique moderne (que les mânes du grand Floranes
me pardonnent). Dès que j’entrepris d’inventorier les manuscrits et les
éditions des œuvres d’Ayala, je m’aperçus que mon ignorance sur le sujet ne
m’était pas entièrement imputable mais qu’elle découlait du fait que son œuvre
était en grande partie inaccessible. Désormais, mon travail critique devait se
doubler nécessairement d’un travail d’éditeur. Le phénomène est assez courant
s’agissant d’auteurs médiévaux, mais il semblait qu’un auteur aussi souvent
cité que Pero López de
Ayala aurait dû y échapper. Dans ma thèse j’avais l’ambition de traiter de la
totalité de son œuvre mais je ne pouvais envisager de publier ses écrits, même
en me limitant aux plus remarquables. Force me fut de choisir la part que
j’estimais la plus significative et mon choix tomba, bien naturellement, sur le
Rimado de Palacio, de tous ses ouvrages
celui qui était le plus susceptible de me fournir une information de première
main sur son auteur, compte tenu des éléments d’autobiographie qu’il contient.
Je consacrai à cette édition plus d’années peut-être qu’il eût fallu, mais
j’avais conscience, en poussant aussi loin que je le pouvais mon travail sur le
texte, de travailler déjà à ma thèse proprement dite. C’est pourquoi je tiens à
préciser ici, comme je l’ai écrit dans mon Introduction à l’édition du Livre
de Poèmes, que cette publication n’est pas dissociable des recherches qui
ont nourri les trois volumes que je vous soumets. Aussi me suis-je permis de la
joindre à ma thèse dans le dossier qui vous a été remis.
Ayant
achevé l’édition du Rimado, je m’étais familiarisé
avec plusieurs facteurs essentiels de la vie de ce personnage : la
géographie ayalienne, qui associe l’Alava et Tolède,
mais aussi San Miguel del Monte en Vieille Castille ;
certains épisodes clefs de son existence, tels que Aljubarrota
et Obidos, le Schisme d’Occident ; sa carrière de
diplomate enfin. C’étaient autant de lieux et de faits qui me permettaient de
m’orienter désormais avec un peu plus d’assurance dans une biographie non
dépourvue de points obscurs. Était-il pour autant souhaitable de rédiger une vie
de Pero López ? Il me
sembla que non. En l’absence de documents nouveaux susceptibles d’éclairer des
périodes méconnues de son existence, envisager de lui consacrer un chapitre particulier
paraissait vain et même prétentieux. Tout au plus aurais-je cédé au plaisir de
rédiger à ma manière ce que l’on savait déjà. En outre, ce n’était certainement
pas la meilleure méthode pour découvrir la clef de sa personnalité et de son
œuvre, dans la mesure où j’étais convaincu qu’il fallait la chercher en-dehors
de lui ? C’est alors que je décidai de me pencher sur les antécédents
familiaux, en prenant appui sur la généalogie établie par Fernán
Pérez de Ayala et complétée par son fils puis par certains de leurs
descendants.
La
recherche généalogique est un exercice à double tranchant. Elle fait parfois
sombrer ceux qui la pratiquent dans un infantilisme navrant et les documents
qui sont publiés sont souvent sujets à caution. Si elle me paraît si suspecte,
c’est surtout à cause des excès auxquels elle a donné lieu à partir du xvie
siècle. Il n’en reste pas moins que c’est un outil qui, s’il est manié avec
rigueur et précision, peut fournir une mine d’informations utiles. Nul doute
que la lecture que j’ai faite de la Généalogie de Fernán
Pérez ne fasse sourire les spécialistes. Quant à moi, il me suffisait d’y découvrir
des éléments capables de me révéler sous un jour nouveau la lignée des Ayala
jusqu’au xive
siècle finissant. Et en effet, au terme de mon analyse, l’histoire récente de
la famille se trouvait profondément modifiée. Je découvris que Fernán Pérez appartenait à une branche cadette ; que
son accession à la tête de la seigneurie était récente et s’était faite au prix
d’une effusion de sang ; qu’en fin de compte, le généalogiste avait su
manipuler les textes avec assez d’adresse pour gommer autant que possible ces
tares originelles. La Généalogie nous apportait une information plus
précieuse encore sur la mentalité de son auteur, sur ses ambitions personnelles
et sur celles qu’il prétendait inculquer à son fils. Enfin, elle me permettait
de tracer un portrait sociologique, non plus seulement d’un individu mais de
tout un groupe social, celui qui correspond à la moyenne noblesse de l’époque.
Cette
découverte se révéla décisive, dans la mesure où elle nourrit et orienta mes
recherches désormais. Elle me fournit en particulier un outil d’analyse
susceptible de s’appliquer à tous les domaines de la création ayalienne et d’unifier, par conséquent, mon traitement du
sujet, en m’incitant à privilégier le cadre idéologique dans lequel cette œuvre
fut créée.
À
partir de ces prémisses, je décidai de soumettre chacun de ces ouvrages à
l’épreuve de l’analyse. Aucun ne s’y déroba, à l’exception du Livre de la
chasse, qui offre la double particularité de ne présenter aucune énigme
dans son attribution ni dans les circonstances de sa composition et d’être,
pour l’essentiel, l’adaptation d’un traité préexistant, celui du portugais Pero Menino.
Bien
évidemment, la diversité de l’œuvre m’obligea à moduler mon approche des
textes. Dans les traductions, je cherchai surtout à délimiter le champ de la
culture personnelle de Pero López,
à savoir sa connaissance du latin et du français, mais aussi à préciser la
nature de ses curiosités littéraires. Pour ce qui est du Thème de Job,
– formule qui désigne l’ensemble des ouvrages consacrés aux Moralia de Grégoire le Grand, c’est-à-dire sa
traduction en castillan (les Morales), ainsi que les différentes
adaptations qui en furent tirées (Compendium, Flores de los Morales,
adaptation versifiée contenue dans le Rimado
de Palacio) -, je m’interrogeai sur les rapports qu’entretenaient
entre eux ces textes et sur les motifs d’un pareil engouement pour le
commentaire de Grégoire. Les chroniques – monument littéraire qui
mériterait à lui seul un ouvrage critique – m’ont donné l’occasion
d’aborder la dimension idéologique des écrits d’Ayala dans leur versant
politique, sans négliger d’autres lectures possibles. Enfin, la question de l’unité
de structure et de conception du Rimado de
Palacio m’a conduit vers une connaissance plus approfondie du personnage,
qui se manifeste dans ce qui est aussi une quête d’identité.
Je
vous épargnerai ici la reprise de mes conclusions partielles comme de ma
conclusion générale, mais peut-être n’est-il pas inutile que je précise à votre
intention certaines réflexions que j’ai pu me faire pendant ces années de
recherche.
En
abordant l’œuvre de Pero López
de Ayala et une fois les premières constatations faites, je crus que le sujet
retenu m’offrirait l’occasion d’exercer ma curiosité dans des directions tout à
fait inédites pour moi, la personne du Chancelier étant assez considérable pour
constituer un sujet digne d’intérêt en soi et parce qu’il s’agissait de ma
première incursion dans le XIVe siècle. Or, il me fallut me rendre à
l’évidence, un changement d’époque et de personnage n’avait pas suffi pour
orienter mes recherches en dehors de ce qui s’avéra être chez moi une
préoccupation constante, même si je n’en avais pas eu une conscience claire
jusque-là. Je m’aperçus, en fait, que mes recherches ne visaient qu’un seul
objet, toujours le même, celui de l’intellectuel, de sa fonction dans la
société et des rapports qu’il entretient avec elle. Que l’on me permette
d’évoquer mes travaux antérieurs, même s’ils nous éloignent chronologiquement
de Pero López de Ayala.
La
première occasion qui me fut donnée d’aborder ce thème fut le mémoire de DES que je réalisai, sous la direction conjointe de MM. Rumeau et Marrast, à l’initiative de ce dernier. Il était
consacré à l’étude du Mono Azul, organe de l’Alliance des
Intellectuels pour la Défense de la Culture, publié à Madrid pendant la
presque totalité de la Guerre Civile. On ne pouvait meilleure initiation à la
problématique, puisque cette revue offrait un inventaire très complet des
situations auxquelles peut être confronté un intellectuel face à des
circonstances adverses : depuis la revendication d’un statut particulier
qui s’accompagnait d’un repli dans la tour d’ivoire, jusqu’à un engagement
personnel radical qui le coupait de son milieu habituel. Ce que je découvris
surtout à cette occasion c’est que, quelles que soient les données politiques
ou autres du moment, et même lorsque les circonstances semblent ne laisser de
place qu’à des comportements guerriers ou à des réflexes de survie, l’intellectuel
ne cesse d’occuper dans la société une place qui lui est propre et à laquelle
il ne peut renoncer sans cesser d’être lui-même. Le sentiment, entretenu par
certains, de l’inutilité de la fonction intellectuelle buttait contre une
expérience historique qui avait démontré le contraire. Ramenée aux modestes
proportions de ma personne et au-début d’un projet encore mal défini, j’en
tirai la conviction que se consacrer à la critique littéraire, qui plus est
médiévale, ne constituait pas un double dévoiement vers une démarche inutile à l’égard
de la collectivité. Je fus conforté dans cette opinion par la distinction que
fait Gramsci entre l’intellectuel organique et l’intellectuel traditionnel,
sous l’espèce de l’opposition entre l’intellectuel engagé et celui qui
« se tient au-dessus de la mêlée », pour reprendre le vocabulaire
d’un débat qui eut lieu en Espagne même et dans lequel Antonio Machado intervint
si brillamment. Enfin, je perçus les contradictions possibles entre la
dépendance de classe et l’engagement personnel puisque ces intellectuels,
souvent issus des classes possédantes et formés par elles, choisiraient de se
mettre au service d’une cause qui projetait de mettre à bas l’ordre établi.
Pedro
de Escavias offrait un cas en apparence bien
différent. La Thèse de Troisième cycle que je lui consacrai me fit effectuer un
saut considérable dans le temps, mais il m’apparaît aujourd’hui que je ne
m’éloignais guère de mon sujet précédent. Ce personnage éminent de la ville d’Andújar pendant les vingt premières années du règne d’Henri
IV, sut concilier ses activités politiques et administratives avec la création
d’une œuvre écrite non négligeable. Plusieurs aspects de cette expérience
vitale retinrent mon attention.
Le
premier était le rôle décisif joué par l’apprentissage qu’il suivit au début de
sa vie. Élevé à la cour du roi Jean II, où il fut initié aux débats poétiques
qui agitaient l’aristocratie de l’époque, Pedro de Escavias
resterait tout sa vie un trovador, comme le
démontre le fait qu’il ait réuni dans ses vieux jours une anthologie de ses
propres œuvres, y compris certains des poèmes de sa prime jeunesse. Son
inspiration personnelle, surtout dans premières créations, suivait les canons
du temps, mais la démarche du poète Escavias ne se
réduisit pas à cette production précoce car elle emprunta, avec les années, une
voie originale, comme en témoigne le romance dédié à l’Infant Henri, une
des premières manifestations du genre, ainsi que la collection qu’il constitua
et que l’on connaît sous le titre de Cancionero de Oñate y Castañeda, dans laquelle
il démontra une connaissance critique de la création poétique sur la longue
durée (1420-1480).
Un
autre fait qui me frappa, ce furent les manipulations auxquelles pouvaient se
prêter les textes, à travers le récit de certains événements rédigés par des
témoins oculaires qui ne coïncidaient pas entre eux. Cela m’amena à considérer
que la finalité d’un texte est autant ou plus décisive que sa source, ce qui
implique que l’on intègre à l’analyse ce facteur socio-politique.
La
finalité recherchée n’était pas nécessairement unique, un même objet pouvant
donner lieu à des traitements différents. L’œuvre d’Escavias
en offre quelques exemples parlants. Ainsi, dans le résumé de la Chronique
castillane (le Repertorio de Príncipes de España), l’auteur se proposait de fournir
à ses contemporains un moyen de se reconnaître comme une communauté liée par un
long passé historique. Dans ses poèmes, en revanche, il proposait un modèle de
comportement individuel à l’imitation de héros mythifiés.
Ces
recherches sur Pedro de Escavias contribuèrent à me
familiariser avec la question de la portée idéologique du discours du Moyen Âge
tardif, même si elle apparaissait chez lui sous une forme relativement
embryonnaire.
Cette
dimension allait se révéler de façon beaucoup plus visible dans l’œuvre du chancelier
Ayala, pour une raison qui semblait tenir avant tout au statut social
exceptionnel qui était le sien. Entre Pedro de Escavias,
homme fort d’une petite cité andalouse, et le seigneur d’Ayala, homme de
cour, chef de lignée et diplomate, la distance était suffisante pour expliquer
le différent impact de leurs œuvres respectives. Mais ce n’est probablement pas
la seule explication ni même la plus importante. La personnalité de Pero López présente une
caractéristique qui contribue à accentuer le caractère idéologique de ses
écrits. On pourrait le définir comme une remarquable sensibilité à la pression
du fait social. Celle-ci l’amène à réagir à toute sorte de sollicitations et à
exercer son activité d’écriture dans des domaines très variés. On ne saurait
nier, en tout cas, que la finalité de ses œuvres ne soit toujours perceptible
– morale, didactique, politique –, même si elle n’est pas toujours
explicite. De même, Pero López
se donne toujours une cible précise : d’un public restreint limité à la
cour ou au cercle familier jusqu’à la collectivité castillane toute entière,
directement ou à travers la personne du roi.
Je
ne cacherai pas que cet aspect de l’œuvre m’a rempli de perplexité, car il va à
l’encontre de l’idée que l’on peut se faire d’un homme de lettres et de sa
faculté à choisir des sujets à sa convenance. Il est loin de ces fous
littéraires, à la manière d’un Juan Ruiz ou même d’un rimeur dilettante
comme le fut Escavias. Pero
López relèverait plutôt de la classe des écrivains
publics, en ceci qu’il met au service de la collectivité son talent et son
savoir. Il n’est pas exagéré de dire qu’il « écrit sous la dictée ».
Découvre-t-il un traité portugais de fauconnerie, il le traduit ou fait
traduire et l’adapte. Recherche-t-on un lettré capable de composer une
chronique royale, c’est-à-dire de réunir la documentation correspondante et
d’en composer le récit, c’est vers lui que l’on se tourne. Grâce à lui, les Moralia de Grégoire le Grand seront traduits en
castillan puis adaptés par ses soins sous diverses modalités. Dans tous ces
écrits, quelle part personnelle revient à leur auteur ? Apparemment
aucune, si ce n’est une disponibilité qui n’a pas échappé à ses contemporains
ou à son entourage. Pero López
sait écrire, est doué pour cet exercice et dispose d’un bagage culturel
qui le désigne pour composer à la demande toute sorte d’ouvrages. Les circonstances,
parfois malheureuses, ont aussi rendu possible ces entreprises. Ainsi du loisir
forcé coïncidant avec la longue captivité d’Obidos ou
ceux qu’une longévité exceptionnelle lui offrit à la fin de sa vie, lorsqu’il
eut renoncé à ses charges.
L’existence
de Pero López est placée
sous le signe d’une activité débordante : souvent sur les chemins, à une
époque où la vie de cour reste largement itinérante, mais aussi pour satisfaire
aux exigences de la guerre et des missions diplomatiques. Son savoir en matière
de chevalerie, lui qui fut très jeune porte-bannière de l’Ordre de la Bande, le
désigne pour figurer dans tel tribunal d’honneur de la couronne d’Aragon. Par
ailleurs, il se dépense sans relâche pour préserver et conforter le patrimoine
de la lignée, qui se trouvera considérablement augmenté lorsqu’il le cédera à
ses enfants. Il veille à tisser un réseau serré d’affinités sociales, dont
témoigne la qualité des mariages de ses filles. Enfin, il sacrifie allègrement
sur l’autel de Vénus – plus qu’il n’était décent pour un seigneur de sa
qualité, de l’avis de son neveu, Fernán Pérez de
Guzmán –. Décidément, les soixante-quinze années de la vie de Pero López furent bien remplies.
Dans
cet ensemble, la place de l’écriture n’est ni plus ni moins grande que celle
des autres activités. Pero López
était écrivain comme il était diplomate (à une époque où ce n’est pas encore
une profession), comme il était guerrier (comme il sied à un chevalier, mais il
a assez dénoncé l’improvisation chez les gens de guerre pour ne pas revendiquer
d’en être un), comme il était homme de cour (avec toutes les obligations que
cela impliquait, tant politiques que sociales). Je ne nierai pas que du vivant
d’Ayala le statut d’écrivain ne bénéficiât d’un certain prestige. Mais il semble
qu’il connût une phase d’expansion indéniable au tournant du xive
et du xve
siècles, qui ne se limite pas à la Castille ni aux royaumes ibériques, et dont
les effets s’accentuèrent à la fin de la vie de notre auteur. Le débat sur la
prédestination reproduit par le Cancionero
de Baena est tout à fait révélateur de ce point
de vue. Pero López, déjà
âgé, est invité à y participer par de jeunes trovadores
dont la présence et le nombre rendent assez bien compte d’un élargissement de
l’activité littéraire au début du xve siècle. Jusque-là, Pero
López semble passablement isolé ; en tout cas,
nous ne connaissons pas d’échanges assidus entre lui et ses contemporains
castillans (il en va peut-être différemment avec les Bourguignons et les Français).
Tout à coup, l’horizon culturel se remplit et Pero López, même s’il est considéré surtout comme un illustre
prédécesseur, semble sortir de son isolement.
Cependant,
son œuvre reste surtout représentative de l’époque où elle fut composée, car
c’est dans ses rapports avec son contexte historique qu’elle tire l’essentiel
de sa signification. Il semble être perçu par ses contemporains, plus comme une
référence culturelle que comme un écrivain à proprement parler.
Les
rapprochements que j’ai effectués entre l’œuvre de Pero
López et celle de Pedro de Escavias
ou même avec l’histoire récente pourraient me valoir le reproche de commettre
un grave anachronisme, notion qui repose sur l’idée que les sociétés humaines
sont en perpétuelle mutation, et chaque fois que l’historien interrompt ce
glissement perpétuel, il crée une synchronie d’éléments qui s’influent
mutuellement. Tout ce qui, dans cet ensemble, remettra en cause la norme admise
sera taxé d’anachronique. Il est des domaines de l’activité humaine où
l’anomalie est facilement discernable, par exemple celui des techniques ;
et des époques qui se prêtent plus facilement que d’autres à cette approche, je
veux parler d’époques récentes. Mais que dire d’époques plus lointaines et d’un
champ aussi difficile à évaluer que celui des mentalités voire des
comportements ? Or, c’est à ce genre de difficultés que se trouve
confronté en permanence le médiéviste, en particulier lorsqu’il s’agit de
préciser la part qui revient dans ses actes à l’individu et celle qui lui est
imposée par la code social en vigueur. La notion d’individu elle-même peut se
discuter. À cette question, on a surtout répondu en systématisant les données
fournies par les documents et la littérature de l’époque. Mais le risque est
grand de réduire le comportement des individus à une réponse à des injonctions
extérieures.
Cette
vision des choses est forcément réductrice, car en ne retenant que la norme, on
prive le sujet de toute faculté d’agir par lui-même. On tombe ainsi trop
souvent dans le piège d’un déterminisme sans alternative dont la traduction
pourrait être celle-ci : la société médiévale est un bloc, cimenté par une
morale chrétienne unanimement respectée, et l’action des individus qui la
composent est conforme à un rituel qui n’offre aucune prise à une
interprétation originale ou dissidente.
Cette
vision a conduit, en particulier, à figer Pero López dans son statut de chancelier, charge qu’il n’occupa
que peu d’années et sans doute à titre honorifique à la fin de sa vie, et à
analyser les années antérieures à travers le prisme de cette fonction illustre.
Vision réductrice mais aussi immobiliste, a-dynamique.
L’existence de Pero López
se révèle pleine d’à-coups, hasardeuse et n’a pas été épargnée par les aléas
d’une histoire mouvementée qui aurait pu plusieurs fois lui coûter la vie.
C’est aussi un être humain, d’un temps lointain, certes. Mais les six siècles
qui nous séparent de lui nous autorisent-ils à le considérer comme le témoin d’une
culture disparue, qui nous serait devenue radicalement et définitivement
énigmatique ? Je me refuse à l’admettre et suis prêt, au contraire, à
envisager ce personnage comme je le ferais d’un de mes contemporains, quitte à
faire ensuite la part de ce qu’il y a d’irréconciliable entre lui, son
époque et la nôtre.
L’Olive, 19 juin 1980
___________________
CONCLUSION GÉNÉRALE DE LA THÈSE
Au
terme de cette longue étude, est-il possible de formuler une appréciation
d’ensemble sur la personnalité de Pero López de Ayala ? L’apparente diversité des thèmes et
des œuvres, l’habileté politique dont il sut faire preuve à des moments
cruciaux de sa vie pourraient laisser penser le contraire. Afin de surmonter
cet obstacle qui s’oppose à une connaissance, sinon intime, du moins
approfondie du plus prestigieux des seigneurs d’Ayala, nous avons recherché les
indices capables de ranger sous un projet unique les différents éléments
constitutifs de son existence. Il serait certainement présomptueux de notre
part de prétendre que nous sommes parvenu à tout
ramener à un principe unique dont les manifestations seraient perceptibles dans
tous les domaines abordés. Nous espérons, cependant, avoir ouvert une voie dans
cette direction.
Pero López n’apparaît jamais en rupture avec son époque, ni avec
son groupe social avec lequel il entretient un rapport d’étroite dépendance.
Sur le plan de la carrière, les faits sont clairs. Son père, Fernán Pérez, consacre toute son énergie à servir les
intérêts de sa famille. Il mène au profit de celle-ci, et donc au profit direct
de son fils aîné, une lutte exemplaire : fondée sur une volonté farouche
d’ascension sociale, elle constitue un véritable modèle pour les autres lignées
de la moyenne noblesse castillane. Fernán Pérez
s’érige en idéologue, en fournissant une justification historique de cette
ascension (la Généalogie) et en lui procurant une assise juridique (mise
en écrit du fuero d’Ayala). Rien, dans la carrière de son fils, ne
contredit cette orientation dans sa propre existence. On a tout lieu de penser,
au contraire, que le souci principal du futur chancelier a été de prolonger et
d’amplifier l’action de son père, dans le respect du projet originel :
raffermissement de sa position en Alava, par l’obtention de la seigneurie de
Salvatierra, qui deviendra un marquisat à la génération suivante ;
élargissement de sa zone d’influence au Guipúzcoa , dont il sera merino mayor ;
maintien de ses charges à Tolède ; il n’y manque même pas la protection
– très probable – accordée à une congrégation religieuse, les
hiéronymites de San Miguel del Monte, sans qu’il se
désintéresse pour autant du couvent de dominicaines de Quejana
fondé par son père.
Pero
Lopez dépassera de beaucoup la position sociale qui fut celle de Fernán Pérez. S’il s’élève plus haut, c’est qu’il est parti
de moins bas, mais c’est aussi parce que les conditions politiques ont évolué
favorablement. La carrière de son père appartient à ce moment de l’histoire de
la Castille où une nouvelle classe nobiliaire se fraie un chemin sous la
protection du roi Alphonse XI, en conflit avec l’aristocratie de sang du
royaume, dont le plus pur représentant était l’Infant don Juan Manuel. Une génération
plus tard, celle de son fils intervient lorsque la place de cette ancienne
classe moyenne s’est trouvée raffermie et qu’elle touche au sommet du pouvoir.
C’est autant à ce mouvement général qu’à ses mérites personnels que Pero López doit d’avoir accédé à
d’aussi hautes charges à la fin de sa vie.
Il
serait vain, et probablement même injuste, d’expliquer ces succès personnels à
partir des seules données politiques et socio-économiques, cependant, un
facteur extérieur a joué un rôle essentiel dans la carrière d’Ayala, celui de
l’éducation qu’il a reçue. C’est parce qu’une carrière ecclésiastique avait été
probablement envisagée pour le neveu du cardinal Barroso, qu’il eut la
possibilité d’acquérir une formation de lettré qui, à l’usage, s’avéra être son
meilleur avantage. Elle lui permit de se faire une place dans le nouvel ordre
politique et administratif, dont il connaissait assez bien les ressorts humains
pour en dénoncer les excès dans les « fechos
de palacio ». Un autre événement essentiel a
favorisé l’ascension de Pero López,
c’est le Schisme. Ce coup de tonnerre qui éclate en 1378et dont Pero López se montrera très
affecté, permit à l’ancien protégé du Cardinal d’Espagne de mettre au service
de la diplomatie castillane sa connaissance des arcanes du pouvoir d’Avignon. Accessoirement,
elle lui donne l’occasion de poursuivre jusqu’à la cour de France ses missions
d’ambassadeur, au cours desquelles il tirera une passion non dissimulée pour le
royaume voisin. Aucune des activités principales de Pero
López n’est, dans une plus ou moins grande mesure, un
prolongement des conditions héritées de son père et plus généralement de son
milieu familial.
Trouverons-nous
dans son œuvre littéraire les manifestations d’une personnalité qui parvient à
s’émanciper d’un héritage parfois encombrant ? Ce serait oublier sa
dimension idéologique, perceptible dans les thèmes choisis comme dans les choix
d’expression. Cette œuvre a payé un lourd tribut aux circonstances qui l’ont
fait naître et qui ont accompagné sa réalisation. Pendant la captivité d’Obidos furent rédigés, pour le moins le Livre de la
chasse et une grande partie du Rimado
de palacio. Plus tard, cette production a des
visées très claires : didactiques, pour les ouvrages qui forment le Thème
de Job ; essentiellement moralisatrice pour le Rimado ;
idéologique pour les chroniques ; culturelle et didactique pour les
traductions.
Il
convient donc de se demander si Pero López avait une vocation d’écrivain. On ne peut nier qu’il
cède souvent aux pressions extérieures. Mais s’il fallait en dresser le
portrait, ce serait plutôt celui d’un lettré complaisant que celui d’un
créateur qui cède au plaisir égoïste de l’activité scripturaire. Nous doutons
même qu’il ait été tout au long de sa vie un assidu pratiquant. Ceux qui ont
avancé cette hypothèse s’appuient essentiellement sur la première Partie du Rimado, dans laquelle ils voient une œuvre rédigée
sur la longue durée, sous l’effet d’événements ponctuels. Ce faisant, ils décrivent
une démarche qui dépasse le seul aspect formel de cette partie de l’œuvre, en
lui prêtant la volonté de se comporter en témoin attentif à l’égard des autres
et de lui-même. Il nous semble que l’on fait ainsi peu de cas de la
personnalité profonde de Pero López,
plus porté vers les considérations générales que vers la touche à la portée
limitée, plus enclin au développement d’envergure qu’à l’anecdote. Il est
visiblement attiré par les grandes machines, comme en témoigne l’ampleur de la
plupart de ses ouvrages et, lorsqu’il ne peut épuiser son sujet d’un coup, il
l’attaque de plusieurs côtés, dans l’espoir d’en venir à bout, ainsi du Thème
de Job.
Certains
des ouvrages attribuables à Per López nous sont
parvenus dans un état d’achèvement complet. C’est le cas des Flores de los
Morales sobre Job, dont nous avons démontré que, bien qu’elles ne fussent
pas destinées à un large public, elles étaient parvenues complètes à l’auteur
du prologue. C’est le cas aussi du Rimado, où
il parvient à créer l’illusion d’un tout achevé en réunissant des fragments de
l’adaptation des Morales tirés de passages différents du commentaire de
Grégoire. Ce qui caractérise peut-être le plus l’écriture ayalienne,
c’est le talent qu’il démontre à réaliser des ensembles cohérents à partir
d’éléments divers. Il ne se contente pas de juxtaposer des fragments, il
cherche à les fondre en un tout. Comment faut-il interpréter cette
recherche ? S’agit-il d’un critère personnel ou d’une norme imposée ?
Nous avons suggéré quelques réponses, en particulier la conviction qu’il semble
avoir eue que l’écriture engage l’écrivain, au point qu’il aura à rendre compte
de son œuvre. En quoi cela répond-il à une préoccupation esthétique, il est
difficile de le dire. Mais il existe une autre explication qui dépasse le
strict domaine de la littérature pour rejoindre celui de l’éthique, l’idée
qu’il se fait de sa fonction historique.
Pero López cherche essentiellement à rassembler. Ce qu’il
condamne, ce sont des actes, des comportements non des individus. Le pécheur
est toujours susceptible de rémission : Pero López prend bien soin, en plusieurs occasions, de tenir
cette porte ouverte. Sa démarche s’inspire d’un désir de conciliation à tous
les niveaux. Au plan culturel, il cherche, au moyen de ses traductions, à
faciliter l’assimilation par son public d’écrits anciens ou émanant de cultures
extérieures à la Castille. Au plan moral, il est celui qui instruit et parfois
sermonne. Ses chroniques, surtout celle de don Pèdre,
témoigne de cette même volonté de rassembler, en se limitant à condamner
quelques individus, qui ont déjà payé leurs méfaits de leur vie. En revanche,
ces chroniques offrent à la collectivité castillane l’occasion de se retrouver
unie autour du trône trastamare. Quant au Rimado de Palacio, ne fournit-il pas aussi la
preuve de cette volonté, puisqu’il vise, au plan formel, à constituer en un
tout indissociable trois Parties difficilement conciliables au premier abord.
On comprendra que cette préoccupation qui se manifeste aussi bien dans les
activités d’écriture que dans le comportement moral, que nous mêlons ici à
dessein, puisse être rapportée à un principe unique et essentiel dans le
système ayalien. C’est dans son ouvrage le plus
personnel, le Rimado de Palacio, que
nous avons pu le mieux le cerner. Nous pensons qu’à travers cette recherche
incessante d’une unité parfois illusoire, la démarche de Pero
López répond à une recherche d’identité pour
lui-même. Il s’y construit une personnalité aux contours bien dessinés, capable
de justifier le moindre de ses actes. Même s’il semble s’adresser à un public
précis, c’est surtout de lui qu’il nous parle car, pour pouvoir faire entendre
sa voix, l’auteur qu’il est doit tout d’abord s’affirmer en tant qu’individu.
Envisagée
dans sa globalité, l’œuvre de Pero López répond apparemment aussi à cette préoccupation, en
élargissant son champ d’application à tout un groupe humain, à savoir la classe
sociale dont il se revendique et qui l’a investi d’une tâche précise : conforter
sa position en la dotant d’un appareil idéologique capable de justifier la
position hégémonique à laquelle elle aspire, tout en renforçant son
homogénéité. Une grande partie des écrits de Pero López s’explique par son statut d’intellectuel organique.
Ainsi des traductions, tout particulièrement de celles de Décades de
Tite Live, dont nous avons déjà signalé l’évidente finalité pratique. C’est le
cas, également, des écrits que l’on peut qualifier de didactiques : le Livre
de la chasse, dont la conception s’apparente beaucoup à celle de la
traduction des Décades ; les chroniques, enfin, qui lui offrent
l’occasion d’assigner à ce groupe social une place prééminente dans l’histoire
récente du royaume, en lui permettant de s’approprier à son profil exclusif l’héritage
du passé le plus lointain. Mais il réserve un traitement privilégié aux
questions morales, parce qu’elles constituent un élément constitutif du
discours idéologique. La morale instaure, en effet, comme norme immuable,
– de là, l’importance du religieux – des règles qui sont conçues en
fait dans l’intérêt du groupe dominant. Elle a aussi une fonction unificatrice,
dans la mesure où elle prétend s’adresser à tous les membres de la société et
contribue à diffuser ainsi des valeurs qu’elle prétend universelles, alors
qu’elles servent avant tout le groupe dont elles émanent. Enfin, en se référant
à une société idéale, elle la présente comme l’aboutissement vers lequel tend
le système en place. Compte tenu de l’importance idéologique de la littérature
morale, on ne saurait se contenter de l’attribuer à des goûts personnels pour
justifier la part primordiale qu’elle occupe dans sa production.
Cette
explication de l’unité de l’œuvre à partir de la fonction organique assumée par
son auteur ne doit pas nous faire oublier que Pero López tire sa culture d’une tradition bien antérieure. Son
éducation première acquise en milieu ecclésiastique en fait naturellement un
intellectuel traditionnel. Du fait de ce statut, il n’ignore pas que son savoir
relève d’une tradition ancienne qui le place au-dessus des contingences
historiques. C’est cette conscience qui le conduit à accepter la mission de
rédiger la chronique du royaume en respectant une pratique désormais bien
établie. C’est elle surtout qui l’amène à rechercher chez les Anciens des
modèles et à reprendre à son compte des discours qui restent pertinents. Pero López est bien persuadé
d’appartenir à la même communauté de pensée que Grégoire le Grand, ce qui
explique que le recours à l’imitation soit un trait caractéristique de sa
création.
La
conscience de cette double appartenance ne va pas sans provoquer quelques
contradictions. Peut-être contient-elle en germe la dualité d’écriture que nous
avons déjà signalée. Elle a, en tout cas, pour effet de provoquer une
confrontation entre la mission historique et sa vocation littéraire. Il nous
semble que ce conflit s’est résolu au détriment de la créativité, qui s’est
trouvée réduire à la portion congrue. Gardons-nous, cependant, de réécrire
l’histoire à notre convenance. Il nous faut bien accepter l’œuvre d’Ayala telle
qu’elle nous est parvenue, mais il n’est pas interdit de penser qu’elle aurait
pu être plus digne du talent littéraire que l’on devine parfois sous la
carapace de la gravité du discours qui l’enveloppe.