Transmission de pensée
Dimanche dernier, les Amis du Vieux Chinon ont eu leur repas annuel à Saint-Germain sur Vienne, là même où nous l’avions organisé pour la première fois en 1988. En rentrant à la maison, mais peut-être déjà vers la fin du repas, je ne sais plus, il m’est venu à l’esprit, non pas un événement ou un souvenir, mais une formule, que j’ai construite peu à peu et que j’ai mémorisée pour la dire à mon frère, Guy : « Alors, Céline t’a donné le plus beau petit-fils du monde ? ». Céline est, en effet, arrivée près de son terme, mais pas si près que cela en fin de compte, puisqu’elle doit accoucher vers le 20 du mois. Tout obnubilé par la teneur de la formule et le désir de la communiquer, j’en perds le sens des réalités, à savoir qu’il n’est pas temps d’y penser, puisque l’événement concerné est prévu pour bien plus tard. Or, j’ai bien le sentiment que si je fais l’effort de concevoir la formule et de la mémoriser, c’est pour un usage immédiat. Mais cela, je ne l’envisage même pas sur le moment. Nous rentrons après cinq heures. Michèle passe quelques coups de fil. Sans doute entend-elle qu’elle a un double appel mais, comme on ne peut le prendre que si on coupe la communication principale et qu’elle n’a pas envie de le faire, elle ne le prend pas et ne m’en parle pas. Vers 6 h et demie, Guy téléphone pour m’apprendre la naissance d’Aurélien, qui a eu lieu vers midi et a été provoquée parce que les analyses de sang de la mère n’étaient pas très bonnes. Il a tenté de nous joindre avant mais c’était occupé. Je fais savoir à Guy ce qui m’est arrivé : il ne s’en étonne pas et je lui en suis reconnaissant ; il évoque le « don » que notre mère estimait m’avoir transmis sur un ton qui n’est pas ironique. Qu’est-ce qui a alerté mon esprit ? La naissance elle-même ? Je ne crois pas ; du moins, je ne me souviens pas d’avoir eu un « coup de cœur » sur les midis. En revanche, je pense plutôt que j’ai perçu que Guy avait l’intention de me donner la nouvelle. La transmission se fait donc, plutôt que sur l’injonction de l’événement qui la provoque, sur un support discursif. À supposer que le « don » existât, je me demande si la part discursive était si importante pour ma mère, dont la culture lettrée était nulle, ou s’il s’agit d’une déviation littéraire propre à ma formation. Je souris à l’idée que je pourrais être conduit à évoquer ce genre de question devant une docte assemblée. Peut-être dans un colloque sur les ressorts narratifs du récit ?
Jeudi 7 février 2003