Le timide au palais, adapté de Tirso de Molina, créé au Théâtre Gramont à Paris,
en décembre 1962, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle-titre.
[Trintignant est mort le 17 juin 2022 à l’âge de 93 ans].
Je venais d’intégrer l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Le petit salaire mensuel qui m’était versé, dont je ne me rappelle plus le montant (50.000 francs, anciens ?), était modeste mais il me donnait des ailes. Il me revient qu’il était inférieur en première année à celui que je toucherais à partir de la deuxième, ce que je ne m’explique toujours pas. Avec mon deuxième salaire, je m’achetai un costume fantaisie, pantalon noir, à moins qu’il ne fût bleu, et veste pied-de-poule, car j’avais bien l’intention de sortir, le dimanche, de la résidence du 2, avenue Pozzo di Borgo et de profiter des spectacles parisiens, après deux années frustrantes de séquestration pour cause de préparation du concours. J’avais une énorme envie de théâtre. Une de mes premières sorties fut pour assister à une adaptation du Vergonzoso en palacio de Tirso de Molina.
J’en étais encore à chercher des prétextes pour justifier mes loisirs, en choisissant ceux qui contribueraient à ma formation d’hispaniste. Je ne pris quelques distances avec cette tendance monomaniaque, que lorsque je décidai de fréquenter régulièrement la Comédie française. C’est alors que je découvris le plaisir qu’il y a à suivre une pièce dont on n’a pas lu le texte et dont on ignore même tout ou presque de l’auteur (Feydeau, par exemple). Jusque-là, mes rares expériences de spectateur de théâtre impliquaient une lecture approfondie, en classe ou en solitaire, du texte de l’œuvre. Il faut dire, qu’à Dax, les occasions de théâtre étaient rares. J’ai pourtant quelques souvenirs marquants, datant de l’époque où j’étais élève-maître à l’École Normale Primaire, auxquels contribua grandement le Grenier de Toulouse de Maurice Sarrazin qui, dès avant la politique de décentralisation, organisait des tournées dans le grand Sud-Ouest, même si je ne suis plus certain que les pièces que j’évoque ici furent montées par lui. Je songe à Britannicus (le jeu de scène de Néron cachant ses noirs projets en jouant avec son anneau m’avait bouleversé) ; à une pièce de Marivaux (j’en pinçai pour la toute jeune actrice qui jouait le rôle de la suivante). Il y eut enfin Mère Courage, à laquelle j’assistai dans la salle de l’Atrium Casino quasi déserte. Je revois la scène initiale, passablement bâclée par les acteurs dans leur rôle de soudards, mais comment leur en vouloir de s’économiser devant un si maigre public ? Tout changea lorsqu’apparut Mère Courage. Je découvris avec stupeur et émerveillement que certains textes ne permettent pas de tricher. L’actrice, ce soir-là, mit autant de zèle et d’acharnement qu’Hélène Weigel pendant une simple répétition au Berliner Ensemble, à laquelle Michèle eut la chance d’assister, à peu près à la même époque, et qu’elle me raconterait comme une de ses grandes émotions théâtrales, lorsque nous nous connûmes, cet hiver 1962.
Pendant mes deux années de Classes Préparatoires, mes loisirs ont été rares : les occupations ne manquaient pas et ma bourse était maigre. Cependant, j’ai eu l’occasion, grâce à un camarade de classe, d’assister, moyennant un abonnement très modique, à trois des quatre pièces que Roger Planchon et sa troupe du Théâtre de la Cité de Villeurbanne étaient venus présenter à Paris : Faust de Marlowe, George Dandin de Molière, Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale de Brecht, et une adaptation des Trois Mousquetaires. Je choisis d’assister aux trois dernières. De l’adaptation de Dumas, il ne m’est resté qu’une trouvaille de mise en scène, celle où l’on voit les mousquetaires du roi et ceux du cardinal s’affronter à coups de talons sur le plancher. Dans la pièce de Molière, je fus très impressionné par la recréation sans concession (des serviteurs sous-alimentés et en haillons, traînant à leur tâche et se moquant grossièrement de leur maître) de la vie dans une maison de campagne au XVIIe siècle. Je retrouvai dans Schweyk ce qui m’avait fasciné dans Mère Courage et me confirma dans mon intérêt pour le théâtre de Brecht, que je prolongeai, les années suivantes, avec des mises en scène au TNP de Maître Puntila et son valet Matti, La résistible ascension d’Arturo Ui, et La Vie de Galilée. Je fis surtout la découverte de ce grand acteur qu’était Jean Bouise, dont je ne ratai, par la suite, aucun de ses rôles à l’écran, de La guerre est finie d’Alain Resnais à la Vieille dame indigne de René Allio. Je me souviendrai toujours de son apparition sur le devant de la scène, au moyen d’un plateau tournant, la face rougeaude, avec son pantalon à bretelles, attablé devant une chope de bière, et, pour répondre aux alarmes de deux gestapistes qui se scandalisaient du fait qu’Adolf avait été victime d’un attentat, évoquer les deux Adolf qu’il avait connus, dont l’un…, scandalisant les deux sbires pour qui il n’y avait qu’un seul Adolf dont on pût parler. « Il n’a pas trop souffert ? ». Pour répondre aux exclamations scandalisées des deux personnages, qui se réjouissaient au contraire que les auteurs de l’attentat l’eussent raté, il se lance dans une longue diatribe sur le manque de professionnalisme des exécutants et sur l’incompréhension dont on faisait preuve à l’égard du grand homme, au point de ne pas approuver son projet de monument « à la mémoire » (sic) du peuple allemand, jugé trop coûteux parce qu’il devait unir les villes de Dresde et Leipzig (je cite de mémoire). Une autre scène mémorable est celle où Schweyk, contraint de voler le chien de la jeune femme, raconte à celle-ci la savoureuse anecdote de celui qui se noie sous le pont de la Moldau et crie à l’aide en allemand, à quoi répond un pragois qu’il aurait mieux fait d’apprendre à nager que d’apprendre l’allemand. Bouise mettait cinq bonnes minutes à raconter son histoire, interrompu par des crises de rire irrépressibles. Le public se laissait peu à peu gagner par ce rire communicatif, au point d’entendre à peine les derniers mots que Bouise parvenait difficilement à exprimer d’une voix flûtée sous l’effet de son hilarité.
À la Comédie Française, où je me rendais le dimanche après-midi sans avoir retenu mon billet, je découvris quelques Proverbes d’Alfred de Musset, pour lequel j’ai gardé une profonde tendresse : son aisance et sa légèreté dans l’écriture des dialogues m’ont toujours époustouflé. Je ne garde pas de souvenir particulier des classiques que j’ai pu y voir, mais il est vrai que l’expérience n’a duré que peu de mois, car, dès avant la sortie de l’hiver, je connus Michèle et, dès lors, mes loisirs bifurquèrent notablement. Je ferai une exception pour Le fil à la patte et l’époustouflante prestation de Robert Hirsch, que je découvris à l’occasion. Depuis, que ses mânes me pardonnent, je le voyais toujours, au cinéma ou au théâtre, comme une réincarnation de Bouzin, ce qui nuisait à ma perception de son personnage. Je retrouve sur internet la distribution lors de la reprise (ou de la création ?) de la pièce à la Comédie Française le 10 décembre 1961, et je suis encore tout ébloui d’avoir pu admirer sur la même scène tant de noms illustres : Jacques Charon, Robert Hirsch, Jean Piat, Georges Descrières, Jean-Paul Roussillon, Jean-Laurent Cochet, Micheline Boudet, Denise Gence, Catherine Samie, Geneviève Fontanel, etc.
Mais le souvenir le plus marquant de cette époque reste pour moi Le timide au Palais, monté au théâtre Gramont et la présence de Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal. J’avais certainement dû voir dans un cinéma de Dax Et Dieu créa la femme. Ma curiosité fut sans doute aiguisée par le désir de retrouver l’amant de Brigitte Bardot (dans le film, car je ne lisais pas Cinémonde et ignorais donc la vie privée des acteurs) dans un tout autre rôle. Aujourd’hui, soixante ans après, je garde un souvenir plutôt confus de l’impression que je retirai de la prestation de Trintignant. Je ne garde aucune image des autres personnages de la pièce, ce qui prouve que je n’avais d’yeux que pour lui. Il me semble que je fus sensible au courage que représentait de la part d’un acteur déjà connu le fait de se produire dans un spectacle aussi austère, dans une petite salle, le théâtre Gramont, quartier de l’Opéra, et devant un public réduit (moins de 500 places). Je crus y déceler un amour pour le théâtre, pour le plaisir d’être sur scène et d’y porter un texte, qui me toucha. Avec la sévérité des néophytes, peut-être ai-je été peu séduit par la traduction du texte et sensible aux possibles fautes de goût que pouvait commettre des français (je parle de l’adaptateur et du metteur en scène) face à une réalité que je croyais connaître mieux qu’eux. Il n’en reste pas moins que, dans un coin de ma tête, j’ai toujours conservé l’image de ce jeune homme dont j’enviais la présence sur scène, avec sa gestuelle retenue et son costume coloré que l’on peut voir dans quelques rares photos de Roger-Viollet que je viens de découvrir sur mon écran. On lui voit sa tête juvénile, qui m’avaient frappé à l’époque. Ces photos ne démentent pas l’image que j’avais gardé de l’acteur.
Juin 2022