Un juron poitevin

Français, Varia Juil 28, 2024

Tête-Dieu pleine de reliques

Dans sa nouvelle, L’enfant maudit, Honoré de Balzac place dans la bouche du duc d’Hérouville, soudard de la pire espèce, le juron suivant :

Tête-Dieu pleine de reliques ! me le donneras-tu ?, s’écria le seigneur en lui arrachant l’innocente victime qui jeta de faibles cris.

Balzac l’a sans doute emprunté à Rabelais qui, dans le chapitre XX du Quart livre, fait dire à frère Jean des Entommeures à l’intention de Panurge :

Teste Dieu plene de reliques, quelle patenostre de Cinge est-ce que tu marmottez là entre les dens ?

Le volume de Rabelais, dans son édition de Lyon de 1552, contient en annexe une Briefve declaration d’aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des Faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, dans laquelle le juron en question est répertorié :

Teste Dieu plene de reliques. C’est un des sermens du seigneur de la Roche du Maine.

Tiercelin de la Roche du Maine (1483-1567) a participé à la campagne d’Italie menée par François Ier, puis a suivi le roi à Madrid pendant sa captivité, à la suite de la déroute de Pavie (1525). Il est connu pour sa bravoure et aussi pour son franc-parler.

Pour le rédacteur de cet index, il apparaît donc que le juron est un emprunt fait par Rabelais. C’est vraisemblable, dans la mesure où les deux personnages sont contemporains et que le château de La Roche du Maine se situe à quelques lieues de Chinon, à Prinçay pour être plus précis, près de Monts-sur-Guesnes. Rabelais a donc pu le connaître, au moins de renommée, et a jugé bon d’adresser ce clin d’œil aux initiés.

L’identification du seigneur de la Roche du Maine au moyen de son juron préféré n’est pas usurpée, si l’on en croit Brantôme[1] :

J’estois avecques luy, à qui il demanda qui j’estois ; il me nomma par mon nom de Bourdeille le jeune. Soudain, il se tourna vers moy en disant « Hé ! mon petit cousin, mon amy, que je te donne l’accolade. Vostre père et moy avons esté si bons parens et amys. Et teste Dieu pleine de reliques (c’estoit son serment) ! que nous en avons faict de bonnes delà les monts, d’autrefois de nostre jeune aage ! »

Dans un autre passage de son livre, Brantôme évoque à nouveau le seigneur de La Roche du Maine. En mai 1562, pour répondre au massacre de Wassy, perpétré par François de Guise, les Réformés, mettant à profit le fait que les garnisons et leurs capitaines eussent abandonné momentanément leur poste pour semer la terreur parmi les populations huguenotes, s’emparèrent d’Angers, puis de Tours, Châtellerault, Saumur, Loudun et Chinon. Celle-ci fut occupée du 24 mai au 11 juillet en l’absence de son gouverneur, La Roche du Maine. C’est en ces termes que celui-ci manifesta son dépit devant pareille mésaventure attentatoire à son honneur :

Eh ! Tête Dieu pleine de reliques, dit-il, faut-il que le Père Eternel gagne Pater Noster ? Je les en chasserai bien. Ce qu’il fit, et jura encore un bon coup que s’il l’eust fait li, et n’y fus rentré, il eust tenu Dieu pour huguenot, et il ne l’eust jamais servi de bon cœur.

Ce juron lui venait donc spontanément à la bouche, aussi bien pour exprimer sa joie que pour laisser libre cours à sa colère. Ce trait n’avait pas échappé à Rabelais. Notre Chinonais n’aurait pas été surpris d’apprendre que le seigneur de La Roche du Maine ne renonça pas à cette habitude, même en ses vieux jours, dans des circonstances que ni lui ni l’auteur de la Briesve declaration, qui pourrait bien être Rabelais lui-même, ne pouvaient évidemment connaître, puisque l’édition du Quart Livre eut lieu à une date antérieure, de même que la mort de son auteur. Peut-être même aurait-il été flatté d’apprendre que c’est à Chinon qu’il prononça à nouveau ce juron, en l’assortissant d’une glose qui l’eût rempli d’allégresse tant elle témoigne d’une évidente liberté de ton à l’égard du dogme, au point de friser le sacrilège pour des chrétiens moins larges d’esprit.



[1] Ouvres complètes de Pierre de Bourdelle, abbé séculier de Brantôme et d’André, Vicomte de Bourdeille, avec notices littéraires par J. A. C. Buchon. Paris, R. Sabe, éditeur-propriétaire, MDCCC XLVIII, Tome premier, I. Des hommes, p. 351-353.