Portraits croisés

Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Vincent de Paul :

portraits croisés par Bernard Manciet

En conclusion de son livre Le triangle des Landes (Paris, Éditions Arthaud, 1981), Bernard Manciet, grand orfèvre ès langues –  le gascon de Sabres ou, à la rigueur, le français – trace les portraits croisés de deux illustres landais, ou peu s’en faut, puisque le premier a ses origines dans la Basse-Navarre et dans le Labourd. Ils sont nés tous deux la même année, en 1581, et, si j’ai bien compris, se sont à peine croisés de leur vivant, ce qui fournit deux bonnes raisons pour les réunir dans un même chapitre, selon une logique toute poétique que l’auteur pratiquait avec allégresse.

Pour parler d’eux, on dispose de deux ouvrages monumentaux, qui ne nous laissent rien ignorer ni de l’un ni de l’autre: le Port-Royal de Sainte-Beuve pour Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Le grand saint du grand siècle : Monsieur Vincent, de Pierre Coste. Les nombreuses citations qu’ils contiennent nous épargnent la fastidieuse lecture des œuvres de Jansénius ainsi que de la correspondance des deux héros. Du moins, n’ai-je pas honte de l’avouer, mais je me garderai bien d’affirmer catégoriquement que Bernard Mancier usa du même subterfuge, même si l’abondance de notes qui renvoient à ces deux ouvrages pourraient le suggérer.

La prose du poète, qui est un festival de formules surprenantes et toujours bien troussées, bref, de perles en tout genre, laisse peu deviner si le discours suit un plan rigoureux. Pourtant, j’ai cru percevoir qu’il existe et c’est sur lui que je m’appuierai pour commenter, au fil de ma pauvre plume, ce double portrait.

Années de formation

Nos deux riverains de l’Adour ne lambinent pas dans leur apprentissage. Une fois ordonnés sous-diacre, en 1597 pour l’un, l’année suivante pour l’autre, ils empruntent des itinéraires séparés en vue de parfaire leur formation. Celle-ci est couronnée, en 1604, pour de Hauranne, par une maîtrise en philosophie au collège de Jésuites de Louvain, pour de Paul, par le titre de bachelier en théologie, obtenu à l’Université de Toulouse. Puis tous deux se retrouvent à Paris, de Hauranne, chargé par la Cour de missions diplomatiques, de Paul, au service du pape Paul III. Mais on suppute que ce séjour parisien, autant ou plus qu’au talent de nos deux jeunes gens, est à mettre à l’actif de l’évêque de Bayonne, Bertand d’Eschaux, favori de Henri IV, avec qui il s’entendait à merveille : « le roi et le prélat et la Cour savent se dire les choses en un gascon bien senti, dont le français n’est que le protocole et le latin la périphrase », comme le résume joliment Bernard Manciet.

L’évêque réunit autour de lui un cercle de courtisans issus d’illustres familles gasconnes, les Candale, Cramail, de La Noue. De Hauranne et de Paul y trouveront des protecteurs aristocrates, grâce auxquels ils pourront mener leurs futures entreprises. Entre ce cercle et la meilleure noblesse du temps, la porosité est considérable, à preuve le fait que le dacquois sera nommé aumônier de la reine Margot et de Hauranne celui de la reine Médicis, tous deux à titre honoraire plutôt qu’effectif, mais sans préjudice du prestige que ces nominations comportent.

L’un et l’autre sont de grands travailleurs. À peine âgé de 25 ans, de Hauranne, grâce au canonicat que lui a fait obtenir l’évêque de Bayonne, se consacre, dans sa demeure familiale de Camp-de-Prats, en compagnie de son ami Corneille Jansen, à l’étude le la Bible et des Pères de l’Eglise, d’où sortira le jansénisme. Pendant ce temps, Vincent de Paul obtient la cure de Saint-Médard à Clichy, y pratique son sacerdoce tout en se familiarisant avec les œuvres de charité auxquelles sa protectrice consacre une bonne partie de sa fortune.

Pendant la Régence, les Gascons ne sont plus si bien en Cour. Le ci-devant évêque de Bayonne se voit promu à l’archevêché de Tours, siège prestigieux s’il en fut, qui est le moyen dont on use habituellement pour éloigner un éminent personnage qui n’a plus l’oreille du souverain ou de son ministre. Il conserve, cependant, le titre de premier aumônier du roi, mais perd de vue ses protégés. La Providence place alors sur le chemin de nos deux landais le cardinal de Bérulle.

Après Deschaux, Bérulle

Le cardinal, qui sait reconnaître les talents en herbe, intéresse nos deux landais à son projet d’Oratoire de France, d’abord conçu pour éduquer le clergé puis voué à l’enseignement, ce qui en fera le rival direct de la Compagnie de Jésus. Pierre Coste, biographe enthousiaste de monsieur Vincent et, pour cette raison, quelque peu sujet à caution, assure même que de Hauranne et de Paul à sa demande « se rencontrèrent en Enfer », soit dans la rue d’Enfer (aujourd’hui Denfert-Rochereau) où la Société possédait une résidence, pour négocier la libération d’un neveu du premier retenu prisonnier en Espagne.

L’occasion de cette première rencontre entre eux, selon Sainte-Beuve, fut l’acquisition d’un local pour la maison de Saint-Lazare que les religieux de Saint-Victor voulaient pour eux. Saint-Cyran « insista si fort auprès de son intime ami M. Jérôme Bignon, avocat-général, qu’il lui fit changer ses conclusions, d’abord peu favorables à M. Vincent «  (p. 306).

B. Manciet imagine que les deux jeunes gens s’entretenaient de sujets bien plus graves, comme de la superstition qui sévissait dans la Lande plus qu’ailleurs, à en croire Pierre Duval, qui accompagna l’évêque d’Aire, Mgr Gilles Boutault, dans sa visite générale du diocèse en 1640 et 1641.

Quelques uns d’entr’eux sont grands sorciers, d’autres grandement superstitieux & adonnez à de mauvaises coutumes, dont il est tres-difficile de les retirer. Cela arrive plus souvent à la grand Lande, qui est hors du Diocese d’Aire, & où ils ne sont presque point catechisez.

Ils parlèrent peut-être de « ces sorcières gasconnes qui s’envolaient par la cheminée ». Peut-être même commentèrent-ils la formule incantatoire « pet-sus-fuelha » (le pied au-dessus des feuilles) qui les emportait dans l’espace (Jean-Pierre Piniès, « Pet-sus-fuelha ou le départ des sorcières pour le sabbat », Heresis, n° 44-45, année 2006).

Mis à part le fait qu’ils fréquentaient les mêmes milieux, qu’y-a-il de commun entre nos deux landais ? Tous deux se vouent à leurs œuvres, mais que de distance entre elles ! Saint-Cyran pousse Jansen à rédiger son commentaire de saint Augustin, puis se charge « d’en propager l’esprit dans la pratique »[1], à Port-Royal et ailleurs. Pendant ce temps, monsieur Vincent se débat pour procurer aux siennes – Sœurs de la Charité et Congrégation de la Mission (les Lazaristes) – les moyens matériels nécessaires à leur existence et à leur développement.

Dialogue à peine imaginaire

Les amis de de Hauranne, bientôt promu abbé de Saint-Cyran-en-Brenne, ne cessent de lui vouer une admiration sincère, mais ne manquent pas d’être effrayés lorsqu’il révèle fond de sa pensée et les blâmes sévères qu’il formule contre l’ordre présent. Sainte-Beuve affirme, sans citer sa source, qu’il aurait un jour confié à de Paul cette terrible métaphore fluviale appliquée à l’Église :

[Dieu] m’a fait connoître qu’il n’y a plus d’Église… ; non, il n’y a plus d’Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans : auparavant, l’Église étoit comme un grand fleuve qui avoit ses eaux claires : mais maintenant, ce qui nous semble l’Église, ce n’est plus que bourbe ; le lit de cette belle rivière est encore le même, mais ce ne sont plus les mêmes eaux.

B. Manciet donne une version moins crue des propos échangés par Camp de Prats (de Hauranne) et Pouy (de Paul, prononcer Pouil) à partir d’un montage de citations tirées de leur correspondance.

Vous êtes un grand ignorant. Je m’étonne que votre congrégation vous souffre à sa tête, Pouy !

Je m’en étonne plus que vous, Cam-de-Prats, car mon ignorance est encore plus grande que ne pensez.

Vous êtes en colère…

Dieu est en colère, et veut nous ôter la foi, dont on s’est rendu indigne.

J’aurai néanmoins la patience qu’il a lui-même de vous laisser faire.

En bons landais, tous deux sont sujets à des emportementts passagers, qu’ils regrettent tout aussitôt. Tous deux « ont les impatiences d’une longue et secrète obstination ». Chez Saint-Cyran, ces emportements se muent en attaques frontales, tandis que Monsieur Vincent, lorsqu’il s’enflamme, ce qui lui arrive souvent, se laisse emporter par sa verve, est « toujours trop long » mais sans rien commettre d’irréparable. Il pratique l’art de ne rien dire en parlant beaucoup, ce qui est moins dangereux. L’abbé a un comportement de factieux, alors que de Paul se contente d’être subversif, ne cédant à d’autre dictature que celle du sourire landais.

Tous deux ont découvert une certitude, une base inébranlable, l’empire de la conscience pour Saint-Cyran, celui de la charité pour Monsieur Vincent, qu’ils comptent « étendre à tout l’univers ». Mais le premier peine à ne pas révéler au grand jour une pensée qui l’exposera, à n’en pas douter, à la vindicte des pouvoirs en place. Monsieur Vincent, quant à lui, ne songe qu’à ménager les puissants, sans pour autant s’abaisser devant eux, car il les rappelle à leurs devoirs de chrétien et au premier d’entre eux, l’exercice de la charité.

Question de méthode. « Saint-Cyran abordait de front les princes, les tançait, les rabaissait », alors que Monsieur Vincent, qui savait l’usage des méandres, réunissait les grands dans le fameux Conseil de Conscience, autour d’Anne d’Autriche et de Mazarin, se donnant ainsi le moyen de faire nommer des évêques capables de réformer l’Église en profondeur, dans les diocèses.

Un profond malentendu finit par s’instaurer entre le farouche réformateur et ses amis, parmi lesquels monsieur Vincent. L’abbé finit par dresser contre lui non seulement les Jésuites mais l’Église toute entière, enfin, Richelieu : « […] un ministre puissant [qui] tenait l’État dans sa main, et avait l’œil sur l’Église avec la jalousie d’un despote et la prétention d’un théologien » (Sainte-Beuve, p. 316), ce qui lui vaut la prison en mai 1638. Il n’en sortira qu’en 1643, deux mois après la mort du tout-puissant ministre, pour mourir lui aussi peu après.

 

Les Landes, encore et toujours

[Ce peuple] n’en demeure pas moins d’une imbattable modestie, sans existence, peuple dérisoire, ‘sur un canton’ de sable, ‘sans feu ni lieu’, toujours sur les routes – les Landes sont-elles autre chose que routes ? –, nomade en quelque sorte, par marais et par fougères, avec ses bergers et ses chasseurs suspects, « peuple monstrueux’, attaché à une langue raboteuse et burlesque, à des mœurs sauvages qui vont jusqu’à lui faire dire que le cannibalisme, après tout, amène des effets moindres que les guerres européennes. En somme ‘maudit’.

En guise de colophon, B. Manciet verrait bien dans ces deux destins croisés l’empreinte génétique des Landes : « Car obstinément elles reviennent à la surface ». La constante du pays landais n’est-elle pas de desserrer l’étreinte des civilisations voisines pour tenter des aventures saugrenues, politiques ou mystiques, qui finissent par se concrétiser, du Groenland à Madagascar ; ses habitants, sous leur apparence modeste, ne dénoncent-ils pas tous les clichés dont on les affuble ?

Familier des grandes synthèses planétaires, apprises au long de sa carrière diplomatique, le poète a voulu écrire, sur le ton de l’épopée, une nouvelle Iliade, dont Saint-Cyran et Vincent de Paul seraient l’Hector et l’Énée, et ses acteurs, une sorte de peuple troyen vainqueur, capable d’embrasser des horizons plus larges que le triangle de son territoire. Paradoxe, si l’on veut, que l’art du poète résoud dans des métaphores qui retirent sa banalité au quotidien jusqu’à rendre crédibles les idées les plus extravagantes.

 



[1] « On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et insassiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint-Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens ». Sainte-Beuve, p. 293.