Vue de Chinon dans la collection de Claude Gaignières (1699)
La Vue de Chinon exécutée en 1699 par Louis Boudan, est une aquarelle bien connue est souvent reproduite. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale, Collection Gaignières, sous le n° 5320.
Veüe de la Ville et du Chasteau de / Chinon. En Touraine à 3. Lieues de Fonteuraud / 1699. Écus d’armes : d’azur à 3 fleurs de lis d’or, 2 et 1, accompagnées alternées de 3 tours d’argent, 1 et 2 (armes de Chinon) ; d’argent à 3 chevrons de gueules (armes du cardinal de Richelieu).
Elle nous offre une vue profonde et panoramique du site : au premier plan, la Vienne, ses îles et ses berges ; puis la ville derrière ses murailles ; le château enfin. Les reproductions anciennes, jusqu’au xixe siècle inclus, n’ont pas toujours eu bonne presse auprès des historiens et des archéologues. On leur reproche de donner une vision qui sacrifie souvent l’exactitude à l’imagination ou à la recherche de l’effet. Cette opinion n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui, dès l’instant où il reste assez de vestiges des monuments anciens pour mesurer le degré d’exactitude de leur représentation.
En ce qui concerne le château figurant dans l’aquarelle, Bruno Dufaÿ a démontré la précision de la reproduction, point par point, au moyen d’une projection de l’élévation du château et de sa silhouette par la 3D sur le cadastre napoléonien.
Si l’on se fonde sur la silhouette de la forteresse telle que l’a représentée Louis Boudan, il ne fait aucun doute qu’il a effectué son relevé depuis le côteau sur la rive gauche. Reste à préciser l’emplacement exact du point de vue. C’est à quoi je me suis employé.
De façon à mieux rendre visible la partie utile de l’aquarelle, je l’ai amputée de sa partie supérieure occupée par le cartouche et les deux écus.
Je me suis donc rendu sur le coteau nord pour tenter de repérer le lieu d’où a pu être effectué le relevé. Il n’est pas nécessaire de monter très haut pour obtenir, à la faveur de l’éloignement, « une élévation géométrale de l’édifice » (Dufaÿ). L’emplacement favorise aussi la perception de la ville, en permettant au regard de plonger par-dessus la muraille et de découvrir une hauteur de façades nettement plus grande que celle que l’on devait percevoir depuis la berge. Il faut donc franchir la Vienne, emprunter la digue Saint-Lazare qui prolonge le pont au sud, traverser la départementale qui suit la rive gauche, soit 2 kms environ. On emprunte, à droite, la voie qui passe le long de l’église de Parilly et l’on poursuit jusqu’au manoir de la Vaugaudry.
Vue du château
Pour situer précisément le point de vue en ce mois de septembre 2024, je disposais de deux repères : la Tour de l’Horloge et le clocher de Saint-Maurice. Sur l’aquarelle, on voit la première de profil, depuis l’ouest, selon un angle légèrement inférieur à 45°. Quant au clocher de Saint-Maurice, sa pointe s’inscrit dans le rempart de la forteresse, à l’est de la Tour du Trésor. J’ai utilisé conjointement les deux repères, parce que le recours au seul angle de visée de la Tour de l’Horloge était trop aléatoire. Il se trouve que, par chance, le clocher est visible au-dessus de la barrière végétale que constitue la rangée de platanes qui borde le quai Charles VII et qu’il se prête particulièrement bien à cette observation. En effet, il suffit de s’écarter de 100 m à l’est ou à l’ouest pour constater que la pointe se déplace de façon perceptible sur le fond de la muraille.
Pour obtenir une visée similaire à celle du géomètre de Gaignières, il convient de se placer dans l’espace qu’occupait le primitif château de la Vaugaudry, qui s’élevait quelque 100 m plus à l’est de l’actuel manoir. Cet espace est désormais boisé mais on observe, en contrebas, un clos ancien, désormais entouré de murs, qui pourrait-être celui qui est représenté au premier plan de l’aquarelle.
En résumé, le point de vue se trouve à quelque 2,5 kms à vol d’oiseau de la ville et du château, excentré vers l’ouest de quelque 2 km. Et il semble qu’il ait été choisi parce qu’il offrait une vue frontale du château, du moins est-ce l’impression que l’on retire, même si la forteresse présente un angle de 20° d’ouest en est par rapport à la vallée. L’effet de ce dernier s’estompe dans la mesure où le château se voit attribuer la position centrale dans l’image.
La coïncidence du point de vue avec le manoir de la Vaugaudry laisse supposer que Louis Boudan y fut accueilli par ses propriétaires pour y effectuer son relevé. Selon Henri Grimaud, pendant son excursion dans la région de Chinon en septembre 1699, Gaignières fut l’hôte de l’abbesse de Fontevraud. C’est ce qui explique, sans doute, le libellé du cartouche de titre de l’aquarelle, qui situe la ville en fonction de l’abbaye (« à 3. lieues de Fonteuraud »). À Chinon et dans ses environs, il a recherché les traces de la présence de Rabelais et en a tiré plusieurs dessins : la Devinière et la maison dite de Rabelais, rue de la Lamproie, représentée dans deux dessins. Par ailleurs, l’entreprise de Gaignères était suffisamment connue pour que ses collaborateurs aient pu jouir de l’hospitalité de personnes fortunées pendant la durée de leurs travaux, par exemple à la Vaugaudry qui, à la fin du xviie siècle, fut la propriété de Philippe de Dreux, lieutenant général du bailliage.
Vue de la ville
Par opposition à celle du château, la représentation de la ville est plus maltraitée ou, « bricolée », selon le mot de B. Dufaÿ. Le point de vue initial présente de sérieux inconvénients pour le géomètre. En premier lieu, la masse que constitue le faubourg Saint-Jacques qui, à l’époque, était encore entouré d’une muraille, devait lui cacher une grande partie du pont, dont seule l’extrémité, côté ville, devait être visible. De ce fait, Louis Boudan ne pouvait voir non plus les édifices qui se trouvaient en aval sur la rive droite. Pour compléter le relevé effectué depuis le coteau, il était contraint d’adopter un nouveau point de vue, plus près de la rivière.
Cette hypothèse est vraisemblable si on veut bien considérer que les immeubles de la ville, telles qu’ils figurent dans l’aquarelle, n’étaient pas perceptibles dans le détail à une si grande distance. Ce qui était possible pour le château, placé en évidence au sommet de la butte, ne l’était pas pour des édifices plus réduits, cachés en partie par la muraille et par la végétation des îles et de la berge.
Pourtant, la représentation est loin d’être fantaisiste. D’où l’idée que la première saisie, depuis le coteau de la Vaugaudry dut être complétée par une deuxième, prise à faible distance depuis une position relativement élevée, probablement au haut d’un édifice. On pense évidemment à l’église Saint-Jacques, dont le clocher offrait une position favorable. Cela expliquerait aussi pourquoi les bâtiments de la ville semblent rivaliser en volume et en hauteur avec ceux de la forteresse. Ainsi, vue du coteau, la pointe du clocher de Saint-Maurice reste très en dessous de la muraille, alors que là, elle atteint le milieu du massif qui la surplombe.
Même depuis cette position, il n’était pas aisé d’insérer les édifices situés à l’est du château. La raison principale en est que celui-ci devait occuper le centre de l’image, ce qui ne pouvait se faire qu’au détriment de la place occupée par la ville. En effet, si celle-ci ne déborde pas à l’ouest le pied de la muraille qui descend de la forteresse, à l’est, elle se répand largement en aval : quartier Saint-Etienne, faubourg Saint-Mexme et Porte des Prés. Plutôt que de s’abstenir de les reproduire, Louis Boudan a choisi de les insérer, au prix d’un déplacement vers l’issue du pont et d’un resserrement qui ne rendent pas compte de la réalité.
Vue de la rivière
L’interprétation du premier plan, qui occupe la partie inférieure de l’aquarelle jusqu’à la rivière, peut prêter à confusion. En apparence, il suggère une continuité ininterrompue entre le site de la Vaugaudry et la berge. Or, il n’en est rien. L’espace qui est au-delà du rebord de la butte, figurée à gauche, par un alignement d’arbustes et, à droite, par un verger clos d’un mur, se trouve en contrebas de celle-ci. Il s’agit d’un espace voué à la culture, comme l’indiquent les sillons visibles ainsi que la vache conduite par un couple, que traverse un chemin qui descend du coteau puis, après avoir tourné vers la droite, disparaît à la vue. La partie la plus éloignée est un lieu d’agrément, comme en témoignent le promeneur et le personnage suivi de son chien. Cet espace se termine par un rebord en surplomb sur la rivière, lequel cache l’extrémité du chemin ainsi que la berge. Les embarcations que l’on aperçoit ne sont pas amarrées sur la rive mais se trouvent au milieu du cours : un personnage manie une barque pour rejoindre une des trois toues que l’on aperçoit à l’extrême droite. La vue ne nous montre pas la berge, ce qui laisse à penser qu’elle reproduit un relevé effectué depuis le coteau et non d’une position plus rapprochée, par exemple, depuis l’église Saint-Jacques.
Enfin, l’aquarelliste a voulu donner à cette partie de son tableau une dimension esthétique. Il a choisi un moment précis de la journée, celui où le soleil est au couchant et où les ombres, soigneusement indiquées, se projettent vers l’est. Les personnages, le chien et le bœuf relèvent du tableau de genre, de même que les barques et les toues. La représentation de la végétation s’apparente à un décor, les arbres étant soigneusement alignés, au premier plan, au sommet du coteau et sur les berges, à l’exception de l’île Auger qui contient un bosquet.
Bibliographie
De Izarra, François, La Vienne à Chinon de 1760 à nos jours. Évolution d’un paysage fluvial. Combleux, Éditions Loire et Terroirs, 2007, p. 323-324.
Dufaÿ, Bruno, « Nouvelles considérations sur la valeur de documents iconographiques représentant la forteresse de Chinon », Châteaux et Atlas. Inventaire, cartographie, iconographie xiie–xviie siècle Actes du second colloque de Bellecroix, 19-21- octobre 2012, Édition du Centre de Castellologie de Bourgogne, Chagny, 2023, p. 196-212.
Grimaud, Henri, « Roger de Gaignières à Chinon », BSAT, T. 18, 1909-1910, p. 127-130.
Mauny, Raymond, « Les dessins de Gaignières (1699) relatifs au Chinonais, BAVC, T. V (1966), p. 558-567.