Chinon sur Vienne
Notre région est structurée par un réseau dense de rivières, l’Allier, le Cher, l’Indre, la Vienne, la Creuse. Sauf pour leurs riverains, le nom de ces cours d’eau est souvent éclipsé par celui de la Loire, dont ils sont les affluents directs ou indirects (pour la Creuse).
J’ai déjà relevé cette confusion dans l’ouvrage de Barbara Frale sur le Parchemin de Chinon (cf. Thèmes tourangeaux / Note sur le Parchemin de Chinon), qui situe le château de Chinon sur la Loire.
Je la retrouve dans le long et bel article que Marguerite Yourcenar a consacré au château de Chenonceau (« Ah, mon beau château », Sous bénéfice d’inventaire, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 70) :
Louise [de Lorraine, épouse d’Henri III] se trouvait sur le point de quitter Chinon, où venait d’éclater la peste, lorsque y parvinrent par le même messager la dernière lettre du roi et la nouvelle de sa mort. Ses familiers lui cachèrent l’une et l’autre. Ils s’arrangèrent pour ne rien lui dire avant de l’avoir ramenée à Chenonceaux qui était certes moins à l’abri des coups de main que l’énorme forteresse au bord de la Loire, mais plus commode, plus plaisant, plus frais sans doute par ces mois d’été et peut-être moins exposé à l’épidémie.
Dès lors, comment ne pas être reconnaissant à Henry James qui, pris de remords pour avoir dû renoncer à se rendre à Chinon lors de son périple tourangeau de 1883 et s’acquittant de sa dette en décrivant la ville d’après des photographies, ne commit pas la même erreur (Henry James à Chinon, dans Chroniques tourangelles, n° 11, academie-de-touraine.com) :
Vu de cette façon, le château de Chinon me fait l’effet d’une énorme ruine, d’une forteresse médiévale dont la taille atteint presque celle d’une ville. Il couvre une colline qui domine la Vienne : imprenable de son temps et indestructible du nôtre.
De ce genre d’erreur, l’appellation consacrée de « Châteaux de la Loire » est largement responsable. Pour le non-initié, elle invite à placer sur les rives du grand fleuve des monuments comme Chambord, Cheverny ou Chenonceau. Accessoirement, elle dénonce ceux qui parlent d’un site sans l’avoir connu. Comment, en effet, ignorer que Chinon est sur la Vienne lorsqu’on l’a visitée ? À moins de supposer quelque empêchement majeur, comme celui que décrit cette scène sur le Pont Alexandre III. Un monsieur, juché sur la rembarde, regarde intensément vers le bas. Un passant qui s’enquiert du motif, s’entend répondre qu’il a laissé tomber ses lunettes dans la Loire. « – Dans la Seine, voulez-vous dire ? – Oh moi, monsieur, sans mes lunettes… ».
Je constate que Marguerite Yourcenar est victime de ce cliché plus touristique qu’historique (ibid., p. 45) :
Plus petit que la plupart des châteaux royaux de la Loire, doucement clos dans le paysage idyllique d’un recoin de Touraine, il n’évoque pas, comme Amboise ou Blois, ses grands voisins, le souvenir de moments décisifs de l’histoire de France. Il n’est pas non plus, comme Chambord, un immense pavillon de chasse né du caprice dispendieux d’un roi.
Dans cet essai de 45 pages, le Cher n’est nommément désigné par Marguerite Yourcenar que quatre fois, la première au bout de six pages et comme par ricochet : « Le pont qu’elle projetait de jeter sur le Cher ne fut construit que par Catherine de Médicis » (p. 50). À la page 58, il est question à nouveau du pont mais sans référence à la rivière et encore moins à son nom :
La reine entreprit d’ajouter au château le pont couvert prévu aussi par l’architecte de Catherine Bohier et par celui de Diane [de Poitiers], destiné à servir de salle de fêtes, mais surtout à unir le présent logis à une annexe future, symétriquement posée sur l’autre bord de la rivière, et que seul le manque de fonds empêcha de construire.
La référence suivante ne fait pas plus d’honneur à la rivière, même si elle mentionne son nom :
Entre ces personnes enfermées dans le château sur le Cher comme à l’intérieur d’un navire se formaient de petites rivalités, les petites rancunes habituelles aux gens forcés à vivre longtemps côte à côte ; des niaiseries s’échangeaient entre les dames d’honneur.
Enfin, le nom réapparaît dans une autre périphrase, qui ne désigne plus le château mais le domaine et son site : « Le domaine du bord du Cher appartient durant près des deux tiers du XIXe siècle au petit-fils de Dupin de Francueil, le comte de Villeneuve ».
Le bilan est maigre et Marguerite Yourcenar manque l’occasion que lui offre une des rares descriptions qu’elle fait du domaine, celle qui clot son essai, pour célébrer le nom de cette respectable rivière à la mesure de sa beauté :
Un pas encore plus loin de toute préoccupation humaine, et voici l’eau de la rivière, l’eau plus ancienne et plus neuve que toutes les formes, et qui depuis des siècles lave les défroques de l’histoire.
Par opposition, on sait gré à des visiteurs anciens de n’avoir pas omis de citer le nom de cette eau courante qui est indissociable du château et contribue pour une bonne part à sa beauté et à son prestige. Marguerite Yourcenar en cite deux :
Ayons cependant le courage de ressasser des faits connus ; ils le sont souvent moins qu’on ne croit. « Diane de Poitiers », s’écriait l’autre jour un jeune romancier français qui a du talent, et même quelque culture, « oui, cette maîtresse de François 1er qui se baignait nue dans le Cher, en public à la lueur des flambeaux…
Sans cette anecdote située au-début de l’article, dont on peut se demander si l’objet principal n’est pas avant tout d’envoyer une pique à de jeunes auteurs soupçonnés d’inculture, le lecteur pourrait ignorer la relation étroite que le château entretient avec le Cher. Encore lui faudra-t-il une bonne dose d’attention pour déduire que la scène décrite par le jeune romancier a eu lieu à Chenonceau.
L’autre citation est le bref passage des Confessions dans lequel Jean-Jacques Rousseau rapporte son séjour à Chenonceau, à l’invitation de madame Dupin, femme du Fermier général (Seconde Partie, Livre septième) :
En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. […] J’y composai d’autres ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée L’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du parc qui bordait le Cher […]
Grâce à ces deux témoignages d’emprunt, le Cher sort de l’anonymat dans lequel l’avait plongé Marguerite Yourcenar. Cela ne fait que confirmer le rôle secondaire que les historiens concèdent aux cours d’eau au regard de l’attention qu’ils portent aux édifices érigés sur leurs rives, sans songer que la beauté des uns contribue grandement à celle des autres.
Les députés de la Constituante s’étaient montrés plus attentifs à cette composante essentielle de la géographie française et de ses paysages. En puisant de nombreux noms de départements dans la toponymie hydrographique du territoire national, ils ont introduit une touche de poésie inattendue dans un acte prosaïquement administratif.
La Vienne, la Creuse, l’Indre, le Cher, L’Allier.
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L’essai de Marguerite Yourcenar a paru sous le titre « Ah, mon beau château » dans son recueil d’essais Sous bénéfice d’inventaire, à Paris, éd. Gallimard, 1962, (deuxième édition, 1978, p. 45-89). Il est daté de Mount Desert Island 1956 et 1961. Sa première rédaction, de 1956, était intitulée « Celle qui aima Henry III ». Elle fut proposée à une revue, qui la refusa (cf. Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Paris, éd. Gallimard, col. Folio 1990, p. 383). L’essai paraîtra sous le même titre, mais dans une version révisée, dans le Figaro en décembre 1961, puis dans le recueil de 1962.
Marguerite Yourcenar, accompagnée de Grace Frick, a effectué, en mars 1955, un voyage qui la mena à Bordeaux, Poitiers où elle donna une conférence, Tours et Blois. On peut supposer qu’elle profita de son étape de Tours pour visiter Chenonceau, ce qui lui inspira l’idée de rédiger un essai dédié à cette « demeure de femmes » (ibid., p. 45).
Octobre 2024