Correspondance avec Jean Roudil
Avril 1977
Profitant de quelques semaines de vacances à Dax, puis
à L’Olive (Chinon), les premières que nous nous accordions en France depuis ma
nomination à la Casa de Velasquez (septembre 1976), j’eus l’idée de rédiger une
lettre à l’intention de mes collègues de Paris XIII, adressée à notre directeur
de Département, Jean Roudil. Il me semblait que je leur devais bien cela, moi
qui les avais abandonnés pour me consacrer pleinement à ma Thèse d’État sur
Pedro López de Ayala, sans que mon absence fût compensée par un remplacement.
Je rédigeai d’abord cette lettre pour les informer,
mais je le fis aussi pour moi-même, pour faire le point sur les travaux que
j’avais menés pendant ces six mois et m’assurer que je n’avais pas trahi la
confiance que l’on avait déposée en moi. Cet exercice, très utile pour
compenser une mémoire défaillante, je l’avais découvert lors de ma soutenance
de ma Thèse sur Escavias – le candidat étant invité à décrire en détail la
démarche qu’il a suivie -, et j’ai continué à le pratiquer depuis, pour ma
Thèse principale mais aussi dans d’autres circonstances, comme la constitution
de dossiers personnels.
Dans cette lettre, je me livre assez librement, parce
que je m’adresse à des amis autant qu’à des collègues et que l’atmosphère de
notre section à Villetaneuse était excellente.
J’avais le sentiment que Michèle, mes enfants et moi
vivions un moment exceptionnel. Nous découvrions un paysage – physique,
humain, politique – nouveau, dans des conditions très favorables, celles
d’expatriés privilégiés. Nos conditions de vie étaient aussi bonnes ou
meilleures que celles que nous avions momentanément abandonnées. Pouvoir
fréquenter en permanence des amis qui nous étaient très chers nous ravissait
d’aise. Notre appartement ne désemplissait pas et notre table, remarquablement
servie par les talents culinaires de Michèle, était très appréciée. Surtout,
Franco étant mort, nous n’avions plus ce pénible sentiment de servir d’alibi au
Régime, que nous ressentions souvent, lorsque nous nous rendions en Espagne pour
effectuer nos recherches.
En ce qui me concernait personnellement, je pouvais
enfin m’adonner à la fréquentation des archives et bibliothèques sans avoir à
la rentabiliser à outrance, comme pendant les brefs séjours effectués pendant
des vacances universitaires. Les aléas de la consultation – erreurs de
cotes, mauvaise volonté du personnel, fatigue passagère, etc. – étaient
aisément surmontés et la visite pouvait être remise sans conséquence grave à une
date ultérieure. Je pouvais même envisager de parcourir 1000 kms (aller-retour)
à seule fin de me familiariser avec le cadre de vie d’un seigneur lettré du XIVe
siècle, contempler longuement son gisant dans la chapelle du palais de Quejana,
converser avec le jeune chapelain du couvent des dominicaines, admirer la
statue de la Vierge probablement fabriquée par un orfèvre de Montpellier de
l’époque, sans être importuné par qui ce soit.
La réponse de Jean Roudil m’avait rassuré. Le fait de
n’être plus Doyen venait à point nommé. Il pouvait désormais consacrer plus de
temps au Département et, ce que je redécouvre en lisant son mot, rétablir un
état de santé qui avait été mis à mal par son surcroît de travail, ce qui, je
m’en souviens, m’avait incité à accepter, pendant deux ans, un vice-doyennat
(selon le jargon de l’époque, « assesseur aux moyens »), pour le
soulager quelque peu. Il m’en a été toujours très reconnaissant. Il n’y manque
même pas une note amusante : je n’avais pas encore complètement mémorisé
le titre de la revue récemment créée par lui, et qui sera appelée à un bel
avenir, avec un titre différent, sous la direction de Georges Martin et de
Carlos Heusch. Apparemment, mon collègue ne s’en était pas offusqué.
Chinon,
le 4 avril 1977
Cher
Ami,
Je n’ai pas voulu effectuer ce bref séjour à Chinon
sans vous donner de mes nouvelles. C’est sans doute le raccourcissement des
distances qui me séparent de mon lieu de travail habituel et de mes collègues
qui m’amène à remplir ce que je considère comme une – douce –
obligation : celle de vous tenir informé de mes activités d’enseignant
détaché à la Casa de Velasquez.
Depuis six mois que nous résidons à Madrid, nous
n’avons guère chômé. Je dis « nous » parce qu’une installation à
l’étranger et l’adoption d’un mode de vie nouveau ne peuvent être réussis que
si toute la famille s’en mêle. Je dois dire que les enfants nous ont
considérablement aidés en s’adaptant très vite, non seulement à la vie de
Madrid, à nos nouveaux amis, aux nouveaux horaires, mais aussi à leur nouvel
établissement scolaire, ce qui n’était pas le plus facile, étant donné les
monstrueuses dimensions du Lycée français et la pédagogie « tous
terrains » qui y sévit. Ils s’expriment déjà assez bien en castillan et se
sont faits des amis.
Pour nous aider dans cette période d’adaptation, nous
avons bénéficié, en outre, des commodités apportées par l’appartement que j’ai
eu la chance de trouver : grand, ensoleillé, silencieux et très bien
situé, ce qui réduit considérablement la fatigue et la perte de temps
qu’entraîne le moindre déplecement dans un grande ville. Je me rends à pied à
la BN, aux Archives nationales ; en 10 mn par le bus, je suis à la
Academia de la Historia et à l’Academia de la Lengua. De plus, nous sommes à
égale distance du Lycée français et de la Casa de Velasquez.
J’ai donc pu me mettre à la tâche sans délai. Il le
fallait bien si je voulais réaliser le programme que je m’étais fixé :
travailler sur ma Thèse sur Pedro López de Ayala ; achever tous les
travaux que je ne cessais de remettre à plus tard ; combler, autant que
possible, le puits sans fond des lacunes de toute sorte.
Dans un premier temps, j’ai mis l’avant-dernière main
à mon édition du Rimado de Palacio. Elle est depuis le début janvier
entre les mains des éditeurs de Gredos et j’aurai une réponse ferme le 15 de ce
mois. J’ai bon espoir que le texte sera publié dans le courant de l’année 1978
(pour pouvoir figurer à l’Agrégation de 1978-1979).
Lorsque j’ai commencé à avoir le tournis, à force de
lire, relire, corriger et réviser le Rimado, j’ai entrepris de visiter
les Archives. Je n’ai pas fait de grandes découvertes mais vous savez aussi
bien que moi qu’il faut avoir tout lu dans les documents originaux pour qu’une
Thèse soit digne de ce nom.
Je croyais avoir localisé une copie, datée du XVIIIe
siècle, du Cancionero de Martínez de Burgos, qu’ont disait perdu depuis
que Rafael de Floranes en avait donné une description dans les Memorias de
Alfonso VIII. En fait, la découverte avait été faite, il y a deux ans, par
notre collègue Dorothy Severin et elle lui a consacré un volume de la petite
collection de l’Université d’Exeter (Exeter Hispanic Texts, XII) paru
récemment. Il reste encore beaucoup à dire sur le sujet et c’est ce que je
m’efforce de faire en rédigeant un article qui menace d’être long.
Je voudrais en avoir pratiquement fini avec la
documentation sur la vie du Chancelier et de sa famille en juillet. A cette
fin, je me suis rendu, la semaine dernière, dans le palais de la famille à
Quejana (Alava), où j’ai pu accéder aux documents qui y sont conservés. Ils n’y
sont pas tous, hélas, parce qu’un bon père dominicain en a transporté certains,
et non des moindres, à Santo Domingo el Real, rue Claudio Coello, soit à 200m.
de notre appartement madrilène, et fait quelques difficultés pour me les laisser
consulter. Il me reste aussi à effectuer quelques vérifications dans les
Archives de Vitoria et de Burgos. Je n’exclus pas évidemment de recueillir
d’autres informations biographiques, mais j’estime que j’aurai vu l’essentiel
de ce qui existe. L’heure alors sera venue d’ordonner le tout et de voir quelle
place précise je compte lui assigner dans la Thèse.
J’essaie d’être sage et évite de me disperser,
cependant, j’ai d’autres projets. Le plus avancé – dans ma tête, du
moins – est une édition des textes mineurs de cuaderna vía, que
j’ai soumis aux éditions Alhambra, à la demande du collègue qui y dirige une
collection.
Les instruments de travail dant je dispose ici sont
remarquables ou uniques (dans le cas des archives ou des collections
manuscrites). La bibliothèque de la Casa a de quoi combler le médiéviste le
plus exigeant. En matière d’éditions anciennes, elle contient de petits joyaux.
Les collections de revues sont exceptionnelles : la Revue hispanique
est complète et tout à l’avenant. J’ai, en outre, accès aux bibliothèques du
CSIC, calle del Duque de Medinaceli ou calle Serrano.
La Casa, quant à elle, est accueillante et les
contacts avec les autres chercheurs et les artistes sont cordiaux. On peut
juste regretter qu’elle ne soit pas le lieu de rencontre et d’animation
culturelle qu’elle pourrait être. Les contacts avec les intellectuels espagnols
sont trop rares à mon gré, et nos collègues français de passage n’en font pas
une étape obligatoire, ce qui est bien significatif. Mais, au fond, j’aurais
mauvaise grâce à m’en plaindre, parce que ma femme et moi-même sommes très
pris, dans notre désir de participer le plus possible à cette période de
transition si riche en événements. Tout semble posible, comme si nous étions
dans un pays neuf. Il y a la presse, les spectacles, les amis, chaleureux et
disponibles comme seuls savent l’être les espagnols. Enfin, la découverte du
pays, pour nos enfants et pour nous-mêmes, est une exigence absolue. Quand
aurons-nous une occasion aussi extraordinaire de visiter l’Espagne, hors des
moments de presse touristique ? Nous avons accompli deux fois le
pèlerinage au village natal de mon père, où vivent toujours son vieil oncle et
sa vieille tante, ainqi qu’une de leurs filles. Nous avons fait un séjour chez
des amis à Séville. À la Pentecôte, nous avons le projet de passer trois jours
dans le Parador de Cazorla, que vous connaissez bien, je crois. Je suis invité
à participer à la rencontre annuelle de l’Instituto de Estudios Giennenses qui,
cette année, aura lieu à Andújar : rien moins que chez mon alcaide Pedro
de Escavias. Il existe aussi un projet d’hommage à Jorge Manrique, dont le
village de Segura revendique d’être le berceau et dénonce l’usurpation dont se
rendent coupables les habitants de Paredes de Navas.
Au milieu de tant d’activités, il me reste assez de
loisirs pour mesurer la chance que j’ai de pouvoir me consacrer ainsi, dans ces
conditions idéales, à ce que j’aime par dessu tout, la recherche. C’est aussi
bien que je l’avais imaginé.
Je n’en oublie pas pour autant le surcroît de travail
que mon absence a dû entraîner pour vous et pour mes collègues. Je leur suis très
reconnaissant de s’en acquitter. De même, je vous sais un gré infini de m’avoir
épargné un voyage à Paris pour les examens de la seconde session et pour les
soutenances de maîtrise, s’il y en a eu. Il valait mieux qu’en ce début d’année
scolaire et compte tenu des changements occasionnés, je sois à Madrid auprès de
ma femme et de mes enfants. Je me doute qu’il n’a pas été facile de me
remplacer dans certaines UV, en galicien par exemple. Quant aux maîtrises, je
soupçonne beaucoup de mes candidats d’avoir lâché en cours de route. J’ai dû
écrire à deux d’entre elles pour leur demander de me renvoyer un document que
je leur avais confié.
Je suppose que vous êtes libéré des charges
administratives qui ont si longtemps pesé sur vos épaules. Vous aurez eu la
consolation de constater que votre départ de la tête de l’UER avait été
regretté. Qui a eu le redoutable privilège de vous succéder ? Je présume
que vos recherches ont repris de plus belle et que le traitement de la Crónica
General avance à pas de géant. Je serais très heureux si vous me teniez,
même brièvement, au courant.
Dans ma précipitation, je n’ai pas pris d’abonnement
aux Cahiers de linguistique de Paris XIII (est-ce bien le titre
exact ?). Lors de son passage à Madrid, en février, j’avais chargé
Elisabeth Douvier de m’envoyer toute information à ce sujet. Au cas où elle
aurait oublié, pourriez-vous m’adresser deux exemplaires de cette documentation
de façon que j’y abonne aussi la Bibliothèque de la Casa ?
Je me tiens à votre entière disposition, ainsi qu’à
celle de mes collègues, pour leur apporter toute aide qu’ils solliciteraient de
moi. Si, par bonheur, vous passez par Madrid, n’hésitez pas à nous faire signe.
Vous savez que esta casa es la vuestra.
J’oubliais : mon détachement a été reconduit pour
1977-1978. C’est la règle pour la deuxième année ; ce sera plus difficile
pour la troisième, encore que je pense pouvoir l’obtenir aussi.
Je profite de cette lettre pour adresser, par votre
intermédiaire, à tous les collègues de la Section – ainsi qu’à ceux de
l’UER qui s’enquerraient de moi – mes très cordiales salutations.
Ma femme se joint à moi pour vous adresser, ainsi qu’à
madame Roudil, notre fidèle souvenir.
Villetaneuse, le 29 avril 1977
Cher Ami,
J’ai été très sensible à votre longue lettre, envoyée
de Chinon. La mienne sera sans doute plus brève. Vos lignes m’ont permis de
vous suivre quelque peu. Il doit être passionnant de vivre à Madrid actuellement :
profitez-en pleinement avec toute votre famille !
Je commence à respirer, après de lourdes années
d’administration. Un certain temps est nécessaire pour retrouver la bonne voie.
La préparation de la Primera Crónica General s’achève. Un lourd travail
de correction doit encore être fait. L’index des formes sortira en
octobre-novembre 1977. Le n° 2 des Cahiers de linguistique hispanique
médiévale va être mis en vente. 274 pages. De très bonnes pages. J’attends
sa parution et je vous enverrai alors les deux premiers numéros. Je ne voudrais
point oublier l’Assesseur aux Moyens et son aide très efficace.
Avez-vous reçu une réponse pour ce qui est de
l’édition du Rimado ?
[…]
De famille à famille, toute notre amitié.
Et en très grande cordialité
Roudil