Mois : novembre 2024

Actualité de Yourcenar

Actualité de Yourcenar

Nous sommes mieux renseignés [qu’à la fin du XIXe siècle] sur la manière dont une civilisation finit par finir. Ce n’est pas par des abus, des vices ou des crimes qui sont de tous les temps, et rien ne prouve que la cruauté d’Aurélien ait été pire que celle d’Octave, ou que la vénalité dans la Rome de Didus Julianus ait été plus grande que dans celle de Sylla.

Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir et à définir. Mais nous avons appris à reconnaître ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire à l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages. Le lecteur moderne est chez lui dans l’Histoire d’Auguste.

Marguerite Yourcenar, « L’histoire d’Auguste »,

dans Sous bénéfice d’unventaire, essais, Paris, Gallimard, 1978, p. 7-27.

Marguerite Yourcenar a rédigé en 1958, dans le droit fil des Mémoires d’Hadrien, publié en 1952, ces réflexions sur l’Histoire d’Auguste, recueil de vingt-huit portraits d’empereurs romains ayant régné aux IIe et IIIe siècles, rédigé à la fin du IVème. J’ai volontairement isolé le paragraphe final. Tout l’essai se caractérise par une maîtrise de l’écriture, une profondeur d’analyse et de pensée, une lucidité sans concession qui émeuvent et bouleversent. Ce qui me frappe surtout, c’est le caractère prémonitoire de cet inventaire à peu près exhaustif des égarements de l’époque où nous vivons, soixante-cinq ans plus tard, dans le champ du politique, du social, de la culture, de la vie.

Je transcris ce passage au moment où les sauveteurs de Valence et d’ailleurs s’apprêtent à retirer de la boue des cadavres, peut-être par dizaines, de personnes surprises par un déluge prévisible mais que l’on n’a pas voulu prévenir ; au moment où des gouvernants se prévalent d’un pouvoir délégué par les urnes pour en faire un usage disproportionné ; au moment où la vérité ou, du moins, une approche critique et raisonnée des phénomènes, doit s’effacer devant les vitupérations d’illuminés ou de manipulateurs cyniques dont les médias se font l’écho avec complaisance ; au moment où les causes les plus justes sont dénaturées par le jusqu’au-boutisme de leurs plus récents défenseurs ; au moment où l’on réentend les tenants d’un système politique qui a produit tant d’horreurs, et que, naïvement, l’on croyait définitivement éradiqué, mais dont l’effacement n’a guère duré que l’espace de deux générations ; au moment où la médiocrité devient un critère de valeur, dès l’instant où elle est relayée par le grand nombre.

Pour honorer à sa juste mesure la perspicacité de Marguerite Yourcenar, la liste pourrait s’allonger encore.

Novembre 2024

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Cette lettre d’Aristide Rumeau fait suite à un échange dont je n’ai pas gardé de traces écrites mais qu’il m’est possible de reconstituer. Je venais de soutenir ma Thèse d’État (le 21 juin), à laquelle j’avais dû inviter mon ancien Professeur de Licence. Il me répondit, sans doute pour décliner l’invitation, mais il accompagna sa réponse d’un tiré-à-part de sa contribution à Les Cultures Ibériques en devenir, publié en hommage à la mémoire de Marcel Bataillon : « Notes au Lazarillo. La question des variantes : un autre exemple ». Je suppose qu’il m’a demandé alors si, dans le Rimado de Palacio de Pedro López de Ayala, on trouvait de quoi appuyer ou contredire ses propos. Je n’ai pas conservé ma réponse, mais j’ai dû commenter la copla 471 de mon édition parue deux ans auparavant chez Gredos, dans laquelle on trouve effectivement un cas problématique de cardinal, à propos duquel les deux manuscrits divergent. Le Ms de la Biblioteca Nacional (N) dit « dozientas e sesenta », tandis que celui de l’Escurial (E) propose « dozientos e setenta ». Dans mon édition, j’avais choisi de reproduire N, mon manuscrit de base, et de ne lui substituer la leçon de E qu’en cas d’erreur manifeste dans celle de N. C’est le parti que j’ai pris pour cette strophe : je conserve donc sesenta mais introduis la variante dozientos de E en lieu et place de dozientas de N. Je commente ce choix en note.

            Copla 471 dans mon édition de 1978 (Gredos) :

Yo alcanço a contadores   bien dozientos e sesenta :

si dizen que asi no es,   posense luego a cuenta.

Bien sé que non les fallesçe   destos que digo çinquenta,

E andan en devaneo   por me poner en afruenta.

Note : dozientas e sesenta, conservo el verso de N que respeta el metro, pasando sólo al masculino dozientas, como nos lo sugiere el mismo Ms. en : destos que digo (« maravedis »).

Cette décision eut l’heur de plaire à A. Rumeau, comme il le commente dans sa lettre.

28 juin 1980

Mon cher Garcia,

Je me réjouis d’apprendre que votre soutenance s’est bien passée. L’indulgence du jury est de règle car la plupart du temps, et même toujours, le candidat est le plus fort sur son terrain. Compliments, donc, et bonne continuation de carrière.

Merci pour le temps que vous avez passé à mes adjectifs cardinaux. Votre façon de traiter la strophe 471 du Rimado est irréprochable. Dozientas est une faute. Dans ce cas, la question de la présence du féminin ne se pose pas. Il faudrait, pour qu’elle se pose, 270.000 contadores.

La forme périphrastique avec vezes n’existe que pour les multiples de mille où elle coexiste d’abord avec la forme simple (García de Diego) mais où elle cède du terrain peu à peu devant la forme simple qui la chasse des unités de mille, puis des dizaines de mille.

Je ne sais pas quand apparaît la forme que j’appelle « allégée » de la forme périphrastique, mais son existence ne fait pas de doute. Son apparition ne peut être constatée que dans les centaines de mille car c’est là seulement que vezes entraîne le féminin cientas et que quinientas vezes mil (par exemple) devient quinientas mil sans tenir compte du genre du mot qui suit puisque quinientas reste accordé à vezes disparu. Du moins, c’est ce qu’on peut expliquer ainsi et qui paraît logique.

En laissant de côté ce jeu de logique et d’imagination, ce qui est un fait indiscutable c’est l’existence de formes du type dozientas mil mrs, o lo que sea.

J’ai l’impression qu’on n’y a pas fait attention. Les historiens, le plus souvent, se contentent du nombre et se moquent de la graphie. Il m’a fallu revenir au MS [manuscrit] des Cuentas de Gonzalo de Baeza, à Simancas, pour en avoir le cœur net. La première fois que j’ai ouvert l’œil à ces formes c’était en revoyant des pièces d’archives transcrites par Pérez Pastor dans sa Imprenta en Medina del Campo. Quand j’ai consulté des archiveros, ils ont reconnu qu’en effet ces formes existent et qu’elles leur sont familières, mais sans se poser de questions à ce sujet.

J’ai donc consulté tout ce que j’ai pu d’historiens de la langue et, bien que je n’aie rien trouvé, ma grande frousse était que la question fût archiconnue et archiélucidée, à mon insu. A tel point que mon paquet de separatas est resté presque intact.

Merci de m’avoir rassuré et excusez-moi de rabâcher ce dada paralazarillesque.

Vous avez mille fois raison quand vous dites qu’il y a plus de survols et de répétition du déjà dit, dans notre discipline, que d’études en profondeur. Je vois là, avec plaisir, le fruit de votre propre expérience. L’observation est peut-être valable pour d’autres disciplines. Nous sommes des perroquets par métier ! Mais l’espèce la plus agaçante est celle des perroquets prétentieux et qui s’ignorent  en tant que perroquets.

Je deviens médisant comme l’auteur du Rimado*. [* Mais quels tableaux !] Il est donc temps de s’arrêter.

Bonnes vacances, bien méritées.

     Bien cordialement

A.    Rumeau

 

Dans son article, A. Rumeau s’était proposé de commenter les divergences que présentent les trois éditions du Lazarillo de Tormes les plus anciennes, dans un passage du chapitre de l’hidalgo, dans lequel ce dernier évalue le « solar de casas » qu’il possède à une valeur très supérieure à la réalité :

Burgos : valdrian mas de dozientas vezes mil marauedis

Anvers : valdrian mas de dozientos mil marauedis

Alcalá : valdrian mas de dozientas mil marauedis

Il concluait que les trois formes étaient légitimes et usuelles en 1554, aussi bien celle qui accorde l’adjectif au masculin de l’unité de mesure, maravédi, real, etc. (Anvers), que celles qui l’accordent aux substantif fémin vezes, qu’il soit explicite (Burgos) ou implicite (Alcalá). En justifiant l’amendement proposé – du féminin au masculin – dans mon édition par l’occurrence du complément destos, dont le masculin renvoie à une unité non explicitée, j’excluais de fait la coexistence possible des deux genres dans les numéraux, dont A. Rumeau montre, au contraire, qu’elle était envisageable. S’il n’y trouva pas à redire, j’ai, quant à moi, le sentiment d’avoir choisi, à l’encontre des pratiques de la critique textuelle, une solution facile (lectio facilior) face à celle qu’il préconisait (lectio difficilior). Il est vrai, qu’à l’époque, l’article d’A. Rumeau n’était pas encore paru.

Mon interprétation du passage était la suivante:

sur la ligne de crédit de deux cent soixante que le chevalier revendique dans le livre des comptes (contadores), s’il doit en rabattre, c’est tout au plus de cinquante.

Ces cinquante correspondant à une unité de compte au masculin (« destos »), l’on doit inférer que les deux cent soixante mentionnés deux vers plus haut doivent être aussi transcrits au masculin.

De son côté, A. Rumeau exclut toute autre posibilité que le masculin dans la strophe du Rimado au nom d’un argument qui me laisse aujourd’hui passablement perplexe. En quoi la référence aux contadores rendrait-elle inévitable le recours à un féminin ? Je me perds en conjectures. Il est possible que, dans sa précipitation, il ait mal interprété « yo alcanço a contadores » et l’ait confondu avec une unité de compte, mais, alors, pourquoi le féminin ? C’est d’autant plus surprenant qu’il a démontré, dans son article, que le genre de l’unité, par exemple le maravédi, n’influait pas, dans l’usage, sur celui de l’adjectif et que l’on pouvait fort bien écrire « dozientas mil maravedís ». En quoi contadores aurait-il changé la donne ?

Strophe 470 de l’édition de 2016

Dans mon édition nouvelle du Rimado (Libro del Canciller o Libro del Palacio, 2019), la strophe 471 porte désormais le n° 470 et la leçon du vers a n’est plus dozientos mais dozientas.

J’ai donc choisi de reproduire la leçon du manuscrit de base (N) et, contrairement à mon édition antérieure, de ne pas inclure la variante de E, dès l’instant où la leçon de celui-là n’était pas clairement fautive.

Mon interprétation d’ensemble du passage n’a pas changé depuis mon édition de 1978. Je continue à penser que destos renvoie à doscientas sesenta. Pourtant, il semble qu’à ce moment, j’aie fait abstraction de la relation étroite qu’entretiennent ces deux syntagmes et qui, selon la suggestion d’A. Rumeau, n’implique aucune contradiction, et recherché une solution acceptable pour le premier en oubliant le second.

Mon attention s’est, dès lors, portée sur la nature de l’unité de compte implicite. J’ai observé que maravedi n’apparaît jamais dans le Poème, non plus que real, les deux unités masculines les plus courantes à l’époque ; en revanche, la dobla y est plusieurs fois mentionnée. C’est ce qui m’a conduit à insérer une note : « doscientas sesenta mil doblas ». Ainsi se trouvait justifié, me semblait-il, le féminin de dozientas.

Avais-je encore en tête l’article d’A. Rumeau ? J’en doute et je le regrette. J’aurais été moins affirmatif car, si l’adjectif numéral féminin peut s’accommoder d’un substantif masculin, le contraire n’est pas vrai, et il m’est difficile de prétendre que destos puisse renvoyer à doblas. Au reste, il existe aussi dans le Poème quelques exemples de numéraux au masculin. Le plus significatif est celui qu’on lit à la strophe 459 :

459 ¶La mi mula valia   dos mill de buena moneda

estaua por quatroçientos   ella e vn jaque de seda

quitalo don Fulano   e la mula con el queda

asy fizo el mi jaque   e comigo la maseda.

Quelle est cette « monnaie de bon aloi » à l’aide de laquelle est évaluée la mule, qui fut mise en gages pour quatre cents en même temps qu’un pourpoint de soie. On pense à l’écu. Ce n’est plus une monnaie de compte mais une valeur monétaire matérialisable en espèces sonnantes et trébuchantes.

 

PS. Le premier paragraphe de la lettre contient un clin d’œil qu’A. Rumeau a indiqué par un souligné. « le candidat est le plus fort sur son terrain ». A. Rumeau avait été élève de l’École Normale d’instituteurs de Carcassonne. Lorsqu’il sut que je l’avais été de celle de Dax, il me rappela que les équipes de rugby des deux établissements s’étaient rencontrées à l’occasion d’un championnat universitaire, et que les Audois avaient trouvé dans les Landais des adversaires redoutables. Or, il est bien connu que recevoir l’équipe adversaire à domicile, sur son terrain, offre un avantage certain sur l’équipe visiteuse.

 

Jean Roudil, avril 1977

Correspondance avec Jean Roudil

Avril 1977

Profitant de quelques semaines de vacances à Dax, puis à L’Olive (Chinon), les premières que nous nous accordions en France depuis ma nomination à la Casa de Velasquez (septembre 1976), j’eus l’idée de rédiger une lettre à l’intention de mes collègues de Paris XIII, adressée à notre directeur de Département, Jean Roudil. Il me semblait que je leur devais bien cela, moi qui les avais abandonnés pour me consacrer pleinement à ma Thèse d’État sur Pedro López de Ayala, sans que mon absence fût compensée par un remplacement.

Je rédigeai d’abord cette lettre pour les informer, mais je le fis aussi pour moi-même, pour faire le point sur les travaux que j’avais menés pendant ces six mois et m’assurer que je n’avais pas trahi la confiance que l’on avait déposée en moi. Cet exercice, très utile pour compenser une mémoire défaillante, je l’avais découvert lors de ma soutenance de ma Thèse sur Escavias – le candidat étant invité à décrire en détail la démarche qu’il a suivie -, et j’ai continué à le pratiquer depuis, pour ma Thèse principale mais aussi dans d’autres circonstances, comme la constitution de dossiers personnels.

Dans cette lettre, je me livre assez librement, parce que je m’adresse à des amis autant qu’à des collègues et que l’atmosphère de notre section à Villetaneuse était excellente.

J’avais le sentiment que Michèle, mes enfants et moi vivions un moment exceptionnel. Nous découvrions un paysage –  physique, humain, politique – nouveau, dans des conditions très favorables, celles d’expatriés privilégiés. Nos conditions de vie étaient aussi bonnes ou meilleures que celles que nous avions momentanément abandonnées. Pouvoir fréquenter en permanence des amis qui nous étaient très chers nous ravissait d’aise. Notre appartement ne désemplissait pas et notre table, remarquablement servie par les talents culinaires de Michèle, était très appréciée. Surtout, Franco étant mort, nous n’avions plus ce pénible sentiment de servir d’alibi au Régime, que nous ressentions souvent, lorsque nous nous rendions en Espagne pour effectuer nos recherches.

En ce qui me concernait personnellement, je pouvais enfin m’adonner à la fréquentation des archives et bibliothèques sans avoir à la rentabiliser à outrance, comme pendant les brefs séjours effectués pendant des vacances universitaires. Les aléas de la consultation – erreurs de cotes, mauvaise volonté du personnel, fatigue passagère, etc.  – étaient aisément surmontés et la visite pouvait être remise sans conséquence grave à une date ultérieure. Je pouvais même envisager de parcourir 1000 kms (aller-retour) à seule fin de me familiariser avec le cadre de vie d’un seigneur lettré du XIVe siècle, contempler longuement son gisant dans la chapelle du palais de Quejana, converser avec le jeune chapelain du couvent des dominicaines, admirer la statue de la Vierge probablement fabriquée par un orfèvre de Montpellier de l’époque, sans être importuné par qui ce soit.

La réponse de Jean Roudil m’avait rassuré. Le fait de n’être plus Doyen venait à point nommé. Il pouvait désormais consacrer plus de temps au Département et, ce que je redécouvre en lisant son mot, rétablir un état de santé qui avait été mis à mal par son surcroît de travail, ce qui, je m’en souviens, m’avait incité à accepter, pendant deux ans, un vice-doyennat (selon le jargon de l’époque, « assesseur aux moyens »), pour le soulager quelque peu. Il m’en a été toujours très reconnaissant. Il n’y manque même pas une note amusante : je n’avais pas encore complètement mémorisé le titre de la revue récemment créée par lui, et qui sera appelée à un bel avenir, avec un titre différent, sous la direction de Georges Martin et de Carlos Heusch. Apparemment, mon collègue ne s’en était pas offusqué.

Chinon, le 4 avril 1977

Cher Ami,

Je n’ai pas voulu effectuer ce bref séjour à Chinon sans vous donner de mes nouvelles. C’est sans doute le raccourcissement des distances qui me séparent de mon lieu de travail habituel et de mes collègues qui m’amène à remplir ce que je considère comme une – douce – obligation : celle de vous tenir informé de mes activités d’enseignant détaché à la Casa de Velasquez.

Depuis six mois que nous résidons à Madrid, nous n’avons guère chômé. Je dis « nous » parce qu’une installation à l’étranger et l’adoption d’un mode de vie nouveau ne peuvent être réussis que si toute la famille s’en mêle. Je dois dire que les enfants nous ont considérablement aidés en s’adaptant très vite, non seulement à la vie de Madrid, à nos nouveaux amis, aux nouveaux horaires, mais aussi à leur nouvel établissement scolaire, ce qui n’était pas le plus facile, étant donné les monstrueuses dimensions du Lycée français et la pédagogie « tous terrains » qui y sévit. Ils s’expriment déjà assez bien en castillan et se sont faits des amis.

Pour nous aider dans cette période d’adaptation, nous avons bénéficié, en outre, des commodités apportées par l’appartement que j’ai eu la chance de trouver : grand, ensoleillé, silencieux et très bien situé, ce qui réduit considérablement la fatigue et la perte de temps qu’entraîne le moindre déplecement dans un grande ville. Je me rends à pied à la BN, aux Archives nationales ; en 10 mn par le bus, je suis à la Academia de la Historia et à l’Academia de la Lengua. De plus, nous sommes à égale distance du Lycée français et de la Casa de Velasquez.

J’ai donc pu me mettre à la tâche sans délai. Il le fallait bien si je voulais réaliser le programme que je m’étais fixé : travailler sur ma Thèse sur Pedro López de Ayala ; achever tous les travaux que je ne cessais de remettre à plus tard ; combler, autant que possible, le puits sans fond des lacunes de toute sorte.

Dans un premier temps, j’ai mis l’avant-dernière main à mon édition du Rimado de Palacio. Elle est depuis le début janvier entre les mains des éditeurs de Gredos et j’aurai une réponse ferme le 15 de ce mois. J’ai bon espoir que le texte sera publié dans le courant de l’année 1978 (pour pouvoir figurer à l’Agrégation de 1978-1979).

Lorsque j’ai commencé à avoir le tournis, à force de lire, relire, corriger et réviser le Rimado, j’ai entrepris de visiter les Archives. Je n’ai pas fait de grandes découvertes mais vous savez aussi bien que moi qu’il faut avoir tout lu dans les documents originaux pour qu’une Thèse soit digne de ce nom.

Je croyais avoir localisé une copie, datée du XVIIIe siècle, du Cancionero de Martínez de Burgos, qu’ont disait perdu depuis que Rafael de Floranes en avait donné une description dans les Memorias de Alfonso VIII. En fait, la découverte avait été faite, il y a deux ans, par notre collègue Dorothy Severin et elle lui a consacré un volume de la petite collection de l’Université d’Exeter (Exeter Hispanic Texts, XII) paru récemment. Il reste encore beaucoup à dire sur le sujet et c’est ce que je m’efforce de faire en rédigeant un article qui menace d’être long.

Je voudrais en avoir pratiquement fini avec la documentation sur la vie du Chancelier et de sa famille en juillet. A cette fin, je me suis rendu, la semaine dernière, dans le palais de la famille à Quejana (Alava), où j’ai pu accéder aux documents qui y sont conservés. Ils n’y sont pas tous, hélas, parce qu’un bon père dominicain en a transporté certains, et non des moindres, à Santo Domingo el Real, rue Claudio Coello, soit à 200m. de notre appartement madrilène, et fait quelques difficultés pour me les laisser consulter. Il me reste aussi à effectuer quelques vérifications dans les Archives de Vitoria et de Burgos. Je n’exclus pas évidemment de recueillir d’autres informations biographiques, mais j’estime que j’aurai vu l’essentiel de ce qui existe. L’heure alors sera venue d’ordonner le tout et de voir quelle place précise je compte lui assigner dans la Thèse.

J’essaie d’être sage et évite de me disperser, cependant, j’ai d’autres projets. Le plus avancé – dans ma tête, du moins – est une édition des textes mineurs de cuaderna vía, que j’ai soumis aux éditions Alhambra, à la demande du collègue qui y dirige une collection.

Les instruments de travail dant je dispose ici sont remarquables ou uniques (dans le cas des archives ou des collections manuscrites). La bibliothèque de la Casa a de quoi combler le médiéviste le plus exigeant. En matière d’éditions anciennes, elle contient de petits joyaux. Les collections de revues sont exceptionnelles : la Revue hispanique est complète et tout à l’avenant. J’ai, en outre, accès aux bibliothèques du CSIC, calle del Duque de Medinaceli ou calle Serrano.

La Casa, quant à elle, est accueillante et les contacts avec les autres chercheurs et les artistes sont cordiaux. On peut juste regretter qu’elle ne soit pas le lieu de rencontre et d’animation culturelle qu’elle pourrait être. Les contacts avec les intellectuels espagnols sont trop rares à mon gré, et nos collègues français de passage n’en font pas une étape obligatoire, ce qui est bien significatif. Mais, au fond, j’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre, parce que ma femme et moi-même sommes très pris, dans notre désir de participer le plus possible à cette période de transition si riche en événements. Tout semble posible, comme si nous étions dans un pays neuf. Il y a la presse, les spectacles, les amis, chaleureux et disponibles comme seuls savent l’être les espagnols. Enfin, la découverte du pays, pour nos enfants et pour nous-mêmes, est une exigence absolue. Quand aurons-nous une occasion aussi extraordinaire de visiter l’Espagne, hors des moments de presse touristique ? Nous avons accompli deux fois le pèlerinage au village natal de mon père, où vivent toujours son vieil oncle et sa vieille tante, ainqi qu’une de leurs filles. Nous avons fait un séjour chez des amis à Séville. À la Pentecôte, nous avons le projet de passer trois jours dans le Parador de Cazorla, que vous connaissez bien, je crois. Je suis invité à participer à la rencontre annuelle de l’Instituto de Estudios Giennenses qui, cette année, aura lieu à Andújar : rien moins que chez mon alcaide Pedro de Escavias. Il existe aussi un projet d’hommage à Jorge Manrique, dont le village de Segura revendique d’être le berceau et dénonce l’usurpation dont se rendent coupables les habitants de Paredes de Navas.

Au milieu de tant d’activités, il me reste assez de loisirs pour mesurer la chance que j’ai de pouvoir me consacrer ainsi, dans ces conditions idéales, à ce que j’aime par dessu tout, la recherche. C’est aussi bien que je l’avais imaginé.

Je n’en oublie pas pour autant le surcroît de travail que mon absence a dû entraîner pour vous et pour mes collègues. Je leur suis très reconnaissant de s’en acquitter. De même, je vous sais un gré infini de m’avoir épargné un voyage à Paris pour les examens de la seconde session et pour les soutenances de maîtrise, s’il y en a eu. Il valait mieux qu’en ce début d’année scolaire et compte tenu des changements occasionnés, je sois à Madrid auprès de ma femme et de mes enfants. Je me doute qu’il n’a pas été facile de me remplacer dans certaines UV, en galicien par exemple. Quant aux maîtrises, je soupçonne beaucoup de mes candidats d’avoir lâché en cours de route. J’ai dû écrire à deux d’entre elles pour leur demander de me renvoyer un document que je leur avais confié.

Je suppose que vous êtes libéré des charges administratives qui ont si longtemps pesé sur vos épaules. Vous aurez eu la consolation de constater que votre départ de la tête de l’UER avait été regretté. Qui a eu le redoutable privilège de vous succéder ? Je présume que vos recherches ont repris de plus belle et que le traitement de la Crónica General avance à pas de géant. Je serais très heureux si vous me teniez, même brièvement, au courant.

Dans ma précipitation, je n’ai pas pris d’abonnement aux Cahiers de linguistique de Paris XIII (est-ce bien le titre exact ?). Lors de son passage à Madrid, en février, j’avais chargé Elisabeth Douvier de m’envoyer toute information à ce sujet. Au cas où elle aurait oublié, pourriez-vous m’adresser deux exemplaires de cette documentation de façon que j’y abonne aussi la Bibliothèque de la Casa ?

Je me tiens à votre entière disposition, ainsi qu’à celle de mes collègues, pour leur apporter toute aide qu’ils solliciteraient de moi. Si, par bonheur, vous passez par Madrid, n’hésitez pas à nous faire signe. Vous savez que esta casa es la vuestra.

J’oubliais : mon détachement a été reconduit pour 1977-1978. C’est la règle pour la deuxième année ; ce sera plus difficile pour la troisième, encore que je pense pouvoir l’obtenir aussi.

Je profite de cette lettre pour adresser, par votre intermédiaire, à tous les collègues de la Section – ainsi qu’à ceux de l’UER qui s’enquerraient de moi – mes très cordiales salutations.

Ma femme se joint à moi pour vous adresser, ainsi qu’à madame Roudil, notre fidèle souvenir.

 

Villetaneuse, le 29 avril 1977

Cher Ami,

J’ai été très sensible à votre longue lettre, envoyée de Chinon. La mienne sera sans doute plus brève. Vos lignes m’ont permis de vous suivre quelque peu. Il doit être passionnant de vivre à Madrid actuellement : profitez-en pleinement avec toute votre famille !

Je commence à respirer, après de lourdes années d’administration. Un certain temps est nécessaire pour retrouver la bonne voie. La préparation de la Primera Crónica General s’achève. Un lourd travail de correction doit encore être fait. L’index des formes sortira en octobre-novembre 1977. Le n° 2 des Cahiers de linguistique hispanique médiévale va être mis en vente. 274 pages. De très bonnes pages. J’attends sa parution et je vous enverrai alors les deux premiers numéros. Je ne voudrais point oublier l’Assesseur aux Moyens et son aide très efficace.

Avez-vous reçu une réponse pour ce qui est de l’édition du Rimado ?

[…]

De famille à famille, toute notre amitié.

     Et en très grande cordialité

                 Roudil