Une certaine idée de l’Université
Dans ma page web (Profil), j’ai indiqué brièvement les raisons pour lesquelles j’ai pris ma retraite de l’Université[1] dès que cela m’a été possible.
Outre ces circonstances de vie et de travail peu favorables, la réforme, que je juge personnellement néfaste, des Universités à la suite du Processus de Bologne finit par faire de moi un étranger dans ma propre institution. J’en tirai la conséquence que je devais prendre au plus tôt une retraite à laquelle me donnaient droit mes plus de quarante années de bons et loyaux services, dans le but de reprendre une vie de chercheur à part entière. C’est ce que je fis en 2001.
Je ne jugeai pas utile alors d’énumérer dans le détail les raisons qui m’avaient conduit à prendre cette décision, mais elles étaient réelles et ma décision, réfléchie. Je ne le ferai pas non plus maintenant parce qu’un autre universitaire l’a fait infiniment mieux que je ne saurais le faire.
Lors de sa nomination comme Docteur honoris causa de l’Université de Louvain, Simon Leys a prononcé en 2004 un discours percutant que j’aurais volontiers repris à mon compte sans en retirer un mot, si l’occasion m’avait été donnée d’en prononcer un à l’occasion de mon propre départ à la retraite en 2001. Tout au plus me permettrai-je d’y ajouter quelques commentaires inspirés de mon expérience personnelle. Le discours s’intitule « Une idée de l’université » et a été publié dans le recueil de cet auteur intitulé Le studio de l’inutilité (Paris, éd. Flammarion, 2012, p. 285-291).
Une communauté de savants
La « communauté des savants » est, selon S. Leys, le premier des quatre « facteurs » qui interviennent dans son fonctionnement. Le terme « Université » est d’origine ecclésiastique, ce qui se comprend puisque l’Université est une institution qui fut créée par la papauté à la fin du XIIe siècle. Dans son testament, un chevalier andalou du XVe siècle ordonne dans ces termes les cérémonies de sa sépulture : « J’ordonne que, le jour de mon enterrement, les clercs de l’université de cette cité [Andújar] ainsi que le ministre et les frères del l’ordre de la Sainte Trinité me reçoivent […] ». Le terme « université » désigne donc l’ensemble des clercs séculiers des paroisses de la ville ; par conséquent, une communauté disposant d’une autorité qui lui est propre.
On a, semble-t-il, perdu la signification de ce terme, ce qui est d’autant plus grave qu’il sert à désigner toute l’institution. À ce propos, S. Leys relate une anecdote très instructive :
Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Éducation était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots : ‘Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université…’, mais un universitaire l’interrompit aussitôt : « Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université’. On ne saurait mieux dire.
J’ai moi-même été témoin de scènes analogues. Ainsi, le président de mon Université, contraint d’abandonner une réunion convoquée pour traiter d’une énième réforme concoctée par le ministère, à son départ confia la présidence de la séance au Secrétaire Général, c’est-à-dire à un administrateur, certes professionnel, mais engagé par l’Université pour la servir, alors qu’il avait à ses côtés le Vice-Président chargé de l’application de la réforme. Cela me scandalisa et je le fis savoir publiquement puis, en privé, au collègue Vice-Président, sans aucun effet sinon celui de me faire passer pour un mauvais coucheur. On me reprocha, en outre, de ne pas ménager la susceptibilité de monsieur le Secrétaire Général.
Une bibliothèque
Le deuxième élément constitutif de l’Université, selon S. Leys, est « une bonne bibliothèque » et d’ajouter : « Cette évidence se passe de commentaire ». Je crois, au contraire, qu’il convient de la commenter, ne serait-ce que parce que le concept-même de bibliothèque a subi, depuis, des bouleversements majeurs. La matérialité du livre n’étant plus sa caractéristique pemière, sa consultation n’exige plus un lieu spécifique de conservation.
Je le regrette amèrement, tant j’ai éprouvé de plaisir et tiré de parti à fréquenter certaines bibliothèques. Celle de la Casa de Velazquez reste, pour moi, en tant que médiéviste, un espace idéal, où il était permis de se déplacer, de consulter sur place pour finalement choisir le ou les volumes désirés. Je conserve aussi un souvenir ému de mes pérégrinations dans les entrailles de la Sorbonne. Il était possible alors de s’y aventurer sans cicerone ; et l’on comptait sur la rencontre avec quelque employé de la bibliothèque chargé de replacer des ouvrages ou d’en retirer pour les lecteurs de la salle, pour éviter de s’y égarer. J’ai même rêvé de m’y laisser enfermer un soir, après la fermeture, tel Washington Irving dans l’enceinte de l’Alcazar ou dans les jardins du Generalife à Grenade.
Aujourd’hui, du fait de la numérisation accélérée des collections, il suffit de s’asseoir devant son ordinateur pour accéder aux sources livresques. Je ne m’en plaindrai pas, surtout en ce qui concerne les manuscrits. J’ai trop souvent déploré que l’on ne me laissât consulter que des microfilms pour ne pas me réjouir de pouvoir aujourd’hui charger dans la mémoire de ma machine d’excellentes photos de manuscrits qui m’avaient mobilisé des semaines entières à la BN de Paris ou à celle de Madrid. Il m’est toujours interdit de les manipuler, condition indispensable à une bonne connaissance codicologique, mais la reproduction est si exate que je m’en accommode.
Bien d’autres lieux mériteraient d’être mentionnés : la Bibliothèque de l’Escurial, où il était possible de se dégourdir les jambes en admirant les sublimes codex arabes présentés dans les vitrines de salles d’exposition désertes ; des collecions privées (Lázaro Galdiano et autres) ; le fonds des Académies madrilènes ; les différentes archives ; etc. Cette énumération suffit, me semble-t-il, à concevoir que le livre est un élément indispensable à l’existence de l’instution universitaire.
Étudiants et moyens
Les deux derniers facteurs avancés sont les étudiants et les ressources matérielles. S. Leys les juge importants mais pas indispensables.
Pour le second, il cite le cas de l’Université de Pékin qui, pendant la République de Chine, à partir de 1912, bien que dans le dénuement le plus complet, joua un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle du pays. Quant à moi, je suis persuadé que les vrais savants ne sont pas attirés par l’appât du gain et ne désirent que disposer de moyens même modestes pour pouvoir accomplir leur tâche. Je considère, en outre, que c’est un devoir de l’État d’y subvenir. J’ai eu à souffrir de devoir travailler dans des locaux souvent vétustes et étroits, sans que cela compromette gravement mon engagement. Si je déplorais cet état de fait, ce n’était pas tant pour des raisons pratiques que parce qu’il témoignait du peu d’intérêt de nos gouvernements à l’égard de la culture en général et de l’Université en particulier.
La question des étudiants est d’une autre nature. Il m’est souvent arrivé de dire, sous forme de boutade, qu’une Université ne pourrait se passer de professeurs ni de livres, mais qu’elle pourrait fort bien se passer d’étudiants. Je ne savais pas que cet avis était partagé par un collègue aussi éminent que S. Leys. Entendons-nous bien, je ne m’oppose pas à ce que le savant puisse, ou même doive, communiquer ce qu’il sait à un auditoire. La loi Savary de 1984, en instituant le corps des enseignants-chercheurs, a heureusement tranché sur ce point en ne dissociant pas ces deux fonctions et en supprimant toute hiérarchie entre elles. Ce qui est contraire au principe universitaire, c’est de faire passer la recherche au second plan.
Personnellement, il m’a fallu attendre les dernières années de ma carrière pour pouvoir commenter des textes médiévaux devant des étudiants. La transmission des fruits de ma recherche, je la réservais à mon séminaire. Il s’agissait d’une initiative personnelle, non comptabilisée dans mon horaire d’enseignement. Le séminaire se tenait tous les quinze jours dans un lieu extérieur à la Faculté, au Collège d’Espagne de la Cité Universitaire, où la directrice de l’époque, Carmina Virgini, elle-même universitaire, m’hébergeait gratuitement dans un cadre superbe.
La nature du rapport imposé par les réglements universitaires récents entre l’enseignant et l’étudiant n’est qu’une caricature de ce qu’il devrait être. L’étudiant est exclusivement motivé par l’obtention d’un diplôme auquel « il a droit » et pour laquelle il est tenu à un minimum d’efforts. Un intérêt pour la matière enseignée et, accessoirement, pour les travaux du professeur n’est pas jugé nécessaire. S. Leys a vécu en Australie des situations plus extrêmes. Les ressources des Universités de ce pays dépendant principalement des frais d’inscriptions, particulièrement élevés pour les étrangers, la conséquence allait de soi :
Un recteur d’université nous a engagés un jour à considérer nos étudiants non comme des étudiants, mais bien comme des clients. J’ai compris ce jour-là qu’il était temps de s’en aller.
Chez nous, ce n’est pas l’argent de l’étudiant ou de sa famille qui motive cette dérive, mais celui de l’État, dont il est convenu qu’il n’a pas à entretenir une danseuse. D’autres facteurs interviennent aussi, qu’il serait trop long d’énumérer. J’en retiendrai deux : l’organisation de l’enseignement et la question des débouchés.
Jusqu’à la dernière réforme, l’État n’intervenait que pour fixer les limites chronologiques qui s’appliquaient à tous les ordres d’enseignement, du Primaire au Supérieur, encore que ce dernier ne fût pas tenu de strictement s’y conformer. L’unité de temps était l’année, la division en trimestres n’intéressant pas l’Université. Désormais, on a imposé la division en semestres, qui sont en fait des quadrimestres, et deux sessions d’examens, l’une en janvier-février, l’autre en juin-juillet, en lieu et place de la session de juin et de celle d’octobre.
Les effets de ces mesures, outre qu’elles innovent dangereusement en privant les autorités universitaires de prérogatives qui leur étaient jusque-là reconnues, est d’appauvrir considérablement l’enseignement dispensé. Que peut-on enseigner en quatre mois ? Dans les matières littéraires, je ne vois que des nouvelles, quelques pièces de théâtre ou de brefs recueils de poèmes. Exit les œuvres majeures, la Chanson de Roland ou Don Quichotte de la Manche. En outre, comme il faut éviter un trop grand pourcentage d’échecs, l’enseignement consiste en une préparation à l’examen, de façon que le candidat ne soit pas désorienté par les questions qu’on lui posera. Une bonne proportion des heures d’enseignement consiste donc à entraîner les étudiants à éviter les écueils de l’épreuve finale.
Au terme de ses études, un étudiant dispose, par conséquent, d’un bagage minime, d’autant qu’il n’est pas question de lui imposer des lectures annexes ; si c’est le cas, elles ne seront pas sanctionnées.
C’est d’autant plus absurde que l’on exige désormais de l’Université de préparer les étudiants à la vie professionnelle. Pour détourner cet obstacle, les politiques ont imaginé de favoriser la création de nouvelles filières conçues pour répondre à cette exigence : moins de théorie, ou pas du tout, et plus de pratiques, ce qui se traduit, dans le domaine des langues, par la création de la filière des Langues appliquées. Cette merveilleuse invention implique que la connaissance d’une langue ne se suffit pas à elle-même, mais encore qu’il faut savoir l’appliquer et que cela s’apprend à l’Université. Ainsi, même si vous possédez l’espagnol au point de pouvoir lire Benito Pérez Galdós et Lope de Vega, vous devrez vous soumettre à un enseignement spécifique pour être en mesure de lire la prose d’un juriste, d’un scientifique ou même d’un journaliste. On pourrait se contenter d’acquérir un vocabulaire particulier mais il existe apparemment aussi une syntaxe et une morphologie propres à ce champ d’application.
Objet de l’Université
Par contraste, S. Leys énumère les finalités de l’Université :
L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences et l’extension, et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire[2].
Cette définition, à laquelle j’adhère sans réserve, ouvre un champ d’application très large, pour ne pas dire infini. Elle s’expose néanmoins à certaines critiques au nom de principes opposés et tout aussi respectables. Ainsi, à l’intérieur d’une société donnée, nulle institution ne saurait se dispenser de devoir rendre des comptes. En outre, la revendication du droit à s’adonner à une activité qui ne recherche pas à se rendre utile peut également choquer.
Le principal reproche qu’on pourrait lui faire est de promouvoir un élitisme qui entre en contradiction avec les règles de fonctionnement d’une société démocratique.
Tout en s’affirmant partisan du principe d’égalité entre tous les membres d’une société, S. Leys fait valoir que sa stricte application dans le domaine de la pensée entraîne de dangereuses dérives.
La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour – ni la grâce de Dieu.
Laissons-là beauté, amour et grâce de Dieu : les intégrer à cette réflexion me paraît excessif et contribue à créer un phénomène d’exclusion qui, pour le coup, équivaut à une forme d’ostracisme que je ne partage pas. Tenons-nous-en à « la vérité ». Dans le domaine du savoir, elle ne peut être approchée que par des recherches approfondies, nuancées, dépourvues de toute manipulation, justifiées par une documentation vérifiable et un raisonnement honnête. Rien de bien démocratique, en effet, dans cette démarche. La conclusion qu’en tire S. Leys est radicale :
Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie politique ; mais, dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste.
Cette déclaration sonne comme un provocation à une époque où il n’est pas d’objet qui ne puisse être soumis à l’épreuve de la popularité ; où chacun se croit autorisé à juger de tout sans avoir à se justifier (et souvent sous le couvert de l’anonymat) ; où toute opinion vaut vérité si elle est soutenue par un nombre conséquent de suiveurs. Je ne sais si S. Leys avait déjà en tête cette dérive, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis 2004, ou s’il en avait eu la prémonition. En fin de compte, comment ne pas lui donner raison ? Il découle de ces affirmations qu’en restant fidèle à ses principes, même s’ils encourent l’accusation d’élitisme, l’Université remplit un devoir essentiel et parfaitement respectable en ne cédant pas à la tentation de reconnaître à quiconque une compétence innée.
L’absence de considération utilitaire du savoir qu’elle dispense est l’autre caractéristique de l’Université, selon S. Leys. Cela ne signifie pas qu’elle vise à l’inutile, comme on a tendance à le croire et à le dire, surtout dans le domaine des Sciences Humaines. On affirme ainsi, au contraire, qu’il ne faut pas enfermer la pensée dans un cadre préalablement défini mais lui laisser libre cours sans préjuger du résultat auquel elle pourra nous mener. Penser par soi-même n’est jamais inutile et l’enseigner est une obligation. C’est ainsi que se forment des esprits capables de se gouverner eux-mêmes, quel que soit le domaine d’activité auquel ils s’appliqueront. Tel est le but d’un enseignement universitaire et toute sa noblesse.
L’accusation d’inutilité est à mes yeux un contresens complet. Je l’ai pratiquement entendu depuis l’instant désormais lointain où j’ai commencé à enseigner. Je pourrais même aller au-delà. Je n’ai pas oublié la remarque que me fit mon ami instituteur Jacques Leblond, lorsque, fraîchement reçu à l’Agrégation d’Espagnol, je lui annonçai que je comptais me consacrer à des études de médiévistique. « Comment peut-on s’intéresser au Moyen Âge ? » me rétorqua-t-il, ou à peu près. C’est une question que je me suis souvent posée depuis et qui, en fin de compte, se ramène à ceci : comment, lorsqu’on procède de la classe ouvrière ou paysanne, peut-on se détourner d’une formation pratique, de technicien ou d’ingénieur, dans le meilleur des cas, qui est pourtant une voie toute indiquée, compte tenu de nos antécédents ?
C’est faire peu de cas des éléments extérieurs qui peuvent déterminer le choix d’une carrière. Je pense, bien évidemment à l’attrait pour les Lettres, pour l’Histoire ou toute autre discipline « littéraire ». Mais je n’écarte pas non plus le désir, plus ou moins conscient et réfléchi, d’une rupture avec des antécédents familiaux qui, dans mon cas, se perdent dans la nuit des temps. Choisir un champ des Sciences Humaines, quel qu’il fût, était un moyen efficace d’y parvenir. Or, une fois la vanne ouverte, pourquoi ne pas s’engager plus loin encore en refusant de choisir un domaine lié à l’actualité ou à un passé récent ? L’acte gratuit prend tout son sens si on le pousse à son paroxysme. Les circonstances m’ayant obligé à renoncer aux Lettres classiques ou, pour être plus exact, à l’étude de la Grèce antique, le Moyen Âge me servirait de lot de consolation. Tant qu’à être inutile, autant choisir le lieu où il était permis de l’être vraiment, et d’éviter toute compromision avec une actualité qui, à mes yeux, relevait plus du journalisme que d’une approche universitaire.
Novembre 2024
[1] Je mets systématiquement une majuscule, contrairement à S. Leys.
[2] J’ai pris la liberté de modifier quelque peu la ponctuation de l’édition pour éviter toute ambigüité. La ponctuation primitive est la suivante : « […] quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir […] »