Actualité de Yourcenar

Français Nov 3, 2024

Actualité de Yourcenar

Nous sommes mieux renseignés [qu’à la fin du XIXe siècle] sur la manière dont une civilisation finit par finir. Ce n’est pas par des abus, des vices ou des crimes qui sont de tous les temps, et rien ne prouve que la cruauté d’Aurélien ait été pire que celle d’Octave, ou que la vénalité dans la Rome de Didus Julianus ait été plus grande que dans celle de Sylla.

Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir et à définir. Mais nous avons appris à reconnaître ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire à l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages. Le lecteur moderne est chez lui dans l’Histoire d’Auguste.

Marguerite Yourcenar, « L’histoire d’Auguste »,

dans Sous bénéfice d’unventaire, essais, Paris, Gallimard, 1978, p. 7-27.

Marguerite Yourcenar a rédigé en 1958, dans le droit fil des Mémoires d’Hadrien, publié en 1952, ces réflexions sur l’Histoire d’Auguste, recueil de vingt-huit portraits d’empereurs romains ayant régné aux IIe et IIIe siècles, rédigé à la fin du IVème. J’ai volontairement isolé le paragraphe final. Tout l’essai se caractérise par une maîtrise de l’écriture, une profondeur d’analyse et de pensée, une lucidité sans concession qui émeuvent et bouleversent. Ce qui me frappe surtout, c’est le caractère prémonitoire de cet inventaire à peu près exhaustif des égarements de l’époque où nous vivons, soixante-cinq ans plus tard, dans le champ du politique, du social, de la culture, de la vie.

Je transcris ce passage au moment où les sauveteurs de Valence et d’ailleurs s’apprêtent à retirer de la boue des cadavres, peut-être par dizaines, de personnes surprises par un déluge prévisible mais que l’on n’a pas voulu prévenir ; au moment où des gouvernants se prévalent d’un pouvoir délégué par les urnes pour en faire un usage disproportionné ; au moment où la vérité ou, du moins, une approche critique et raisonnée des phénomènes, doit s’effacer devant les vitupérations d’illuminés ou de manipulateurs cyniques dont les médias se font l’écho avec complaisance ; au moment où les causes les plus justes sont dénaturées par le jusqu’au-boutisme de leurs plus récents défenseurs ; au moment où l’on réentend les tenants d’un système politique qui a produit tant d’horreurs, et que, naïvement, l’on croyait définitivement éradiqué, mais dont l’effacement n’a guère duré que l’espace de deux générations ; au moment où la médiocrité devient un critère de valeur, dès l’instant où elle est relayée par le grand nombre.

Pour honorer à sa juste mesure la perspicacité de Marguerite Yourcenar, la liste pourrait s’allonger encore.

Novembre 2024