Antoine Gilles de la Tourette (1765-1837), poète véronais
Dans les Bulletins des Amis du Vieux Chinon correspondants aux années 1933-1935, on peut lire, en trois livraisons précédées d’une courte introduction signée A. B. (André Boucher), le poème d’un auteur inconnu, intitulé Description du Pays Véronais, suivi, en appendice, d’un autre poème, Les mœurs villageoises. Les circonstances de cette publication sont restées longtemps énigmatiques, car on ignorait comment notre ancien Président avait pu se procurer ce texte. L’énigme s’est dissipée grâce à un don de ses enfants à la Société, qui contenait un petit fascicule manuscrit avec le texte du poème tel qu’il avait été reproduit dans les Bulletins.
De plus, et par un heureux hasard, je me suis vu confier par leurs propriétaires, Jean et Michel Marquis, dont le père fut commissaire-priseur à Chinon jusqu’au début des années 1960, un volume de poésies du même auteur qui contenait, entre autres pièces, ces deux poèmes, notablement amplifiés. L’ouvrage se présente sous la forme d’un volume broché de 538 p., formé de 17 cahiers de 24 pages, à l’exception du cahier 17 qui en contient 34. La première et la dernière feuille du volume sont dépourvues de numérotation, bien qu’elles contiennent chacune un texte. Le volume, dont les dimensions sont celles d’un livre courant (137 mm x 212 mm) comporte une couverture cartonnée vert foncé, dépourvue de toute inscription. L’écriture, d’une seule main, sans aucun doute celle de l’auteur, est soignée mais sans recherche. La presque totalité des textes réunis sont écrits en vers, soit latins soit français, et accompagnés de sous-titres explicites en marge. Seules quelques têtes de chapitres sont rédigées en prose.
Comme indiqué à la fin de plusieurs de ces textes, l’auteur est Gilles de la Tourette[1], prêtre desservant de la paroisse de Savigny-en-Véron, et l’ouvrage a été composé entre 1822 et 1827.
Sur la provenance de ce volume, je n’ai que des présomptions. Il est probable qu’il a appartenu à Ernest-Henri Tourlet. En effet, nous possédons (bibliothèque des Amis du Vieux Chinon) de la main de notre illustre botaniste et historien, une copie littérale d’une pièce figurant dans le recueil : Discours pour la consécration de l’église de Chouzé-sur-Loire (suivie de Description de la cérémonie de la consécration de l’église de Chouzé-sur-Loire faite par monseigneur de Montblanc archevêque de Tours). On peut supposer que ce volume est resté à Savigny après la mort du poète, soit à la cure, soit entre les mains de son neveu, l’instituteur Oury, et d’héritiers éventuels et que c’est là que Tourlet se l’est procuré, mais cela reste une hypothèse.
Données biographiques sur Antoine Gilles de la Tourette
André Boucher avait fourni dans son introduction à la Description du Pays Véronais quelques données biographiques sur le poète, tirées d’une copie de son acte de décès conservée, à l’époque, à la cure de Savigny. Je suis en mesure de compléter ces données grâce à Mme Rohaut (Loudun) pour ce qui est du lieu de naissance (qui reste, cependant, à vérifier) et du Professeur Michel Laurencin pour les différentes affectations du prêtre.
Antoine Gilles de Latourette est né le 2 novembre 1765, peut-être à Faye-la-Vineuse[2]. En 1790, il est nommé vicaire de Saint-Étienne de Chinon. Il refuse de prêter serment à la Constitution civile du clergé (février 1791), en même temps que son curé, Pierre Jean Breton, et devient donc prêtre réfractaire[3]. Il se cache jusqu’en septembre 1795, date à laquelle est votée l’abolition de la constitution civile (loi du 3 ventôse an III/21 février 1795), puis replonge dans la clandestinité pour échapper aux rigueurs de la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), qui décrète le bannissement des prêtres. Il en sort le 25 mars 1797, date à laquelle il se fait enregistrer en mairie. Il ne retrouve pas pour autant son vicariat à Saint-Etienne, où officient des prêtres constitutionnels, d’autant que, moins de six mois plus tard, le décret du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) rétablit la persécution des prêtres réfractaires et leur déportation. Le curé Breton et son vicaire refusent de prêter serment et rentrent derechef dans la clandestinité. Ils n’en sortiront, cette fois-ci définitivement, qu’en 1800, lorsque le Consulat aura engagé avec le Saint-Siège les négociations en vue du Concordat, qui sera signé le 23 fructidor an IX (10 septembre 1801), lequel rétablit la liberté des cultes et transforme les prêtres en fonctionnaires appointés par la République.
Antoine Gilles de Latourette commence alors une nouvelle vie de prêtre fonctionnaire. Il sera nommé successivement desservant[4] de Saint-Laurent-de-Lin (nommé le 1.12.1802), de Sazilly (nommé le 11.11.1803), de Crouzilles (nommé le 31.7.1806), enfin de Savigny-en-Véron (nommé le 16.1.1816). Il ne quittera plus cette dernière affectation. Il décède le 28 avril 1837 à Savigny-en-Véron.
Œuvre poétique de Gilles de Latourette
Contenu du volume
Nous en fournissons ci-dessous une description détaillée du contenu du volume[5].
1. [recto d’un feuillet non numéroté ; verso blanc] : « Note, sur les chapelles, situées dans les trois paroisses du vairon ».
2. p. 1-76 : « heptados liber 1 » (758 vers latins). Daté du 31 décembre 1825, avec une table des matières particulière, p. 75 :
– p. 1 : Dédicace à Mgr de Montblanc, archevêque de Tours ;
– Liber primus, les sept vertus : foi (fides, p. 1-6) ; espérance (spes, p. 7-11) ; charité (charitas, p. 11-16) ; tempérance (temperantia, p. 16-21) ; justice (iustitia, p. 21-25) ; prudence (prudentia, p. 26-30) ; force (fortitudo, p. 30-35) ; conclusion (p. 35).
– Liber secundus, les sept péchés capitaux : orgueil (superbia, p. 36-40) ; avarice (avaritia, p. 41- 46) ; luxure (luxuria, p. 46-52) ; envie (invidia, p. 52-57) ; gourmandise (gula, p. 57-63) ; colère (ira, p. 63-68) ; paresse (pigritia, p. 68-75) ; conclusion (p. 75) ; table des matières (p. 75-76).
3. p. 76-97 : « heptados liber 2 » (prose latine). « Definitio, ordine litterarum expressa » (« Définition, exposée suivant l’ordre littéral ») : citations tirées des textes saints chargées d’illustrer chaque vertu et chaque péché capital.
4. p. 97-135. « Description d’un grand Seminaire : poëme en un chant » (844 alexandrins) (1er décembre 1825). Le poème est composé de 42 laisses[6] ; pour chacune le contenu est indiqué en marge. Le poème décrit l’emploi du temps quotidien, hebdomadaire et annuel du séminariste[7].
5. p. 136-207. « Speculum sacerdotale pro tempore pius decessus generalis cleri ou Miroir ecclesiastique pour une retraite générale spirituelle du clergé ». Le texte latin occupe la page de gauche, la traduction française, en regard, la page de droite. Le poème se compose de douze parties, dont les intitulés sont indiqués en marge, en latin et en français. Il s’achève sur une dédicace à l’archevêque de Tours et est daté, pour le texte latin, du 15 novembre 1822 et pour la traduction, du 12 mars 1823.
6. p. 208. L’auteur a utilisé le verso de la dernière page du fragment précédent, qui était restée blanche, pour gloser, en latin et en alexandrins français, le sens du mot « jubilé », à l’occasion du jubilé de 1826 (mention rajoutée en haut de page).
7. Du curé de village
A. p. 209-228. « Le contraste du curé de ville avec le desservant de campagne, pour finir la description du Séminaire et de l’état du clergé » (420 alexandrins). Le poème comporte 16 laisses. Il est daté du 16 février 1827.
B. p. 228-233. « Portrait du curé de village. Paraphrase d’un extrait du sermon de m. l’abbé de Boismont, de l’académie françoise. Leçons de littérature par m. Noel. page 217 ». 16 octobre 1827.
8. p. 233-240. « Stances sur l’immortalité de l’âme par monsieur L. m. » (14 stances de 10 alexandrins, soit 140 vers). 6 octobre 1827.
9. Consécration de l’église de Chouzé sur Loire. 28 octobre 1827.
A. p. 240-251. « Discours pour la consécration de l’église de Chouzé sur Loire » (234 alexandrins). 26 mai 1827.
B. p. 251-270. « Description de la consécration de l’église de Chouzé sur Loire, faite par monseigneur de Montblanc arch. De Tours » (424 alexandrins). Le poème comporte 24 laisses plus « un acrostiche sur le mot de Chouzé »[8].12 novembre 1828[9].
10. p. 271-. « Carmina varia pia », soit Divers poèmes religieux.
A. 271-279. Pâques et Pentecôte (116 vers latins). 22 mai 1824.
B. p. 279-282. Confirmation (58 vers latins). 28 mai 1824.
C. p. 282-290. « Honoratio » soit Hommage à diverses personnalités : à l’archevêque (38 vers latins) ; au coadjuteur (26 vers latins) ; vœux de prospérité à l’intention de l’archevêque, du coadjuteur, du clergé et du peuple chinonais (30 vers latins), 27 décembre 1822 ; au coadjuteur (20 vers latins), 9 juin 1824 ; « Necrologium » hommage posthume à Mgr. Duchilleau, archevêque de Tours (52 vers latins), 4 décembre 1824.
11. p. 290-337. « Les quatre saisons ». 18 août 1827.
A. p. 290- 302. « Le printemps » (274 alexandrins), 1er août 1827.
B. p. 302-314. « L’été » (260 alexandrins), 6 août 1827.
C. p. 315-325. « L’automne » (230 alexandrins) [non daté].
D. p. 325-337. « L’hyvert » (250 alexandrins), 18 août 1827.
12. p. 337-343. « L’orage » (140 alexandrins), 18 juillet 1827.
13. p. 343-382. « Description du pays verronais, près Chinon, 3e arrondissement et canton du département d’Indre et Loire, poëme statistique » (854 alexandrins).
14. p. 382-399. « Les mœurs villageoises » (376 alexandrins), 10 octobre 1827.
p. 400. Table des matières des pièces contenues dans le volume avec le nombre de vers (au total : 7.364 vers, comptabilisés par l’auteur).
15. p. 400- « Topographie et statistique de la ville de Chinon. Poëme en trois chants, sur la topographie, sur l’histoire politique, ecclésiastique, et sur l’état présent de la ville de Chinon, chef-lieu, du 3e arrondissement de sous préfecture, du département d’Indre et Loire : pour servir à la statistique ancienne et moderne de cette ville, dont le vieux château, offre des vestiges qui attestent sa force, et sa célébrité, et qu’un amateur de l’antiquité visite avec intérêt et plaisir, en admirant ses ruines ». (2696 vers pour la totalité des trois chants, comptabilisés par l’auteur à la fin de la transcription).
A. p. 400-405. « Sommaire du chant premier ».
B. p. 405-441. « Chant premier » (790 alexandrins).
C. p. 441-446. « Sommaire du chant second ».
D. p. 446-486. « Chant second » (884 alexandrins).
E. p. 486-490. « Sommaire du chant troisième ».
F. p. 490-536. « Chant troisième » (1018 vers), « revu, augmenté, corrigé le 8 octobre 1828 ». Signé : « Gilles Latourette, prêtre chinonais ».
16. (dernier feuillet non numéroté) : « Supplément au chant de la description du Véron, n° 32, page 371, vers 686 » (description de la maison de M. Thouard, percepteur du Véron, nouvellement bâtie au ‘carroi forest’).
Commentaire du contenu
La liste des titres énumérés suffit à donner une idée de l’ampleur de l’œuvre poétique d’Antoine Gilles de Latourette et de la variété des sujets abordés. Je ne commenterai pas les poèmes latins, laissant cette tâche à meilleur latiniste que moi-même. Je me contenterai de fournir quelques éléments susceptibles d’orienter le lecteur dans cet ensemble touffu.
Chronologie des œuvres
Gilles de Latourette prend soin de dater soigneusement et précisément (y compris le jour et le mois) la plupart de ses poèmes. Je reconstitue ci-dessous la chronologie de ces pièces.
1822 (15 novembre) : 5 pour le texte latin, 1823 (12 mars) pour la traduction française.
1822 (27 décembre) : 10C.
1824 (22 mai) : 10A ; (28 mai) : 10B ; (9 juin) : 10C ; (4 décembre) : 10C
1825 (1er décembre) : 4
1825 (31 décembre) : 2
1826 (jour et mois non précisés) : 6
1827 (16 février) : 7A ; (16 octobre) : 7B.
1827 (26 mai) : 9A
1827 (18 juillet) : 12.
1827 (10 octobre) : 14 (probablement aussi 13).
1827 (achevé le 18 août) : 11
A : 1er août ; B : 6 août ; D : 18 août (C, non daté).
1827 (6 octobre) : 8.
1828 (8 octobre) : 15 (« revu, augmenté, corrigé le…)
1828 (12 novembre) : 9B[10]
Les dates correspondent à l’achèvement des poèmes et non pas à leur époque de rédaction. Il est donc possible qu’il faille remonter au-delà de 1822 si l’on veut fixer la date où Gilles de Latourette entreprend la composition de telle ou telle pièce. Cependant, la concentration autour des années 1825-1828 laisse supposer que c’est la période de création la plus intense. Elle correspond à un moment crucial de la vie du poète, à savoir son entrée dans la vieillesse : 57 à 63 ans. À cette époque il a atteint une évidente stabilité dans sa vie de prêtre, six ans après son installation, et ses ambitions, s’il en a eu, s’estompent. Il semble s’être fait à l’idée de finir ses jours à Savigny[11].
Version ne varietur
Une comparaison entre les deux versions que nous possédons des deux poèmes signalés au début de cet article, Description du Pays Véronais, et Les mœurs villageoises, – celle contenue dans le fascicule et celle du volume que je viens de décrire -, montre que le poète a procédé à une révision de ses œuvres avant de les inclure dans le volume.
Les changements sont d’extension diverse. Les plus légers ne concernent que des détails de rédaction, portant sur un mot ou un hémistiche, et n’excèdent pas un vers ou deux. Le plus souvent, cependant, il s’agit d’ajouts, dont certains dépassent les dix vers. On ne relève, en revanche, aucune suppression : avant d’être inclus dans le volume, les poèmes ont fait l’objet d’amplifications quasi systématiques. Si l’on ajoute le classement systématique, non chronologique, des pièces, il y a tout lieu de penser que Gilles de Latourette a conçu ce volume comme une version définitive de son œuvre poétique. C’est, en quelque sorte, son testament littéraire.
Thématique
Les thèmes traités sont également variés. Je ne prétends pas les aborder tous. Je me limiterai à quatre d’entre eux, qui nous permettront de bien cerner la personnalité du poète.
*La statistique
Le terme figure dans le titre de deux de ses plus longs poèmes, la Description du pays véronais et la Topographie et statistique de la ville de Chinon. Il faut prendre « statistique » au sens de « Description d’un pays relativement à son étendue, à sa population, à ses ressources agricoles et industrielles, etc.[12] »
Je ne reviendrai pas sur le premier de ces deux poèmes, puisqu’on dispose de l’édition d’André Boucher. Je m’attarderai un peu sur le second, encore inédit.
Chaque chant est précédé d’un sommaire détaillé. Le début du premier montre que la géographie de la ville et de son site est une préoccupation majeure du poète.
« Article 1er. position de la ville de Chinon. -2. sa distance des villes circonvoisines, et de l’embouchure de la Vienne, à Candes, ville située au confluent de la Loire et de la prémière riviere. -3-opinion assez vraisemblable sur l’étymologie du nom de Chinon. [4]-cette ville située au bord du fort escarpé, au nord-ouest, dit du Coudrai est défendue par ce rempart. 5-description de cette ancienne forteresse. -6-le petit faux-bourg appellé le vieux marché, dans la partie du nord-ouest, qui est contiguë aux terrasses des remparts du fort du Coudrai, a été formé avant celui de Saint-Étienne, situé dans la partie du sud-est. »
L’objectif du poète ne se limite pourtant pas à cette dimension purement informative. Il y ajoute un réel attachement à sa « petite patrie ».
Chant premier
Parler de sa patrie est pour un citoyen,
un sujet agréable, à lui seul qui convient.
Le but de son travail est le récit fidèle
de tout ce qu’il a vu, des faits qu’il se rappelle.
Dans sa description et sans rien hasarder,
l’histoire et sa patrie il veut recommander.
La technique qui domine est la description. Voici celle d’un édifice aujourd’hui disparu : l’église Saint-Jacques de Chinon.
Description de l’eglise du faux-bourg de Saint Jacques
[…] Cette église n’eut point la forme de la croix,
qui distingue de loin le temple par son toit.
Cinq fois plus long que large en son plan ordinaire,
trois voûtes font la nef, le chœur, et le sanctuaire.
Trois piliers au milieu, selon l’art bien sculptés,
y servent de support aux voûtes des côtés.
Leur élévation, leur coupe differente,
sont pour mieux distinguer la chapelle adjacente ;
p. 428 qui décore très bien la façade du nord,
et s’éleve au dessus de la digue et du port.
Ces trois voûtes de front l’étroit clocher termine,
et le toit de la nef tout au long les domine.
Le temple de la ville élevé par Henri,
avoit donné ce plan qui fut peu rencheri.
La façade du nord etant la principale,
a sa porte au milieu dont l’entrée est egale.
Ce long double côté dans le plan qui convient,
étoit pour augmenter la nef qu’il y soutient.
La mère du Sauveur après lui vénérée
dans le culte divin en second implorée
avoit un riche autel surmonté d’un fronteau,
et sur son tabernacle offroit un grand tableau
dont le sujet etoit l’histoire du rosaire,
pieuse confrairie à plusieurs salutaire.
Les niches des côtés ornées de dessin
portoient sainte Anne à droite, à gauche saint Joachim.
Une lampe d’argent suspendue à la voûte,
à la beauté du chœur un ornement ajoûte.
[…]
Un des aspects les plus intéressants de cette production est de nous fournir une information sur une époque révolue. En effet, Gilles de Latourette est le témoin d’une époque ancienne, puisqu’il avait 24 ans lorsque éclata la Révolution : il peut donc témoigner d’une réalité qui a subi de profonds changements dans les années qui suivirent.
*Les changements apportés par la Révolution
Il lui arrive de ressentir une certaine nostalgie de l’époque pré-révolutionnaire, ce qui le conduit à admettre le recul de l’esprit religieux, mais aussi à constater une certaine déchéance de l’ordre ancien, particulièrement perceptible dans les changements de propriétaires des domaines seigneuriaux.
Le château de Velort, a pour propriétaire,
un banquier opulent, acquereur de sa terre :
la révolution, ruinant ses seigneurs,
à fait vendre leur bien, à des agioteurs.
Il serait pourtant exagéré d’en faire un nostalgique des temps anciens. Il est aussi un homme des Lumières et n’hésite pas à se réjouir de certaines transformations récentes, dans lesquelles il reconnaît l’efficacité des nouvelles institutions, tant en matière d’hygiène publique (aménagement de la promenade du Vieux Marché), que dans l’organisation administrative.
Mais par un sous-préfet tout l’arrondissement
du ressort de Chinon est régi promptement.
Ce premier magistrat entend bien les affaires,
et il correspond seul avec messieurs les maires.
Cet administrateur est chargé de pourvoir
à tout l’ordre public, de faire tout mouvoir.
L’ordre qu’il doit tenir vient de la préfecture ;
mais il est amovible et sa place est peu sûre.
*La nature et les saisons
Gilles de Latourette consacre un long poème aux quatre saisons. C’est sans doute dans sa description de l’orage qu’il donne le mieux la mesure de son talent. En voici un extrait.
L’astre du jour caché par de noires vapeurs,
fait voir quelques rayons de diverses couleurs.
Les nuages grossis qui cachent l’atmosphère,
après un très grand calme, entre eux se font la guerre.
Leur pression, leur choc, électrisent leur flanc,
Ils font jaillir le feu qui paraît jaune et blanc.
Le ciel semble porter le deuil de la nature,
Un nuage bleuâtre obscurcit sa figure.
Il est même de blanc et de jaune foncé,
De pâle violet parmi le brun tracé.
La diverse nuance or vient de la lumière
Des rayons du soleil qui plus ou moins relaire
Et cette bigarure offre à l’œil spectateur
La scène de l’orage alors qui fait horreur.
Par le rapide éclair la nue est sillonnée,
[…] Lorsque la foudre approche on se sent oppressé,
et de périr par elle on se croit menacé.
C’est l’électricité que contient le nuage
en fermentation, qui de lui se dégage.
Rien ne peut résister au tourbillon subit
qui part avec le coup, souffle, siffle, étourdit.
L’air alors dégagé s’élance avec vitesse,
et son fougueux essor devant lui tout abaisse […].
*Pratiques populaires
Gilles de Latourette se pose volontiers en observateur des mœurs du peuple qu’il côtoie. Ceci confirme que la renommée du Véron comme conservatoire de pratiques anciennes ou curieuses vient de loin. Plusieurs ajouts apportés à la version primitive de ses Mœurs villageoises se rapportent à ces pratiques. Ce fragment concerne une cérémonie de mariage.
Quand ce présent est fait, chacun réprend sa place,
régarde le dessert, pour plaisanter s’agace.
Deux filles font le tour des tables du banquet,
pour avoir de l’argent présentent leur goblet.
Cette quête est rémise à la jeune mariée,
la fille qui la donne est bien remerciée.
Ce modique présent exprime le bon cœur
des parents, des amis qui s’en font un honneur.
Parmi les villageois subsiste cet usage,
le don est regardé comme utile au ménage.
Cette offrande commune aux époux fait plaisir,
leur prouve l’amitié qui les fait bien chérir.
*Activités humaines
Dans le Poème statistique consacré à Chinon, véritable source d’informations sur les diverses activités d’une société de l’époque, une grande place est réservée au commerce et à l’artisanat. Voici quelques passages particulièrement éclairants.
Pendant que l’on décharge, emmene au magasin,
ce qui de l’étranger arrive de très loin ;
les marchands de Chinon et ceux des autres villes,
livrent sur tous les ports les denrées utiles ;
le seigle, le froment, l’eau de vie et le vin,
les amandes, les noix, la paille, aussi le foin,
les fruits secs, les pruneaux surnommés de Touraine,
qui pendant leur cuison (sic) donnent beaucoup de peine,
le maïs, l’haricot de toutes les couleurs,
rouges, blancs, gris, mêlés, pour tous les amateurs,
le chanvre par paquets que l’humaine industrie,
prépare pour filer, et que l’acheteur trie.
Lorsque le chanvre est cher, et qu’il a du débit,
le bon cultivateur en tire un grand profit.
Par la réunion de ce double commerce,
le marchand de Chinon un bon etat exerce.
Soigneux d’être assorti comme il en a besoin,
pour plaire à l’achéteur il est honnête, fin.
J’achèverai cette brève anthologie en proposant ce bref portrait du bourgeois chinonais, où l’on pourra constater que, sous des airs avenants et policés, il pouvait entretenir de saines querelles.
Le bourgeois de Chinon aime la bonne table,
pour traiter ses amis il est honnête aimable.
C’est surtout dans l’hyvert que chaque citoyen,
donne le grand galas, et qu’il n’épargne rien.
Le convive se rend au festin qu’il préfere
même à son interêt pour faire bonne chere.
L’etranger est reçu dans la societé,
on lui fait bon accueil selon sa qualité.
Si par ses liaisons il fait la connaissance,
d’un ami qui lui plait, il est sans défiance.
Les citoyens aisés, se visitent entre eux,
se rassemblent le soir, s’amusent à des jeux.
La taille et la figure en l’un et l’autre sexe,
ont la grace qui plait surtout dans la jeunesse,
qui par sa belle mise ajôute à sa beauté,
scait se faire estimer par son honnêteté.
L’interêt et le rang, les citoyens divisent,
par leurs opinions, les deux partis se nuissent (sic).
Conclusion
Ni le volume de ces textes, ni la variété des thèmes traités, ni le style ne doivent nous laisser indifférents. Nous avons affaire à un document précieux parce que rare, qui mérite d’être connu et analysé. Je n’ai fait ici que le survoler. Il faudra le reprendre plus en détail pour mieux en apprécier la richesse.
J’énumérerai ici quelques points qui vaudraient qu’on y regarde de plus près.
1. Cet homme qui a souffert des changements révolutionnaires, au point de craindre pour sa vie, semble s’être accommodé des profonds changements survenus dans l’organisation politique du pays. Bien qu’écrivant à un âge relativement avancé (60 ans et plus), il ne se montre ni aigri ni particulièrement « revanchard ».
2. Sa culture est largement celle d’un homme des Lumières, ouvert aux progrès, plus curieux de la vie des hommes que de spéculations théologiques. Il serait, cependant, erroné de rechercher chez lui quelque écho de l’esprit romantique. Mais, du moins, certains de ces poèmes nous invitent à relativiser l’innovation que représente cette nouvelle « école ».
3. La démarche du poète démontre une évidente curiosité pour le cadre de vie et pour les hommes et un sens de l’observation qui annonce peut-être déjà l’attitude des érudits locaux de la seconde moitié du 19e siècle.
4. Ne faut-il pas s’étonner qu’un homme aussi cultivé ait connu une carrière aussi apparemment médiocre ? Elle commence sous les meilleurs auspices, puisque sa première ‘affectation’ concerne la principale paroisse de l’arrondissement. Mais, par la suite, on ne lui confie plus que des paroisses de campagne, avant de le laisser végéter (que les Véronais me pardonnent) vingt ans à Savigny. Pourtant, il semble avoir eu des ambitions plus hautes (cf. ses dédicaces aux archevêques successifs, son projet de séminaire, etc.). Pourquoi n’est-il pas parvenu à ses fins ? Questions de caractère ? Bailly lui délivre quelques piques dans son journal. Paradoxalement, la raison est à chercher dans son comportement pendant la Révolution : il semble que la qualité de prêtre réfractaire n’était pas le meilleur viatique pour accéder à de hautes fonctions sous le Concordat.
13-01-2010 / 11-05-2025
[1] À ne pas confondre avec son petit-neveu et homonyme (1857-1904), médecin renommé, dont le Dr. P. Le Gendre a retracé la biographie. Le patronyme complet du personnage comme de sa famille est Gilles de Latourette (et non simplement Latourette). La graphie de ce dernier nom hésite entre La Tourette et Latourette. J’adopte cette dernière, qui est celle qu’utilise le poète lui-même.
[2] Pour ce qui est du lieu de naissance, cf. Dictionnaire des familles du Poitou, de Beauchet-Filleau. Il mentionne des Gilles de la Tourette originaires de Faye-la-Vineuse (alors en Poitou) depuis le XVIIe siècle. Dans cette famille, le prénom Antoine est très usité ; les prêtres sont également nombreux.
Pour l’identification du père du poète, j’ai tenu compte de la date de naissance de ce dernier, seul élément chronologique sûr. Il pourrait être le petit-fils de Joseph Gilles, « seigneur de la Tourette (La Grimaudière, con de Moncontour, Vien.) », époux de Françoise Métaier, inhumé à Faye-la-Vineuse le 16 octobre 1771 (soit 6 ans après la naissance de notre poète). L’acte de décès signale plusieurs enfants du défunt présents : le 6e des 9 enfants du couple est mentionné comme étant « Antoine, sr de la Tourette, négociant ». Les frères et sœurs pour lesquelles on dispose d’une information chronologique (parce qu’on indique la date de leur mort et leur âge au moment du décès), sont nés en 1730 (Marguerite-Françoise), 1734 (Marie), 1737 (Françoise), 1742 (Anne-Madeleine). Si l’on place la naissance d’Antoine entre 1730 et 1742, il aurait eu entre 23 et 35 ans à la naissance de son fils, notre poète, ce qui est tout à fait possible. Il faut donc creuser cette hypothèse.
[3] Garcia, Michel, « Situation du clergé jusqu’au début de l’Empire », BAVC 2009, p. 256-258.
[4] Les Articles organiques chargés de régir les nouvelles structures conformément aux termes du Concordat réduisirent le nombre de cures et assignèrent à chacune d’entre elles des « succursales », dont les prêtres étaient des « desservants ». Savigny était une succursale de la cure de Saint-Etienne de Chinon (au même titre que Saint-Maurice de Chinon, Huismes, Beaumont-en-Véron, Avoine, Savigny, Candes, Saint-Germain et Couziers, Lerné et Thizay, Seuilly et Cinais, La Roche-Clermault), dont Gilles de Latourette était le desservant.
[5] Chaque fragment se voit affecter un numéro qui servira à le désigner dans le commentaire. Entre guillemets, je reproduis le titre de l’original ; tout ce qui n’est pas entouré de guillemets est de moi. Dans la transcription, je respecte l’orthographe (y compris l’accentuation) et la ponctuation de l’original.
[6] J’ai choisi ce terme, emprunté à la poésie épique, pour désigner les strophes de longueur inégale qui composent le poème. Chaque laisse porte un numéro et un intitulé, de la main de l’auteur.
[7] À la suite de la date et de la signature est inséré le renvoi suivant : « voyez page 209 le contraste du curé de ville et du desservant de campagne ».
[8] L’acrostiche est suivi d’un renvoi : « voyez la description de l’église dans le discours pour la consécration page 241 vers 30 ».
[9] Comme signalé plus haut, ces deux poèmes ont fait l’objet d’une transcription manuscrite par E.-H. Tourlet, ce qui tend à prouver qu’il fut le propriétaire du document que nous décrivons ici.
[10] Non datés : 1, 3, 16. 1 et 16 sont des ajouts ; 3, seul cas de prose latine.
[11] 10C regroupe des poèmes écrits à des époques différentes, dont certains ne sont pas datés.
[12] Cf. Littré, s. v. « statistique ». p. 513. 28. « Mais laissons la campagne et rentrons dans la ville, / donnons sur son état le détail très utile, / pour que le citoyen connoisse son pays, / et que tout étranger croie à notre récit. / Pour faire ce tableau nommé la statistique / exposons son état civil et politique ».