Catégorie : Thèmes landais

Portraits croisés (2). Ignace de Loyola et l’abbé de Saint-Cyran

Ignace de Loyola et Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran :

portraits croisés par René-Louis Doyon

 

La comparaison est un moyen commode pour dessiner le caractère d’un personnage. Il suffit pour cela de le confronter à un individu ayant exercé dans le même domaine et faire ressortir par contraste les différences qui font son originalité.

On pourrait comparer [Ignace de Loyola] pour mieux éclairer sa physionomie, au vaincu de ses successeurs[1]: Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran[2]; ils sont Basques tous deux, chacun d’un versant pyrénéen; tous deux ont la même rudesse, la même froideur, la même ardeur à entreprendre, à commander, la même inflexible maîtrise de leur caractère; l’un [Loyola], avec plus de souplesse, déploya tout son génie de conquête à capter doucement les hommes, puis à les réduire au service jusqu’à la destruction de la personnalité; l’autre [Saint-Cyran], dans une sombre spéculation théologique, destinait aux enfers les enfants sans baptême et maintenait l’homme dans l’épouvantement d’un destin irrévocable; le premier glaçait le cœur, le second la raison ; celui-là servit le pouvoir et ne compta pour rien[3] les concessions, les souplesses, les épreuves sociales qui devaient assurer ses fins ; Duvergier se heurta à un génie inflexible, et, n’ayant pas traité de puissance à puissance, perdit toute sa vie ; et sa pensée à peine écrite, transmise par des témoins, pourchassée dans ses moindres manifestations, mal comprise, calomniée, montée en épouvantail, servit de dispute à un siècle et au triomphe de l’autorité ignatienne ; l’abbé de Saint-Cyran eut peut-être plus de génie théologique ; ce n’était pas un homme d’action, un chef : il était surtout un abstracteur ; Iñigo connaissait mieux les hommes, leur maniement : il était tacticien et fin psychologue. En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite, la chance ayant fait de l’un le créateur d’une société destinée à maintenir, à développer l’ordre catholique romain, et de l’autre, une manière de réformateur qui eût transporté à Paris le siège de Saint-Pierre et mêlé au paganisme romain le rigorisme chrétien. Duvergier a échoué en théologien diffus ; Iñigo a triomphé en commandant d’armée. Qu’on s’étonne maintenant qu’il exerce encore un prestige sur les hommes d’action et que Napoléon ait consulté, dit la légende, un de ses traités sur les sièges de places fortes.

René-Louis Doyon, « Iñigo de Loyola ou le triomphe de l’esprit militaire »,

Étude préliminaire à Ramón Pérez de Ayala,

A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites¸

traduit de l’espagnol par Jean Cassou,

Paris, La Connaissance, 1929, p. XVIII-XIX.

Pour pouvoir comparer deux personnages, il faut qu’ils aient quelques points communs. Le monde a bien changé, aussi bien dans le domaine politique que religieux, pendant le siècle qui sépare le fondateur de la Compagnie de Jésus du promoteur du jansénisme et on pourrait en déduire que la comparaison est vouée à l’échec. Cependant, la tentation est grande de confronter ces deux purs produits de la race basque, Ignace, né dans la province de Guipuzcoa, et le bayonnais Duverger de Hauranne. Le terroir d’origine n’explique pas tout, mais on est tenté de retrouver sa trace dans certains de leurs traits de caractère, à en juger par leur parcours personnel : froideur, ardeur à entreprendre, goût du commandement, inflexibilité de la volonté. Ces ressemblances existent aussi, encore qu’à un degré d’intensité moindre, entre Saint-Cyran et Vincent de Paul, son contemporain (cf. Thèmes landais / Portraits croisés). Mais ce rapprochement ethnique, s’il satisfait le chauvinisme des historiens locaux, ne suffit pas à rendre compte de la complexité de deux vies humaines.

Les différences sont beaucoup plus nombreuses et d’autant plus significatives qu’on peut les opposer terme à terme, avec un accent mis sur des questions de méthode. Ignace de Loyola se montre conciliant à l’égard de ses interlocuteurs officiels et sait attirer à lui de potentielles recrues. En revanche, il réserve sa rigueur, qui était grande, aux garnisaires (terme qu’apprécie particulièrement Doyon et qu’il emploie souvent dans son traité) de la Compagnie, du novice au profès, sans oublier les coadjuteurs spirituels et les coadjuteurs temporels. Ce terme désigne de véritables « bêtes de somme » condamnées à végéter toute leur vie dans un statut de subalternes, à qui on interdit tout apprentissage intellectuel, au point qu’ils ne peuvent apprendre à lire et à écrire s’ils sont illettrés. Il existe un fort contraste entre l’image que le fondateur de la Société de Jésus propose à l’extérieur et la pratique interne de la Compagnie.

Par opposition, l’abbé de Saint-Cyran ne sait pas feindre. La sévérité qu’il proclame à l’endroit des principes de la religion sont énoncés sans ambages et le refus d’une grâce quelconque offre peu de perspectives souriantes au croyant. Sa conviction est telle qu’elle ne laisse transparaître aucune humanité et qu’elle s’aliène nécessairement les meilleures volontés. Son projet de réforme de l’Église, qui s’appuie sur une interprétation sans concessions des Textes saints, faute de lui attirer des appuis nombreux hors un petit cercle de religieux, est promis à l’échec. Il finit par irriter le cardinal de Richelieu et par connaître la prison dont il ne sortira que pour mourir quelques mois plus tard.

Ce jeu de contrastes entre les deux personnages est une illustration, volontairement ou non de la part de Doyon, de l’opposition entre les Armes et les Lettres, motif qui court tout au long de la Renaissance. Mais, alors que l’humanisme s’est évertué à faire dialoguer ces deux états entre eux, Doyon, loin de chercher à les concilier, s’évertue, au contraire, à les opposer de façon systématique. Loyola, pur produit d’une vision guerrière du monde, organise sa Compagnie selon des principes militaires et n’accorde de vertu qu’à la sujétion des individus au profit d’une entreprise qui ambitionne de conquérir les esprits par la force et de les gouverner par la terreur. L’abbé de Saint-Cyran, tout au contraire, n’use d’autre arme que du raisonnement érudit et n’aspire qu’à gagner les esprits à sa vision d’une Église idéale, convaincu qu’il est que la justesse de son raisonnement finira par conquérir les volontés les plus rebelles, pour peu qu’elles soient honnêtes. On imagine sans peine qui devait sortir vainqueur de ce combat.

Doyon conclut, en manière de flèche du Parthe, sur un trait commun aux deux personnages qu’il avait volontairement omis de signaler au-début : « En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite ». Ce défaut rédhibitoire les condamne donc tous deux à ses yeux.



[1] NdE. Saint-Cyran fut la victime de la cabale menée par les Jésuites, successeurs d’Ignace de Loyola.

[2] Note de Doyon. Un seul trait souriant dans la vie de ce dur ascète, c’est la lettre charmante qu’il écrivit de son effroyable prison de Vincennes, à sa nièce qui lui offrait un petit chat ; le jansénisme n’a pas de sourires comme celui-là. [NdE : cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 491, n. 1. C’est sans doute là que Doyon a lu cette lettre par laquelle il refuse l’offre de sa nièce : « J’aurois volontiers retenu votre chat qui étoit si beau ; mais ma chambre est si petite que nous n’y pouvions demeurer tous les deux : conservez-le moi pour un autre temps que je vous le demanderai ».]

[3] NdE. « ne fit aucun cas, ne ménagea pas ».

Bernard Manciet sur scène

Bernard Manciet sur scène

Du 2 au 9 décembre 1996, le Festival d’automne à Paris avait programmé, au Théâtre Molière-Maison de la Poésie, rue Saint-Martin, un spectacle intitulé Bernard Manciet, poète de la Lande. J’ai assisté, le dimanche 8 décembre, pour la somme de 120 F, – le ticket que j’ai conservé en fait foi – au second des spectacles proposés, L’Enterrement à Sabres.

Je connaissais à peine le nom de Bernard Manciet et n’avait rien lu de lui. Ce n’est qu’après cette expérience que j’ai acquis son ouvrage Le triangle des Landes, publié en 1981 aux éditions Arthaud, que j’ai souvent relu depuis. Le dépliant du spectacle de la Maison de la Poésie m’a donc servi d’introduction à la connaissance du poète et de son œuvre. C’est sans doute ce qui explique que je l’aie soigneusement conservé. Je crois utile d’en reproduire ci-dessous le contenu.

 

 

Le modeste dépliant de 4 pages, en noir et blanc, dont la première page était occupée par une photo du poète par Marc Enguerand, proposait deux programmes en alternance.

1. Per el Yiyo / Poème épique en quatre actes en hommage au tragique destin des / toreros Paquirri et El Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin.

2. L’enterrement à Sabres / Récit flamboyant et méditation mystique / La geste d’un peuple en quête d’un dieu qui se dérobe / Réalisation Hermine Karagheuz / échange français-occitan avec la participation / de Bernard Manciet.

Les deux pages centrales sont réservées, celle de gauche, au premier spectacle, celle de droite au second. À cheval sur les deux pages centrales, un court texte-annonce :

La Dauna régnait sur la Lande, “terre reflet du ciel”, désert biblique.

El Yiyo vivait au cœur de l’arène, et il y périt, tout jeune encore.

Ces deux œuvres, ancrées dans la terre occitane, d’une beauté inouïe,

majestueuses et puissantes, seront présentées en alternance.

Pour donner à Manciet sa juste place au sommet de l’art poétique.

Au-dessous, deux encadrés.

Page de gauche :

Per el Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin / Décor / Steen Halbro / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Ghaouti Faraoun / Jérôme Robart / Thomas Roux / Mardi 3, jeudi 5, samedi 7 et lundi 9 décembre à 21 heures.

Page de droite :

L’Enterrement à Sabres / Adaptation / Bernard Manciet, Hermine Karagheuz / Réalisation et dispositif scénique / Hermine Karagheuz / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Hermine Karagheuz / Bernard Manciet / Michael Chirinian / lundi 2, mercredi 4, vendredi 6 décembre à 21 h et dimanche 8 à 16 h.

Haut de la page de gauche, sous le titre :

Le 26 septembre 1984 dans l’arène de Pozo-Blanco, Paquirri succombe à un coup de corne à l’aine. El Yiyo tue immédiatement le taureau. Le 30 août 1985, à Colmenar Viejo, El Yiyo meurt à son tour d’une coup de corne qui lui transperce le cœur. Il a alors vingt-deux ans. Bernard Manciet, qui avait commencé à composer un hommage à Paquirri, modifie alors son texte qui devient « Per el Yiyo », tragédie en quatre actes où se mêlent incantations, apostrophes et provocations, dans l’arène, là où le sacrifice est règle, là où la mort est acte d’amour.

Haut de la page de droite, sous le titre :

Écrit en occitan et traduit en français par l’auteur, ce poème d’environ 5000 vers, composé de seize chapitres, suit, sans toutefois la respecter, l’ancienne cérémonie de la liturgie latine consacrée aux défunts : de la levée du corps à l’ensevelisement.

Les gens de Sabres, bourgade des Landes, enterrent une des leurs, la vieille, la Dame, la “Donne” : elle incarne la lande, “pas du tout le département, mais la tribu au sens biblique”. Le cortège funèbre nous projette dans la rondes des temps antiques… contemporains : la cérémonie funèbre se fait “insurrection, résurrection”, noces cosmiques. La langue de Gascogne est portée aux nues: “je l’enterre” dit Manciet mais “je l’enterre vivante”. Les vers flamboyent comme les images de Paradjanov. Le “Sabres” de Manciet nous submerge comme la “Roma” de Fellini. (H. Karagheuz).

“L’enterrement à Sabres” édition bilingüe Ultreia épuisée) réédité par les Éditions Mollat-Bordeaux 1996, distributeur le Seuil.

Haut de la page 4.

“Il faudrait que notre parole tienne le coup face au parler de l’océan, et à ce moment-là, nous serons dignes d’être poètes. Mais c’est imposible… L’Océan; ce n’est pas seulement, comme le dit Virginia Woolf, de l’eau” (Bernard Manciet)

Né à Sabres (Landes) en septembre 1923, Bernard Manciet retourne définitivement dans les Landes en 1955, après des études secondaires à Bordeaux, supérieures à Paris, et une dizaine d’années passées dans la carrière dilomatique, à l’étranger (Allemagne, Brésil) ainsi qu’à Paris. Il vit et écrit à Trensacq.

Quarante-cinq années d’écriture ininterrompue se traduisent par un nombre et un rythme croissants de publications,, par des “interventions” toujours plus nombreuses mais concises, par des écrits qui, initialement publiés en revue ou patiemment réservés et mûris, donnent à présent matière à de volumineux ouvrages, à une œuvre enfin rendue publique.

Des essais écrits en français l’ont fait connaître d’un public plus large, de même que ses prestations avec des musiciens comme Bernard Lubat ou Beñat Achiary.

Suit un portrait du poète par Christian Delacampagne publié dans le supplément du Monde du 14 septembre 1996: “Bernard Manciet est notre Virgile, mais seuls les initiés le savent. […] Secret et singulier, baroque et classique à la fois, Manciet est un grand poète de la lande: s’ils ont un tant soit peu de curiosité, les Parisiens eux-mêmes devraient finir par s’en apercevoir.”

 

 

**

Les souvenirs que je conserve de cette soirée se sont beaucoup estompés. Cependant, je revois le dispositif scénique : le cercueil de la Daune au milieu de la scène. Côté jardin, l’espace dans lequel évoluait Hermine Karagheuz ; côté cour, une petite table éclairée chichement (une lampe frontale ?), sur laquelle étaient disposée une liasse de feuillets. B. Manciet lisait les extraits de son poème en insistant sur les accents et sur les consonnes finales, avec un débit lent et continu, incantatoire, qui laissait peu de place au silence entre les mots. Hermine Karagheuz récitait la traduction française en l’accompagnant d’une gestuelle discrète. Je mesurai ma grande ignorance de ce parler de la Haute Lande, que je tentais de restituer après coup à partir de la traduction française sans vraiment y parvenir.

Portraits croisés

Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Vincent de Paul :

portraits croisés par Bernard Manciet

En conclusion de son livre Le triangle des Landes (Paris, Éditions Arthaud, 1981), Bernard Manciet, grand orfèvre ès langues –  le gascon de Sabres ou, à la rigueur, le français – trace les portraits croisés de deux illustres landais, ou peu s’en faut, puisque le premier a ses origines dans la Basse-Navarre et dans le Labourd. Ils sont nés tous deux la même année, en 1581, et, si j’ai bien compris, se sont à peine croisés de leur vivant, ce qui fournit deux bonnes raisons pour les réunir dans un même chapitre, selon une logique toute poétique que l’auteur pratiquait avec allégresse.

Pour parler d’eux, on dispose de deux ouvrages monumentaux, qui ne nous laissent rien ignorer ni de l’un ni de l’autre: le Port-Royal de Sainte-Beuve pour Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Le grand saint du grand siècle : Monsieur Vincent, de Pierre Coste. Les nombreuses citations qu’ils contiennent nous épargnent la fastidieuse lecture des œuvres de Jansénius ainsi que de la correspondance des deux héros. Du moins, n’ai-je pas honte de l’avouer, mais je me garderai bien d’affirmer catégoriquement que Bernard Mancier usa du même subterfuge, même si l’abondance de notes qui renvoient à ces deux ouvrages pourrait le suggérer.

La prose du poète, qui est un festival de formules surprenantes et toujours bien troussées, bref, de perles en tout genre, laisse peu deviner si le discours suit un plan rigoureux. Pourtant, j’ai cru percevoir qu’il existe et c’est sur lui que je m’appuierai pour commenter, au fil de ma pauvre plume, ce double portrait.

Années de formation

Nos deux riverains de l’Adour ne lambinent pas dans leur apprentissage. Une fois ordonnés sous-diacre, en 1597 pour l’un, l’année suivante pour l’autre, ils empruntent des itinéraires séparés en vue de parfaire leur formation. Celle-ci est couronnée, en 1604, pour de Hauranne, par une maîtrise en philosophie au collège de Jésuites de Louvain, pour de Paul, par le titre de bachelier en théologie, obtenu à l’Université de Toulouse. Puis tous deux se retrouvent à Paris, de Hauranne, chargé par la Cour de missions diplomatiques, de Paul, au service du pape Paul III. Mais on suppute que ce séjour parisien, autant ou plus qu’au talent de nos deux jeunes gens, est à mettre à l’actif de l’évêque de Bayonne, Bertand d’Eschaux, favori de Henri IV, avec qui il s’entendait à merveille : « le roi et le prélat et la Cour savent se dire les choses en un gascon bien senti, dont le français n’est que le protocole et le latin la périphrase », comme le résume joliment Bernard Manciet.

L’évêque réunit autour de lui un cercle de courtisans issus d’illustres familles gasconnes, les Candale, Cramail, de La Noue. De Hauranne et de Paul y trouveront des protecteurs aristocrates, grâce auxquels ils pourront mener leurs futures entreprises. Entre ce cercle et la meilleure noblesse du temps, la porosité est considérable, à preuve le fait que le dacquois sera nommé aumônier de la reine Margot et de Hauranne celui de la reine Médicis, tous deux à titre honoraire plutôt qu’effectif, mais sans préjudice du prestige que ces nominations comportent.

L’un et l’autre sont de grands travailleurs. À peine âgé de 25 ans, de Hauranne, grâce au canonicat que lui a fait obtenir l’évêque de Bayonne, se consacre, dans sa demeure familiale de Camp-de-Prats, en compagnie de son ami Corneille Jansen, à l’étude le la Bible et des Pères de l’Eglise, d’où sortira le jansénisme. Pendant ce temps, Vincent de Paul obtient la cure de Saint-Médard à Clichy, y pratique son sacerdoce tout en se familiarisant avec les œuvres de charité auxquelles sa protectrice consacre une bonne partie de sa fortune.

Pendant la Régence, les Gascons ne sont plus si bien en Cour. Le ci-devant évêque de Bayonne se voit promu à l’archevêché de Tours, siège prestigieux s’il en fut, qui est le moyen dont on use habituellement pour éloigner un éminent personnage qui n’a plus l’oreille du souverain ou de son ministre. Il conserve, cependant, le titre de premier aumônier du roi, mais perd de vue ses protégés. La Providence place alors sur le chemin de nos deux landais le cardinal de Bérulle.

Après Deschaux, Bérulle

Le cardinal, qui sait reconnaître les talents en herbe, intéresse nos deux landais à son projet d’Oratoire de France, d’abord conçu pour éduquer le clergé puis voué à l’enseignement, ce qui en fera le rival direct de la Compagnie de Jésus. Pierre Coste, biographe enthousiaste de monsieur Vincent et, pour cette raison, quelque peu sujet à caution, assure même que de Hauranne et de Paul à sa demande « se rencontrèrent en Enfer », soit dans la rue d’Enfer (aujourd’hui Denfert-Rochereau) où la Société possédait une résidence, pour négocier la libération d’un neveu du premier retenu prisonnier en Espagne.

L’occasion de cette première rencontre entre eux, selon Sainte-Beuve, fut l’acquisition d’un local pour la maison de Saint-Lazare que les religieux de Saint-Victor voulaient pour eux. Saint-Cyran « insista si fort auprès de son intime ami M. Jérôme Bignon, avocat-général, qu’il lui fit changer ses conclusions, d’abord peu favorables à M. Vincent » (p. 306).

B. Manciet imagine que les deux jeunes gens s’entretenaient de sujets bien plus graves, comme de la superstition qui sévissait dans la Lande plus qu’ailleurs, à en croire Pierre Duval, qui accompagna l’évêque d’Aire, Mgr Gilles Boutault, dans sa visite générale du diocèse en 1640 et 1641.

Quelques uns d’entr’eux sont grands sorciers, d’autres grandement superstitieux & adonnez à de mauvaises coutumes, dont il est tres-difficile de les retirer. Cela arrive plus souvent à la grand Lande, qui est hors du Diocese d’Aire, & où ils ne sont presque point catechisez.

Ils parlèrent peut-être de « ces sorcières gasconnes qui s’envolaient par la cheminée ». Peut-être même commentèrent-ils la formule incantatoire « pet-sus-fuelha » (le pied au-dessus des feuilles) qui les emportait dans l’espace (Jean-Pierre Piniès, « Pet-sus-fuelha ou le départ des sorcières pour le sabbat », Heresis, n° 44-45, année 2006).

Mis à part le fait qu’ils fréquentaient les mêmes milieux, qu’y-a-il de commun entre nos deux landais ? Tous deux se vouent à leurs œuvres, mais que de distance entre elles ! Saint-Cyran pousse Jansen à rédiger son commentaire de saint Augustin, puis se charge « d’en propager l’esprit dans la pratique »[1], à Port-Royal et ailleurs. Pendant ce temps, monsieur Vincent se débat pour procurer aux siennes – Sœurs de la Charité et Congrégation de la Mission (les Lazaristes) – les moyens matériels nécessaires à leur existence et à leur développement.

Dialogue à peine imaginaire

Les amis de de Hauranne, bientôt promu abbé de Saint-Cyran-en-Brenne, ne cessent de lui vouer une admiration sincère, mais ne manquent pas d’être effrayés lorsqu’il révèle fond de sa pensée et les blâmes sévères qu’il formule contre l’ordre présent. Sainte-Beuve affirme, sans citer sa source, qu’il aurait un jour confié à de Paul cette terrible métaphore fluviale appliquée à l’Église :

[Dieu] m’a fait connoître qu’il n’y a plus d’Église… ; non, il n’y a plus d’Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans : auparavant, l’Église étoit comme un grand fleuve qui avoit ses eaux claires : mais maintenant, ce qui nous semble l’Église, ce n’est plus que bourbe ; le lit de cette belle rivière est encore le même, mais ce ne sont plus les mêmes eaux.

B. Manciet donne une version moins crue des propos échangés par Camp de Prats (de Hauranne) et Pouy (de Paul, prononcer Pouil) à partir d’un montage de citations tirées de leur correspondance.

Vous êtes un grand ignorant. Je m’étonne que votre congrégation vous souffre à sa tête, Pouy !

Je m’en étonne plus que vous, Cam-de-Prats, car mon ignorance est encore plus grande que ne pensez.

Vous êtes en colère…

Dieu est en colère, et veut nous ôter la foi, dont on s’est rendu indigne.

J’aurai néanmoins la patience qu’il a lui-même de vous laisser faire.

En bons landais, tous deux sont sujets à des emportements passagers, qu’ils regrettent tout aussitôt. Tous deux « ont les impatiences d’une longue et secrète obstination ». Chez Saint-Cyran, ces emportements se muent en attaques frontales, tandis que Monsieur Vincent, lorsqu’il s’enflamme, ce qui lui arrive souvent, se laisse emporter par sa verve, est « toujours trop long » mais sans rien commettre d’irréparable. Il pratique l’art de ne rien dire en parlant beaucoup, ce qui est moins dangereux. L’abbé a un comportement de factieux, alors que de Paul se contente d’être subversif, ne cédant à d’autre dictature que celle du sourire landais.

Tous deux ont découvert une certitude, une base inébranlable, l’empire de la conscience pour Saint-Cyran, celui de la charité pour Monsieur Vincent, qu’ils comptent « étendre à tout l’univers ». Mais le premier peine à ne pas révéler au grand jour une pensée qui l’exposera, à n’en pas douter, à la vindicte des pouvoirs en place. Monsieur Vincent, quant à lui, ne songe qu’à ménager les puissants, sans pour autant s’abaisser devant eux, car il les rappelle à leurs devoirs de chrétien et au premier d’entre eux, l’exercice de la charité.

Question de méthode. « Saint-Cyran abordait de front les princes, les tançait, les rabaissait », alors que Monsieur Vincent, qui savait l’usage des méandres, réunissait les grands dans le fameux Conseil de Conscience, autour d’Anne d’Autriche et de Mazarin, se donnant ainsi le moyen de faire nommer des évêques capables de réformer l’Église en profondeur, dans les diocèses.

Un profond malentendu finit par s’instaurer entre le farouche réformateur et ses amis, parmi lesquels monsieur Vincent. L’abbé finit par dresser contre lui non seulement les Jésuites mais l’Église toute entière, enfin, Richelieu : « […] un ministre puissant [qui] tenait l’État dans sa main, et avait l’œil sur l’Église avec la jalousie d’un despote et la prétention d’un théologien » (Sainte-Beuve, p. 316), ce qui lui vaut la prison en mai 1638. Il n’en sortira qu’en 1643, deux mois après la mort du tout-puissant ministre, pour mourir lui aussi peu après.

 

Les Landes, encore et toujours

[Ce peuple] n’en demeure pas moins d’une imbattable modestie, sans existence, peuple dérisoire, ‘sur un canton’ de sable, ‘sans feu ni lieu’, toujours sur les routes – les Landes sont-elles autre chose que routes ? –, nomade en quelque sorte, par marais et par fougères, avec ses bergers et ses chasseurs suspects, « peuple monstrueux’, attaché à une langue raboteuse et burlesque, à des mœurs sauvages qui vont jusqu’à lui faire dire que le cannibalisme, après tout, amène des effets moindres que les guerres européennes. En somme ‘maudit’.

En guise de colophon, B. Manciet verrait bien dans ces deux destins croisés l’empreinte génétique des Landes : « Car obstinément elles reviennent à la surface ». La constante du pays landais n’est-elle pas de desserrer l’étreinte des civilisations voisines pour tenter des aventures saugrenues, politiques ou mystiques, qui finissent par se concrétiser, du Groenland à Madagascar ; ses habitants, sous leur apparence modeste, ne dénoncent-ils pas tous les clichés dont on les affuble ?

Familier des grandes synthèses planétaires, apprises au long de sa carrière diplomatique, le poète a voulu écrire, sur le ton de l’épopée, une nouvelle Iliade, dont Saint-Cyran et Vincent de Paul seraient l’Hector et l’Énée, et ses acteurs, une sorte de peuple cartaginois vainqueur, capable d’embrasser des horizons plus larges que le triangle de son territoire. Paradoxe, si l’on veut, que l’art du poète résoud dans des métaphores qui retirent sa banalité au quotidien jusqu’à rendre crédibles les idées les plus extravagantes.

Septembre 2024



[1] « On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et insassiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint-Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens ». Sainte-Beuve, p. 293.