Histoire de ma famille maternelle

Français, Textes inédits Sep 12, 2020
Nos ancêtres les Gaulois

Ma famille maternelle

 

 

Chapitre 1er

Nos ancêtres les Gaulois

 

Ce n’est probablement pas en ces termes que mes maîtres de l’école primaire m’ont inculqué le fort sentiment d’appartenance à une « nation gauloise » qui est propre à notre génération. Mais, si les mots furent différents, l’idée était la même.

Je l’ai adoptée sans arrière-pensée et je puis assurer que le Vercingétorix de ma collection de figurines offertes avec les paquets de café Bonifieur était traité par moi avec autant d’égards que ses illustres suivants, dans l’ordre, Clovis et Charlemagne. Peut-être aurais-je dû m’assurer que, ce faisant, je ne trahissais pas mes vrais ancêtres, les Ibères, et qu’il n’y avait pas, dans le pays de mes origines, un héros tout aussi chevelu, tout aussi rebelle à la civilisation romaine, auquel j’aurais pu m’identifier. Si je l’avais fait, j’aurais constaté que l’histoire de l’Hispanie romaine n’est pas plus avare que la nôtre en héros de ce genre, voués à connaître la gloire pour prix de leur échec et que, dans ce domaine, Viriathe, le chef des Lusitains, avait sur Vercingétorix des avantages certains : il l’avait précédé de près d’un siècle, avait vaincu deux armées romaines et n’avait cédé que sous les coups d’un traître recruté par les infâmes colonisateurs. Si j’y avais songé, j’aurais donc parfaitement pu remontrer ainsi à mes concitoyens de circonstance, les Français, que ce n’est qu’avec beaucoup de réserves et de nuances que je me considérais un des leurs.

Il paraît que c’est ainsi que certains raisonnent aujourd’hui. De notre temps, il en allait bien différemment et, à la réflexion, je ne crois pas avoir été abusé de quelque manière que ce fût.

L’histoire que j’entreprends d’écrire ici, aussi exactement que me le permettra la rareté des sources dont je dispose, contribuera peut-être à éclairer une attitude partagée par toute notre famille et une situation qu’aucun de ses membres, que je sache, n’a ressentie comme une frustration, encore moins comme une humiliation.

À dire vrai, si j’avais eu ce doute originel, je n’aurais trouvé aucun secours du côté de mes parents. Bien que nés outre-Pyrénées, ils déployaient de louables efforts pour adopter les savoir-faire des Français qu’ils côtoyaient dans le quartier et au travail. Ma mère cuisinait « à la française », c’est-à-dire qu’en l’occurrence, elle utilisait largement l’huile d’arachide, la graisse de canard et le saindoux, jamais l’huile d’olive. Elle savait faire sécher la ventrèche et préparait comme personne le pâté, préparation inconnue de ses cousines espagnoles qui se contentaient de faire frire le foie du porc. Mon père avait initié ses fils au rugby depuis leur plus jeune âge, et portait fièrement le béret, dont il entonnait l’hymne à chaque occasion quelque peu arrosée. Un de ses dictons préférés était « il faut suivre la mode ou quitter le pays ». N’avions-nous pas assez fait allégeance aux mœurs locales ? Il restait bien quelque reliquat d’une nostalgie espagnole, comme le redoutable attachement de notre mère à Luis Mariano et à son répertoire, ou les noms d’oiseaux dont mon père gratifiait rituellement son ennemi intime, le général Franco, dès que le sujet revenait sur la table, ce qui était fréquent, étant donné qu’il comptait parmi ses amis beaucoup de combattants antifranquistes. Mais bah ! Que pesaient ces écarts au regard du déploiement de francitude qui les caractérisait et auquel ne contribuaient pas peu les succès scolaires de leurs enfants. Comment les premiers de la classe auraient-ils pu se distinguer de leurs camarades sans s’exclure d’une communauté dont ils étaient l’un des fleurons ? Les aurait-on même laissé faire ?

C’est que, dans ces années d’après-guerre où la France n’avait guère de héros à offrir au reste du monde, après la retraite de De Gaulle, la mort de Leclerc et celle de Marcel Cerdan, il était de fort mauvais goût de galvauder les gloires, même locales. On n’était donc pas très regardant sur les origines. Quant à moi, n’ayant connu du pays de mes ancêtres que ce que j’avais pu recueillir de la bouche de ceux qui en venaient, gens de ma famille puis républicains vaincus et exilés, je ne sentais à l’égard de cette patrie des origines qu’un vague sentiment de curiosité. S’y ajoutait le goût de la musique de sa langue, que j’avais appris à percevoir à travers le sabir franco-castillan qui se pratiquait allègrement autour de moi.

Mais revenons à nos Gaulois. Afin de préserver au mieux l’exactitude de cette histoire, je dirai que, si l’on m’avait demandé, étant enfant, à brûle-pourpoint, de me définir sous l’angle de la nationalité, tout Garcia que j’étais, j’aurais répondu sans hésiter « français ». Je n’avais à vrai dire pas d’autre réponse à offrir. Cependant, elle ne me satisfaisait pas complètement ; je la trouvais trop vague, et les horizons qu’elle ouvrait devant ma petite personne étaient trop vastes à embrasser. Tout compte fait, j’aurais mieux aimé « landais », puisque, si je vivais au sud de l’Adour, c’est-à-dire quasiment dans les vertes collines de la Chalosse, j’avais le privilège de fréquenter assidûment l’autre moitié du département, sur la rive droite, à savoir la grande lande des pins, au milieu de laquelle habitait ma grand-mère paternelle. Mais, pour le coup, cette revendication était trop étroite et, à mes yeux, manquait de lettres de noblesse ; elle était donc peu susceptible d’universalité. J’aurais finalement choisi de me considérer « gascon ». Physiquement, avec mon crâne rond apte au port du béret, je pouvais donner le change. De plus, mon accent pouvait me servir de passeport dans un vaste espace qui englobait, au-delà du triangle landais dans lequel j’étais né, une partie du pays basque (le gascon n’est-il pas aussi vascon ?), du Lot-et-Garonne, du Gers et du Béarn. Cette aire géographique suffisait à mon bonheur, en m’offrant deux vraies capitales, Bordeaux au nord et Saint-Sébastien au sud, la plaine et la montagne, la mer et la campagne, le sable sec et le riche limon, le vent, la pluie et le soleil dans d’harmonieuses proportions, et une certaine image littéraire, entre troubadour et mousquetaire. Avec pareil bagage, je pouvais m’estimer comblé.

 

Chapitre II

La cousinade

 

Je me faisais ces réflexions en contemplant la joyeuse assemblée que formaient mes cousins réunis dans une salle de fêtes de quartier de notre ville de Dax, dans laquelle ils résident pour la plupart d’entre eux. L’idée de nous réunir nous était venue lors de l’enterrement de notre mère. Après le cimetière, nous nous étions retrouvés dans l’auberge la plus proche et avions renoué une relation depuis longtemps distendue.

Pour la plupart, mes cousins habitent dans les Landes, département d’arrivée de la famille lorsqu’elle a émigré, quelques-uns dans les départements voisins de Gironde et des Pyrénées Atlantiques. Quelle que soit la consonance de leur nom[1], rien ne les distingue les uns des autres, ni non plus des français « de souche » avec lesquels ils coexistent harmonieusement. L’éventail des métiers exercés est des plus vastes : employés, artisans, entrepreneurs, commerçants, professions libérales, fonctionnaires. Cette énumération conviendrait parfaitement à une famille française de même importance. On recherchera aussi vainement dans ce groupe des comportements communautaires. Les cousins se rencontrent plus souvent par hasard et au gré des circonstances que de façon concertée, comme tous les cousins d’une nombreuse famille, car nous sommes vingt-trois au total. Il serait plus exact d’écrire que nous étions vingt-trois, parce que certains sont malheureusement déjà décédés.

L’attrait pour la patrie d’origine, l’Espagne, n’est ni plus ni moins fort que celui que ressentent en général les habitants de cette région frontalière. La relation plus étroite que certains d’entre eux entretiennent avec ce pays tient à des choix professionnels, dans laquelle l’ascendance hispanique a moins influé qu’une familiarité avec la langue espagnole acquise dans leur petite enfance, qui a orienté un choix de spécialité. D’autres ont cédé à la curiosité et ont tenu à visiter le lieu de naissance d’un de leurs parents, ce qui les a conduits à nouer une relation avec des cousins espagnols. Ceux qui ont une relation suivie avec l’Espagne sont la minorité. Ils la vivent comme un plaisir ou une richesse supplémentaire, certainement pas comme une revendication d’identité.

Dans ces conditions, parler d’assimilation ou d’intégration paraît sans objet. L’appartenance à la nation française est évidente, et s’offre même le luxe d’une identité gasconne assumée, dans le mode de vie, le parler, les loisirs, etc., ce qui conforte encore cette appartenance, en lui donnant une assise concrète. Bref, rien ne différencie ce groupe de la population locale[2].

Cette apparente indifférence aux origines familiales m’a toujours paru naturelle. Mais elle me laisse perplexe, alors que notre société est agitée des débats que l’on sait dès l’instant où l’on traite du sujet de l’immigration. Notre génération aurait-elle « trahi ses origines » ? A-t-elle été contrainte à renoncer à son identité, comme condition nécessaire à son intégration ? Aurait-elle été la victime consentante d’une illusion ou la dupe d’une manipulation ? Dans ma propre expérience, j’avoue n’avoir rien perçu de tel, et je ne me souviens pas d’avoir entendu chez mes cousins des témoignages allant dans ce sens. L’hispanité de nos parents n’était pas perçue comme un handicap ; bien au contraire, elle nous dotait d’un caractère supplémentaire qui pouvait nous valoriser aux yeux de nos camarades français « de souche ».

Si nous avons « joué le jeu » de l’assimilation, c’est sans doute que cela n’imposait pas de contrainte excessive, encore moins de renoncement douloureux. C’est surtout que ce jeu « valait la chandelle ». Il nous offrait des perspectives enviables, que nos lointains cousins d’Espagne étaient loin de connaître : un niveau de vie qui éloignait définitivement le spectre de l’indigence ; l’accès à une instruction riche de débouchés ; une liberté de pensée et d’expression, dans le travail comme dans la vie publique ; surtout l’occasion d’adhérer à un système de valeurs apte à favoriser l’accomplissement des individus que nous étions. Le bénéfice que les membres de notre famille ont tiré de cet état de fait en seulement deux générations est patent et montre qu’il ne s’agit nullement d’une illusion.

Aussi positif soit-il, ce bilan sommaire s’applique d’abord à notre génération, celle des enfants d’émigrés. Il ignore ce qui l’a précédé et rendu possible. Nous sommes plusieurs, parmi les cousins, à nous être demandé comment et à quel prix on était parvenu à ce résultat. Il aurait pu aussi en être autrement : l’application stricte de la politique en vigueur aujourd’hui dans notre pays aurait refoulé nos grands-parents et leurs enfants, qui réunissaient tous les handicaps : manque de qualification, ignorance du français, regroupement familial. Il y a là, pour le moins, matière à réflexion.

 

Chapitre III

Questions de méthode

Le récit que j’entreprends d’écrire ici, aussi exactement que me le permettent les sources dont je dispose, retrace les circonstances qui ont poussé mes grands-parents maternels à abandonner l’Espagne et à s’installer dans les Landes, où ils sont morts et où leurs enfants et petits-enfants ont définitivement « fait souche ». J’ai suivi de près la documentation, principalement des documents d’état-civil, que j’ai pu réunir. J’ai aussi recueilli des témoignages, mais je ne les ai inclus qu’après vérification. Enfin, j’ai revisité les lieux concernés, dont beaucoup m’étaient déjà familiers, en Espagne comme en France, pour ne pas commettre d’erreur. Je fais d’ailleurs référence à mes enquêtes dans le cours de mon récit. À cette documentation s’ajoutent les souvenirs que j’ai pu garder de certains épisodes de cet exil, lorsqu’ils étaient évoqués devant moi ou m’ont été transmis par des témoins dignes de foi.

La proximité géographique fait que la plupart de mes cousins se voient avec une certaine régularité. À leurs yeux, mon frère et moi faisons figure d’exilés, puisque les hasards de notre vie et de notre carrière nous ont menés très au nord de la Garonne, dont le cours forme la frontière indépassable de ces fanatiques du terroir sud aquitain. Après bien des années, nous nous sommes retrouvés lors de l’enterrement de notre mère à Dax. À la fin de la cérémonie, pour éviter une dislocation trop brutale, nous avons organisé une réunion dans une auberge familière et renoué une relation depuis longtemps distendue. La visite des cousins prodigues fit naître l’idée d’une rencontre, la plus large possible, ce qui incluait la génération de nos enfants, que nous ne connaissions guère et qui avaient encore moins de raisons de se connaître entre eux.

J’avais eu beau me remémorer tout ce que je savais encore de mes cousins, de leurs conjoints, de leurs enfants, de leur métier, il n’empêche que j’eus à souffrir d’une relative marginalité lors de cette rencontre. Faute de pouvoir partager pleinement le ludisme ambiant, j’entrepris de porter sur les présents un regard plus objectif qu’affectif, à la manière d’un ethnologue face à un groupe humain dont il cherche à saisir les relations internes. Au terme de mes réflexions, je parvins à quelques conclusions d’apparence banales mais susceptibles de déboucher sur des développements ultérieurs.

L’éventail des âges était très large puisque près de vingt années séparaient les plus âgés des plus jeunes, les premiers étant nés bien avant la guerre, les derniers, passé le « baby-boom ». Rien que de très normal à cela, puisque cet écart étant du même ordre que celui qui séparait l’aînée de la génération de nos parents du petit dernier.

Je retrouvais aussi entre les cousins des différences qui reproduisaient des clivages déjà perceptibles dans la génération précédente. Nos parents respectifs appartenaient à deux groupes bien distincts, selon qu’ils étaient les enfants du premier mari de notre grand-mère ou du second, qu’elle avait épousé après son veuvage. Du premier, quatre filles survécurent ; du second, elle eut deux filles et un garçon. Pendant notre enfance, nous avions pu observer que ces sept enfants s’étaient constitués en deux groupes distincts. Les plus jeunes, qui avaient hérité de leur père un redoutable sens de l’humour, ne cessaient de se moquer des « grandes », cependant que celles-ci considéraient les « petits » avec une tendresse indulgente. Les aînées ne parlaient entre elles que de leur état de santé, autant dire de leurs douleurs ; des salaires de leur mari, qu’elles n’hésitaient pas à gonfler ; des succès scolaires de leurs enfants : chacune voulait l’emporter sur ses rivales. Les petits, en revanche, entretenaient des relations beaucoup moins guindées et se comportaient plutôt en complices.

Le clivage entre les deux groupes se manifestait aussi dans les patronymes. Les enfants des quatre filles du premier lit portaient un nom espagnol ; ceux des deux filles du second lit, un nom français. Toutes ces demoiselles s’étaient pourtant mariées en France. Le choix des plus âgées, qui était à vrai dire surtout le choix de leur mère, démontrait que le cercle de leurs relations était resté intimement lié aux milieux de l’émigration, tandis que les plus jeunes avaient connu un degré d’assimilation beaucoup plus grand.

Les cousins, nous ne semblions qu’indirectement concernés par ces différences. Pourtant un trait commun nous réunissait, lequel nous séparait radicalement de la génération antérieure. Nous tous étions nés en France, alors que tous nos parents, y compris le plus jeune qui émigra tout bébé, étaient nés en Espagne. Cette évidence suffisait à me faire comprendre qu’un fossé nous séparait d’eux, et que le lien qui paraissait unir nos deux générations, prises dans leur ensemble et non plus comme la somme des individus qui les constituent, était plus subtil qu’on aurait pu le penser.

Il me sembla que le meilleur moyen de jeter une passerelle entre nous et nos parents consistait à reconstituer les circonstances qui les conduisirent à venir dans les Landes et à s’y installer. Cette recherche, pensé-je, en nous obligeant à considérer notre famille, non plus comme un simple lieu d’échanges et de convivialité se suffisant à lui-même mais comme un objet d’histoire, nous fournirait des informations utiles sur la nature des rapports que nous entretenions avec nos parents, avec nos cousins, avec l’Espagne, avec les Landes, bref avec les êtres et les lieux qui nous étaient tellement familiers que nous finissions par ne plus les voir. J’escomptais que ce récit nous obligerait à nous interroger sur notre propre destin, sur son originalité ou sa relative banalité et, peut-être aussi, qu’il éclairerait notre jugement sur des phénomènes contemporains analogues.

Mais un récit nécessite un noyau autour duquel les destins particuliers pourront s’agglutiner et prendre sens au contact les uns des autres. Pour des raisons évidentes, ce lieu géométrique appartenait à notre grand-mère, parce que nous l’avions tous connue, mais aussi parce que son personnage était le seul à même de donner corps à un passé dont certains témoins prématurément disparus ne pouvaient rendre compte. C’est donc d’elle, de sa famille, que je partirai et à elle que j’aboutirai au terme de ce récit.

 

Chapitre IV

Berceau familial

À peu près à mi-chemin entre Madrid et Saragosse, la grande route qui mène à Barcelone traverse un paysage lunaire, dominé par des éminences à la cime arasée et dont les flancs semblent soigneusement découpés par la fine lame d’un patient démiurge. Tout autour et à perte de vue, règne une sorte de désert, seulement interrompu, de ci-delà, par quelques conques de terre arable. À l’exception de ces minuscules îlots de végétation, le paysage est baigné dans une couleur qui oscille entre l’ocre et le rouge brique. La route sinue entre ces hautes falaises puis, tout à coup, la vue s’élargit sur un horizon pétrifié sans limites perceptibles.

Telle était à peu près la vision qui s’offrait, à l’approche de Medinaceli, au voyageur des années cinquante du siècle dernier, époque à laquelle il me fut donné de traverser pour la première fois la contrée où étaient nés mes grands-parents maternels, et qui conservait quasiment intact l’aspect qu’ils en avaient connu. On ne pouvait imaginer ruralité plus contrastée avec celle qui m’était familière, faite de doux vallonnements, de la présence constante de l’eau courante et d’une végétation qui n’abandonne jamais, même au plus fort de l’été, ses touches de verdure. Je mesure aujourd’hui le choc à rebours que durent ressentir nos Castillans lorsqu’ils découvrirent, à travers les vitres de leur wagon, les pentes ombrées des Pyrénées françaises puis ces champs, ces haies, cette présence humaine permanente qui caractérise nos régions à l’habitat dispersé. Ils furent sans doute également saisis par ce sentiment d’étrangeté qui m’étreignit alors, à ceci près qu’eux n’avaient d’autre perspective que de devoir s’en accommoder coûte que coûte, en renonçant à jamais à un cadre de vie qui leur était familier, alors que pour moi, ce n’était qu’une expérience sans lendemain.

Au débouché d’un de ces passages encaissés, un modeste poste à essence signalait l’existence d’une agglomération qui ne pouvait se limiter aux trois maisons qui bordaient la route à cet endroit. En levant les yeux, on devinait sur une de ces éminences quelques vestiges d’un habitat qui se distinguait à peine de la roche sur laquelle il était édifié. Le voyageur curieux, préférant abandonner la grand-route, empruntait alors une voie étroite et bombée à l’extrême qui le hissait, au terme de 3 kms de virages serrés, au sommet d’un escarpement qui ne livrait le secret de ses habitations que lorsqu’on l’avait atteint. Auparavant, il pouvait apercevoir en surplomb les vestiges d’anciennes murailles dont le parement avait depuis longtemps disparu et que quelques maisons ruinées couronnaient de loin en loin. Puis on frôlait une magnifique porte de ville, qui ressemblait à s’y méprendre à un arc de triomphe romain, non sans remarquer, juste en face, de l’autre côté de la route, une chapelle baroque ouverte sur l’extérieur. Au bord de la falaise, vous saisissait un air vif et frais en toute saison, même en été quand le soleil est au plus haut. À perte de vue, un moutonnement de collines pelées séparées par d’étroits vallons voués à la culture des céréales.

Le spectacle qu’elle offre aujourd’hui n’est plus exactement le même. Les maisons du bourg ont été restaurées, mais on a conservé leurs murs en moellons d’une couleur ocre tirant vers le rouge, réunis par des joints épais. Elles sont à un étage ; sur le pignon, un toit de tuiles en contrebas abrite une modeste dépendance, écurie ou autre. Le seul décor extérieur est constitué par le linteau des fenêtres, réalisé en pierres étroites posées obliquement avec comme clef une pierre taillée en triangle. La collégiale Renaissance de Sainte-Marie-la-Majeure contraste singulièrement avec l’austérité architecturale des maisons. Sa haute nef unique débouche sur un chœur et un chevet moins élevés et est prolongée de part et d’autre par des chapelles. Elle est surmontée d’une tour carrée couronnée par un petit édicule à clochetons. Elle s’ouvre au nord sur une belle porte Renaissance et Baroque à pilastres. On contourne l’église pour déboucher sur la place principale, dont la disposition surprend, car elle ne semble obéir à aucun projet préétabli. Tout un côté de cet espace de forme irrégulière est occupé par la longue façade d’un palais néo-classique entourée par des maisons à arcades. C’est le palais des ducs de Medinaceli, que ses propriétaires ont renoncé à restaurer, et qui cache derrière cette façade apparemment bien conservée un bâtiment qui menace ruines.

Ce vaste espace, dépourvu de la moindre végétation, ouvert à tous vents, offre toujours l’image de l’abandon et du délabrement, mais conserve, malgré tout, cet air d’austère grandeur qui est le propre des cités anciennes délaissées.

Telle est encore Medinacéli, dont la probable étymologie arabe (« médine de Sélim ») s’est romanisée en Medinacœli, littéralement la « médine ou ville du ciel », ce qui est pour le moins présomptueux. Cette bourgade à demi abandonnée peut se targuer, cependant, d’avoir connu au long de deux mille ans d’histoire trois civilisations : romaine, musulmane, chrétienne. Ces mérites expliquent qu’elle ait été, à la fin du Moyen Âge, érigée en siège du plus ancien duché de Castille, dont les titulaires, de sang royal, descendaient en ligne directe d’Alphonse le Savant (deuxième moitié du 13e siècle). À elle seule, elle résume l’histoire riche et mouvementée qu’avait connue cette contrée avant d’entrer en déshérence. Mais on sait que la mémoire des peuples est persistante, surtout lorsqu’elle est entretenue par les vestiges architecturaux d’un passé révolu. Le moindre enfant berger qui accompagnait ses moutons sur les maigres pâturages des alentours était familiarisé avec ses ruines et, à leur ombre, devait ressentir même confusément la tentation de s’évader d’un présent sans gloire vers un passé peuplé de guerriers à cheval. Même s’il n’était pas allé à l’école, pas assez du moins pour dépasser le stade des connaissances rudimentaires, il ne pouvait ignorer que le héros fondateur de la Castille, le Cid Campeador, avait traversé ces parages sur la route de l’exil et qu’il avait abreuvé son cheval dans l’eau du Jalón dont on aperçoit au loin l’étroite coulée verte.

Dans les Landes où ils avaient fini par s’installer, il arrivait sans nul doute parfois à ces paysans exilés de leurs terres et de leurs habitudes de songer à leur contrée natale. Peut-être même en parlaient-ils à leurs enfants. Mais ce qu’ils pouvaient transmettre était bien maigre comparé à ce qu’ils devaient ressentir au fond d’eux-mêmes, leur maigre bagage linguistique et culturel ne leur permettant guère de construire un vrai récit de leur jeunesse. Ce fragile édifice de sensations, d’images, de sons, d’espaces qui contribue à la formation de la personnalité devait se lézarder chaque jour d’avantage, au fur et à mesure que le souvenir s’en estompait et que les destinataires de ces confidences devenaient de plus en plus incapables de les déchiffrer.

Deux générations plus tard, certains d’entre nous ont revisité ces lieux, avec des intérêts divers et une connaissance préalable inégale de leur histoire. Passé l’effet du dépaysement et un sentiment de condescendance inévitable à l’égard d’une économie notoirement arriérée, la plupart ont perçu, avec plus ou moins d’acuité, qu’il ne leur serait probablement pas possible de refaire en sens inverse le voyage de leurs grands-parents. Ils comprirent vite que le déplacement durable de cadre de vie entraîne des conséquences irrémédiables et qu’il est vain de vouloir les assumer comme une expérience personnelle. Il faudrait, pour cela, jouir du don d’ubiquité, ce que même un bilinguisme de fait ne permet pas.

 

 

Chapitre V

Détour par Velilla

Medinaceli constitue le centre historique de la contrée où nos grands-parents sont nés et ont vécu jusqu’à l’âge adulte. Mais le village natal de notre grand-mère et de son second mari se situe à 30 kms de là, vers le nord-est, et s’appelle Utrilla.

Avant d’atteindre ce berceau familial, abandonnons quelques instants la route, et bifurquons sur notre droite pour faire une visite rapide a Velilla de Medinaceli, où naquit mon grand-père Eusebio García Martínez, premier mari de ma grand-mère. À en juger par la discrétion et l’ancienneté du panneau indicateur, le village n’est guère fréquenté. De fait, on ne l’atteint qu’au terme d’une rude montée de 4 kms qui nous conduit à plus de 1000 m d’altitude, par une route étroite et sinueuse au revêtement négligé, sans y avoir croisé le moindre véhicule, fût-ce un modeste tracteur. Le village lui-même s’étage sur une pente abrupte dont le sommet est occupé par la modeste église paroissiale. Il ne compte aujourd’hui qu’une trentaine d’habitants. Je dois à la vérité de dire que je n’en ai rencontré qu’un durant ma courte visite, et que j’ai eu toutes les peines du monde à comprendre ce qu’il me disait, pour une raison que je n’arrivais pas à m’expliquer. Ce n’est qu’au terme de cet échange difficile que j’ai su que c’était un ouvrier roumain occupé à creuser une canalisation dans la rue, ce qui me rassura sur ma capacité à comprendre le parler local.

Ayant renoncé à une information orale sur le village, je l’ai parcouru autant que me le permettait le chantier en cours. Une chose ne pouvait manquer de retenir mon attention en une contrée aussi désertique : l’abondance d’eau courante, qui alimentait jadis un moulin et dont le bruit réconfortant remplit sans peine le silence régnant sur ce paysage abandonné. Est-ce une raison suffisante pour expliquer que les parents de mon grand-père, tous originaires de la vallée, aient émigré quelques années ici, le temps d’y concevoir plusieurs de leurs enfants ? Je l’ignore, mais cet exil temporaire me laisse encore perplexe.

Le retour à la grand’ route et à Somaén s’apparente aujourd’hui encore à un passage de la nature la plus hostile vers la civilisation. Le bourg est construit sur l’étroite bande de terre qu’enserre un méandre du Jalón au pied d’un à-pic au sommet duquel veille le donjon d’une ancienne forteresse. Il conserve de beaux vestiges de sa muraille ainsi que quelques maisons suspendues du plus bel effet. C’est de ce village que sont issus les parents de mon grand-père maternel, Eusebio.

Lors de notre premier voyage dans ces contrées, dans les années cinquante, notre mère nous y mena à la découverte de cousins plus ou moins proches dont elle venait d’apprendre l’existence. J’avais renoncé à comprendre les liens de parenté exacts qui unissaient ma mère à ces inconnus. Je n’éprouvais d’ailleurs qu’un médiocre intérêt à leur endroit, si grande était l’ignorance dans laquelle nous avions été tenus de nos ascendants et collatéraux. Avec les enfants, lorsqu’il y en avait, les relations n’étaient guère plus chaleureuses. Nous nous sentions trop étrangers les uns des autres et tellement persuadés que ces rencontres seraient sans lendemain que toute tentative de rapprochement nous semblait vaine.

La langue n’était pas le seul obstacle à l’établissement de relations normales entre nous ; il y avait aussi l’apparence extérieure. À notre époque où tout tend à s’uniformiser, non seulement l’habillement, mais aussi l’alimentation et même la gestuelle, on n’imagine pas quel contraste flagrant avec nos habitudes françaises offrait le spectacle de la population espagnole, dès la frontière d’Irun franchie. La couleur dominante était le brun, dans toutes ses nuances, du kaki au bronze, comme si la dictature était parvenue à imposer des goûts de caserne dans l’habillement des civils. Les petites filles portaient des boucles d’oreille, ce qui ne se faisait plus en France et étaient vêtues comme des princesses, ou des Vierges à la moindre occasion ; les culottes des garçons descendaient jusqu’au genou en se resserrant comme des fuseaux, alors que nous montrions nos cuisses. Ce sentiment d’étrangeté pouvait prendre aussi une tournure gustative. Je garde en mémoire les effluves de friture d’huile d’olive mal raffinée, qui envahissaient l’espace et même les rues. L’occasion nous était également souvent donnée de goûter aux pâtisseries locales. Dans chaque maison visitée, on nous offrait généreusement des sablés à l’huile, parfumés à l’anis, dont la pâte se défaisait en miettes minuscules dès qu’on y mordait, mais qui avaient l’avantage de se gorger de café au lait lorsqu’on les trempait. Mes cousines espagnoles en fabriquent encore et les conservent dans de vieilles boîtes à biscuits. Je suis toujours surpris par cette texture et ce goût d’huile prononcé qui ne sauraient se confondre avec l’idée que je me fais d’une pâtisserie. Ce goût ne m’est plus inconnu, il n’en reste pas moins étrange à mon palais. On ne peut appartenir absolument à deux cultures à la fois et cette petite expérience me le rappelle chaque fois opportunément. En revanche, ma mère prenait plaisir à ces visites, qui l’aidaient à retrouver les saveurs d’une petite enfance, enfouies dans sa mémoire mais non complètement effacées.

 

Chapitre VI

Utrilla

Si Somaén est dominée par sa forteresse, Utrilla l’est par son église, ce qui en fait une exception dans ce territoire qui, plus que tout autre, rend justice au nom du royaume, la Castille (le pays des châteaux). Le village occupe une légère dépression, barrée à l’ouest et au sud par deux lignes de crêtes, la Muela et la Mata, aujourd’hui couronnées d’indiscrètes éoliennes. En contrebas, vers le sud, courent deux filets d’eau tout juste suffisants à arroser les potagers.

L’existence de ce bourg remonte, pour le moins, au 12e siècle. Il constitue un parfait exemple de cet habitat rural castillan propre aux zones frontières entre les états chrétiens du nord de la Péninsule ibérique et les états musulmans du sud, qui vise à concilier l’exploitation agraire, activité pacifique, avec une activité guerrière, à savoir la protection contre des incursions ennemies toujours possibles.

Le principe de la ferme isolée étant inviable, les habitants se regroupent dans des villages plus ou moins sommairement fortifiés. Le matériel agricole et les troupeaux sont conservés soit à l’intérieur de l’enceinte, faisant de chaque maison une ferme en réduction, soit dans des bergeries proches de façon à pouvoir facilement mettre sa population animale à l’abri du bourg, en cas de besoin.

Dans ces conditions, le vestibule de chaque maison est un lieu de passage commun aux hommes et aux animaux de traits ou de charge, ânes et mulets. Une fois passé ce sas obligatoire, chacun emprunte son parcours singulier. Les bêtes rejoignent l’écurie, en contournant la cuisine ; les hommes empruntent l’escalier qui mène aux chambres du premier étage et au grenier du second. Dans ce dernier, divisé en compartiments par des parois de bois mal dégrossi, sont conservés les grains et les légumes de consommation courante, pommes de terre, pois chiches, ail et oignon.

Face à la porte de l’écurie, une courette sert d’abri aux poules et poulets qui s’y ébattent en semi-liberté, se nourrissant des déchets de cuisine, de quelques graines, et de déchets moins avouables, car la maison n’offre pas d’autre lieu pour le soulagement des besoins naturels de ses habitants. Le cochon y occupe une soue, à moins qu’il n’ait été exilé dans la périphérie du village, en bordure des aires de battage. S’il s’agit d’un verrat, la monte étant une source de revenus appréciable, on peut lui offrir un gîte dans une annexe sans fenêtres du vestibule, sans doute pour le distraire avec les bruits de la rue.

L’essentiel de la cuisine se résume à son âtre, vaste et surmonté d’une hotte assez haute pour qu’on puisse s’y tenir debout. Tout autour, quelques sièges, dont une chaise si basse qu’on y est assis à croupetons, réservée à la cuisinière. Quelques chaises et une minuscule table basse de bois, dont les pieds ont pu être empruntés à un grand fauteuil ancien, attendent les commensaux. La pile d’évier, l’étagère à poêles et à fait-tout en terre, enfin le placard à vaisselle où l’on conserve aussi la récolte de miel constituent l’essentiel du mobilier. Mais ce qui retient le plus l’attention, c’est le plafond de la cuisine, d’où pend une cochonnaille variée, jambons, chorizos, saucisses, estomac farci.

Cette pratique traditionnelle se traduit par le rustique spectacle de ruelles empierrées, ornées de déjections de toute sorte, par lesquelles transitent hommes et bêtes, en particulier les chèvres, population animale privilégiée qui est autorisée à passer ses journées hors du village : chaque matin, la trompe du chevrier les convoque en un lieu immuable hors du village, où elles se rendent seules, sans y être conduites ; le soir, à l’heure de la traite, elles rentrent dans leur étable par le même chemin. Une odeur de suint envahit tout l’espace et même le nez étranger le plus fin finit par s’en accommoder.

En ce samedi de mi-octobre, le village est pratiquement désert. Après avoir interrogé les rares personnes que nous croisons dans la rue ou frappé aux portes des maisons visiblement habitées, nous finissons chez une très vieille dame, dont la tâche principale consiste apparemment à préparer les repas du curé du village, ce qui suffit à consommer le peu d’énergie qui lui reste. Elle a entendu parler de mon grand-père Alejandro, second mari de ma grand-mère, ce qui confirme ce que je savais, sans y croire vraiment, à savoir qu’il a laissé un souvenir impérissable en ces contrées. Elle me révèle l’existence d’une petite nièce d’Alejandro qui habite à Madrid mais qui, par extraordinaire, n’a pas encore abandonné la maison du village dans laquelle elle passe ses étés.

Ildefonsa Carretero Gonzalo (Fonsa pour les intimes) et son mari Pedro nous reçoivent à bras ouverts, visiblement émus et s’empressent de nous inviter à partager leur frugal repas : une purée de légumes en guise de potage, du chorizo frit, un fruit et un café.

Leur maison est tout à fait typique, mais la destination des pièces a été bouleversée, à l’exception de la cuisine, selon une pratique qui s’est généralisée dans ces villages après l’abandon de l’exploitation des terres. Désormais, le vestibule sert de salle à manger, l’ancienne salle commune de salon de télévision. Les étages sont destinés aux salles de bains et aux chambres à coucher, l’objectif étant de réunir sous le toit familial le maximum d’enfants et de petits-enfants lors des retrouvailles rituelles, semaine de Pâques et mois d’été, principalement. À l’image de ces maisons réaménagées, le village est devenu un décor conçu pour un usage qui n’a plus aucun rapport avec son passé.

Du coup ma démarche me paraît saugrenue. J’étais censé retrouver le passé d’une branche de la famille transportée dans un autre lieu et une autre culture. Je me vois désormais exposé à reconstituer aussi celui de la souche familiale qui s’est définitivement éloignée de son propre passé sans avoir eu à abandonner son pays d’origine.

Mes interlocuteurs sont pleins de bonne volonté et éprouvent visiblement du plaisir à évoquer le temps de leur enfance, mais leur contribution à ma recherche reste très modeste : quelques anecdotes, quelques noms, des souvenirs souvent confus. Bref, un matériau dont le plus novice des historiens sait qu’il faut l’aborder avec prudence. Faute de mieux, il me reste l’état-civil.

 

Chapitre VII

État-civil

Notre grand-mère[3], Luisa López Rangil, est née à Utrilla, le 9 août 1881. Son père, Pedro Lopez Pascual, vient du village de Condemios de Arriba, province de Guadalajara, à peu de distance d’Utrilla (voir la carte reproduite en annexe). Sa mère, Joaquina Rangil, « se consacrait aux occupations de son sexe » selon la jolie formule espagnole, qui vaut mieux que notre cruel « sans profession ». Elle était née à Utrilla. Le couple habitait 40, rue de la Ombría. Cette appellation, que l’on retrouve dans la plupart des villages de la contrée, reste pour moi énigmatique : la végétation absente ne contribue guère à la rendre ombragée. C’est dans cette maison à étage, de fort belle apparence, qu’est née notre grand-mère, le 9 août, à 5h du matin.

Son grand-père paternel, qui s’appelait Juan López, et était originaire de Gotor, village de la province de Saragosse, limitrophe de celle de Soria à laquelle appartient Utrilla, était déjà mort à cette date. Sa grand-mère paternelle, Manuela Pascual, originaire de Morés (province de Saragosse), habitait encore à Gotor ; mais la formulation de l’acte est quelque peu ambiguë : il se pourrait tout autant qu’elle résidât à Morés. Je mentionne ces villages parce que leur nom reviendra plus loin dans le récit. Les deux grands-parents maternels, Juan Rangil y María Antonia García, étaient tous deux d’Utrilla. La grand-mère était décédée lorsque naquit sa petite-fille.

Notre grand-mère a reçu le prénom de Luisa. Elle était la deuxième d’une fratrie de six, et l’aînée des trois filles. Je n’ai pas connu ses frères mais j’ai rencontré ses deux soeurs, étant encore enfant, lors de notre premier voyage en Espagne (1955). Elles s’appelaient Juliana et Salustiana. Juliana ressemblait beaucoup à son aînée : même corpulence, même teint, même regard, une certaine réserve dans la conversation. Salustiana, en revanche, était très différente : elle était devenue sèche et fripée, mais se montrait vive et chaleureuse.

À la naissance de Luisa, la profession déclarée du père est charretier (arriero). C’est celle qui figure lors de chaque déclaration de naissance, à l’exception de celle du quatrième enfant, dans laquelle il se proclame boutiquier (tendero). Pendant une brève période, Pedro López a donc tenu un magasin de village, chargé de procurer, à côté des denrées de première nécessité que l’agriculture locale ne fournissait pas – huile, sel, olives, poisson séché, etc. -, quelques produits manufacturés, principalement des textiles et des chaussures courantes. Le passage d’une activité à l’autre paraît assez naturel et marque un progrès apparent : du transport des denrées à leur commercialisation ; de l’itinérance à la sédentarité. Cependant, l’expérience a tourné court et le bonhomme a dû revenir à sa première occupation. Mais il n’est pas interdit de penser que la petite Luisa y puisa un certain goût pour le commerce, qu’elle pratiquera plus tard à Arcos et qu’elle transmettra à ses enfants, puisque les deux plus jeunes se consacreront, à Dax, à l’épicerie de gros ou de détail.

À en juger par le métier de son père et des deux témoins de l’acte de naissance, tous deux propriétaires exploitants (labradores), Lucas Chamarro et Domingo López Ágreda, le milieu dans lequel notre grand-mère est née était résolument paysan. On peut ajouter, sans crainte de se tromper, qu’il était plutôt modeste, eu égard à la qualité des terres de la région et à la minceur de l’héritage que la petite fille allait recueillir.

 

Chapitre VIII

Premier mariage

Luisa n’a pas encore vingt ans lorsqu’elle se marie, le 12 juin 1901. Elle épouse, dans l’église paroissiale Nuestra Señora del Valle, Eusebio García Martínez déjà nommé.

Son mari est né le 5 mars 1872 et a donc près de dix ans de plus qu’elle. Il a vu le jour, comme nous l’avons déjà signalé, dans le village de Velilla de Medinaceli, à quelques kilomètres d’Utrilla. Ses parents, Gregorio García et Dorotea Martínez, et grands-parents (Eusebio Garcia et Maria Gutiérrez du côté du père ; Pedro Martínez y Jacoba García du côté de la mère) sont tous de Somaén, à l’exception de la grand-mère paternelle, qui est d’Avenales, tout près de là.

J’ai longtemps ignoré la profession du père. La raison en est que la création du Registre d’état-civil étant postérieure à 1872, nous ne disposons pas de l’acte de naissance de notre grand-père mais seulement d’un acte de baptême, nettement moins complet. Je dois à mon amie Rosalía Calzado d’avoir pu me procurer l’acte de naissance d’un petit frère de notre grand-père, Venancio. Le domicile de ses parents à cette date (1879), était un ancien hameau abandonné (« despoblado » dit le document) au bord du Río Blanco, modeste affluent du Jalón, où le père travaillait dans un moulin à foulon, dont le système était activé par le courant du ruisseau qui est assez fort en cet endroit. Ce lieu est tout près de Somaén, d’où est originaire toute la famille ou presque, et le séjour à Velilla, où naquit mon grand-père, semble n’avoir été que passager. Cette découverte m’a tout d’abord amusé, parce que c’est un moulin à foulon qui a inspiré à Cervantès un des chapitres les plus cocasses du Quichotte (Première Partie, chap. XX). Mais cette découverte me remplit par ailleurs de tristesse, parce qu’elle témoigne des conditions de vie précaire de mes grands-parents, occupés à une tâche archaïque et qui les isolait du monde (sur la toile, on peut voir un édifice en torchis qui a peut-être été la maison qu’ils habitaient).

Lorsqu’il se marie, c’est un homme mûr, qui a déjà effectué son service militaire, dans des circonstances qu’un document des Archives générales militaires de Ségovie, lui aussi déniché par Rosalía Calzado, nous révèle incidemment. Conscrit de la classe 1891, il est incorporé en 1892. Son régiment est affecté à Cuba, où il débarque le 7 septembre 1895. Trois ans après son incorporation, il est toujours un soldat sans grade. Il est hospitalisé en deux occasions, ce qui nous fournit quelques dates précieuses sur cette période. Du 3 au 15 février 1896, il est soigné à l’hôpital de Remedios pour un accès de fièvre jaune. Entre le 17 juin et le 10 juillet 1897, il est à nouveau hospitalisé, toujours à Remedios, pour une bronchite pulmonaire. Sachant que la guerre prit fin le 18 août 1898, il est possible que notre grand-père ait été rapatrié avec les dernières troupes espagnoles encore dans l’île.

Il a un métier, celui de herrero, terme équivalent à ferronnier ou forgeron, mais, étant donné qu’il travaillera dans un milieu exclusivement rural, on peut tout aussi bien le traduire par charron ou maréchal-ferrant. Il est déclaré comme tel, lors de son incorporation dans l’armée, à l’âge de 20 ans.

Il ne nous reste que fort peu de choses de ce grand-père. Sa fille Louise a conservé et transmis à ses enfants une pince à feu, forgée par lui, avec laquelle, dit-on, il saisissait des braises pour allumer sa cigarette. On a également un portrait photographique, réalisé par les studios Corrales de Madrid (calle Río, 13 y 15) pendant son service militaire.

 

 

Il y apparaît « en petite tenue », c’est-à-dire sans armes, couvre-chef ou cape. Pour autant que le laisse deviner la photo sépia, l’uniforme est celui d’un fantassin des années 1890, qui se compose à l’époque d’un pantalon garance et d’une vareuse turquoise. La vareuse, qui monte jusqu’au cou, est fermée par huit boutons et comporte deux poches à la hauteur des aisselles (mais apparemment pas sur les hanches) ainsi que deux épaulettes. Aucune décoration n’est visible. Cependant, on observe une chaîne attachée à gauche du deuxième bouton, qui descend le long des trois suivants avant de repasser à l’intérieur : sans doute une montre. L’a-t-il empruntée pour l’occasion ?

Le bras droit est appuyé sur une colonne surmontée d’une corbeille de faïence sur laquelle on peut lire clairement « Viva Asturias », peut-être parce qu’elle appartenait à une série chargée d’illustrer les productions de chaque province du pays. La main retombe nonchalamment, un cigare non allumé glissé sous l’index. Le genou est plié de façon à permettre à la jambe droite de chevaucher la gauche, au-delà de laquelle elle repose sur la pointe du soulier. Le buste est bien droit. Le poing gauche repose sur la garde d’une courte épée passée au côté. La pose est conventionnelle ; du moins avons-nous pu constater que notre autre grand-père (paternel) prendra exactement la même lorsqu’il se fera tirer, lui aussi, le portrait autour de 1910. Le cigare sera aussi présent, tout aussi intact, mais il aura changé de main ; le photographe devait le fournir pour l’occasion à chaque client. Il y aurait beaucoup à dire sur la signification de ce cigare : gage de virilité pour la nouvelle recrue ? Signe du statut avantageux du militaire dans la société de l’époque ? Moyen de souligner de façon solennelle l’événement que représentait en soi la réalisation d’un tel portrait ?

La signature du photographe montre, en tout cas, que notre grand-père séjourna à Madrid pendant son service militaire et non à Saragosse, où les conscrits originaires de la province de Soria étaient généralement appelés sous les drapeaux. Faut-il y voir l’indice d’un engagement hors norme, comme le laisse croire la tradition orale familiale, selon laquelle il aurait effectué un double temps, celui qui lui revenait et celui qu’il fit en lieu et place de son frère, ce qui l’aurait conduit à combattre à Cuba, pendant la Guerre d’Indépendance qui prit fin en 1898 ?

Sous les cheveux coupés ras, le crâne est large, les oreilles grandes mais non décollées malgré la coupe peu avantageuse. Un front haut surmonte deux yeux petits et rapprochés. Le nez, photographié de face, ne semble pas très proéminent. La bouche, plutôt petite, est surmontée d’une fine moustache. Le menton est bien dessiné, sans exagération. Eusebio était assez court de taille, si on rapporte la longueur de ses jambes à l’ensemble du corps. On les devine fortes sous le pantalon, à la mesure d’un buste qui remplit pleinement la vareuse, et d’un tour de taille avantageux qui cache l’arrondi des hanches. Le jeune homme est râblé, ses mains larges. Tous ces détails anatomiques s’accordent bien avec son métier qui exige force et résistance. Cet inconnu ne nous est pas étranger, tant il est aisé de retrouver dans son visage bien des traits visibles chez telle ou telle de ses filles et qui, de toute évidence, ne renvoyaient pas à la physionomie de leur mère : une implantation capillaire dense qui descendait bas sous les tempes, l’ovale peu prononcé du visage, le coin des yeux légèrement incliné vers le bas, ce qui confère au regard un certain air de tristesse. La nature avait eu à cœur de perpétuer sur elles, à leur insu, le souvenir d’un père et grand-père appelé à disparaître prématurément.

Je me prends à regretter aujourd’hui de savoir si peu de choses sur lui, sur sa vie, sur son caractère. Mais sa fille aînée, qui avait 14 ans lorsqu’il est mort, était peu à même de communiquer une information de cette nature et les autres étaient trop jeunes pour l’avoir vraiment connu. Par ailleurs, ceux d’entre nous qui étions ses petits-enfants, n’avons guère sollicité le témoignage de notre grand-mère à son sujet, non par souci de convenances ou pour lui éviter de se remémorer des souvenirs douloureux, mais parce que son second mari, le grand-père Muñoz, était beaucoup plus qu’un simple grand-père de substitution. Nous le considérions tous comme un grand-père à part entière, et de ce fait n’avions pas de vide à combler et donc aucune raison de chercher à mieux connaître le père de nos mères respectives. Ce n’est qu’aujourd’hui, face à la nécessité d’effectuer cet exercice de mémoire privé, que je regrette de ne pas en savoir plus sur ce grand absent.

Il nous est resté la crainte de la maladie qui l’a emporté, dont on attribuait la cause principale à un malencontreux coup de rasoir, qui trancha sur la nuque un bouton réputé inoffensif et qui visiblement ne l’était pas. Depuis, j’ai toujours veillé à m’éviter pareille mésaventure en pareille circonstance : que mes coiffeurs successifs veuillent me pardonner mes objurgations, qui mettaient injustement en doute leur professionnalisme et leur sens de l’hygiène. Elles manifestaient une peur inavouable, en fin de compte, le seul héritage tangible que j’aie reçu de mon grand-père, mis à part son portrait.

 

Chapitre IX

Une vie d’errance

L’acte de naissance de leur fille aînée, en date du 30 avril 1906, situe le couple à Gotor (province de Saragosse). Il s’est écoulé cinq années depuis leur mariage. Rien ne permet de préciser s’ils se sont installés à Gotor dès leur mariage ou plusieurs années après, et même s’ils n’ont pas résidé ailleurs, entre temps. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est que le choix de ce village, relativement éloigné de leur lieu de naissance à tous deux, n’est pas fortuit, puisque les grands-parents paternels de Luisa y étaient nés et que, selon toute vraisemblance, la grand-mère y vivait encore[4]. La famille entretenait sans doute des relations avec des habitants de Gotor (cousins ou autres), qui ont pu les informer de la possibilité pour notre grand-père d’y exercer son métier.

Un autre fait qui mérite d’être signalé est que l’aînée des enfants vient au monde près de cinq ans après le mariage, ce qui est relativement tardif à l’époque, surtout pour un couple qui a démontré par la suite être plutôt fécond. Il semble que Luisa ait eu plusieurs grossesses avortées avant la naissance de Catherine (comme sans doute après aussi), et que toutes correspondaient à des garçons. Certains d’entre nous se souviennent de l’avoir entendu dire par les plus âgées de ses filles.

Le séjour d’Eusebio et Luisa à Gotor est de courte durée, puisque, à la naissance de leur deuxième fille, le 29 octobre 1910, soit 4 ans plus tard, ils résident à Oseja (province de Saragosse) [5]. Le séjour à Oseja est également bref ; à la naissance de la troisième fille (15 janvier 1913), ils habitent à Viver de la Sierra (province de Saragosse), village où naîtra également la suivante (25 septembre 1914).

À quoi attribuer ces trois déménagements en à peine plus de 10 ans, entre 1901, date du mariage, et janvier 1913? Bien évidemment, les documents d’état-civil n’apportent aucune information à ce sujet. On en est donc réduit aux hypothèses. Observons que le couple voyage, certes, mais reste dans une aire géographique limitée (voir la carte). Ceci pourrait s’expliquer par l’absence de ferronnier dans le secteur, ce qui pousse Eusebio à une certaine migration, mais aussi par la faible population de ces villages, incapables de fournir un travail permanent de longue durée à un homme du métier. Une fois remis en état ce qui pouvait l’être, ou une fois forgées les pièces dont les paysans avaient besoin, il n’y avait plus assez de travail pour un artisan à demeure. Mais, comme Eusebio s’était fait une certaine renommée, il était sollicité par les villages alentour. Je résiste à la tentation d’attribuer ces changements à un caractère aventureux ou instable, parce que les distances étaient trop courtes entre les différents villages pour qu’on puisse parler vraiment de changement. J’y vois plutôt une adaptation forcée aux circonstances.

J’ai pris la peine de refaire le périple du couple. Le déménagement d’Utrilla à Gotor est le plus conséquent. Il faut parcourir quelque 70 kms jusqu’à Calatayud (par la route nationale, il est vrai), à quoi s’ajoutent 36 kms d’une route tortueuse qui remonte la rivière Jalón. De toute évidence, ce déménagement avait été programmé. Le village d’Oseja se trouve à quelque 12 kms au nord de Gotor et de la Sierra de la Virgen. Celui de Viver de la Sierra est situé, par rapport à Oseja, de l’autre côté de la Sierra. Pour rejoindre leur nouvelle résidence, la famille emprunte en sens inverse la même route qu’à l’aller sur 18 kms en direction de La Almunia de Doña Godina, traverse Gotor, et, à Morés (lieu de naissance de la grand-mère paternelle de Luisa), s’engage dans le chemin qui va butter sur la Sierra de la Virgen et dont Viver marque le terme, à 9 kms de là. Tout ceci confirme que seul le déménagement d’Utrilla à Gotor s’apparente à une vraie mutation. Les suivants semblent obéir à des raisons de convenance ou à la recherche de meilleurs profits.

 

Foyer des trois familles[6].

 

Chapitre X

Noël tragique

Peu après la naissance du quatrième enfant survient la mort du père. L’acte de décès établi à cette occasion nous apprend qu’il était hospitalisé depuis « le 20 décembre 1914, à l’Hôpital Provincial de Madrid, où il occup[ait], dans la sale 17, le lit numéro 9 de chirurgie, dans lequel il est décédé a cinq heures et trente minutes [le 28] à la suite d’un carcinome diffus au cou ». Le document officiel, dans sa froide rhétorique, laisse percer la tragédie vécue par le couple.

Eusebio meurt donc huit jours à peine après avoir été admis à l’hôpital, ce qui laisse supposer qu’il y est entré à la dernière extrémité et qu’il a dû souffrir des mois durant avant d’en arriver là. L’internement à Madrid laisse perplexe, parce que Saragosse était plus proche de Viver. Ce choix était-il déterminé par la gravité de l’état du malade ou par le fait qu’il avait été militaire et qu’il avait pu contracter sa maladie à Cuba ?

Sa femme, avec quatre jeunes enfants, dont un bébé de 3 mois, n’a pas pu suivre son mari à Madrid. Disposait-elle d’ailleurs de moyens financiers suffisants pour effectuer le voyage et se loger dans une ville où elle n’avait pas de parents, pour un séjour dont elle ignorait combien il durerait ? La mort d’Eusebio a donc atteint le malade dans une solitude complète. Les deux témoins qui ont signé l’acte de décès sont de parfaits inconnus, sans doute des infirmiers de l’hôpital (il est précisé qu’ils résident à Madrid). Le corps est enterré au cimetière de la Almudena de Madrid, c’est-à-dire loin de tout caveau familial.

 

Pendant ce temps-là, Luisa se morfond à Viver. Connaissant l’état de son mari, pouvait-elle espérer autre chose que l’annonce de l’issue redoutée ? On imagine les jours d’angoisse puis de désespoir qu’elle a dû connaître, isolée dans ce pauvre village de montagne, en plein hiver, portant à elle seule tout le poids d’une maisonnée. Combien de jours dut-elle attendre le courrier de l’hôpital ? Comment en a-t-elle eu connaissance, elle qui ne savait pas lire ? Le maire est-il venu le lui remettre en mains propres ?

Il m’arrive de penser que, si un de ses petits-enfants avait eu l’idée de l’interroger sur le sujet, il aurait reçu une rebuffade pour toute réponse. Cette sorte de confidences lui aurait semblé déplacée, tant il est vrai que, dans le monde rural dans lequel elle avait été élevée, le seuil de l’indécence était bien vite atteint lorsqu’on était dans le cas d’exprimer des sentiments intimes. Je me garderai donc de tracer un tableau de ces tristes moments, de peur de trahir à distance cette pudeur ancienne.

Je retiendrai seulement l’idée que notre grand-mère connut, sans doute sans le savoir, la tragique expérience de bien des femmes de France, un pays dont elle ne soupçonnait pas encore qu’il pourrait un jour être définitivement le sien, qui, à la même époque, recevaient un courrier de même nature pour les informer que leur mari avait été tué, quelque part dans une tranchée de la Grande Guerre. A-t-elle jamais songé à cette fraternité involontaire ?

 

Chapitre XI

Retour à Utrilla et second mariage

Que pouvait faire Luisa, sans revenus et avec quatre filles à charge, si ce n’est revenir à son village natal ? Sa mère, Joaquina Rangil, vivait encore, puisqu’elle sera mentionnée dans les actes de naissance de ses trois futurs enfants. On ignore, en revanche, si son père était encore vivant mais il est mentionné comme défunt à la naissance de la première d’entre elles (31 août 1918) [7]. Même si la jeune veuve ne pouvait compter que sur le secours de sa mère, cet appui restait appréciable[8]. À une date inconnue mais, selon toute vraisemblance, peu après le décès de son mari, Luisa s’installe donc à Utrilla. Cependant, même dans un milieu favorable, il lui fallait subvenir aux besoins de ses quatre enfants.

La situation d’une veuve ayant charge d’enfants n’est jamais enviable, encore moins à une époque où il n’existe d’aides familiales publiques d’aucune sorte, et où on considère d’un mauvais œil une femme en âge de prendre mari ayant fait le choix de vivre seule. Le mariage s’impose donc comme une solution inévitable, tant économiquement que socialement. Nul doute que Luisa ait tenu ce raisonnement, et que son milieu l’ait incitée à franchir le pas.

Toujours est-il que, le 22 novembre 1916, soit moins de deux ans après le décès d’Eusebio, elle épouse, à Utrilla, un célibataire de 41 ans (alors qu’elle en a 35), Alejandro Muñoz Camacho. Le mariage a lieu, cette fois encore, dans l’église Nuestra Señora del Valle.

L’acte de mariage ne fournit aucune précision sur le métier de l’époux, mais dans les actes de naissance de ses deux filles, il est déclaré comme propriétaire exploitant (labrador), au même titre que son père, Vicente Muñoz Gonzalo. Ce dernier et sa femme, Jacinta Camacho, sans profession, étaient tous deux originaires d’Utrilla, où ils habitaient au 1, rue de la Puerta Encima (Porte d’En-haut). Étaient aussi originaires d’Utrilla les grands-parents paternels, Santiago Muñoz (décédé à la naissance de son petit-fils) et Dominica Gonzalo. Les grands-parents maternels, Calixto Camacho (labrador) et Manuela Mora, (sans profession) venaient d’un village proche de Medinaceli, Lodares de Medinaceli. À Utrilla, ils habitaient au 24, rue del Horno (du Four).

La légende familiale veut que le curé de la paroisse d’Utrilla ait joué un rôle décisif dans le remariage de notre grand-mère. Il s’appelait don Bartolomé (Barthélemy) et a laissé un souvenir impérissable, transmis aujourd’hui encore par les anciens du village. C’est Pedro Carretero Esteban, qui me l’a rapporté. Cependant que Fonsa s’affaire dans sa cuisine pour honorer ses hôtes, Pedro, qui n’a pourtant rien d’un bouffe-curé, dresse un portrait pour le moins sévère de l’impétrant :

« Don Bartolomé era más bruto que un cerrojo (Dom Barthélémy était une vraie brute de forge) ».

Et d’appuyer son propos à l’aide de cette anecdote plutôt édifiante.

Il se trouve que le patron du village est saint Barthélemy, ce qui fait que le jour de sa fête, on célébrait aussi celle du curé. Cette coïncidence ne faisait que rendre celui-ci plus intransigeant quant à l’assistance à l’office. Cette année-là, la récolte avait été retardée par les intempéries et le 24 août, qui est le jour de la fête en question, elle n’était pas encore rentrée. Les grains avaient bien été battus mais on attendait le moment favorable pour vanner à la fourche, comme cela se faisait à l’époque (et comme cela se ferait encore jusqu’aux années 1960). Or, le hasard voulut qu’un petit vent se levât en début d’après-midi et, bien que ce fût dimanche, tout le monde rejoignit les aires de battage pour en profiter. La chose déplut au curé qui convoqua le maire et lui intima l’ordre de convoquer tous les paroissiens à l’église. Le maire obtempéra, car, en ce temps-là, les curés étaient les patrons (los curas mandaban). Bien entendu, le curé ne fit rien pour abréger l’office et le malheur voulut qu’un orage de grêle éclatât et mît à mal toute la récolte qui se trouvait sur les aires. La population dut se contenter cette année-là du peu qui avait déjà été entreposé dans les greniers et qui fut partagé entre tous.

Tel était le personnage qui présida à l’union de ma grand-mère et de son second mari. Imaginons la scène.

 

Chapitre XII

Alejandro Muñoz Camacho

Don Bartolomé sort de son presbytère pour aller célébrer sa messe quotidienne à l’église paroissiale Notre-Dame du Val. Au moment où il débouche sur le parvis, il aperçoit franchissant la porte de ville une forme humaine à contre-jour mais qu’il identifie immédiatement à sa démarche hésitante. Cet homme qui marche à côté de sa mule, appuyant son épaule contre la tête de l’animal pour plus de sûreté, ne peut être qu’Alejandro Muñoz Camacho qui s’en revient d’une tournée nocturne trop arrosée.

Cet Alejandro n’est pas un mauvais bougre. Sa sœur Leonarda et lui sont les enfants de Vicente Muñoz Gonzalo, laboureur, et de Jacinta Camacho, sans profession. Devenu veuf, Vicente s’est remarié et a eu deux autres enfants, Indalecio et Francisca. Les deux aînés sont donc orphelins de mère.

Alejandro n’est pas sot non plus. Ayant fréquenté l’école, il y a non seulement appris à lire et à écrire (pas à compter, au grand désespoir des siens) mais y a contracté de plus un goût pour la lecture et un étrange talent pour la versification. Cela lui valut le surnom de « poète », qui ne le lâchera plus, ni après son départ ni même longtemps après sa mort, comme ont pu le vérifier tous ses petits-enfants qui se sont rendus à Utrilla et qui s’y rendent encore. Il vous trousse un couplet plein d’esprit à la demande, et l’interprète, en s’accompagnant de la bandurria, la mandoline locale, sur l’air et le rythme de la jota.

Il ne nous reste que de très rares témoignages de son talent :

Cuatro cosas tiene Utrilla

que no las tiene Aragón

la plaza y la plazuela

la puerta Encima, la Hondón.

Quatre choses a Utrilla

que n’a pas tout l’Aragon

sa place et sa placette

sa porte Haute, celle du Fond.

Le poème qui suit nous a conservé heureusement une preuve plus flatteuse de son art. À un conseiller municipal qui lui reprochait de ne pas lui avoir consacré de vers, il répliqua du tac au tac :

El señor Esteban Nemecio

hombre sin ningún principio

hace la burla del pueblo

y come del municipio.

Le sieur Esteban Nemecio

homme sans aucun principe

se moque des villageois

et mange aux frais du municipe.

Un talent, si rare dans un milieu rural, lui valait de nombreuses invitations à boire qu’il honorait avec une constance digne d’éloge. En contrepartie, ce grand dévouement à la cause poétique lui réservait des retours difficiles à la maison familiale. Heureusement, il avait su dresser sa mule à palier ses insuffisances momentanées, aggravées par le handicap d’une semi-cécité car il était borgne et que sa vue se troublait d’autant plus facilement ; il pouvait désormais s’en remettre à elle pour rentrer au bercail.

Cet esprit rebelle, sinon revendicatif car il se contentait de peu pour lui-même, qu’il manifestait à l’occasion, contribua à lui conférer la stature d’un mythe populaire. Les communautés espagnoles, très largement issues des classes populaires, qui s’étaient reconstituées en France après la Guerre Civile, avaient emporté avec elles un corpus de fables et d’historiettes qui finirent, peu à peu, par se substituer aux souvenirs d’une réalité qu’elles préféraient oublier. Le héros en était souvent le grand écrivain et satiriste Francisco de Quevedo, ou plutôt son reflet populaire, à qui on attribuait toute sorte de bons mots purement imaginaires, passablement scatologiques ou franchement anticléricaux, un peu comme si notre bon peuple français attribuait ses propos d’après-banquets non à un quelconque Toto mais à François Rabelais en personne.

Or, il est avéré que notre grand-père était parvenu, dans notre cercle familial, à rivaliser avec le grand Quevedo. À titre d’illustration, et toujours pour satisfaire à l’exigence de vérité que l’auteur de cette histoire poursuit avec la rigueur que lui impose la gravité du sujet qu’il a entrepris de traiter, j’en rapporterai une, « particulièrement significative », comme disent les universitaires en mal d’adjectifs. Alors qu’il rentrait à l’aube d’une de ces expéditions nocturnes qui lui étaient coutumières, Alejandro croisa sur son chemin deux religieuses. En le voyant, elles se signèrent et l’une d’entre elles laissa échapper une exclamation peu charitable à son endroit : « La journée s’annonce mal : la première personne que nous voyons aujourd’hui est un homme borgne. » Les brumes qui enveloppaient l’esprit de notre bon Alejandro ne l’empêchèrent pas de réagir avec un remarquable à propos : « Pour voir des p., un œil suffit ».

Tel était notre grand-père ou telle est, du moins, l’image que nous aimons conserver de lui. Après tout, la différence n’est pas si grande et chaque collectivité a autant besoin de mythes que de vérités établies.

 

Chapitre XIII

Promesse de mariage

C’est à peu près dans cet état que Don Bartolomé intercepta notre poète dans la rue. Maîtrisant à grand peine son hilarité, car Alejandro avait aussi le don de faire rire à ses dépens, il lui enjoignit d’attacher sa mule. Le brave homme obtempéra puis, le béret à la main, s’apprêta à recevoir la semonce prévisible, en maintenant tant bien que mal une verticalité qui s’entêtait à lui échapper.

– « Alejandro, sais-tu encore servir la messe ? Ne me regarde pas avec ces yeux effarés, je ne te demande pas la lune. Oui ou non ? ».

Le curé interpréta le vague mouvement de la tête comme un acquiescement.

– « Très bien, alors suis-moi ». Puis il se dirigea d’un pas ferme vers la sacristie, suivi par son nouvel acolyte, qui traînait fâcheusement les pieds.

La messe se déroula sans incident majeur. L’assistance se contenta de manifester discrètement sa surprise en voyant notre Alejandro en tenue de ville servir la messe à une heure aussi matinale. Quant aux deux enfants de chœur, condamnés à l’inaction par ce recrutement inattendu, ils eurent mainte occasion de pouffer en se poussant du coude, chaque fois que le curé rappelait à l’ordre d’un coup d’œil sévère son acolyte d’occasion.

À la fin de l’office, Alejandro, qui avait peu à peu repris ses esprits, accompagna le curé dans la sacristie où il l’aida à retirer les vêtements liturgiques, puis le suivit, à sa demande, jusqu’au presbytère. Le curé avait été, quelques années durant, vicaire dans une cure urbaine et y avait contracté l’habitude de prendre un chocolat pour rompre le jeûne quotidien, en lieu et place du pain grillé au lard (las migas) qui constituait le petit-déjeuner ordinaire des paysans. Il invita Alejandro à l’imiter. Lorsque les deux estomacs furent lestés, le curé se rejeta en arrière sur son siège, regarda fixement son hôte lequel, embarrassé, détourna les yeux, puis lui tint à peu près ce discours :

– « Alejandro, quand te décideras-tu à devenir raisonnable ? Trouves-tu décent, à ton âge, de continuer à mener cette vie de bamboche ? Tu ne crois pas qu’il serait temps de fonder une famille ? Je connais tes défauts mais tu as aussi quelques qualités, même si tu t’évertues à les cacher. Tu as bon cœur et tu aimes les enfants. [Après un silence qui parut très long au pauvre Alejandro] Tu connais Louise, la fille de Pedro et Joaquina. Tu sais dans quelle triste situation elle se trouve : contrainte d’élever seule ses quatre petites. Elle est encore belle malgré ses trente-cinq ans, elle vient d’une famille honorable, et je crois bien que tu ne lui es pas indifférent. Qu’en penses-tu ?

­ …

­ Veux-tu que je lui parle ?

­ ….

­ C’est bon, j’y consens. En attendant, fais de ton mieux pour la mériter en te conduisant dignement. »

C’est ainsi qu’Alejandro Muñoz Camacho épousa Luisa López Rangil, veuve García.

 

Chapitre XIV

Noces de larmes

Le mariage fut célébré le 22 novembre 1916. Les fiançailles n’avaient pas duré plus que ne l’exigeait la publication des bans, les deux ans qui s’étaient écoulés depuis le décès d’Eusebio Garcia pouvant passer pour un deuil décent. Les formes avaient donc été préservées malgré l’urgence.

De la cérémonie il ne nous est rien parvenu d’autre que l’acte signé par le juge municipal, don Faustino Ejido Sanchez, à l’issue de l’union religieuse bénie par le curé dans l’église de Notre-Dame du Val. On peut supposer qu’elle fut modeste. Les témoins sont deux inconnus, Manuel Sancho et Clemente León. Plutôt que par la magnifique façade baroque, on imagine que le maigre cortège entra dans le temple par la porte latérale réservée à l’usage quotidien.

L’esprit n’était pas à la fête, surtout pour notre grand-mère. Dans le cadre familier de l’église paroissiale, comment n’aurait-elle pas songé à la cérémonie de son premier mariage ? Elle avait dix-neuf ans alors et toutes ses illusions de jeune fille ; elle s’unissait à un homme qu’elle avait vraisemblablement aimé et qui, plus âgé qu’elle et pourvu d’un vrai métier, lui assurait la perspective d’une sécurité relative. Elle en avait désormais trente-cinq et portait sur ses épaules le poids de plusieurs années de malheur. L’avenir ne s’annonçait pas particulièrement rose non plus, même si la perspective de ne plus être seule et de sortir de la maison paternelle la consolait quelque peu. Elle n’oubliait pas non plus ses quatre enfants restés au logis avec leur grand-mère, qu’il faudrait élever avec les maigres moyens dont disposerait le couple. Elle ne se faisait, en effet, aucune illusion sur la capacité de son nouvel époux à exercer avec quelque constance un métier suffisamment rémunérateur.

Cette noce eut des accents de tragédie grecque, tant étaient contrastées les humeurs de chacun des deux époux. La mariée passa sa nuit en prières, enfermée dans sa chambre, devant la photo de son défunt mari. Pendant ce temps, Alejandro faisait honneur à la compagnie de ses amis, transformant ce repas de mariage en un enterrement de vie de garçon. La légende raconte qu’il fut particulièrement gai et inventif, jusques et y compris dans le chant qui clôt toute fête villageoise castillane, cette despedida en forme de jota aragonaise, que mon père, qui l’avait recueillie de sa propre bouche, me chanta plusieurs fois mais dont je n’ai malheureusement pas noté le texte. En revanche, la mémoire orale de la famille a conservé certain couplet qui, s’il ne révèle pas un goût considérable, démontre qu’en toutes circonstances, Alejandro conservait son talent d’improvisateur. Le marié l’aurait chanté en pleine nuit à notre grand-mère :

Luisa, esposa querida

enciende candela y mira

que quiere mear la Laura

y quiere cagar la Elvira ».

Louise, mon épouse chérie

allume la chandelle et vois :

Laure veut faire pipi

et Elvire faire caca.

On a pu constater, depuis, que le couplet appartenait aussi au répertoire collectif du village d’Utrilla, au point que les deux bébés cités n’étaient connus des habitants que par cet épisode nocturne autant qu’intempestif. J’ai ainsi pu comprendre pourquoi la dénommée Elvire, notre mère, n’a jamais voulu retourner à Utrilla : sans doute voulait-elle éviter le rappel d’une affaire si peu flatteuse pour son image.

Chapitre XV

D’Utrilla à Arcos

Le couple resta quelques années à Utrilla, où naquirent leurs deux filles, successivement le 31 août 1918, et le 11 février 1920. La naissance de la première fut saluée d’un bon mot de son père que m’a rapporté Pedro Carretero. Il aurait dit à la cantonade : Ma femme, cinq du premier coup (Mi mujer, del primer parto, cinco). Sans tomber dans le ridicule de l’exégèse d’une brève de comptoir, je me permettrai de souligner tout le sel de cette remarque : outre qu’elle exprime de façon cruelle le changement radical que l’existence de cette nichée d’enfants impliquait pour ce célibataire endurci, elle dénote chez lui une prise de conscience, peut-être un peu tardive, de la gravité de sa nouvelle situation.

De fait, il y a lieu de se demander comment le couple parvenait à subvenir aux besoins d’une famille aussi nombreuse. Les revenus des terres devaient à peine suffire, avec les produits du potager et de la basse-cour, à couvrir les besoins alimentaires. On a du mal à imaginer d’où était tiré l’argent nécessaire à l’entretien des enfants, de la maison, des bêtes et de l’outil de travail. Les grands-parents survivants étaient-ils en mesure d’y contribuer ? Ce n’est pas certain, car nous n’avons pas affaire à des rentiers : une fois qu’ils avaient cédé leurs terres à leurs enfants, les vieux étaient plutôt une charge qu’un soutien.

Toujours est-il qu’après la naissance de la deuxième fille du couple, la famille se transporta à Arcos de Jalón, simple bourgade que la construction d’ateliers liés à l’exploitation de la voie ferrée Madrid-Barcelone avait transformée en une petite ville active. La décision était mûrement réfléchie et le départ d’Utrilla, définitif. À preuve, le fait qu’Alejandro vendit, avant de partir, à sa sœur Leonarda, les terres qui lui étaient revenues de l’héritage de leur mère. Muni de ce pécule, il pourrait faire face à toute éventualité en attendant un salaire régulier.

Le père décrocha à Arcos un emploi de facteur. Ce fut sans doute la seule occasion de sa vie où sa relative maîtrise de l’écrit lui fut de quelque secours. Il faut savoir lire, et même parfois déchiffrer, pour pouvoir distribuer le courrier et cette faculté n’était pas si commune dans la population locale de l’époque.

C’est à Arcos que naquit le petit dernier, le 26 novembre 1923. Cette naissance fut un événement parce que, pour la première fois, Luisa put mener à terme une grossesse dont le fruit était un garçon. Ce ne fut pas sans mal. Le bébé, prématuré, était très petit et, comme on le suppose, peu gaillard. La mère et ses six sœurs aînées ne le quittaient pas d’un pouce, l’enveloppant de coton et le soignant avec l’acharnement qu’on imagine. Il présentait certains symptômes que des personnes naïves ne surent pas interpréter. C’est ainsi que l’on crut qu’il était borgne, un de ses yeux ne s’étant pas encore ouvert, et qu’il avait hérité ce handicap de son père. Or, le père était devenu borgne par accident, ce qui rendait irrecevable l’hypothèse d’une hérédité supposée, même si le hasard avait voulu que, dans les deux cas, ce fût l’œil droit qui se montrait défaillant. La grande sœur qui avait été chargée ce matin-là de s’occuper du bébé eut la stupeur de lui voir un deuxième œil ouvert, qui par contraste avec la situation antérieure, paraissait beaucoup plus grand que l’autre. Elle poussa un tel cri que la mère se précipita, croyant qu’elle avait laissé tomber le bébé. Toute la maisonnée fut heureuse de constater que le petit dernier était un faux borgne.

Le séjour à Arcos fut de courte durée, sans doute parce que les perspectives économiques n’étaient guère mirobolantes : comment faire vivre une famille de sept enfants sur le modeste salaire d’un facteur ? La mère tenta bien de compléter ces maigres émoluments en installant un petit commerce. À cet effet, elle se procura une petite jument afin de livrer dans les villages alentours. Mais l’expérience tourna court, principalement parce que le père, qui tenait la boutique lorsque sa femme était en tournée, appliquait à cette activité des principes incompatibles avec une saine pratique commerciale. Il avait une fâcheuse tendance à faire crédit et à oublier de garder trace des sommes qui lui étaient dues. La nouvelle de sa générosité se répandit bientôt, ce qui incita les acheteuses à choisir le moment où il était seul derrière son comptoir pour faire leurs emplettes. Les supplications de ses clientes impécunieuses, ou qui feignaient de l’être, l’émouvaient tellement qu’il ne savait rien leur refuser. On comprendra que cette tentative ne dura guère.

L’aventure postale ne connut pas une fin plus heureuse. On raconte que le nouveau facteur aurait vidé un jour sa sacoche de lettres dans le Jalón, sans doute pour voir si les lettres chargées flottaient mieux que les autres. L’expérience ne donna pas les résultats escomptés, en revanche, elle entraîna la mise à pied du chercheur audacieux.

L’idée du départ vers l’étranger apparaît donc comme un ultime recours, toutes les autres possibilités ayant été épuisées. Mais l’idée d’émigrer en France ne naquit pas comme par enchantement dans l’esprit des deux parents. Elle devait être dans l’air. En effet, à Arcos, la famille Muñoz eut l’occasion de côtoyer d’autres familles qu’elle finirait par retrouver en France. Ainsi la famille Donoso, qui était celle de mon père et qui venait du village voisin de Judes (à 4 heures de marche d’Arcos), émigra quelques semaines avant elle (novembre 1924), elle aussi, vers les Landes. La coïncidence est assez frappante pour que naisse le soupçon qu’il existait des filières de recrutement au profit de certaines entreprises françaises, soit directement financées par elles, soit par l’intermédiaire des consulats de France en Espagne. Le manque de main-d’œuvre consécutif à la saignée de la Grande Guerre se faisait cruellement sentir. Il était aggravé par l’ouverture de débouchés nouveaux pour les produits du pin maritime : traverses de chemin de fer, poteaux en tous genres (mines, électricité et téléphone) ; mais aussi les sous-produits de la résine. En outre, il ne faut pas négliger l’attrait que représentait, pour les futurs émigrants, une région française proche de la frontière, ce qui permettait d’entretenir l’illusion d’une rupture moins radicale et d’un retour toujours possible. On verra qu’il n’en fut rien.

 

Chapitre XVI

Le grand voyage

Le grand-père partit en éclaireur. Après son installation dans les Landes, il connut divers emplois : bûcheron, manœuvre dans une fabrique d’allume-feu à Labouheyre puis dans une fabrique de caisses à Ychoux. Il finit par se fixer à Richet, près de Pissos, et jugea, dès lors, qu’il était en mesure d’y accueillir sa famille. Il semble qu’il ait accompagné son invite d’une lettre très élogieuse sur le point de chute proposé. On verra que sa vision poétique du cadre de vie qu’il comptait offrir à sa famille n’avait qu’un très lointain rapport avec la réalité. Peut-être cherchait-il aussi à s’abuser lui-même.

Le voyage d’Utrilla (Espagne) à Richet (par Pissos, Landes), aux dires des enfants, fut une véritable odyssée. Le groupe était constitué par deux adultes, la mère et le demi-frère de son mari, Indalecio, dont la trace s’est perdue (peut-être est-il reparti, une fois la belle-sœur et les enfants arrivés à bon port), et les sept enfants, qui avaient respectivement, 18 ans, 14 ans, 12 ans, 10 ans, 6 ans, 4 ans et 1 an. La durée du voyage en train fut de trois jours, avec une étape à Madrid et une autre à la frontière, où le père alla les attendre. Par manque d’argent il fallut choisir des hébergements très bon marché, ce qui valut une attaque de puces et de cancrelats dans une pension madrilène, recommandée par on ne sait qui, peut-être par un de ces voyageurs de commerce qui rendaient visite de loin en loin aux habitants d’Utrilla. À ces difficultés inhérentes aux migrations de pauvres gens, s’ajoute l’ignorance complète dans laquelle tous nos voyageurs étaient des moyens de locomotion modernes. On se demande encore comment la totalité des bagages préparés par la grand-mère, qui incluaient des matelas, a pu arriver à bon port, et au prix de quelles contorsions ce volumineux équipage put trouver place dans des wagons de Troisième classe. Mais comment laisser sur place des effets et des objets que l’on ne reverrait plus ? La grand-mère était trop lucide pour penser à un possible voyage de retour. Je doute même qu’elle l’ait jamais souhaité. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu manifester le désir de revenir à Utrilla, ne serait-ce que par boutade.

L’accueil réservé par les hôteliers de la frontière a laissé une blessure qui ne s’est jamais tout à fait refermée, même pour les plus jeunes. On les prit pour des « bohémiens », ce qui ne pouvait que froisser des paysans castillans peu portés à l’indulgence à l’égard des « gens du voyage », mais, ce qui est plus grave encore, en faisant des difficultés pour les héberger on se comportait à leur égard comme on le faisait chez eux à l’égard de gitans. Cette déchéance sociale jugée injustifiée fut cruellement ressentie.

Heureusement, le terme final de cette odyssée n’était pas trop éloigné, une fois la frontière atteinte : guère plus de 150 kms, qu’un omnibus de l’époque devait parcourir en un peu plus de deux heures. Mais il fallait auparavant changer de train à Ychoux, sur la ligne Irun-Paris. Là, on prenait une desserte locale à voie étroite, qui passait par Lipostey et Pissos et dont le terminus était à Moustey. Aujourd’hui encore, un voyageur attentif observera sur sa droite les restes de cette voie, à la sortie de la gare d’Ychoux dans la direction de Bordeaux.

L’arrivée en gare de Pissos eut lieu en fin de journée, le 15 janvier 1925. Cette date n’est inscrite dans aucun document conservé par la famille, mais elle était restée gravée dans la mémoire de notre mère qui ne pouvait l’oublier, car elle fêtait ou aurait dû fêter, ce jour-là, ses douze ans.

La nuit tombe tôt à cette époque de l’année dans les Landes, et le maigre éclairage de la gare ne donna guère d’éclat à la scène, d’autant que le déchargement des encombrants bagages requérait l’attention de tous, grands et petits. En outre, il pleuvait, comme il sait pleuvoir en hiver dans la Haute-Lande, une pluie drue, constamment agitée par le vent venu de l’océan, qui détrempe les chemins et vous couvre de boue jusqu’à la cheville, si vous égarez vos pas sur les fougères fanées des bas-côtés fangeux. Cette omniprésence de l’eau est une autre des images qui se grava dans la mémoire des enfants.

On attendit vainement le muletier que le patron de l’usine avait chargé de transporter les arrivants et leurs bagages. Il était en retard. Pis, lorsqu’il eut rattrapé le cortège qui, en désespoir de cause, avait entrepris de franchir à pied les 7 kms qui les séparaient de leur future demeure, effrayé par le nombre de personnes à transporter et peut-être aussi par le spectacle qu’elles offraient, il fouetta son attelage de mules et s’en fut au galop pour ne plus revenir.

 

Chapitre XVII

Point de chute

La maison que le père avait louée pour y loger sa famille et qu’il occupait déjà se trouvait, selon les témoignages recueillis, au beau milieu de la forêt, dans un hameau de la commune de Richet (La Frênaie en gascon), à 3 kms du bourg (Richet a cessé d’être une commune autonome dans les années 1970 et est désormais rattachée à Pissos).

Richet se compose de trois hameaux, dont la désignation a évolué avec le temps mais qui sont désormais connus sous l’appellation suivante : le Vieux Richet ; le Brous ; le Haut-Richet.

Au bord de la Grande Leyre, le Vieux Richet posséda une verrerie qui puisait son sable dans une carrière proche mais fut abandonnée à la fin du 19e siècle ; la cheminée du four subsiste encore[9]. L’ancienne église paroissiale y est édifiée, ce qui explique sans doute que ce hameau soit aussi appelé « le bourg ». Ce bel exemple d’architecture romane a heureusement échappé à l’enthousiasme constructeur qui, au temps de l’Ordre Moral, a substitué tant d’églises neuves aux vieux temples jugés, comme à Pissos, à la fois encombrants et sans qualité, car « édifié[s] à des époques différentes, sans plan et sans harmonie aucune » (délibération du conseil municipal de Pissos du 22 février 1894)[10]. Placée à l’écart des quelques maisons qui constituent le hameau, elle a fort belle allure. Son chœur et son chevet semi-circulaire, curieusement percé d’une fenêtre au milieu de son contre-fort central, couronnés d’une corniche ornée de modillons sculptés, dominent d’un bon mètre la toiture de la nef. Celle-ci, faiblement éclairée par deux étroites baies au sud et une seule au nord, aboutit à un clocher-mur en encorbellement sur la façade. À la fin du 15e siècle, une chapelle dotée de deux belles fenêtres à meneaux a été ajoutée au sud du chœur, cependant qu’au 17e siècle (1681 précise une inscription), un porche a été construit en avant du portail. L’intérieur présente des vestiges de peintures murales. Tout le mur sud de l’église jusqu’au chevet est bordé d’un vaste et touchant cimetière, dont les tombes anciennes sont dépourvues de pierre tombale. Au nord, une fontaine miraculeuse disparaît sous les hautes herbes d’une propriété privée. C’est dans ce beau monument que l’aînée des deux filles du couple a fait sa communion.

Dans les années 1920, l’originalité du Brous tenait au fait qu’il regroupait la principale industrie, à savoir la tuilerie, et le principal équipement collectif, sa mairie-école. La disposition de ce hameau est curieuse. Elle épouse la forme de deux cercles concentriques séparés par une chaussée circulaire, à la manière d’une ancienne motte médiévale dont la butte centrale aurait été arasée. À l’intérieur, on devine plutôt qu’on ne les voit, des constructions, certaines imposantes, closes et cachées à la vue sous une végétation débordante, ce qui confère à l’ensemble l’aspect d’un lotissement privé, comme il s’en construit désormais, impénétrables au visiteur. De l’autre côté de cette voie, des maisons d’apparence plus modeste offrent généreusement à la vue la diversité de leur bâti.

L’école-mairie constitue l’édifice le plus remarquable. Bien que transformé désormais en gîte rural, il reste accessible, car dépourvu de clôture. Sa structure n’a pas été modifiée, aussi est-il aisé d’y reconnaître la mairie à droite, la partie dévolue à l’école à gauche. Chaque partie se compose de deux salles au moins, une en façade, l’autre à l’arrière. Du côté école, un escalier permettait d’accéder à l’étage, où se trouvait l’appartement de l’instituteur. La salle de classe et les toilettes donnaient sur la façade latérale dans une petite prairie qui devait servir de cours de récréation. À l’arrière du bâtiment, un auvent de bois soutenu par des colonnes évoque un possible préau chargé d’accueillir les jeux des écoliers par temps de pluie ou de servir de salle à manger à ceux qui habitaient trop loin pour rentrer chez eux prendre leur repas de midi.

Le Haut-Richet ne possède pas d’équipement collectif. On peut donc le considérer comme un simple écart du village. Mais paradoxalement, venant de Pissos, on y accède directement par la route de Sore, les deux autres sites, plus au nord, étant desservis par des chemins vicinaux à partir d’une patte d’oie.

 

Chapitre XVIII

La maison primitive

Le recensement de population de 1926, réalisé par conséquent à peine plus d’une année après l’installation de la famille, aurait pu nous fournir une information précieuse sur ses membres présents et sur leur lieu de résidence ; malheureusement les recensements d’alors ne prenaient pas en compte les familles étrangères, ce qui en dit long sur le cas que l’on faisait d’elles. Tout se passe comme si officiellement on considérait qu’elles étaient appelées à ne pas rester. Nous sommes donc contraints, pour en savoir de plus, de tirer parti des souvenirs des uns et des autres.

Compte tenu des indications de distance fournies par les témoignages des anciens, il y a tout lieu de penser que la maison se trouvait au Haut-Richet. Une visite sur place effectuée en 2007 nous offrit quelques pistes possibles dans l’identification des lieux évoqués, sans nous donner l’assurance d’avoir trouvé l’exact emplacement de cette première résidence de la famille Garcia Muñoz dans les Landes.

Le Haut-Richet se présente comme un vaste airial (clairière de la forêt landaise où poussent les chênes et autres arbres utiles à feuilles caduques, dans laquelle se regroupait l’habitat) composé de quatre maisons anciennes et de leurs dépendances. Deux de ces maisons ont fière allure. Elles se présentent sous la forme d’un parallélépipède recouvert d’un toit à quatre pentes, dont la partie arrière se prolonge vers l’ouest, du côté des vents dominants, donc de la pluie, à la façon d’un auvent qui prolonge l’ensemble. Le corps principal est à deux étages dont la façade à l’est, très largement éclairée par quatre ouvertures à chaque niveau, est ornée d’une corniche à motifs à chevrons. Sous l’enduit qui s’écaille, on observe que le bâtiment est construit en briques pleines de pays. Les deux autres maisons sont plus modestes et conformes à la métairie landaise traditionnelle, avec leur toit à deux pentes et les colombages visibles sur la façade.

Les différentes maisons étant dépourvues de terrain particulier matériellement clos, les circulations à l’intérieur de cet airial restent énigmatiques, sauf à imaginer qu’il fallait emprunter le chemin de terre qui le longe et le contourne pour atteindre les maisons les plus retirées. Cette disposition, propice à des échanges quotidiens entre les habitants, a dû contribuer à atténuer le sentiment d’isolement que ressentent nécessairement les nouveaux venus dans un cadre qui leur est étranger et dont ils ignorent la langue. Quant à deviner quelle maison attendait précisément les nouveaux venus, c’est devenu impossible, mais il ne s’agit pas forcément d’une des plus modestes car, aux dires des témoins, si elle était délabrée, elle n’en avait pas moins belle allure.

Lorsque la troupe eut atteint le terme de son voyage, il fallut improviser. Les adultes firent un grand feu dans l’âtre de la pièce principale et l’on s’accommoda comme on put autour du foyer pour la nuit. La mère ne dormit guère, occupée à reboucher avec des moyens de fortune les nombreuses gouttières du toit.

Rien n’était prévu pour accueillir une aussi nombreuse nichée, aussi, dès le lendemain, notre grand-mère s’appliqua à fabriquer des sommiers à l’aide de lattes de bois plus ou moins bien équarries. Comme celles-ci n’étaient pas clouées entre elles, elles avaient une fâcheuse tendance à se séparer et il n’était pas rare pour les enfants de se retrouver en plein sommeil sur le sol, où, en désespoir de cause, ils trouvaient plus commode de finir la nuit.

Les jours qui suivirent furent occupés à acquérir les ustensiles et denrées indispensables. Le commerce du village était tenu par monsieur Lagardère, tailleur de son état, dans une maison bourgeoise du Brous qui existe toujours à l’entrée du chemin de Berdoy. Son établissement servait d’hôtel, désignation que le bâtiment a conservée encore aujourd’hui parmi les habitants du hameau. Il possédait une cabine téléphonique et une épicerie –le mot est peut-être un peu fort- où l’on pouvait se procurer des produits de première nécessité.

Notre grand-mère ne connaissant pas un traître mot de français, eut toutes les peines du monde à se faire comprendre d’un commerçant pourtant complaisant. Pour surmonter cet obstacle linguistique, elle eut recours à un stratagème. Elle se fit accompagner de toute sa petite troupe, qu’elle lâcha dans la boutique avec mission de dénicher les produits dont elle avait préalablement dressé la liste. Ainsi, devant les yeux du commerçant ébahi et vaguement inquiet, on voyait tel ou tel des enfants brandir triomphalement qui des bougies liées en faisceau, qui un paquet de riz, et le reste à l’avenant.

 

Chapitre XIX

Au travail

Du côté de Pissos, dans la haute lande, de nombreuses entreprises, généralement de petite dimension, exploitaient les produits du terroir. La résine était transformée en essence térébenthine dans des huileries dont les effluents dispensaient un parfum entêtant en s’écoulant dans les caniveaux. La plus importante jouxtait la gare de Pissos. Nos voyageurs n’ont pu manquer de voir, en descendant de leur train, ses vastes hangars, sa haute cheminée et son entassement de fûts. Le bois de la forêt de pins alimentait les scieries mais aussi de plus modestes industries chargées de fabriquer des caisses, voire des allume-feu. Le sable était traité dans les tuileries, qui fournissaient aussi des briques, également dans des ateliers de verrerie. Il y avait aussi des poteries. Selon Félix Arnaudin, Richet en posséda quatre au milieu du 19e siècle, mais elles avaient disparu en 1925.

Ces industries à faible valeur ajoutée recherchaient du personnel non qualifié. Elles offraient aussi des emplois aux femmes, ce qui constituait une véritable aubaine pour une famille dans laquelle l’élément féminin était très largement majoritaire, comme c’était le cas de celle qui nous occupe.

Les grandes filles trouvèrent donc tout de suite un emploi, d’autant que le père avait su négocier leur engagement au préalable. Les deux aînées (18 et 14 ans), furent engagées par la tuilerie de Richet. La troisième (12 ans), jugée trop chétive pour entrer en usine, fut placée chez un boulanger-pâtissier de Pissos. La plus jeune des aînées (10 ans) fut chargée de la garde de son petit frère, pour permettre à la mère d’effectuer l’après-midi quelques heures en usine.

En somme, tous ceux qui étaient en âge de travailler furent mis à la tâche. L’énumération qui précède se traduit en éléments chiffrés qui ne laissent aucun doute sur les véritables motivations qui avaient poussé une famille telle que la nôtre à l’émigration. De fait, ses membres se sont organisés, dès leur arrivée, en une machine à générer des revenus sonnants et trébuchants. Si l’on transpose cet état de fait en termes comptables, on constate que cette maisonnée de neuf personnes, en comptant les trois petits, percevait cinq salaires soit plus d’un salaire pour deux bouches. Les gains n’étaient certainement pas mirobolants, mais, pour ce qu’on en a su, ils n’étaient pas non plus misérables parce que chacun était payé « à la pièce » et qu’aucune des filles ne lambinait à son poste, trop heureuse, compte tenu de son jeune âge, d’accéder à une situation qui lui conférait un statut d’adulte reconnue.

À supposer que celui des trois filles ait été juste suffisant pour couvrir leurs propres frais, cela signifiait que le père et la mère, tous deux salariés, n’avaient plus que quatre jeunes enfants à nourrir, au lieu de sept, outre eux-mêmes. Ainsi, du jour au lendemain, notre grand-mère se trouvait à la tête de rentrées financières non négligeables, qui permettaient d’améliorer sérieusement l’ordinaire, mais aussi d’effectuer des achats, meubles, ustensiles divers et vêtements, qui éloigneraient définitivement le spectre du syndrome du gitan et du traumatisme qui l’avait accompagné.

Notre grand-mère ne laissait à personne le soin d’administrer ce pactole au point de se comporter en véritable chef d’entreprise, avec les abus que cela peut entraîner. Nous avons quelques échos selon lesquels elle se fit rabrouer par certain employeur, peu disposé à lui remettre le salaire d’une de ses filles et préférant le donner directement à l’intéressée. Celle-ci avait beau remettre la totalité de la somme à sa mère, le plus souvent à la porte de l’usine, son amour-propre et sa fierté étaient saufs. Hommage soit rendu au tact de ce patron.

Portrait de ma grand-mère, Luisa, peu après son arrivée en France[11].

On mesure sans peine la différence entre cette situation et celle que connaissait la famille en Espagne. Elle était passée sans transition de l’économie propre à une société rurale passablement archaïque, dans laquelle l’essentiel de la subsistance provenait de la terre, certaines tâches annexes produisant le numéraire nécessaire à la satisfaction des besoins autres qu’alimentaires, à une économie fondée exclusivement sur la rémunération de la force de travail. Le traumatisme découlant de cette révolution copernicienne dans le mode de vie familial était compensé par l’impression d’abondance que produisait la présence de l’argent, dans des proportions jusqu’alors inconnues. On était passé d’une économie tributaire des maigres revenus, toujours aléatoires, rapportés par le père ou la mère, à une économie collectivisée, qui assurait une certaine sécurité à la cellule familiale et laissait entrevoir des possibilités d’investissements à moyen terme. Bref, l’avenir n’était plus une source d’angoisse, mais offrait, au contraire, quelques perspectives encourageantes.

 

Chapitre XX

Premier bilan

Indéniablement, l’installation en France a représenté un choc pour ces émigrés ; les plus jeunes s’en sont fait l’écho dans leurs vieux jours, mais il dut être ressenti comme tel par tous les intéressés.

Sans doute était-on préparé aux difficultés du voyage. On n’entreprend pas un tel déménagement vers un lieu dont on ne connaît rien ou le peu que nous en disent les courriers du père parti en éclaireur, sans s’attendre à de rudes difficultés, les premières d’entre elles, et pas les moindres, étant d’avoir à parcourir une distance énorme dans un moyen de transport inconnu. Mais une bonne dose d’imagination permet d’appréhender les obstacles matériels qui se dressent devant vous et vous prépare à supporter les écarts que la réalité oppose infailliblement au schéma préconçu. Le voyage sera plus ou moins long, selon ce qu’on en attendait ; le confort des wagons, différent de ce que l’on supposait ; les paysages traversés, plus exotiques que prévu. Mais plus rude est la découverte d’une réalité inattendue, surtout lorsqu’elle remet en cause vos convictions les plus intimes. Cette réalité, c’est la façon dont les gens vous perçoivent et, par leur comportement, vous rejettent.

De ce point de vue, notre groupe fut gâté. Il y eut d’abord le refus de les admettre dans certaines pensions et le mépris manifesté par ceux qui les traitaient de gitans. La réaction du muletier de l’usine de Richet, pour anecdotique qu’elle soit, va dans le même sens : la vue de la troupe l’effraie et il en oublie les ordres et les plus élémentaires devoirs de solidarité. L’état de la maison dans laquelle ils auraient à se loger, le manque de contact avec les voisins et les commerçants accentuent encore cette impression de rejet, d’autant plus cruelle qu’elle émane de personnes qui appartiennent aux mêmes couches de la population qu’eux-mêmes : ouvriers, employés, petits commerçants (n’oublions pas que la mère avait aussi été épicière à Arcos). Tous perçoivent ainsi plus ou moins confusément que l’on n’abandonne pas impunément son milieu originel et que l’on s’expose à être reçu dans le milieu nouveau avec toute la méfiance que suscite un corps étranger, que l’on n’est pas préparé à accueillir.

Ils prirent tout à coup conscience de leur dénuement. « Nous étions très pauvres », comme le disait une de nos tantes sur ses vieux jours pour résumer l’impression qu’elle avait gardée de cette lointaine expérience. La famille n’était pas plus pauvre à Richet qu’elle l’était à Utrilla et à Arcos, mais il lui suffisait de comparer sa situation économique avec celle de la population landaise avoisinante pour percevoir le fossé qui séparait le niveau de vie d’un prolétaire castillan avec celui de son homologue landais. Ce fut le premier choc ressenti. L’enthousiasme mis au travail fut la réponse la plus appropriée : il fallait accumuler le maximum d’argent pour sortir de cet état.

Le second choc résulte de l’accueil reçu. Nous en savons, à vrai dire peu de chose, et certains détails comme le comportement de l’épicier Lagardère ou du pâtissier de Pissos indiquent plutôt qu’il ne fut pas systématiquement désagréable. Mais nous devons nous placer au-delà des faits, dans le domaine des impressions ressenties. La tante déjà citée avait une formule qui donne beaucoup à réfléchir : « Nous n’aimions pas le pain français ». Elle le trouvait trop « aigre », revivant, sans le savoir, la triste expérience du pain amer de l’exilé. On sait que certains aliments de base, non seulement le pain, mais aussi d’autres denrées, telles que le tabac, le café, la charcuterie, etc., sont étroitement liés à une référence gustative commune dans une société donnée. Rien d’étonnant donc à ce que des castillans, habitués au pain ferme et dense, pétri à la farine d’un blé soumis au rude climat du plateau, et cuit dans des fours chauffés à la sapine résineuse, n’aient pas apprécié le pain landais, plus léger et souvent ramolli par l’humidité ambiante. Peut-être le palais de nos espagnols étaient-ils agressés par un excès de levain. Mais on comprend bien que ce n’est pas seulement cela que dénonçait notre petite fille, mais plutôt le refus d’admettre qu’il faudrait renoncer à des certitudes qui paraissaient définitivement acquises pour se soumettre à une nouvelle loi, qui n’avait pas d’autre légitimité que celle du fait accompli.

 

Chapitre XXI

Déménagements successifs

Cette situation se prolongea six années durant. Elle ne connut que des changements mineurs qui renforcèrent sa rentabilité sans affecter l’économie de l’ensemble. La famille n’abandonna pas Richet mais, pour plus de commodité, se rapprocha du Brous en profitant de la maison libérée par une autre famille espagnole près de la tuilerie. Par ailleurs, les grandes filles connurent de nouvelles affectations plus rémunératrices : la deuxième rejoignit la fabrique d’allume-feu de Labouheyre. La troisième avait eu la plus mauvaise part puisqu’elle avait été d’entrée de jeu séparée du groupe familial. Elle n’eut pas à se plaindre du comportement des ses patrons pâtissiers de Pissos qui la traitèrent fort bien, la laissant se gaver de gâteaux et lui donnant les premières notions de français. Ils firent plus : ils lui prêtèrent une bicyclette pour rejoindre sa famille le dimanche, ce qui, par parenthèse, lui valut le titre de plus ancienne cycliste de la famille et peut-être même l’exclusivité de cette pratique parmi ses sœurs du premier lit, car je ne me souviens pas en avoir vu aucune sur ce moyen de locomotion. Lorsqu’elle fut jugée assez forte pour occuper un emploi en usine, elle réintégra le bercail. Dès lors, avec sa sœur plus jeune, elle travailla dans la fabrique d’allume-feu de Labouheyre puis la fabrique de caisses d’Ychoux.

Au terme de ces six années, la famille se transporta à Labouheyre où elle séjourna un an, puis à Ychoux pour une nouvelle année. Signe d’une exigence née d’une situation plus aisée : on préférait habiter et travailler dans des petites villes qui comptaient plus d’un millier d’habitants que dans le modeste village de Richet, qui n’en comptait que 275 habitants lors du recensement de 1912. Mais, quant au fond, rien n’était changé. On restait fidèle à la Haute-Lande et à ses industries dominantes et le type de travail restait substantiellement le même.

 

La famille au grand complet à l’occasion du mariage de la fille aînée, Catherine[12].

Les deux aînées épousèrent des compagnons de travail qui appartenaient tous deux à la même vague récente d’émigration espagnole. L’un venait d’Alconchel de Ariza, village voisin d’Arcos de Jalón, l’autre de Nerpio, dans la province d’Albacete. Le lieu d’origine des deux époux montre la diversité des foyers d’émigration espagnols : à côté du plateau castillan des Garcia Muñoz et de leur futur gendre Escolano, on trouvait aussi la façade méditerranéenne, aux confins de La Manche la plus orientale et de la province de Murcie. Comment ne pas s’étonner que ce manchègue ait choisi de rejoindre pour émigrer une région de France diamétralement opposée à la sienne, alors qu’il lui aurait été si simple de se rendre en Languedoc ou en Provence ? Un argument de plus à ajouter à l’hypothèse de filières de recrutement landaises.

Cette diversité géographique ne doit pas cacher que ces émigrés avaient en commun d’être des paysans et de venir de zones particulièrement déshéritées de la Péninsule. De ce point de vue, le village de Nerpio n’est pas moins perdu, près de la source du fleuve Segura au milieu de la sierra de Las Cabras, que ne l’étaient Oseja ou Viver de la Sierra. Ces hommes et leur famille avaient connu aussi la faim et une totale absence de perspectives dans des régions inhospitalières et dépeuplées.

En bons ruraux, ils n’aspiraient pas à s’installer dans une ville, où ils auraient eu du mal à se loger et où ils auraient trouvé difficilement un travail rémunérateur par manque de qualification. S’installer à la campagne leur convenait mieux : ils se sentaient moins dépaysés et s’intégreraient plus aisément dans des fabriques au fonctionnement peu sophistiqué, plus proches de l’atelier que de l’usine. Ils pouvaient aussi cultiver un potager grâce auquel ils amélioraient l’ordinaire et retrouvaient des gestes acquis depuis leur plus jeune âge.

À travers ces mariages entre jeunes gens qui avaient partagé la même expérience de vie, on perçoit les carences d’une assimilation inaboutie. Il est vrai qu’il ne s’est écoulé qu’un petit nombre d’années entre la rupture de l’exil et cette nouvelle étape de la vie du groupe familial. Il n’en reste pas moins que ces mariages « entre soi » attestent que la mutation vers une complète assimilation n’est pas complètement achevée. Même si la structure familiale de départ donne les apparences d’une implosion irréversible, il aurait pu advenir que les jeunes couples s’agrégent au noyau initial, celui de la mariée ou celui du marié, au moins pendant un certain temps. De fait, connaissant l’autorité naturelle de notre grand-mère, on soupçonne qu’elle tenta, sans succès, de maintenir sur les jeunes couples une autorité analogue à celle qu’elle exerçait sur ses filles célibataires. Mais on est obligé de constater que les deux filles mariées choisirent un relatif éloignement de la cellule de départ.

Le mariage de ces deux aînées est-il compatible avec un éventuel retour vers l’Espagne ? On l’ignore. Notre père nous a souvent dit qu’il avait envisagé cette hypothèse mais que l’éclatement de la Guerre Civile en 1936 (soit deux ans après le mariage de nos parents) lui en avait fait abandonner l’idée. Les deux filles mariées et leur mari ont-elles eu la même idée ? On peut en douter. Il est plus logique de penser qu’en fondant un foyer, l’une à Ychoux, l’autre à Labouheyre, les deux aînées envisageaient de s’installer à demeure dans une région qui leur était devenue familière et où elles savaient pouvoir mener une vie décente bien que laborieuse.

Les deux aînées étant « casées », les deux suivantes, qui avaient fêté leurs vingt ans, envisageaient à leur tour le mariage comme une proche éventualité. La plus âgée des deux avait même déjà un soupirant attitré, qui était de surcroît considéré d’un bon œil par la mère, condition indispensable à la concrétisation de l’union. Les deux familles, celle de la fiancée et celle du fiancé, se connaissaient, sans se fréquenter vraiment, depuis Arcos de Jalón, qu’elles quittèrent à quelques semaines de distance, comme il a été dit plus haut pour des destinations très proches, Richet pour l’une, Trensacq puis Morcenx pour l’autre.

 

Chapitre XXII

Dislocation

La décision de s’installer à Dax, prise en 1933, traduit un bouleversement dans la stratégie familiale. La véritable rupture se concrétise lorsque le groupe familial s’éloigne en laissant derrière lui à leur destin particulier deux de ses filles désormais engagées dans une nouvelle aventure avec mari et enfants. Les deux premiers nés de la nouvelle génération, Pierre et Eugène Escolano, virent, en effet, le jour au début des années trente. Symboliquement, la manifestation lo plus évidente de ce changement radical est la célébration dans la nouvelle résidence de la famille, à Dax, le 28 décembre 1934, du mariage de la troisième des filles, qui avait été projeté et arrêté entre Labouheyre et Morcenx.

Economiquement parlant, le choix de l’abandon de la Haute-Lande est discutable. Notre père gagnait plus largement sa vie à abattre et traiter le bois de pins, que n’importe quel ouvrier en poste dans une usine. Il lui arrivait d’arrêter sa semaine le samedi à midi et d’avoir assez d’argent pour passer la fin de semaine à Arcachon en aimable compagnie. Du côté de Saint-Symphorien, le sauternes était appelé « vin des gemmeurs », tant les résiniers en consommaient d’abondance.

Il semble que ce changement fût imposé par les filles aînées, qui souhaitaient un autre mode de vie. En rejoignant une vraie ville, elles pensaient pouvoir mener une vie moins rude et aussi mieux y scolariser leurs enfants à venir. Ma mère nous a toujours dit qu’elle désirait avant tout que ses enfants aillent à l’école.

Pourquoi avoir choisi Dax et non Mont-de-Marsan, pourtant plus proche de la Haute-Lande ? Probablement à cause de la perspective d’une embauche à l’usine Boulart. Cette nouvelle et importante fonderie, récemment construite au bord de la voie ferrée, près de la halte de Peyrouton, succédait aux forges historiques d’Abesse, à Saint-Paul-lès-Dax. Elle venait compléter le pôle industriel du quartier de La Torte, au sud de la ville, déjà constitué autour de la mine de potasse et de l’usine de traitement du sel gemme (les Salines). Lors de l’inauguration de son nouveau site, elle avait lancé une grande campagne de recrutement qui eut des échos jusque dans la Haute-Lande. Le père, les deux filles aînées et le futur mari de la première, notre père, répondirent ensemble à cet appel et furent embauchés.

La fonderie Boulart avait construit le long de l’usine une cité ouvrière. C’est là que la famille trouva à se loger dans un premier temps. Puis notre père, ayant été mis à pied pour avoir menacé de mort le contremaître qui l’avait traité de « sale étranger » (lui qui était belge !), dut quitter l’usine. Il trouva un nouvel emploi dans les Salines voisines où son beau-père le suivit, par solidarité ou par obligation. Les grands-parents perdirent leur droit au logement mais emménagèrent à peu de distance de là, en contrebas de la route de Saint-Pandelon, dans une petite bâtisse, la ferme Largileyre, qui maintenait dans ce faubourg industriel de la ville un témoignage, désormais saugrenu, de l’habitat rural chalossais, avec ses colombages, sa treille et son toit de vieilles tuiles qui touchait presque le sol. Pour les petits-enfants, cette maison présentait l’indéniable avantage de se trouver à deux pas d’un petit bois au centre duquel poussait un chêne imposant, dont les branches se prêtaient aux escalades des plus jeunes.

 

Chapitre XXIII

Une vie d’errance

Si l’on fait le compte des lieux de résidence, villes ou villages, de notre grand-mère entre la date de son premier mariage et celle de son installation à Dax, on aboutit au chiffre conséquent de neuf : Gotor, Oseja, Viver, Utrilla, Arcos, en Espagne ; Richet, Labouheyre, Ychoux, Dax, en France. Neuf déménagements en 30 ans, de 1901 à 1933. Cette vie d’errance cadre mal avec l’image que l’on se fait habituellement de l’immigré, surtout lorsqu’il provient d’un milieu rural. On l’imagine plutôt quittant son village natal pour rejoindre sans transition son nouveau lieu de résidence. Peut-être cette vision nous est-elle inspirée par certaines migrations intérieures, comme celle qui pousse des habitants des départements et territoires d’Outre-Mer à rejoindre la métropole où les attend un point de chute généralement préparé par des parents déjà installés, mais elle dénote surtout une méconnaissance profonde des modalités variées que connaît le phénomène de l’émigration.

Il faut, cependant, faire une différence entre les déménagements effectués en Espagne et ceux de France. Les premiers semblent imposés par des échecs répétés et s’apparentent à une fuite. Il faut beaucoup de complaisance pour trouver le moindre signe d’une réussite dans les changements successifs qu’Eusebio Garcia imposa à sa famille. Aboutir à Viver ne représente pas précisément une apothéose. Il serait d’ailleurs injuste d’en rendre responsable ses talents de charron ; peut-être subissait-il déjà les effets du mal qui va l’emporter et n’avait-il plus la force requise pour accomplir pleinement un métier particulièrement dur. En revanche, la malheureuse expérience d’Arcos est sans doute imputable à l’incapacité du grand-père Alejandro à subvenir aux besoins de sa famille. Le départ en France apparaît donc comme une suite logique, même s’il représente un saut dans l’inconnu. Ce saut dans l’inconnu équivaut à la reconnaissance tacite d’un échec.

Les changements de résidence en France sont d’une toute autre nature. On y décèle les marques d’un progrès continu. Richet représente le point le plus bas de cette ascension, mais offre des perspectives intéressantes pour l’avenir. Sa ruralité a dû rassurer les nouveaux venus. Elle leur a ménagé une transition vers d’autres lieux plus contraignants en matière d’intégration sociale. La cellule familiale, encore complète, assure une stabilité appréciable dans cet environnement humain et professionnel nouveau, dans lequel les tentations sont rares. Pendant ces six années, la situation du groupe comme celle des individus qui la composent s’améliore. L’argent rentre, les enfants grandissent. Les aînées atteignent l’âge adulte, les plus petits se socialisent peu à peu, prémisse d’une intégration future et réussie. Les étapes ultérieures démontrent que ce cadre initial ne suffit plus, c’est-à-dire, en fin de compte, que le groupe ne subit plus, que ses membres s’offrent même le luxe de projets d’avenir plus ou moins ambitieux. Que cette ambition soit modeste, que la réussite touche inégalement les uns et les autres importe peu. Il ne faut retenir que le saut qualitatif que la nouvelle situation entraîne.

Il existe une seule ombre au tableau. Si chacun des enfants profita, à des degrés divers et selon une chronologie différente, de cette évolution favorable, les parents, eux, font figure de laissés pour compte. L’éclatement du groupe familial finit par leur être fatal. Livrés à eux-mêmes lorsque leurs enfants eurent « pris un état », ils perdirent leur autonomie. Notre grand-mère ne s’accommoda jamais pleinement de cette situation d’assistée.

 

Chapitre XXIV

De la constance dans la difficulté

On aurait pu penser que l’installation en ville, après dix années ou presque de ‘galère’ dans la forêt, se serait accompagnée d’un changement dans la vie du groupe familial et peut-être aussi d’une amélioration des conditions de vie grâce à l’argent accumulé. Ce ne fut vrai qu’en partie.

Dans les deux premières années dacquoises, les deux filles aînées se marièrent et quittèrent à leur tour le noyau familial pour créer leur propre foyer. Désormais, la famille se réduisait au couple des parents et à ses trois enfants. Bref, on se retrouve uniquement entre Muñoz, puisque les filles Garcia ont pris leur envol. Les salaires perdus du fait de l’éloignement des grandes a créé un manque à gagner apparemment insupportable. Ce vide sera donc compensé par l’apport des deux petites qui, pour cette raison, furent retirées de l’école. Ce traitement, qui reproduit à l’identique celui qu’avaient subi les aînées, semble avoir été, cette fois, mal accepté par les intéressées, qui s’étaient sans doute faites à l’idée de mener une vie plus conforme à celle des petits français de leur âge. D’où ce sentiment d’une fatalité qu’exprimait l’une d’entre elles, dans ses vieux jours : « nous étions très pauvres ». Une pareille constatation n’était pas de nature à faire oublier que le chemin d’une assimilation véritable et profondément souhaitée risquait encore d’être long, que, d’une certaine façon, elles n’y parviendraient que lorsque le moment serait venu où chacune pourrait choisir sa propre voie, à l’image des aînées qui, peu ou prou, semblaient avoir dépassé, grâce au mariage, un statut aussi peu enviable.

En attendant, il fallait travailler ferme. Le benjamin lui-même ne fut pas épargné, bien que sa mère lui eût porté une affection particulière du fait de sa difficile survie à la naissance, et aussi parce que c’était le seul garçon et qu’il était le dernier. À peine avait-il obtenu le certificat d’études primaires, qu’on l’engagea dans l’épicerie de gros du Friand. Or, il était si chétif que certains des transports qu’on lui confiait dépassaient ses forces. Une fois devenu, du fait de son seul talent, le gérant de cette importante entreprise, il aimait à évoquer la terrible épreuve, consistant, pour un enfant de son âge et de son gabarit, à transporter un bidon d’huile posé sur le porte-bagages avant d’une bicyclette, de toute façon trop grande sur lui. Il devait s’appuyer de toutes ses forces sur la selle afin d’éviter que le tout ne bascule vers l’avant sous l’effet du poids du bidon. Tout le long du chemin, il serrait les dents et pleurait à chaudes larmes, de fatigue, de rage et d’humiliation mêlées.

Pour les petits-enfants, le souvenir de nos grands-parents est définitivement associé à cette image de la pauvreté. Tout au long de leur vie active, ils ne durent de s’en sortir qu’à l’absence d’ambition et de désirs autres que ceux qu’implique une stricte survie, et, sur leurs vieux jours, à l’aide de leurs enfants, du moins de ceux qui étaient en état de leur en apporter.

 

Chapitre XXV

Les étapes vers l’assimilation

À l’occasion des débats autour de l’immigration, il arrive que l’on entende remettre en cause les principes de l’assimilation ou de l’intégration, au nom de la conservation d’une identité d’origine. J’ai déjà dit plus haut que, pour les cousins, c’est-à-dire la génération qui est née en France, la question ne s’est guère posée ; pour la génération précédente, soit les enfants du second lit, apparemment pas non plus. Pour les plus âgées, un certain clivage semble avoir existé entre les deux aînées, qui sont restées dans la Haute-Lande et ont continué à vivre dans un milieu à dominante espagnole et les deux suivantes, qui ont vécu leur vie d’adulte en ville. Avant de traiter des facteurs qui ont le plus contribué à cette assimilation, je voudrais faire état d’une expérience qui a beaucoup contribué à me faire comprendre la mentalité de nos parents à ce propos.

C’est à une confidence de notre mère que j’ai compris combien l’adhésion de mes parents à leur patrie d’accueil était sincère. Lors d’une de mes visites, je fus étonné de la voir enjouée et diserte, ce qui contrastait radicalement avec cet air absent et las qui fut le sien pendant ces longues années d’hypocondrie qui précédèrent sa mort. Elle se flattait d’avoir eu assez d’appuis dans les services de la mairie pour obtenir à son profit, et accessoirement à celui de notre père, une entorse à la règle qui imposait d’enterrer désormais les défunts dans une annexe suburbaine du cimetière communal. Je découvris alors que la perspective de cet exil définitif la chagrinait et je crus, un moment, que ce pouvait être la cause de sa tristesse habituelle. Toujours est-il qu’elle « avait fait des pieds et des mains » pour obtenir une concession dans « le cimetière de la ville », non loin du centre et, pour ainsi dire, à quatre pas de sa maison. Elle n’était pas peu fière de son succès car les démarches lui avaient valu des manifestations de respect de la part des responsables du service qui lui donnaient un avant-goût de tout le bien que l’on dirait d’elle, une fois qu’elle serait partie. En somme, elle avait eu la joie d’entendre, de son vivant, prononcer son éloge funèbre par des gens dont la compétence était indiscutable. Mais, plus que tout, elle avait acquis droit de cité dans le quartier où, seuls, résident ceux qui forment l’élite de la communauté. On ne pourrait rêver plus complète assimilation.

 

Chapitre XXVI

L’école

Une seule institution se montra accueillante, l’école. Dans un pays où on ne prenait même pas la peine de recenser les nouveaux venus, elle seule fit une place à ces étrangers et, en leur donnant la possibilité d’acquérir la langue française, leur permit d’envisager qu’un jour, ils ne seraient plus considérés comme des intrus.

Une fois la famille installée à Richet, les deux petites, âgées respectivement de 7 et 5 ans à leur arrivée, furent scolarisées à l’école du Brous. Elles furent les premières de la fratrie à bénéficier d’une scolarisation régulière, car les aînées en avaient été privées. Un changement d’attitude aussi radical chez des personnes qui avaient vécu jusque là dans un pays où la scolarisation des enfants n’était pas universelle démontre, s’il en était besoin, combien les principes énoncés par les lois laïques – enseignement primaire gratuit et obligatoire de 6 à 12 ans – étaient entrés non seulement dans la législation mais aussi dans les mœurs de la France d’alors. Il était exclu que quiconque y échappât.

Pour en avoir souvent parlé avec nos parents, nous pouvons témoigner de la satisfaction que leur produisait le fait d’avoir pu offrir à leurs enfants une instruction qu’ils auraient eux-mêmes voulu recevoir. Une des raisons de leur attachement à leur pays d’accueil tenait principalement à ce fait qu’ils considéraient comme le critère premier pour apprécier le degré de civilisation d’un pays : il y avait ceux qui fondaient l’ascension sociale sur le mérite acquis dans des écoles ouvertes à tous et ceux qui le réservaient à une élite du sang ou de l’argent. En somme, le principe de ‘l’école pour tous’ jouait, à l’époque, un rôle équivalent à celui qu’on accorde aujourd’hui, non sans quelque confusion, à celui de démocratie.

Si les trois petits eurent droit à une scolarité, celle-ci fut interrompue pour les deux filles. Elles n’eurent pas le loisir d’aller jusqu’au terme de l’école primaire. Dès avant le déménagement à Dax, la plus grande dut quitter l’école pour travailler à la fabrique de caisses. Une fois la famille installée à Dax, elle sa cadette furent placées à l’épicerie Le Friand, puis dans une fabrique de balais. Seul le petit dernier put poursuivre jusqu’au certificat d’études, qu’il obtint d’ailleurs brillamment. Faut-il attribuer ce traitement de faveur au fait que c’était un garçon ou à une intégration plus forte ? Les deux facteurs ont sûrement joué. Mais les parents n’avaient ni les moyens ni probablement même l’idée de lui permettre de poursuivre ses études au-delà. Il faudra attendre l’évolution des mentalités et de la politique d’éducation pour que cette possibilité soit offerte aux enfants de milieux aussi modestes. La génération suivante sut en profiter pleinement.

 

Chapitre XXVII

Apprentissage et pratique du français

Les bienfaits de la fréquentation scolaire se mesurent facilement au degré de maîtrise que ses premières bénéficiaires acquirent du français. Les deux plus jeunes des filles ignoraient la langue tout autant que leurs parents et que leurs sœurs aînées, mais elles apprirent à la manier sans enseignement spécifique, au simple contact de leurs camarades de classe et à l’écoute de leur maître, pendant leur courte scolarisation. Ce bain linguistique a creusé un véritable fossé entre les plus jeunes et leurs aînés, que nous, enfants de la génération suivante, avons pu apprécier directement.

Nos grands-parents parlaient assez le français pour se faire comprendre mais cette connaissance se limitait aux mots indispensables à la communication et excluait de fait la maîtrise de la phonétique et de la syntaxe. Chez eux, nulle concurrence entre le système du français et celui de l’espagnol, ce dernier restant dominant. Pour illustrer ce fait, on raconte une anecdote sur notre grand-mère. Elle aimait marchander, y compris dans les magasins à prix affichés, à la grande honte de ses filles chargées de l’accompagner dans ses achats. Un jour, elle s’arrêta devant un étal, prit un air intéressé et s’adressa à la vendeuse : « Combien ça ? Trente ? ». « Non, madame, quatre-vingts ». Elle se pencha pour scruter le chiffre, se redressa puis, s’éloignant avec un port de reine, asséna à son interlocutrice un méprisant : « Oh, quel houit más mal fait » (littéralement : « quel huit plus mal fait »), reproduisant ainsi une construction superlative du meilleur effet en castillan, mais qui dut paraître incompréhensible à la marchande française.

Les deux aînées étaient arrivées trop âgées pour acquérir un bon français, d’autant que, une fois mariées, l’essentiel de la communication avec leurs voisines campagnardes se ferait en patois local. L’emploi occupé par la troisième, notre mère, chez des patrons français la plongea dans un bref bain linguistique dont elle sut tirer parti. Seules quelques associations de phonèmes lui résistèrent jusqu’au bout, tels le sp– initial (« espécial » pour « spécial »), le –x- intervocalique prononcé –ts– (« tatsi » pour « taxi »). En outre, certains noms propres se refusaient à elle, au grand bonheur de ses petits-enfants chez lesquels ses tentatives toujours vouées à l’échec provoquaient une hilarité irrépressible, qu’elle partageait d’ailleurs volontiers avec eux. C’était le cas de « Chaban-Delmas » et de « Servan-Schreiber » et, plus généralement, de l’association entre sifflantes, palatales (chuintantes) et nasales.

Sa cadette connut une autre sorte de bain linguistique en épousant un français, mais finit par se remarier avec un combattant de la Guerre Civile qui se montra toujours embarrassé par la pratique de la langue de son pays d’accueil. Ainsi, les quatre sœurs aînées subirent, en quelque sorte, le handicap de vivre avec des conjoints espagnols. Leur meilleure connaissance du français leur conférait un statut de porte-parole du couple, du moins tant que leurs enfants ne furent pas en état de s’en charger, mais la pratique quotidienne d’un espagnol de plus en plus approximatif avec le temps ne leur permit pas d’atteindre la qualité d’expression auxquelles elles auraient peut-être pu prétendre si elles avaient vécu dans un contexte exclusivement ou majoritairement français.

Les trois plus petits enfants du couple ne connurent pas ce handicap. Ils avaient émigré assez jeunes pour acquérir un bon niveau de langue française ; de plus, ils se marièrent à des conjoints français, dont aucun ne pratiquait l’espagnol. Pour eux, le système du français déplaça celui de l’espagnol qu’ils avaient reçu dans leur petite enfance et finit par se substituer à lui. Même s’ils continuaient à pratiquer l’espagnol avec leurs parents, leur connaissance de cette langue s’appauvrit irrémédiablement. Que je sache, ils n’ont jamais cherché à l’employer avec leurs enfants, contrairement à leurs aînées qui, à la maison, utilisaient spontanément leur langue maternelle, contraignant leurs enfants à une très salutaire gymnastique linguistique et intellectuelle.

La cassure déjà signalée entre les enfants des deux lits s’est donc perpétuée, sous l’article de la langue, dans la génération suivante. Cette différence entre cousins n’entraîna aucun clivage entre nous, mais elle compliqua quelque peu la communication entre les petits cousins ‘français’ et leur grand-mère. Leur connaissance de la langue de Cervantès (et accessoirement de celle de leur mère) se limitait à quelques formules péremptoires que la mémé assénait d’entrée de jeu pour éviter tout excès, à ses yeux du moins, de la part de ses petits-enfants. « Siéntate y estate quieto » (« Assieds-toi et reste tranquille ») ; « come, calla y no te manches » (« mange, tais-toi et ne tache pas tes vêtements ») représentaient à peu près tout le bagage linguistique espagnol qu’ils avaient reçu de leur grand-mère. Ils en riaient. Nous qui avions une meilleure connaissance de la langue espagnole et pouvions, de ce fait, dialoguer avec notre grand-mère, ne pouvions nous empêcher de considérer cette lacune de nos petits cousins exclusivement francophones avec un certain sentiment de supériorité.

 

Chapitre XXVIII

De l’usage des prénoms

Un autre trait d’assimilation lié à la langue, et qui semble avoir peu intéressé les spécialistes jusqu’ici, concerne l’usage des prénoms. Contrairement à l’exécrable tendance actuelle qui consiste à donner à ses enfants des prénoms sur le seul critère de la « joliesse », alors qu’il ne s’agit, le plus souvent, que de céder aux injonctions d’une mode, souvent télévisuelle, à l’époque, on veillait encore à fournir au nouveau-né l’occasion de s’identifier à une tradition géographique ou familiale, à un lieu ou à un ancêtre proche ou lointain, lui fournissant ainsi un « repère » fort utile pour sa socialisation et pour la formation de sa personnalité. L’inconvénient de ce système, qui a, par ailleurs, infiniment d’avantages, est qu’il n’est pas toujours exportable en l’état. La culture anglo-saxonne, à dominante protestante, affectionne les prénoms bibliques. Les cultures latines, marquées par le catholicisme, lui préfèrent des noms tirés du martyrologe.

Le passage de la langue espagnole à la française se fait généralement par une traduction pure et simple du prénom : ‘Antonio’ donne ‘Antoine’ ; ‘Catalina’, ‘Catherine’ ; ‘Gregorio’, ‘Grégoire’, etc. Les cas d’homonymie obligent à apporter quelques aménagements à cette règle. Pour distinguer le fils du père, notre grand-père était désigné par le prénom, Alejandro, et son fils par le diminutif, Alejandrito. Rien que de très naturel. Plus intéressant est le fait que notre oncle ait eu droit à la traduction, Alexandre, alors qu’il ne nous serait jamais venu à l’idée d’appeler son père autrement qu’avec la forme espagnole. Seule concession à la francisation, nous appelions nos grands-parents, à la mode landaise, « pépé » et « mémé », ce qui marquait une évidente rupture avec la pratique espagnole. En revanche, nos grands-parents paternels avaient conservé la désignation espagnole : abuelito et abuelita. J’ignore pourquoi, mais je suppose que ce fut un choix de ces derniers, alors que mes parents maternels n’eurent aucune exigence de ce point de vue.

Cependant, nos deux cultures présentent certaines différences. L’exemple le plus flagrant concerne les prénoms féminins. Si, dans nos deux pays, les petites filles portent souvent le nom de Marie, en France celui-ci est associé à un autre prénom, alors qu’en Espagne il est associé à un avatar de la Vierge. De ce côté des Pyrénées, on a des Marie-Louise, Marie-Anne, voire Marie-France, alors que, de l’autre côté, on trouvera des María de la O, María de la Concepción, María de los Dolores.

Ces différences, lorsqu’elles sont perçues comme incompatibles avec les pratiques de la langue d’accueil, font l’objet d’une substitution pure et simple, selon des modalités variées. Le premier prénom peut disparaître au profit du second. Le phénomène existe dans la première génération : ‘Victoriana Luisa’ devient ‘Louise’. On le trouve aussi dans la suivante, celle des cousins, mais il est vrai qu’elle concerne l’aîné parmi les cousins, c’est-à-dire le plus proche de la tradition d’origine (il est né en 1929) : Gregorio Pedro n’était connu de nous que sous le prénom de Pedro (ou Pierrot). En cas de prénom féminin composé, l’avatar de la Vierge disparaît : ‘María de la Consolación’ devient ‘Marie’ tout court ; il peut aussi se maintenir au prix d’une transposition, ‘Consuelo’. C’est le cas d’une de nos tantes. La première solution est réservée à ses neveux (‘tatie Marie’) ou à ses sœurs, lorsqu’elles lui adressent la parole en français (‘Marie’). En revanche, lorsqu’elles s’adressent à elle en espagnol, elles l’appelleront ‘Consuelo’.

Ces subtilités, qui font tout le charme d’une conversation, dénotent le refus de sacrifier sur l’autel de la facilité en généralisant une formule unique. Elles démontrent aussi que le ‘biculturalisme’ n’a pas complètement disparu dans ces familles d’immigrants, puisque l’on tente de faire coexister des pratiques différentes en tenant compte du contexte de leur réalisation. Reste la substitution pure et simple d’un prénom jugé inadaptable à la nouvelle réalité. C’est le cas de ‘Saturnina’ qui s’est traduit par ‘Aline’, dans le but, sans doute, de ménager une similitude à travers une terminaison traitée à l’instar d’une rime.

Ce traitement du prénom est assez généralisé pour que nous ayons pu aussi l’observer dans notre famille paternelle. Ce qui est plus surprenant, c’est que, dans la famille maternelle, il n’est pas absent non plus de la génération des petits-enfants, dans laquelle on trouve certains écarts surprenants entre l’état-civil et le prénom d’usage : Eugène pour Eusebio (qui était pourtant le prénom de son père), Antoinette pour Consuelo, André pour Antoine. Il est vrai que tous ces exemples, et il n’y en a pas d’autres, sont circonscrits aux enfants des deux filles aînées, c’est-à-dire celles qui ont conservé, du fait de leur âge lors de l’émigration mais aussi de la nationalité de leurs conjoints, la plus grande proximité avec le passé espagnol.

Il n’en reste pas moins que nous n’avons pu percer à quel moment ni sous quelle forme s’est réalisée cette conversion des prénoms. S’est-elle faite de façon concertée, par exemple sous l’influence d’un parrain ou d’une marraine ? À la demande des enfants ? À la longue, par l’usage ? Il est fascinant de constater qu’un phénomène, somme toute, aussi courant conserve encore son mystère, et réjouissant de voir combien les relations sociales, par leur seule dynamique, peuvent s’enrichir, pour peu qu’elles ne soient pas laminées par une ‘mondialisation’ fondée sur une inculture généralisée.

 

Chapitre XXIX

Portraits

Notre grand-mère était aussi coquette que notre grand-père Muñoz était négligé. L’une inspirait le respect et parfois même la crainte ; l’autre attirait la sympathie et une certaine commisération. L’une était habile de ses mains ; l’autre, inapte aux travaux manuels. Elle avait le sens de l’autorité ; lui, en était dépourvu au-delà de l’imaginable. Ce couple apparemment aussi mal assorti, imposé par les circonstances, reste pourtant dans mon souvenir indissolublement lié.

Le grand-père Muñoz n’était pas armé pour faire face aux dures réalités de la vie. On doit à la vérité de dire qu’il ne se plaignait pas du triste sort que cette incapacité congénitale entraînait pour lui. Il se contentait de peu et savait tirer parti de ses handicaps. Son fils nous racontait que, malgré le mal qu’il se donnait, il n’est jamais parvenu à allumer la cuisinière avant de partir, aux aurores, au travail et qu’il a donc, par tous les temps, pris son café au lait froid. La perte d’un œil l’empêchait de voir le côté négatif des choses, mais ne lui laissait rien perdre de ce qui méritait être vu. Une atrophie congénitale l’avait à peu près privé du sens du goût. Il en profitait pour ingurgiter les bas morceaux et les parties les plus grasses des viandes, qu’on lui réservait systématiquement. Il poussait la complaisance jusqu’à faire mine de les apprécier et de les préférer aux meilleurs morceaux. Il était, par ailleurs, assez discret pour ne pas manifester publiquement la peine qu’il pouvait éprouver à voir les conséquences que ses carences entraînaient pour les siens. Il essayait, tant bien que mal, d’en compenser les effets en se montrant toujours aimable, gai, quitte à s’interposer lorsque notre grand-mère, qui était douée d’un caractère peu porté à l’indulgence, prétendait sévir contre tel ou tel de ses enfants, au risque de prendre au passage quelque réprimande ou même quelque bourrade égarée.

Notre grand-mère avait les qualités requises pour supporter dignement un sort aussi difficile. Elle jouissait d’une résistance physique à toute épreuve, même si, sur ses vieux jours, elle abusa de l’aspirine qui était, à l’entendre, le seul remède avec les infusions de tilleul capable de lui faire oublier ses rhumatismes et ses maux de tête. Elle ne manquait pas de talent ni de ressources dans le domaine pratique. On raconte qu’il lui suffisait de voir un pull-over sur une personne croisée dans la rue, quitte à se retourner pour mieux la voir de dos, pour en tricoter un semblable à son retour à la maison. Grâce à ces dons, les enfants étaient habillés à peu de prix. Elle n’avait pas d’états d’âme, ce qui lui conférait un moral de fer. On ne se rappelle pas l’avoir vu pleurer, peut-être parce qu’elle avait connu, en ce funeste Noël 1914, le malheur dans sa réalité la plus cruelle et qu’elle avait pris l’habitude, depuis, d’apprécier les coups du sort en les rapportant à cette référence indépassable. Son sens des réalités lui épargnait les illusions et lui faisait apprécier, dans toute leur étendue, le moindre bienfait accordé par les circonstances.

Elle comptait aussi sur le recours d’une foi religieuse et d’un panthéon très personnel pour la protéger des menaces extérieures. C’est ainsi qu’elle ne s’endormait jamais sans adresser à haute voix une prière à sainte Monique, que notre cousine qui hérita ce prénom a retenue :

Santa Mónica gloriosa

madre de san Agustín,

a Dios le entrego mi alma

cuando me voy a dormir.

Si me duermo, despertadme,

si me muero, perdonadme

« Sainte Monique glorieuse

mère de saint Augustin

je remets mon âme à Dieu

lorsque je vais m’endormir.

Si je m’endors, réveillez moi,

si je meurs, pardonnez-moi ».

Ceux de ses petits-enfants qui partageaient occasionnellement sa chambre ou même son lit, craignant de la trouver morte au réveil, ajoutaient leurs propres prières à Dieu, afin qu’Il eût la bonté de repousser l’inévitable échéance à une date ultérieure.

Il est vrai qu’elle passait pour ne pas dédaigner certaines forces occultes auxquelles elle croyait. Les plus grands le savaient. On leur avait rapporté certaines scènes s’apparentant à des crises d’hystérie collective mal faites pour les rassurer sur ce chapitre.

 

Épilogue

À la fin des années trente, à peine plus de dix ans se sont écoulés depuis cette pluvieuse soirée de janvier 1925, où la famille au grand complet débarquait sur le quai de la gare de Pissos. Pourtant il ne subsiste plus rien ou presque de la situation de départ. La cellule familiale primitive a éclaté et s’apprête à se vider du reste de sa substance, puisque les deux filles du couple Muñoz se seront mariées au début de la Seconde Guerre. Seul le petit dernier restera auprès de ses parents. Notre grand-mère, qui avait été choisie comme l’élément central de cette histoire, a cessé d’en être la protagoniste principale, ce qui nous oblige à mettre un point final à ce récit, tant il est vrai qu’on ne pourrait le poursuivre au-delà sans en changer fondamentalement le sens et la portée, puisqu’il était consacré à l’étape migratoire de l’histoire de la famille. La suite, si jamais elle est écrite, sera une autre histoire.

On ne peut, cependant, clore ce bref récit sans évoquer la Guerre Civile espagnole qui eut une influence considérable sur tous les immigrés espagnols installés si près de la frontière. La victoire du franquisme dissuada nos « exilés de la faim » des années 20 de retourner en Espagne. Les nouvelles de l’arbitraire qui s’était abattu sur ce pays et de la misère qui y régnait convainquirent ceux qui caressaient encore l’espoir d’y revenir qu’il valait mieux renoncer. Si ce tragique conflit n’avait pas eu lieu et si la République avait pu continuer à réaliser ses réformes, il est possible que certains retours auraient eu lieu. C’était désormais inimaginable.

Une autre conséquence de la défaite des armées républicaines fut de créer entre les émigrés déjà installés et ceux qui venaient d’arriver une solidarité de fait qui ne se démentira jamais par la suite. Il en résulta une politisation des premiers qui, pris jusque là dans l’urgence de cette économie de subsistance que j’ai déjà évoquée, n’avaient, sauf exception, guère manifesté d’intérêt particulier pour la chose publique.

Cette politisation s’accompagna aussi parfois d’un abandon ou d’une mise entre parenthèses de la pratique religieuse. Tous les enfants du couple avaient été baptisés. Les mariages furent tous célébrés à l’église. Ces manifestations de foi ne dépassaient, cependant pas, sauf peut-être pour la grand-mère, une approche purement ‘sociologique’ de la religion, proche de celle que pratiquait la population locale. Bref, la religion ne faisait pas débat, comme on dit. L’arrivée des combattants républicains exilés dont une bonne proportion était résolument athée, l’effet de repoussoir produit par le régime franquiste, une meilleure familiarisation avec la laïcité à la française firent que, dans certains des jeunes couples, le lien avec la religion se distendit nettement, au point que certaines cérémonies telles que baptêmes et communions n’étaient plus que prétextes à des retrouvailles joyeuses entre frères et sœurs géographiquement séparés. Mais c’est dans la génération des petits-enfants devenus adultes que la déchristianisation se manifesta le plus clairement, au point de conférer un caractère exceptionnel à une pratique active chez certains d’entre eux.

Un autre effet de la Guerre Civile fut de conduire la population d’anciens émigrés, au moment où paradoxalement elle était en train d’acquérir une certaine maîtrise du français, à renouer au quotidien avec la pratique de l’espagnol, afin de communiquer avec les nouveaux venus qui ne parlaient que leur langue maternelle. Cet aller-retour entre les deux langues, pratiquées, qui plus est, à un faible niveau, du fait de l’analphabétisme régnant, donna lieu à un sabir hispano-franco-gascon, dans lequel le calque et l’emprunt d’une langue à l’autre jouent un rôle prépondérant, avec les effets les plus réjouissants qui soient.

Le grand-père ayant atteint l’âge de la retraite au début des années 1940, nos grands-parents traversèrent les années de la Guerre Mondiale tant bien que mal, grâce à l’aide active de leurs enfants. À la Libération, ils intégrèrent un modeste appartement du quartier Saint-Pierre, rue de la Croix-Blanche, au centre-ville de Dax. C’est là que la majorité d’entre leurs petits-enfants avons le plus de souvenirs : le goût du pain perdu que confectionnait la grand-mère ; les parties de billes sur le plancher passablement pentu de la cuisine ; l’image aussi de notre oncle, à la Libération, revêtu de l’uniforme, avec son bonnet de police crânement posé sur le côté. C’est là que notre grand-père mourut le 1er août 1951. Après sa mort, notre grand-mère, percluse de rhumatismes et dépourvue de ressources suffisantes pour conserver son autonomie, vécut avec son fils, désormais marié, puis avec une de ses filles, chez qui elle mourut le 25 juin 1958.

Elle, qui avait tant donné de force et d’énergie aux siens pour les tirer de la misère, acceptait mal de devoir dépendre de l’aide de ses enfants. Elle s’en vengeait en manifestant souvent une certaine humeur. Aussi, jusqu’à son dernier jour, jusqu’à son dernier geste, au moyen duquel elle prit congé de la vie, elle chercha à préserver l’apparence d’une indépendance qui lui avait paradoxalement définitivement échappé au moment où ses enfants avaient conquis la leur.

 

Postface

Lettre à mes cousins

J’ai écrit le récit qui précède en pensant à vous. J’ai cru que, comme moi, il vous plairait de mieux connaître dans quelles circonstances nos parents respectifs étaient venus de leur lointain pays d’origine vers les Landes où nous tous sommes nés, et où la plupart d’entre nous avons choisi de vivre, de nous marier et d’y élever nos enfants. Il serait excessif de dire que cette question nous taraudait, il n’en reste pas moins que cette histoire commune a contribué à maintenir entre nous un lien que le temps n’a pas rompu. L’âge venant, nous avons plaisir à nous retrouver, même lorsque nos relations ont été interrompues pendant de longues années. Or, ce que nous savions de ce passé désormais lointain était très partiel et tenait souvent plus de la fiction que de la réalité. Il s’agissait donc de rétablir autant que possible les faits, tant qu’il était encore possible de recueillir certains témoignages de première main.

J’ai écrit ce petit livre en pensant à nos enfants, pour qu’ils ne nous reprochent pas de les avoir laissés dans l’ignorance d’un passé qui les concerne aussi. Certains s’en désintéresseront ; d’autres, au contraire, seront heureux de découvrir des personnages et des événements qu’ils n’ont pas connus ou dont ils n’ont qu’une vague idée. Peut-être souhaiteront-ils en savoir plus et envisageront-ils autrement leur relation avec leurs propres parents.

Si j’ai écrit ces pages en pensant à vous, je tiens à préciser je ne les ai pas écrites en votre nom. Aucun d’entre vous ne doit se sentir engagé ni par la forme que j’ai donnée au récit ni par son contenu. Si telle avait été mon intention, je vous aurais soumis le texte. Je ne l’ai pas fait pour plusieurs raisons. La principale est que je ne voulais pas m’exposer à devoir y introduire des éléments discordants, tant il est vrai que chacun, en donnant son avis, aurait orienté dans un sens particulier un récit qui, de ce fait, aurait perdu toute sa cohérence et, par conséquent, une grande partie de son intérêt. Au reste, j’ai veillé à ne pas trop m’écarter de la documentation, principalement des documents d’état-civil, sur laquelle je me suis appuyé. J’ai aussi recueilli des témoignages, mais je ne les ai inclus qu’après vérification. Enfin, j’ai revisité les lieux concernés, dont beaucoup m’étaient déjà familiers, en Espagne comme en France, pour ne pas commettre d’erreur. Je fais d’ailleurs référence à mes enquêtes dans le cours de mon récit.

Vous pourrez me reprocher de n’avoir pas tout dit mais, je l’espère du moins, pas d’avoir travesti la vérité. Vous observerez que je ne m’étends guère, ayant choisi à dessein une formulation synthétique. J’ai fait une exception pour certains chapitres dans lesquels j’ai cédé à la tentation de la littérature. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais, outre qu’il est toujours difficile de renoncer à sa vocation profonde, je me voyais mal ne pas tirer parti de certains personnages et certaines situations qui se prêtaient à un traitement de cette nature. C’est ainsi qu’il vous arrivera aussi de sourire parfois, comme aimaient à le faire nos parents eux-mêmes quand ils évoquaient en commun certains épisodes de leur vie passée.

J’ai voulu aussi apporter une contribution, très modeste au demeurant, à un débat qui agite notre pays, depuis que l’État a choisi de se défier de toute personne étrangère désireuse de venir travailler chez nous pour fuir la misère. Du fait de notre histoire, nous ne pouvons pas rester indifférents au sort de ces personnes et nous empêcher de penser que, si on avait appliqué alors la législation d’aujourd’hui, nos grands-parents et leurs enfants auraient été refoulés à la frontière : le manque de qualification, l’ignorance du français, le regroupement familial, autant de raisons pour renvoyer tout ce beau monde d’où ils venaient. Il y a là, pour le moins, matière à réflexion.

Enfin, je ne vous cacherai pas que je reste perplexe devant le comportement de certains immigrés récents. Leur réticence à adopter les mœurs de notre pays, bref de se fondre dans ce creuset qui, depuis des siècles, façonne une identité française à partir de minerais d’origine diverse, me trouble, au point de me demander si notre génération n’a pas été la victime d’une illusion ou la dupe d’une manipulation. On lui aurait fait croire, par intérêt bien senti, que seul le renoncement à une histoire ancestrale lui donnerait le droit de se reconnaître français et qu’en agissant ainsi, elle perdait sa véritable raison d’être, que seules ses « racines » étaient susceptibles de lui donner. J’ai plutôt le sentiment que cette revendication des origines comme critère d’identification nous détourne de l’essentiel, à savoir de l’adhésion à un système de valeurs applicables à tous les êtres humains, quelle que soit la région où ils vivent, qui lui permettent de se réaliser tout en contribuant à un véritable progrès de l’humanité toute entière. Le bénéfice que les membres de notre famille ont tiré de cet état de fait en deux générations montre qu’il ne s’agit nullement d’une illusion. Cette conviction ne nous éloigne d’ailleurs pas de notre histoire ; bien au contraire, elle s’en nourrit, car toute expérience humaine est source d’enrichissement. Je souhaite que celle que je rapporte ici nous aide à mieux nous orienter dans la confusion idéologique ambiante.

 



[1] Parmi les petits-enfants, c’est-à-dire mes cousins, mon frère et moi, on trouve des Escolano, des Garcia, des Sánchez, des Requena, des Ballesteros, une Muñoz ; à côté de cette foison de noms espagnols, seuls deux noms français : Saint-Palais et Labagnère.

[2] Ce discours s’applique à la génération des cousins, car j’ai cru discerner chez certains de leurs enfants, un certain « retour » vers l’Espagne, dans lequel les relations sentimentales jouent un rôle non négligeable. Mais c’est une autre histoire, qui dépasse la cousinade.

[3] Ou arrière-grand-mère ou bisaïeule, au choix.

[4] Dans l’acte de naissance de Catherine, il est simplement signalé que ses parents habitent calle del Castillo (s/n); il n’y est fait aucune mention de la grand-mère. Cela aurait pu être le cas si le couple résidait chez elle.

[5] L’acte de naissance de Victoriana Luisa contient des données erronées, puisqu’il affirme que la mère de l’enfant à 33 ans, ce qui l’aurait fait naître en 1877. En réalité, elle a 29 ans, étant née en 1881.

[6] Velilla de Medinaceli, pour notre grand-père Eusebio García ; Utrilla, au haut de la carte, pour notre grand-mère Luisa et son second mari, Alejandro. Judes, à l’est, est lieu de naissance de notre père et Arcos de Jalón, la ville d’où les deux familles, maternelle et paternelle, partirent vers les Landes.

[7] Par ailleurs, l’acte de mariage entre Luisa et Alexandre, en date du 21 novembre 1916, ne mentionne la présence d’aucun ascendant des époux lors de la cérémonie, contrairement à l’acte du précédent mariage, dans lequel il est précisé que les parents des deux époux sont témoins.

[8] Qui sait même si le retour de Luisa et ses enfants ne répondait pas au désir de sa mère, devenue veuve, de se voir accompagnée et soutenue dans sa solitude pendant ses vieux jours ?

[9] Lescarret, Jean-Pierre, « L’activité verrière dans le canton de Pissos au XIXe siècle ». Bulletin de la Société de Borda, n° 452, année 1999, 1er trimestre, p. 5.

[10] In Champagne, Guy, Quand la Grande Lande changeait. La métamorphose du bourg de Pissos entre 1840 et 1906. Ondres : Éditions du Pont battant, 2006, p. 109.

[11] On croit deviner, sur l’affiche de courses hippiques, la date du dimanche 26 septembre 1926. L’affiche peut dater de l’année antérieure.

[12] En bas, à gauche : la mère, Luisa est entourée de sa deuxième fille, Louise, debout derrière elle, et des deux petits derniers, Aline (Saturnina) et Alejandrito. En bas à droite, Consuelo s’appuie sur l’épaule de son père, Alejandro. Debout, à la gauche de la mariée, Elvire et Laure.