Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Conférence prononcée le 28 juillet 1994, au colloque de Cerisy-la-Salle : Gaston Paris et la naissance des études médiévales, dirigé par R. Howard Bloch et Alain Boureau.

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Il est bien connu — et cette pratique perdure encore aujourd’hui, du moins parmi les chercheurs les plus anciens —, que la consultation des travaux de Menéndez y Pelayo constitue le passage obligé avant toute recherche sur quelque sujet de littérature ou d’histoire des idées que ce soit. Cette démarche, qui peut passer pour saugrenue aux yeux de non hispanistes — imagine-t-on pareille attitude chez des chercheurs français à l’égard de Sainte-Beuve, de Brunetière ou même d’Emile Faguet? — tient moins à la révérence dans laquelle on continue de considérer les écrits du maître qu’à la conviction qu’ils constituent encore la pierre de touche de tout savoir dans ce domaine. La pire des fautes serait, en particulier, que l’on ignorât quelque fait déjà mentionné par lui. Cette démarche, purement pragmatique et singulièrement dépourvue de prise en compte de la dimension idéologique de ses travaux, a contribué à entretenir l’idée que Marcelino Menéndez y Pelayo est l’initiateur absolu d’une recherche « scientifique » ou « moderne » en Espagne dans le domaine de l’histoire des idées.

Cette opinion est sans doute excessive car Menéndez y Pelayo, lui aussi, a bénéficié d’un héritage non négligeable de la part d’institutions dans lesquelles il jouera, le moment venu, un rôle éminent — Académie Royale d’Histoire, Académie Espagnole, Université —. Grâce aux deux premières, il dispose d’un corpus de textes publiés important, fruit d’une efficace collaboration entre les érudits de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et des éditeurs entreprenants, et aussi d’une masse de documents sauvés de la destruction par une politique systématique menée contre les excès des mesures de Désamortisation des biens d’Eglise. De plus, le domaine auquel il s’attache n’est pas vierge : depuis le début du XIXe siècle, des bibliographes et des chercheurs polygraphes ont tenté de replacer la production culturelle espagnole dans un contexte qui n’est plus strictement réduit aux limites de l’Espagne. Enfin, à l’Université, il a bénéficié de l’enseignement mais aussi de l’appui des maîtres du temps qui, même si leurs travaux souffrent de la comparaison avec ceux de leur disciple, n’en figurèrent pas moins parmi les sommités de l’époque et contribuèrent à favoriser l’extraordinaire cursus honorum du jeune érudit.

Cette reconnaissance d’une autorité fondatrice dans l’oeuvre de Menéndez y Pelayo rapproche ce dernier des maîtres français auxquels est consacré ce colloque. Il partage avec eux à la fois la qualité d’initiateur et la capacité à aborder un très vaste champ d’études qu’il marquera indélébilement de son empreinte. Mais il existe entre eux des différences notables. La première est que ce qui est le fait d’un groupe en France — Gaston Paris, Paul Meyer et Gabriel Monod — repose entièrement sur les épaules d’un seul en Espagne. Les autres différences tiennent aux présupposés idéologiques.

Menéndez y Pelayo naît en 1856. Il est donc un peu plus jeune que les trois rénovateurs français mais, compte tenu de son extraordinaire précocité et de sa mort prématurée à l’âge de cinquante-six ans (1912), cet écart se comblera bien vite. Il serait plus juste, cependant, de le rapprocher d’Alfred Morel-Fatio, qui est de six ans son aîné, et avec lequel il entretiendra des relations épistolaires suivies. Ce rapprochement chronologique n’est pas fortuit car, même si Menéndez y Pelayo mène ses activités dans le cadre espagnol et si l’histoire de son pays ne s’apparente guère à celle du Second Empire ou de la Troisième République, il ne peut manquer de subir l’influence des débats qui animent les milieux intellectuels français du moment. De plus, il effectue à vingt ans un double voyage initiatique, en Italie (janvier-juin 1877) et en France, Belgique et Pays-Bas (octobre-décembre 1877), qui ouvre des perspectives nouvelles à un jeune intellectuel qui, jusque-là, a vécu et étudié à Barcelone et à Madrid.

Comme ses contemporains français, Menéndez y Pelayo a une claire conscience des déficiences de la recherche dans son pays et, comme eux, il se propose de les combler. A cela s’ajoute la volonté de catalyser les énergies nationales. L’enjeu dépasse le strict point de vue culturel et touche à l’identité nationale. C’est une affaire d’état. Alors que Gaston Paris et ses pairs obtiendront l’appui de l’Ecole des Chartes du Collège de France et de l’Ecole Pratique, ainsi que la possibilité de diffuser leurs idées au moyen de revues, Menéndez Pelayo se verra proposer de nombreux postes de responsabilité à partir desquels il pourra mieux faire passer ses idées[1]. Mais si la situation sociale et professionnelle des uns et des autres offre bien des analogies, les divergences sont importantes sur les moyens qu’ils se donnent pour mener à bien leur tâche critique.

Les français choisissent la voie du positivisme. Pour Menéndez y Pelayo, le positivisme est l’ennemi. De même, le diagnostic sur les causes de ces déficiences varient. Pour les français, il repose sur leur incapacité à adapter le modèle allemand, ce qui conduira notre pays, sur l’injonction de Renan, à imiter le vainqueur de 1870 afin de percer son secret et de s’approprier sa force. Les circonstances historiques n’offrent pas à un espagnol une ressource aussi pratique et immédiatement satisfaisante. N’ayant pas encore été confronté à la douloureuse évidence d’une irrémédiable décadence de l’état héritier de l’empire des Habsbourg, qui se manifestera avec un éclat douloureux lors de l’accession à l’indépendance des Philippines et de Cuba en 1898, l’intellectuel espagnol se voit conduit à mener une recherche qui, bien souvent, prend des accents de plaidoyer pro domo au détriment d’une évaluation objective des faits.

Menéndez y Pelayo consacre à cette réflexion le premier de ses ouvrages, ses Lettres sur la Science Espagnole. Il s’y interroge sur les raisons de l’absence d’un esprit et d’une pratique scientifiques en Espagne et la marginalisation qui en résulte pour ce pays au regard des autres nations d’Europe. Il y combat l’idée généralement répandue, selon laquelle il faut chercher la cause de cette pénurie dans l’emprise qu’exerce sur la science la religion, à travers l’Inquisition, à l’époque où, justement, la science prend son essor en Europe. Il y montre qu’à son avis, l’Inquisition n’a pas combattu la science naturelle. Sa démonstration le conduit à une impasse, à laquelle il croit échapper en attribuant la spécificité espagnole à « un mystère de la race qu’il conviendrait d’élucider[…][2] ».

Cette démarche du début de sa carrière place, au centre des préoccupations de Menéndez y Pelayo, la période de la Renaissance et non pas, comme chez les français, le Moyen Age. Son souci n’est pas de retrouver les origines de la nation pour en comprendre les spécificités mais de remonter au moment de l’apogée de l’Espagne pour y rechercher les causes de la décadence ultérieure. Aussi prône-t-il un militantisme catholique qui le marquera à jamais et fera peser très longtemps la suspicion sur ses travaux[3]. Et, de fait, cette recherche de causes aboutit à une justification de l’action de la Contre-Réforme en Espagne. La Renaissance doit à l’Espagne d’avoir été christianisée par elle.

Elle éloigne aussi Menéndez y Pelayo de la prise en considération du modèle allemand. Dans ses premiers écrits, le chercheur espagnol manifeste une violente répugnance à l’égard d’une germanité dont il fait un repoussoir de la latinité, qu’il orne, par opposition, de toutes les vertus. Dans son Horace en Espagne, il reconnaît sous le poète latin « l’expression la plus parfaite de l’équilibre et l’harmonie, vertus éminemment antiques[4] ». En revanche, l’époque contemporaine, sur laquelle les germains font sentir toute leur influence, se caractérise par la confusion et le désordre. Le goût allemand, qu’il enferme dans une spécificité inconciliable avec une esthétique légitime, ne mérite de sa part que des appréciations très négatives[5]. On comprend que cette conception incite peu Menéndez y Pelayo à se tourner alors vers le Moyen Age. Il devrait s’y accommoder de la présence des Wisigoths et réviser considérablement la théorie du châtiment divin appliqué à ces derniers au moyen de l’intrusion de l’infidèle musulman[6].

Ces idées outrancières n’avaient guère de chances d’être reçues outre-Pyrénées. Aussi Menéndez y Pelayo n’eut-il guère de rapports, pendant ces années, avec les chercheurs français de la nouvelle école. En revanche, les français s’intéressaient aux recherches menées en Espagne. C’est à Alfred Morel-Fatio que fut confié le soin de suivre les travaux des historiens espagnols. C’est ainsi qu’il fut conduit à rédiger plusieurs recensions des publications espagnoles dans le « bulletin historique » de la Revue Historique. Il s’y employa avec une très grande sévérité, dans la fidélité aux principes positivistes en vigueur. Ces pages sont un excellent révélateur des reproches qu’encouraient, aux yeux de la nouvelle école française, la recherche espagnole. Dressons-en un rapide inventaire[7]. Les historiens espagnols font une histoire militante, partiale, politiquement et religieusement engagée. L’influence du catholicisme, toujours perceptible, s’oppose au développement d’une science moderne. En ce qui concerne la méthode de travail, on déplore que les chercheurs contemporains n’aient pas recueilli la tradition philologique des éditeurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Au lieu de s’astreindre à publier des textes, en les accompagnant d’un apparat critique important, sous forme d’introductions et de notes érudites, ils prétendent réaliser des ouvrages généraux, voire de vulgarisation, sans fondement scientifique satisfaisant.

Au-delà de ces remarques, qui s’inspirent effectivement de parti-pris théoriques proclamés, on ne peut manquer de percevoir une opposition idéologique de fond entre ces républicains, modérés à la façon de Morel-Fatio ou plus engagés à la façon de ses maîtres[8], souvent d’origine protestante, et les catholiques purs et durs de l’intellectualité officielle espagnole. Les premiers, conscients de la diversité des situations historique et politique des deux pays, admettaient que leurs idées eussent besoin d’être adaptées pour s’imposer aux esprits et à l’histoire espagnols; aussi réservaient-ils leurs sympathies au constitutionalisme modéré et au catholicisme débarrassé de son caractère ultra-montain qu’incarnait Cánovas del Castillo. Mais Menéndez y Pelayo n’appartenait pas à ce camp. Comme le résumera excellemment l’éditeur de la correspondance entre ce dernier et Morel-Fatio : « c’était le français enragé et l’espagnol castizo, l’esprit fort et le catholique acharné, le philologue et l’humaniste, le pur cérébral et l’homme tout de coeur »[9]. On ne saurait mieux résumer l’opposition foncière entre ces deux hommes qu’à travers ce bref échange provoqué par une critique de Morel-Fatio à la sortie du tome II de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols :

Je comprends parfaitement que tout ce qui n’est pas catholique romain et espagnol vous soit anthipathique; mais une histoire n’est pas un acte d’accusation […] Parce que des gens [les protestants] ont commis l’horrible faute de modifier quelques dogmes peu essentiels d’une religion d’origine sémitique, étrangère à notre race indo-européenne, vous les mettez hors la loi!

A quoi Menéndez y Pelayo répliquait :

Je ne conviendrai pas que mon livre est de parti-pris. C’est un livre d’histoire, mais écrit par un croyant qui ne cache pas ce qu’il croit, mais qui craint par dessus tout d’altérer consciemment la vérité[10].

Engagé sur de telles prémices, le dialogue semblait devoir tourner court. Pourtant, les deux érudits mintiendront des relations épistolaires suivies, non dépourvues de piques, mais qui témoignent, en fin de compte, d’un évident respect mutuel. La capacité de travail, la puissante faculté de conceptualisation, le projet original, l’honnêteté foncière de l’espagnol ont sans nul doute impressionné le français, qui s’avéra incapable de son côté de mener à bien une oeuvre d’envergure. D’autre part, les idées de l’école française, bien qu’il s’en soit défendu ou ne l’ait jamais reconnu, ont fini par influencer Menéndez y Pelayo. C’est ce que nous allons tenter d’évaluer en passant rapidement en revue les idées que notre érudit espagnol a énoncées sur le Moyen Age.

Il ne fait que peu de cas de cette période dans ses premières années de recherche, obsédé qu’il est de défendre une vision favorable de l’Espagne à l’époque de son apogée, aux XVIe et XVIIe siècles. C’est à travers sa réflexion sur la poésie, initiée dans son Histoire des Hétérodoxes Espagnols, qu’il s’intéresse aux auteurs médiévaux. Le discours déjà mentionné sur Raymond Lull marque un changement radical de point de vue. Alors qu’il n’a que vingt-huit ans, rappelons-le, Menéndez y Pelayo abandonne certains des présupposés sur lesquels il fondait sa démarche. Il y reconnaît la prééminence de la philosophie allemande, — ce qui, à une époque où la pensée progressiste promeut la pensée de Kant, ne manque pas d’intérêt —, qu’il place, avec la philosophie grecque, au-dessus des auteurs italiens, français et espagnols. Il ne repousse plus l’ouverture à l’étranger, l’encourage, au contraire, sans distinction de pays ou d’auteurs, pour peu que cet apport extérieur soit source d’enrichissement. Il ne réduit plus la littérature française médiévale à un marasme auquel la Renaissance est censée mettre fin. Bref, Menéndez y Pelayo démontre alors avoir abandonné et dépassé son manichéisme culturel. Dans ses Idées esthétiques, il ira même plus loin, en qualifiant le Moyen Age de premier âge français, d’époque qui se caractérise par la prééminence culturelle française, à laquelle la Renaissance, mouvement d’indépendance, fera perdre la première place.

Retenons, au-delà des idées énoncées, qui sont rapportées ici de façon trop lacunaire et schématique, compte tenu du volume de publication concerné et de ses aspects parfois contradictoires, que Menéndez y Pelayo n’ignore plus le Moyen Age, comme il l’a fait jusque-là, en refusant de lui assigner une place significative entre l’Antiquité qu’il révère et la Renaissance qui le passionne. Il le prend en compte sans pour autant l’utiliser comme support privilégié d’étude. Il le considère, tout au plus, comme un passage obligé, exigé par le respect de la chronologie[11].

Dans son Anthologie des Poètes Lyriques espagnols, il consacre de nombreux chapitres à la poésie médiévale et, plus précisément, à celle du XVe siècle. Dans la longue introduction qu’il consacre à chacun des chapitres, il dresse un aperçu général des conditions historico-politiques qui accompagnent cette production ainsi que des principes esthétiques mis en oeuvre. La description historique vient en premier. Il n’y épargne pas les jugements de valeur et dresse des tableaux enlevés, dans un style brillant que n’aurait pas désavoué Michelet[12]. Le désir de présenter une situation qu’il condamne par avance le conduit à des généralisations abusives et aussi à une reprise à son compte du moindre témoignage contemporain susceptible de nourrir une appréciation déjà arrêtée. Cette approche s’effectue au prix de l’abandon de la recherche d’une cause principale, qui aurait, sans nul doute, été beaucoup plus convaincante. Ainsi, après avoir énuméré, pour dénoncer la situation déplorable à ses yeux que connaît la Castille au XVe siècle, des causes aussi nombreuses et variées que l’abaissement du pouvoir royal, l’exacerbation des intérêts particulier, le refus de toute ambition extérieure, l’affaiblissement de la ferveur religieuse, l’abandon de la lutte contre l’infidèle, le relâchement des liens sociaux, la licence des moeurs et la fausse conversion des juifs, il conclut :

Le résultat de toute cette perturbation, née de causes aussi hétérogènes (auxquelles il conviendrait peut-être d’ajouter l’influence du scolasticisme nominaliste de la dernière période, les reliques de l’avéroïsme et les premières manifestations de l’incrédulité italienne) fut un état de positive décadence de l’esprit religieux […]

L’érudition de l’auteur cherche à emporter la conviction du lecteur par son effet cumulatif plus que par la pertinence du raisonnement, et la conclusion avancée montre que le souci du critique n’est pas tant politique que moral. Un autre exemple de cette utilisation de l’érudition à des fins argumentaires est l’usage qu’il fait des titres d’œuvres et des noms d’auteurs, qu’il cite généralement en série, comme autant de preuves de ses assertions. Le ton et la technique changent dès qu’il aborde le règne d’Isabelle et de Ferdinand. Cette fois, il adhère sans l’ombre d’une hésitation aux éloges les plus appuyés que nous ait légués la littérature de l’époque. Les commentaires dont il accompagne ces témoignages relèvent de l’évidence pure plutôt que de l’explication[13].

L’évaluation de la production littéraire ou artistique de cette époque, dans un cadre aussi étroitement défini, s’avère donc délicate, dans la mesure où il peut exister une contradiction — et, de fait, elle existe souvent —, entre une situation de stabilité ou d’hégémonie politique et la production artistique qui lui correspond. Menéndez y Pelayo ressent un réel embarras devant la nécessité de concilier un cadre historique prédéfini et une réalité culturelle qui le dément parfois. Comment concilier, par exemple, un tableau aussi sombre que celui que lui semblent mériter les premiers règnes du siècle avec l’éclat des arts et des lettres qu’ils connurent? La situation est gênante et Menéndez y Pelayo s’en tire comme il peut : ou il reconnaît le fait, et il assigne à la culture une fonction ludique[14]; ou il réduit le règne — c’est la solution qu’il choisit pour celui d’Henri IV (1454-1474) — à n’être qu’une simple parenthèse sans influence sur l’évolution autonome des arts et des lettres[15].

Pour le règne des Rois Catholiques, le point de vue est différent. Dès l’instant où il considère cette période comme l’amorce de l’hégémonie espagnole des deux siècles suivants et, en quelque sorte, le socle d’une puissance à venir, le bilan cède la place à l’annonce d’une réalité reconnue. En somme, l’époque des Rois Catholiques ne peut qu’enterrer la culture médiévale et préluder du classicisme qui s’annonce. Malheureusement, les faits ne s’adaptent pas vraiment à cette exigence. Aussi l’auteur doit-il faire preuve d’une grande virtuosité expositive pour ne pas se déjuger. La littérature de ce règne appartient plus au Moyen Age qu’à la période classique « bien que, de mille façons, elle l’annonce et la prépare ». Le théâtre « s’émancipe et se sécularise » mais sans parvenir à se libérer de ses formes élémentaires. L’histoire « n’ose pas abandonner la forme de la chronique ». Bref, Menéndez y Pelayo est obligé de convenir que ce règne n’a pas innové, qu’en somme, la création culturelle n’est pas à la hauteur des espérances soulevées par l’excellence historique du gouvernement des Rois Catholiques.

Nous allons arrêter ici ce trop rapide survol d’une œuvre très considérable, que les études existantes sont loin d’avoir épuisées. On conviendra qu’il n’était guère possible d’omettre un érudit de cette envergure dans une rencontre qui s’est donné pour but d’étudier l’action de Gaston Paris et de ses contemporains pour une rénovation des études littéraires, même si nous avons surtout été conduit à opposer la théorie et la méthode des uns et des autres. Au moins aurons-nous contribué à faire prendre un peu mieux la mesure de l’innovation que l’on doit à l’école française. Une approche à la Menéndez y Pelayo, en France, à la même époque, n’était pas, en effet, à exclure a priori[16].

On mesurera aussi combien les circonstances historiques sont déterminantes sur le cours des idées que pratique la critique historique. Sans tomber dans un déterminisme trop étroit, on peut affirmer que la diversité des situations vécues par les Espagnols et les Français a eu un effet déterminant dans l’orientation de la démarche critique, surtout dans mesure où elle touche à une réécriture de l’histoire. La France doit régler ses comptes avec une germanité triomphante, qui lui vole une hégémonie culturelle qu’elle pensait s’être définitivement acquise au terme d’une glorieuse histoire couronnée par l’universalisme de la Révolution. L’Espagne a d’autres comptes à régler et elle n’a pas le loisir, pour le faire, de s’appuyer sur une histoire récente ni sur un ennemi aussi nettement reconnu. Reconnaissons que sa tâche est plus ardue, car l’histoire, en l’obligeant à une vision nostalgique de son passé, ne la renvoie qu’à elle-même.

Ajoutons enfin que Menéndez y Pelayo, même s’il a largement dominé ses contemporains au point de les éclipser, n’incarne pas à lui seul toute la pensée historico-critique de son époque. Lui-même a subi des influences qui ne sont dues ni à ses maîtres, ni à ses rivaux étrangers mais à certains de ses contemporains plus jeunes que lui. Au premier rang de ces derniers figure Ramón Menéndez Pidal. Sa formation, effectuée en grande partie dans l’Université française acquise aux idées de Gaston Paris et de ses pairs, a suivi un cours très différent que celle de son prédécesseur. Aussi est-il du plus grand intérêt d’entendre ce qui va être dit sur ce maître de la philologie espagnole du XXe siècle.

____________

 

Marcelino MENENDEZ Y PELAYO (1856-1912)

Quelques données biographiques

 

Né à Santander.

Effectue ses études à l’Université de Barcelone (1871-1873); à l’Université de Madrid (1873-1874). Il obtient sa Licence à Valladolid (1874) et son Doctorat à Madrid (1875).

1876 : Lettres sur la Science Espagnole (dans la Revista Europea).

Sept. 1876-juin 1877 : il effectue plusieurs voyages au Portugal; en Italie; en France, Belgique et Pays-Bas.

1877 : Horace en Espagne (Premier chapitre d’une Bibliographie Hispano-latine).

1878 : Etudes poétiques.

1878 : il obtient une chaire à l’Université de Madrid.

1880 : il est élu à l’Académie Espagnole.

1880-1882 : publication de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols.

1883-1891 : publication L’Histoire des Idées Esthétiques.

Entre 1884 et 1908 : cinq volumes d’Etudes Littéraires.

1892-1902 : Œuvres de Lope de Vega.

1890-1908 : publication de l’Anthologie des Poètes Lyriques Espagnols.

1893-1895 : Anthologie des Poètes Hispano-américains.

1905-1910 : publication des Origines du Roman.



[1] Le fait le plus significatif de cet état d’esprit est le discours sur Raymond Lull que Menéndez y Pelayo prononce à Majorque le 1er mai 1884, peu après son élection comme député de cette province, lors de l’unique séjour qu’il y effectuera. Cf. infra.

[2] Cité par GARCIA VALDECASAS, Alfonso. « Cultura española y cultura europea en el pensamiento de Menéndez Pelayo ». Homenaje a don Marcelino Menéndez Pelayo en el primer centenario de su nacimiento. Madrid : Publicaciones de la Universidad de Madrid, 1956. P. 77. García Valdecasas propose de s’interroger, plutôt que sur les raisons du retard de l’Espagne, sur les raisons du décollage de la science européenne aux XVIe et XVIIe siècles. Il attribue celui-ci à une sorte d’évasion due à la rupture de l’unité des croyances résultant de la Réforme. De la lutte des confessions, on passe à la considération d’une religion naturelle et, de celle-ci, à une religion de la nature. En somme, l’essor de la science naturelle serait un fruit de la Réforme et son absence, de la Contre-Réforme.

[3] Dans Les Lettres sur la Science Espagnole, il définit « la nation espagnole par le catholicisme, et la perfection du catholicisme par les formes que la vie religieuse avait revêtues en Espagne lorsque l’étranger n’exerçait aucune influence dans le pays ». De même, pour lui, l’Inquisition est « l’émanation la plus élevée, en même temps que la plus représentative, de la communauté espagnole ». BARON, André. Menéndez y Pelayo et la culture française, de l’époque de la formation à l’achèvement de la Historia de las Ideas Estéticas en España (1868-1891). Thèse soutenue à Paris IV (1981). Exemplaire dactylographié. P. 280. Nous tenons à remercier A. Baron pour les informations qu’il a bien voulu nous fournir, à notre demande, lors de la préparation de cette communication.

[4] Ibid. p. 419.

[5] « Le goût allemand? Horreur! Il a avec le nôtre la même relation que celui du Congo ou de l’Angola. Pas de Heine, de Uhland ou de Ruckert. Tout cela est peut-être, et effectivement positif, là-bas, dans leur pays, mais loin, très loin d’ici. Pas d’ »humorisme » ni de nébulosité. Suum quique. Aux Latins, la poésie latine; aux germains, le germanisme pur ». Dans son Histoire des Hétérodoxes, il reprend cette distinction entre Germains et Latins. Les Latins sont une « sorte de peuple élu, doté providentiellement d’immenses qualités et vertus, tandis que les Germains ne se définissent que par rapport à eux : instruments de la « colère divine », ils n’auraient d’autre fonction — providentielle — que punir leurs [des Latins] péchés ». Ibid., p. 512.

[6] Les Wisigoths ne trouvent grâce à ses yeux qu’à la suite de la conversion de Récarède, laquelle s’apparente à une victoire des Latins et à une capitulation des Germains.

[7] On suit ici les excellentes pages consacrées à ce sujet par Niño, Antonio. Cultura y Diplomacia. Los Hispanistas franceses y España : 1875-1931. Madrid : CSIC et Société des Hispanistes Français, 1988.

[8] Morel-Fatio, sans doute par fidélité à la famille Cavaignac, fut le seul à ne pas rejoindre le parti dreyfusard.

[9] « […] eran el francés enragé y el español castizo, el esprit fort y el católico a machamartillo, el filólogo y el humanista, el cerebral puro y el hombre todo corazón ». SANCHEZ REYES, Enrique. Epistolario de Morel-Fatio et Menéndez y Pelayo. Santander : CSIC, 1953. P. 8.

[10] « No convengo en que mi libro sea de partido. Es de historia, pero escrito por un creyente que no disimula lo que cree, pero que teme no poco alterar la verdad a sabiendas ». Cité dans NIÑO, Antonio. Cultura y Diplomacia…, p. 63-64.

[11] Le paradoxe est que, dans ses oeuvres de la maturité, qu’il ne pourra pas mener à leur terme du fait de sa mort précoce, les parties consacrées au Moyen Age, ayant été déjà rédigées, prennent une importance de fait qui n’existait probablement pas dans l’idée de l’auteur. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ce phénomène purement quantitatif et occasionnel.

[12] « De même que dans l’ordre du politique, ce règne [celui de Jean II (1406-1454)] est une époque de transition entre le Moyen Age et la Renaissance pour ce qui touche à la littérature et aux moeurs. […] Sans que les moeurs s’humanisent en profondeur, et au milieu de continuelles recrudescences de la barbarie, se liment peu à peu, cependant, les aspérités du traitement courant, et même les crimes politiques adoptent la forme de la perfidie courtisane, très éloignée de la candide férocité du XIVe siècle » dans Antología de Poetas Líricos Españoles. Madrid : CSIC, 1944. Tome II,  p. 8.

[13] « Les documents publics et privés qui font foi de l’état misérable du royaume à l’époque d’Henri IV sont si abondants que cela paraît presque un lieu commun d’y insister ». Id., Tome III, p. 9. Plus loin, il écrit : « Aucun des plus ardents panégyristes de la Reine Catholique (et qui peut manquer de l’être?) […] ». Ibid., p. 11.

[14] « […] Les habits et les maquillages des femmes étaient tels que les décrit minutieusement dans son Corbacho l’Archiprêre de Talavera. Qu’il y eût moralement dans tout cela un danger et même un dommage notoire, cela va de soi; mais que toute cette vie joyeuse, fastueuse et pittoresque que menaient non seulement les grands seigneurs et les nobles mais aussi les riches marchands de Tolède, de Ségovie, de Médina ou de Séville, qui entretenaient des échanges et des relations avec ceux de Gand, de Bruges ou de Liège, avec ceux de Gênes et de Florence fût, en même temps un moment de paix et un rayon de soleil au milieu de tant de désastres, un stimulant et un plaisir pour l’imagination, et une atmosphère adéquate pour un certain type de culture, ne saurait non plus être nié ». Ibid., p. 13. On conviendra que l’explication est courte.

[15] Ibid., p. 285 et ss.

[16] On ne peut manquer de prendre en compte, si l’on veut évaluer objectivement l’oeuvre critique de Menéndez y Pelayo, que sa démarche est essentiellement préoccupée d’esthétique, une dimension qui échappe en grande partie, sauf erreur de notre part, à ses contemporains français. Une comparaison entre les français et l’espagnol, si elle s’effectue uniquement sur le terrain de prédilection des premiers, se fera, par conséquent, forcément au détriment du second, ce qui serait injuste. On comprendra donc que notre propre évaluation de l’oeuvre de Menéndez y Pelayo est loin d’être aussi négative que pourraient le laisser penser certaines affirmations exprimées dans cette communication. L’oeuvre du santandérin appartient à l’histoire et, de ce fait, mérite tout notre intérêt.