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La pastourelle sens dessus dessous

Du 6 au 8 décembre 1994 à l’Université de Tel-Aviv, Danielle Bohler organisa un colloque sur les identités sexuelles au Moyen Âge (on ne parlait pas encore de ‘genre’), auquel elle m’invita à participer aux côtés d’autres chercheurs français, historiens et littéraires : Jacques Rossiaud, Christiane Klapisch-Zuber, Marie-Françoise Notz, Jean-Marie Fritz, Jean Scheidegger. Elle me donna l’occasion de renouer avec une activité que j’avais dû mettre en veilleuse pendant les quatre années précédentes, au cours desquelles mes occupations de directeur du Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES, cf. survol bio-bibliographique) m’avaient éloigné presque complètement des activités de recherche. Je choisis de parler du Livre de Bon Amour, qui était très peu connu hors d’Espagne. Les actes de ce colloque n’ayant pas été publiés, je reproduis ici le texte de ma contribution. Je publie par ailleurs le journal que j’ai tenu pendant ce court séjour en Israël (Journal intermittent, 4-11 décembre 1994).

La pastourelle sens dessus dessous

Pour ma contribution à ce colloque sur les identités sexuelles, j’ai choisi de commenter certains passages d’un texte castillan remarquable, qui date de la première moitié du xive siècle, le Livre de Bon Amour.

Le sujet du Livre — une Somme poétique de près de 7000 vers — est, aux dires de l’auteur, d’enseigner tout homme à bien aimer. Ce « bon amour », le poète le définit tantôt comme l’amour que la créature doit à Dieu, tantôt comme un art d’aimer pour gens de bonne éducation. Il illustre son propos de nombreux développements empruntés à des traditions diverses, parmi lesquelles on retrouve l’art d’aimer ovidien, à travers l’adaptation d’une comédie élégiaque anonyme du xiie, le Pamphilus de amore ; la littérature homilétique, qui se manifeste à travers de nombreux exempla ; la tradition populaire du combat de Carnaval et Carême ; la tradition goliardique ; enfin, l’esprit de la poésie courtoise.

L’identité de l’auteur, un certain Juan Ruiz, Archiprêtre de Hita, dans l’archevêché de Tolède, reste, en fait, fort énigmatique. Au moins ne peut-on douter qu’il s’agisse d’un clerc. Les connaissances littéraires et juridiques dont il fait preuve, le ton volontiers didactique qu’il utilise ne laissent guère de doute à ce sujet. C’est donc au regard qu’un clerc pose sur la femme que nous allons nous intéresser. Mais on verra que cet homme d’église sait aussi tirer parti des vertus mondaines dans ce redoutable exercice.

Le Livre de Bon Amour est d’une construction complexe, tant il se plaît à mêler les perspectives. Le fil conducteur est nettement autobiographique et emprunte sa chronologie à trois modes de calcul du temps : la journée canoniale, le calendrier liturgique annuel, le décours des trois âges de la vie. Les développements amoureux associent de longs dialogues passionnés entre le héros, le dieu Amour et Vénus, l’épouse de ce dernier ; des récits de tentatives de séduction généralement avortés ; des mises en garde adressées aus femmes crédules ; une description détaillée des activités de l’entremetteuse. Autant dire que l’unité du texte, si elle existe, ce que je crois, tient plutôt au projet de l’auteur qu’aux formes des discours au moyen desquels il s’exprime.

Au milieu de cette extrême variété, les discours sur la femme, seuls susceptibles de nous instruire sur la vision que porte sur elle notre auteur, prennent eux-mêmes des formes fort différentes. La forme canonique est le portrait : le Livre en comporte quelques-uns. Le premier est consacré à la dame recluse.

168. Dame de haute lignée et de grande noblesse,

       ce qui est propre aux dames elle en sait les finesses ;

       sage et de bon sens, ignorant vilenie,

       remontrant en savoir à bien de ses égales ;

 

169. une taille bien prise, une mine amoureuse,

       bien faite, élégante, plaisante et fort belle,

       courtoise et mesurée, avenante, charmante,

       gracieuse et attirante, amour en toute chose.

Les adjectifs choisis semblent vouloir épuiser, par le biais de l’accumulation, le registre des vertus courtoises au point de déboucher sur la redondance d’un amour incarné plutôt qu’illustré par la dame. Mais la sensualité court sous l’hommage rendu aux excellences de cette noble personne. C’est là, sans doute un trait propre à notre auteur, qui ne trouve point illégitime l’aveu du désir amoureux et n’a cure de réprimander les femmes pour l’attrait qu’elles exercent sur les hommes.

Plus loin, le poète s’exprime avec moins de détours sur les qualités physiques requises chez la femme. Il place le propos dans la bouche de Sire Amour, qui a accepté d’instruire son disciple, à savoir le héros, des subtilités des choses de l’amour.

431 Cherche femme gracieuse, très belle et fort bien faite,

       qui ne soit point trop grande ni non plus une naine ;

       si tu le peux ne veuille aimer femme vilaine,

       elle ne sait rien d’amour, c’est un croque-mitaine.

 

432 Cherche une femme bien proportionnée : une tête petite,

       la chevelure blonde mais non teinte au henné ;

       les sourcils séparés, longs, hauts et fort arqués ;

       un peu large de hanches, telle est allure de dame.

 

433 De grands yeux saillants, colorés et brillants,

       aux cils longs et très clairs, en tout point élégants ;

       les oreilles petites et fines ; observe bien

       si elle a un long cou, c’est ce que l’on aime.

 

434 Que son nez soit effilé, ses dents toutes menues,

       égales et très blanches, et un peu écartées ;

       bien rouges les gencives, les dents un peu pointues ;

       les lèvres de sa bouche rouges et point charnues.

 

435 Une bouche petite, ainsi, de bonne guise,

       et un visage blanc, non velu, clair et lisse ;

       trouve-toi une femme qui la voie sans chemise,

       car la forme du corps te dira : “Bonne prise”.

Le portrait est classique, au demeurant, pour ne pas dire topique, comme se sont plu à le souligner depuis longtemps les commentateurs. Pourtant, il recèle certains traits originaux. L’allusion à la largeur des hanches, que F. Lecoy croyait pouvoir qualifier de simple facilité rendue nécessaire par les contraintes de la strophe, a donné lieu à bien des commentaires[1]. On a pu y voir un trait propre au physique et à l’esthétique méditerranéens. Quant au conseil contenu dans les deux derniers vers, il tranche avec les habituelles mentions des parties cachées de la dame auxquelles les auteurs se contentent de renvoyer par l’imagination à la fin du portrait. Le regard est ici plus incisif voire plus insistant et laisse supposer que ce qui anime le locuteur, ce n’est pas eulement une intention esthétique.

Au-delà de l’originalité de ces aspects, ce qui frappe ici, c’est donc la relative crudité de la description, qui s’achève sur une formule sans ambiguïté empruntée au vocabulaire du chasseur. Cette crudité d’expression est d’autant plus évidente que le discours est supposé être énoncé à haute voix, comme une conversation surprise entre deux mâles qui ne font pas de manières pour dire tout haut l’idée qu’ils se font d’une compagne idéale. Encore une fois, la sensualité est de mise et le ton du discours est rien moins que réservé.

Cette tonalité s’accentue peu après lorsque le dieu Amour instruit son protégé sur ce qu’il doit attendre de la contemplation, par son entremetteuse, de la beauté dénudée.

444 Si elle dit que la dame n’a pas des membres grands

       non plus que des bras fins, demande‑lui aussitôt

       si elle a de petits seins ; si elle dit oui, demande

       comment est le reste du corps, pour être vraiment au fait.

 

445 Si elle dit que les aisselles elle a un peu humides,

       qu’elle a les jambes courtes et le buste très long,

       les hanches un peu larges, les pieds, petits, voûtis :

       sache que telle femme ne court pas les marchés.

 

446 Très folle entre les draps mais très sage à la tâche,

       n’oublie pas cette femme, ne pense plus qu’à elle.

       Ce que je te prescris, Ovide en est d’accord,

       si tu veux l’obtenir cherche une vieille experte.

 

447 Il est trois choses que je n’ose te découvrir,

       ce sont des défauts cachés qui font beaucoup médire :

       très rares sont les femmes qui peuvent s’en guérir ;

       si j’osais en parler elles se mettraient à rire.

 

448 Veille à ce qu’elle ne soit ni velue ni barbue :

       cette demi‑démone, le Diable la secoue!

       Si elle a les mains petites, fines, la voix aiguë,

       telle femme, si tu peux, sois sensé, changes-en.

 

449 À la fin de ton boniment, pose-lui une question :

       si c’est une femme gaie, qui se pique d’amour,

       si elle est un peu froide, si elle est attentive,

       si elle consent à l’homme, accouple‑toi à elle.

 

450 Cette femme mérite d’être servie et aimée :

       elle est bien plus plaisante que d’autres à courtiser ;

       si tu en trouves une et tu veux l’appâter,

       fais tout pour la servir en paroles et en faits.

Le parrainage d’Ovide est ici quelque peu usurpé car le maître ès amours romain ne fait pas de telles distinctions entre les femmes : toutes lui semblent dignes d’être aimées. Notre auteur, lui, sait montrer ses préférences et celles-ci s’embarrassent peu de circonvolutions. Les qualités dont le dieu recommande la recherche aboutissent toutes à une pratique sexuelle dépourvue d’ambiguïté. Ce que le dieu Amour préconise, c’est la recherche d’une partenaire douée pour le déduit. Pour y parvenir, il met l’accent sur les parties du corps de la femme qui ont un rôle primordial à jouer : les seins, les jambes, les hanches — une nouvelle fois —, les pieds. Par ailleurs, il manifeste une répugnance à l’égard de quelques particularités dont certaines sont effectivement peu attirantes, telles la pilosité excessive ou, à la rigueur, une voix trop aiguë, alors que d’autres semblent correspondre à un goût plus personnel, tels les bras fins ou les mains petites. Mais comment ne pas être frappé par le détail des aisselles humides, qui ne relève plus de la contemplation pure mais d’une vision fortement érotisée de la dame?

Si nous voulons donner toute sa signification à cette quête des témoignages que recèle le texte sur l’idée que notre clerc se fait de la femme, nous ne pouvons nous en tenir aux seules dames aimables. Il nous faut nous intéresser aussi à des femmes moins attirantes et, pour tout dire, moins conventionnelles. La première d’entre elles est l’entremetteuse, instrument obligé de la conquête de la femme aimée selon la norme ovidienne et peut-être aussi selon les coutumes castillanes du temps de l’Archiprêtre.

924. À telle messagère, ne perds pas le respect :

qu’elle chante bien ou mal, ne la traite pas de corneille,

d’appât, de couverture, de massue ni de cuirasse,

de heurtoir, de cordon, de licou ou d’étrille,

 

925. de crochet, de taie, de cordeau ni de surtout,

de râpe à bois ou de racloir,

de pelle, de pierre à meule, de frein, de colporteur,

d’ébraisoir, de tenailles ou aussi d’hameçon,

 

926. de cloche, de chevillette, de maquerelle ou de trique,

de courroie, de héraut, de guide ou de fille des rues.

Ne l’appelle jamais coureuse, même si elle court pour toi :

si tu suis ce principe, la vieille t’aidera.

 

927. Aiguillon, escalier, frelon ou piège à oiseaux,

laisse, piquet, ni registre ni glose :

énumérer tous ces noms m’est chose difficile,

car elle a plus de noms et de tours que la goupile.

Nous voilà loin, en apparence, d’une approche sexuelle de l’identité de la femme. La vieille entremetteuse ne saurait inspirer l’amour pour elle-même et la description qui en est faite ne semble guère renvoyer à une quelconque réalité sexuelle. Pourtant, prenons garde de mal interpréter cette avalanche de noms[2]. L’entremetteuse vit au centre du rapport amoureux et l’illustre d’une certaine manière. En effet, son expérience ne tient pas à un apprentissage « d’école » mais bien plutôt à une longue pratique ; aussi, tout discours la concernant est toujours un discours sur l’amour. Mais le statut qui est fait à sa féminité est fort différent de celui qui est réservé à la féminité de la femme aimable. Le poète en fait, en quelque sorte, un condiment de l’amour, un ingrédient obligé, qui sert autant à faire naître le désir qu’à l’assouvir. Et, pour décrire cette fonction essentielle, il utilise un vocabulaire bien particulier, emprunté au champ sémantique de l’outil. Cette mécanisation de l’agent premier de l’amour contribue à rendre ambiguë la nature de la vieille, dans la mesure où bien des expressions métaphoriques utilisées évoquent autant le sexe de l’homme que l’activité de l’entremetteuse. De plus, ce traitement tend à déshumaniser l’acte lui-même et ne peut manquer de rejaillir sur la partenaire éventuelle qui se voit ravaler à l’état d’objet ou de bête de somme, selon.

On observe donc une sorte de progression dans le discours sur la femme. Tant que le poète s’intéresse à elle, il sacrifie aux normes courtoises, se contentant de glisser des notations sensuelles d’assez bon aloi. Plus il s’intéresse à la réalisation de l’acte amoureux, plus son discours se fait cru, même s’il ménage les convenances en recourant à un codage qui le rend littéralement indéchiffrable.

Ce mouvement atteint un autre sommet avec l’apparition de la montagnarde.

Rappelons brièvement le contexte dans lequel se placent ces épisodes. Le héros se voit contraint de franchir les cols qui séparent le territoire de son archiprêtré de la ville de Ségovie, dont il prétend être originaire. Il entreprend ces voyages au début du mois de mars, alors que le temps est encore froid. Il s’égare et se retrouve, sans vivres, au milieu d’une nature hostile. C’est alors que survient une montagnarde, à la fois habitante des lieux et gardienne du passage, qui se propose d’aider le voyageur contre certain salaire. La scène se produit quatre fois et, de chaque rencontre, le poète nous donne deux versions : une version en tétrastrophes monorimes et une seconde en vers lyrique.

Cette dernière forme de versification ainsi que certains traits du récit évoquent, bien évidemment, la pastourelle. En fait, toutes les caractéristiques de ce genre se retrouvent dans l’un ou l’autre des quatre fragments : la rencontre du chevalier et de la paysanne; le dialogue qu’ils engagent; les promesses de dons; la réponse de la bergère. Mais tous ces éléments sont dévoyés de leur sens habituel ou, pour mieux dire, retournés. Qu’on en juge : le cadre n’évoque plus le locus amœnus traditionnel, mais une nature inhospitalière ; la bergère s’est muée en une agreste montagnarde ; son langage est dépourvu de fraîcheur ou de finesse ; la rencontre tourne d’emblée à l’affrontement musclé ; enfin, l’initiative ne revient pas à l’homme mais à la jeune femme, qui soumet à ses appétits son compagnon d’occasion.

Cette parodie d’un genre éminemment courtois conduit, bien évidemment, à modifier radicalement les circonstances de l’acte amoureux.

959.   Franchissant un matin                              960.   Je réponds à l’invite :

le port de Malétroit,                                            « Je vais à Blancsaulaie.

montagnarde me prit                                          – Le Malin t’a soufflé

dès que mon nez pointa.                                     propos si éhontés.

« Où vas-tu donc, hardi,                                     Sache qu’en ces parages

que cherches-tu ici                                             que je garde pour moi,

dans cette passe étroite? »                                 nul homme n’en sort vif. »

 

961.   Elle me barre le passage                          962.   Je lui dis : « Par Dieu, vachère,

la galeuse, la laide, la vilaine :                          n’arrête pas le voyageur.

« Par ma foi, messire écuyer,                             Ecarte-toi, cède le pas,

d’ici je ne bougerai                                            car je n’ai rien pour toi.

à moins d’une promesse.                                    – Alors retourne-t-en,

Tu auras beau faire,                                           repasse par Somosierra,

tu ne prendras pas le sentier.                             par ici tu ne passeras pas. »

 

963.   Le démon de montagnarde,                      964.   Il tombait neige et grésil.

saint Julien la punisse !                                      Ma montagnarde me dit

Elle me lance sa houlette,                                   sur un ton de menace :

fait voltiger sa fronde                                         « Paie ou il t’en cuira. »

et me jette une pierre.                                         Je lui dis : « Par Dieu, la belle,

« Par le sang du vrai Dieu,                                croyez que je dis vrai :

tu vas le payer cher! »                                        je serais mieux au chaud. »

 

965.   « Je te ménerai chez moi,                         966.   Effrayé et gelé que j’étais,

tu n’auras qu’à me suivre.                                  je lui promis un manteau,

Je ferai du feu dans l’âtre,                                  et pour orner ses vêtements,

t’offrirai pain et vin.                                           une broche, un pendentif.

Promets-moi quelque chose,                              « Désormais tu es mon ami.

je te tiendrai pour gentilhomme :                       Viens çà, approche donc,

tu t’es levé du bon pied! »                                  tu ne craindras plus le froid. »

 

 

 

967.   Elle me saisit fort par la main,                 968.   Bientôt elle me pousse

me couche sur sa nuque                                     vivement dans sa hutte,

comme maigre besace                                        me fait un feu de sapine,

et m’emporte au bas du port.                             me donne du lapin de garenne

« Sur ma foi, ne crains rien,                               de bonnes perdrix rôties,

tu auras de quoi manger                                    de la fouace mal pétrie,

selon l’us des montagnes. »                                un cuisseau de bon chevreau,

 

969.   «une chopine de bon vin,                          970.   Au bout de quelque temps,

beaucoup de beurre de vache,                            je me désengourdis ;

beaucoup de fromage frit,                                  plus je me réchauffai,

du lait, de la crème, et une truite,                       et plus je souriais.

puis me dit : ‘Sur ma foi,                                    La pastoure me jaugea :

mangeons ce pain rassis,                                    « Bon compain, il est grand temps. »

puis nous ferons la lutte.’ »                                Je commençai à comprendre.

 

971.   La coquine vachère

dit : « Luttons un moment,

lève-toi bien vite,

retire tes vêtements. »

Elle me prit au poignet;

je dus agir à sa guise.

J’ai bien lieu d’en être fier !

Désormais, la relation amoureuse se réduit à une lutte opposant deux corps, mus par des mobiles opposés : l’un se défend, l’autre cherche à satisfaire son désir. Que le premier soit celui de l’homme et le second celui de la femme ne fait qu’ajouter à la dimension parodique, qui est ici évidente. Mise à part l’introduction, le retournement du genre parodié est complet, au point que les dons émanent de la bergère et la séduction se fait à son initiative et à son profit. Ce changement radical de perspective est certainement en rapport avec la nature de la femme décrite qui, comme l’a bien souligné M. Zink, dans une étude déjà ancienne, a emprunté ses traits à la femme sauvage.

Le poète nous en donne un portrait saisissant qui nous permettra de clore cette galerie de portraits féminins en y ajoutant une note nouvelle, celle de la monstruosité.

1010. Ses membres et sa taille, il faut bien en parler;

c’était, croyez-le bien, jument à chevaucher;

qui la lutinerait pourrait mal s’en trouver :

sans son consentement, il ne pourrait la renverser.

 

1011. Dans son Apocalypse, saint Jean l’Evangéliste

n’a vu un pareil être, d’aussi méchant aspect ;

toute une troupe aurait bien du mal à la vaincre;

je ne sais de quel diable un tel monstre est aimé.

 

1012. Elle avait la tête très grosse, disproportionnée,

des cheveux courts et noirs, comme corneille déplumée,

des yeux profonds, vermeils, qui voyaient peu et mal,

l’empreinte de ses pas excède celle d’une ourse ;

 

1013. les oreilles plus grandes que chez un bourricot

et le cou, noir et large, est court et très velu ;

son nez est gros et long, comme d’un échassier,

il viendrait vite à bout du fonds d’un riche drapier.

 

1014. Sa bouche de doguesse, son museau grand et gros,

ses dents larges et longues d’âne rongeant son frein,

ses sourcils épais et plus noirs que les grives :

avis aux amateurs de beaux mariages !

 

1015. Plus grande que la mienne elle a barbe touffue ;

je n’y ai rien vu d’autre, si jamais tu y fouilles,

tu risques de trouver peu d’ordre en sa toilette :

mieux vaudrait t’occuper de tes propres oignons.

 

1016. Mais, à la vérité, j’ai vu jusqu’au genou :

des os beaucoup trop grands, la jambe pas menue,

de varices de feu elle avait grand foyer,

des chevilles plus grosses que celles des génisses ;

 

1017. plus large que ma main chacun de ses poignets,

velu, couvert de poils et perlé de sueur ;

sa grosse voix du nez, peu séduisante à l’homme,

est traînante, enrouée, caverneuse et sans grâce.

 

1018. Son doigt le plus petit est plus gros que mon pouce,

tu imagines sans peine comment sont les plus grands :

si, un jour, il lui prend envie de t’épouiller,

ta tête porterait les poutres d’un pressoir.

 

1019. Sous sa robe grossière ses nichons pendouillaient,

à hauteur de la taille, une fois repliés,

car, en l’état normal, ils iraient jusqu’au ventre

et danseraient d’eux-mêmes au son de la cithare.

 

1020. Les côtes de son flanc affreux étaient énormes :

trois fois je les ai comptées, en ayant pris du champ ;

je n’en dirai pas plus, plus rien ne conterai,

car garçon cancanier mérite réprimande.

 

1021. De ce qu’elle me dit et de sa piètre allure

je fis bien trois chansons sans pouvoir la dépeindre ;

deux sont des chansonnettes et l’autre un chant de marche :

si l’une te déplaît, lis-la, ris et tais-toi.

Pour ce portrait véritablement apocalyptique de la femme, le poète a recours, comme il nous y a accoutumés, à des registres différents, essentiellement celui du gigantisme et celui de l’animalité. Là aussi, la parodie est évidente, puisque le portrait de la montagnarde peut se lire comme une inversion du portrait de la dame courtoise. L’exercice de style saute aux yeux et il n’est sans doute pas nécessaire de rechercher des causes très profondes pour justifier, chez un clerc, ce goût pour une écriture ludique. Mais, le plaisir littéraire, même aussi évident, ne saurait être une explication suffisante. Alors, faut-il voir là un avatar de la « femme de mai », dont M. Zink rappelle le caractère de créature démonique, et un mythe en rapport avec le renouveau printanier?

La campagne printanière où monte la sève et où chantent les oiseaux inspire au poète, comme à toutes les créatures, un vague et puissant désir d’aimer. (p. 94)

Ce désir puissant qui saisit le héros de la pastourelle est de ceux qu’il n’a pas le loisir de satisfaire dans le monde policé de la cour où il aime. Son aventure avec la bergère lui offre, en quelque sorte, un exutoire à ses pulsions.

Cette explication paraît convaincante lorsqu’on l’applique à la pastourelle, mais elle ne semble pas convenir aussi bien à sa parodie. Comment ne pas voir, en effet, que le héros-mâle de l’aventure se pose en victime de cette sexualité triomphante, que cette explosion de vitalité se fait à ses dépens ? Il ne va donc pas chercher un dérivatif dans la nature, au contraire, il cherche à se mettre à l’abri d’une sexualité qui l’agresse, et il y parvient dans deux cas sur quatre seulement.

Une interprétation littérale de ces épisodes nous conduirait à retenir de ces montagnardes leur caractère de vilaines, par ailleurs plusieurs fois soulignés. En somme, le poète dénoncerait les risques encourus par ceux qui, du fait de leur état, ignorent les barrières que dresse le « bon amour » aux extravagances d’une nature insatiable. Le message serait universel et pourrait aussi bien s’appliquer aux hommes qu’aux femmes, la monstruosité n’étant pas l’apanage de la femme sauvage. Mais l’explication est un peu courte, car on peut difficilement réduire un discours parodique — cela vaudrait aussi pour un discours métaphorique —, à une interprétation littérale.

La clef d’interprétation de ces épisodes semble résider plutôt dans les circonstances temporelles dans lesquelles ils sont placés. Il s’agit du carême, période peu propice aux amours, comme l’illustre par ailleurs le poète, en décrivant les errances, pendant ces quarante jours, du dieu Amour, ballotté d’un endroit à un autre sans que personne lui donne l’hospitalité. Durant cette époque de purgation des âmes, le héros est interdit d’amour[3]. Comme le fait tout bon chrétien, il se conforme à cet interdit, lequel ne saurait être transgressé que dans une pulsion irraisonnée, qui ne garderait de l’amour que son caractère bestial. Le rôle dévolu à cette vision démonique de la montagnarde est de faire prendre conscience de la monstruosité de l’acte et de l’absolue nécessité de s’en préserver.

Il serait faux, me semble-t-il, de voir dans ce portrait outrancier de femelles en rut un trait de mysoginie, même s’il n’est pas interdit de penser que certains éléments de la description sont inspirés de la tradition antiféministe bien connue des clercs[4]. La leçon semble dépasser ces enjeux relativement anecdotiques pour toucher à quelque chose d’essentiel à propos de quoi notre clerc n’est pas disposé à transiger. Il y a peu de sujets sur lesquels il n’est pas prêt aux concessions; celui du respect du temps de l’abstinence en est un.

En fin de compte, quel regard notre clerc porte-t-il sur la femme? Il n’est pas toujours aisé de la savoir parce que le point de vue adopté, en présentant la femme le plus souvent comme une proie ou un objet de désir inaccessible, privilégie la description des efforts entrepris par l’amant et son intermédiaire pour parvenir à ses fins. Dans la mesure où elle est surtout perçue à travers l’acte de séduction, qui est la préoccupation première de l’auteur et de son héros, la dame est relativement peu mise en valeur, à l’exception toutefois de la jeune veuve adaptée de la Galathée du Pamphilus. L’apprentissage du séducteur, pour être véritablement efficace, exigeant un inventaire aussi large que possible des dames à séduire, l’accent est surtout mis sur la diversité de la qualité et du statut social de celles-ci. C’est ainsi que le héros tente de séduire successivement une dame lettrée, une boulangère, une dame noble et recluse, une jeune veuve, une religieuse, une mauresque, une femme du peuple et, dans chaque cas, il rencontre des difficultés appropriées à la situation.

Deux catégories s’excluent d’elles-mêmes, la vilaine et la vieille. Mais, plutôt que d’y voir un choix raisonné, peut-être faut-il interpréter ce fait comme une concession aux exigences de l’écriture poétique. La vieille est l’instrument obligé de la séduction; la vilaine s’exclut d’elle-même d’un monde encore fortement teinté de courtoisie.

La femme en général est plutôt bien traitée. On ne relève point de recours systématique à une argumentation mysogine, sauf peut-être le faux éloge des femmes petites qui s’achève sur une boutade :

« Choisis le moindre mal », a dit le philosophe :

c’est pour cela que des femmes, mieux vaut la plus petite.

De plus, le héros n’impute jamais ses échecs à la mauvaise volonté des dames qu’il entreprend de séduire. Il les assume, au risque de passer pour un benêt et, avec lui, tous les hommes qui l’imiteraient dans sa recherche effrénée d’une compagne à aimer. Pour peu qu’elle se montre prudente et point trop revêche, la dame trouvera aisément grâce à ses yeux.

Faut-il en conclure que Juan Ruiz est un clerc atypique? Je suis bien près de le penser. Je ne connais guère, en tout cas, de clerc qui fasse une lecture aussi indulgente et optimiste de la philosophie naturelle.

Michel GARCIA,

Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III)

 

 



[1] La leçon figure dans la version de Salamanque, qui est celle qui fait généralement autorité. La leçon de l’autre manuscrit qui comporte ce passage — « étroite de cheveux » ou « étroite de joues » — ne fait guère sens, surtout compte tenu du second hémistiche qui, lui, ne varie pas d’une version à l’autre. De plus, la leçon « un peu large de hanches » réapparaît dans le vers 445c, ce qui autorise à considérer légitime son commentaire.

[2] On ne se lancera pas ici dans un essai d’interprétation d’un vocabulaire qui reste très énigmatique. Contentons-nous de préciser son registre.

[3] Juste après ces aventures, il va faire retraite dans l’ermitage de Sainte-Marie du Gué (1043 sq).

[4] De même qu’il ne faudrait pas faire un sort aux traits d’anticléricalisme que contient parfois le texte. L’Archiprêtre ne s’est pas donné pour but de dénoncer les clercs, bien qu’il ne se prive pas de leur envoyer mainte pointe (tout particulièrement aux archiprêtres). Il s’agit simplement d’humour.

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Conférence prononcée le 28 juillet 1994, au colloque de Cerisy-la-Salle : Gaston Paris et la naissance des études médiévales, dirigé par R. Howard Bloch et Alain Boureau.

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Il est bien connu — et cette pratique perdure encore aujourd’hui, du moins parmi les chercheurs les plus anciens —, que la consultation des travaux de Menéndez y Pelayo constitue le passage obligé avant toute recherche sur quelque sujet de littérature ou d’histoire des idées que ce soit. Cette démarche, qui peut passer pour saugrenue aux yeux de non hispanistes — imagine-t-on pareille attitude chez des chercheurs français à l’égard de Sainte-Beuve, de Brunetière ou même d’Emile Faguet? — tient moins à la révérence dans laquelle on continue de considérer les écrits du maître qu’à la conviction qu’ils constituent encore la pierre de touche de tout savoir dans ce domaine. La pire des fautes serait, en particulier, que l’on ignorât quelque fait déjà mentionné par lui. Cette démarche, purement pragmatique et singulièrement dépourvue de prise en compte de la dimension idéologique de ses travaux, a contribué à entretenir l’idée que Marcelino Menéndez y Pelayo est l’initiateur absolu d’une recherche « scientifique » ou « moderne » en Espagne dans le domaine de l’histoire des idées.

Cette opinion est sans doute excessive car Menéndez y Pelayo, lui aussi, a bénéficié d’un héritage non négligeable de la part d’institutions dans lesquelles il jouera, le moment venu, un rôle éminent — Académie Royale d’Histoire, Académie Espagnole, Université —. Grâce aux deux premières, il dispose d’un corpus de textes publiés important, fruit d’une efficace collaboration entre les érudits de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et des éditeurs entreprenants, et aussi d’une masse de documents sauvés de la destruction par une politique systématique menée contre les excès des mesures de Désamortisation des biens d’Eglise. De plus, le domaine auquel il s’attache n’est pas vierge : depuis le début du XIXe siècle, des bibliographes et des chercheurs polygraphes ont tenté de replacer la production culturelle espagnole dans un contexte qui n’est plus strictement réduit aux limites de l’Espagne. Enfin, à l’Université, il a bénéficié de l’enseignement mais aussi de l’appui des maîtres du temps qui, même si leurs travaux souffrent de la comparaison avec ceux de leur disciple, n’en figurèrent pas moins parmi les sommités de l’époque et contribuèrent à favoriser l’extraordinaire cursus honorum du jeune érudit.

Cette reconnaissance d’une autorité fondatrice dans l’oeuvre de Menéndez y Pelayo rapproche ce dernier des maîtres français auxquels est consacré ce colloque. Il partage avec eux à la fois la qualité d’initiateur et la capacité à aborder un très vaste champ d’études qu’il marquera indélébilement de son empreinte. Mais il existe entre eux des différences notables. La première est que ce qui est le fait d’un groupe en France — Gaston Paris, Paul Meyer et Gabriel Monod — repose entièrement sur les épaules d’un seul en Espagne. Les autres différences tiennent aux présupposés idéologiques.

Menéndez y Pelayo naît en 1856. Il est donc un peu plus jeune que les trois rénovateurs français mais, compte tenu de son extraordinaire précocité et de sa mort prématurée à l’âge de cinquante-six ans (1912), cet écart se comblera bien vite. Il serait plus juste, cependant, de le rapprocher d’Alfred Morel-Fatio, qui est de six ans son aîné, et avec lequel il entretiendra des relations épistolaires suivies. Ce rapprochement chronologique n’est pas fortuit car, même si Menéndez y Pelayo mène ses activités dans le cadre espagnol et si l’histoire de son pays ne s’apparente guère à celle du Second Empire ou de la Troisième République, il ne peut manquer de subir l’influence des débats qui animent les milieux intellectuels français du moment. De plus, il effectue à vingt ans un double voyage initiatique, en Italie (janvier-juin 1877) et en France, Belgique et Pays-Bas (octobre-décembre 1877), qui ouvre des perspectives nouvelles à un jeune intellectuel qui, jusque-là, a vécu et étudié à Barcelone et à Madrid.

Comme ses contemporains français, Menéndez y Pelayo a une claire conscience des déficiences de la recherche dans son pays et, comme eux, il se propose de les combler. A cela s’ajoute la volonté de catalyser les énergies nationales. L’enjeu dépasse le strict point de vue culturel et touche à l’identité nationale. C’est une affaire d’état. Alors que Gaston Paris et ses pairs obtiendront l’appui de l’Ecole des Chartes du Collège de France et de l’Ecole Pratique, ainsi que la possibilité de diffuser leurs idées au moyen de revues, Menéndez Pelayo se verra proposer de nombreux postes de responsabilité à partir desquels il pourra mieux faire passer ses idées[1]. Mais si la situation sociale et professionnelle des uns et des autres offre bien des analogies, les divergences sont importantes sur les moyens qu’ils se donnent pour mener à bien leur tâche critique.

Les français choisissent la voie du positivisme. Pour Menéndez y Pelayo, le positivisme est l’ennemi. De même, le diagnostic sur les causes de ces déficiences varient. Pour les français, il repose sur leur incapacité à adapter le modèle allemand, ce qui conduira notre pays, sur l’injonction de Renan, à imiter le vainqueur de 1870 afin de percer son secret et de s’approprier sa force. Les circonstances historiques n’offrent pas à un espagnol une ressource aussi pratique et immédiatement satisfaisante. N’ayant pas encore été confronté à la douloureuse évidence d’une irrémédiable décadence de l’état héritier de l’empire des Habsbourg, qui se manifestera avec un éclat douloureux lors de l’accession à l’indépendance des Philippines et de Cuba en 1898, l’intellectuel espagnol se voit conduit à mener une recherche qui, bien souvent, prend des accents de plaidoyer pro domo au détriment d’une évaluation objective des faits.

Menéndez y Pelayo consacre à cette réflexion le premier de ses ouvrages, ses Lettres sur la Science Espagnole. Il s’y interroge sur les raisons de l’absence d’un esprit et d’une pratique scientifiques en Espagne et la marginalisation qui en résulte pour ce pays au regard des autres nations d’Europe. Il y combat l’idée généralement répandue, selon laquelle il faut chercher la cause de cette pénurie dans l’emprise qu’exerce sur la science la religion, à travers l’Inquisition, à l’époque où, justement, la science prend son essor en Europe. Il y montre qu’à son avis, l’Inquisition n’a pas combattu la science naturelle. Sa démonstration le conduit à une impasse, à laquelle il croit échapper en attribuant la spécificité espagnole à « un mystère de la race qu’il conviendrait d’élucider[…][2] ».

Cette démarche du début de sa carrière place, au centre des préoccupations de Menéndez y Pelayo, la période de la Renaissance et non pas, comme chez les français, le Moyen Age. Son souci n’est pas de retrouver les origines de la nation pour en comprendre les spécificités mais de remonter au moment de l’apogée de l’Espagne pour y rechercher les causes de la décadence ultérieure. Aussi prône-t-il un militantisme catholique qui le marquera à jamais et fera peser très longtemps la suspicion sur ses travaux[3]. Et, de fait, cette recherche de causes aboutit à une justification de l’action de la Contre-Réforme en Espagne. La Renaissance doit à l’Espagne d’avoir été christianisée par elle.

Elle éloigne aussi Menéndez y Pelayo de la prise en considération du modèle allemand. Dans ses premiers écrits, le chercheur espagnol manifeste une violente répugnance à l’égard d’une germanité dont il fait un repoussoir de la latinité, qu’il orne, par opposition, de toutes les vertus. Dans son Horace en Espagne, il reconnaît sous le poète latin « l’expression la plus parfaite de l’équilibre et l’harmonie, vertus éminemment antiques[4] ». En revanche, l’époque contemporaine, sur laquelle les germains font sentir toute leur influence, se caractérise par la confusion et le désordre. Le goût allemand, qu’il enferme dans une spécificité inconciliable avec une esthétique légitime, ne mérite de sa part que des appréciations très négatives[5]. On comprend que cette conception incite peu Menéndez y Pelayo à se tourner alors vers le Moyen Age. Il devrait s’y accommoder de la présence des Wisigoths et réviser considérablement la théorie du châtiment divin appliqué à ces derniers au moyen de l’intrusion de l’infidèle musulman[6].

Ces idées outrancières n’avaient guère de chances d’être reçues outre-Pyrénées. Aussi Menéndez y Pelayo n’eut-il guère de rapports, pendant ces années, avec les chercheurs français de la nouvelle école. En revanche, les français s’intéressaient aux recherches menées en Espagne. C’est à Alfred Morel-Fatio que fut confié le soin de suivre les travaux des historiens espagnols. C’est ainsi qu’il fut conduit à rédiger plusieurs recensions des publications espagnoles dans le « bulletin historique » de la Revue Historique. Il s’y employa avec une très grande sévérité, dans la fidélité aux principes positivistes en vigueur. Ces pages sont un excellent révélateur des reproches qu’encouraient, aux yeux de la nouvelle école française, la recherche espagnole. Dressons-en un rapide inventaire[7]. Les historiens espagnols font une histoire militante, partiale, politiquement et religieusement engagée. L’influence du catholicisme, toujours perceptible, s’oppose au développement d’une science moderne. En ce qui concerne la méthode de travail, on déplore que les chercheurs contemporains n’aient pas recueilli la tradition philologique des éditeurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Au lieu de s’astreindre à publier des textes, en les accompagnant d’un apparat critique important, sous forme d’introductions et de notes érudites, ils prétendent réaliser des ouvrages généraux, voire de vulgarisation, sans fondement scientifique satisfaisant.

Au-delà de ces remarques, qui s’inspirent effectivement de parti-pris théoriques proclamés, on ne peut manquer de percevoir une opposition idéologique de fond entre ces républicains, modérés à la façon de Morel-Fatio ou plus engagés à la façon de ses maîtres[8], souvent d’origine protestante, et les catholiques purs et durs de l’intellectualité officielle espagnole. Les premiers, conscients de la diversité des situations historique et politique des deux pays, admettaient que leurs idées eussent besoin d’être adaptées pour s’imposer aux esprits et à l’histoire espagnols; aussi réservaient-ils leurs sympathies au constitutionalisme modéré et au catholicisme débarrassé de son caractère ultra-montain qu’incarnait Cánovas del Castillo. Mais Menéndez y Pelayo n’appartenait pas à ce camp. Comme le résumera excellemment l’éditeur de la correspondance entre ce dernier et Morel-Fatio : « c’était le français enragé et l’espagnol castizo, l’esprit fort et le catholique acharné, le philologue et l’humaniste, le pur cérébral et l’homme tout de coeur »[9]. On ne saurait mieux résumer l’opposition foncière entre ces deux hommes qu’à travers ce bref échange provoqué par une critique de Morel-Fatio à la sortie du tome II de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols :

Je comprends parfaitement que tout ce qui n’est pas catholique romain et espagnol vous soit anthipathique; mais une histoire n’est pas un acte d’accusation […] Parce que des gens [les protestants] ont commis l’horrible faute de modifier quelques dogmes peu essentiels d’une religion d’origine sémitique, étrangère à notre race indo-européenne, vous les mettez hors la loi!

A quoi Menéndez y Pelayo répliquait :

Je ne conviendrai pas que mon livre est de parti-pris. C’est un livre d’histoire, mais écrit par un croyant qui ne cache pas ce qu’il croit, mais qui craint par dessus tout d’altérer consciemment la vérité[10].

Engagé sur de telles prémices, le dialogue semblait devoir tourner court. Pourtant, les deux érudits mintiendront des relations épistolaires suivies, non dépourvues de piques, mais qui témoignent, en fin de compte, d’un évident respect mutuel. La capacité de travail, la puissante faculté de conceptualisation, le projet original, l’honnêteté foncière de l’espagnol ont sans nul doute impressionné le français, qui s’avéra incapable de son côté de mener à bien une oeuvre d’envergure. D’autre part, les idées de l’école française, bien qu’il s’en soit défendu ou ne l’ait jamais reconnu, ont fini par influencer Menéndez y Pelayo. C’est ce que nous allons tenter d’évaluer en passant rapidement en revue les idées que notre érudit espagnol a énoncées sur le Moyen Age.

Il ne fait que peu de cas de cette période dans ses premières années de recherche, obsédé qu’il est de défendre une vision favorable de l’Espagne à l’époque de son apogée, aux XVIe et XVIIe siècles. C’est à travers sa réflexion sur la poésie, initiée dans son Histoire des Hétérodoxes Espagnols, qu’il s’intéresse aux auteurs médiévaux. Le discours déjà mentionné sur Raymond Lull marque un changement radical de point de vue. Alors qu’il n’a que vingt-huit ans, rappelons-le, Menéndez y Pelayo abandonne certains des présupposés sur lesquels il fondait sa démarche. Il y reconnaît la prééminence de la philosophie allemande, — ce qui, à une époque où la pensée progressiste promeut la pensée de Kant, ne manque pas d’intérêt —, qu’il place, avec la philosophie grecque, au-dessus des auteurs italiens, français et espagnols. Il ne repousse plus l’ouverture à l’étranger, l’encourage, au contraire, sans distinction de pays ou d’auteurs, pour peu que cet apport extérieur soit source d’enrichissement. Il ne réduit plus la littérature française médiévale à un marasme auquel la Renaissance est censée mettre fin. Bref, Menéndez y Pelayo démontre alors avoir abandonné et dépassé son manichéisme culturel. Dans ses Idées esthétiques, il ira même plus loin, en qualifiant le Moyen Age de premier âge français, d’époque qui se caractérise par la prééminence culturelle française, à laquelle la Renaissance, mouvement d’indépendance, fera perdre la première place.

Retenons, au-delà des idées énoncées, qui sont rapportées ici de façon trop lacunaire et schématique, compte tenu du volume de publication concerné et de ses aspects parfois contradictoires, que Menéndez y Pelayo n’ignore plus le Moyen Age, comme il l’a fait jusque-là, en refusant de lui assigner une place significative entre l’Antiquité qu’il révère et la Renaissance qui le passionne. Il le prend en compte sans pour autant l’utiliser comme support privilégié d’étude. Il le considère, tout au plus, comme un passage obligé, exigé par le respect de la chronologie[11].

Dans son Anthologie des Poètes Lyriques espagnols, il consacre de nombreux chapitres à la poésie médiévale et, plus précisément, à celle du XVe siècle. Dans la longue introduction qu’il consacre à chacun des chapitres, il dresse un aperçu général des conditions historico-politiques qui accompagnent cette production ainsi que des principes esthétiques mis en oeuvre. La description historique vient en premier. Il n’y épargne pas les jugements de valeur et dresse des tableaux enlevés, dans un style brillant que n’aurait pas désavoué Michelet[12]. Le désir de présenter une situation qu’il condamne par avance le conduit à des généralisations abusives et aussi à une reprise à son compte du moindre témoignage contemporain susceptible de nourrir une appréciation déjà arrêtée. Cette approche s’effectue au prix de l’abandon de la recherche d’une cause principale, qui aurait, sans nul doute, été beaucoup plus convaincante. Ainsi, après avoir énuméré, pour dénoncer la situation déplorable à ses yeux que connaît la Castille au XVe siècle, des causes aussi nombreuses et variées que l’abaissement du pouvoir royal, l’exacerbation des intérêts particulier, le refus de toute ambition extérieure, l’affaiblissement de la ferveur religieuse, l’abandon de la lutte contre l’infidèle, le relâchement des liens sociaux, la licence des moeurs et la fausse conversion des juifs, il conclut :

Le résultat de toute cette perturbation, née de causes aussi hétérogènes (auxquelles il conviendrait peut-être d’ajouter l’influence du scolasticisme nominaliste de la dernière période, les reliques de l’avéroïsme et les premières manifestations de l’incrédulité italienne) fut un état de positive décadence de l’esprit religieux […]

L’érudition de l’auteur cherche à emporter la conviction du lecteur par son effet cumulatif plus que par la pertinence du raisonnement, et la conclusion avancée montre que le souci du critique n’est pas tant politique que moral. Un autre exemple de cette utilisation de l’érudition à des fins argumentaires est l’usage qu’il fait des titres d’œuvres et des noms d’auteurs, qu’il cite généralement en série, comme autant de preuves de ses assertions. Le ton et la technique changent dès qu’il aborde le règne d’Isabelle et de Ferdinand. Cette fois, il adhère sans l’ombre d’une hésitation aux éloges les plus appuyés que nous ait légués la littérature de l’époque. Les commentaires dont il accompagne ces témoignages relèvent de l’évidence pure plutôt que de l’explication[13].

L’évaluation de la production littéraire ou artistique de cette époque, dans un cadre aussi étroitement défini, s’avère donc délicate, dans la mesure où il peut exister une contradiction — et, de fait, elle existe souvent —, entre une situation de stabilité ou d’hégémonie politique et la production artistique qui lui correspond. Menéndez y Pelayo ressent un réel embarras devant la nécessité de concilier un cadre historique prédéfini et une réalité culturelle qui le dément parfois. Comment concilier, par exemple, un tableau aussi sombre que celui que lui semblent mériter les premiers règnes du siècle avec l’éclat des arts et des lettres qu’ils connurent? La situation est gênante et Menéndez y Pelayo s’en tire comme il peut : ou il reconnaît le fait, et il assigne à la culture une fonction ludique[14]; ou il réduit le règne — c’est la solution qu’il choisit pour celui d’Henri IV (1454-1474) — à n’être qu’une simple parenthèse sans influence sur l’évolution autonome des arts et des lettres[15].

Pour le règne des Rois Catholiques, le point de vue est différent. Dès l’instant où il considère cette période comme l’amorce de l’hégémonie espagnole des deux siècles suivants et, en quelque sorte, le socle d’une puissance à venir, le bilan cède la place à l’annonce d’une réalité reconnue. En somme, l’époque des Rois Catholiques ne peut qu’enterrer la culture médiévale et préluder du classicisme qui s’annonce. Malheureusement, les faits ne s’adaptent pas vraiment à cette exigence. Aussi l’auteur doit-il faire preuve d’une grande virtuosité expositive pour ne pas se déjuger. La littérature de ce règne appartient plus au Moyen Age qu’à la période classique « bien que, de mille façons, elle l’annonce et la prépare ». Le théâtre « s’émancipe et se sécularise » mais sans parvenir à se libérer de ses formes élémentaires. L’histoire « n’ose pas abandonner la forme de la chronique ». Bref, Menéndez y Pelayo est obligé de convenir que ce règne n’a pas innové, qu’en somme, la création culturelle n’est pas à la hauteur des espérances soulevées par l’excellence historique du gouvernement des Rois Catholiques.

Nous allons arrêter ici ce trop rapide survol d’une œuvre très considérable, que les études existantes sont loin d’avoir épuisées. On conviendra qu’il n’était guère possible d’omettre un érudit de cette envergure dans une rencontre qui s’est donné pour but d’étudier l’action de Gaston Paris et de ses contemporains pour une rénovation des études littéraires, même si nous avons surtout été conduit à opposer la théorie et la méthode des uns et des autres. Au moins aurons-nous contribué à faire prendre un peu mieux la mesure de l’innovation que l’on doit à l’école française. Une approche à la Menéndez y Pelayo, en France, à la même époque, n’était pas, en effet, à exclure a priori[16].

On mesurera aussi combien les circonstances historiques sont déterminantes sur le cours des idées que pratique la critique historique. Sans tomber dans un déterminisme trop étroit, on peut affirmer que la diversité des situations vécues par les Espagnols et les Français a eu un effet déterminant dans l’orientation de la démarche critique, surtout dans mesure où elle touche à une réécriture de l’histoire. La France doit régler ses comptes avec une germanité triomphante, qui lui vole une hégémonie culturelle qu’elle pensait s’être définitivement acquise au terme d’une glorieuse histoire couronnée par l’universalisme de la Révolution. L’Espagne a d’autres comptes à régler et elle n’a pas le loisir, pour le faire, de s’appuyer sur une histoire récente ni sur un ennemi aussi nettement reconnu. Reconnaissons que sa tâche est plus ardue, car l’histoire, en l’obligeant à une vision nostalgique de son passé, ne la renvoie qu’à elle-même.

Ajoutons enfin que Menéndez y Pelayo, même s’il a largement dominé ses contemporains au point de les éclipser, n’incarne pas à lui seul toute la pensée historico-critique de son époque. Lui-même a subi des influences qui ne sont dues ni à ses maîtres, ni à ses rivaux étrangers mais à certains de ses contemporains plus jeunes que lui. Au premier rang de ces derniers figure Ramón Menéndez Pidal. Sa formation, effectuée en grande partie dans l’Université française acquise aux idées de Gaston Paris et de ses pairs, a suivi un cours très différent que celle de son prédécesseur. Aussi est-il du plus grand intérêt d’entendre ce qui va être dit sur ce maître de la philologie espagnole du XXe siècle.

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Marcelino MENENDEZ Y PELAYO (1856-1912)

Quelques données biographiques

 

Né à Santander.

Effectue ses études à l’Université de Barcelone (1871-1873); à l’Université de Madrid (1873-1874). Il obtient sa Licence à Valladolid (1874) et son Doctorat à Madrid (1875).

1876 : Lettres sur la Science Espagnole (dans la Revista Europea).

Sept. 1876-juin 1877 : il effectue plusieurs voyages au Portugal; en Italie; en France, Belgique et Pays-Bas.

1877 : Horace en Espagne (Premier chapitre d’une Bibliographie Hispano-latine).

1878 : Etudes poétiques.

1878 : il obtient une chaire à l’Université de Madrid.

1880 : il est élu à l’Académie Espagnole.

1880-1882 : publication de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols.

1883-1891 : publication L’Histoire des Idées Esthétiques.

Entre 1884 et 1908 : cinq volumes d’Etudes Littéraires.

1892-1902 : Œuvres de Lope de Vega.

1890-1908 : publication de l’Anthologie des Poètes Lyriques Espagnols.

1893-1895 : Anthologie des Poètes Hispano-américains.

1905-1910 : publication des Origines du Roman.



[1] Le fait le plus significatif de cet état d’esprit est le discours sur Raymond Lull que Menéndez y Pelayo prononce à Majorque le 1er mai 1884, peu après son élection comme député de cette province, lors de l’unique séjour qu’il y effectuera. Cf. infra.

[2] Cité par GARCIA VALDECASAS, Alfonso. « Cultura española y cultura europea en el pensamiento de Menéndez Pelayo ». Homenaje a don Marcelino Menéndez Pelayo en el primer centenario de su nacimiento. Madrid : Publicaciones de la Universidad de Madrid, 1956. P. 77. García Valdecasas propose de s’interroger, plutôt que sur les raisons du retard de l’Espagne, sur les raisons du décollage de la science européenne aux XVIe et XVIIe siècles. Il attribue celui-ci à une sorte d’évasion due à la rupture de l’unité des croyances résultant de la Réforme. De la lutte des confessions, on passe à la considération d’une religion naturelle et, de celle-ci, à une religion de la nature. En somme, l’essor de la science naturelle serait un fruit de la Réforme et son absence, de la Contre-Réforme.

[3] Dans Les Lettres sur la Science Espagnole, il définit « la nation espagnole par le catholicisme, et la perfection du catholicisme par les formes que la vie religieuse avait revêtues en Espagne lorsque l’étranger n’exerçait aucune influence dans le pays ». De même, pour lui, l’Inquisition est « l’émanation la plus élevée, en même temps que la plus représentative, de la communauté espagnole ». BARON, André. Menéndez y Pelayo et la culture française, de l’époque de la formation à l’achèvement de la Historia de las Ideas Estéticas en España (1868-1891). Thèse soutenue à Paris IV (1981). Exemplaire dactylographié. P. 280. Nous tenons à remercier A. Baron pour les informations qu’il a bien voulu nous fournir, à notre demande, lors de la préparation de cette communication.

[4] Ibid. p. 419.

[5] « Le goût allemand? Horreur! Il a avec le nôtre la même relation que celui du Congo ou de l’Angola. Pas de Heine, de Uhland ou de Ruckert. Tout cela est peut-être, et effectivement positif, là-bas, dans leur pays, mais loin, très loin d’ici. Pas d’ »humorisme » ni de nébulosité. Suum quique. Aux Latins, la poésie latine; aux germains, le germanisme pur ». Dans son Histoire des Hétérodoxes, il reprend cette distinction entre Germains et Latins. Les Latins sont une « sorte de peuple élu, doté providentiellement d’immenses qualités et vertus, tandis que les Germains ne se définissent que par rapport à eux : instruments de la « colère divine », ils n’auraient d’autre fonction — providentielle — que punir leurs [des Latins] péchés ». Ibid., p. 512.

[6] Les Wisigoths ne trouvent grâce à ses yeux qu’à la suite de la conversion de Récarède, laquelle s’apparente à une victoire des Latins et à une capitulation des Germains.

[7] On suit ici les excellentes pages consacrées à ce sujet par Niño, Antonio. Cultura y Diplomacia. Los Hispanistas franceses y España : 1875-1931. Madrid : CSIC et Société des Hispanistes Français, 1988.

[8] Morel-Fatio, sans doute par fidélité à la famille Cavaignac, fut le seul à ne pas rejoindre le parti dreyfusard.

[9] « […] eran el francés enragé y el español castizo, el esprit fort y el católico a machamartillo, el filólogo y el humanista, el cerebral puro y el hombre todo corazón ». SANCHEZ REYES, Enrique. Epistolario de Morel-Fatio et Menéndez y Pelayo. Santander : CSIC, 1953. P. 8.

[10] « No convengo en que mi libro sea de partido. Es de historia, pero escrito por un creyente que no disimula lo que cree, pero que teme no poco alterar la verdad a sabiendas ». Cité dans NIÑO, Antonio. Cultura y Diplomacia…, p. 63-64.

[11] Le paradoxe est que, dans ses oeuvres de la maturité, qu’il ne pourra pas mener à leur terme du fait de sa mort précoce, les parties consacrées au Moyen Age, ayant été déjà rédigées, prennent une importance de fait qui n’existait probablement pas dans l’idée de l’auteur. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ce phénomène purement quantitatif et occasionnel.

[12] « De même que dans l’ordre du politique, ce règne [celui de Jean II (1406-1454)] est une époque de transition entre le Moyen Age et la Renaissance pour ce qui touche à la littérature et aux moeurs. […] Sans que les moeurs s’humanisent en profondeur, et au milieu de continuelles recrudescences de la barbarie, se liment peu à peu, cependant, les aspérités du traitement courant, et même les crimes politiques adoptent la forme de la perfidie courtisane, très éloignée de la candide férocité du XIVe siècle » dans Antología de Poetas Líricos Españoles. Madrid : CSIC, 1944. Tome II,  p. 8.

[13] « Les documents publics et privés qui font foi de l’état misérable du royaume à l’époque d’Henri IV sont si abondants que cela paraît presque un lieu commun d’y insister ». Id., Tome III, p. 9. Plus loin, il écrit : « Aucun des plus ardents panégyristes de la Reine Catholique (et qui peut manquer de l’être?) […] ». Ibid., p. 11.

[14] « […] Les habits et les maquillages des femmes étaient tels que les décrit minutieusement dans son Corbacho l’Archiprêre de Talavera. Qu’il y eût moralement dans tout cela un danger et même un dommage notoire, cela va de soi; mais que toute cette vie joyeuse, fastueuse et pittoresque que menaient non seulement les grands seigneurs et les nobles mais aussi les riches marchands de Tolède, de Ségovie, de Médina ou de Séville, qui entretenaient des échanges et des relations avec ceux de Gand, de Bruges ou de Liège, avec ceux de Gênes et de Florence fût, en même temps un moment de paix et un rayon de soleil au milieu de tant de désastres, un stimulant et un plaisir pour l’imagination, et une atmosphère adéquate pour un certain type de culture, ne saurait non plus être nié ». Ibid., p. 13. On conviendra que l’explication est courte.

[15] Ibid., p. 285 et ss.

[16] On ne peut manquer de prendre en compte, si l’on veut évaluer objectivement l’oeuvre critique de Menéndez y Pelayo, que sa démarche est essentiellement préoccupée d’esthétique, une dimension qui échappe en grande partie, sauf erreur de notre part, à ses contemporains français. Une comparaison entre les français et l’espagnol, si elle s’effectue uniquement sur le terrain de prédilection des premiers, se fera, par conséquent, forcément au détriment du second, ce qui serait injuste. On comprendra donc que notre propre évaluation de l’oeuvre de Menéndez y Pelayo est loin d’être aussi négative que pourraient le laisser penser certaines affirmations exprimées dans cette communication. L’oeuvre du santandérin appartient à l’histoire et, de ce fait, mérite tout notre intérêt.

Poèmes en galicien dans les recueils poétiques espagnols de Paris

En prévision du projet Xacobeo 93, qu’il avait conçu pour relancer le Chemin de Saint-Jacques dans toute l’Europe, le gouvernement de Galice me chargea d’organiser un colloque international à la Sorbonne. Les séances se tinrent, salle Louis Liard, du 19 au 22 novembre 1991. Elles réunirent d’éminents spécialistes : Giuseppe Tavani, Alison Stones, José Da Silva, Léon Pressouyre, Serafín Moralejo, Carlos Alvar, John Williams, Lucia Gai, Vicente Beltrán, Marie-Madeleine Gauthier, Manuel Díaz y Díaz, Anders Arfwedson. Les Actes de cette rencontre n’ont jamais été publiés. Je reproduis ci-dessous le texte de la conférence que j’ai prononcée à cette occasion.

 

Les poèmes en galicien dans les recueils poétiques espagnols de Paris

Michel GARCIA

Université de la Sorbonne Nouvelle

Lorsque, cédant à l’amicale pression des organisateurs, j’acceptai de faire une communication à l’occasion de ces Journées sur le Chemin de Saint-Jacques, je me trouvai confronté à une tâche fort difficile. Il me fallait tenir compte, en effet, de ma relative incompétence sur le sujet retenu, mais aussi de la nécessité d’associer Paris à cet hommage à la Galice et à son pélerinage, à l’imitation de ce qu’ont si bien su faire nos collègues historiens de l’art, sous la direction éclairée de Léon Pressouyre. Je dirigeai donc mes pas vers ce Cluny bibliographique qu’est, pour l’hispaniste médiéviste, la Bibliothèque Nationale et, plus précisément, son fonds de manuscrits, qui recèle d’inestimables trésors littéraires espagnols. J’y retrouvai là de vieux compagnons, ces "chansonniers" ou recueils poétiques qui, bien que tardifs -puisqu’ils datent du XVe siècle- et de provenance castillane pour la plupart, contiennent plus d’une pièce en galicien.

Cette conférence me paraissait donc une excellente occasion de faire le point, après d’autres critiques, sur l’importance et la nature de cette contribution galicienne à la littérature castillane de la fin du Moyen Age, telle que l’on peut la mesurer dans les manuscrits conservés dans notre BN. Le sujet n’est pas neuf. Tous ceux qui se sont peu ou prou intéressé à la poésie castillane de la fin du XIV° et du début du XV° siècles ont rendu compte de cette production en langue galicienne. Je ne prétends pas ici renouveler l’interprétation que linguistes et historiens de la littérature nous ont laissée de ces œuvres.[1] Je souhaite tout au plus mener, à partir d’une lecture attentive de ces chansonniers dans laquelle je mêlerai aperçus sociologiques et analyse formelle, une évaluation de cette production dans le contexte de l’époque. Comme on le verra, le choix du support n’est pas si arbitraire car il fournit, en fin de compte, une information précieuse sur la place de la veine galicienne chez la nouvelle école trouvadouresque castillane et sur les raisons tant de sa permanence que de sa disparition prochaine.

Commençons donc, si vous le voulez bien, par une évaluation quantitative de cet apport. Sur les douze recueils conservés, deux seulement nous intéressent ici, les autres ne contenant pas d’œuvres en galicien, si ce n’est sous la forme de citations de poèmes en cette langue. Il s’agit du Ms 37 du fonds espagnol ou Chansonnier de Baena[2], et du Ms 216, un recueil de textes où domine la prose, que nous appellerons ici, pour plus de commodité, Le Petit Chansonnier[3]. Ce dernier ne contient qu’un poème en galicien, dû à Ruy Gonçález de Clavijo, mais son originalité est telle qu’il mérite qu’on s’y arrête. Nous le ferons à la fin de cet exposé. Pour l’instant, intéressons-nous au Chansonnier de Baena.

Juan Alfonso de Baena, employé aux écritures à la Cour du roi Jean II, achève de réunir cette collection, qu’il dédie au souverain, autour de 1430. Il y recueille des œuvres de quatorze poètes ayant "fleuri" entre 1370 et 1430. Lui-même figure au sommaire. Le manuscrit qui est conservé à la BN est une copie de l’original, et présente, par rapport à ce dernier, quelques lacunes compensées par l’ajout de quelques pièces. La composition de l’ensemble a été sensiblement modifiée, à une époque que l’on ignore, par l’inversion de cahiers, ce qui rend complexe une étude du sommaire, puisque l’on n’a jamais l’assurance que le contexte d’un poème est bien celui que le compilateur lui avait initialement donné.[4]

Ce chansonnier apporte une information essentielle sur une production dont, sans son précieux témoignage, on ignorerait à peu près tout. Le compilateur assigne à son travail un objectif ambitieux, celui de réunir toute la production poétique jamais écrite dans l’art de la poésie et du gai savoir, -selon la terminologie empruntée aux membres du Consistoire de Toulouse (1323)-, jusqu’à l’époque où il décide de la recueillir.[5] L’information est d’importance, car elle nous invite à lire le Chansonnier de Baena non comme un choix de pièces effectué par un amateur, au gré de ses goûts et de ses intérêts, mais comme une véritable encyclopédie de la poésie de l’époque antérieure à Jean II de Castille (1406-1454) ou contemporaine des premières années de son règne.[6]

Le chansonnier démontre l’émergence d’une « école poétique » castillane, qui donnera des fruits nombreux et de qualité tout au long du XVe siècle. Jusque là, le castillan s’est montré d’une remarquable discrétion en poésie. Il ne s’est guère manifesté que dans des genres précis, pour des raisons sans doute diverses qu’il serait trop long d’analyser ici. S’il ne fait qu’une timide apparition dans le genre épique -mais cela donne lieu à un chef-d’œuvre accompli, le Mio Cid-, il investit, en revanche, dès le XIIIe siècle, le genre savant du métier de clergie. Or c’est au moment même où cette inspiration et cette technique cléricales tombent en désuétude, à la fin du XIV° siècle, qu’apparaissent des poètes, en nombre conséquent, disposés à occuper d’autres territoires: le dit narratif, la chanson, le débat.

Il est permis donc de parler de nouvelle école, puisque les poètes castillans élargissent le champ de leur inspiration et de leurs techniques. Mais il serait faux de laisser croire que les sujets du roi de Castille n’ont jamais cultivé ce jardin de la poésie lyrique. Simplement, jusque là, ils l’ont fait en galicien. En effet, une des grandes originalités de la poésie galaïco-portugaise est d’avoir constitué, dès le XIIIe siècle, le lieu de rencontre de créateurs d’origine géographique diverse. Les raisons historiques susceptibles d’expliquer ce phénomène sont multiples: il n’y a pas lieu de les exposer ici. Rappelons seulement que la constitution d’un Etat unitaire castillano-léonais ne s’est pas faite par l’absorption pure et simple du royaume de León par celui de la Castille, mais que le premier a conservé longtemps une spécificité culturelle dont la poésie témoigne de façon patente. L’utilisation du galicien constitue, de fait, une obligation pour tout poète castillan pratiquant le genre lyrique, jusqu’à une date tardive.[7] L’analyse du sommaire du Chansonnier de Baena va nous fournir de précieuses indications à ce sujet.

On me pardonnera de fournir des chiffres, mais ils sont trop significatifs pour qu’on puisse omettre de les citer. Nous disposons aujourd’hui, grâce aux travaux du Professeur Brian Dutton, d’un outil qui nous permet d’appréhender avec un maximum de sûreté l’énorme production cancioneril du XVe siècle.[8] Or, qu’observons-nous? Sur les 6000 poèmes inventoriés par lui, -si l’on veut bien exclure les 1000 pièces portugaises du chansonnier de García de Resende conservé, de plus, dans une édition de 1516-, l’immense majorité est composée en castillan. Parmi les autres langues utilisées, le français, le catalan, l’italien et le latin le sont à des doses infinétésimales et alternent souvent avec le castillan dans le poème. Le galicien, lui, dispose d’un statut particulier: il est plus présent et alterne peu avec le castillan.[9]

Cette présence reste modeste, puisque l’on ne dénombre que 66 poèmes en galicien dans toute la production recueillie par les chansonniers castillans. Mais 49 d’entre eux figurent dans les deux recueils de Paris qui nous intéressent, soit près de 75%. Si l’on ajoute que, de ces 49 poèmes, 36 ont été conservés dans l’unique version de Paris, on mesurera l’intérêt de nos chansonniers pour l’étude de la place du galicien dans la poésie castillane de la fin du Moyen Age.

Mais qui sont ces poètes qui continuent à composer en galicien? Dans le Cancionero de Baena, ils sont six: Alfonso Alvarez de Villasandino, le plus prolixe d’entre eux (22 poèmes); Macías (5 poèmes); Gonzalo Rodríguez, Archidiacre de Toro (5 poèmes); Pero González de Mendoza (2 poèmes); Pero Vélez de Guevara (1 poème); Garci Fernández de Gerena (7 poèmes).

Alfonso Alvarez de Villasandino est le grand homme du chansonnier, le compilateur mis à part, cela s’entend. C’est lui qui a l’honneur d’en ouvrir le sommaire et 96 de ses poèmes y sont reproduits. Il est permis d’affirmer que le recueil s’est fait à partir de ce que l’on peut considérer comme un chansonnier particulier de ce poète, que Baena devait considérer comme un précurseur mais également comme un talent particulièrement représentatif de la production poétique de son temps. Et c’est sans doute aussi en s’inspirant des genres pratiqués par Villasandino que le compilateur organise la production de chaque poète selon un ordre immuable: d’abord les cantigas (chansons), puis les questions et réponses, enfin les dezires (les dits).[10]

La distinction entre ces diverses formes poétiques tient autant au thème et à la tonalité qu’aux structures formelles.

-Les dits sont de nature narrative, qu’ils fassent l’éloge d’un roi ou d’un ami cher ou qu’ils touchent à des aspects quotidiens de la vie du poète, toujours, comme il se doit, en mal d’argent. Ils utilisent soit le vers d’arte mayor, à deux hémistiches hexasyllabes, soit l’octosyllabe.

-Le jeu des questions et réponses emprunte beaucoup à l’esprit et à la forme des dits. Souvent d’ailleurs ces pièces sont désignées comme telles dans les rubriques qui les précèdent. Elles témoignent de l’existence d’une communauté de poètes, même si certains échanges se font l’écho de conflits entre certains d’entre eux. Elles confèrent, s’il en était encore besoin, à cette poésie une évidente dimension sociale et sont les seules à rompre parfois le moule des topiques de forme et de pensée qui modèle généralement l’inspiration des poètes.

-Les cantigas sont de deux sortes: la cantiga de meestria, structure ouverte de deux à dix couplets sans refrain ni reprise; la cantiga à refrain, généralement plus brève, qui reproduit à la fin de chaque couplet certains éléments du refrain initial. Seules ces dernières relèvent du genre lyrique.

C’est surtout dans la forme de la cantiga que Villasandino s’exerce à composer en galicien. Le Chansonnier de Baena en a retenu 20, ce qui est considérable, compte tenu du fait qu’il n’en conserve, du même auteur, que 26 en castillan. Il s’agit, pour la plupart, de chansons d’éloges adressées à des dames, soit à l’initiative du poète, soit à la demande de certains de ses amis. Dans le premier cas, les destinataires sont Juana de Sossa, « mançeba del rrey don Enrrique » (9 cantigas), la reine de Navarre, soeur du roi Jean Ier (4 cantigas), María Cárcamo, autre « mançeba del rrey don Enrrique » (1 cantiga), et une dame qui est restée anonyme (1 cantiga); dans le second cas, doña Beatriz, épouse du comte don Pero Niño (2 cantigas).

Existe-t-il des indices qui permettent de préciser les raisons de l’emploi d’une langue ou d’une autre? La disposition des pièces peut nous en fournir quelques-uns. On observe, en effet, trois concentrations de cantigas en galicien.

– a) De 10 à 19. La série commence par une cantiga dédiée à doña Beatriz et se poursuit par 10 cantigas dédiées à Juana de Sosa, dont 3 seulement en castillan (12, 16 et 18).

– b) De 22 à 27. Une série continue de 6 cantigas en galicien consacrées respectivement au roi don Juan (22), a doña Juana de Sossa ou la reine de Navarre -le compilateur hésite- (23), à María Cárcamo (24), enfin, à la reine de Navarre (25 à 27).

– c) De De 43 à 47. 4 cantigas dédiées à doña Juana de Sosa (43 et 45) et à la reine de Navarre (46 et 47), entre lesquelles s’intercale une cantiga en castillan dédiée à une dame anonyme (44).

Ce tableau de répartition des cantigas en galicien, dans le corpus des œuvres de Villasandino, appelle quelques remarques. Nous savons, depuis les travaux de Barclay Tittmann et d’Alberto Blecua, que le contenu du Chansonnier de Baena a subi quelques modifications. Il est fort possible, par exemple, que la série c) ait été déplacée de sa position originelle. On y trouve, en effet, la seule mention de la qualité de Juana de Sossa « mançeba del rrey don Enrrique » (43), alors que les rubriques des autres cantigas consacrées à cette dame, même lorsqu’elles figurent avant celle-ci dans le Chansonnier, la donnent déjà pour connue (« la dicha doña Juana de Sossa » ou « la dicha doña Juana »). En bonne logique, la pièce 43 devrait donc se trouver avant le poème 11. Ceci pourrait nous conduire à placer la série c) juste avant la série a). Les conséquences d’un pareil transfert, sans être négligeables, sont peu importantes pour l’analyse que je mène ici. Tout au plus, aurait-il pour effet de réduire les séries à deux et de grossir singulièrement la première.

La seconde remarque qu’il convient de faire concerne les motifs de cet agencement. A quelles normes répond-il? L’identité du (ou de la) destinataire est un critère visible dans la constitution de séries: série de cantigas d’éloges à la ville de Séville (28 à 31bis), à la Vierge (1 et 2) et à doña Mayor, seconde épouse du poète (5 et 6 -et peut-être plus, compte tenu que le manuscrit présente là une lacune-). Ce critère joue aussi dans les séries à dominante galicienne en faveur de doña Juana de Sossa (11 à 19, à l’exception de 12) et, à un moindre degré, en faveur de doña Beatriz et de la reine de Navarre.

Un autre critère parfois retenu est d’ordre thématique et formel. L’illustration la plus frappante est constituée par les cantigas 40 à 42, qui, dans leurs premiers vers, présentent une analogie verbale évidente:

40: Por vna floresta estraña / yendo triste muy pensoso

41: Por vna floresta escura / muy açerca de vna presa

42: En muy esquiuas montañas / apres vna alta floresta.

On pourrait en dire autant des deux pièces qui suivent:

43: Amorosso rryso angelical

44: Vysso amoroso / duelete de my.

On a pu voir aussi dans cet agencement, et à la lecture des rubriques des poèmes, un classement chronologique des œuvres de Villasandino[11]. On ne peut écarter l’hypothèse en ce qui concerne les cantigas, car le petit nombre de dames concernées est tout à fait compatible avec une période de composition restreinte. Pourtant, l’argument ne tient pas lorsque l’on situe ces dames dans le temps. Doña Juana de Sossa, si l’on en croit Azáceta, fut une maîtresse du roi Henri II et se serait retirée de la vie de Cour à la mort de ce dernier. Les poèmes qui lui sont dédiés seraient donc antérieurs à 1379. L’infante Leonor, fille de ce roi, devint reine de Navarre en 1387, lorsque son mari, Charles III, accéda au trône. La cantiga 26 est probablement de 1375, date de son mariage avec le prince navarrais. Mais il est délicat de dater les autres, même si la mention « reine de Navarre » que comportent les rubriques nous conduisent à les situer après 1387: il peut s’agir, en effet, d’une facilité d’expression du compilateur, qui travaille à une époque où la turbulente Leonor est connue comme étant « la reine de Navarre » [12]. Nul doute qu’à cette époque sa position lui ait permis d’entretenir auprès d’elle de nombreuses suivantes de bonne famille capables d’inspirer des vers élogieux à Villasandino (41). L’auteur de la Chronique de don Pero Niño[13] affirme qu’elle se mêle encore à des réjouissances publiques à l’époque de la régence de son neveu, Ferdinand d’Antequera, entre 1406 et 1412. Une autre dame célébrée par Villasandino, Beatriz, apparaît dans la même chronique, dont le héros sera son mari, autour de 1409. Enfin, à en juger par le ton désabusé de la cantiga 6, le poète a passé l’âge des enthousiasmes amoureux à l’époque où il dédie ce poème à sa « dernière » femme.

Tout laisse à penser, par conséquent, que Villasandino utilise le genre de la cantiga pendant la plus grande partie de sa vie de poète. Or, dans les séries décrites plus haut, le galicien coexiste avec le castillan. Il faut donc chercher ailleurs que dans la chronologie d’écriture la raison d’être de cette langue dans sa production.

La présence conjointe de pièces de la même veine, dédiées aux mêmes personnes, peut nous apporter quelques lumières à ce sujet. Qu’est-ce qui distingue, par exemple, la cantiga 12, écrite en castillan, des cantigas écrites en galicien qui l’entourent? Qu’est-ce qui a pu pousser le poète à en écarter soigneusement toute galicianisme d’expression? Rien dans le thème, ni le ton: peut-être seulement un désir de respecter la vraisemblance, la scène étant supposée se passer « après le Guadalquivir ». C’est ce même souci de vraisemblance qui semble présider au choix du castillan pour les poèmes consacrés à la ville de Séville (28-31bis). De même, pour les pièces 5 à 9, pourrait-on déceler une prise en compte de l’origine familiale des destinataires: tant Juana de Sossa que Beatriz appartiennent à des familles venues du Portugal. Mais comment expliquer, dès lors, que le poète consacre plusieurs cantigas en galicien à la reine de Navarre, et qu’il utilise cette langue pour adresser une requête au roi don Juan de Castille? Que ce dernier ait épousé en secondes noces une princesse portugaise ne constitue pas une explication suffisante, on en conviendra: que l’on sache, le poète n’a jamais usé du navarrais à l’intention de la reine Leonor.

Il faut se rendre à l’évidence, Villasandino manifeste, en ce qui concerne le genre de la cantiga, une certaine prédilection pour le galicien. Cette prédilection se manifeste également sur le plan formel par une plus grande diversité de formes métriques dans les pièces composées en cette langue que dans celles composées en castillan. Il nous faut être prudent, car le corpus n’est pas assez étendu pour autoriser des conclusions indiscutables, mais on perçoit une tendance nette, de la part du poète, à réserver le galicien aux innovations métriques, qui sont parfois d’une remarquable complexité[14].

Ces considérations peuvent-elles aussi s’appliquer aux dits narratifs? En voici un inventaire descriptif (Je reprends la numération d’ensemble des pièces de Villasandino).

21. Amigo señor franqueza desdeña : bollicios nin guerra por ser enlocados. 3×8, 3. Arte mayor. Respuesta a una pregunta, también en gallego de « un bachiller en artes de Salamanca ».

22. Pues de cada dia nascen : deitadores. 5×9, 5. (8 octos+ 1 tétra). Dezir a manera de pregunta e rrecuesta contra los trobadores.

23. Garcia amigo ninguno te espante : ganaste vileza e canbio astroso. 4×8… arte mayor. Dezir contra Garcia Fernández de Gerena quando se torno moro.

24. Andando cuydando en meu ben cuyde : de meu grant cuydado porque me lexasse. 1×8. Copla (de arte mayor) de consonantes doblados « por escura ».

25. Conselladme ora amigo : como me mandays que syga. 8,4 octos. Dezir fecho por arte de macho e fenbra.

26. Amor poys que vejo os boos fugyr : porque me fazades morer nin penar. 4,8×4. Dezir contra el amor (responde al anterior, en castellano, « loando al amor »)

27. A quen ajuda o rey ensalçado : fugir canto mays vn mago cuytado. 4×8. Autoría dudosa. A don Gutierre de Toledo quando fue electo de Toledo (?)

La pièce 21 est une réponse. Elle conclut un long échange entre un bachelier ès-arts et notre poète (B84-95). Cet échange se fait en castillan à l’exception de la dernière question du bachelier qui est composée en galicien, ce qui provoque, naturellement, une réponse dans la même langue. La même tonalité, à la fois savante et polémique, se poursuit avec 22, une requête contre les rimailleurs de tout acabit, où l’on trouve une attaque contre les mauvais poètes et, en même temps, une défense et illustration du métier et du talent de l’auteur.

Le dit contre García Fernández de Gerena, bien qu’il corresponde à la même veine burlesque et polémique, offre, du fait de son thème, une possible justification du choix du galicien. Utiliser la langue de la terre où repose l’Apôtre Matamore n’est pas fortuit lorsque l’on entreprend de dénoncer une apostasie au profit de l’Islam.

Le « dit contre l’amour » (25) ne saurait être isolé du précédent, consacré, lui, à faire l’éloge du dieu. Le rapport entre ces deux poèmes est d’autant plus évident que tous deux présentent des analogies formelles: même strophe; même disposition de rime; enfin, la rime –a (-ar), constante tout au long du premier, se retrouve en clôture du second. Pourtant, seul le second est composé en galicien. Faut-il interpréter ce fait comme une manifestation de la propension du poète à recourir au galicien chaquefois qu’il use de l’invective?[15]

Les pièces 24 et 25 ont en commun d’être de purs exercices de virtuosité. La première, qui joue sur la figure étymologique à partir de la racine cuydar, s’inscrit dans la double tradition du trobar clus, cher aux troubadours, et aussi aux grands rhétoriqueurs. Pour la seconde, le jeu consiste à associer à la rime deux mots identiques à ceci près que l’un s’achève en -o et l’autre en –a, d’où le libellé de la rubrique qui parle « d’art de mâle et femelle ».

Le trop petit nombre de poèmes concernés, la variété des thèmes ainsi que la diversité des circonstances d’écriture ne permettent pas, sur le choix de la langue de composition, de tirer des conclusions plus sûres que celles qu’autorisait l’analyse des cantigas. On ne peut manquer de relativiser l’originalité de telle composition au regard de son contexte: ainsi de la pièce 24, qui se situe dans une série de quatre poèmes déclarés énigmatiques par le compilateur, dont trois sont rédigés en castillan. Cependant, il est permis de reconnaître deux motivations principales chez le poète, lorsqu’il choisit de s’exprimer en galicien: soit une volonté polémique, soit un élan de virtuosité. On rejoint par là, comme je le soulignais plus haut, deux grands courants de la poésie provençale et française: le courant satirique illustré par le sirventès et le courant de l’écriture hermétique qui a si souvent tenté les poètes savants. Faut-il s’étonner qu’en cette fin du XIV° et début du XV° siècle, un imitateur castillan préfère parfois user de la langue galicienne pour retrouver ces pratiques et cet esprit poétique? Certainement pas, si l’on veut bien considérer que la production dans cette langue a servi, dans la Péninsule, de réceptacle et de relais à la poésie des troubadours.

Mais tout aussi significatif de la spécificité du galicien, en tant que langue poétique, chez un Villasandino, est l’inventaire des genres et des thèmes où cette langue n’apparaît pas. J’ai relevé deux cas particulièrement « parlants ». Le premier concerne la poésie « politique », celle qui fait l’éloge d’un protecteur, roi, prince, grand du royaume à quoi l’on peut joindre les éloges funèbres et épitaphes poétiques d’illustres disparus. Cette veine, lente à se manifester pendant les règnes des trois premiers Transtamares, prend des proportions plus considérables, -la nécessité aidant-, à la fin de la vie de Villasandino.. Mais l’inspiration qui donne lieu au plus grand nombre de pièces dont le galicien est absent, c’est celle qui conduit le poète à solliciter l’aide de ces protecteurs. Cette littérature littéralement « alimentaire » est exclusivement castillane.

Malgré les limites du corpus déjà soulignées, on voit donc se dessiner certaines tendances dans l’usage que Villasandino fait du galicien. L’absence d’une inspiration triviale tend à conférer à cette langue le statut de langue noble, « poétique ». Son domaine de prédilection est l’éloge de l’amour et de la femme aimée. Mais il lui reste à assumer encore une partie de l’héritage de la poésie des troubadours, qu’elle a servi dans la Péninsule dès le XIIe siècle, ce qui l’autorise à investir parfois le domaine de la satire, sans pour autant atteindre celui de la grivoiserie, de l’érotisme ou de la scatologie. Enfin, elle ne manifeste apparemment pas beaucoup de prédilection pour les poèmes longs, comme si elle craignait d’user assez vite la capacité de réception de ses auditeurs. Langue de tradition qui a cessé d’être familière, elle joue le rôle de ces vieilles cousines auxquelles on continuait, dans les maisons d’autrefois, à laisser le soin de certaines tâches, non sans les réduire toutefois pour les confier à des bras plus vigoureux. Ce qui semble évident, en tous les cas, c’est que Villasandino a vécu ce renfermement de la langue poétique galicienne dans un domaine de plus en plus réduit. Il n’est pas interdit de penser qu’il en a eu conscience et que l’importance relative de sa production dans cette langue soit le résultat d’une volonté de prolonger sa permanence.

Mais tournons-nous vers les autres poètes du chansonnier qui ont composé dans cette langue, et tentons de vérifier si on retrouve chez eux les tendances perçues chez Villasandino.

Nous ne pourrons tirer guère d’enseignements des œuvres de Gonzalo Rodríguez, puisque ses quatre cantigas ainsi que son dit-testament sont composées en galicien. S’agissant de l’archidiacre de Toro, ville du royaume de León, peut-être faut-il voir là simplement le recours à la langue naturellement pratiquée par ce personnage, encore que son galicien n’offre pas plus d’authenticité que celui dont usent les poètes d’origine castillane.

Le galicien Macías, le poète amoureux par antonomase, figure pour cinq cantigas. Seules deux sont composées dans sa langue natale. Elles se distinguent de celles qui les accompagnent par des analogies formelles évidentes: couplets de 7 vers suivis d’une paire; même disposition des rimes; les paires correspondent à des insertions de proverbes, dans un cas, de citations (trebellos), dans l’autre. Elles renvoient toutes deux à un corpus de textes préexistants, dont il est permis de penser qu’il détermine le choix de la langue de composition.

De Pero González de Mendoza le compilateur a retenu quatre poèmes, tous d’inspiration amoureuse[16]. Deux sont en galicien: il s’agit de desfechas ou chansons chargées de prolonger et d’illustrer lyriquement un thème traité auparavant dans une veine plus narrative. Mais gardons-nous de tirer des conclusions hâtives, car le poème qui suit ces deux desfechas est une pastourelle, dont la tradition galaïco-portugaise aurait pu justifier qu’elle fût rédigée en galicien et non en castillan, comme c’est le cas.

Le cas de Garci Fernández de Jerena est analogue, même si le nombre de poèmes reproduits est très supérieur: douze au total. Le choix de la langue ne semble pas répondre à une nécessité clairement perceptible. La transformation du poète en ermite, ses prières et suppliques adressées à Dieu au moment même où il s’apprêtait à le trahir pour l’amour d’une belle musulmane, puis -circonstance aggravante- pour les beaux yeux de la soeur de celle-ci, donnent lieu à des pièces dans l’une ou l’autre langue. Le dernier poème reproduit mérite une mention spéciale. Il s’agit d’une chanson de condamné faite à l’occasion de l’exécution publique à Ségovie d’un certain Fernán Rodríguez[17]. Le choix de la langue est peut-être déterminé par un souci de réalisme si le condamné était galicien ou léonais.

Enfin, de Pero Vélez de Guevara, nous avons six poèmes, quatre dits et une cantiga. Seul un dit est composé en galicien. Il s’agit d’une pièce satirique à l’encontre d’une dame de la noblesse trop âgée, trop laide et trop pauvre pour pouvoir prétendre trouver un mari.

La contribution de ces poètes au Chansonnier ne contredit donc pas les hypothèses émises à partir de l’analyse des œuvres de Villasandino. Les genres que n’a pas pratiqués Villasandino dans des pièces en galicien ne le sont pas non plus par ses contemporains: ni pièce politique, ni littérature « alimentaire »; une place de choix, en revanche pour l’élan lyrique ou la satire.

Jusqu’à maintenant, pour désigner la langue employée par ces poètes, j’ai employé l’adjectif « galicien », alors que les linguistes qui se sont penché sur ces textes ont souligné le caractère hybride de cette langue, qu’il serait plus exact de caractériser de castillan mâtiné de galicien. De même a-t-on pu définir des degrés différents de galicianisme selon l’origine des poètes[18]. Le débat linguistique est parfaitement respectable et je n’ai pas cherché à l’occulter. Mais il n’est que de peu d’utilité dans une approche non strictement linguistique de cette production. Ce qui est en cause ce n’est pas le degré plus ou moins grand de galicianisme de ces poèmes, mais la présence de traits linguistiques qui rompent avec la norme castillane. Car cette seule présence, pour modeste qu’elle soit, est significative d’une volonté de rattacher cette poésie à une tradition qui, en l’occurrence, est plus sociologique et littéraire que linguistique. N’y aurait-il qu’un seul trait de phonétique galicienne dans chaque poème que cela suffirait à nous obliger à prendre en compte le phénomène et à reconnaître qu’il ne s’agit plus d’une littérature castillane. Et cela nous contraindrait à nous interroger sur les raisons d’un écart par rapport à la norme linguistique du castillan. Ces écarts ont la valeur de signes et il nous reste à les interpréter[19]. Signe d’une origine géographique? D’une revendication de « patrie » littéraire péninsulaire, face, à la fois, au castillano-centrisme et à l’influence jugée excessive de la littérature d’outre-Pyrénées? Signe d’une identification générationnelle face à la nouvelle école castillane? Ou tout cela à la fois? Voilà ce qu’il conviendrait d’étudier de près.

Pour clore cet exposé, je me propose de vous présenter rapidement un autre texte galicien contenu dans le Petit chansonnier de Paris. Nous aurons ainsi l’occasion de vérifier si certaines des conclusions proposées plus haut sont acceptables en dehors de la production contenue dans le Chansonnier de Baena. ou s’il s’agit d’un trait spécifique de ce dernier.

On a tout lieu de penser que ce recueil fut composé dans le scriptorium de la famille du Chancelier Ayala. L’essentiel des œuvres et documents qu’il contient datent des premières années du XVe siècle et certaines appartiennent à des poètes qui figurent parmi ceux de la première génération du Chansonnier de Baena[20]. L’œuvre qui nous intéresse ici est un poème de 5 huitains d’octosyllabes dû à la plume de Ruy González de Clavijo, au moment où il s’apprête à s’embarquer, en 1403, pour diriger une ambassade du roi Henri III de Castille auprès de Tamerlan. Sa femme, doña Arias Mayor, adresse à la mer une supplique non exempte de menaces, lui enjoignant de ménager son mari pendant une si perilleuse expédition. Il s’agit, en fait, d’une imitation d’un villancico populaire, comme l’a démontré excellemment Jane Whetnall[21].

Dans cette pièce, la jeune femme laisse percer quelques accents de sincérité d’autant plus perceptibles que le style est souvent maladroit et emprunté. Son mari lui répond sur un ton plus léger, non sans quelque conformisme d’écriture ni maladresses formelles, défauts qui dénotent là aussi un apprenti rimailleur. Ces pièces ne mériteraient de figurer en bonne place dans la poésie castillane si elles ne présentaient quelques caractéristiques extra-littéraires remarquables. La principale est, sans doute, que le poème de doña Mayor Arias est une des rares œuvres témoignant d’une création poétique authentiquement féminine. Mais c’est un autre trait qui me conduit à le mentionner ici: le fait que la réponse du mari est rédigée en galicien.

Nous voici replongés dans une problématique assez proche de celle que nous avons rencontrée dans le recueil de Baena. L’association de deux œuvres composées l’une en castillan, -celle de la dame-, l’autre en galicien, -celle du mari- nous conduit à nous interroger sur cette dualité et cette coïncidence de deux langues différentes dans un contexte unique. Jane Whetnall croit déceler, dans ces deux choix opposés, une contradiction symbolique: l’adhésion à la mode du côté de l’homme; la mission de conserver la tradition autochtone chez la femme. En somme, l’homme, détenteur du pouvoir, se rattacherait à une culture savante, courtisane, cependant que la femme soumise serait la gardienne du temple de la culture populaire. Autant dire que le choix du galicien par Clavijo relèverait ici d’un simple snobisme d’écriture. L’hypothèse de J. Whetnall a l’avantage de s’intéresser à une dimension sociologique de la création littéraire qu’il convient de ne pas négliger, mais il me semble qu’elle pêche par manque de perspective historique. Car elle pose, de fait, l’antériorité du castillan sur le galicien et, accessoirement, l’antériorité du poème de Clavijo par rapport à celui de sa femme[22].

Celle-ci choisit de composer en castillan sa vigoureuse mise en garde contre une mer personnifiée. Qu’elle ne fasse que prolonger ainsi le modèle poétique qu’elle s’est donné n’apporte pas d’explication convaincante, car il faudrait expliquer aussi le choix primordial du villancico castillan. Pourquoi son mari recourt-il au galicien? Nul ne le saura sans doute jamais. Observons, cependant, que son poème n’est pas, à proprement parler, une réponse à celui de sa femme puisque celui-ci ne lui était pas nommément adressé. Tout au plus prend-il appui sur l’évidente tristesse de son épouse au moment de son départ pour l’assurer de sa fidélité pendant sa longue entreprise. Mais n’oublions surtout pas que nous avons à faire là à une littérature ancillaire, qui n’aurait sans doute pas eu droit de cité dans un chansonnier tel que celui de Baena, alors même que la notoriété de Clavijo, auteur d’un récit très apprécié de son expédition, l’en rendait digne. Nous touchons donc probablement à une pratique profonde de la poésie, à un réflexe d’écriture ancré dans le comportement littéraire de toute une génération de lecteurs.

Or que voyons-nous? Sur les cinq couplets de son poème, Clavijo en compose quatre en galicien et un, le dernier, en castillan. Simple relâchement de l’attention de l’auteur dont la capacité à mener jusqu’à son terme un poème en galicien excéderait les forces?[23] La raison est sans doute plus simple. Dans les deux derniers couplets, en effet, le poète conclut sur des proverbes. Or il se trouve que celui qu’il insère dans le couplet 5 est castillan. Il se peut donc que Clavijo ait simplement mis son texte en conformité avec sa conclusion. Ceci nous conduirait à conclure que l’alternance de castillan et de galicien démontre qu’aux yeux du poète il n’existe pas une véritable contradiction entre ces deux langues poétiques, puisqu’il est capable de les associer dans le même poème.

Nous ne sommes pas si loin, par conséquent, de la problématique soulevée par la présence d’une poésie galicienne dans le Chansonnier de Baena. Si les développements ultérieurs de la production poétique en Castille nous informent que le galicien est en passe de tomber en désuétude, il continue, au début du XVe siècle, à occuper une place non négligeable dans la pratique des poètes castillans. Il ne constitue en rien un corps étranger en cours d’expulsion mais, au contraire, un recours utile dans certaines circonstances de genre ou de thème. Tant que les poètes ont continué à pratiquer certaines formes traditionnelles ou ont cru poursuivre une certaine tradition poétique, ils n’ont pas hésité à utiliser la langue des poètes du royaume léonais. C’est, en fin de compte, l’apparition de nouveaux courants, principalement celui de la poésie allégorique inspirée des italiens, qui les conduisit à abandonner une langue qui n’avait aucune lettre de noblesse à faire valoir dans ce domaine. Et s’il y eut snobisme, je soupçonne qu’il dut plutôt fonctionner comme un facteur de rejet de la part de poètes qui cherchaient plus à imiter un Francisco Imperial et ses disciples qu’à maintenir une tradition qui pouvait les faire passer pour des rétrogrades.

Rien ne permet, en tous les cas, de penser que les poètes de la fin du XIVe et du début du XVe siècles vécurent passivement cette coexistence des deux langues. Ils durent les assumer toutes deux et s’ils se séparèrent de l’une d’entre elles, c’est qu’elle leur parut avoir fait son temps.


Poèmes d’Alfonso Alvarez de Villasandino

1-2: dédiées à la Vierge

3. La novela esperança : adorando el seu pendon. 7×4 octos.

Cantiga. en loores del rrey don Juan, fijo del rrey don Enrrique el viejo, quando rreyno nuevamente.

4: dezir al Infant Ferdinand

5-6: cantigas a doña Mayor, "dernière" épouse du poète

7-9: cantigas à diverses dames

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Série a)

10. La que syenpre obedeçi : sy es doña nin donzella. 3×8 octos + Tris. en 5.

Cantiga por ruego del conde don Pero Niño por amor e loores de doña Beatriz su muger

11. Entre Doyro y Miño estando : que no mundo muyto val. 6×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa.

12: a doña Juana de Sossa

13. Poys me non val seruir nin al : que ten meu cor. 4 (octo-penta), 4×10 (4 octos + 6pentas)

Cantiga. por amor e loores de doña Juana de Sossa

14. Desque de vos me parti : elo non cessan chorando.3×8 octos.

Cantiga por amores e loores de vna señora

15. Bien aia miña ventura : muytas vezes he folgura. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa

15bis. Ay meus ollos que quisistes : mellor non vy. 4×11 (9 octos + 2 pentas).

Cantiga (sans rubrique)

16: Acabada ffermosura : loare ssempre de grado. 4×8 octos

Cantiga a Juana de Sossa

17. As doncelas denle onor : por quen nonbrar non oso. 4×9 (4 octos+ 3tétras-pentas+ 3 octos), 5 (2tétras.-pentas + 3 octos)

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa

18: Crueldat e trocamento / morrey sin meresçimiento

Cantiga por amor e loores de Juana de Sossa

19. Tempo ha que muyto affane : de meus ollos non vos ver. 4×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa.

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20: id. 15

21: contra el amor

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Série b)

22. Triste ando de conuento : non entendo ser guarydo. 4×14 octos-tétras-pentas.

Cantiga en loores del rey don Juan como a manera de peticion

23. Syn fallia me conquiso : desta sseñora mia. 6, 4×13 octos-tétras-pentas.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa o a la reina de Navarra

24. Byua senpre ensalçado : y heu ledo e muy pagado. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Maria de Carcamo, mançeba del rrey don Enrrique.

25. Ay que mal aconsellado : bon parescer acabado. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de la reina de Navarra, hermana del rrey don Juan

26. Tryste soy por la partida : poys non so nin fuy fallida. 4, 3×8 octos.

Cantiga quando desposaron la rreyna de Navarra con don Carlos porque sse yua

27. Poys me non val : vos mandade guarirme. 4, 3×8 pentas-octos alternés.

Cantiga por manera de desfecha a la cantiga anterior. A la reina de Navarra.

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28-31bis: à la ville de Séville

32: a Beatriz

33. Loado sejas amor : tu sejas meu judgador. 4, 4×8 octos.

Cantiga al conde don Pero Niño por amor e loores de la dicha doña Beatriz

34-39bis: dezires à la mort d’Henri III

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Série c)

40-42: cantigas à diverses dames

(anonyme; suivantes de la reine de Navarre et Beatriz)

43. Amorosso risso angelical : dolor e grant cuyta mortal. 4, 2×8 octos. Cantiga.

por amor e loores de doña Juana de Sossa, mançeba del rrey don Enrrique.

44: à une dame anonyme

45. De grant cuyta sofridor : ande e ando e andare. 4×8 octos. Cantiga

por amor e loores de la dicha doña Juana de Sossa.

46. Por amores de vn estrella : certo soy por seu talante. 4×8 octos. Cantiga.

en loores e alabança de la señora reyna de Navarra

47. Desseoso con desseo : desseando todavya. 4×6 octos. Cantiga

por desfecha de la anterior (19)

48-51: à doña Juana de Sossa

Preguntas y respuestas, Dezires.

21. Amigo señor franqueza desdeña : bollicios nin guerra por ser enlocados. 3×8, 3. Arte mayor. Respuesta a una pregunta, también en gallego de « un bachiller en artes de Salamanca ».

22. Pues de cada dia nascen : deitadores. 5×9, 5. (8 octos+ 1 tétra). Dezir a manera de pregunta e rrecuesta contra los trobadores.

23. Garcia amigo ninguno te espante : ganaste vileza e canbio astroso. 4×8… arte mayor. Dezir contra Garcia Fernández de Gerena quando se torno moro.

24. Andando cuydando en meu ben cuyde : de meu grant cuydado porque me lexasse. 1×8. Copla (de arte mayor) de consonantes doblados « por escura ».

25. Conselladme ora amigo : como me mandays que syga. 8,4 octos. Dezir fecho por arte de macho e fenbra. Le suivant, en castillan, aussi.

26. Amor poys que vejo os boos fugyr : porque me fazades morer nin penar. 4,8×4. Dezir contra el amor (responde al anterior, en castellano, "loando al amor")

27. A quen ajuda o rey ensalçado : fugir canto mays vn mago cuytado. 4×8. Autoría dudosa. A don Gutierre de Toledo quando fue electo de Toledo (?).

 

Poys me boy sin falimento

onde Deus touer por ven

de vos Deus consolamiento

que todo el mundo manten

Señora de prez loada

do meu cor faze morada

con que falledes plazer.

Deus vos tena en seu encomenda

porque sejades guardada

de todo mal syn contienda

de alegria aconpañada

de lealtad bien guardada

porque en toda vosa vida

amedes muy puramenta mi que soy voso seruiente.

Que por donde quier que fore

boso serie syn dudança

menbrandou de gentil flor

de bosa gentil senblança

por la qual mi coraçon

sufrira tribulaçion

fasta que seja tornado

ver voso viso adonado.

 

Meus amigos toda ora

quantos me queredes ben

confortad a mi señora

que non cure de otro rren

synon de lexar tristura

et veuir en grand folgura

que el que ben atende auer

non deue quexoso ser.

Que non fare demudança

della en ninguna guisa

que por firme lealtança

amor me dio por deuisa

por lo qual a Deus plaziendo

escreui asy diziendo

que el que bien esta e se muda

non faz como Rex ssesuda.

 



[1]. La synthèse la plus récente est celle de Claudine POTVIN, Illusion et pouvoir. La poétique du Cancionero de Baena. Montréal-Paris, 1989. Il faut y joindre l’excellent travail de Giovanni CARAVAGGI: "Villasandino et les derniers troubadours de Castille". Mélanges offerts à Rita Lejeune. Gembloux: éd. J. Duculot, 1969. Vol. I. P. 397-421.

[2]. Je l’ai consulté directement. J’ai également utilisé d’édition de José María AZACETA. Madrid, 1966.

[3]. Une édition est en cours par D. Severin et moi-même.

[4]. Alberto BLECUA, "Perdióse un quaderno_ Sobre los cancioneros de Baena". Anuario de Estudios Medievales. Barcelona, 1974-1979. P. 229-266.

[5]. "en el qual libro generalmente son escriptas e puestas e asentadas todas las cantigas [_] e todas las preguntas [_] e todos los otros muy gentiles dezires [_] e todos los otros muy agradables e fundados proçessos e requestas que en todos los tiempos passados fasta aqui fizieron e ordenaron e composieron e metrificaron el muy esmerado e famoso poeta maestro e patron de la dicha arte Alfonso Aluarez de Villasandino e todos los otros poetas frayles e religiosos maestros en theologia e cavalleros e escuderos e otras muchas personas sotiles que fueron e son muy grandes dezidores e omnes muy discretos e bien entendidos en la dicha graçiosa arte." (Souligné par moi)

[6]. Pour être plus exact, il faudrait préciser que Baena ne s’intéresse pas à toute forme de poésie. Il ne retient que la poésie savante, celle qui s’écrivait, et à condition qu’elle respectât les règles de composition prônées par les tenants du gai savoir. Mais, dans ces strictes limites, il est permis de penser que le compilateur n’a pas cherché à effectuer un choix. Une étude quantitative de l’importance relative des productions, en fonction de la langue utilisée, me parait donc parfaitement justifiée.

[7]. Cf. le précieux témoignage, qui date de ca 1449, du Marquis de Santillane: "E despues fallaron esta arte que mayor se llama e el arte comun creo en los reynos de Gallizia e de Portogal donde no es de dubdar quel exerçiçio destas sçiençias mas que en ningunas otras regiones e provinçias de la España se acostunbro en tanto grado que non ha mucho tienpo qualesquier dezidores e trobadores destas partes agora fuessen castellanos andaluzes o de la Estremadura todas sus obras conponian en lengua gallega o portuguesa [_]" (Souligné par moi). Carta-Prohemio al Condestable de Portugal. Obras completas. Ed. A. Gómez Moreno et M. P. A. M. Kerkhof. Barcelona: ed. Planeta, 1988. P. 448.

[8]. B. DUTTON, Catálogo-índice de la poesía cancioneril del siglo XV. Madison, 1982. Ce catalogue est complété par une édition du contenu de ces manuscrits due au même auteur: El cancionero del siglo XV. Salamanca: Biblioteca española del siglo XV. En cours de publication.

[9]. Nous devrons cependant nuancer ce dernier point lorsque nous tenterons de préciser la nature linguistique de ce galicien poétique.

[10]. Sur la place de Villasandino dans le Chansonnier de Baena, voir la contribution toujours essentielle de Giovanni CARAVAGGI: "Villasandino et les derniers troubadours de Castille".

[11]. Selon A. Blecua, p. 263 n.41, Baena a dû utiliser "una colección de poemas de Villasandino ordenada por el propio poeta, de ahí que mantenga con tanta exactitud el orden cronológico dentro de cada género y tema". Mais l’ordonnancement original de ces poèmes a été modifié dans la copie qui nous est parvenue, ce qui invite à tirer des conclusions prudentes de la place qu’occupent les pièces en galicien par rapport à celles qui les entoure.Mais, on peut admettre que l’ordre général des œuvres de Villasandino était le suivant: cantigas, preguntas y respuestas, dezires.

[12]. Rappelons, à ce propos, qu’elle refuse de rejoindre le royaume de son mari, et qu’elle séjourne à la Cour de Castille, où elle joue un rôle actif dans le Conseil de régence mis en place à la mort de son frère, de 1387 à 1395

[13]. El Victorial. Crónica de don Pero Niño. Ed. Juan de Mata CARRIAZO. Madrid, 1940. Cap. XCII, p. 301.

[14]. On en jugera par l’inventaire que je donne en annexe où je signale schématiquement les formes métriques adoptées par le poète pour chacune de ses pièces.

[15]. G. CARAVAGGI, "Villasandino et les derniers troubadours de Castille", p. 404, souligne le caractère remarquable de ce poème: "bien plus qu’une reprise per contrario du dezir précédent, [_] il ne tient pas seulement dans le jeu habituel des antithèses, mais renferme la protestation la plus vigoureuse et la plus décidée exprimée par un troubadour castillan". D’autant plus troublant est le fait qu’il le dise en galicien.

[16]. Mais il est possible que le chansonnier primitif ait contenu plus de poèmes de lui. Cf. Alberto BLECUA, "Perdióse un quaderno_ Sobre los cancioneros de Baena". P. 260.

[17]. "Esta escritura fizo e ordeno el dicho Garçi Fernandez de Jerena a manera de cantiga como que la cantava por sy Ffernan Rrodryguez que degollaron en Segouia". Chansonnier de Baena. Ed. Azáceta. Poème 566, p. 1132-1133.

[18]. On trouvera une synthèse utile des débats concernant la question linguistique dans le chansonnier de Baena, dans Claudine POTVIN, Illusion et pouvoir. La poétique du Cancionero de Baena. P. 69-73.

[19]. La preuve qu’il s’agit d’un signe, c’est que ce galicianisme ne fait pas obstacle à la compréhension des textes par des non galiciens. Il relève plutôt de l’indice de reconnaissance que d’un habillage complet. Il y a matière à réflexion dans ce langage hybride, qu’il serait abusif -on en conviendra aisément- de qualifier de "bilinguisme".Et peut-être y a-t-il des enseignements à tirer de l’étude de ce phénomène pour les appliquer à d’autres langues littéraires, telles que le sayagués, ou aux prétendues jarchas "mozarabes", dont le bilinguisme a été proclamé de façon aussi précipitée qu’à mon humble avis peu justifiée.

[20]. Il contient surtout des textes en prose: une version des "lettres d’un maure de Grenade au roi don Pèdre", qui figurent aussi, dans une version modifiée, dans la Chronique de ce roi; une adresse du roi Jean Ier aux Cortès du royaume; des textes relatifs à la régence de Ferdinand d’Antequera; un récit de l’assassinat du duc d’Orléans à Paris. Les textes en vers sont: un fragment du "Traité du Schisme" appartenant au Rimado de Palacio du Chancelier Ayala, continué par un auteur anonyme; un poème de Villasandino; un autre de Pedro Velaz de Guevara; une pièce anonyme sur l’élection de Pedro de Luna au siège de Tolède; les deux poèmes que nous étudions ici.

[21]. Ce poème a été analysé par Jane Whetnall, dans sa Thèse de Doctorat. Elle a repris la substance de son analyse dans "Lírica femenina in the early manuscripts cancioneros". What’s Past is Prologue. Edinburgh, 1984. Plus particulièrement, p. 169-171.

[22]. "[_] that ladies, no less than peasant girls, were guardians of the vernacular and of a lyric tradition that enshrined the culture of their own sex, unaffected by changing linguistic trends at court". "Lírica femenina _" P. 170.

[23]. Cf. J. Whetnall: "As the poem progresses, however, the author’s resolution seems to falter and by the fifth and final stanza the language is entirely Castilian". P. 175, n. 36.