Mois : mars 2020

Rugby, la carpe et le lapin

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un

Rugby, ce qu’il est devenu

 

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un poste adapté à sa conformation physique. Le talonneur était petit pour pouvoir être porté par ses piliers, mais devait être fort pour pouvoir résister à la confrontation directe avec son vis-à-vis. Les piliers étaient à l’image de leur nom, cuisses d’acier, cul bas et épaules de déménageurs. Le deuxième ligne était grand pour pouvoir saisir la balle en touche. Le troisième ligne centre, qui poussait dans l’axe de la mêlée, était solidaire du « cinq de devant », tandis que ses deux « ailes », coureurs formés à la technique du placage, avaient pour mission d’enrayer les actions du demi d’ouverture d’en face. Le demi de mêlée était petit et vif, pour échapper aux gros, et savait user du plongeon afin de mieux ouvrir sur ses trois-quarts sans être pris par son vis-à-vis. Le demi d’ouverture, lui, était doué d’une adresse des mains et des pieds à toute épreuve, de même que l’arrière. Les trois-quarts, quant à eux, avec des nuances, selon qu’ils occupaient la place de centre ou celle d’ailier, avaient appris à recevoir, transmettre et porter la balle, et à contourner leur adversaire direct afin d’envoyer un partenaire à l’essai.

Cette répartition des tâches tenait le plus grand compte de la constitution physique des individus et n’exigeait d’eux aucun effort particulier pour s’y conformer. La fonction s’adaptait à l’anatomie, et non l’inverse. Ce qui importait, c’était la complémentarité des partenaires, gage d’homogénéité de l’ensemble, comme si on eût voulu reproduire au plus près, comme l’a si bien écrit Giraudoux, la diversité de l’apparence physique dans la société humaine. Ce principe contribuait à faire ressortir les particularités de chacun plutôt que de multiplier des formats préétablis. Le talonneur était choisi parmi les plus teigneux (‘tignous’ en occitan), afin de compenser son relatif manque de densité physique, eu égard à ses deux piliers. On plaçait un gaucher à gauche de la ligne d’attaque, afin de lui permettre de déborder plus aisément son adversaire (droitier) ou de délivrer un coup de pied sans risquer de se faire contrer. Parfois, la nature produisait un miracle, lorsque, par exemple, elle proposait un candidat ambidextre non seulement des mains mais aussi, si j’ose dire, des pieds pour occuper la place de demi d’ouverture, dont la particularité est d’orienter le jeu aussi bien vers la droite que vers la gauche.

De même, il n’était pas nécessaire que les deux deuxièmes lignes fussent grands, il suffisait qu’un seul le fût pour prendre la balle à la touche. On lui attribuait généralement le numéro 5, confiant le numéro 4 à un gaillard plus petit que lui mais solidement bâti, chargé d’assurer en somme une transition entre les piliers et son asperge de partenaire, et aussi de besognes obscures dans les regroupements, lesquelles se traduisaient après coup (à prendre au sens littéral) par le spectacle de quelque adversaire qui avait du mal à se relever. Enfin, on ne demandait pas aux plus gros de pouvoir courir ni de manipuler la balle avec dextérité, toutes choses peu compatibles avec l’excédent pondéral qu’ils devaient transporter. Du reste, la plupart des avants n’avaient guère l’occasion de toucher la balle pendant une partie, sauf si le hasard des rebonds la mettait entre leurs pieds, auquel cas ils étaient autorisés à la pousser en avant et à la suivre aussi loin que possible, ce que nous appelons ‘dribbling’, à l’imitation des Ecossais, qui, accoutumés aux terrains fangeux, avaient trouvé là un moyen commode de conduire la balle sans avoir à la porter et à risquer l’en-avant.

La règle consistait donc à attendre que le gros des troupes (ou les gros de la troupe, comme l’on voudra) atteignissent le prochain point de rencontre, touche ou mêlée, au moyen d’une foulée économique accompagnée d’un dandinement pachydermique du meilleur effet. Vu du haut des tribunes, cela donnait un groupe compact de joueurs des deux camps, qui se déplaçait lentement sans trop s’éloigner de la ligne de touche, avant de se rendre sur le point du terrain désigné par le doigt de l’arbitre.

Les trois-quarts, quant à eux, étaient alignés sur une ligne droite formant un angle obtus avec la ligne de touche, afin de satisfaire au premier article de la loi rugbystique qui était qu’on ne pouvait recevoir la balle de son partenaire que si l’on était placé en retrait par rapport à lui. Une fois la balle entre leurs mains, ces trois-quarts étaient occupés à suivre des trajectoires aussi rectilignes que possible vers le but adverse.

Somme toute, les choses étaient simples et chacun savait à quoi s’en tenir : les joueurs dans leur jeu, les spectateurs dans leur observation.

 

Les temps ont bien changé. Nos terrains, naguère pelés, désormais couverts d’une herbe drue, sont envahis par une population d’OGM, faits au moule de la musculation à outrance, parmi lesquels il n’est plus possible de distinguer un avant d’un trois-quarts, ni dans son aspect ni dans sa fonction, et qui s’évertuent à maîtriser un ballon devenu trop petit pour leurs trop larges mains. Les évolutions se réduisent le plus souvent à une confrontation inspirée du pancrace : l’équipe attaquante essaie de percer l’impeccable alignement que ses adversaires ont dressé d’une ligne à l’autre, en multipliant des gestes identiques : je te passe la balle, tu fonces et tu tombes en la libérant comme une poule pond son œuf pour que je la reprenne (c’est le demi de mêlée qui parle), que je la repasse, que tu fonces et tu tombes en la libérant… Le tout, accompagné des glapissements de l’arbitre, dignes d’un sergent-instructeur de Marines. Pour mettre un peu de sel à ce spectacle indigeste, de temps en temps un placage d’auroch, face auquel le choc du frontal d’une vache contre un écarteur landais mal inspiré fait figure de chiquenaude, arrache des hurlements de plaisir au commentateur de la télévision, sans considération pour les conséquences physiologiques que cet attentat peut entraîner chez sa victime. De son côté, l’arbitre est chargé de combattre la monotonie du jeu en multipliant ses interventions, selon des critères souvent insaisissables, ce qui justifie la présence, auprès du journaliste commentateur, d’un ancien joueur chargé leur donner du sens et qui n’y parvient que rarement.

Pour obtenir un résultat aussi exaltant, il faut des gaillards dotés de qualités exceptionnelles, des géants capables de « taper » un 100 m en moins de douze secondes, de courir, de pousser, de plaquer, de tomber, puis se relever pendant plus d’une heure. Il faut également une escouade nombreuse de joueurs, car les efforts et les chocs sont tels que l’anatomie la plus vigoureuse n’y résiste pas quatre-vingt minutes durant, ce qui nous a fait passer en quelques années de la formule sans remplacement à un jeu à vingt-trois et plus, puisqu’un pilier peut se dédoubler et revenir sur le terrain pour pallier l’incapacité de son remplaçant. Tout ceci se traduit, bien entendu, par un accroissement des moyens financiers exceptionnels, nécessaires au recrutement de vedettes reconnues et l’apparition sur le devant de la scène d’un nouveau venu, le président de club, qui évoque le « propriétaire » d’une équipe de base-ball ou de football américain plutôt que le bénévole d’antan qui se souciait avant tout de trouver un débouché professionnel à ses joueurs.

 

Pour couronner cette évolution, ajoutons un nouvel acteur très indiscret, la télévision. Elle est devenue omniprésente et, apparemment aussi, omnipotente. Elle influe considérablement sur l’organisation du calendrier du championnat professionnel. Elle impose même l’horaire des rencontres. Dans le rugby professionnel télévisé, oublié le rendez-vous dominical traditionnel de 15h, précédé d’un lever-de-rideau à 13h30. On joue à toute heure ou, pour mieux dire, à n’importe quelle heure, plutôt 15h45 ou 16h15 que 16h d’ailleurs, et même à 21h. Songez, grâce à la télé, le sacrosaint repas du dimanche en famille est remplacé par un sandwich pris au stade lorsque la rencontre du club local est fixée à 12h30. Accessoirement, on imagine la difficulté rencontrée par l’équipe d’encadrement pour offrir aux joueurs une hygiène de vie propice à l’exercice de leur métier, avec des horaires de repas et de couchers qui changent d’une semaine à l’autre. La télévision a aussi le pouvoir d’imposer des séances nocturnes, en plein hiver, dans des stades aussi bien chauffés que ceux de Clermont-Ferrand ou Oyonnax. Je dois à la vérité de dire que le public ne manque pas à ces séances de congélation collective, ce qui ne laisse pas de m’impressionner toujours. Mais qui s’aviserait de discuter les droits de la télévision à agir selon ses intérêts ? Certainement pas les présidents de clubs, qui sont souvent aussi chefs d’entreprises, ni malheureusement non plus les supporters qui ne se posent plus de question sur la possibilité d’échapper à la loi d’airain d’un profit bien compris, même s’il ne profite qu’à quelques-uns ?

On doit aussi à la petite lucarne d’avoir considérablement modifié notre perception du match. Quel spectateur présent dans les tribunes ou derrière la main courante d’un modeste club régional ne s’est pas senti frustré de ne pouvoir revoir une action de jeu qui a échappé à son attention, dans un moment de distraction ? Dans un stade, les sollicitations sont nombreuses et toutes n’émanent pas du rectangle herbu. C’est un charme que la télévision n’autorise pas, car elle est un œil qui ne laisse voir rien d’autre que ce qu’elle fixe, au prix d’une tension de tous les instants chez le téléspectateur, difficilement supportable pour qui se prend au jeu. Fini le champ large ; ce qui compte, c’est le ballon et accessoirement celui qui le porte. Le spectateur ne peut anticiper le mouvement ni déceler à l’avance la tactique la plus appropriée. Son regard ne s’éloigne pas de la vessie. Il est vrai que les stratèges modernes s’ingénient à inculquer à leurs troupes une pratique qui ne dépasse que rarement le rentre-dedans ou la chandelle. Le rugby est devenu un jeu de gagne-terrain, et le commentateur, croyant sans doute travailler pour des auditeurs de radio, ne manque jamais de signaler dans quelle moitié du terrain va se situer la remise en touche ou la mêlée.

Indiscrète, la télévision l’est aussi dans sa façon de privilégier toute sorte de gestes qui n’ont rien à voir avec la pratique du rugby. Qu’un entraîneur ou un joueur se signe discrètement dans son coin ou à son entrée sur la pelouse, et l’opérateur ne se privera pas de le saisir dans cet acte qui devrait rester intime. Toute manifestation de religiosité est répercutée avec une constance qui interpelle. Elles se sont multipliées avec la présence de joueurs venus de l’hémisphère sud, qui ne manquent jamais de remercier le ciel après avoir marqué un essai et qui parfois même prient en public au milieu de la pelouse à la fin du match. C’est une tradition chez eux, nous dira-t-on, mais toutes les traditions sont-elles transportables en d’autres lieux ? N’y a-t-il personne dans le personnel d’encadrement ou parmi leurs partenaires français pour rappeler à leurs partenaires que l’exercice de la religion relève, en France, de la sphère privée et donc qu’il ne devrait pas se manifester en public, surtout dans une occasion aussi éloignée de toute spiritualité que peut l’être l’exercice d’un sport, quelle que soit la religion concernée ? Les opérateurs et le réalisateur sont-ils à ce point ignorants d’un des principes de notre vie collective ? La recherche du sensationnel ne justifie pas tout. Ils ne songent pas qu’ils peuvent choquer des spectateurs, au nombre desquels je me compte, et qui n’entendent pas se laisser dicter une morale par des jeunes gens venus d’ailleurs, très ignorants de la culture du pays où ils exercent leur talent.

Mais il est vrai que le concept de « culture », mis aujourd’hui à toutes les sauces, justifie bien des errements. Le plus spectaculaire à mes yeux est le haka maori. La télévision a beaucoup fait pour transformer cet épisode d’avant-match en un événement en soi. Il s’agirait d’une manifestation culturelle des peuples indigènes d’Océanie qui remonterait à la nuit des temps. Dans l’exercice de la guerre peut-être, – je ne suis pas compétent pour en juger -, dans celui du rugby, il est permis d’en douter. J’invite mes lecteurs à se reporter au célèbre match qui opposa les All Black aux Lions britanniques en 1973. Ils pourront juger par les contorsions maladroites des joueurs néo-zélandais combien cette danse était inconnue de la plupart d’entre eux. Depuis, on a beaucoup travaillé la chorégraphie, peut-être sous l’effet d’un plus large recrutement de joueurs maoris. Il n’en reste pas moins que la formule adoptée désormais, avec ses variations, est une manifestation outrée de haine guerrière dans laquelle, à en juger par la gestuelle utilisée, on menace de mort ses adversaires ou on les voue aux pires supplices. Un tel état d’esprit est complètement étranger à un sport conçu par des gentlemen britanniques désireux de développer harmonieusement les individus dans une pratique collective. J’ai la faiblesse de penser que telle est ou devrait être la vertu première du rugby encore aujourd’hui et que les grimaces qui enlaidissent ces beaux athlètes des Antipodes n’ajoutent rien, bien au contraire, au respect qu’on leur doit pour leur talent. Aux sélections européennes en mal de riposte à cette agression verbale et gestuelle, je préconiserais de se doter de tee-shirts avec un mot d’ordre tel que « le rugby n’est pas la guerre » ou « le rugby est un jeu que nous voulons jouer avec vous » et d’offrir à leur adversaire direct un rameau d’olivier comme gage de paix et d’amitié.

Combat d’arrière-garde, si l’on veut, mais il est doux parfois de faire entendre un son différent de celui que nous impose un consensus mou favorisé par des médias envahissants.

Fond sonore au supermarché

Fond sonore au supermarché

 

[À la directrice ou au directeur d’un supermarché]

 

C’est en tant que client assidu de votre établissement que je vous adresse cette lettre pour évoquer avec vous la question de la musique d’ambiance ou fond sonore, comme on voudra l’appeler, qui m’accompagne tout au long de mes achats.

Pour être tout à fait franc, je la perçois comme un bruit qui m’agresse lorsque j’entre et j’éprouve un réel soulagement lorsque je ne l’entends plus, une fois sorti. Pendant que j’effectue mes achats j’essaie d’en faire abstraction, mais je n’y parviens pas autant que je le souhaiterais. Je la trouve bruyante, inintéressante et, pour tout dire, inutile. Je vous assure que, si elle n’existait pas, je serais beaucoup plus détendu et mieux concentré sur mes achats.

Ce phénomène n’est pas propre aux supermarchés. Il m’est souvent arrivé de devoir subir un tel fond sonore dans d’autres commerces (le salon de coiffure, par exemple) et aussi dans certains moyens de locomotion (les cars, en particulier). Ce que toutes ces expériences ont en commun, c’est qu’on ne me demande pas mon avis, ni sur le principe ni sur la nature du fond sonore, et qu’on me considère comme un perturbateur lorsque je demande que l’on respecte mes goûts. Ce qui prouve que le slogan « le client roi » admet bien des limites.

On me dit que tous les commerces de ce genre le font, ce qui n’est pas tout à fait exact et, de toute façon, démontre un esprit bien moutonnier. La liste serait longue des choses néfastes que l’on a fait parce que « tout le monde les faisait », jusqu’à ce que l’expérience oblige à les abandonner. Un autre argument consiste à dire que « les clients aiment cela », une façon insidieuse et inélégante de me faire comprendre que mon avis compte peu parce que je suis minoritaire et donc que je dois me conformer aux goûts de la majorité. Malheureusement, la musique que « les gens » aiment n’est pas la mienne et je dois me conformer au précepte qui veut que le nombre l’emporte sur la qualité. En outre, mon opinion, qui est argumentée, vaut bien mille opinions qui ne font que répéter ce qui est dans l’air du temps.

Si les gens aimaient tellement cette musique de fond, on ne manquerait pas de voir des clients s’arrêter pour déguster tel ou tel morceau particulièrement à leur goût. Or, je n’ai jamais observé ce phénomène et, si tel était le cas, l’établissement n’aurait pas lieu de s’en réjouir car il détournerait le client de ses achats.

J’ai souvent demandé à des membres du personnel s’ils n’étaient pas gênés par cette musique d’ambiance, ce qui, je le reconnais, n’est pas très bien venu de ma part puisque je les mets en porte-à-faux à l’égard des normes de fonctionnement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Ils me répondent qu’ils ne l’entendent plus. C’est sûrement faux : ils ne l’écoutent pas mais ils l’entendent, l’appareil auditif humain n’ayant pas la faculté de se rétracter et le cerveau continuant à répondre à ces stimuli sonores. C’est ainsi que l’on fabrique des générations de malentendants, mais ceci est une autre histoire. De plus, cette pollution sonore – car c’est ainsi qu’on peut qualifier un bruit continu qui n’est pas en rapport avec l’activité de ceux qui le subissent – ajoute un surcroît de fatigue à un personnel qui ne chôme pas par ailleurs.

Bref, face à ceux qui comme moi n’apprécient pas la musique d’ambiance, on ne peut m’opposer que des personnes qui n’y prêtent guère attention ou qui avouent qu’elles essaient d’en faire abstraction. J’en conclus qu’en la supprimant, on me ferait à moi un grand plaisir et on ne ferait pas de tort aux autres. La solution s’impose donc comme une évidence.

Ceci étant posé, on me rétorquera peut-être que la musique favorise la pulsion acquisitive des clients, au même titre qu’elle incite les vaches à produire plus de lait dans les stabulations sonorisées. On se fait une bien piètre idée de la nature humaine lorsque l’on pense qu’elle peut si facilement échapper aux injonctions de la logique et du raisonnement. Autant je suis prêt à admettre que l’esthétique du conditionnement favorise tel produit au détriment de tel autre, autant je doute qu’un fil musical puisse avoir le même effet sur l’acheteur potentiel.

On me rétorquera aussi que le volume considérable de ces halles génère une acoustique incommode. Mais, à tout prendre, j’aimerais mieux l’ambiance sonore d’une place publique ou d’une cour d’école à un bruit imposé, émanant d’une source unique, avec les effets de stéréophonie que cela ne peut manquer d’entraîner. J’admets qu’on n’ait pas songé à faire à ces vastes bâtiments un traitement acoustique sophistiqué, à la manière des auditoriums de musique, mais il existe des moyens pas très onéreux d’éviter les désagréments des grands espaces vides. Et, même si on admet cet argument, la meilleure solution consiste-t-elle à remplir ce vide ? J’en doute, car, pour le faire oublier, on utilise un moyen qui en aggrave encore les effets.

Joyce Canel (8 avril 2012)

[Paroles prononcées lors de la cérémonie de la crémation de Joyce Canel]

Pour évoquer Joyce, il vaut mieux éviter les formules toutes faites, qu’on réservera à des vies banales et à des personnalités sans relief. Chez elle, au contraire, c’est l’extraordinaire qui est la norme.

Elle naît dans le New-Jersey dans une famille d’intellectuels. Son père, Harry Hill, est traducteur, sa mère, Dorothy, musicienne (pianiste). Pendant l’absence du père, parti à la guerre, Dorothy rencontre un journaliste, Jimmy Canel, dont elle devient la compagne. Le jugement de divorce qui suit le retour de Harry la condamne à perdre la garde de ses enfants, sans droit de visite : Joyce et son petit frère Gaylord sont élevés loin de leur mère.

Au-début de son adolescence, Joyce est opérée d’un cancer à la gorge, qui la sauve mais la laisse handicapée à vie, compte tenu des méthodes chirurgicales en usage en ce début des années cinquante. Dès ses 15 ans, elle doit apprendre à se ménager. Un geste aussi naturel que la respiration devient problématique et complique sa vie en société, à cause des bruits qu’elle émet en expirant. Le moindre rhume présente un danger grave pour sa santé. La station couchée et le sommeil favorisent les risques d’étouffement et transforment chaque réveil en un laborieux retour à la vie. Pourtant, Joyce va vivre avec ce terrible handicap pendant 60 ans, au prix d’un effort de tous les instants.

Pour surmonter ce traumatisme, elle peut compter sur la complicité de son frère, avec qui elle partage bien des aventures de son adolescence et de sa jeunesse. Son père Harry étant décédé, elle et Gaylord rejoignent leur mère, ce qui a peut-être aussi contribué à un meilleur équilibre psychologique.

C’est une élève brillante, qui est admise au Barnard College, prestigieuse Université féminine new-yorkaise, où elle entreprend des études de Littérature anglaise. Mais sa vraie vocation est le journalisme. Sur les conseils de son beau-père, Jimmy, elle fait le choix de ne pas suivre un cursus spécialisé, mais de se former « sur le tas ». Elle fréquente donc les milieux journalistiques et y apprend son métier. Parallèlement, en compagnie de son frère, elle multiplie les voyages en Amérique hispanique, Mexique, Venezuela, Cuba, etc. C’est à l’occasion de l’un d’entre eux que se produit un événement qui va changer sa vie.

Sur la route du Brésil, où elle doit effectuer un reportage, elle et son frère se retrouvent à Panama sans le moindre sou vaillant (la légende raconte qu’il leur restait 50 cents). En désespoir de cause, ils vont frapper à la porte d’Oncle Vic, Victor Canel, frère cadet de leur beau-père Jimmy, qui, à l’époque, est Public Relations Officer de la Compagnie du Canal de Panama. Vic est seul, sa femme ayant refusé de le suivre à Panama. Entre lui et Joyce se noue très vite une relation amoureuse qui ne s’éteindra jamais, et survivra même, d’une certaine façon, à la mort du premier.

La situation familiale qui résulte du mariage de Vic et Joyce est cocasse, puisque Joyce devient la belle-sœur de sa mère, que Vic devient le beau-fils de son frère, etc. Cet embrouillamini relationnel, qui frise symboliquement l’inceste, enchante ces deux non-conformistes. Vic en a fait une peinture pleine d’humour.

À Panama, Joyce devient une collaboratrice de son mari et y apprend l’art de la mise en page, Vic ayant sous sa responsabilité plusieurs publications. A cette époque, son frère Gaylord, fantasque jusque dans la gestion de sa santé, meurt sottement d’une bronchite mal soignée. Joyce a toujours été discrète sur cette tragédie familiale, mais nul doute qu’elle a dû être très douloureuse. Heureusement, qu’à l’époque, elle était déjà aux côtés de Vic.

Le moment de la retraite ayant sonné pour celui-ci, le couple décide de voyager en Europe. Décidés à faire un séjour en France, ils découvrent une annonce dans le New York Review Books, dans laquelle Michelle Caroly met en location pour l’hiver sa maison de l’Ile au Than, à Montsoreau. Nous sommes au mois de mai 1981. Non sans mal, le couple parvient à rejoindre la maison en bords de Loire, où Michelle leur a donné rendez-vous. A peine entrés, Vic interroge Joyce : « Happy ? ». Le regard de Joyce suffit à le rassurer. Le couple passera l’hiver à l’Ile au Than puis renouvellera la location pour une année. Ces mois sont propices à des voyages en France et en Europe, mais surtout à la découverte du Chinonais et de ses habitants, parmi lesquels figure une colonie anglo-saxone importante et de qualité. Vic et Joyce aménageront à la suite d’un couple d’amis dans l’appartement que Louis et Mylène Rémy louaient au 69 de la rue Voltaire. L’agencement du lieu est bien fait pour plaire à ces amateurs d’art : un ensemble qui associe, sur rue, un bâtiment du XIXe siècle, à une partie médiévale sur jardin, le tout magnifiquement ouvert à la lumière du midi, et doté de parois aveugles suffisantes pour y loger livres, disques et tableaux.

C’est dans ce cadre largement ouvert aux visiteurs, que s’installent Vic et Joyce. Ils y mèneront une vie paisible entrecoupée de voyages, en Europe mais aussi en Floride, tant que Jimmy et Dorothée y séjourneront, et de fréquents échanges avec leurs amis, les Rémy, Hilde et Bill Connett, Bérénice et Harold Jacobs.

Après la mort de Vic, puis celle de sa mère, qu’elle avait accueillie dans son appartement de Chinon, Joyce reprend une vie active et très organisée ; en cela elle était restée très américaine. Elle voyage beaucoup, principalement avec Michelle Caroly, avec une prédilection pour l’Italie mais aussi Paris, où elle ne manque pas de visiter les grandes expositions d’art. Elle suit aussi les activités intellectuelles et artistiques locales : elle manque rarement les séances de Ciné Plus, est une auditrice assidue des concerts de musique de Fontevraud, la Grange Meslay, les festivals d’été de Chinon, Montsoreau, Richelieu, Bourgueil et autres lieux. De décembre à février, elle travaille de façon quasi quotidienne à l’élaboration du Bulletin des Amis du Vieux Chinon, dont elle modernise la présentation, en y appliquant les techniques apprises jadis, mais en cherchant à tirer parti d’un outil qu’elle ignore, l’informatique. Malgré l’aide de Christophe Lanlignel puis de Richard Greenway, elle aura toujours des difficultés avec l’ordinateur, ce qui vaudra à ceux qui partageaient la pièce où elle travaillait d’entendre un répertoire de jurons anglais (car elle ne jurait qu’en anglais) d’une surprenante variété.

Joyce va nous manquer, affreusement, parce qu’il est rarement donné de croiser dans sa vie une personnalité aussi riche et aussi attachante. Mais elle laisse derrière elle un groupe de personnes qu’elle a contribué à réunir et qui auront à cœur de cultiver son souvenir, dans l’allégresse qui était la sienne et qui est le meilleur de l’héritage qu’elle nous laisse.

 

Pour un sonnet, épîtres inédites de Du Bellay

                                                                                                                              De Rome, le vingt-cinquième de juin

            Mon cher ami,

            Je t’assure que les errances que connut Ulysse sur le chemin d’Ithaque ou les épreuves que subit Jason avant de conquérir la Toison d’Or sont sans commune mesure avec les désagréments de mon exil à Rome. Du moins, ces héros, tout auréolés de leurs exploits, ont-ils eu le loisir de rentrer chez eux pour y finir paisiblement leurs jours. Quant à moi, je désespère de jamais retourner à Liré. Je donnerais tous les palais de Rome pour pouvoir m’abriter sous le toit de la modeste maison que j’ai héritée de mes ancêtres. La Loire vaut bien le Tibre et mon hameau natal, les collines sacrées de la Ville Eternelle. Je m’étiole à respirer l’air de la mer et j’aspire au doux climat de notre Anjou.

            Les griottes sont-elles mûres ?

                                                                                                                                   Ton Joachin

[Au bas du pli, le correspondant a ajouté ces mots, sans doute en prévision d’une réponse : pourquoi ne pas en faire un poème ? Même un modeste sonnet ?]

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                                                                            De Rome, Fête de la Saint-Michel [29 septembre]

            Mon cher ami

            Crois-tu que j’aie l’humeur poétique et que ces confidences méritent l’honneur d’une mise en vers ? Ai-je dû te paraître pédant pour te suggérer une aussi étrange idée ! Les comparaisons que j’ai eu l’outrecuidance d’introduire dans le récit de ma modeste vie sont du plus mauvais goût. Seraient-elles plus acceptables si je les introduisais dans un poème ? Permets-moi d’en douter.

            Je me réjouis de savoir que les fraisiers que je t’ai fait envoyer ont bien pris et ont orné tes plates-bandes de leurs belles fleurs blanches. Certains, par ici, en mangent les fruits, quand ils sont presque blets.

                                                                                                                                   Ton Joachin

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[Non daté. Dans un feuillet volant qui avait dû être inclus dans un courrier, qui n’a pas été retrouvé] Va donc pour un sonnet

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[À suivre]

La mort de Joselito, par Ramón Pérez de Ayala

La mort de Joselito

 

Samedi 15 mai, j’ai fait la connaissance par hasard d’une demoiselle yankee qui était en Espagne depuis une semaine, guère plus. C’était au coucher du soleil ; je venais des arènes, où j’avais vu toréer Joselito, Belmonte et Sánchez Mejías.

Aux Etats-Unis, la première chose que l’on demande à un étranger, c’est son opinion sur le pays. L’étranger suppose, bien entendu, que cette question obéit à une espèce de tempérament autocritique commun aux nord-américains, qui les pousse à s’enquérir auprès des étrangers de leurs propres défauts ou excès, dans le but de les corriger, dans la mesure où à leurs yeux, s’agissant de pratiques habituelles, ils auraient pu passer inaperçus. Pas du tout. Si l’étranger naïf s’avise à insinuer que quelque chose dans ce pays les déconcerte ou leur déplaît, le nord-américain, sur un ton de compassion, réplique : « Vous ne nous comprenez pas ; nous sommes un peuple trop jeune et trop fort, complètement différent de tous les autres. » Ce qui est l’exacte vérité. Après plusieurs expériences de ce genre, l’étranger sait quoi répondre lorsqu’on sollicite son opinion sur les Etats-Unis : « Le premier pays au monde ». L’interlocuteur nord-américain commente avec une flatteuse spontanéité : « Vous êtes quelqu’un de très intelligent ». Il se peut qu’il ait raison.

Demander à un étranger ce qu’il pense de notre patrie me paraît aussi indélicat et inutile que de demander à un inconnu ce qu’il pense de notre personne. Ou la personne interrogée se lance dans un éloge superflu et hyperbolique ou, si elle est sincère, se voit contrainte à passer pour un impoli, alors que l’impoli, c’est le questionneur indiscret. C’est pourquoi je ne demande jamais à un étranger ce qu’il pense de l’Espagne. Qu’il le dise librement, s’il juge bon de le faire. Ce que je fais, dans ce cas, c’est écouter attentivement, parce que le jugement d’autrui sur soi est toujours profitable.

Dans le bref laps de temps d’une semaine, cette demoiselle s’était déjà fait une opinion sur l’Espagne, qu’elle entreprit, bien entendu, de me communiquer sans que je l’aie sollicitée. En Espagne, il était évident que bien des choses la surprenaient. Je tentai de disculper nos choses, en disant : « En Espagne, on accorde beaucoup d’importance à ce qui, dans d’autres pays, n’en a aucune et vice-versa ; c’est affaire de tempérament et de personnalité ». « Il est certain, -dit-elle-, qu’en Espagne, on n’accorde pas d’importance à ce qui est pratique ». Je répondis : « En Espagne on accorde de l’importance à ce qui est pratique ; ce qui se passe, c’est que les espagnols ont une conception originale de ce qui est pratique. Que vous semble des pavés de Madrid ? Elle répondit : « Infernaux ». Je poursuivis : « Et le ciel de Madrid ? » « Divin », s’exclama-t-elle. « Voyez-vous, les espagnols –déclarai-je- prêtent plus d’attention au ciel qu’au sol ». Elle me répliqua : « Mais on ne peut marcher sur le ciel la tête en bas, comme les mouches sur le plafond d’une chambre ». Je répondis : « On ne peut pas non plus marcher sur le pavé de Madrid. Conclusion : le mieux est de se coucher au soleil, sur la bonne terre. Voilà ce qui s’appelle être pratique. En outre, on ne peut marcher sur le ciel avec ses pieds ; mais, par l’imagination, on peut se promener dans les nuages ». La demoiselle yankee reconnut qu’en effet, dans les rues du centre de Madrid, elle avait vu beaucoup de personnes couchées au soleil. Malgré tout, elle supputa que je plaisantais, d’où il découlait, selon elle, que les espagnols, nous avons parfois le sens de l’humour, bien qu’elle crût, avoua-t-elle, que c’était une qualité exclusive des nord-américains, de même que la superstition est la seule qualité propre qu’il nous reste à nous autres espagnols. Je la remerciai.

La conversation roula sur le sujet des taureaux. Je m’attendais à l’inévitable jugement sur la barbarie et la cruauté de notre fête. Malheureusement, la demoiselle yankee avait été profondément déçue par les corridas, jugeant qu’elles n’étaient pas aussi barbares ni aussi cruelles qu’on les lui avait dépeintes. D’après elle, dans le combat avec les taureaux braves, il n’y a pas le moindre risque. Le taureau est un animal imbécile qui se laisse mener où on veut ; on l’éloigne de soi avec une légère agitation du tissu rouge. Il n’y a rien de gênant ni de dangereux dans la vie des fameux toreros, si ce n’est qu’ils passent le plus clair de leur temps dans le train, ballottés d’un endroit à l’autre, comme les sacs de la Poste et que, par conséquent, ils sont plus exposés qu’un citoyen ordinaire à un accident ferroviaire. D’aussi pittoresques remarques me ravirent. « Vous me rappelez –dis-je- quelques lignes d’une lettre qu’un aumônier militaire envoya au Times depuis le front : « La vie du soldat est une vie très dure, à laquelle se mêlent parfois de véritables dangers ». Elle insista disant qu’on ne court aucun danger face à un taureau brave, et se montra disposée à toréer dans les pâturages [un taureau en liberté] et à ce qu’on publie la photo dans Nuevo Mundo. Je la mis en garde contre les taureaux et même les veaux, qui attaquent subitement et brutalement lorsque quelqu’un s’approche d’eux. « Bah ! –répliqua-t-elle- ; il suffit de se figurer que le taureau est un chien dressé ». Très exactement ce qu’un chasseur de lions conseillait à un ami apeuré : « C’est très facile ; il suffit que tu te figures que le lion est un lapin ». Et l’ami répondit : « C’est justement ce qui est le plus difficile ». Je tentai de la persuader que tous les toreros, face au taureau, courent un danger mortel. « Tous –ajoutai-je- sauf un : Joselito ». « Pourquoi, pas lui ? », demanda la demoiselle avec une certaine vivacité polémique. « A cause de la confiance –répondis-je-, qu’il a en lui-même, en ses facultés physiques, en sa science des bêtes, en son art ». « Vous croyez donc, -poursuivit-elle-, qu’il est si confiant, si confiant en lui-même ? ». « Je le présume ; tous ses amis le confirment ». La demoiselle, sur un ton de gravité sentencieuse, dit alors : « C’est donc le seul torero qui soit en danger de mort. Les dieux ont été provoqués, or les dieux sont vindicatifs ». Je commentai : « Je croyais que la superstition était une qualité exclusive des espagnols ».

Ramón Perez de Ayala

Écrit en 1920, peu après la mort de Joselito,

survenue dans les arènes de Talavera le 16 mai de cette année.

 

Correspondance avec Juan Gil-Albert et Jean Cassou, 1965-1969

Juan Gil-Albert et Jean Cassou (1965-1968)

 

J’ai passé en Espagne l’année universitaire 1963-1964, la deuxième de ma scolarité à l’ENS de Saint-Cloud, pour y préparer mon Diplôme d’Études Supérieures, dont le mémoire portait sur la revue El Mono Azul, sous la direction du Professeur Robert Marrast. Nous venions de nous marier et Michèle m’y accompagna, après avoir bénéficié d’un report de sa première année aux IPES. Notre camarade Nicole Avant, qui préparait un mémoire sur la Gaceta de Arte, également sous la direction de R. Marrast, nous recommanda d’aller à Tenerife. Nous y avons passé tout le mois d’avril et y avons fait la connaissance d’un groupe d’artistes et d’intellectuels, ceux-là même qui avaient organisé dans l’île la Deuxième exposition surréaliste en 1935, en présence d’André Breton. Nous nous sommes liés à plusieurs d’entre eux : le critique d’art et directeur de la Gaceta de Arte, Eduardo Westerdahl ainsi que Maud, son épouse française, qui avait été la compagne d’Oscar Domínguez ; le poète Pedro García Cabrera et son épouse sévillane Matilde ; le critique de théâtre et de littérature Domingo Pérez Minik et son épouse, Rosita. Ils nous introduisirent auprès d’un de leurs anciens compagnons de captivité, José Domingo, qui travaillait dans une maison d’éditions à Barcelone, lequel nous fit connaître un groupe de valenciens, composé de son propre frère, Domingo Orozco, de José Bueno Ortuño, de l’avocat Alberto García Esteve et du poète Juan Miguel Romá. Ce dernier, ainsi que son épouse, Benita, et leur fils, José María, venaient de rentrer de plus de dix années d’exil en Pologne, où ils avaient dû se réfugier après leur expulsion de France en 1950. Peu auparavant, le poète Juan Gil-Albert avait mis fin à son exil au Mexique et réintégré la maison familiale de Valence, dans laquelle vivait sa mère. Entre cet ancien membre de l’Alliance des Intellectuels pour la Défense de la Culture, qui avait collaboré au Mono Azul, et nous naquit une relation d’amitié qui a duré jusqu’à la fin de la vie du poète (1994) mais qui fut particulièrement étroite dans les années soixante. Je réunis ici la correspondance que nous avons reçue, tant de Juan Gil-Albert que de Jean Cassou. Nous propres lettres se sont perdues, à l’exception du brouillon de l’une d’entre elles adressée à Jean Cassou.

 

Semalens, 14 avril 1965

Chers amis,

Merci de m’avoir fait parvenir les deux livres de Juan Gil-Albert. Ils sont très beaux et je les ai lus avec un bien cordial et sympathique plaisir. Je voudrais écrire à l’auteur pour le lui dire longuement. Mais je n’ai plus sa carte ; je ne sais d’ailleurs si son adresse y figurait. Soyez donc assez gentils pour m’envoyer cette adresse, soit ici, où je suis encore jusqu’au 20 -Semalens (Tarn)- soit au Musée (2, rue de la Manutention, Paris XVI), soit enfin chez moi, 4, rue du Cardinal Lemoine, Paris V. Je vous suis bien reconnaissant de vous être faits les messagers de Gil-Albert. Dans une de ses dédicaces, il me rappelle une nuit du commencement de la guerre civile où nous nous sommes rencontrés à Valence : je ne me rappelais plus cette rencontre (ç’avait été une nuit si tumultueuse !), mais la nuit, elle, je ne l’ai pas oubliée. Que de choses depuis ce temps et que d’espoirs déçus ! Vous êtes sans doute espagnols, vous deux aussi, un fils d’émigrés ?

Merci encore et toute ma cordiale sympathie,

Jean Cassou

 

Paris, 2 mai 1965

Ministère d’État. Affaires culturelles. Musée National d’Art Moderne.

Chers amis,

Cette lettre m’a beaucoup touché et intéressé. Vous voilà donc tous les deux situés, et tout ce que vous me dites de cette situation, tous ses points me sont bien sympathiques : la parenté de l’une avec mon cher inoubliable Jean Sarrailh et le diplôme de l’autre sur le Mono azul… J’ai revu dans ma mémoire l’uniforme, -si l’on peut appeler ça l’uniforme-, de cette belle jeunesse que les camions emportaient vers le front, avec de pauvres flingots dérisoires et à peine quelques munitions…

Je viens d’écrire à Juan Gil-Albert, je lui parle de ses beaux livres, de son merveilleux livre de souvenirs d’enfance, de souvenirs valenciens, écrit dans une langue si savoureuse, un beau livre drainant la profondeur.

Que de temps a passé depuis cette nuit valencienne dont je garde un si vif souvenir ! Les choses vécues par l’Espagne –comme celles qui ont été vécues chez nous- sont aujourd’hui oubliées, ou méconnues, […]

Donnez-moi tous deux de vos nouvelles et croyez à toute ma cordiale sympathie.

Jean Cassou

 

Valencia, 19 de mayo de 1965

Mis queridos amigos, mis jóvenes amigos: gracias por todo. Llegó ya la carta de Cassou, cariñosa y elogiosa, anunciándome el envío de un libro: creo que debisteis haberle dado, también, una copia del que yo llamo “panfleto” porque tal vez él podría habernos orientado con respecto a quienes interesaría de veras su contenido con miras a su publicidad. Ya os dije que los medios “fortmen marxistes” no son los más apropiados para que encuentre la acogida que merece. -Tema inagotable-. Por cierto, la copia que os llevasteis estaba plagada de erratas. ¡Un horror! Alguien se llevó otra a Italia considerablemente corregida. Ahora bien, noto a faltar vuestra opinión, del panfleto y de los libritos. Considero que vuestros exámenes no os dejan tiempo sobrante para una deleitosa crítica, permítaseme el contrasentido, pero no siempre se os permitirá escapar: el camino de la amistad no está necesariamente tendido de rosas. – Tengo estos días a la vista una lectura pública a la que espero asistan José y Juan Miguel; ¡apenas nos vemos! ¿Cuándo podrán los hombres recrearse en lo único valedero: la amistad, el diálogo, el abandono, l’oisiveté…? Ya sé que nunca.

Los tiempos son malos para mí. Cuestiones económicas deprimentes me han hecho vivir un año como metido en un zarzal. Varios golpes sucesivos desde mi regreso de América nos han reducido a una situación realmente crítica. -En las películas de mi época de colegial, el banquero, llegado el momento, se pegaba un tiro; yo me quedaba pensando que su viuda ya no podría seguir ostentando sombreros vacilantes de plumas que se convertían ahora en unos objetos melancólicos. -Lamento que mi madre haya alcanzado a ver aún este desmoronamiento. Sois de una generación que no sé si es capaz ya de comprender esto: la pobreza me atrae como una especie de voluptuosidad. Seguramente os suene a literario; pero lo literario es también una forma de verdad y no tan falsa como podría parecer.

No me queda más que desearos mucho éxito en vuestros esfuerzos; de este esfuerzo de la juventud depende gran parte, o lo esencial, de lo que poseeremos, de lo que seremos; pero cada vez más pienso que la finalidad de la vida es la consecución de una vejez plena; solo, alcanzada esta, adquiere todo lo demás asiento y sentido, totalidad; sin ella lo anterior no son sino partículas, fragmentos, aspiraciones. Excusadme este sermoneo.

Abrazo de vuestro amigo,

Juan [Gil-Albert]

[NB. Le “pamphlet” mentionné, sous le pseudonyme de Diego Selva, s’intitule Los días están contados. Drama Patrio et est daté de 1964. Il comporte 44 feuillets dactylographiés de 50 lignes chacun.]

 

Paris, le 9 juin 1965

à Monsieur le Directeur du Musée d’Art Moderne [Jean Cassou]

Monsieur,

Nous ne savons comment vous remercier pour l’aimable lettre que vous nous avez envoyée et à laquelle nous avons mis tant de temps à répondre. Heureusement pour moi, l’année scolaire vient de s’achever, ce qui me permet de me consacrer pleinement et sans arrière-pensée au plaisir de renouer notre correspondance avec nos amis espagnols et avec vous, qui êtes si proche de l’Espagne. Peu de jours après votre lettre, nous en avons reçu une de Juan Gil-Albert, dans laquelle il nous fait part de ses joies mais aussi de ses peines qui, hélas ! sont nombreuses ; mais comment pourrait-il en être autrement quand on a vécu ce qu’il a vécu, et quand on se retrouve en prison dans son pays ? Il me demande également de vous parler d’un petit livre, un panfleto, dont il m’a confié une copie et qu’il aimerait voir éditer, sous un nom d’emprunt s’entend. Le peu de temps dont j’ai disposé jusqu’ici ne m’a pas permis de mener à bien cette tâche qui me tient à cœur. J’ai cependant fait parvenir une copie à un éditeur parisien, par l’intermédiaire d’un ami qui publie chez lui, mais je n’en ai jusqu’à maintenant reçu aucune nouvelle. Si vous désirez lire ce livre, j’en tiens une copie à votre disposition. J’irai la déposer moi-même rue de la Manutention.

Le temps, dites-vous, a passé depuis cette nuit valencienne, où vous avez connu les premières manifestations d’un peuple en révolution. Pour nous elle n’a jamais été qu’un extraordinaire poème épique que nous ont récité tout d’abord les exilés puis ceux qui, tels les troyens, sont restés enfermés dans la citadelle avec leurs geôliers. Ce qui nous étonne le plus, c’est l’extraordinaire faculté qu’ont nos amis espagnols d’oublier toutes ces misères et atrocités pour ne se souvenir ou ne vouloir se souvenir que de leurs enthousiasmes.

Aujourd’hui, nous sommes loin de ces temps d’héroïsme, où il suffisait, semble-t-il, de vouloir pour accomplir.

Michèle et moi rejoindrons nos amis castillans et valenciens le mois prochain. Nous ne pouvons guère leur consacrer plus que ce mois de juillet, car il me faudra penser déjà à l’Agrégation de l’année prochaine.

Veuillez agréer, Monsieur, nos respectueuses salutations,

Michel Garcia

 

Paris, 4 juillet 1965

Dimanche.

Cher Monsieur,

J’ai reçu une lettre admirable de Juan Gil-Albert, bouleversante, vraiment. Et quel beau style, en effet ! Quelle belle langue espagnole, précise et acérée ! Je voudrais beaucoup lire ce pamphlet dont vous me parlez. Oui, faites-le déposer ici, pas rue de la Manutention, mais à la Conservation, avenue du Président Wilson. J’aimerais aussi vous voir tous les deux, et il me serait agréable que vous me l’apportiez et que nous causions un peu. Mais je n’ose vous proposer de rendez-vous, car sans doute partez-vous pour les vacances, comme je vais partir moi-même ; et les derniers jours sont très occupés. Essayez de me téléphoner un matin ici. Sinon, promettons-nous de nous rencontrer à la rentrée d’octobre. En tout cas, j’attends le panfleto.

Je vois justement à la fin de votre lettre que vous parlez de votre départ prochain pour Valence. Alors ne manquez pas d’embrasser notre ami, nos amis. Je suis en profonde communion […] avec vous deux,

Jean Cassou

 

31 janvier 1966

Chère madame,

Téléphonez-moi un de ces jours, à l’heure des repas, ici afin que nous prenions un jour et une heure et que vous veniez me voir avec votre mari. Vous avez beaucoup de choses à me dire. J’ai bien reçu De oscura transparencia, qui me semble plein de très belles choses, et j’ai le mot de Juan Gil-Albert. Nous perlerons de tout cela. A bientôt donc, n’est-ce pas ? Et partagez, je vous prie, avec votre mari, l’assurance de ma bien cordiale sympathie, à quoi je joins, pour vous, chère madame, mes meilleurs hommages,

Jean Cassou

 

Valencia s.f. [mayo de 1966

Mon cher couple :

Recibiré vuestros libros con alegría infantil -ya que uno sigue siendo un niño- pero no es este el trato. Si me tratáis demasiado bien impediréis que, de vez en cuando, os haga encargos. Procuradme, ahora -cuando podáis- el folleto a que alude este recorte de Le Monde. El otro libro era Le Tsar Nicolas II en las Ediciones Berger-Levrault, olvidé al autor. No corre prisa.

Ayer comí con José en La Caña,

du “toujours angoissé”,

Juan

 

Valencia, 18 de mayo de 1966

Mes chers enfants:

Si no hubiera tenido siempre la gran devoción que tengo por vuestro país, bastarían vuestras atenciones para que me rindiera a los pies de Francia. No es ya que cumplís estrictamente los encargos, sino que servís a domicilio, y sin dilaciones, la mercancía. Y ¡qué mercancía! El libro sobre Proust es extraordinario, como informe, y el referente al Zar, un resumen excelente de todo cuanto se ha publicado sobre esa materia. Son dos temas que domino y que me permiten juzgar con conocimiento de causa. Tuve también el envío de editor de Saint-Simon, el primer volumen de los veinte que compondrán su obra completa: la edición es preciosa, pero he dejado de ser rico y no voy a poder permitirme satisfacer un gusto: repararemos así las superfluidades pasadas.

Un amigo me trae la invitación que he recibido para participar en el homenaje a Alberti, -que tendrá lugar en París-; me extraña que Cassou no me haya tenido en cuenta dada nuestra reciente reanudación de relaciones. Tal vez, a pesar del olvido, me decida a enviar unas palabras a Rafael, fuera de concurso. -Os gustaron mis prosas? Parece que la de la Revista de Occidente ha producido una cierta sensación. He escrito mucha poesía e inicié unas memorias, llamémoslas así, con el título de: No salir de mi asombro. Fuera de esto, leo, salgo poco, veo a algún amigo joven, rara vez a José y Juan Miguel, y paso constante revista al pasado no como tal pasado sino como permanencia de mi eternidad. Somos lo que hemos sido.

A bientôt, puesto que supongo que vuestro viaje se acerca. Aquí encontraréis siempre a un amigo vieillissant et rajeuni. ¿No es una buena fórmula poética?

Grandes abrazos de

Juan

 

Valencia, noviembre de 1967

Querido Michel:

Gracias por el envío de tus notas sobre sobre Jorge Guillén que he leído con detenimiento y que, aunque no tengo a la vista el libro que comentas, encuentro, como trabajo, de factura irreprochable. Es curioso que haya coincidido su llegada con una carta mía al mismo Guillén al que debía contestación, desde junio, por otra suya, escrita desde Málaga, y en la que me hablaba con verdadero entusiasmo de mi librito Concierto en mi menor al que califica de obra maestra. Tengo otro entusiasta del mismo en un profesor holandés [Juan Lechner] que piensa traducirlo y que parece que prepara un estudio serio sobre mí. También, nota simpática, una alumna de la Sorbona ha presentado su tesis, de fin de carrera creo, con el título Juan Gil-Albert, un écrivain levantin de la génération de 1936. Ahí tienes pues la lista de mis últimos laureles.

Comencé mis memorias bajo la frase hecha de “No salir de mi asombro”, pero las he abandonado, de momento, por falta de estímulo. En realidad, he pensado últimamente que no debí haber vuelto de América donde mi vida de escritor se hubiera desenvuelto con más normalidad; claro que algunas páginas escritas aquí no existirían, aunque estén en los cajones. Es horrible que se le haya pasado a uno su tiempo: dispersos los de fuera, silenciados los que volvimos, somos una generación flotante y, más que olvidada, ignorada. Mi caso es singular, para los conservadores soy una oveja descarriada, para los del progreso un intimista. Y así se queda uno sin unos ni otros, sí, con algún que otro, con alguna que otra estrella que late al unísono. Inútil, a estas alturas, de tratar de enmendarle la plana a nuestro destino. Como dijo Gide: “Le jeux sont faits”.

Te agradecería una comisión: comunícate, en mi nombre, con la revista Mundo nuevo, al teléfono 744-23-20 y pregunta por Fernández Moreno, poeta argentino, o por el director de la revista, Rodríguez Monegal. Les escribí rogándoles una copia de un poema mío, Homenaje a Oppenheimer, cuyo original he traspapelado y que necesito para sumarlo a una serie de posible publicación: hace dos semanas que espero su respuesta. ¿Lo habrán perdido a su vez?

Lo de la niña fue atroz. ¡Qué exabrupto en nuestra vida! Medio mes de agosto pasado en una zozobra angustiosa. Todo parece pasado ya, pero la vida confirma, en estos casos de prueba, su aterradora inestabilidad. Algo de ese sentir se traduce en el poema que os adjunto aunque su motivación parece ser otra. ¿Qué es de vuestro pequeño? Os imagino felices si bien muy ocupados. No descuidéis nada, no desechéis nada: en cada momento alienta ese recuerdo del que habremos de vivir más tarde, no tanto como pasado sino como realidad; forjémoslo pues verdadero para que nos sirva.

Michel – Michèle, hombre – mujer de una misma moneda, abrazos de vuestro solitario

Juan

Puse en Aguilar, prólogo al volumen dedicado a Cocteau; ¿lo habéis visto por ahí? Me interesaría que lo leyerais.

 

    IN PROMPTU n° 10

            -Susana-

Oigo lejos, sumido entre mis libros,

sonar esos pasitos incipientes,

esa voz sostenida en las escalas

que apenas utilizan los pianistas

porque es apenas voz, un balbuceo,

la mínima expresión de una persona

que está muy honda aún, de una promesa

que no veré cuajada, un mundo ajeno

que no me pertenece y que me envía

desde su latitud, bajo los techos

familiares, la onda persistente

de que la vida sigue, sigue, sigue,

mientras yo duermo ya, mientras la niña

cruza como una ráfaga y se extingue,

mientras pasamos todos rumorosos

de vida propia, ajena, sin un freno

que nos detenga, un mundo fugitivo

en que suenan, eternos, momentáneos,

estos breves pasitos infantiles,

esta resurrección siempre animosa,

un eco nuevo, voz, voz que se acerca,

que nos confirma, un lastre, un sueño, nada.

                                                    J. G. A.

Este poema está escrito esta mañana

y no lo conoce nadie, niño, está más

que inédito.

 

Valencia, 27 de marzo de 1968

Mis queridos amigos:

Escribo desde mi nueva casa en la que estamos instalados desde hace un mes: la operación traslado ha revestido caracteres de epopeya ya que no se desarraigan tan fácilmente cuarenta años de existencia con sus bártulos anexos. A mí me pilló, además, con las energías mermadas a consecuencia de un percance que no os relato hoy por no convertirme en un permanente trasmisor de desdichas: el pathos familiar no nos concede tregua. Pero todo pasó, de momento. No me siento mal aquí; desde mi balcón tengo, muy cerca, unas palmeras, y esto me centra en mi mediterráneo local y espiritual. Las ilusiones sobreviven pero la vieillesse aproche…

Os escribo concretamente, -en función de que sois mis embajadores en París, para lo siguiente: a mediados de abril, mi mes preferido, recibiréis mi nuevo libro; quisiera enviar unos ejemplares, para la venta, a la librería des Editions espagnoles, 72 rue de Seine, supongamos que 25; podríais ocuparos de ello dejándolos allí previa entrega de una nota y esperaremos el resultado. Imaginaros que me financio la edición. ¡Una locura! Y necesito que los amigos me ayudéis a que tamaño esfuerzo no resulte totalmente baldío. Decidme, además, si queréis que dedique algún ejemplar a alguien a quien pueda interesarle: uno será para Cassou. Me interesaría tener la dirección de Bergamín que vive, como debéis saber, ahí y, -última petición-, que preguntéis en la embajada mexicana, -inexistente en Madrid-, si Octavio Paz sigue en Nueva Delhi. ¿Son muchas molestias? Vuestra amabilidad, que siempre me pareció tan espontánea, justifica mi abuso, o lo explica al menos. Veremos qué os parece el libro: lleva prosa, poesía y crítica; he pretendido dar una visión conjunta de mi mundo literario, de mi visión, y participación en él, del mundo. Si algunos pueden hablar de “torre de marfil” habrán de reconocer que está bien plantada en medio de la vorágine, lo que quiere decir que “nada humano me es ajeno”; solo que uno es fiel a su razón temperamental sin lo que toda obra resulta artificial o vana. Imposible, a estas alturas, corregir una posición irrigada por la savia de toda una vida anterior. Si, a través de los cambios, hemos conseguido apresar lo esencial, nuestra página podrá seguir siendo actual, siempre. He ahí nuestra ambición: pocos lo consiguen, pero para ello es necesario que muchos otros lo afronten. Y basta por hoy.

Para vosotros y para vuestro crío el afecto de

Juan

 

Valencia, s.f. [abril de 1968]

Amigo Michel:

Recibo tu carta seguida de la siguiente antes y después de vuestra gira holandesa. Creí que encontraríais ya a Lechner con mi libro, al que envié un ejemplar el quince de abril; a vosotros lo remití hará una semana por correo ordinario; supongo que pronto será vuestro huésped; de aspecto es francamente simpático y parece respirar claridad. El precio, en España, 150 ptas; que ahí le fijen el que más les convenga; me parece indispensable que haya ahí unos ejemplares a la venta y […] que no lo aceptarán; no creo que, a diario, se publique un libro de esa especie. Espero, con ansiedad, t criterio, y el de Lechner. Gracias por la adquisición de la estudiante; habrá que darle un ejemplar del último; también le interesaría leer el prólogo que puse al Cocteau de la editorial Aguilar. Aquí, en Valencia, persiste el silencio como consigna, respecto a mí, condenado de muerte civil; son unos miserables.

Abrazos a los tres,

Juan

 

Valencia, 13 de septiembre de 1968

Querido Michel:

Por fin te ves libre del yugo militar, lo que no les ocurre, en Europa, a todos. Cuando los acontecimientos de Francia nos sorprendieron, por lo inesperados, hace algún tiempo que la esperanza tenía puesta su atención en los checos, cuya actitud decidida y responsable, extremadamente simpática, ponía en el mundo de hoy, despótico, por un lado, a la manera liberal norteamericana, despótico, por el otro, a la manera rusa zarista, un como balbuceante deseo de luz. ¿Cómo no sentirse con los chicos que en París propugnan “l’imagination au pouvoir”? ¿Cómo no sentirse con los dirigentes checoeslovacos que declaran: “el paso que vamos a dar es inédito”? Son dos actitudes aventuradas pero, por ello mismo, atrayentes. Fuera de ellas no existe más que vulgaridad, burocracia, servidumbre, militarotes, plutócratas y fuerza bruta. En un campo con capitalistas, en otro con el Partido, no digo socialistas. Y toda nuestra vida disimulando a los unos, desenmascarando a los otros. ¡Basta! La vida es corta y no nos permite, por tanto, esperar unos resultados que, por lo que se ve, pertenecen, según ciertos señores, a un porvenir tan lejano como el juicio final. No puedo esperar tanto, sobre todo cuando veo tan comprometido el final. Por pequeño burgués que se sea, tiene uno sus ilusiones entre las que no entra el pertenecer a un país que aspira a dominar el mundo; luego de Roma, de Inglaterra, no tiene ningún atractivo, -nosotros, los españoles, tampoco somos ajenos a esas glorias pretéritas-, y como hijos de grandes nos permitimos poner nuestros anhelos en otra parte, vueltos de espaldas a la grandeza y reclamando de la vida algo más que apariencias, cañones, y fraternidad universal a mazazo limpio. No sé si al proletariado esto le interesa, como novedad, aunque lo dudo. Dicho lo cual, te pido mil excusas por el sermón. Ya ves que, a pesar de todo, de la fama de intimismo que uno goza, coloco lo público antes que lo privado.

Me alegra que mi libro os interese y os sea, por lo que dices, “útil”. ¿Qué más puede desear el poeta que ver realizada, en los otros, su utilidad extra-utilitaria? Ese asentimiento le hace sentirse los pies en la tierra. Llegó tu alumna y tuvo conmigo un cambio de impresión; no sé la que se llevaría de mí; no la fuerces. Le di a leer un trabajo sobre mí de otra muchacha estudiante de la Sorbona; le regalé La Trama. Y estuvo entre parlanchina y, es natural, cohibida. Ya me dirás sobre los ejemplares para la venta, al precio de, lo que corresponda en francos, 150 ptas. ¿Lo crees mucho o poco?

Hasta vuestras noticias.

Para ti, Michèle y Patricio, a quien debemos, en sus primicias, iniciar en los goces de la amistad,

abrazos de vuestro levantino

Juan

Lechner mandó tarjeta desde México; estará ya en casa; lee, dentro de unos días, su tesina sobre España.

 

Valencia, 25 de marzo de 1969

Querido amigo Miguel:

Acaba de marcharse tu alumna y te escribo en el acto; hace tiempo que no nos comunicamos y esta puede ser la ocasión. Parece que continúa con la idea de dedicarme su atención y la he provisto de libros y publicaciones; me trajo a un compañero, a un chico de Castellón, que medio me comprometió para que vaya a recitarles en su residencia estudiantil; curioso que, hasta en esos pequeños detalles de mi vida profesional, tengan que llegarme de fuera. Tú y Lechner parecéis los dos pilares sobre los que me sustento. A Lechner le debo carta; su trabajo me emocionó. Guillén me escribe: “¡gracias a Dios que alguien le hace a usted sacar el pecho!”. Dejemos este asunto molesto e irremediable ya. El destino existe y no se le puede forzar.

Necesito hacerte un encargo: entérate de qué editorial ha podido publicar, en la fecha que fuese, un Mayakovski. ¿Gallimard? No importa cuál que ofrezca garantías. ¿Lo sabrá Cassou? En los medios marxistas jóvenes estarán al corriente. Me han encargado una traducción, del italiano, de un libro sobre él, en el que figuran sus manifiestos, pero quieren que se añadan poemas. Cuando des con el libro, veas si la editorial puede enviar un ejemplar, con portes pagados, a Difusora de cultura, Cabillers 3, Valencia (3). Te agradeceré mucho la gestión.

Te supongo dispuesto a gozar la distensión de las próximas vacaciones; más que nunca la vida atenaza al hombre y estos breves respiros son lo único que le hacen recordar el paraíso originario, aunque se producen de un modo nervioso y esquemático, imperfecto, es decir, sin dar precisamente pie para una verdadera distensión. La humanidad se ha metido por un camino difícil, sí, pero no sé si prometedor. No me tengas por pesimista. Soy un crítico y ¡doblado de poeta! Un pie en las sementeras y otro en las nubes: de labrador a astronauta. Pero eso es lo que pregunto, si las verdaderas siembras y las verdaderas estrellas cuentan para algo en el mundo actual. La “técnica” ¡qué gran devoradora! Conservo toda mi simpatía por la juventud… rebelde. Que suele, a veces, tener setenta años; esa es mi ruta.

¿Qué es de Michèle y de su vástago? Os espero algún día. Contad siempre con el afecto y la amistad de

Juan

 

Valencia, s.f. [26 de marzo de 1969]

Miguel: En la carta que te envié ayer cometí un lapso calami, al pedirte que le pidieras el Maïakovski por portes pagados en lugar de decir: a reembolso. Lo primero no se comprende ya que el libro no es para mí, pero aún sin ser petición hubiera sido abusiva.

Me di cuenta de la … apenas echada la carta.

Quede pues enmendado.

Abrazos de Juan

 

Valencia, s.f.

Querido Michel,

Ha llegado el Maïakovski: muchas gracias. Es estupendo que resulte traducido y comentado por Elsa Triolet, hermana de la mujer del poeta y a la que conocí, junto a Aragon, cuando vinieron a visitarnos durante la guerra civil. Las fotos de M. son impresionantes: se diría un semi-dios del proletariado.

Tu estudiante estuvo conmigo una tarde y se fue cargada de papeles; es bonita y expresiva.

Creo que venís este verano y esto nos dará ocasión de tomar contacto de nuevo; hablaremos de Lechner y de algo que hay en su libro que me pilló de sorpresa y que es más para hablado. Tengo por él un gran afecto.

Para Michèle y para ti un cariñoso saludo de vuestro

Juan

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Conférence prononcée le 28 juillet 1994, au colloque de Cerisy-la-Salle : Gaston Paris et la naissance des études médiévales, dirigé par R. Howard Bloch et Alain Boureau.

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Il est bien connu — et cette pratique perdure encore aujourd’hui, du moins parmi les chercheurs les plus anciens —, que la consultation des travaux de Menéndez y Pelayo constitue le passage obligé avant toute recherche sur quelque sujet de littérature ou d’histoire des idées que ce soit. Cette démarche, qui peut passer pour saugrenue aux yeux de non hispanistes — imagine-t-on pareille attitude chez des chercheurs français à l’égard de Sainte-Beuve, de Brunetière ou même d’Emile Faguet? — tient moins à la révérence dans laquelle on continue de considérer les écrits du maître qu’à la conviction qu’ils constituent encore la pierre de touche de tout savoir dans ce domaine. La pire des fautes serait, en particulier, que l’on ignorât quelque fait déjà mentionné par lui. Cette démarche, purement pragmatique et singulièrement dépourvue de prise en compte de la dimension idéologique de ses travaux, a contribué à entretenir l’idée que Marcelino Menéndez y Pelayo est l’initiateur absolu d’une recherche « scientifique » ou « moderne » en Espagne dans le domaine de l’histoire des idées.

Cette opinion est sans doute excessive car Menéndez y Pelayo, lui aussi, a bénéficié d’un héritage non négligeable de la part d’institutions dans lesquelles il jouera, le moment venu, un rôle éminent — Académie Royale d’Histoire, Académie Espagnole, Université —. Grâce aux deux premières, il dispose d’un corpus de textes publiés important, fruit d’une efficace collaboration entre les érudits de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et des éditeurs entreprenants, et aussi d’une masse de documents sauvés de la destruction par une politique systématique menée contre les excès des mesures de Désamortisation des biens d’Eglise. De plus, le domaine auquel il s’attache n’est pas vierge : depuis le début du XIXe siècle, des bibliographes et des chercheurs polygraphes ont tenté de replacer la production culturelle espagnole dans un contexte qui n’est plus strictement réduit aux limites de l’Espagne. Enfin, à l’Université, il a bénéficié de l’enseignement mais aussi de l’appui des maîtres du temps qui, même si leurs travaux souffrent de la comparaison avec ceux de leur disciple, n’en figurèrent pas moins parmi les sommités de l’époque et contribuèrent à favoriser l’extraordinaire cursus honorum du jeune érudit.

Cette reconnaissance d’une autorité fondatrice dans l’oeuvre de Menéndez y Pelayo rapproche ce dernier des maîtres français auxquels est consacré ce colloque. Il partage avec eux à la fois la qualité d’initiateur et la capacité à aborder un très vaste champ d’études qu’il marquera indélébilement de son empreinte. Mais il existe entre eux des différences notables. La première est que ce qui est le fait d’un groupe en France — Gaston Paris, Paul Meyer et Gabriel Monod — repose entièrement sur les épaules d’un seul en Espagne. Les autres différences tiennent aux présupposés idéologiques.

Menéndez y Pelayo naît en 1856. Il est donc un peu plus jeune que les trois rénovateurs français mais, compte tenu de son extraordinaire précocité et de sa mort prématurée à l’âge de cinquante-six ans (1912), cet écart se comblera bien vite. Il serait plus juste, cependant, de le rapprocher d’Alfred Morel-Fatio, qui est de six ans son aîné, et avec lequel il entretiendra des relations épistolaires suivies. Ce rapprochement chronologique n’est pas fortuit car, même si Menéndez y Pelayo mène ses activités dans le cadre espagnol et si l’histoire de son pays ne s’apparente guère à celle du Second Empire ou de la Troisième République, il ne peut manquer de subir l’influence des débats qui animent les milieux intellectuels français du moment. De plus, il effectue à vingt ans un double voyage initiatique, en Italie (janvier-juin 1877) et en France, Belgique et Pays-Bas (octobre-décembre 1877), qui ouvre des perspectives nouvelles à un jeune intellectuel qui, jusque-là, a vécu et étudié à Barcelone et à Madrid.

Comme ses contemporains français, Menéndez y Pelayo a une claire conscience des déficiences de la recherche dans son pays et, comme eux, il se propose de les combler. A cela s’ajoute la volonté de catalyser les énergies nationales. L’enjeu dépasse le strict point de vue culturel et touche à l’identité nationale. C’est une affaire d’état. Alors que Gaston Paris et ses pairs obtiendront l’appui de l’Ecole des Chartes du Collège de France et de l’Ecole Pratique, ainsi que la possibilité de diffuser leurs idées au moyen de revues, Menéndez Pelayo se verra proposer de nombreux postes de responsabilité à partir desquels il pourra mieux faire passer ses idées[1]. Mais si la situation sociale et professionnelle des uns et des autres offre bien des analogies, les divergences sont importantes sur les moyens qu’ils se donnent pour mener à bien leur tâche critique.

Les français choisissent la voie du positivisme. Pour Menéndez y Pelayo, le positivisme est l’ennemi. De même, le diagnostic sur les causes de ces déficiences varient. Pour les français, il repose sur leur incapacité à adapter le modèle allemand, ce qui conduira notre pays, sur l’injonction de Renan, à imiter le vainqueur de 1870 afin de percer son secret et de s’approprier sa force. Les circonstances historiques n’offrent pas à un espagnol une ressource aussi pratique et immédiatement satisfaisante. N’ayant pas encore été confronté à la douloureuse évidence d’une irrémédiable décadence de l’état héritier de l’empire des Habsbourg, qui se manifestera avec un éclat douloureux lors de l’accession à l’indépendance des Philippines et de Cuba en 1898, l’intellectuel espagnol se voit conduit à mener une recherche qui, bien souvent, prend des accents de plaidoyer pro domo au détriment d’une évaluation objective des faits.

Menéndez y Pelayo consacre à cette réflexion le premier de ses ouvrages, ses Lettres sur la Science Espagnole. Il s’y interroge sur les raisons de l’absence d’un esprit et d’une pratique scientifiques en Espagne et la marginalisation qui en résulte pour ce pays au regard des autres nations d’Europe. Il y combat l’idée généralement répandue, selon laquelle il faut chercher la cause de cette pénurie dans l’emprise qu’exerce sur la science la religion, à travers l’Inquisition, à l’époque où, justement, la science prend son essor en Europe. Il y montre qu’à son avis, l’Inquisition n’a pas combattu la science naturelle. Sa démonstration le conduit à une impasse, à laquelle il croit échapper en attribuant la spécificité espagnole à « un mystère de la race qu’il conviendrait d’élucider[…][2] ».

Cette démarche du début de sa carrière place, au centre des préoccupations de Menéndez y Pelayo, la période de la Renaissance et non pas, comme chez les français, le Moyen Age. Son souci n’est pas de retrouver les origines de la nation pour en comprendre les spécificités mais de remonter au moment de l’apogée de l’Espagne pour y rechercher les causes de la décadence ultérieure. Aussi prône-t-il un militantisme catholique qui le marquera à jamais et fera peser très longtemps la suspicion sur ses travaux[3]. Et, de fait, cette recherche de causes aboutit à une justification de l’action de la Contre-Réforme en Espagne. La Renaissance doit à l’Espagne d’avoir été christianisée par elle.

Elle éloigne aussi Menéndez y Pelayo de la prise en considération du modèle allemand. Dans ses premiers écrits, le chercheur espagnol manifeste une violente répugnance à l’égard d’une germanité dont il fait un repoussoir de la latinité, qu’il orne, par opposition, de toutes les vertus. Dans son Horace en Espagne, il reconnaît sous le poète latin « l’expression la plus parfaite de l’équilibre et l’harmonie, vertus éminemment antiques[4] ». En revanche, l’époque contemporaine, sur laquelle les germains font sentir toute leur influence, se caractérise par la confusion et le désordre. Le goût allemand, qu’il enferme dans une spécificité inconciliable avec une esthétique légitime, ne mérite de sa part que des appréciations très négatives[5]. On comprend que cette conception incite peu Menéndez y Pelayo à se tourner alors vers le Moyen Age. Il devrait s’y accommoder de la présence des Wisigoths et réviser considérablement la théorie du châtiment divin appliqué à ces derniers au moyen de l’intrusion de l’infidèle musulman[6].

Ces idées outrancières n’avaient guère de chances d’être reçues outre-Pyrénées. Aussi Menéndez y Pelayo n’eut-il guère de rapports, pendant ces années, avec les chercheurs français de la nouvelle école. En revanche, les français s’intéressaient aux recherches menées en Espagne. C’est à Alfred Morel-Fatio que fut confié le soin de suivre les travaux des historiens espagnols. C’est ainsi qu’il fut conduit à rédiger plusieurs recensions des publications espagnoles dans le « bulletin historique » de la Revue Historique. Il s’y employa avec une très grande sévérité, dans la fidélité aux principes positivistes en vigueur. Ces pages sont un excellent révélateur des reproches qu’encouraient, aux yeux de la nouvelle école française, la recherche espagnole. Dressons-en un rapide inventaire[7]. Les historiens espagnols font une histoire militante, partiale, politiquement et religieusement engagée. L’influence du catholicisme, toujours perceptible, s’oppose au développement d’une science moderne. En ce qui concerne la méthode de travail, on déplore que les chercheurs contemporains n’aient pas recueilli la tradition philologique des éditeurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Au lieu de s’astreindre à publier des textes, en les accompagnant d’un apparat critique important, sous forme d’introductions et de notes érudites, ils prétendent réaliser des ouvrages généraux, voire de vulgarisation, sans fondement scientifique satisfaisant.

Au-delà de ces remarques, qui s’inspirent effectivement de parti-pris théoriques proclamés, on ne peut manquer de percevoir une opposition idéologique de fond entre ces républicains, modérés à la façon de Morel-Fatio ou plus engagés à la façon de ses maîtres[8], souvent d’origine protestante, et les catholiques purs et durs de l’intellectualité officielle espagnole. Les premiers, conscients de la diversité des situations historique et politique des deux pays, admettaient que leurs idées eussent besoin d’être adaptées pour s’imposer aux esprits et à l’histoire espagnols; aussi réservaient-ils leurs sympathies au constitutionalisme modéré et au catholicisme débarrassé de son caractère ultra-montain qu’incarnait Cánovas del Castillo. Mais Menéndez y Pelayo n’appartenait pas à ce camp. Comme le résumera excellemment l’éditeur de la correspondance entre ce dernier et Morel-Fatio : « c’était le français enragé et l’espagnol castizo, l’esprit fort et le catholique acharné, le philologue et l’humaniste, le pur cérébral et l’homme tout de coeur »[9]. On ne saurait mieux résumer l’opposition foncière entre ces deux hommes qu’à travers ce bref échange provoqué par une critique de Morel-Fatio à la sortie du tome II de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols :

Je comprends parfaitement que tout ce qui n’est pas catholique romain et espagnol vous soit anthipathique; mais une histoire n’est pas un acte d’accusation […] Parce que des gens [les protestants] ont commis l’horrible faute de modifier quelques dogmes peu essentiels d’une religion d’origine sémitique, étrangère à notre race indo-européenne, vous les mettez hors la loi!

A quoi Menéndez y Pelayo répliquait :

Je ne conviendrai pas que mon livre est de parti-pris. C’est un livre d’histoire, mais écrit par un croyant qui ne cache pas ce qu’il croit, mais qui craint par dessus tout d’altérer consciemment la vérité[10].

Engagé sur de telles prémices, le dialogue semblait devoir tourner court. Pourtant, les deux érudits mintiendront des relations épistolaires suivies, non dépourvues de piques, mais qui témoignent, en fin de compte, d’un évident respect mutuel. La capacité de travail, la puissante faculté de conceptualisation, le projet original, l’honnêteté foncière de l’espagnol ont sans nul doute impressionné le français, qui s’avéra incapable de son côté de mener à bien une oeuvre d’envergure. D’autre part, les idées de l’école française, bien qu’il s’en soit défendu ou ne l’ait jamais reconnu, ont fini par influencer Menéndez y Pelayo. C’est ce que nous allons tenter d’évaluer en passant rapidement en revue les idées que notre érudit espagnol a énoncées sur le Moyen Age.

Il ne fait que peu de cas de cette période dans ses premières années de recherche, obsédé qu’il est de défendre une vision favorable de l’Espagne à l’époque de son apogée, aux XVIe et XVIIe siècles. C’est à travers sa réflexion sur la poésie, initiée dans son Histoire des Hétérodoxes Espagnols, qu’il s’intéresse aux auteurs médiévaux. Le discours déjà mentionné sur Raymond Lull marque un changement radical de point de vue. Alors qu’il n’a que vingt-huit ans, rappelons-le, Menéndez y Pelayo abandonne certains des présupposés sur lesquels il fondait sa démarche. Il y reconnaît la prééminence de la philosophie allemande, — ce qui, à une époque où la pensée progressiste promeut la pensée de Kant, ne manque pas d’intérêt —, qu’il place, avec la philosophie grecque, au-dessus des auteurs italiens, français et espagnols. Il ne repousse plus l’ouverture à l’étranger, l’encourage, au contraire, sans distinction de pays ou d’auteurs, pour peu que cet apport extérieur soit source d’enrichissement. Il ne réduit plus la littérature française médiévale à un marasme auquel la Renaissance est censée mettre fin. Bref, Menéndez y Pelayo démontre alors avoir abandonné et dépassé son manichéisme culturel. Dans ses Idées esthétiques, il ira même plus loin, en qualifiant le Moyen Age de premier âge français, d’époque qui se caractérise par la prééminence culturelle française, à laquelle la Renaissance, mouvement d’indépendance, fera perdre la première place.

Retenons, au-delà des idées énoncées, qui sont rapportées ici de façon trop lacunaire et schématique, compte tenu du volume de publication concerné et de ses aspects parfois contradictoires, que Menéndez y Pelayo n’ignore plus le Moyen Age, comme il l’a fait jusque-là, en refusant de lui assigner une place significative entre l’Antiquité qu’il révère et la Renaissance qui le passionne. Il le prend en compte sans pour autant l’utiliser comme support privilégié d’étude. Il le considère, tout au plus, comme un passage obligé, exigé par le respect de la chronologie[11].

Dans son Anthologie des Poètes Lyriques espagnols, il consacre de nombreux chapitres à la poésie médiévale et, plus précisément, à celle du XVe siècle. Dans la longue introduction qu’il consacre à chacun des chapitres, il dresse un aperçu général des conditions historico-politiques qui accompagnent cette production ainsi que des principes esthétiques mis en oeuvre. La description historique vient en premier. Il n’y épargne pas les jugements de valeur et dresse des tableaux enlevés, dans un style brillant que n’aurait pas désavoué Michelet[12]. Le désir de présenter une situation qu’il condamne par avance le conduit à des généralisations abusives et aussi à une reprise à son compte du moindre témoignage contemporain susceptible de nourrir une appréciation déjà arrêtée. Cette approche s’effectue au prix de l’abandon de la recherche d’une cause principale, qui aurait, sans nul doute, été beaucoup plus convaincante. Ainsi, après avoir énuméré, pour dénoncer la situation déplorable à ses yeux que connaît la Castille au XVe siècle, des causes aussi nombreuses et variées que l’abaissement du pouvoir royal, l’exacerbation des intérêts particulier, le refus de toute ambition extérieure, l’affaiblissement de la ferveur religieuse, l’abandon de la lutte contre l’infidèle, le relâchement des liens sociaux, la licence des moeurs et la fausse conversion des juifs, il conclut :

Le résultat de toute cette perturbation, née de causes aussi hétérogènes (auxquelles il conviendrait peut-être d’ajouter l’influence du scolasticisme nominaliste de la dernière période, les reliques de l’avéroïsme et les premières manifestations de l’incrédulité italienne) fut un état de positive décadence de l’esprit religieux […]

L’érudition de l’auteur cherche à emporter la conviction du lecteur par son effet cumulatif plus que par la pertinence du raisonnement, et la conclusion avancée montre que le souci du critique n’est pas tant politique que moral. Un autre exemple de cette utilisation de l’érudition à des fins argumentaires est l’usage qu’il fait des titres d’œuvres et des noms d’auteurs, qu’il cite généralement en série, comme autant de preuves de ses assertions. Le ton et la technique changent dès qu’il aborde le règne d’Isabelle et de Ferdinand. Cette fois, il adhère sans l’ombre d’une hésitation aux éloges les plus appuyés que nous ait légués la littérature de l’époque. Les commentaires dont il accompagne ces témoignages relèvent de l’évidence pure plutôt que de l’explication[13].

L’évaluation de la production littéraire ou artistique de cette époque, dans un cadre aussi étroitement défini, s’avère donc délicate, dans la mesure où il peut exister une contradiction — et, de fait, elle existe souvent —, entre une situation de stabilité ou d’hégémonie politique et la production artistique qui lui correspond. Menéndez y Pelayo ressent un réel embarras devant la nécessité de concilier un cadre historique prédéfini et une réalité culturelle qui le dément parfois. Comment concilier, par exemple, un tableau aussi sombre que celui que lui semblent mériter les premiers règnes du siècle avec l’éclat des arts et des lettres qu’ils connurent? La situation est gênante et Menéndez y Pelayo s’en tire comme il peut : ou il reconnaît le fait, et il assigne à la culture une fonction ludique[14]; ou il réduit le règne — c’est la solution qu’il choisit pour celui d’Henri IV (1454-1474) — à n’être qu’une simple parenthèse sans influence sur l’évolution autonome des arts et des lettres[15].

Pour le règne des Rois Catholiques, le point de vue est différent. Dès l’instant où il considère cette période comme l’amorce de l’hégémonie espagnole des deux siècles suivants et, en quelque sorte, le socle d’une puissance à venir, le bilan cède la place à l’annonce d’une réalité reconnue. En somme, l’époque des Rois Catholiques ne peut qu’enterrer la culture médiévale et préluder du classicisme qui s’annonce. Malheureusement, les faits ne s’adaptent pas vraiment à cette exigence. Aussi l’auteur doit-il faire preuve d’une grande virtuosité expositive pour ne pas se déjuger. La littérature de ce règne appartient plus au Moyen Age qu’à la période classique « bien que, de mille façons, elle l’annonce et la prépare ». Le théâtre « s’émancipe et se sécularise » mais sans parvenir à se libérer de ses formes élémentaires. L’histoire « n’ose pas abandonner la forme de la chronique ». Bref, Menéndez y Pelayo est obligé de convenir que ce règne n’a pas innové, qu’en somme, la création culturelle n’est pas à la hauteur des espérances soulevées par l’excellence historique du gouvernement des Rois Catholiques.

Nous allons arrêter ici ce trop rapide survol d’une œuvre très considérable, que les études existantes sont loin d’avoir épuisées. On conviendra qu’il n’était guère possible d’omettre un érudit de cette envergure dans une rencontre qui s’est donné pour but d’étudier l’action de Gaston Paris et de ses contemporains pour une rénovation des études littéraires, même si nous avons surtout été conduit à opposer la théorie et la méthode des uns et des autres. Au moins aurons-nous contribué à faire prendre un peu mieux la mesure de l’innovation que l’on doit à l’école française. Une approche à la Menéndez y Pelayo, en France, à la même époque, n’était pas, en effet, à exclure a priori[16].

On mesurera aussi combien les circonstances historiques sont déterminantes sur le cours des idées que pratique la critique historique. Sans tomber dans un déterminisme trop étroit, on peut affirmer que la diversité des situations vécues par les Espagnols et les Français a eu un effet déterminant dans l’orientation de la démarche critique, surtout dans mesure où elle touche à une réécriture de l’histoire. La France doit régler ses comptes avec une germanité triomphante, qui lui vole une hégémonie culturelle qu’elle pensait s’être définitivement acquise au terme d’une glorieuse histoire couronnée par l’universalisme de la Révolution. L’Espagne a d’autres comptes à régler et elle n’a pas le loisir, pour le faire, de s’appuyer sur une histoire récente ni sur un ennemi aussi nettement reconnu. Reconnaissons que sa tâche est plus ardue, car l’histoire, en l’obligeant à une vision nostalgique de son passé, ne la renvoie qu’à elle-même.

Ajoutons enfin que Menéndez y Pelayo, même s’il a largement dominé ses contemporains au point de les éclipser, n’incarne pas à lui seul toute la pensée historico-critique de son époque. Lui-même a subi des influences qui ne sont dues ni à ses maîtres, ni à ses rivaux étrangers mais à certains de ses contemporains plus jeunes que lui. Au premier rang de ces derniers figure Ramón Menéndez Pidal. Sa formation, effectuée en grande partie dans l’Université française acquise aux idées de Gaston Paris et de ses pairs, a suivi un cours très différent que celle de son prédécesseur. Aussi est-il du plus grand intérêt d’entendre ce qui va être dit sur ce maître de la philologie espagnole du XXe siècle.

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Marcelino MENENDEZ Y PELAYO (1856-1912)

Quelques données biographiques

 

Né à Santander.

Effectue ses études à l’Université de Barcelone (1871-1873); à l’Université de Madrid (1873-1874). Il obtient sa Licence à Valladolid (1874) et son Doctorat à Madrid (1875).

1876 : Lettres sur la Science Espagnole (dans la Revista Europea).

Sept. 1876-juin 1877 : il effectue plusieurs voyages au Portugal; en Italie; en France, Belgique et Pays-Bas.

1877 : Horace en Espagne (Premier chapitre d’une Bibliographie Hispano-latine).

1878 : Etudes poétiques.

1878 : il obtient une chaire à l’Université de Madrid.

1880 : il est élu à l’Académie Espagnole.

1880-1882 : publication de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols.

1883-1891 : publication L’Histoire des Idées Esthétiques.

Entre 1884 et 1908 : cinq volumes d’Etudes Littéraires.

1892-1902 : Œuvres de Lope de Vega.

1890-1908 : publication de l’Anthologie des Poètes Lyriques Espagnols.

1893-1895 : Anthologie des Poètes Hispano-américains.

1905-1910 : publication des Origines du Roman.



[1] Le fait le plus significatif de cet état d’esprit est le discours sur Raymond Lull que Menéndez y Pelayo prononce à Majorque le 1er mai 1884, peu après son élection comme député de cette province, lors de l’unique séjour qu’il y effectuera. Cf. infra.

[2] Cité par GARCIA VALDECASAS, Alfonso. « Cultura española y cultura europea en el pensamiento de Menéndez Pelayo ». Homenaje a don Marcelino Menéndez Pelayo en el primer centenario de su nacimiento. Madrid : Publicaciones de la Universidad de Madrid, 1956. P. 77. García Valdecasas propose de s’interroger, plutôt que sur les raisons du retard de l’Espagne, sur les raisons du décollage de la science européenne aux XVIe et XVIIe siècles. Il attribue celui-ci à une sorte d’évasion due à la rupture de l’unité des croyances résultant de la Réforme. De la lutte des confessions, on passe à la considération d’une religion naturelle et, de celle-ci, à une religion de la nature. En somme, l’essor de la science naturelle serait un fruit de la Réforme et son absence, de la Contre-Réforme.

[3] Dans Les Lettres sur la Science Espagnole, il définit « la nation espagnole par le catholicisme, et la perfection du catholicisme par les formes que la vie religieuse avait revêtues en Espagne lorsque l’étranger n’exerçait aucune influence dans le pays ». De même, pour lui, l’Inquisition est « l’émanation la plus élevée, en même temps que la plus représentative, de la communauté espagnole ». BARON, André. Menéndez y Pelayo et la culture française, de l’époque de la formation à l’achèvement de la Historia de las Ideas Estéticas en España (1868-1891). Thèse soutenue à Paris IV (1981). Exemplaire dactylographié. P. 280. Nous tenons à remercier A. Baron pour les informations qu’il a bien voulu nous fournir, à notre demande, lors de la préparation de cette communication.

[4] Ibid. p. 419.

[5] « Le goût allemand? Horreur! Il a avec le nôtre la même relation que celui du Congo ou de l’Angola. Pas de Heine, de Uhland ou de Ruckert. Tout cela est peut-être, et effectivement positif, là-bas, dans leur pays, mais loin, très loin d’ici. Pas d’ »humorisme » ni de nébulosité. Suum quique. Aux Latins, la poésie latine; aux germains, le germanisme pur ». Dans son Histoire des Hétérodoxes, il reprend cette distinction entre Germains et Latins. Les Latins sont une « sorte de peuple élu, doté providentiellement d’immenses qualités et vertus, tandis que les Germains ne se définissent que par rapport à eux : instruments de la « colère divine », ils n’auraient d’autre fonction — providentielle — que punir leurs [des Latins] péchés ». Ibid., p. 512.

[6] Les Wisigoths ne trouvent grâce à ses yeux qu’à la suite de la conversion de Récarède, laquelle s’apparente à une victoire des Latins et à une capitulation des Germains.

[7] On suit ici les excellentes pages consacrées à ce sujet par Niño, Antonio. Cultura y Diplomacia. Los Hispanistas franceses y España : 1875-1931. Madrid : CSIC et Société des Hispanistes Français, 1988.

[8] Morel-Fatio, sans doute par fidélité à la famille Cavaignac, fut le seul à ne pas rejoindre le parti dreyfusard.

[9] « […] eran el francés enragé y el español castizo, el esprit fort y el católico a machamartillo, el filólogo y el humanista, el cerebral puro y el hombre todo corazón ». SANCHEZ REYES, Enrique. Epistolario de Morel-Fatio et Menéndez y Pelayo. Santander : CSIC, 1953. P. 8.

[10] « No convengo en que mi libro sea de partido. Es de historia, pero escrito por un creyente que no disimula lo que cree, pero que teme no poco alterar la verdad a sabiendas ». Cité dans NIÑO, Antonio. Cultura y Diplomacia…, p. 63-64.

[11] Le paradoxe est que, dans ses oeuvres de la maturité, qu’il ne pourra pas mener à leur terme du fait de sa mort précoce, les parties consacrées au Moyen Age, ayant été déjà rédigées, prennent une importance de fait qui n’existait probablement pas dans l’idée de l’auteur. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ce phénomène purement quantitatif et occasionnel.

[12] « De même que dans l’ordre du politique, ce règne [celui de Jean II (1406-1454)] est une époque de transition entre le Moyen Age et la Renaissance pour ce qui touche à la littérature et aux moeurs. […] Sans que les moeurs s’humanisent en profondeur, et au milieu de continuelles recrudescences de la barbarie, se liment peu à peu, cependant, les aspérités du traitement courant, et même les crimes politiques adoptent la forme de la perfidie courtisane, très éloignée de la candide férocité du XIVe siècle » dans Antología de Poetas Líricos Españoles. Madrid : CSIC, 1944. Tome II,  p. 8.

[13] « Les documents publics et privés qui font foi de l’état misérable du royaume à l’époque d’Henri IV sont si abondants que cela paraît presque un lieu commun d’y insister ». Id., Tome III, p. 9. Plus loin, il écrit : « Aucun des plus ardents panégyristes de la Reine Catholique (et qui peut manquer de l’être?) […] ». Ibid., p. 11.

[14] « […] Les habits et les maquillages des femmes étaient tels que les décrit minutieusement dans son Corbacho l’Archiprêre de Talavera. Qu’il y eût moralement dans tout cela un danger et même un dommage notoire, cela va de soi; mais que toute cette vie joyeuse, fastueuse et pittoresque que menaient non seulement les grands seigneurs et les nobles mais aussi les riches marchands de Tolède, de Ségovie, de Médina ou de Séville, qui entretenaient des échanges et des relations avec ceux de Gand, de Bruges ou de Liège, avec ceux de Gênes et de Florence fût, en même temps un moment de paix et un rayon de soleil au milieu de tant de désastres, un stimulant et un plaisir pour l’imagination, et une atmosphère adéquate pour un certain type de culture, ne saurait non plus être nié ». Ibid., p. 13. On conviendra que l’explication est courte.

[15] Ibid., p. 285 et ss.

[16] On ne peut manquer de prendre en compte, si l’on veut évaluer objectivement l’oeuvre critique de Menéndez y Pelayo, que sa démarche est essentiellement préoccupée d’esthétique, une dimension qui échappe en grande partie, sauf erreur de notre part, à ses contemporains français. Une comparaison entre les français et l’espagnol, si elle s’effectue uniquement sur le terrain de prédilection des premiers, se fera, par conséquent, forcément au détriment du second, ce qui serait injuste. On comprendra donc que notre propre évaluation de l’oeuvre de Menéndez y Pelayo est loin d’être aussi négative que pourraient le laisser penser certaines affirmations exprimées dans cette communication. L’oeuvre du santandérin appartient à l’histoire et, de ce fait, mérite tout notre intérêt.

Poèmes en galicien dans les recueils poétiques espagnols de Paris

En prévision du projet Xacobeo 93, qu’il avait conçu pour relancer le Chemin de Saint-Jacques dans toute l’Europe, le gouvernement de Galice me chargea d’organiser un colloque international à la Sorbonne. Les séances se tinrent, salle Louis Liard, du 19 au 22 novembre 1991. Elles réunirent d’éminents spécialistes : Giuseppe Tavani, Alison Stones, José Da Silva, Léon Pressouyre, Serafín Moralejo, Carlos Alvar, John Williams, Lucia Gai, Vicente Beltrán, Marie-Madeleine Gauthier, Manuel Díaz y Díaz, Anders Arfwedson. Les Actes de cette rencontre n’ont jamais été publiés. Je reproduis ci-dessous le texte de la conférence que j’ai prononcée à cette occasion.

 

Les poèmes en galicien dans les recueils poétiques espagnols de Paris

Michel GARCIA

Université de la Sorbonne Nouvelle

Lorsque, cédant à l’amicale pression des organisateurs, j’acceptai de faire une communication à l’occasion de ces Journées sur le Chemin de Saint-Jacques, je me trouvai confronté à une tâche fort difficile. Il me fallait tenir compte, en effet, de ma relative incompétence sur le sujet retenu, mais aussi de la nécessité d’associer Paris à cet hommage à la Galice et à son pélerinage, à l’imitation de ce qu’ont si bien su faire nos collègues historiens de l’art, sous la direction éclairée de Léon Pressouyre. Je dirigeai donc mes pas vers ce Cluny bibliographique qu’est, pour l’hispaniste médiéviste, la Bibliothèque Nationale et, plus précisément, son fonds de manuscrits, qui recèle d’inestimables trésors littéraires espagnols. J’y retrouvai là de vieux compagnons, ces "chansonniers" ou recueils poétiques qui, bien que tardifs -puisqu’ils datent du XVe siècle- et de provenance castillane pour la plupart, contiennent plus d’une pièce en galicien.

Cette conférence me paraissait donc une excellente occasion de faire le point, après d’autres critiques, sur l’importance et la nature de cette contribution galicienne à la littérature castillane de la fin du Moyen Age, telle que l’on peut la mesurer dans les manuscrits conservés dans notre BN. Le sujet n’est pas neuf. Tous ceux qui se sont peu ou prou intéressé à la poésie castillane de la fin du XIV° et du début du XV° siècles ont rendu compte de cette production en langue galicienne. Je ne prétends pas ici renouveler l’interprétation que linguistes et historiens de la littérature nous ont laissée de ces œuvres.[1] Je souhaite tout au plus mener, à partir d’une lecture attentive de ces chansonniers dans laquelle je mêlerai aperçus sociologiques et analyse formelle, une évaluation de cette production dans le contexte de l’époque. Comme on le verra, le choix du support n’est pas si arbitraire car il fournit, en fin de compte, une information précieuse sur la place de la veine galicienne chez la nouvelle école trouvadouresque castillane et sur les raisons tant de sa permanence que de sa disparition prochaine.

Commençons donc, si vous le voulez bien, par une évaluation quantitative de cet apport. Sur les douze recueils conservés, deux seulement nous intéressent ici, les autres ne contenant pas d’œuvres en galicien, si ce n’est sous la forme de citations de poèmes en cette langue. Il s’agit du Ms 37 du fonds espagnol ou Chansonnier de Baena[2], et du Ms 216, un recueil de textes où domine la prose, que nous appellerons ici, pour plus de commodité, Le Petit Chansonnier[3]. Ce dernier ne contient qu’un poème en galicien, dû à Ruy Gonçález de Clavijo, mais son originalité est telle qu’il mérite qu’on s’y arrête. Nous le ferons à la fin de cet exposé. Pour l’instant, intéressons-nous au Chansonnier de Baena.

Juan Alfonso de Baena, employé aux écritures à la Cour du roi Jean II, achève de réunir cette collection, qu’il dédie au souverain, autour de 1430. Il y recueille des œuvres de quatorze poètes ayant "fleuri" entre 1370 et 1430. Lui-même figure au sommaire. Le manuscrit qui est conservé à la BN est une copie de l’original, et présente, par rapport à ce dernier, quelques lacunes compensées par l’ajout de quelques pièces. La composition de l’ensemble a été sensiblement modifiée, à une époque que l’on ignore, par l’inversion de cahiers, ce qui rend complexe une étude du sommaire, puisque l’on n’a jamais l’assurance que le contexte d’un poème est bien celui que le compilateur lui avait initialement donné.[4]

Ce chansonnier apporte une information essentielle sur une production dont, sans son précieux témoignage, on ignorerait à peu près tout. Le compilateur assigne à son travail un objectif ambitieux, celui de réunir toute la production poétique jamais écrite dans l’art de la poésie et du gai savoir, -selon la terminologie empruntée aux membres du Consistoire de Toulouse (1323)-, jusqu’à l’époque où il décide de la recueillir.[5] L’information est d’importance, car elle nous invite à lire le Chansonnier de Baena non comme un choix de pièces effectué par un amateur, au gré de ses goûts et de ses intérêts, mais comme une véritable encyclopédie de la poésie de l’époque antérieure à Jean II de Castille (1406-1454) ou contemporaine des premières années de son règne.[6]

Le chansonnier démontre l’émergence d’une « école poétique » castillane, qui donnera des fruits nombreux et de qualité tout au long du XVe siècle. Jusque là, le castillan s’est montré d’une remarquable discrétion en poésie. Il ne s’est guère manifesté que dans des genres précis, pour des raisons sans doute diverses qu’il serait trop long d’analyser ici. S’il ne fait qu’une timide apparition dans le genre épique -mais cela donne lieu à un chef-d’œuvre accompli, le Mio Cid-, il investit, en revanche, dès le XIIIe siècle, le genre savant du métier de clergie. Or c’est au moment même où cette inspiration et cette technique cléricales tombent en désuétude, à la fin du XIV° siècle, qu’apparaissent des poètes, en nombre conséquent, disposés à occuper d’autres territoires: le dit narratif, la chanson, le débat.

Il est permis donc de parler de nouvelle école, puisque les poètes castillans élargissent le champ de leur inspiration et de leurs techniques. Mais il serait faux de laisser croire que les sujets du roi de Castille n’ont jamais cultivé ce jardin de la poésie lyrique. Simplement, jusque là, ils l’ont fait en galicien. En effet, une des grandes originalités de la poésie galaïco-portugaise est d’avoir constitué, dès le XIIIe siècle, le lieu de rencontre de créateurs d’origine géographique diverse. Les raisons historiques susceptibles d’expliquer ce phénomène sont multiples: il n’y a pas lieu de les exposer ici. Rappelons seulement que la constitution d’un Etat unitaire castillano-léonais ne s’est pas faite par l’absorption pure et simple du royaume de León par celui de la Castille, mais que le premier a conservé longtemps une spécificité culturelle dont la poésie témoigne de façon patente. L’utilisation du galicien constitue, de fait, une obligation pour tout poète castillan pratiquant le genre lyrique, jusqu’à une date tardive.[7] L’analyse du sommaire du Chansonnier de Baena va nous fournir de précieuses indications à ce sujet.

On me pardonnera de fournir des chiffres, mais ils sont trop significatifs pour qu’on puisse omettre de les citer. Nous disposons aujourd’hui, grâce aux travaux du Professeur Brian Dutton, d’un outil qui nous permet d’appréhender avec un maximum de sûreté l’énorme production cancioneril du XVe siècle.[8] Or, qu’observons-nous? Sur les 6000 poèmes inventoriés par lui, -si l’on veut bien exclure les 1000 pièces portugaises du chansonnier de García de Resende conservé, de plus, dans une édition de 1516-, l’immense majorité est composée en castillan. Parmi les autres langues utilisées, le français, le catalan, l’italien et le latin le sont à des doses infinétésimales et alternent souvent avec le castillan dans le poème. Le galicien, lui, dispose d’un statut particulier: il est plus présent et alterne peu avec le castillan.[9]

Cette présence reste modeste, puisque l’on ne dénombre que 66 poèmes en galicien dans toute la production recueillie par les chansonniers castillans. Mais 49 d’entre eux figurent dans les deux recueils de Paris qui nous intéressent, soit près de 75%. Si l’on ajoute que, de ces 49 poèmes, 36 ont été conservés dans l’unique version de Paris, on mesurera l’intérêt de nos chansonniers pour l’étude de la place du galicien dans la poésie castillane de la fin du Moyen Age.

Mais qui sont ces poètes qui continuent à composer en galicien? Dans le Cancionero de Baena, ils sont six: Alfonso Alvarez de Villasandino, le plus prolixe d’entre eux (22 poèmes); Macías (5 poèmes); Gonzalo Rodríguez, Archidiacre de Toro (5 poèmes); Pero González de Mendoza (2 poèmes); Pero Vélez de Guevara (1 poème); Garci Fernández de Gerena (7 poèmes).

Alfonso Alvarez de Villasandino est le grand homme du chansonnier, le compilateur mis à part, cela s’entend. C’est lui qui a l’honneur d’en ouvrir le sommaire et 96 de ses poèmes y sont reproduits. Il est permis d’affirmer que le recueil s’est fait à partir de ce que l’on peut considérer comme un chansonnier particulier de ce poète, que Baena devait considérer comme un précurseur mais également comme un talent particulièrement représentatif de la production poétique de son temps. Et c’est sans doute aussi en s’inspirant des genres pratiqués par Villasandino que le compilateur organise la production de chaque poète selon un ordre immuable: d’abord les cantigas (chansons), puis les questions et réponses, enfin les dezires (les dits).[10]

La distinction entre ces diverses formes poétiques tient autant au thème et à la tonalité qu’aux structures formelles.

-Les dits sont de nature narrative, qu’ils fassent l’éloge d’un roi ou d’un ami cher ou qu’ils touchent à des aspects quotidiens de la vie du poète, toujours, comme il se doit, en mal d’argent. Ils utilisent soit le vers d’arte mayor, à deux hémistiches hexasyllabes, soit l’octosyllabe.

-Le jeu des questions et réponses emprunte beaucoup à l’esprit et à la forme des dits. Souvent d’ailleurs ces pièces sont désignées comme telles dans les rubriques qui les précèdent. Elles témoignent de l’existence d’une communauté de poètes, même si certains échanges se font l’écho de conflits entre certains d’entre eux. Elles confèrent, s’il en était encore besoin, à cette poésie une évidente dimension sociale et sont les seules à rompre parfois le moule des topiques de forme et de pensée qui modèle généralement l’inspiration des poètes.

-Les cantigas sont de deux sortes: la cantiga de meestria, structure ouverte de deux à dix couplets sans refrain ni reprise; la cantiga à refrain, généralement plus brève, qui reproduit à la fin de chaque couplet certains éléments du refrain initial. Seules ces dernières relèvent du genre lyrique.

C’est surtout dans la forme de la cantiga que Villasandino s’exerce à composer en galicien. Le Chansonnier de Baena en a retenu 20, ce qui est considérable, compte tenu du fait qu’il n’en conserve, du même auteur, que 26 en castillan. Il s’agit, pour la plupart, de chansons d’éloges adressées à des dames, soit à l’initiative du poète, soit à la demande de certains de ses amis. Dans le premier cas, les destinataires sont Juana de Sossa, « mançeba del rrey don Enrrique » (9 cantigas), la reine de Navarre, soeur du roi Jean Ier (4 cantigas), María Cárcamo, autre « mançeba del rrey don Enrrique » (1 cantiga), et une dame qui est restée anonyme (1 cantiga); dans le second cas, doña Beatriz, épouse du comte don Pero Niño (2 cantigas).

Existe-t-il des indices qui permettent de préciser les raisons de l’emploi d’une langue ou d’une autre? La disposition des pièces peut nous en fournir quelques-uns. On observe, en effet, trois concentrations de cantigas en galicien.

– a) De 10 à 19. La série commence par une cantiga dédiée à doña Beatriz et se poursuit par 10 cantigas dédiées à Juana de Sosa, dont 3 seulement en castillan (12, 16 et 18).

– b) De 22 à 27. Une série continue de 6 cantigas en galicien consacrées respectivement au roi don Juan (22), a doña Juana de Sossa ou la reine de Navarre -le compilateur hésite- (23), à María Cárcamo (24), enfin, à la reine de Navarre (25 à 27).

– c) De De 43 à 47. 4 cantigas dédiées à doña Juana de Sosa (43 et 45) et à la reine de Navarre (46 et 47), entre lesquelles s’intercale une cantiga en castillan dédiée à une dame anonyme (44).

Ce tableau de répartition des cantigas en galicien, dans le corpus des œuvres de Villasandino, appelle quelques remarques. Nous savons, depuis les travaux de Barclay Tittmann et d’Alberto Blecua, que le contenu du Chansonnier de Baena a subi quelques modifications. Il est fort possible, par exemple, que la série c) ait été déplacée de sa position originelle. On y trouve, en effet, la seule mention de la qualité de Juana de Sossa « mançeba del rrey don Enrrique » (43), alors que les rubriques des autres cantigas consacrées à cette dame, même lorsqu’elles figurent avant celle-ci dans le Chansonnier, la donnent déjà pour connue (« la dicha doña Juana de Sossa » ou « la dicha doña Juana »). En bonne logique, la pièce 43 devrait donc se trouver avant le poème 11. Ceci pourrait nous conduire à placer la série c) juste avant la série a). Les conséquences d’un pareil transfert, sans être négligeables, sont peu importantes pour l’analyse que je mène ici. Tout au plus, aurait-il pour effet de réduire les séries à deux et de grossir singulièrement la première.

La seconde remarque qu’il convient de faire concerne les motifs de cet agencement. A quelles normes répond-il? L’identité du (ou de la) destinataire est un critère visible dans la constitution de séries: série de cantigas d’éloges à la ville de Séville (28 à 31bis), à la Vierge (1 et 2) et à doña Mayor, seconde épouse du poète (5 et 6 -et peut-être plus, compte tenu que le manuscrit présente là une lacune-). Ce critère joue aussi dans les séries à dominante galicienne en faveur de doña Juana de Sossa (11 à 19, à l’exception de 12) et, à un moindre degré, en faveur de doña Beatriz et de la reine de Navarre.

Un autre critère parfois retenu est d’ordre thématique et formel. L’illustration la plus frappante est constituée par les cantigas 40 à 42, qui, dans leurs premiers vers, présentent une analogie verbale évidente:

40: Por vna floresta estraña / yendo triste muy pensoso

41: Por vna floresta escura / muy açerca de vna presa

42: En muy esquiuas montañas / apres vna alta floresta.

On pourrait en dire autant des deux pièces qui suivent:

43: Amorosso rryso angelical

44: Vysso amoroso / duelete de my.

On a pu voir aussi dans cet agencement, et à la lecture des rubriques des poèmes, un classement chronologique des œuvres de Villasandino[11]. On ne peut écarter l’hypothèse en ce qui concerne les cantigas, car le petit nombre de dames concernées est tout à fait compatible avec une période de composition restreinte. Pourtant, l’argument ne tient pas lorsque l’on situe ces dames dans le temps. Doña Juana de Sossa, si l’on en croit Azáceta, fut une maîtresse du roi Henri II et se serait retirée de la vie de Cour à la mort de ce dernier. Les poèmes qui lui sont dédiés seraient donc antérieurs à 1379. L’infante Leonor, fille de ce roi, devint reine de Navarre en 1387, lorsque son mari, Charles III, accéda au trône. La cantiga 26 est probablement de 1375, date de son mariage avec le prince navarrais. Mais il est délicat de dater les autres, même si la mention « reine de Navarre » que comportent les rubriques nous conduisent à les situer après 1387: il peut s’agir, en effet, d’une facilité d’expression du compilateur, qui travaille à une époque où la turbulente Leonor est connue comme étant « la reine de Navarre » [12]. Nul doute qu’à cette époque sa position lui ait permis d’entretenir auprès d’elle de nombreuses suivantes de bonne famille capables d’inspirer des vers élogieux à Villasandino (41). L’auteur de la Chronique de don Pero Niño[13] affirme qu’elle se mêle encore à des réjouissances publiques à l’époque de la régence de son neveu, Ferdinand d’Antequera, entre 1406 et 1412. Une autre dame célébrée par Villasandino, Beatriz, apparaît dans la même chronique, dont le héros sera son mari, autour de 1409. Enfin, à en juger par le ton désabusé de la cantiga 6, le poète a passé l’âge des enthousiasmes amoureux à l’époque où il dédie ce poème à sa « dernière » femme.

Tout laisse à penser, par conséquent, que Villasandino utilise le genre de la cantiga pendant la plus grande partie de sa vie de poète. Or, dans les séries décrites plus haut, le galicien coexiste avec le castillan. Il faut donc chercher ailleurs que dans la chronologie d’écriture la raison d’être de cette langue dans sa production.

La présence conjointe de pièces de la même veine, dédiées aux mêmes personnes, peut nous apporter quelques lumières à ce sujet. Qu’est-ce qui distingue, par exemple, la cantiga 12, écrite en castillan, des cantigas écrites en galicien qui l’entourent? Qu’est-ce qui a pu pousser le poète à en écarter soigneusement toute galicianisme d’expression? Rien dans le thème, ni le ton: peut-être seulement un désir de respecter la vraisemblance, la scène étant supposée se passer « après le Guadalquivir ». C’est ce même souci de vraisemblance qui semble présider au choix du castillan pour les poèmes consacrés à la ville de Séville (28-31bis). De même, pour les pièces 5 à 9, pourrait-on déceler une prise en compte de l’origine familiale des destinataires: tant Juana de Sossa que Beatriz appartiennent à des familles venues du Portugal. Mais comment expliquer, dès lors, que le poète consacre plusieurs cantigas en galicien à la reine de Navarre, et qu’il utilise cette langue pour adresser une requête au roi don Juan de Castille? Que ce dernier ait épousé en secondes noces une princesse portugaise ne constitue pas une explication suffisante, on en conviendra: que l’on sache, le poète n’a jamais usé du navarrais à l’intention de la reine Leonor.

Il faut se rendre à l’évidence, Villasandino manifeste, en ce qui concerne le genre de la cantiga, une certaine prédilection pour le galicien. Cette prédilection se manifeste également sur le plan formel par une plus grande diversité de formes métriques dans les pièces composées en cette langue que dans celles composées en castillan. Il nous faut être prudent, car le corpus n’est pas assez étendu pour autoriser des conclusions indiscutables, mais on perçoit une tendance nette, de la part du poète, à réserver le galicien aux innovations métriques, qui sont parfois d’une remarquable complexité[14].

Ces considérations peuvent-elles aussi s’appliquer aux dits narratifs? En voici un inventaire descriptif (Je reprends la numération d’ensemble des pièces de Villasandino).

21. Amigo señor franqueza desdeña : bollicios nin guerra por ser enlocados. 3×8, 3. Arte mayor. Respuesta a una pregunta, también en gallego de « un bachiller en artes de Salamanca ».

22. Pues de cada dia nascen : deitadores. 5×9, 5. (8 octos+ 1 tétra). Dezir a manera de pregunta e rrecuesta contra los trobadores.

23. Garcia amigo ninguno te espante : ganaste vileza e canbio astroso. 4×8… arte mayor. Dezir contra Garcia Fernández de Gerena quando se torno moro.

24. Andando cuydando en meu ben cuyde : de meu grant cuydado porque me lexasse. 1×8. Copla (de arte mayor) de consonantes doblados « por escura ».

25. Conselladme ora amigo : como me mandays que syga. 8,4 octos. Dezir fecho por arte de macho e fenbra.

26. Amor poys que vejo os boos fugyr : porque me fazades morer nin penar. 4,8×4. Dezir contra el amor (responde al anterior, en castellano, « loando al amor »)

27. A quen ajuda o rey ensalçado : fugir canto mays vn mago cuytado. 4×8. Autoría dudosa. A don Gutierre de Toledo quando fue electo de Toledo (?)

La pièce 21 est une réponse. Elle conclut un long échange entre un bachelier ès-arts et notre poète (B84-95). Cet échange se fait en castillan à l’exception de la dernière question du bachelier qui est composée en galicien, ce qui provoque, naturellement, une réponse dans la même langue. La même tonalité, à la fois savante et polémique, se poursuit avec 22, une requête contre les rimailleurs de tout acabit, où l’on trouve une attaque contre les mauvais poètes et, en même temps, une défense et illustration du métier et du talent de l’auteur.

Le dit contre García Fernández de Gerena, bien qu’il corresponde à la même veine burlesque et polémique, offre, du fait de son thème, une possible justification du choix du galicien. Utiliser la langue de la terre où repose l’Apôtre Matamore n’est pas fortuit lorsque l’on entreprend de dénoncer une apostasie au profit de l’Islam.

Le « dit contre l’amour » (25) ne saurait être isolé du précédent, consacré, lui, à faire l’éloge du dieu. Le rapport entre ces deux poèmes est d’autant plus évident que tous deux présentent des analogies formelles: même strophe; même disposition de rime; enfin, la rime –a (-ar), constante tout au long du premier, se retrouve en clôture du second. Pourtant, seul le second est composé en galicien. Faut-il interpréter ce fait comme une manifestation de la propension du poète à recourir au galicien chaquefois qu’il use de l’invective?[15]

Les pièces 24 et 25 ont en commun d’être de purs exercices de virtuosité. La première, qui joue sur la figure étymologique à partir de la racine cuydar, s’inscrit dans la double tradition du trobar clus, cher aux troubadours, et aussi aux grands rhétoriqueurs. Pour la seconde, le jeu consiste à associer à la rime deux mots identiques à ceci près que l’un s’achève en -o et l’autre en –a, d’où le libellé de la rubrique qui parle « d’art de mâle et femelle ».

Le trop petit nombre de poèmes concernés, la variété des thèmes ainsi que la diversité des circonstances d’écriture ne permettent pas, sur le choix de la langue de composition, de tirer des conclusions plus sûres que celles qu’autorisait l’analyse des cantigas. On ne peut manquer de relativiser l’originalité de telle composition au regard de son contexte: ainsi de la pièce 24, qui se situe dans une série de quatre poèmes déclarés énigmatiques par le compilateur, dont trois sont rédigés en castillan. Cependant, il est permis de reconnaître deux motivations principales chez le poète, lorsqu’il choisit de s’exprimer en galicien: soit une volonté polémique, soit un élan de virtuosité. On rejoint par là, comme je le soulignais plus haut, deux grands courants de la poésie provençale et française: le courant satirique illustré par le sirventès et le courant de l’écriture hermétique qui a si souvent tenté les poètes savants. Faut-il s’étonner qu’en cette fin du XIV° et début du XV° siècle, un imitateur castillan préfère parfois user de la langue galicienne pour retrouver ces pratiques et cet esprit poétique? Certainement pas, si l’on veut bien considérer que la production dans cette langue a servi, dans la Péninsule, de réceptacle et de relais à la poésie des troubadours.

Mais tout aussi significatif de la spécificité du galicien, en tant que langue poétique, chez un Villasandino, est l’inventaire des genres et des thèmes où cette langue n’apparaît pas. J’ai relevé deux cas particulièrement « parlants ». Le premier concerne la poésie « politique », celle qui fait l’éloge d’un protecteur, roi, prince, grand du royaume à quoi l’on peut joindre les éloges funèbres et épitaphes poétiques d’illustres disparus. Cette veine, lente à se manifester pendant les règnes des trois premiers Transtamares, prend des proportions plus considérables, -la nécessité aidant-, à la fin de la vie de Villasandino.. Mais l’inspiration qui donne lieu au plus grand nombre de pièces dont le galicien est absent, c’est celle qui conduit le poète à solliciter l’aide de ces protecteurs. Cette littérature littéralement « alimentaire » est exclusivement castillane.

Malgré les limites du corpus déjà soulignées, on voit donc se dessiner certaines tendances dans l’usage que Villasandino fait du galicien. L’absence d’une inspiration triviale tend à conférer à cette langue le statut de langue noble, « poétique ». Son domaine de prédilection est l’éloge de l’amour et de la femme aimée. Mais il lui reste à assumer encore une partie de l’héritage de la poésie des troubadours, qu’elle a servi dans la Péninsule dès le XIIe siècle, ce qui l’autorise à investir parfois le domaine de la satire, sans pour autant atteindre celui de la grivoiserie, de l’érotisme ou de la scatologie. Enfin, elle ne manifeste apparemment pas beaucoup de prédilection pour les poèmes longs, comme si elle craignait d’user assez vite la capacité de réception de ses auditeurs. Langue de tradition qui a cessé d’être familière, elle joue le rôle de ces vieilles cousines auxquelles on continuait, dans les maisons d’autrefois, à laisser le soin de certaines tâches, non sans les réduire toutefois pour les confier à des bras plus vigoureux. Ce qui semble évident, en tous les cas, c’est que Villasandino a vécu ce renfermement de la langue poétique galicienne dans un domaine de plus en plus réduit. Il n’est pas interdit de penser qu’il en a eu conscience et que l’importance relative de sa production dans cette langue soit le résultat d’une volonté de prolonger sa permanence.

Mais tournons-nous vers les autres poètes du chansonnier qui ont composé dans cette langue, et tentons de vérifier si on retrouve chez eux les tendances perçues chez Villasandino.

Nous ne pourrons tirer guère d’enseignements des œuvres de Gonzalo Rodríguez, puisque ses quatre cantigas ainsi que son dit-testament sont composées en galicien. S’agissant de l’archidiacre de Toro, ville du royaume de León, peut-être faut-il voir là simplement le recours à la langue naturellement pratiquée par ce personnage, encore que son galicien n’offre pas plus d’authenticité que celui dont usent les poètes d’origine castillane.

Le galicien Macías, le poète amoureux par antonomase, figure pour cinq cantigas. Seules deux sont composées dans sa langue natale. Elles se distinguent de celles qui les accompagnent par des analogies formelles évidentes: couplets de 7 vers suivis d’une paire; même disposition des rimes; les paires correspondent à des insertions de proverbes, dans un cas, de citations (trebellos), dans l’autre. Elles renvoient toutes deux à un corpus de textes préexistants, dont il est permis de penser qu’il détermine le choix de la langue de composition.

De Pero González de Mendoza le compilateur a retenu quatre poèmes, tous d’inspiration amoureuse[16]. Deux sont en galicien: il s’agit de desfechas ou chansons chargées de prolonger et d’illustrer lyriquement un thème traité auparavant dans une veine plus narrative. Mais gardons-nous de tirer des conclusions hâtives, car le poème qui suit ces deux desfechas est une pastourelle, dont la tradition galaïco-portugaise aurait pu justifier qu’elle fût rédigée en galicien et non en castillan, comme c’est le cas.

Le cas de Garci Fernández de Jerena est analogue, même si le nombre de poèmes reproduits est très supérieur: douze au total. Le choix de la langue ne semble pas répondre à une nécessité clairement perceptible. La transformation du poète en ermite, ses prières et suppliques adressées à Dieu au moment même où il s’apprêtait à le trahir pour l’amour d’une belle musulmane, puis -circonstance aggravante- pour les beaux yeux de la soeur de celle-ci, donnent lieu à des pièces dans l’une ou l’autre langue. Le dernier poème reproduit mérite une mention spéciale. Il s’agit d’une chanson de condamné faite à l’occasion de l’exécution publique à Ségovie d’un certain Fernán Rodríguez[17]. Le choix de la langue est peut-être déterminé par un souci de réalisme si le condamné était galicien ou léonais.

Enfin, de Pero Vélez de Guevara, nous avons six poèmes, quatre dits et une cantiga. Seul un dit est composé en galicien. Il s’agit d’une pièce satirique à l’encontre d’une dame de la noblesse trop âgée, trop laide et trop pauvre pour pouvoir prétendre trouver un mari.

La contribution de ces poètes au Chansonnier ne contredit donc pas les hypothèses émises à partir de l’analyse des œuvres de Villasandino. Les genres que n’a pas pratiqués Villasandino dans des pièces en galicien ne le sont pas non plus par ses contemporains: ni pièce politique, ni littérature « alimentaire »; une place de choix, en revanche pour l’élan lyrique ou la satire.

Jusqu’à maintenant, pour désigner la langue employée par ces poètes, j’ai employé l’adjectif « galicien », alors que les linguistes qui se sont penché sur ces textes ont souligné le caractère hybride de cette langue, qu’il serait plus exact de caractériser de castillan mâtiné de galicien. De même a-t-on pu définir des degrés différents de galicianisme selon l’origine des poètes[18]. Le débat linguistique est parfaitement respectable et je n’ai pas cherché à l’occulter. Mais il n’est que de peu d’utilité dans une approche non strictement linguistique de cette production. Ce qui est en cause ce n’est pas le degré plus ou moins grand de galicianisme de ces poèmes, mais la présence de traits linguistiques qui rompent avec la norme castillane. Car cette seule présence, pour modeste qu’elle soit, est significative d’une volonté de rattacher cette poésie à une tradition qui, en l’occurrence, est plus sociologique et littéraire que linguistique. N’y aurait-il qu’un seul trait de phonétique galicienne dans chaque poème que cela suffirait à nous obliger à prendre en compte le phénomène et à reconnaître qu’il ne s’agit plus d’une littérature castillane. Et cela nous contraindrait à nous interroger sur les raisons d’un écart par rapport à la norme linguistique du castillan. Ces écarts ont la valeur de signes et il nous reste à les interpréter[19]. Signe d’une origine géographique? D’une revendication de « patrie » littéraire péninsulaire, face, à la fois, au castillano-centrisme et à l’influence jugée excessive de la littérature d’outre-Pyrénées? Signe d’une identification générationnelle face à la nouvelle école castillane? Ou tout cela à la fois? Voilà ce qu’il conviendrait d’étudier de près.

Pour clore cet exposé, je me propose de vous présenter rapidement un autre texte galicien contenu dans le Petit chansonnier de Paris. Nous aurons ainsi l’occasion de vérifier si certaines des conclusions proposées plus haut sont acceptables en dehors de la production contenue dans le Chansonnier de Baena. ou s’il s’agit d’un trait spécifique de ce dernier.

On a tout lieu de penser que ce recueil fut composé dans le scriptorium de la famille du Chancelier Ayala. L’essentiel des œuvres et documents qu’il contient datent des premières années du XVe siècle et certaines appartiennent à des poètes qui figurent parmi ceux de la première génération du Chansonnier de Baena[20]. L’œuvre qui nous intéresse ici est un poème de 5 huitains d’octosyllabes dû à la plume de Ruy González de Clavijo, au moment où il s’apprête à s’embarquer, en 1403, pour diriger une ambassade du roi Henri III de Castille auprès de Tamerlan. Sa femme, doña Arias Mayor, adresse à la mer une supplique non exempte de menaces, lui enjoignant de ménager son mari pendant une si perilleuse expédition. Il s’agit, en fait, d’une imitation d’un villancico populaire, comme l’a démontré excellemment Jane Whetnall[21].

Dans cette pièce, la jeune femme laisse percer quelques accents de sincérité d’autant plus perceptibles que le style est souvent maladroit et emprunté. Son mari lui répond sur un ton plus léger, non sans quelque conformisme d’écriture ni maladresses formelles, défauts qui dénotent là aussi un apprenti rimailleur. Ces pièces ne mériteraient de figurer en bonne place dans la poésie castillane si elles ne présentaient quelques caractéristiques extra-littéraires remarquables. La principale est, sans doute, que le poème de doña Mayor Arias est une des rares œuvres témoignant d’une création poétique authentiquement féminine. Mais c’est un autre trait qui me conduit à le mentionner ici: le fait que la réponse du mari est rédigée en galicien.

Nous voici replongés dans une problématique assez proche de celle que nous avons rencontrée dans le recueil de Baena. L’association de deux œuvres composées l’une en castillan, -celle de la dame-, l’autre en galicien, -celle du mari- nous conduit à nous interroger sur cette dualité et cette coïncidence de deux langues différentes dans un contexte unique. Jane Whetnall croit déceler, dans ces deux choix opposés, une contradiction symbolique: l’adhésion à la mode du côté de l’homme; la mission de conserver la tradition autochtone chez la femme. En somme, l’homme, détenteur du pouvoir, se rattacherait à une culture savante, courtisane, cependant que la femme soumise serait la gardienne du temple de la culture populaire. Autant dire que le choix du galicien par Clavijo relèverait ici d’un simple snobisme d’écriture. L’hypothèse de J. Whetnall a l’avantage de s’intéresser à une dimension sociologique de la création littéraire qu’il convient de ne pas négliger, mais il me semble qu’elle pêche par manque de perspective historique. Car elle pose, de fait, l’antériorité du castillan sur le galicien et, accessoirement, l’antériorité du poème de Clavijo par rapport à celui de sa femme[22].

Celle-ci choisit de composer en castillan sa vigoureuse mise en garde contre une mer personnifiée. Qu’elle ne fasse que prolonger ainsi le modèle poétique qu’elle s’est donné n’apporte pas d’explication convaincante, car il faudrait expliquer aussi le choix primordial du villancico castillan. Pourquoi son mari recourt-il au galicien? Nul ne le saura sans doute jamais. Observons, cependant, que son poème n’est pas, à proprement parler, une réponse à celui de sa femme puisque celui-ci ne lui était pas nommément adressé. Tout au plus prend-il appui sur l’évidente tristesse de son épouse au moment de son départ pour l’assurer de sa fidélité pendant sa longue entreprise. Mais n’oublions surtout pas que nous avons à faire là à une littérature ancillaire, qui n’aurait sans doute pas eu droit de cité dans un chansonnier tel que celui de Baena, alors même que la notoriété de Clavijo, auteur d’un récit très apprécié de son expédition, l’en rendait digne. Nous touchons donc probablement à une pratique profonde de la poésie, à un réflexe d’écriture ancré dans le comportement littéraire de toute une génération de lecteurs.

Or que voyons-nous? Sur les cinq couplets de son poème, Clavijo en compose quatre en galicien et un, le dernier, en castillan. Simple relâchement de l’attention de l’auteur dont la capacité à mener jusqu’à son terme un poème en galicien excéderait les forces?[23] La raison est sans doute plus simple. Dans les deux derniers couplets, en effet, le poète conclut sur des proverbes. Or il se trouve que celui qu’il insère dans le couplet 5 est castillan. Il se peut donc que Clavijo ait simplement mis son texte en conformité avec sa conclusion. Ceci nous conduirait à conclure que l’alternance de castillan et de galicien démontre qu’aux yeux du poète il n’existe pas une véritable contradiction entre ces deux langues poétiques, puisqu’il est capable de les associer dans le même poème.

Nous ne sommes pas si loin, par conséquent, de la problématique soulevée par la présence d’une poésie galicienne dans le Chansonnier de Baena. Si les développements ultérieurs de la production poétique en Castille nous informent que le galicien est en passe de tomber en désuétude, il continue, au début du XVe siècle, à occuper une place non négligeable dans la pratique des poètes castillans. Il ne constitue en rien un corps étranger en cours d’expulsion mais, au contraire, un recours utile dans certaines circonstances de genre ou de thème. Tant que les poètes ont continué à pratiquer certaines formes traditionnelles ou ont cru poursuivre une certaine tradition poétique, ils n’ont pas hésité à utiliser la langue des poètes du royaume léonais. C’est, en fin de compte, l’apparition de nouveaux courants, principalement celui de la poésie allégorique inspirée des italiens, qui les conduisit à abandonner une langue qui n’avait aucune lettre de noblesse à faire valoir dans ce domaine. Et s’il y eut snobisme, je soupçonne qu’il dut plutôt fonctionner comme un facteur de rejet de la part de poètes qui cherchaient plus à imiter un Francisco Imperial et ses disciples qu’à maintenir une tradition qui pouvait les faire passer pour des rétrogrades.

Rien ne permet, en tous les cas, de penser que les poètes de la fin du XIVe et du début du XVe siècles vécurent passivement cette coexistence des deux langues. Ils durent les assumer toutes deux et s’ils se séparèrent de l’une d’entre elles, c’est qu’elle leur parut avoir fait son temps.


Poèmes d’Alfonso Alvarez de Villasandino

1-2: dédiées à la Vierge

3. La novela esperança : adorando el seu pendon. 7×4 octos.

Cantiga. en loores del rrey don Juan, fijo del rrey don Enrrique el viejo, quando rreyno nuevamente.

4: dezir al Infant Ferdinand

5-6: cantigas a doña Mayor, "dernière" épouse du poète

7-9: cantigas à diverses dames

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Série a)

10. La que syenpre obedeçi : sy es doña nin donzella. 3×8 octos + Tris. en 5.

Cantiga por ruego del conde don Pero Niño por amor e loores de doña Beatriz su muger

11. Entre Doyro y Miño estando : que no mundo muyto val. 6×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa.

12: a doña Juana de Sossa

13. Poys me non val seruir nin al : que ten meu cor. 4 (octo-penta), 4×10 (4 octos + 6pentas)

Cantiga. por amor e loores de doña Juana de Sossa

14. Desque de vos me parti : elo non cessan chorando.3×8 octos.

Cantiga por amores e loores de vna señora

15. Bien aia miña ventura : muytas vezes he folgura. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa

15bis. Ay meus ollos que quisistes : mellor non vy. 4×11 (9 octos + 2 pentas).

Cantiga (sans rubrique)

16: Acabada ffermosura : loare ssempre de grado. 4×8 octos

Cantiga a Juana de Sossa

17. As doncelas denle onor : por quen nonbrar non oso. 4×9 (4 octos+ 3tétras-pentas+ 3 octos), 5 (2tétras.-pentas + 3 octos)

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa

18: Crueldat e trocamento / morrey sin meresçimiento

Cantiga por amor e loores de Juana de Sossa

19. Tempo ha que muyto affane : de meus ollos non vos ver. 4×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa.

________________________________________

20: id. 15

21: contra el amor

______________________________________

Série b)

22. Triste ando de conuento : non entendo ser guarydo. 4×14 octos-tétras-pentas.

Cantiga en loores del rey don Juan como a manera de peticion

23. Syn fallia me conquiso : desta sseñora mia. 6, 4×13 octos-tétras-pentas.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa o a la reina de Navarra

24. Byua senpre ensalçado : y heu ledo e muy pagado. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Maria de Carcamo, mançeba del rrey don Enrrique.

25. Ay que mal aconsellado : bon parescer acabado. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de la reina de Navarra, hermana del rrey don Juan

26. Tryste soy por la partida : poys non so nin fuy fallida. 4, 3×8 octos.

Cantiga quando desposaron la rreyna de Navarra con don Carlos porque sse yua

27. Poys me non val : vos mandade guarirme. 4, 3×8 pentas-octos alternés.

Cantiga por manera de desfecha a la cantiga anterior. A la reina de Navarra.

________________________________________

28-31bis: à la ville de Séville

32: a Beatriz

33. Loado sejas amor : tu sejas meu judgador. 4, 4×8 octos.

Cantiga al conde don Pero Niño por amor e loores de la dicha doña Beatriz

34-39bis: dezires à la mort d’Henri III

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Série c)

40-42: cantigas à diverses dames

(anonyme; suivantes de la reine de Navarre et Beatriz)

43. Amorosso risso angelical : dolor e grant cuyta mortal. 4, 2×8 octos. Cantiga.

por amor e loores de doña Juana de Sossa, mançeba del rrey don Enrrique.

44: à une dame anonyme

45. De grant cuyta sofridor : ande e ando e andare. 4×8 octos. Cantiga

por amor e loores de la dicha doña Juana de Sossa.

46. Por amores de vn estrella : certo soy por seu talante. 4×8 octos. Cantiga.

en loores e alabança de la señora reyna de Navarra

47. Desseoso con desseo : desseando todavya. 4×6 octos. Cantiga

por desfecha de la anterior (19)

48-51: à doña Juana de Sossa

Preguntas y respuestas, Dezires.

21. Amigo señor franqueza desdeña : bollicios nin guerra por ser enlocados. 3×8, 3. Arte mayor. Respuesta a una pregunta, también en gallego de « un bachiller en artes de Salamanca ».

22. Pues de cada dia nascen : deitadores. 5×9, 5. (8 octos+ 1 tétra). Dezir a manera de pregunta e rrecuesta contra los trobadores.

23. Garcia amigo ninguno te espante : ganaste vileza e canbio astroso. 4×8… arte mayor. Dezir contra Garcia Fernández de Gerena quando se torno moro.

24. Andando cuydando en meu ben cuyde : de meu grant cuydado porque me lexasse. 1×8. Copla (de arte mayor) de consonantes doblados « por escura ».

25. Conselladme ora amigo : como me mandays que syga. 8,4 octos. Dezir fecho por arte de macho e fenbra. Le suivant, en castillan, aussi.

26. Amor poys que vejo os boos fugyr : porque me fazades morer nin penar. 4,8×4. Dezir contra el amor (responde al anterior, en castellano, "loando al amor")

27. A quen ajuda o rey ensalçado : fugir canto mays vn mago cuytado. 4×8. Autoría dudosa. A don Gutierre de Toledo quando fue electo de Toledo (?).

 

Poys me boy sin falimento

onde Deus touer por ven

de vos Deus consolamiento

que todo el mundo manten

Señora de prez loada

do meu cor faze morada

con que falledes plazer.

Deus vos tena en seu encomenda

porque sejades guardada

de todo mal syn contienda

de alegria aconpañada

de lealtad bien guardada

porque en toda vosa vida

amedes muy puramenta mi que soy voso seruiente.

Que por donde quier que fore

boso serie syn dudança

menbrandou de gentil flor

de bosa gentil senblança

por la qual mi coraçon

sufrira tribulaçion

fasta que seja tornado

ver voso viso adonado.

 

Meus amigos toda ora

quantos me queredes ben

confortad a mi señora

que non cure de otro rren

synon de lexar tristura

et veuir en grand folgura

que el que ben atende auer

non deue quexoso ser.

Que non fare demudança

della en ninguna guisa

que por firme lealtança

amor me dio por deuisa

por lo qual a Deus plaziendo

escreui asy diziendo

que el que bien esta e se muda

non faz como Rex ssesuda.

 



[1]. La synthèse la plus récente est celle de Claudine POTVIN, Illusion et pouvoir. La poétique du Cancionero de Baena. Montréal-Paris, 1989. Il faut y joindre l’excellent travail de Giovanni CARAVAGGI: "Villasandino et les derniers troubadours de Castille". Mélanges offerts à Rita Lejeune. Gembloux: éd. J. Duculot, 1969. Vol. I. P. 397-421.

[2]. Je l’ai consulté directement. J’ai également utilisé d’édition de José María AZACETA. Madrid, 1966.

[3]. Une édition est en cours par D. Severin et moi-même.

[4]. Alberto BLECUA, "Perdióse un quaderno_ Sobre los cancioneros de Baena". Anuario de Estudios Medievales. Barcelona, 1974-1979. P. 229-266.

[5]. "en el qual libro generalmente son escriptas e puestas e asentadas todas las cantigas [_] e todas las preguntas [_] e todos los otros muy gentiles dezires [_] e todos los otros muy agradables e fundados proçessos e requestas que en todos los tiempos passados fasta aqui fizieron e ordenaron e composieron e metrificaron el muy esmerado e famoso poeta maestro e patron de la dicha arte Alfonso Aluarez de Villasandino e todos los otros poetas frayles e religiosos maestros en theologia e cavalleros e escuderos e otras muchas personas sotiles que fueron e son muy grandes dezidores e omnes muy discretos e bien entendidos en la dicha graçiosa arte." (Souligné par moi)

[6]. Pour être plus exact, il faudrait préciser que Baena ne s’intéresse pas à toute forme de poésie. Il ne retient que la poésie savante, celle qui s’écrivait, et à condition qu’elle respectât les règles de composition prônées par les tenants du gai savoir. Mais, dans ces strictes limites, il est permis de penser que le compilateur n’a pas cherché à effectuer un choix. Une étude quantitative de l’importance relative des productions, en fonction de la langue utilisée, me parait donc parfaitement justifiée.

[7]. Cf. le précieux témoignage, qui date de ca 1449, du Marquis de Santillane: "E despues fallaron esta arte que mayor se llama e el arte comun creo en los reynos de Gallizia e de Portogal donde no es de dubdar quel exerçiçio destas sçiençias mas que en ningunas otras regiones e provinçias de la España se acostunbro en tanto grado que non ha mucho tienpo qualesquier dezidores e trobadores destas partes agora fuessen castellanos andaluzes o de la Estremadura todas sus obras conponian en lengua gallega o portuguesa [_]" (Souligné par moi). Carta-Prohemio al Condestable de Portugal. Obras completas. Ed. A. Gómez Moreno et M. P. A. M. Kerkhof. Barcelona: ed. Planeta, 1988. P. 448.

[8]. B. DUTTON, Catálogo-índice de la poesía cancioneril del siglo XV. Madison, 1982. Ce catalogue est complété par une édition du contenu de ces manuscrits due au même auteur: El cancionero del siglo XV. Salamanca: Biblioteca española del siglo XV. En cours de publication.

[9]. Nous devrons cependant nuancer ce dernier point lorsque nous tenterons de préciser la nature linguistique de ce galicien poétique.

[10]. Sur la place de Villasandino dans le Chansonnier de Baena, voir la contribution toujours essentielle de Giovanni CARAVAGGI: "Villasandino et les derniers troubadours de Castille".

[11]. Selon A. Blecua, p. 263 n.41, Baena a dû utiliser "una colección de poemas de Villasandino ordenada por el propio poeta, de ahí que mantenga con tanta exactitud el orden cronológico dentro de cada género y tema". Mais l’ordonnancement original de ces poèmes a été modifié dans la copie qui nous est parvenue, ce qui invite à tirer des conclusions prudentes de la place qu’occupent les pièces en galicien par rapport à celles qui les entoure.Mais, on peut admettre que l’ordre général des œuvres de Villasandino était le suivant: cantigas, preguntas y respuestas, dezires.

[12]. Rappelons, à ce propos, qu’elle refuse de rejoindre le royaume de son mari, et qu’elle séjourne à la Cour de Castille, où elle joue un rôle actif dans le Conseil de régence mis en place à la mort de son frère, de 1387 à 1395

[13]. El Victorial. Crónica de don Pero Niño. Ed. Juan de Mata CARRIAZO. Madrid, 1940. Cap. XCII, p. 301.

[14]. On en jugera par l’inventaire que je donne en annexe où je signale schématiquement les formes métriques adoptées par le poète pour chacune de ses pièces.

[15]. G. CARAVAGGI, "Villasandino et les derniers troubadours de Castille", p. 404, souligne le caractère remarquable de ce poème: "bien plus qu’une reprise per contrario du dezir précédent, [_] il ne tient pas seulement dans le jeu habituel des antithèses, mais renferme la protestation la plus vigoureuse et la plus décidée exprimée par un troubadour castillan". D’autant plus troublant est le fait qu’il le dise en galicien.

[16]. Mais il est possible que le chansonnier primitif ait contenu plus de poèmes de lui. Cf. Alberto BLECUA, "Perdióse un quaderno_ Sobre los cancioneros de Baena". P. 260.

[17]. "Esta escritura fizo e ordeno el dicho Garçi Fernandez de Jerena a manera de cantiga como que la cantava por sy Ffernan Rrodryguez que degollaron en Segouia". Chansonnier de Baena. Ed. Azáceta. Poème 566, p. 1132-1133.

[18]. On trouvera une synthèse utile des débats concernant la question linguistique dans le chansonnier de Baena, dans Claudine POTVIN, Illusion et pouvoir. La poétique du Cancionero de Baena. P. 69-73.

[19]. La preuve qu’il s’agit d’un signe, c’est que ce galicianisme ne fait pas obstacle à la compréhension des textes par des non galiciens. Il relève plutôt de l’indice de reconnaissance que d’un habillage complet. Il y a matière à réflexion dans ce langage hybride, qu’il serait abusif -on en conviendra aisément- de qualifier de "bilinguisme".Et peut-être y a-t-il des enseignements à tirer de l’étude de ce phénomène pour les appliquer à d’autres langues littéraires, telles que le sayagués, ou aux prétendues jarchas "mozarabes", dont le bilinguisme a été proclamé de façon aussi précipitée qu’à mon humble avis peu justifiée.

[20]. Il contient surtout des textes en prose: une version des "lettres d’un maure de Grenade au roi don Pèdre", qui figurent aussi, dans une version modifiée, dans la Chronique de ce roi; une adresse du roi Jean Ier aux Cortès du royaume; des textes relatifs à la régence de Ferdinand d’Antequera; un récit de l’assassinat du duc d’Orléans à Paris. Les textes en vers sont: un fragment du "Traité du Schisme" appartenant au Rimado de Palacio du Chancelier Ayala, continué par un auteur anonyme; un poème de Villasandino; un autre de Pedro Velaz de Guevara; une pièce anonyme sur l’élection de Pedro de Luna au siège de Tolède; les deux poèmes que nous étudions ici.

[21]. Ce poème a été analysé par Jane Whetnall, dans sa Thèse de Doctorat. Elle a repris la substance de son analyse dans "Lírica femenina in the early manuscripts cancioneros". What’s Past is Prologue. Edinburgh, 1984. Plus particulièrement, p. 169-171.

[22]. "[_] that ladies, no less than peasant girls, were guardians of the vernacular and of a lyric tradition that enshrined the culture of their own sex, unaffected by changing linguistic trends at court". "Lírica femenina _" P. 170.

[23]. Cf. J. Whetnall: "As the poem progresses, however, the author’s resolution seems to falter and by the fifth and final stanza the language is entirely Castilian". P. 175, n. 36.

Les Amis du Vieux Chinon ont cent ans

Les Amis du Vieux Chinon ont cent ans

Les Amis du Vieux Chinon ont cent ans

 

À l’occasion des 60 ans de la Société, James Richard relate les circonstances de la fondation de notre Société, à laquelle il avait été étroitement associé par son père, témoin et acteur de l’événement. Le récit est sans doute quelque peu romancé, mais il nous transmet l’essentiel des faits et des propos.

La première étincelle jaillit un soir de l’hiver 1904, à l’issue d’une réunion de caractère corporatif. Dans une des salles de notre Hôtel de Ville, autour de plusieurs Conseillers Municipaux, deux architectes, une majorité d’entrepreneurs et plusieurs fonctionnaires de la Ville étaient rassemblés. Avant de se séparer, les assistants échangeaient les propos les plus divers, dont l’un, cependant, émergeant de cette confusion, rallia l’attention de l’assemblée. Son auteur déplorait l’inconscience et, souvent, l’indifférence avec laquelle étaient considérées tant de vieilles choses, témoins du passé local et, plus tristement encore, tant de ces édifices, exemples émouvants de l’architecture d’autrefois.

L’idée naquit d’organiser une exposition « de ces reliques » dans le but « d’éveiller, parmi les Chinonais, l’amour de notre grandeur passée ».

Tout est dit, en effet, dans cette évocation. Ces personnes, que leur goût ou leurs fonctions poussaient à se mêler de près à l’administration de la cité, partageaient un intérêt commun pour une histoire dont ils percevaient la richesse. Ils voyaient bien que cet avis n’était guère partagé par leurs concitoyens mais ils entretenaient l’espoir qu’il ne faudrait pas grand-chose pour l’éveiller chez eux. Ce projet encore vague prit corps dans une exposition et non pas, observons-le bien, dans la création d’une association spécifique, même si la fondation de celle-ci s’imposa bien vite aux yeux de tous.

Cet événement fortuit est le point de départ d’une aventure qui se poursuit depuis un siècle et qui est loin, du moins est-ce notre secret espoir, d’avoir atteint son terme.

Retracer en moins d’une heure l’histoire de notre Société pendant ce siècle d’existence est une tâche à vrai dire impossible, tant il est vrai que les péripéties furent nombreuses et que des circonstances, politiques et autres, très diverses pesèrent sur son cours. Il faudrait s’appuyer sur des informations indiscutables et exhaustives, multiplier les points de vue et jeter un regard critique sur tous les événements, même les plus apparemment anodins.

Je n’ai pour moi que d’avoir relu attentivement les comptes rendus de délibération du Bureau, du Conseil d’Administration et de l’Assemblée Générale et de pouvoir m’appuyer sur ma propre expérience ainsi que sur les témoignages que j’ai pu recueillir au long des 25 années pendant lesquelles j’ai partagé les activités de notre Société.

Dans une première partie, que je veillerai à faire la plus courte possible pour ne pas vous lasser, je dresserai un tableau statistique de la vie des AVC. Je prolongerai cette partie par une sorte d’éphéméride, dans lequel j’énumérerai des événements insolites, par eux-mêmes ou par leur répétition, en espérant vous égayer quelque peu. Enfin, dans le but de rendre hommage à Gabriel Marteau, je projetterai quelques diapositives de la précieuse collection dont son fils, -qu’il en soit remercié ici publiquement-, a bien voulu faire récemment don à la Société. [Remerciements à Micheline Dubruel, qui a accepté de dépouiller les anciennes archives à mon intention, et à Joyce Canel, dont le goût esthétique et pédagogique si sûr, m’a orienté dans le choix des diapositives].

I. Les hommes et l’administration

A. Administrateurs

En 100 ans, la Société n’a connu que 8 Présidents et seulement 3 depuis 1935, date de l’élection d’André Boucher. Celui-ci a occupé les fonctions pendant 41 ans ; son successeur, Raymond Mauny, pendant 10 ans ; l’actuel Président est en poste depuis 18 ans. Ces cas de longévité sont très exceptionnels au début de l’histoire de la Société. Entre 1905 et 1935, se sont succédé : le Dr E. Faucillon (1905-1908), James Picot, architecte municipal (1908-1913), Eugène Meschin, avocat (1913-1918), J. Fougerat, Conservateur des Hypothèques (1918-1921), Justin Richard, entrepreneur (1921-1935). Les raisons de leur démission sont multiples, et généralement liées à l’âge ou à l’état de santé. Eugène Meschin constitue, quant à lui, un cas insolite et qui reste encore pour moi passablement obscur. À peine élu, il est mobilisé et le restera pendant toute la durée de la Guerre, mais garde formellement le titre. À la fin de celle-ci, il est remplacé, sans explications, sans que l’on sache ce qu’il est advenu de lui.

Les Présidents s’appuient sur des équipes (Bureau et Conseil) qui se renouvellent constamment, soit que certains de leurs membres sont appelés à couvrir les postes de responsabilité devenus vacants, soit parce qu’ils se retirent. Parmi les membres du Bureau, on trouve des cas de longévité remarquables, comme celui du Trésorier Bouchet-Roullet, du Vice-Président René Baugin, de Justin Richard qui fut longtemps Vice-Président avant depuis devenir Président, de son fils, James C. Richard, qui occupa des postes de responsabilité de son retour au pays en 1944 jusqu’à sa mort en 1972, enfin Raymond Mauny, dont le nom apparaît pour la première fois en 1947 et qui se retirera en 1987.

B. Adhérents

Une Association ne se réduit pas à ses administrateurs, pour important que soit leur rôle, mais doit pouvoir compter aussi sur des adhérents. Ils sont près de 200, lors de la création (145 titulaires et une cinquantaine d’associés). Leur chiffre montera progressivement jusqu’à 300, chiffre qui constitue depuis une moyenne, même si, ces dernières années, nous avons approché les 400. Le chiffre est conséquent, compte tenu de la population relativement faible de la population concernée (un arrondissement dépourvu de grande agglomération et essentiellement rural). La composition de l’Assemblée a évolué, mais nous connaissons mieux celle des premières années que la composition actuelle, parce que nous avons négligé de demander à chacun d’indiquer leur profession. Ce qui frappe, sous réserve de vérification, c’est le grand nombre de notables cotisants au début du xxe siècle, élus nationaux et locaux, hommes de lettres parfois prestigieux (6 h). Un travail reste à faire pour analyser la sociologie de notre Société et se donner les moyens de mieux connaître la situation actuelle.

Une autre constante est le faible intérêt de la population locale, avec lequel contraste l’attachement à la Société des personnes qui ont dû s’expatrier. Les propos sévères tenus par A. Boucher en 1952 sont en partie encore d’actualité (6 m).

C. Statuts et fonctionnement

Les premiers statuts sont conformes aux statuts types imposés par la loi de 1901. Ils seront modifiés en 1915 pour s’adapter aux exigences de la déclaration d’utilité publique, c’est-à-dire concrètement, comme cela est clairement dit à l’époque, dans un but intéressé, permettre à la Société de recevoir des dons et des legs. Entre 1920, date à laquelle une légère modification sera apportée (cf. éphéméride) et 1986, ils ne subiront pas d’autre modification que la création en 1980 de membres associés. En 1987, un toilettage complet est réalisé afin de les adapter à une réalité qui a beaucoup changé en 80 ans.

En matière de fonctionnement, la Société se distingue des sociétés savantes traditionnelles en ce qu’elle n’instaure pas de séances de travail, malgré une timide tentative en 1909. La raison en est sans doute que les AVC ont accordé, dès leur fondation, une certaine priorité au Musée, ce qui leur a donné un statut particulier, que traduit bien l’appellation Société d’histoire locale. Pour satisfaire à la curiosité intellectuelle de ses membres, on a eu recours à plusieurs formules différentes, comme des communications en séance de Bureau ou lors des AG, mais qui furent sans lendemain. Après la Grande Guerre, la Société s’installe dans une espèce de somnolence d’où elle ne sortira vraiment que lorsque R. Mauny, ayant quitté son poste de Dakar, devint Professeur à la Sorbonne et Secrétaire Général (1964). La présence de cet homme actif, rompu dès son adolescence (avec son ami Jean Zocchetti) au travail sur le terrain chinonais, et formé à des activités telles que la recherche ou les techniques de l’exposition scientifique, donna un nouvel essor dont témoignent les comptes rendus de plus en plus nourris publiés dans le Bulletin.

À la décharge des responsables, il faut dire que la Société manque cruellement d’espace, tant pour son Musée que pour ses archives ou pour la communication avec ses adhérents. Cet état de fait connaîtra une nette amélioration lors de l’emménagement dans cette Maison des États-Généraux, même si elle présente de graves inconvénients dans la distribution de ses pièces.

D. Finances

Chacun sait que l’état des finances est un exact reflet de l’activité d’une Société et de ses rapports avec le contexte politique. Les AVC connaissent une première période relativement florissante ; elle s’offre même le luxe de dispenser ses adhérents de cotisation pendant la première année de la Guerre. Après 1919, la situation change sous le coup de l’inflation, à laquelle des personnes habituées à la stabilité du franc or n’étaient guère habitués. Ce fut un véritable traumatisme. On doit à un remarquable administrateur, le Trésorier Bouché-Roullet, dont les rapports sont des modèles de rigueur et de clarté, d’avoir maintenu la Société à flot. La fin de la Deuxième Guerre Mondiale se traduisit par un situation encore pire, car l’inflation atteint des sommets inconnus jusque là. La Société traîna ce boulet pendant 30 ans, jusqu’à ce qu’elle puisse bénéficier du providentiel héritage laissé par M. Székély, qui mérite bien d’avoir donné son nom à la salle du 2e étage du Musée. Depuis, la situation s’est stabilisée et même améliorée depuis peu, grâce à une gestion rigoureuse couplée à une adroite politique de convention et de recherches de subventions.

On ne saurait trop insister sur cet aspect, car disposer d’une certaine marge financière offre la possibilité d’une autonomie rassurante à l’égard des institutions et administrations et autorise la prise d’initiatives. Il n’y a rien de plus triste que de devoir gérer la pénurie et rien de plus satisfaisant que de pouvoir s’exprimer sans avoir à brider son enthousiasme. Quelles perspectives offrons-nous à des jeunes talents lorsque nous les invitons à partager les affres d’une gestion étroite ? Comment s’étonner dès lors qu’ils soient peu attirés par nos Sociétés ? En revanche, gageons qu’ils nous rejoindront si nous leur offrons la possibilité d’entreprendre et d’orienter dans le sens qui leur plaît les activités qui sont de leur compétence.

II. L’environnement culturel et les activités

A. Relations avec d’autres sociétés

Les AVC naissent à une époque de vide relatif en matière de sociétés culturelles. La SAT n’a pas de rivale en Touraine. Jusqu’à un certain point, la création des AVC vise à briser ce monopole, comme l’exprime franchement le premier Président lors de la séance de fondation. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter aussi la précocité et la constance des rapports que la nouvelle société chinonaise entretient avec ses voisines de Loudun et Saumur, d’importance sensiblement équivalente. Dès 1912, elles organisent en commun des excursions sur le territoire de l’une ou de l’autre, celle de Saumur ayant, en particulier, la responsabilité de susciter un intérêt historique et archéologique pour l’abbaye de Fontevraud. Les responsables des AVC accueillent volontiers, pour leur faire visiter Chinon et ses environs, des associations de toute nature et nationalité. Mais ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les rapports qu’elle a entretenus avec les sociétés culturelles locales.

La première à se manifester, furent les Amis de Rabelais et de la Devinière (1949). Cette création éveille de la sympathie chez les responsables des AVC (7 m), sans doute parce qu’elle garantit la préservation de la Devinière, pour laquelle ils se battent depuis de nombreuses années. À l’égard du projet qui aboutira à la création de Connaissance de Jeanne d’Arc, l’enthousiasme est mitigé (7 mb). Il serait plus juste de parler de réticence. C’est que l’initiative de M. Dontanwille (1958) interfère directement avec un vieux projet des AVC, qui consistait à créer un musée consacré à Jeanne d’Arc, projet qui fut repoussé faute de lieu pour l’accueillir. Par ailleurs, notre Société n’avait pas ménagé ses efforts pour commémorer la Pucelle et se voyait, en quelque sorte, privée d’un domaine d’activités qu’elle estimait devoir lui revenir. Pourtant, le Bureau se montra très coopératif dès l’installation, en 1960, des collections dans la Tour de l’Horloge, au point que la presque totalité des responsables de la nouvelle société, dans les années 60 et 70, sont les mêmes que ceux qui, à l’époque, animent les AVC (8, h). Il en ira de même à partir de 1987, car je me refusai à succéder à R. Mauny, à la suite d’une séance éprouvante, qui ne cesse de me hanter encore aujourd’hui. Pendant quelques années, Albert Héron anima C.A.I.N.O., qui se consacra à la restauration d’édifices ou au déblaiement de dolmens et autres monuments ruraux. Cette association eut son utilité et n’entrait pas en concurrence directe avec les AVC, car elle répondait au talent réel de son promoteur pour animer des équipes sur le terrain et mobiliser des aides efficaces.

B. Activités

Je citerai pour mémoire l’activité touristique que les statuts primitifs présentent comme un des objectifs de la nouvelle Société. Elle cessa en 1938, quelques années après la création d’un syndicat d’initiatives (1931), qui rendit inutile que les AVC se préoccupent de cette question. Cette activité occupa, cependant, les responsables pendant des années, donnant lieu à la publication d’un guide illustré, qui connut trois éditions, et les obligeant à accueillir les visiteurs, c’est-à-dire à les guider dans les visites mais aussi à leur trouver un hébergement. Voici un extrait du compte rendu de l’AG de 1924 qui donne une bonne idée du programme proposé :

Accompagnés par un guide choisi par le Bureau [M. Marquis], les touristes sont conduits depuis les hôtels où ils sont descendus jusqu’au lieu de départ des auto-cars. En donnant toutes les explications utiles, le guide fait remarquer les vieilles demeures de la rue Voltaire et termine par une visite à notre musée, dont les objets les plus intéressants sont signalés aux visiteurs.

Faute de séances de travail, on aurait pu s’attendre à ce que des conférences régulières en tiennent lieu. Ce choix que nous avons personnellement fait, il y a une bonne dizaine d’années, ne fut pas celui de nos prédécesseurs. Certes, ils pratiquèrent cet exercice avec une certaine assiduité, depuis 1908, date où fut prononcée la première d’entre elles (éphéméride), mais le plus souvent dans le cadre plus restreint de l’AG ou du Bureau. Au début de son mandat, André Boucher tenta de restaurer cette pratique mais il renonça après une expérience qui connut pourtant un beau succès (Norbert Casteret, 1947, éphéméride).

Les excursions furent une pratique plus constante. Elles connurent un rythme annuel de 1908 à 1914 ; se firent très rares jusqu’au début des années soixante ; puis redevinrent annuelles à compter de 1965. Depuis cette date, la Société n’a jamais manqué le rendez-vous qui, depuis 1969, est invariablement placé au début du mois de septembre. Depuis quelques années, l’excursion annuelle est doublé de sorties d’une ½ journée pendant la belle saison, pour permettre aux adhérents « expatriés » de participer aux activités de la Société.

Parmi les autres activités notables, je citerai le feu de la Saint-Jean dont R. Mauny rétablit le rite devant l’ermitage de Jean de Chinon en 1981. Avant de danser autour du foyer, Dorothée Kleinmann avait procédé à la cuisson du pain dans le four du curé Breton, puis elle allait puiser, à minuit tapantes, en compagnie de Jean-Baptiste Zocchetti (ou de quelqu’un d’autre ?), un peu de cette eau qui est censée guérir les maux d’yeux, et que je vous conjure de ne pas appliquer sur les vôtres, pour le salut de votre santé et la préservation de ma tranquillité.

III. Défense du patrimoine

Parmi les 4 objectifs fixés par les statuts de 1905 figure en 3e lieu celui de « veiller à la conservation des sites pittoresques, des antiques demeures et autres monuments présentant quelque intérêt architectural, historique, archéologique ». Cette mission fondamentale, on suppose qu’elle était prioritaire pour les personnalités réunies à la Mairie cette soirée de l’hiver 1904 dont nous a parlé James C. Richard. De fait, elle occupe la première place dans les préoccupations des futurs administrateurs de la Société.

A. Conservation des vestiges anciens

Conscients que la richesse principale du Chinonais consiste dans les vestiges de son passé, les AVC veillent très précisément à éviter des destructions inutiles. C’est ainsi qu’elle proteste énergiquement contre la destruction de la Tour de la Parerie, dernier vestige de la muraille du xve siècle, en dépit des assurances formelles pour sa conservation, données par les autorités municipales. Le patrimoine johannique est de ceux que l’on veille le plus à ménager, même si parfois cela s’apparente à du folklore, comme pour la margelle du puits, dont il est question dès 1913 et encore en 1937. Ce désir de préserver l’archaïsme de la ville va jusqu’à vouloir redonner à certaines rues leur nom ancien, idée à laquelle R. Mauny se montre très attaché. Certaines démarches aboutissent à des résultats positifs : ainsi parvient-on à éviter que les Allemands n’envoient la statue de Rabelais à la fonderie, ce qui n’est pas un mince exploit ; ou que le pont reconstruit ne soit enlaidi par une arche de 30 m d’ouverture.

En revanche, on n’émet pas la moindre réserve contre le projet de destruction du théâtre, ni contre la démolition de l’église Saint-Jacques. Il est vrai qu’il ne restait que de rares vestiges de l’édifice primitif et que l’on veilla à sauver les plus significatifs.

Mais il ne suffit pas de conserver ce qui existe, encore faut-il que ces restes d’un glorieux passé ne soient pas défigurés par des restaurations intempestives. La philosophie prônée s’inspire du principe exprimé par G. Richault dans son Histoire de Chinon, à savoir conserver « intact le décor du passé » ou, selon une formule frappante consacrée à la préservation du château, « ne pas porter atteinte à l’austère et définitive beauté dont la nature se plaît à parer les ruines ! ». (II, 465 ; G. Richault, p. 462). Ces principes trouvent une expression privilégiée dans la volonté de restaurer « sans diminuer le cachet architectural des vieilles façades ». On dénonce donc les crépis malencontreux qui défigurent les maisons anciennes et on obtient que la Ville vote un budget propre à favoriser cette pratique de la part des propriétaires.

B. Rôle institutionnel des AVC dans la préservation du patrimoine

La Société ne se contente pas de s’attribuer à elle-même un rôle actif dans ce domaine. Elle est reconnue par l’Administration comme un acteur essentiel de la conservation du patrimoine. Dès 1920, le Ministère des Beaux-Arts lui demande de dresser une liste « des monuments et objets intéressant les arts ou l’histoire, situés dans l’arrondissement de Chinon, encore non classés et dont l’intérêt archéologique pourrait déterminer ce classement ». Dans ce même ordre d’idées, en 1966, elle est associée à la SAT pour dresser un Inventaire Général des Monuments et Richesses artistiques, sous la responsabilité du Conseil Général (prémices du poste de G. Du Chazaud ?).

Forte de cette reconnaissance institutionnelle, la Société prend en 1963 une initiative qui s’avérera riche de conséquences par la suite.

Elle « [attire] l’attention du Ministre des Affaires Culturelles sur l’intérêt historique présenté par les vieux quartiers de notre ville et lui demande de faire bénéficier Chinon de la loi du 4 août 1962 sur la protection du patrimoine artistique et esthétique de la France. Notre démarche n’a pas été vaine puisque le Maire de Chinon a été saisi de propositions de la Société Auxiliaire de Restauration du Patrimoine Immobilier d’Intérêt National (S.A.R.PI.). Des pourparlers sont en cours, une demande de création de secteur sauvegardé est dès maintenant adressée au Ministère et nous souhaitons qu’elle aboutisse bientôt à un heureux résultat. Quant à nous, nous ferons tous nos efforts pour que se réalise un projet auquel est lié l’avenir touristique de notre cité ».

De fait, peu de temps après, on apprend que « la Commission Nationale des Secteurs sauvegardés vient de retenir Chinon parmi les villes dont la partie historique mérite la mise au point d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur ». Cette initiative au plus haut niveau, qui doit beaucoup à l’entregent de R. Mauny, permit à Chinon d’être la deuxième ville de France, après Sarlat, à bénéficier des effets de la loi Malraux. Ce fut le point de départ d’une politique de sauvegarde qui n’a pas cessé depuis. Il est bon que vous sachiez que les AVC ont eu une part primordiale dans son déclenchement.

C. Les AVC et la protection des monuments

Il serait fastidieux de décrire par le menu toutes les initiatives, généralement sous forme de vœux votés par l’AG, que les AVC prirent pour défendre les monuments les plus remarquables du secteur concerné. Je ne citerai ici que les principaux en tentant de synthétiser le contenu de la demande formulée.

À tout seigneur tout honneur : le château fut un souci constant pour notre Société, surtout, bien évidemment, avant que le Conseil Général ne consacre à sa gestion des moyens conséquents. Jusqu’à la Deuxième Guerre, la philosophie était de protéger les ruines et de les entretenir. À partir de 1947, et à l’initiative de R. Mauny qui ne cessera de défendre cette thèse par la suite, on préconise la reconstitution des Logis royaux. En 1964, la demande devient plus précise puisque l’on préconise leur couverture. En 1978, on consacre 60% de l’héritage de Székély à la pose de dalles de ciment. Le but poursuivi, outre la reconstruction de cette partie de la forteresse est d’aménager des locaux pour regrouper les Musées de Chinon en un seul lieu, fréquenté par un nombre de touristes bien plus important que celui qui visite la ville.

Pour des raisons analogues, dès 1956, la Société poussera la Municipalité à acquérir les maisons du Grand Carroi, afin d’y installer son Musée, ce qu’elle obtiendra en 1963, mais seulement pour le 44, la Ville ayant dû se défaire de la Maison Rouge pour des raisons financières. De même elle fit acheter la chapelle Sainte-Radegonde en 1957, et se chargea de la remettre en état, pour une ouverture officielle en 1960. Dès 1966, elle formula le vœu de voir la Collégiale Saint-Mexme, -dans un premier temps le narthex-, libérée de l’école qui l’occupait.

Par ailleurs, elle contribua, en 1920, au classement de l’église de Parilly, à celui de la Devinière, en 1929, et participa au montage qui permit de sauver l’église de Rigny.

III. Musées, Bibliothèque et publication

A. Les Musées : locaux et objet

J’ai déjà signalé que la création d’une collection d’objets et de documents se rapportant à l’histoire de Chinon constitua le thème principal de la réunion de 1904. Cette initiative trouva immédiatement un écho favorable auprès de la population, de sorte qu’en peu de mois, il fut possible de mettre sur pied une Exposition d’Art Rétrospectif et d’Histoire Locale, inaugurée lors du Comice Agricole de 1905 (19 et 20 août). À partir de là, les faits s’enchaînent : recherche d’un local approprié (la Maison à la gargouille de la rue Jean-Jacques Rousseau), installation d’un Musée, animations autour du fonds muséographique, nouvelles acquisitions, etc. Malheureusement, la Guerre vint couper cet élan, en empêchant l’acquisition de la Maison du Gouvernement, qui aurait offert un cadre excellent à ce Musée et aux bureaux de la Société. Il fallut attendre 1922 pour disposer de locaux plus spacieux, le 81, rue Voltaire, gracieusement mis à la disposition par la Ville.

Ils s’avérèrent bien vite trop petits, malgré une extension au premier étage en 1936. Ce manque de place, constamment dénoncé par les responsables, empêcha la création d’une salle d’exposition spécialement consacrée à Jeanne d’Arc, qui aurait pu servir d’amorce à une section fournie, entièrement dévolue à la Pucelle. Le déménagement en 1973 au Grand Carroi apporta un bol d’air, bien qu’à l’usage, le bâtiment apparut plutôt mal adapté à l’usage d’un Musée.

Les collections se sont constituées peu à peu, au hasard des dons et legs, ce qui, certes, permettait de couvrir un maximum de domaines, mais n’autorisait pas une véritable politique muséale, condamnant le Musée à être une espèce de « Grenier historique » du Chinonais. Cette variété ne manque pas de charme en soi, mais exige un réel talent pour que l’exposition ne vire pas au fourre-tout. Heureusement, pour compenser cette inévitable dispersion, les AVC purent réunir certains ensembles homogènes : le dépôt des Monuments Historiques, juste avant la Grande Guerre, constitué principalement de statues (dépôt dit d’Azay-le-Rideau, parce que les objets étaient conservés dans ce château) ; certains legs et dons familiaux. Mais c’est surtout sous le mandat de R. Mauny et B. Terray, son Conservateur, et grâce à l’apport de l’héritage de Székély, que la Société constitua des fonds spécialisés : la batellerie, pour laquelle François Ayrault se chargea de construire un ensemble remarquable de maquettes ; la faïence de Langeais, la seule production de qualité dans ce domaine, pour lequel B. Terray manifestait un goût proclamé et une réelle compétence.

Il faut inscrire dans cette démarche de spécialisation des fonds la création du Musée d’Arts et Traditions Populaires de Sainte-Radegonde. Les AVC ne pouvaient pas rester indifférents à la vogue des musées des savoir-faire ruraux du xixe siècle, qui se multipliaient dans la Région comme partout en France, avant de prendre la forme d’éco-musées. Mais, en prenant l’initiative de cette création, la Société satisfaisait à deux obligations : créer un lieu d’exposition spécifique pour un matériel nombreux et parfois très encombrant ; occuper utilement les caves voisines de la chapelle qui, sans cela, seraient restées vides. L’association d’un site archéologique et d’une exposition de techniques anciennes peut paraître surprenante. Reconnaissons, cependant, que le troglodytisme qui leur est commun la rend viable, pour peu que le visiteur l’accepte comme le témoignage tardif de l’art des hommes à investir pour leur habitat les lieux les plus hétéroclites.

C’est pour les mêmes raisons que fut décidé le déménagement des collections concernant la batellerie dans un Musée aménagé à cet effet. Le manque de place, mais aussi l’inadaptation d’une salle juchée au 2e étage d’un immeuble ancien, éloigné de la rivière, à la présentation d’objets qui renvoient à tout moment à celle-ci justifiaient cette mesure. J’ajouterai que j’étais particulièrement favorable au fait de confier ces collections et le soin de les présenter et de les gérer à des personnes compétentes, qu’il s’agisse de l’architecte ou des conservateurs désignés à cet effet. L’échec momentané de ce projet ne doit pas nous faire dévier de cette ligne, car ses causes sont à chercher ailleurs.

À l’origine, le fonds ne comprenait que des objets appartenant à la Société, à l’exclusion du dépôt d’Azay-le-Rideau déjà mentionné. En 1947, la Mairie lui confia le Portrait de Rabelais d’Eugène Delacroix, qui fut restauré à Tours en 1956. La Chape de Saint-Mexme vint le rejoindre plus tard (1975). Parmi les fonds originaux, il faut citer aussi celui que se chargea de décrire et d’enrichir Gérard Cordier, à savoir le fonds préhistorique [très bientôt, il va faire l’objet d’un inventaire publié sous forme de volume, dans le cadre du centenaire].

La présentation des collections a toujours été le fait de Conservateurs bénévoles. On n’a pas gardé d’images du Musée primitif, aussi est-il difficile de se faire une idée exacte de l’aspect qu’il présentait au visiteur. En revanche, on possède un ensemble de diapositives intéressantes, dues à Gabriel Marteau (dont je vous présenterai un bref échantillon tout à l’heure), qui témoigne assez bien de la conception que défendirent des personnalités telles que James C. Richard et Noémie Marquis, qui se chargèrent de l’aménagement du 81, rue Voltaire.

Le recours à des expositions temporaires a été rare jusqu’à une date récente. Généralement, elles étaient inspirés par la nécessité de commémorer une date ou un personnage historiques : 4e centenaire de Rabelais (1953), commémoration de la mort de Charles VII (1961), fêtes johanniques de 1979. Mérite une mention spéciale celle qui fut préparée en 1974 sous la direction du Dr Bisson, à laquelle Chinon fut conviée de participer au titre de ville d’art et d’histoire (désignation avant la lettre), et qui obtint un prix régional et le droit d’être exposée à la Conciergerie à Paris. Le Dr Bisson y consacra un panneau à la dénonciation du projet d’aménagement urbain de l’architecte Vitry, qui défonçait une bonne partie de la vieille ville, afin de faciliter la circulation automobile. Les AVC s’étaient vigoureusement engagés dans le combat contre ce projet néfaste.

B. La Bibliothèque

La bibliothèque, aujourd’hui sans conteste un des fleurons de notre Société, eut un début d’existence pour le moins discret. Il est rare qu’elle fasse l’objet d’une mention spécifique dans les délibérations. Ce n’est qu’à partir de 1927 que les dons d’ouvrages sont mentionnés, à la suite des dons faits au Musée. Pour en savoir plus, il faut se reporter au cahier d’entrées, où les publications côtoient les objets muséographiques. Dans le Bulletin, on ne fait état que des dons d’archives importants : papiers Ruelle, 1er sous-préfet de Chinon (1927), documents réunis par le Dr Faucillon (1946), Papiers Piquet (1956), fonds Jeanne d’Arc offert par la R.-P. Scott (1975), bibliothèque de Székély (1978), à quoi j’ajouterai les Papiers Mauny et Papiers de Grandmaison (1992).

En 1967, A. Boucher déplore l’absence d’un bibliothécaire et le fait que les fonds ne soient pas classés méthodiquement. Veyret-Logérias s’en charge à partir de 1968 mais n’achèvera pas sa tâche. Il faudra attendre les années 1980 pour qu’une véritable réorganisation soit entreprise, d’abord par Luc Boisnard, aidé de M.-F. Leterreux, puis par Oscar Tapper, en 1988. Ce n’est qu’à partir de ce moment que le poste de Bibliothécaire est régulièrement pourvu d’un titulaire et qu’un budget propre lui est attribué.

L’originalité du fonds réside d’abord dans la quasi exhaustivité des collections d’ouvrages imprimés traitant du Chinonais et, plus largement, de la Touraine. Elle est due aussi à la présence de deux collections non négligeables : le fonds Rabelais, qui contient une série complète de revues ainsi que des publications rares ; le fonds Jeanne d’Arc, riche d’ouvrages relativement anciens. Il faut ajouter une collection de journaux locaux, certes incomplète mais copieuse et un fonds nourri d’archives, qui contient quelques perles rares. Cette description montre que dans la constitution des collections le hasard a joué un certain rôle mais, qu’à un certain moment, le fonds était assez riche pour qu’on puisse envisager de former des séries homogènes et aussi complètes que possible. Ce fonds n’est pas dépourvu non plus d’un certain éclectisme dont témoignent les échanges de publication avec des sociétés sœurs, entrepris dès 1918, qui dénote chez les responsables de l’époque la volonté de ne pas se limiter à la Touraine stricto sensu.

C. Publications

On ne saurait clore cet exposé sans faire état même rapidement des publications réalisées par la Société. L’essentiel de ce chapitre sera occupé par le Bulletin.

Il constitue à la fois l’organe de liaison avec les adhérents et le support de diffusion des résultats des recherches menées localement. Sa publication est donc essentielle à un bon fonctionnement de la Société. Le Bulletin donne une image précise de la vie de la Société, non seulement par son contenu mais aussi par sa régularité. Pourtant la périodicité de sa publication est loin d’être exemplaire. Les responsables en sont conscients et s’en excusent régulièrement. On comprend leur gêne, car la remise du Bulletin est, en fin de compte, la seule contre-partie tangible du versement de la cotisation par les adhérents.

De tout temps, son impression correspond au principal poste budgétaire de dépenses, celui qui puise le plus largement dans le produit des cotisations qui constituent, de leur côté, l’essentiel des recettes. C’est ce qui explique que dans certains cas, rares heureusement, on dut recourir à l’expédient de publier une n° biennal, en même temps que l’on percevait deux cotisations (1945-1948).

La formule évolue au cours des temps, sous l’influence du contenu, qui s’enrichit de plus en plus, et de l’évolution des domaines d’intérêt. Mais l’on tend, au fur et à mesure que les années passent, à créer des rubriques qui se retrouvent d’une année à l’autre, de même que l’on veille à standardiser certaines d’entre elles (Vie de la Société, Chronique archéologique, etc.). Le caractère de publication scientifique s’accentue aussi, avec l’apparition d’une rubrique bibliographique (Notes de lecture), celle de numéros thématiques et la publication de textes rédigés par des collaborateurs occasionnels et extérieurs.

Pour compléter le chapitre des publications, il faudrait citer quelques ouvrages, dont le précieux Répertoire numérique des Archives Municipales de Chinon (Skorka, Thibault, 1983) et l’ouvrage de Stephan Meller, sur Chinon pendant la Révolution (1989), ainsi que la gravure sur Chinon au 18e siècle et la carte-postale tirée du Cortège royal de Sainte-Radegonde.

Conclusion

Lors de notre journée commémorative du 5 décembre dernier, je tentai de replacer cet événement dans un contexte plus général : « La fondation de notre société est redevable d’une tradition, celle des Sociétés savantes, qui fleurit à partir de la moitié du xixe siècle (à la suite des Académies du siècle précédent, mais en se démarquant aussi d’elles) et connut un grand essor à la fin de ce siècle. Mais elle est aussi une conséquence directe d’une loi fondamentale de notre République, dont nous avons récemment commémoré le centenaire, la loi de 1901 sur les Associations. Cette conjonction s’est traduite, dans le Chinonais, par la création d’une société chargée de défendre et de faire connaître ce qui ne s’appelait pas encore le patrimoine, mais qui correspondait assez exactement à l’objet que ce terme recouvre aujourd’hui : les monuments, les paysages, ainsi que les grands moments et les grands personnages de son histoire ».

À l’issue de ce survol d’un siècle d’activités, il est permis de dire que la sauvegarde du patrimoine est, de tous les domaines dans lesquels notre Société eut à intervenir, celui qui la mobilisa de la façon la plus constante et celui dans lequel elle se montra la plus efficace. Rien que pour cela, il est permis de dire que son action fut utile et même nécessaire. Je n’aurai garde, cependant, d’oublier le travail quotidien, parfois obscur, non moins précieux puisqu’il a contribué à familiariser les habitants d’une région éloignée de grands centre urbains à des pratiques aussi essentielles que la fréquentation d’un Musée ou la lecture de travaux historiques. À ce titre, le Bulletin joue un rôle primordial, car il est la seule publication régulière locale, en dehors de la presse quotidienne, et le seul lien écrit direct avec le passé.

Mais, en définitive, l’essentiel est la communauté d’individus qui se retrouvent, à l’image de l’assemblée que vous formez ce soir, autour d’activités régulières, pour s’enrichir mutuellement tout en entretenant la mémoire d’une histoire qui leur est chère, et qui leur apprend à mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent.

8 juin 2006

Allocution pour le concert du centenaire des Amis du Vieux Chinon

Membres d’honneur : sous-préfète ; Maire ; Conseiller Général

Allocution prononcée le 5 décembre 2004 avant le concert donné par l’Ensemble Jacques Moderne, qui inaugura les manifestations de l’année du centenaire des Amis du Vieux Chinon.

 

Mesdames, Messieurs

 

Je demande à mon ami Claude Viel, Président des Amis de Rabelais et de la Devinière et co-organisateur des manifestations de cette après-midi et aux adhérents de cette société ici présents, l’autorisation de m’adresser à vous tous au nom des Amis du Vieux Chinon, afin que je puisse évoquer en quelques mots l’événement mémorable que va représenter pour nous cette année 2005.

C’est en effet au mois de janvier 1905 que quelques personnalités chinonaises fondèrent Les Amis du Vieux Chinon, société locale de Chinon et de son Arrondissement. Quelques hommes de l’art, médecins et pharmaciens, quelques hommes de loi, des professeurs, des entrepreneurs ou des rentiers (on les désignait sous le vocable de « propriétaires ») accompagnèrent le Docteur Faucillon, premier Président, dans une entreprise qui s’avéra par la suite particulièrement fructueuse. Je ne retracerai pas ici l’histoire de ce siècle d’existence ; cela m’obligerait à vous entretenir trop longtemps (je consacrerai à ce sujet une conférence prochaine). Je me contenterai aujourd’hui de vous livrer quelques réflexions, afin de rendre un bref hommage à tous ceux qui ont œuvré à la réussite de cette entreprise.

La fondation de notre société est redevable d’une tradition, celle des Sociétés savantes, qui fleurit à partir de la moitié du xixe siècle (à la suite des Académies du siècle précédent, mais en se démarquant aussi d’elles) et connut un grand essor à la fin de ce siècle. Mais elle est aussi une conséquence directe d’une loi fondamentale de notre République, dont nous avons récemment commémoré le centenaire, la loi de 1901 sur les Associations. Cette conjonction s’est traduite, dans le Chinonais, par la création d’une société chargée de défendre et de faire connaître ce qui ne s’appelait pas encore le patrimoine, mais qui correspondait assez exactement à l’objet que ce terme recouvre aujourd’hui : les monuments, les paysages, ainsi que les grands moments et les grands personnages de son histoire.

J’y vois tout un symbole : les Chinonais découvraient le besoin d’approfondir leurs connaissances sur l’histoire locale en même temps qu’ils faisaient l’apprentissage de la vie associative, si malmenée par les régimes autoritaires qui ont dirigé notre pays pendant la majeure partie de ce siècle. Ces deux intérêts vont de pair ; ce sont deux façons concommittantes de participer à la vie de la collectivité, deux faces complémentaires d’un civisme exigeant.

Mieux connaître notre histoire, protéger et faire connaître les vestiges qu’elle a laissés dans notre environnement, cela paraît aller de soi aujourd’hui, puisqu’aussi bien, toutes les administrations publiques, de l’État à la commune, s’en préoccupent et se sont dotées de services spécialisés. À l’époque où furent créés les Amis du Vieux Chinon, elles étaient très négligées, et c’est tout à l’honneur de sociétés telles que la nôtre de s’en être chargé pendant des décennies. Nos fondateurs et ceux qui ont repris le flambeau à leur suite méritent qu’on leur rende hommage. C’est ce que fit la Nation elle-même lorsqu’en 1916, en pleine Grande Guerre, elle nous accorda le titre envié de société déclarée d’utilité publique.

Le changement des mentalités et des pratiques concernant le Patrimoine qui caractérise les cinquante dernières années risquait de rendre caduques les sociétés d’histoire locale ou du moins, risquait de les marginaliser durablement. Aux yeux des nouvelles structures mises en place, elles paraissaient obsolètes et, pour tout dire, devenaient encombrantes. De là vient cette image poussiéreuse qu’on leur applique souvent, et que rien ne justifie, sauf à considérer qu’une recherche exigeante n’a plus lieu d’être et qu’il faut sacrifier aux paillettes d’une culture télévisuelle.

Les Sociétés savantes ont fait de la résistance. Ont-elles fini de manger leur pain noir ? Certainement pas. Mais elles ont appris à s’adapter : en réduisant leurs activités à des domaines plus spécifiques ; en variant les manifestations, quitte à y insérer une dimension ludique ; surtout en imposant le respect par la rigueur de leur démarche.

C’est à cela que nous nous appliquons aujourd’hui, soucieux de nous montrer dignes d’un héritage fécond, sans épargner ni notre temps, ni notre énergie. Notre ambition est de préserver un outil qui a fait ses preuves et qui peut rendre encore d’éminents services, non seulement à nos adhérents, mais à la collectivité toute entière.

Le temps est révolu où les sociétés comme les Amis du Vieux Chinon couvraient à elles seules l’ensemble des activités liées au Patrimoine. Pour autant, aucun des domaines concernés ne leur est devenu étranger. Elles ont simplement appris à collaborer avec les nouveaux acteurs culturels locaux. De fait, c’est bien le cas de notre société. Nous entretenons des rapports suivis avec d’autres institutions qui travaillent dans des domaines proches des nôtres, tant il est vrai que nous pensons que le salut de la culture exige qu’elle soit diffusée le plus largement possible. La position des Amis du Vieux Chinon, à certaines époques, a été hégémonique ; désormais notre société aspire à fédérer les énergies, en s’appuyant sur une expérience et une infrastructure (bibliothèque, archives, documentation iconographique, fonds muséographiques) d’une exceptionnelle richesse.

En guise de conclusion, je saluerai les institutions et les personnes avec lesquelles nous collaborons régulièrement. C’est avec eux que nous avons voulu saluer cette entrée dans l’année de notre centenaire. Au nom des Amis du Vieux Chinon et en mon nom personnel, j’adresse à tous nos remerciements, et les invite à continuer à nous accorder leur confiance.

Et maintenant, saluons dans la liesse cette année mémorable en compagnie des poètes et musiciens de la Renaissance et des interprètes de l’Ensemble Jacques Moderne qui les servent si bien.