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Actualité de Yourcenar

Actualité de Yourcenar

Nous sommes mieux renseignés [qu’à la fin du XIXe siècle] sur la manière dont une civilisation finit par finir. Ce n’est pas par des abus, des vices ou des crimes qui sont de tous les temps, et rien ne prouve que la cruauté d’Aurélien ait été pire que celle d’Octave, ou que la vénalité dans la Rome de Didus Julianus ait été plus grande que dans celle de Sylla.

Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir et à définir. Mais nous avons appris à reconnaître ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire à l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages. Le lecteur moderne est chez lui dans l’Histoire d’Auguste.

Marguerite Yourcenar, « L’histoire d’Auguste »,

dans Sous bénéfice d’unventaire, essais, Paris, Gallimard, 1978, p. 7-27.

Marguerite Yourcenar a rédigé en 1958, dans le droit fil des Mémoires d’Hadrien, publié en 1952, ces réflexions sur l’Histoire d’Auguste, recueil de vingt-huit portraits d’empereurs romains ayant régné aux IIe et IIIe siècles, rédigé à la fin du IVème. J’ai volontairement isolé le paragraphe final. Tout l’essai se caractérise par une maîtrise de l’écriture, une profondeur d’analyse et de pensée, une lucidité sans concession qui émeuvent et bouleversent. Ce qui me frappe surtout, c’est le caractère prémonitoire de cet inventaire à peu près exhaustif des égarements de l’époque où nous vivons, soixante-cinq ans plus tard, dans le champ du politique, du social, de la culture, de la vie.

Je transcris ce passage au moment où les sauveteurs de Valence et d’ailleurs s’apprêtent à retirer de la boue des cadavres, peut-être par dizaines, de personnes surprises par un déluge prévisible mais que l’on n’a pas voulu prévenir ; au moment où des gouvernants se prévalent d’un pouvoir délégué par les urnes pour en faire un usage disproportionné ; au moment où la vérité ou, du moins, une approche critique et raisonnée des phénomènes, doit s’effacer devant les vitupérations d’illuminés ou de manipulateurs cyniques dont les médias se font l’écho avec complaisance ; au moment où les causes les plus justes sont dénaturées par le jusqu’au-boutisme de leurs plus récents défenseurs ; au moment où l’on réentend les tenants d’un système politique qui a produit tant d’horreurs, et que, naïvement, l’on croyait définitivement éradiqué, mais dont l’effacement n’a guère duré que l’espace de deux générations ; au moment où la médiocrité devient un critère de valeur, dès l’instant où elle est relayée par le grand nombre.

Pour honorer à sa juste mesure la perspicacité de Marguerite Yourcenar, la liste pourrait s’allonger encore.

Novembre 2024

Vue de Chinon dans la collection de Claude Gaignières (1699)

Vue de Chinon dans la collection de Claude Gaignières (1699)

La Vue de Chinon exécutée en 1699 par Louis Boudan, est une aquarelle bien connue est souvent reproduite. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale, Collection Gaignières, sous le n° 5320.

 

Veüe de la Ville et du Chasteau de / Chinon. En Touraine à 3. Lieues de Fonteuraud / 1699. Écus d’armes : d’azur à 3 fleurs de lis d’or, 2 et 1, accompagnées alternées de 3 tours d’argent, 1 et 2 (armes de Chinon) ; d’argent à 3 chevrons de gueules (armes du cardinal de Richelieu).

Elle nous offre une vue profonde et panoramique du site : au premier plan, la Vienne, ses îles et ses berges ; puis la ville derrière ses murailles ; le château enfin. Les reproductions anciennes, jusqu’au xixe siècle inclus, n’ont pas toujours eu bonne presse auprès des historiens et des archéologues. On leur reproche de donner une vision qui sacrifie souvent l’exactitude à l’imagination ou à la recherche de l’effet. Cette opinion n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui, dès l’instant où il reste assez de vestiges des monuments anciens pour mesurer le degré d’exactitude de leur représentation.

En ce qui concerne le château figurant dans l’aquarelle, Bruno Dufaÿ a démontré la précision de la reproduction, point par point, au moyen d’une projection de l’élévation du château et de sa silhouette par la 3D sur le cadastre napoléonien.

Si l’on se fonde sur la silhouette de la forteresse telle que l’a représentée Louis Boudan, il ne fait aucun doute qu’il a effectué son relevé depuis le côteau sur la rive gauche. Reste à préciser l’emplacement exact du point de vue. C’est à quoi je me suis employé.

 

De façon à mieux rendre visible la partie utile de l’aquarelle, je l’ai amputée de sa partie supérieure occupée par le cartouche et les deux écus.

 

Je me suis donc rendu sur le coteau nord pour tenter de repérer le lieu d’où a pu être effectué le relevé. Il n’est pas nécessaire de monter très haut pour obtenir, à la faveur de l’éloignement, « une élévation géométrale de l’édifice » (Dufaÿ). L’emplacement favorise aussi la perception de la ville, en permettant au regard de plonger par-dessus la muraille et de découvrir une hauteur de façades nettement plus grande que celle que l’on devait percevoir depuis la berge. Il faut donc franchir la Vienne, emprunter la digue Saint-Lazare qui prolonge le pont au sud, traverser la départementale qui suit la rive gauche, soit 2 kms environ. On emprunte, à droite, la voie qui passe le long de l’église de Parilly et l’on poursuit jusqu’au manoir de la Vaugaudry.

Vue du château

Pour situer précisément le point de vue en ce mois de septembre 2024, je disposais de deux repères : la Tour de l’Horloge et le clocher de Saint-Maurice. Sur l’aquarelle, on voit la première de profil, depuis l’ouest, selon un angle légèrement inférieur à 45°. Quant au clocher de Saint-Maurice, sa pointe s’inscrit dans le rempart de la forteresse, à l’est de la Tour du Trésor. J’ai utilisé conjointement les deux repères, parce que le recours au seul angle de visée de la Tour de l’Horloge était trop aléatoire. Il se trouve que, par chance, le clocher est visible au-dessus de la barrière végétale que constitue la rangée de platanes qui borde le quai Charles VII et qu’il se prête particulièrement bien à cette observation. En effet, il suffit de s’écarter de 100 m à l’est ou à l’ouest pour constater que la pointe se déplace de façon perceptible sur le fond de la muraille.

Pour obtenir une visée similaire à celle du géomètre de Gaignières, il convient de se placer dans l’espace qu’occupait le primitif château de la Vaugaudry, qui s’élevait quelque 100 m plus à l’est de l’actuel manoir. Cet espace est désormais boisé mais on observe, en contrebas, un clos ancien, désormais entouré de murs, qui pourrait-être celui qui est représenté au premier plan de l’aquarelle.

En résumé, le point de vue se trouve à quelque 2,5 kms à vol d’oiseau de la ville et du château, excentré vers l’ouest de quelque 2 km. Et il semble qu’il ait été choisi parce qu’il offrait une vue frontale du château, du moins est-ce l’impression que l’on retire, même si la forteresse présente un angle de 20° d’ouest en est par rapport à la vallée. L’effet de ce dernier s’estompe dans la mesure où le château se voit attribuer la position centrale dans l’image.

La coïncidence du point de vue avec le manoir de la Vaugaudry laisse supposer que Louis Boudan y fut accueilli par ses propriétaires pour y effectuer son relevé. Selon Henri Grimaud, pendant son excursion dans la région de Chinon en septembre 1699, Gaignières fut l’hôte de l’abbesse de Fontevraud. C’est ce qui explique, sans doute, le libellé du cartouche de titre de l’aquarelle, qui situe la ville en fonction de l’abbaye (« à 3. lieues de Fonteuraud »). À Chinon et dans ses environs, il a recherché les traces de la présence de Rabelais et en a tiré plusieurs dessins : la Devinière et la maison dite de Rabelais, rue de la Lamproie, représentée dans deux dessins. Par ailleurs, l’entreprise de Gaignères était suffisamment connue pour que ses collaborateurs aient pu jouir de l’hospitalité de personnes fortunées pendant la durée de leurs travaux, par exemple à la Vaugaudry qui, à la fin du xviie siècle, fut la propriété de Philippe de Dreux, lieutenant général du bailliage.

 

Vue de la ville

Par opposition à celle du château, la représentation de la ville est plus maltraitée ou, « bricolée », selon le mot de B. Dufaÿ. Le point de vue initial présente de sérieux inconvénients pour le géomètre. En premier lieu, la masse que constitue le faubourg Saint-Jacques qui, à l’époque, était encore entouré d’une muraille, devait lui cacher une grande partie du pont, dont seule l’extrémité, côté ville, devait être visible. De ce fait, Louis Boudan ne pouvait voir non plus les édifices qui se trouvaient en aval sur la rive droite. Pour compléter le relevé effectué depuis le coteau, il était contraint d’adopter un nouveau point de vue, plus près de la rivière.

Cette hypothèse est vraisemblable si on veut bien considérer que les immeubles de la ville, telles qu’ils figurent dans l’aquarelle, n’étaient pas perceptibles dans le détail à une si grande distance. Ce qui était possible pour le château, placé en évidence au sommet de la butte, ne l’était pas pour des édifices plus réduits, cachés en partie par la muraille et par la végétation des îles et de la berge.

Pourtant, la représentation est loin d’être fantaisiste. D’où l’idée que la première saisie, depuis le coteau de la Vaugaudry dut être complétée par une deuxième, prise à faible distance depuis une position relativement élevée, probablement au haut d’un édifice. On pense évidemment à l’église Saint-Jacques, dont le clocher offrait une position favorable. Cela expliquerait aussi pourquoi les bâtiments de la ville semblent rivaliser en volume et en hauteur avec ceux de la forteresse. Ainsi, vue du coteau, la pointe du clocher de Saint-Maurice reste très en dessous de la muraille, alors que là, elle atteint le milieu du massif qui la surplombe.

Même depuis cette position, il n’était pas aisé d’insérer les édifices situés à l’est du château. La raison principale en est que celui-ci devait occuper le centre de l’image, ce qui ne pouvait se faire qu’au détriment de la place occupée par la ville. En effet, si celle-ci ne déborde pas à l’ouest le pied de la muraille qui descend de la forteresse, à l’est, elle se répand largement en aval : quartier Saint-Etienne, faubourg Saint-Mexme et Porte des Prés. Plutôt que de s’abstenir de les reproduire, Louis Boudan a choisi de les insérer, au prix d’un déplacement vers l’issue du pont et d’un resserrement qui ne rendent pas compte de la réalité.

Vue de la rivière

L’interprétation du premier plan, qui occupe la partie inférieure de l’aquarelle jusqu’à la rivière, peut prêter à confusion. En apparence, il suggère une continuité ininterrompue entre le site de la Vaugaudry et la berge. Or, il n’en est rien. L’espace qui est au-delà du rebord de la butte, figurée à gauche, par un alignement d’arbustes et, à droite, par un verger clos d’un mur, se trouve en contrebas de celle-ci. Il s’agit d’un espace voué à la culture, comme l’indiquent les sillons visibles ainsi que la vache conduite par un couple, que traverse un chemin qui descend du coteau puis, après avoir tourné vers la droite, disparaît à la vue. La partie la plus éloignée est un lieu d’agrément, comme en témoignent le promeneur et le personnage suivi de son chien. Cet espace se termine par un rebord en surplomb sur la rivière, lequel cache l’extrémité du chemin ainsi que la berge. Les embarcations que l’on aperçoit ne sont pas amarrées sur la rive mais se trouvent au milieu du cours : un personnage manie une barque pour rejoindre une des trois toues que l’on aperçoit à l’extrême droite. La vue ne nous montre pas la berge, ce qui laisse à penser qu’elle reproduit un relevé effectué depuis le coteau et non d’une position plus rapprochée, par exemple, depuis l’église Saint-Jacques.

Enfin, l’aquarelliste a voulu donner à cette partie de son tableau une dimension esthétique. Il a choisi un moment précis de la journée, celui où le soleil est au couchant et où les ombres, soigneusement indiquées, se projettent vers l’est. Les personnages, le chien et le bœuf relèvent du tableau de genre, de même que les barques et les toues. La représentation de la végétation s’apparente à un décor, les arbres étant soigneusement alignés, au premier plan, au sommet du coteau et sur les berges, à l’exception de l’île Auger qui contient un bosquet.

Bibliographie

De Izarra, François, La Vienne à Chinon de 1760 à nos jours. Évolution d’un paysage fluvial. Combleux, Éditions Loire et Terroirs, 2007, p. 323-324.

Dufaÿ, Bruno, « Nouvelles considérations sur la valeur de documents iconographiques représentant la forteresse de Chinon », Châteaux et Atlas. Inventaire, cartographie, iconographie xiiexviie siècle Actes du second colloque de Bellecroix, 19-21- octobre 2012, Édition du Centre de Castellologie de Bourgogne, Chagny, 2023, p. 196-212.

Grimaud, Henri, « Roger de Gaignières à Chinon », BSAT, T. 18, 1909-1910, p. 127-130.

Mauny, Raymond, « Les dessins de Gaignières (1699) relatifs au Chinonais, BAVC, T. V (1966), p. 558-567.

 

Parler landais

Parler landais

Les Landes n’ont pas de poètes. Et c’est bien fait. Qu’elles s’en prennent à leur langue « épouvantable » et « primitive ». Le gascon paraît déjà suffisamment barbare et raboteux aux autres peuples de langue d’oc. Le Landais s’y distingue en y rajoutant des accrocs à écorcher les oreilles. Tantôt des tthieuh, tantôt des ddhieuh, inconnus de la civilisation[1]. Tantôt encore il s’en donne à cœur joie dans les ouèn ou les oueun, les bruc et les mocr, les grm, les thioc et les bartoc… Votaire a fort bien dit : « Beaucoup de consonnes et peu d’esprit ». Sauf l’esprit rude, ce h aspiré qui attaque le mot comme un « han ! » de bûcheron, et qui huche à plaisir tout au long de phrases sans tête ni queue, aux propositions capricieusement combinées en casse-tête chinois ou en contre-plaqué. Tout irait encore à peu près, sans l’inévitable, inextirpable et archaïque que, qui croit remplacer à tout propos de bons pronoms personnels. Que si le gascon, en effet, l’utilise couramment, comme une note gaie de piano-forte, le landais le cahote, et le hoquette en à-coups sourds et sombres. Comme si les e muets ne se trouvaient pas assez nombreux déjà dans ce « parler noir », guttural, qui vous met « dans la gorge comme la rumeur de la mer sur les galets » [Emmanuel Delbousquet, En Gascogne, Mont-de-Marsan, 1929, p. 17]. Parler « noir » qui, pour un Béarnais, ne peut faire figure que de patois, dégénéré ou plutôt sous-développé comme les sonorités punks. Au moins pourrait-il se rendre en quelque manière intelligible. Mais alors que les grammairiens occitans réussissent à la longue à faire cadrer le gascon avec les principes de la norme occitaniste, lorsqu’il s’agit de torturer le landais, ils renoncent avec agacement. Lorsqu’ils cherchent à unifier le vocabulaire des langues d’oc, ils ne trouvent dans le landais que l’unité de l’incohérence. Les mots changent de village à village, de tribu à tribu :  « Comment dit-on, chez toi, entonnoir ? – Ulhete ; et chez toi ? – Ahonilh… – C’est pas pareil… ». Comment donc tirer la moindre poésie de si peu d’académie ? En approfondissant l’études des langages landais, peut-être obtiendrait-on tout de même quelque sonorité commune, qui permettrait que l’on s’entendît avec des rudiments musicaux, comme les volatiles ou les félidés. Mais aucun chant national – et l’on connaît les liens étroits de la poésie et de l’histoire – aucune épopée ne paraissent posssibles, aucune Marseillaise. Sauf toutefois la « Marseillaise landaise », le cantique Estela de la mar, qui, chanté dans les pèlerinages, ne devient que l’harmonie du chaos : le Maransin rudoie ; les Petites Landes ondoient ; le Médoc grommelle ; les Grandes Landes huent. Un compositeur de chants populaires landais s’était rabattu sur un seul dénominateur commun : « Il faut que ça monte et que ça descende. »

Voilà donc, sans nul doute, une langue de rebut.

Bernard Manciet, Le triangle des Landes,

Paris, Arthaud, 1981, p. 173-174.

Avec beaucoup de malice, Bernard Manciet se fait l’avocat du diable. Lui qui avait choisi cette « langue de rebut » comme organe de prédilection pour composer son œuvre poétique, reprend tous les clichés qui, dans le reste du domaine occitan et chez bien des linguistes, tendent à déconsidérer ce parler neugue auquel il tenait tant.

Je n’ai jamais « parlé patois », selon la formule qui, pendant mon enfance, désignait la langue gascone en usage dans les Landes. Nos maîtres ne nous y incitaient pas, même si tous ne mettaient pas un réel acharnement à défendre l’usage exclusif du français, qui était une des obligations des hussards de la République. Certains y veillaient de près. Mon camarade Jacques Dalès se souvient que notre instituteur du cours moyen à l’école publique Saint-Vincent de Dax, M. Dassé, au demeurant un homme peu sévère dans le contexte plutôt répressif du Primaire d’alors, n’admettait pas la moindre entorse à cette règle. D’autres, au contraire, ne rougissaient pas s’il leur échappait quelques mots dans cette langue. Il y en eut même, mais je ne le sus que plus tard, qui la pratiquaient couramment, en-dehors de l’école, s’entend. Ainsi, c’est en patois que Pierre Roumégous, qui avait la charge de la classe du certificat d’études, rédigeait ses articles pour Le Travailleur landais et sa correspondance à l’intention d’autres militants socialistes. À l’initiative de sa fille, Micheline, certains des écrits de son père ont fait l’objet d’une publication en volume (Pierre Roumégous, Leutres à l’Henri, lettres à Henri. Chroniques politiques gasconnes du Travailleur landais (1936-1948). Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014) ou sous forme d’articles dans le Bulletin de la Société de Borda (n° 526, 2ème trimestre 2017 ; n° 547, 3ème trimestre 2022).

Nos parents en possédaient quelques rudiments, qu’ils avaient acquis, pour l’un, sur les chantiers forestiers de la Haute Lande, pour l’autre, dans les maisons où elle avait été placée. Ils en savaient assez pour pouvoir s’entretenir avec des amis paysans, comme les Lesfauries, à Bénesse-lè-Dax, chez qui je me suis familiarisé avec la vie de ferme. Mon père allait se ravitailler chez eux pendant la guerre – sept bons kilomètres à vélo, avec la rude côte de Saint-Pandelon, longue d’un kilomètre, à franchir à l’aller – : il leur cédait une partie du sel qu’il recevait de l’usine des Salines, où il travaillait, et en rapportait beurre, fromages, etc. Les parents Lesfauries ne parlaient que patois à la maison, même si leurs enfants, surtout les filles, qui avaient notre âge, répugnaient à l’utiliser avec des urbains, car c’est ainsi qu’elles nous percevaient. De ces relations très épisodiques, je n’ai retiré qu’une connaissance superficielle, essentiellement limitée à quelques termes ou locutions de la vie courante. Mais je les ai conservés et j’en fais volontiers usage en famille, pour le plaisir mais aussi parce qu’ils véhiculent des nuances que le français ignore. J’en ai fait un bref inventaire, que je reproduis ci-dessous.

Français à la sauce gascone

À jour passé : tous les deux jours.

Charlotade

   – bouffonnerie ; emploi courant dans une corrida ratée

   – certaines figures dans les courses de vachettes.

Connaître

   – Ça n’est pas à connaître. « J’ai fait le ménage il y a deux heures et ce n’est plus à connaître ; « Tu t’es lavé les mains ? Ça n’est pas à connaître ».

   – Ça se connaît : ça se remarque, c’est évident, je vois bien (tournure inspirée du castillan ‘se conoce’, qui a le même sens ?)

Deuil

   – ça me fait deuil : il m’en coûte, j’en ai du regret. Du médiéval français dueil.

D’ici étant : vu d’ici

Dit, le

   – Il ne veut pas que ce soit le dit : il ne veut pas l’admettre ; il ne veut pas qu’on le soupçonne ; il ne veut pas que cela se sache.

Souvenir

   – Ça me souvient : il m’en coûte

Virer

   – tourner

 

Termes ou locutions gascons

aganit, aganide : avare

apiter : planter bien droit, faire tenir un objet droit.

barrat a clau : fermé à double tour.

bechigue : vessie ;  terme désignant tout ballon fait de cuir. Au moment de la tuaille (voir ce mot), les enfants attendaient qu’on leur donne la vessie du porc sacrifié. Après l’avoir débarrassée de sa graisse et l’avoir laissé sécher, ils la gonflaient et s’en servaient comme d’un ballon de rugby. Elle ne résistait pas longtemps à ce régime. Dans ces commentaires des matches du Tournoi des Cinq Nations, Pierre Albaladejo ne manquait jamais l’occasion de désigner ainsi le ballon.

beriac, beriague : ivre

caguer : chier. J’emploie plus volontiers caguer parce que je lui trouve, peut-être à tort, un côté enfantin qui atténue la crudité des expressions qui utilisent « chier » : « ça me fait caguer » ou « il a cagué partout ».

   – cagade : maladresse.

canique ou gayère (gaillère ?) : bille de terre ou de verre.

castagne : châtaigne et sa valeur métaphorique, « coup de poing » (‘on s’est castagnés’).

chuque lit, niaque poupe : désigne le petit enfant : il suce du lait et mord son poing.

cigarline : lézard des murailles (Podarcis muralis).

craspec : sale, crade, cradingue.

   Désignation des enfants

– cochou : gamin.

gouyat, gouyate : jeune garçon, jeune fille.

meinadje : enfant

escaner (s’), (var. vulg. s’entougner) : s’étouffer (en mangeant ou en buvant)

estrabuc : accident inopiné.

ganure, la : le cou, ‘serrer la ganure’.

gorgule : fruit du marronnier.

hagne : la boue (même étymologie que le fr. ‘fange’).

hu !: exprime l’étonnement ; var. eh bè !

lagagne :

   – châsse des yeux, ‘avoir les yeux pleins de lagagnes’

   – lagagnous : yeux châssieux.

mahutre : celui qui ne sait utiliser que la force.

moussiu : monsieur. On désignait ainsi le cochon élevé par la famille. Mon ami asturien Luis ne désignait jamais le cochon que comme « el señor cerdo » ou « el marqués » (le marquis).

niaquer : mordre. « avoir du niac » : avoir du mordant, la volonté de vaincre.

Pimbo : très loin ; Pimbo est un village au sud d’Aire-sur-l’Adour. Peut-être à cause de cette expression, je ne suis jamais allé à Pimbo. Var. ‘à Pampelune’. En revanche, je connais la capitale de la Navarre.

pinhada, pignada : forêt de pins

pouchïou (rester au) : gêner, faire obstacle aux évolutions des autres.

   Chanca (prononcer : tianca)

– échasse ; castillan, zanco.

– chancayre, échassier (berger monté sur échasses)

– chanquer  : boiter.

tuaille : sacrifice du cochon aux premiers jours de décembre.

 



[1] Le hameau de Soustons où se trouve la bergerie des Mitterand, Latche, se prononce en landais Latthieuh et non Latché (MG).

Faire flèche de tout bois

Faire flèche de tout bois

La locution proverbiale « faire flèche de tout bois », qui signifie « utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins » est empruntée au vocabulaire guerrier, à une époque où les combattants usaient encore d’arcs et de flèches. Le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) la répertorie sous la forme « faire de tout bois flesches » (Jean de Léry, 1563-1578). Elle continue à figurer dans les dictionnaires du XIXe et du XXe siècles, dont le Littré, et aussi dans les plus récents comme le Petit Robert 1987 : « Faire flèche de tout bois : utiliser tous les moyens disponibles, même s’ils sont mal adaptés ». La tige des flèches était confectionnée en bois. La locution laisse entendre que ce matériau était plus ou moins adapté à son usage et que, en cas de nécessité, on devait se contenter d’un bois médiocrement résistant, sans pour autant renoncer à se battre, ce que confirme un autre dicton, lui aussi recueilli par Littré : « Tout bois n’est pas bon à faire flèche ». C’est dans ce contexte guerrier que la locution prend tout son sens.

  Faire feu de tout bois

Cette locution est plus récente. Elle ne figure ni dans le Littré ni dans le Petit Robert 1987, en revanche, on la trouve dans le TLF (s. v. « feu » : Faire feu de tout bois*. Employer tous les moyens possibles pour parvenir à ses fins »). Cette définition, qui reproduit presque littéralement celle que le Littré donne de la précédente (s. v. flèche : « Faire flèche de tout bois, mettre tout en œuvre pour arriver à quelque fin »), atteste de la parenté entre les deux locutions.

La définition que Wikipedia donne de « faire feu de tout bois » confirme ce fait : « Se servir de tous les moyens, de toutes les ressources dont on dispose ». En outre, l’article propose trois exemples, dont le plus ancien date de 1962 (Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, Denoël, 1962, p. 22). Comme l’article « feu » du Petit Robert 1987 ne retient pas la seconde, on peut en conclure que la locution n’est pas alors encore d’usage assez courant pour être répertoriée. Il est permis, par conséquent, d’affirmer que « faire feu de tout bois » est plus récente que « faire flèche de tout bois ».

  De Faire flèche de tout bois à Faire feu de tout bois

La question se pose de savoir si le rapport entre les deux locutions ne dépasse pas de simples considérations chronologiques et si la seconde n’est pas une simple variante de la première.

La signification des deux formes étant identique, ce qui les distingue concerne le seul vocabulaire. La substitution de « faire flèche » par « faire feu » peut certes s’interpréter comme une actualisation des pratiques guerrières, les armes à feu ayant remplacé les armes de trait, mais le sens littéral de la locution se trouve profondément modifié dès lors que l’élément « bois » est conservé car, de matériau, il se trouve ramené au rang de combustible. Dès lors, « Faire feu » ne se limite pas à être l’équivalent moderne de « faire flèche » mais prend la signification de « faire du feu ». On en oublie la valeur du « faire » initial qui, dans la première locution, suggère la détermination d’un combattant qui fait fi des contingences. La deuxième, quant à elle, relève d’un simple constat et se contente de renvoyer à des considérations platement quotidiennes.

La notion de confort l’emporte désormais sur celle d’héroïsme et il est à craindre que la valeur originelle du dicton ne soit définitivement perdue dans l’usage courant. Reste à se demander ce que la nouvelle version conserve de la première pour ceux qui l’ignoraient ou l’ont oubliée : probablement une notion de constance voire d’entêtement contre l’adversité.

Formulettes numératives arithmétiques

Formulette arithmétique

 

Dans les Œuvres complètes de Félix Arnaudin (Édition établie par Jacques Boisgontier et Lothaire Mabru, Parc Naturel des Landes de Gasogne , éditions confluences, 1996, T. II « Proverbes de la Grande-Lande »), une section est réservée aux « Formulettes numératives ou arithmétiques » (p. 390-392).

Voici celle qui répond le mieux à cette définition (je reproduis la graphie de l’édition) :

– Un é dus é tres é couate, / sét é oueyt é binte-couate, / binte couate é binte-cin, / sét é oueyt é nau é bin, / tan hén?. Rép. cén crante-dus.

– Un et deux et trois et quatre, / sept et huit et vingt-quatre, / vingt-quatre et vingt-cinq, / sept et huit et neuf et vingt, combien cela fait ?. Rép. cent-quarante-deux.

Elle m’a remis en mémoire une formulette espagnole que mon père m’avait apprise et qui présente certaines analogies avec celle-ci :

– Pan, pan y pan, pan, pan y medio, cuatro medios panes, tres panes y medio, ¿cuántos panes son?

– Pain, pain et pain, pain, pain et demi, quatre demi-pains, trois pains et demi, combien de pains cela fait-il ? Rép. onze pains.

L’opération est bien plus simple que l’exemple landais, pour peu qu’on « retienne » le premier demi (« pain et demi ») pour l’ajouter au dernier de la série (« et demi »), ce qui donne une unité supplémentaire.

J’ai eu la surprise de retrouver cette formulette sur internet, sous l’intitulé « adivinanza 6 » (devinette 6) comme si elle appartenait à une série. Malheureusement le site se contente de donner la réponse exacte sans proposer un historique, comme c’est souvent le cas sur la Toile. On en trouve une autre version, très proche mais plus difficile parce qu’elle ne donne pas un chiffre rond :

– Pan y pan y medio, dos panes y medio, cinco medios panes. ¿Cuántos panes son? Siete panes y medio.

– Pain, pain et demi, deux pains et demi, cinq demi-pains. Combien cela fait-il ? Rép. sept pains et demi.

J’ignore d’où mon père tenait cette formulette, lui qui n’était pas allé à l’école en Espagne. Du moins peut-on supposer qu’il savait compter sur ses doigts lorsqu’il l’a apprise.

Pour moi, si j’ai pu l’assimiler, c’est que j’avais des dispositions pour le calcul mental, faculté que nos maîtres d’école entretenaient par des exercices qui frisaient parfois la haute voltige, telles les fables de M. Saran, en CM2 :

Perrette s’en va au marché. Elle emporte 4 poulets à X francs le poulet, trois douzaines d’œufs à Y francs la douzaine, 5 kilos de carottes, douze choux, huit fromages blancs.. ainsi de suite. Elle rapporte 12 cotelettes de veau à X francs le kilo, 2 kilos d’oranges, deux pains de 4 livres, et un bouquet de roses… Combien lui reste-t-il ?

Nous écoutions attentivement cette énumération, les bras croisés, puis, au signal du maître, nous inscrivions le résultat sur l’ardoise, que nous brandissions au-dessus de nos têtes. Celui qui avait trouvé le chiffre exact recevait un « merle blanc », ce qui me permit de découvrir que les meilleures récompenses sont souvent symboliques.

Moi qui n’avais, pendant mon enfance, qu’une connaissance approximative de l’espagnol, juste assez pour comprendre ce que disaient mes parents, le fait d’avoir retenu cette comptine me laisse perplexe.

J’aurais tendance à penser que le jeu des répétitions et la structure rythmique de ce quatrain, bref sa dimension formelle, est ce qui a favorisé chez moi sa mémorisation.

Pan, pan y pan,

pan, pan y medio,

cuatro medios panes,

tres panes y medio.

Un juron poitevin

Tête-Dieu pleine de reliques

Dans sa nouvelle, L’enfant maudit, Honoré de Balzac place dans la bouche du duc d’Hérouville, soudard de la pire espèce, le juron suivant :

Tête-Dieu pleine de reliques ! me le donneras-tu ?, s’écria le seigneur en lui arrachant l’innocente victime qui jeta de faibles cris.

Balzac l’a sans doute emprunté à Rabelais qui, dans le chapitre XX du Quart livre, fait dire à frère Jean des Entommeures à l’intention de Panurge :

Teste Dieu plene de reliques, quelle patenostre de Cinge est-ce que tu marmottez là entre les dens ?

Le volume de Rabelais, dans son édition de Lyon de 1552, contient en annexe une Briefve declaration d’aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des Faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, dans laquelle le juron en question est répertorié :

Teste Dieu plene de reliques. C’est un des sermens du seigneur de la Roche du Maine.

Tiercelin de la Roche du Maine (1483-1567) a participé à la campagne d’Italie menée par François Ier, puis a suivi le roi à Madrid pendant sa captivité, à la suite de la déroute de Pavie (1525). Il est connu pour sa bravoure et aussi pour son franc-parler.

Pour le rédacteur de cet index, il apparaît donc que le juron est un emprunt fait par Rabelais. C’est vraisemblable, dans la mesure où les deux personnages sont contemporains et que le château de La Roche du Maine se situe à quelques lieues de Chinon, à Prinçay pour être plus précis, près de Monts-sur-Guesnes. Rabelais a donc pu le connaître, au moins de renommée, et a jugé bon d’adresser ce clin d’œil aux initiés.

L’identification du seigneur de la Roche du Maine au moyen de son juron préféré n’est pas usurpée, si l’on en croit Brantôme[1] :

J’estois avecques luy, à qui il demanda qui j’estois ; il me nomma par mon nom de Bourdeille le jeune. Soudain, il se tourna vers moy en disant « Hé ! mon petit cousin, mon amy, que je te donne l’accolade. Vostre père et moy avons esté si bons parens et amys. Et teste Dieu pleine de reliques (c’estoit son serment) ! que nous en avons faict de bonnes delà les monts, d’autrefois de nostre jeune aage ! »

Dans un autre passage de son livre, Brantôme évoque à nouveau le seigneur de La Roche du Maine. En mai 1562, pour répondre au massacre de Wassy, perpétré par François de Guise, les Réformés, mettant à profit le fait que les garnisons et leurs capitaines eussent abandonné momentanément leur poste pour semer la terreur parmi les populations huguenotes, s’emparèrent d’Angers, puis de Tours, Châtellerault, Saumur, Loudun et Chinon. Celle-ci fut occupée du 24 mai au 11 juillet en l’absence de son gouverneur, La Roche du Maine. C’est en ces termes que celui-ci manifesta son dépit devant pareille mésaventure attentatoire à son honneur :

Eh ! Tête Dieu pleine de reliques, dit-il, faut-il que le Père Eternel gagne Pater Noster ? Je les en chasserai bien. Ce qu’il fit, et jura encore un bon coup que s’il l’eust fait li, et n’y fus rentré, il eust tenu Dieu pour huguenot, et il ne l’eust jamais servi de bon cœur.

Ce juron lui venait donc spontanément à la bouche, aussi bien pour exprimer sa joie que pour laisser libre cours à sa colère. Ce trait n’avait pas échappé à Rabelais. Notre Chinonais n’aurait pas été surpris d’apprendre que le seigneur de La Roche du Maine ne renonça pas à cette habitude, même en ses vieux jours, dans des circonstances que ni lui ni l’auteur de la Briesve declaration, qui pourrait bien être Rabelais lui-même, ne pouvaient évidemment connaître, puisque l’édition du Quart Livre eut lieu à une date antérieure, de même que la mort de son auteur. Peut-être même aurait-il été flatté d’apprendre que c’est à Chinon qu’il prononça à nouveau ce juron, en l’assortissant d’une glose qui l’eût rempli d’allégresse tant elle témoigne d’une évidente liberté de ton à l’égard du dogme, au point de friser le sacrilège pour des chrétiens moins larges d’esprit.



[1] Ouvres complètes de Pierre de Bourdelle, abbé séculier de Brantôme et d’André, Vicomte de Bourdeille, avec notices littéraires par J. A. C. Buchon. Paris, R. Sabe, éditeur-propriétaire, MDCCC XLVIII, Tome premier, I. Des hommes, p. 351-353.

Chinon, survol historique

Chinon, au fil du temps

Configuration des espaces

 

Vue aérienne de Chinon prise du NO. Au premier plan, la forteresse ; en contre-bas, la ville-fort et la rangée de platanes qui la sépare de la Vienne ; le pont et l’Île de Tours ; au-delà du pont, le faubourg Saint-Jacques.

La ville de Chinon présente la particularité d’avoir conservé, dans le tracé de ses rues comme dans la structure de ses édifices, la marque des différents siècles au cours desquels elle s’est constituée. Bien des vestiges anciens ont disparu ou sont devenus invisibles, parce qu’ils sont enfouis sous les constructions qui occupent l’emplacement des précédentes, mais ce qui reste est encore considérable. La raison en est que les époques de grand bouleversement urbain ne se sont pas concentrées sur un périmètre unique ; chacune a choisi d’investir un nouvel espace, laissant l’essentiel de la ville antérieure dans son état primitif.

Pour bien comprendre ce phénomène, il suffit de traverser le pont et, depuis la rive gauche, d’observer le panorama qui se présente à nos yeux.

 

Plan du site indiquant ses différentes composantes

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la nature du site : à nos pieds, la Vienne, ses bancs de sable et ses berges empierrées ; à l’arrière-plan, le coteau, surmonté de la forteresse ; dans l’espace intermédiaire, la ville médiévale ou ville-fort et ses toits agglutinés. Si on affine l’observation, on constate que cette disposition ne s’arrête pas au pont mais continue bien au-delà, sur la droite, pour peu que le regard ne soit pas arrêté par l’île de Tours qui divise le cours du fleuve en deux bras. En s’éloignant de la Vienne, le coteau libère un vaste espace. On aperçoit à son sommet la muraille récemment restaurée du Fort Saint-Georges, puis un habitat plus diffus entouré de  jardins. En contrebas, un autre quartier descend jusqu’à la Vienne, le Quartier Saint-Etienne, du nom d’un de ses principaux monuments. Enfin, derrière nous, s’étend le faubourg Saint-Jacques.

De la Tour Billard, au bas de la route de Tours, jusqu’au pont du chemin de fer, à 500 m. de là, le dénivelé entre les quais et la rivière est compensé par un talus empierré, surmonté d’un solide muret, de pierre également. Ce sont les ‘perrés’. A intervalle régulier, ils sont interrompus par des chaussées en pente douce, elle-même empierrées, les ‘cales’, sur lesquelles les barges et autres toues déchargeaient voyageurs et denrées. La concurrence de la voie ferrée mit fin à cette activité. L’équipement profite désormais aux pêcheurs, qui maintiennent la tradition des barques à l’ancienne, dont le musée possède une remarquable collection de maquettes. Perrés et cales embellissent le site en matérialisant le rapport étroit qu’entretiennent entre elles ville et rivière. Jusqu’à maintenant, on a su préserver cet ensemble remarquable de l’envahissement automobile.

Pour compléter le panorama, il faudrait ajouter quelques éléments qu’on ne peut voir depuis ce poste d’observation. Vers l’aval, le coteau s’interrompt brutalement, à l’endroit où s’achèvent la forteresse et la ville médiévale. A partir de cette fracture, occupée par la route de Tours, il reprend à perte de vue, en côtoyant la rivière, ce qui interdit toute édification à ses pieds. En revanche, la hauteur est occupée par de nombreuses édifications jusqu’au Prieuré de Saint-Louans. Le quartier Saint-Etienne et le faubourg Saint-Jacques ont chacun aussi son prolongement : la Place Jeanne-d’Arc et le quartier de la gare pour le premier, qui datent tous deux de la fin du XIXe siècle ; le faubourg Saint-Lazare et le hameau de Parilly, au bout de la rue sur digue, pour le second. Enfin, le XXe siècle a investi le plateau qui prolonge vers le nord le sommet du coteau, en y installant des lotissements, des supermarchés et la principale zone artisanale.

 

Survol historique

 

Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie,

doux comme l’air qu’ils respirent,

et forts comme la terre qu’ils fertilisent.

Alfred de Vigny, Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII

On croit souvent que seules les grandes villes ont un passé. Chinon, qui n’a pourtant jamais atteint les 10.000 habitants, prouve, au contraire, qu’une petite ville peut avoir une histoire très longue et très riche, et avoir été le théâtre d’événements qui dépassent largement les limites de son petit territoire. Je tenterai de retracer cette histoire en m’appuyant sur la bibliographie mais aussi sur ma familiarité, acquise au cours des années, avec la topographie des lieux et avec les édifices. C’est donc une vision personnelle que je propose ici et non une synthèse de la bibliographie existante et des idées reçues qu’elles a parfois tendance à véhiculer.

Les Temps antiques : Caïno

On chercherait en vain le document de fondation de Chinon : il n’existe pas. Ses origines se perdent dans la nuit des temps. L’ancienne Caïno s’est formée, peu à peu, sur un site qui a toujours été occupé dès que l’homme s’est sédentarisé. Rabelais ne dit rien d’autre, lorsqu’il commente, avec humour mais aussi avec une remarquable acuité, l’étymologie fantaisiste qu’il prête au nom latin de Chinon, Caïno (« la ville de Caïn »).

— Où est-elle ? demande Pantagruel, quelle est cette première ville du monde […] ? — Chinon, dis-je, ou Caïnon en Touraine. […] Je trouve dans l’Écriture Sainte que Caïn fut le premier bâtisseur de villes. Il est donc vraisemblable qu’il a nommé la première de son nom, Caynon, comme ensuite, en l’imitant, tous les autres fondateurs et édificateurs de villes leur ont imposé leurs noms.

                                      Cinquième Livre, chapitre 35

Il faut chercher l’origine de Caïno dans son site et dans son climat. Une large rivière poissonneuse, un coteau calcaire pour s’abriter des crues et y creuser des abris, des pâturages naturels, des terres fertiles, toutes conditions susceptibles de favoriser l’implantation humaine.

Le promontoire rocheux qui domine la Vienne est occupé depuis 3000 ans. Les témoignages matériels de cette présence humaine aux temps préhistoriques, à Chinon même et dans ses environs immédiats, sont nombreux : mégalithes, silex taillés, mobiliers de l’âge du bronze, poteries et restes d’habitats de l’âge du fer pré-romains. L’occupation romaine est attestée par les vestiges de villæ gallo-romaines – rien que dans le secteur de L’Olive, on en dénombre deux – mais aussi par des tombes du Bas-Empire retrouvées à Saint-Mexme, une stèle funéraire et du mobilier archéologique retrouvés sur le site de la forteresse. Le premier habitant répertorié sur le site est un guerrier, probablement un vétéran des légions de César, dont la sépulture, retrouvée dans le Fort-Saint-Georges, date du 1er siècle avant notre ère. Ce secteur a abrité un cimetière jusqu’à la fin de la période gallo-romaine (Ve siècle), ce qui suggère la présence d’un habitat permanent.

 

Stèle funéraire gallo-romaine célébrant un vigneron ou un marchand de vin

(Robert Bedon, Lecture découverte n°14, Société archéologique de Touraine, 2020)

 

La légende du miracle de saint Mexme (vers 446), rapportée par Grégoire de Tours, raconte que la population locale s’était réfugiée dans l’enceinte du castrum où elle fut assiégée par le général romain Ægidius. Privée d’eau depuis plusieurs jours, elle était sur le point de se rendre lorsque les prières du saint homme provoquèrent un orage providentiel qui remplit les citernes et obligea les assaillants à lever le siège. À en croire ce récit, le site actuel de la forteresse était donc fortifié et capable d’abriter une population relativement nombreuse, ce que confirment les fouilles récentes réalisées sur le site qui attestent qu’à la fin de l’Empire, le promontoire était entouré d’une forte muraille de 2,40 m d’épaisseur et comprenait plusieurs tours. En temps ordinaire, la population devait résider dans le prolongement du castrum, vers l’est. Dans ce secteur, on peut voir encore les restes d’une très ancienne et modeste église, dont l’existence remonte au Ve siècle, au vocable de saint Martin, ce qui n’est probablement pas l’effet du hasard.

 

Église saint-Martin restituée (carte figurative Delussay, 1767)

 

Aux ive et ve siècles, en effet, saint Martin, évêque de Tours, s’attache à christianiser les populations locales. Cette figure tutélaire, qui aimait à vivre dans de petites communautés, loin du pouvoir laïc, a inspiré de nombreuses fondations érémitiques dans son diocèse. Celles de Chinon sont toutes situées dans sa périphérie : Saint-Mexme, Sainte-Radegonde, Saint-Louans.

Ces fondations sont toujours actives pendant la période mérovingienne (vieviiie siècles), dont datent les premiers témoignages écrits sur l’existence d’une agglomération. On les doit encore à Grégoire de Tours, qui cite plusieurs fois dans ses écrits (560-580) le castrum (enceinte fortifiée) et le vicus (localité dotée d’une église) de Caïno, ce dernier étant souvent désigné comme un prolongement (suburbium) du castrum. Cette agglomération devait être modeste mais assez importante pour devenir chef-lieu de viguerie et pour abriter un atelier monétaire aux VIIe et VIIIe siècles, puis de 920 à 954, lorsqu’on y transféra l’atelier de Tours, menacé par les Normands. Par ailleurs, la fouille de la nécropole de Saint-Mexme a permis de retrouver des tombes de personnages apparemment riches et puissants.

 

Comtes de Blois et comtes d’Anjou (Xe-XIIe siècles)

À partir du xe siècle, Chinon est l’enjeu des rivalités entre les seigneurs qui dominent le cours moyen de la Loire, les comtes de Blois et les comtes d’Anjou. Les fouilles menées de 2007 à 2012 par le Service d’archéologie du Département d’Indre-et-Loire, sous la direction de Bruno Dufaÿ, permettent de retracer précisément l’histoire de la forteresse. L’histoire de la ville médiévale est, quant à elle, plus difficile à tracer, faute de fouilles systématiques, surtout pour la période qui s’écoule entre le vicus des époques mérovingienne et carolingienne, dans le prolongement oriental du castrum, et la cité médiévale qui se développe au pied de la forteresse, entre le promontoire rocheux et le cours de la Vienne.

Pour ce qui est du château, il est avéré que Thibaut le Tricheur, comte de Blois, fait édifier une tour en pierre dans les années 960, dans l’angle nord-est de l’enceinte antique, isolée par une muraille propre. Par ailleurs, on relève quelques indices (silos, probables fonds de cabane) qui dessinent le contour d’un habitat domanial. On a pu aussi identifier les restes d’un prieuré sur le futur emplacement du fort du Coudray.

En 1044, à la suite de la victoire de Geoffroy Martel (1040-1060), comte d’Anjou, aux dépens de Thibaut III, comte de Blois, Chinon passe pour un siècle et demi aux mains des comtes d’Anjou (1044-1205) : Foulques le Réchin (1068-1109), Geoffroy le Bel, le premier à adopter le nom de Plantagenet (1129-151), Henri II (1169-1183), Richard Cœur de Lion (1189-1199), Jean Sans Terre. Tout au long de cette période, les comtes d’Anjou étendent leur pouvoir : Geoffroy Plantagenet, dit le Bel, devient comte du Maine puis duc de Normandie en 1144 ; Henri II ajoute la couronne d’Angleterre à la mort de sa mère Mathilde en 1154 et Richard Cœur de Lion gouverne le duché d’Aquitaine au nom de sa mère, Aliénor, à partir de 1168.

 

 

Henri II Plantagenet (peinture murale de Sainte-Radegonde, XIIe siècle)

Le destin de Chinon est directement affecté par ces circonstances, parce que sa position stratégique, face au comté du Poitou et à la Touraine capétienne, qui se renforce aussi en absorbant le domaine des comtes de Blois et le comté de Touraine, lui confère un statut de cité frontalière. C’est dans ces termes que le Poème de Guillaume le Maréchal, composé au début du xiiie siècle, fixe les bornes de l’empire d’Henri II en 1189, date de sa mort : “De Baione tresque a Chinon” (“De Bayonne jusqu’à Chinon”). Notre ville et sa forteresse occupent donc une position stratégique, ce qui leur vaut des soins attentifs de la part du souverain. Son prestige est à son comble lorsque la légende arthurienne, qui fit tant pour la renommée des Plantagenets, raconte que Kei, sénéchal du roi Arthur, s’y fit enterrer et que, pour honorer la mémoire du grand disparu, le roi ordonna que l’on donnât son nom à la ville (Keinon).

Par voie de conséquence, les défenses de la forteresse sont renforcées et l’enceinte reprise dans sa totalité, excepté sur le front nord, qui conserve le rempart du castrum. Sous le règne d’Henri II, l’ensemble est prolongé vers l’est par un vaste espace lui aussi fortifié, le Fort Saint-Georges.

Ce renforcement et cette extension de la forteresse ne se conçoivent pas sans un apport de population nécessaire à sa défense et à son entretien. Le site du vicus gallo-romain, trop à l’étroit et trop éloigné de la forteresse et de la protection de ses murailles, ne pouvait accueillir ces nouveaux habitants. Dès lors, s’imposait la nécessité d’édifier une ville nouvelle, dont la superficie d’ensemble et la disposition générale sont visibles aujourd’hui encore. Cette idée dut germer assez tôt dans l’esprit des comtes, mais nous ne disposons pas d’une datation documentaire ou archéologique vérifiable. Du moins est-il permis d’envisager au terme de quel processus ce qui allait devenir la ville-fort fut constitué.

Pour reconstituer la disposition de son noyau primitif, on dispose des informations que fournissent le cadastre bâti et les bâtiments anciens conservés, ainsi que les limites de la paroisse qui fut créée à l’occasion. Ce premier ensemble est circonscrit à l’intérieur d’une muraille qui part du pied de la tour du Moulin, à l’extrémité ouest de la forteresse, rejoint les bords de Vienne, longe la rivière puis remonte vers l’enceinte au niveau du Grand Carroi actuel. Cet espace correspond à l’exacte emprise de la paroisse de Saint-Maurice, puisque la partie de la ville qui se trouve au-delà vers l’est relevait de la paroisse de Saint-Jacques, dont l’église se trouvait sur la rive gauche de la Vienne.

Le long de la voie qui, sur toute la longueur de cet espace, emprunte le pied du promontoire, sont alignés des édifices appuyés, au nord, sur le coteau et ouverts vers le midi, sans qu’il soit nécessaire de supposer qu’il y eût, dès le départ, une rue avec des bâtiments se faisant face. À l’exact milieu et en contre-bas de cette ligne, dont elle séparée par un espace qui est resté vide jusqu’à nos jours, l’église paroissiale est édifiée sur la pente qui descend vers la Vienne, à une centaine de mètres de la rive, par conséquent à l’abri de crues éventuelles.

La date de cette opération urbanistique n’est pas connue, non plus que celle de l’érection de l’église paroissiale. L’étude de l’architecture de Saint-Maurice, qui aurait pu fournir une information précieuse sur ce point, ne permet pas, en l’état actuel de nos connaissances (Claude Andrault-Schmitt…), de remonter au-delà du XIIe siècle, au plus tôt sous le gouvernement de Geoffroy le Bel.

La tradition veut que le pont, qui enjambe les deux bras de la Vienne en prenant appui au centre sur la pointe de l’Île de Tours, ait été construit sous le règne d’Henri II. Il est vrai que la concorde signée par l’évêque Barthélémy et Richard Cœur de Lion en 1190, signale ce pont comme point de partage entre les pêcheries relevant du roi et celles relevant de l’évêque. De même, Guillaume le Maréchal le mentionne expressément lorsqu’il relate la mort du roi en 1189, les pauvres étant empêchés de le franchir pour venir demander l’aumône auprès de la dépouille du roi défunt. Peut-être ne faut-il pas écarter une confusion entre le pont sur la Vienne et le pont de la Nonnain, étroite passerelle en bois s’appuyant sur des arcs en pierre qui, sur la rive gauche, permettait de franchir à pied les marais jusqu’au faubourg Saint-Lazare. Mais, dans ce cas précis, on ne comprendrait pas que la concorde de 1190 s’y réfère pour diviser le cours de la rivière entre amont et aval.

La construction d’un pont sur la Vienne peut, par conséquent, sans trop de risques d’erreur, être attribuée à Henri II. Autant il est peu vraisemblable de la situer à une époque où Chinon constituait le point extrême du comté d’Anjou, car il aurait affaibli les défenses de la place, autant il se justifie dès l’instant où le Poitou passe sous l’autorité des Plantagenets, après le mariage d’Henri et Aliénor, car il facilite la communication directe entre deux territoires amis. La valeur stratégique de ce pont est soulignée par le fait qu’il ne concerne pas la ville nouvelle mais qu’il la contourne par l’est pour rejoindre directement la forteresse. Il a donc bien été conçu pour établir une relation directe entre le château, la cour, ses fonctionnaires et sa garnison et le duché voisin. On ignore s’il fut d’emblée construit en pierre ou s’il comporta pendant un certain temps une passerelle en bois.

Sous le règne d’Henri II, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte du Maine et d’Anjou et duc consort du Poitou, Chinon joue un rôle important dans l’administration des possessions continentales de cet immense domaine. Les fouilles menées sur le site du Fort Saint-Georges ont révélé qu’il y édifia un vaste édifice, dont la fonction présumée était d’abriter un personnel nombreux, chargé d’administrer ce vaste territoire.

Vue d’ensemble des fouilles réalisées au Fort Saint-Georges, où l’on découvre les fondations des importants bâtiments qui y furent édifiés au XIIe siècle.

 

L’ampleur de ces travaux puis les facilités qui en résultent pour un souverain contraint à de fréquents et lointains déplacements à travers l’immense territoire qu’il gouverne, conduisent Henri II à se rendre souvent à Chinon et à y séjourner. Par ailleurs, il y retrouve ses enfants pour y fêter la Noël ou Pâques, comme en 1172, où ils accomplissent ensemble un pèlerinage à Sainte-Radegonde, dont la belle peinture murale semble porter témoignage. On comprend mieux, aussi, qu’il y ait eu dans la forteresse une Tour pour abriter le Trésor royal.

Henri II meurt dans le château le 6 juillet 1189, après une douloureuse entrevue avec le roi de France, Philippe-Auguste, au cours de laquelle il apprend de la bouche de son ennemi que son fils préféré, Jean Sans-Terre, l’a trahi. Le roi n’a sûrement pas choisi de mourir à ce moment et en ce lieu, mais il semble certain que la forteresse de Chinon était apte à accueillir un événement de cette importance. C’est d’ailleurs là que la reine Aliénor se rend, après la mort de son mari, lorsque son fils Richard Cœur de Lion la fait libérer de la prison anglaise où elle croupissait. De même, pendant son court règne (1089-1099), Richard y fait de nombreux séjours et y signe de nombreux documents. Il est possible qu’après sa blessure mortelle subir à Châlus, sa dépouille ait fait étape à Chinon, sur le chemin de Fontevraud où Aliénor organisa les funérailles de son fils. C’est, du moins, ce que prétend une légende locale non vérifiée mais soigneusement entretenue. Enfin, Jean Sans-Terre y épousa Isabelle d’Angoulême, qu’il venait d’arracher à son rival Lusignan.

Tous ces faits cumulés concordent à assigner à Chinon un rôle important à l’époque des souverains Plantagenets. Il serait sans doute excessif d’en faire une capitale du domaine continental des rois d’Angleterre, mais on peut affirmer qu’elle fut une résidence privilégiée de cette dynastie.

 

Chinon, cité royale française (XIIIe au XVe siècles)

Le roi de France Philippe Auguste s’empare de la forteresse après un long siège, en 1205. Chinon est annexée au royaume de France et n’en sortira plus. Cependant, c’est encore en ses murs, probablement dans l’enceinte du château, que fut signée en septembre 1214 une trêve de 5 ans entre Philippe-Auguste et Jean-Sans-Terre, qui entérinait la perte par le roi d’Angleterre du Maine, de l’Anjou et de la Touraine.

Dans la nouvelle carte politique du royaume, notre ville n’occupe plus la position privilégiée qui avait été la sienne sous les Plantagenets, mais les rois de France ne la négligent pas pour autant. Ils lui accordent le statut de ville royale, qu’elle conservera jusqu’à la Révolution, même si, à partir de 1633, le cardinal de Richelieu détournera certains droits et revenus dus à la Couronne au profit de son duché-pairie. En 1323, lorsque le bailliage de Touraine fut séparé de celui d’Anjou, il fut doté de deux sièges, l’un à Tours, l’autre à Chinon. Lors de la création des élections (circonscriptions financières), notre ville fut désignée chef-lieu au-début du xve siècle. Ces titres successifs valaient aux villes qui en jouissait un prestige que n’avaient pas les cités placées sous l’autorité d’un seigneur, civil ou ecclésiastique. Elle en tirait aussi l’avantage d’abriter dans ses murs une administration conséquente qui se mettra peu à peu en place : gouvernement, pour le politique ; tribunal pour le judiciaire ; divers administrateurs chargés de la perception des impôts directs ou indirects (gabelle, droits d’octroi sur le commerce fluvial et terrestre) ou de la gestion du patrimoine (eaux et forêts). Autres effets bénéfiques de cette reconnaissance officielle : dès sa conquête par Philippe-Auguste, le système de défense de la forteresse est renforcé par l’érection d’un nouveau donjon, la tour du Coudray, séparée du reste de la forteresse par de nouvelles douves.

 

Développement de la ville-fort

Au cours des deux siècles suivants (xiiiexive), la ville-fort se densifie. L’alignement d’édifices sans vis-à-vis au bas du promontoire se double bientôt d’une nouvelle ligne d’édifices pour former une rue continue, à l’exception de la portion qui domine l’église Saint-Maurice. Ainsi, des études de dendrochronologie menées sur la charpente de l’hôtel Bodard de la Jacopière, sur le bord sud de la rue Haute, datent son érection au XIVe siècle. Les constructions finissent par déborder le cadre primitif. La rue Haute se prolonge vers l’est et dépasse peu à peu le Grand Carroi, qui devient le centre de l’espace urbain dans son étape finale, à la croisée de la rue Haute et d’une voie nouvelle qui permet d’accéder du pont au château.

 

Le Grand Carroi, la Maison des États-Généraux et la maison Rouge, avant et après leur restauration dans les années 1960-1970.

 

 

La muraille est repoussée d’autant vers l’est, jusqu’aux limites actuelles de la ville-fort (Place de l’Hôtel-de-Ville). Une rue basse (actuelle rue du Commerce) est tracée de long de la nouvelle enceinte, ce que le dessin du noyau primitif n’avait pas permis. Ce débordement aboutit à des douves situées à l’extrémité ouest de la Place de l’Hôtel-de-ville.

Le nouvel espace bâti dut provoquer un déplacement vers l’est de la voie extra-muros qui menait directement du pont au château, ce qui se traduit, à la fin du XIVe siècle, par l’édification d’une nouvelle porte d’accès à la forteresse, la Tour de l’horloge, qui renferme la cloche Marie-Javelle, qui fut fondue en 1399. Les espaces libres en contre-bas de l’église se comblent peu à peu. Chinon, ville royale, est désormais en mesure d’accueillir le roi et sa Cour. Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe III y feront plusieurs séjours.

L’entretien de la forteresse coûte cher au royaume, aussi veille-t-on à l’utiliser à d’autres fonctions qu’au seul hébergement d’une garnison ou au logement occasionnel des souverains. Elle sert de lieu de détention pour des prisonniers particulièrement prestigieux ou dangereux. Les plus célèbres furent les dignitaires de l’Ordre des Templiers. Depuis la découverte récente (2001) de documents dans les archives du Vatican, on connaît mieux l’épisode qui s’y est déroulé en août 1308, et qui n’était connu jusque-là que par une version résumée, rédigée par un officier royal.

Après l’arrestation sur son ordre des membres du Temple à travers tout le royaume, le 13 octobre 1307, et les premiers interrogatoires menés par le tribunal de l’Inquisition de Paris, Philippe le Bel avait accepté, pour calmer l’irritation du pape, Clément V, fâché d’une initiative qui le privait de ses prérogatives les plus élémentaires, de faire conduire devant la Curie à Poitiers, à des fins d’enquête, un groupe de Templiers (soixante-douze), dont aucun dignitaire et beaucoup d’exclus que le roi avait réintégrés pour l’occasion. Sous prétexte de ménager leur santé jugée chancelante le roi fit retenir, sur la route de Poitiers, dans la forteresse de Chinon, les cinq dignitaires arrêtés : le Grand-Maître, Jacques de Molay : le Précepteur d’Outre-Mer, Jacques Raymbaud ; le Précepteur de France, Hugues de Pairaud ; le Précepteur d’Aquitaine et de Poitou, Geoffroi de Gonneville ; le Précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnay. Il espèrait ainsi se donner un prétexte pour dénoncer la procédure, au cas où le pape déciderait d’absoudre les Templiers envoyés devant lui, l’absence du Grand-Maître étant susceptible de rendre discutable toute initiative allant dans ce sens. Le pape décide de contourner la manœuvre en envoyant sur place, à Chinon, trois cardinaux chargés d’interroger secrètement les prisonniers. Au terme des interrogatoires, qui se déroulent du 17 au 20 août 1308, les accusés reçoivent l’absolution de leurs péchés et sont réintégrés dans le sein de l’Église. Devant cette résistance du pape, le roi décide de ramener les dignitaires à Paris, où ils seront brûlés, plusieurs années plus tard, le 18 mars 1314.

Sous le règne d’un des fils de Philippe le Bel, Philippe le Long, le royaume connaît un des épisodes les plus sinistres de son histoire. Le roi et ses conseillers décident de renflouer les caisses en faisant un procès à deux groupes relativement fortunés mais sans défense : les lépreux et les Juifs. On invente un complot ourdi par les rois musulmans de Grenade et de Tunis pour anéantir les chrétiens avec la complicité des deux communautés et on en propage la rumeur à travers le royaume. Une épidémie survient en 1321 qui semble corroborer cette thèse, en faisant croire que ces ennemis ont empoisonné les puits. Alors sont perpétrés dans tout le royaume des massacres qui ne prennent fin que lorsque le roi, ayant obtenu le gain espéré, décide de mettre un terme aux troubles qu’il a lui-même fomentés. Les lépreux, dont les asiles, les biens et les troupeaux ont été anéantis, sont abandonnés à eux-mêmes. Les Juifs sont expulsés du royaume après avoir dû acquitter de fortes amendes. Ceux de Touraine ne furent pas épargnés, et nombre d’entre eux furent brûlés. Une phrase ajoutée par un continuateur anonyme à la Chronique royale de Nangis, affirme que 160 Juifs furent brûlés dans une fosse à Chinon. Ce bref récit, qui évoque plus le sacrifice volontaire des martyrs des premiers siècles du christianisme (« beaucoup d’entre eux et d’entre elles, comme invités à des noces, sautaient en chantant dans la fosse ») que la scène finale d’un pogrom, est le seul témoignage sur lequel se fonde cette tradition. Il y eut certainement une communauté juive à Chinon, ville royale ; elle eut sûrement à subir des persécutions, car il y a tout lieu de penser que les Chinonais d’alors n’étaient pas moins sensibles à la propagande officielle contre les lépreux et les Juifs que les autres sujets du royaume. Cependant, rien ne permet d’affirmer que ces persécutions furent telles que les rapporte le continuateur anonyme. Toute autre affirmation est pure hypothèse.

Chinon se distingue donc, pendant les xiiie et xive siècles, par les fonctions stratégiques et guerrières dévolues à sa forteresse. En tant que ville royale, elle est aussi concernée par les péripéties souvent sanglantes qui sont le triste lot du temps. Nous ignorons à quel point elle fut affectée par la Peste Noire qui, à partir de 1348, sévit tragiquement en France comme en beaucoup d’autres royaumes. En revanche, la première phase de la Guerre de Cent Ans semble l’avoir épargnée, malgré la proximité du champ de bataille de Poitiers (1356).

 

Au-delà de la ville-fort

L’évêque de Tours détenait de nombreuses parcelles sur le territoire de Chinon et dans ses environs immédiats. Il possédait aussi en commun avec le seigneur de la ville, – qu’il s’agisse du comte d’Anjou, du roi d’Angleterre, puis du roi de France – la « haute et basse forêt », les eaux et les îles et donc les pêcheries, communément appelées « écluses » ; celles qui étaient en amont du pont lui appartenaient en totalité (concordia du 28 mars 1190). L’administration de ces biens impliquaient la présence d’un personnel qualifié et d’équipements permanents. Aux fins d’entreposer les redevances en nature, une grange à dîmes fut édifiée non loin de la rivière sur laquelle s’effectuaient les transports de denrées, face à l’île de Tours qui, comme son nom l’indique, relevait de l’autorité de l’évêque. Les officiers chargés de les percevoir occupaient un hôtel tout proche (4, place Jeanne d’Arc). Entre la grange et l’hôtel fut aménagée une place, dite de la Parerie (actuelle Place Mirabeau), dont l’étymologie évoque la répartition à parité entre l’Église et le roi du produit des transactions qui s’y effectuaient.

 

 

Ancienne grange à dîmes dessinée par James Richard dans l’état où elle était jusqu’en 1920.

 

Au nord de la place, un couvent augustin, contigu à l’hôtel de l’évêché, est fondé par une bulle du pape Jean XXII en date de novembre 1334 et sa construction, contrariée par la Peste Noire et le début de la Guerre de Cent Ans (défaite du roi Jean II à Poitiers en 1356), ne débute qu’en 1359 et ne sera véritablement achevée qu’en 1445, date de la consécration de son église. Ces trois fondations, plus la Maison de la Charité et l’église Saint-Etienne, qui les prolongent au nord, donnent à ce faubourg de la ville un caractère éminemment religieux, qui s’accentuera encore lorsqu’il aura fait la jonction avec la collégiale de Saint-Mexme et son cloître, c’est-à-dire les différentes demeures occupées par ces chanoines qui n’étaient pas tenus à une vie commune en dehors des offices.

Pendant la seconde moitié du XVe siècle, au cours duquel le royaume n’eut plus à subir la présence de troupes ennemies, la ville de Chinon, tirant parti de ces conditions favorables, ne cessa de s’étendre vers l’est et la collégiale Saint-Mexme. Parmi les constructions les plus remarquables, il faut signaler les halles (emplacement de l’actuel l’Hôtel-de-ville), l’hôtel-Dieu et son cimetière (parking de la Brèche et place du théâtre, aujourd’hui, Place Hoffheim).

 

Hôtel-Dieu devenu théâtre municipal par James Richard (1966)

Ce bâtiment, propriété des Augustines, a servi d’hôpital jusqu’à la Révolution.

 

Par ailleurs, se développe une activité artisanale, dont des teintureries qui tirent parti de la présence abondante de l’eau, dans les cours intérieures, en retrait des façades sur rue (rue Jean-Jacques Rousseau). Ce faubourg, qui semble ne pas suivre un plan préalablement établi, à en juger par les ruelles tortueuses qu’elle conserve encore, contraste avec le quartier Saint-Etienne au plan rigoureux.

 

          Chinon, résidence royale (XVe siècle)

En 1413, le Duc d’Anjou conclut avec le roi Charles VI et la reine Isabeau de Bavière un accord de mariage entre sa fille Marie et le troisième fils du couple royal, Charles, comte de Ponthieu. La mère de Marie, Yolande d’Aragon, se charge d’élever le jeune prince en Anjou, auprès de sa fille. En 1415 et 1417 respectivement, les deux frères aînés du jeune Charles, le Dauphin Louis et son cadet Jean, meurent sans descendance. A l’âge de 14 ans, le prince se retrouve donc héritier du trône. Lorsque les Bourguignons se rendent maîtres de Paris (29 mai 1418), le nouveau Dauphin s’enfuit de la capitale et s’installe de façon permanente en Touraine (Tours, Amboise, Chinon et Loches) et Berry (Bourges et Mehun-sur-Yèvre). C’est de cette position de repli qu’il va gouverner la partie du territoire qui continue à lui prêter obéissance.

La reine de France reçoit à titre de douaire le duché de Touraine. Le château et la châtellenie de Chinon en fera toujours partie, excepté pendant une courte période entre 1425 et 1428. Pour cette raison et aussi à cause de la proximité de la ville avec son Anjou natal, Marie fera de la forteresse une de ses résidences de prédilection. Elle y fera réaliser des aménagements pour son confort et y mettra au monde plusieurs de ses enfants, dont le dernier, Charles (1446).

 

 

Marie d’Anjou, épouse de Charles VII, reine de France

 

En 1428, le Dauphin parvient à reprendre Chinon, que s’était approprié la duchesse de Guyenne, fille du duc de Bourgogne, et y installe la Cour. Cette année-là, il y réunit les États de langue d’oc et de langue d’oil qui lui accordèrent des subsides substantiels, de 500.000 et 400.000 livres tournois respectivement, mais qui exigèrent l’abandon de la politique de dévaluation de la monnaie qui avait prévalu jusque-là. La ville était directement concernée par ces mesures financières, étant donné que, de 1418 à 1442, elle posséda un atelier de frappe de monnaie, qui produisait, en particulier, les célèbres florettes.

Au mois de mars 1429, elle fut le théâtre d’un épisode célèbre de l’histoire de France. Une jeune fille originaire des confins de la Champagne et de la Lorraine, prénommée Jeanne et qui se fait appeler La Pucelle, se rend sur les bords de la Vienne avec une petite escorte pour solliciter une entrevue avec le Dauphin. Se prévalant de révélations qui lui auraient été faites miraculeusement, elle parvient à le persuader de se faire sacrer roi à Reims et de lever une armée pour délivrer Orléans. La rencontre entre Jeanne d’Arc et le Dauphin eut lieu dans le logis royal du château de Chinon. Jeanne séjourna dans la ville le temps nécessaire au déroulement de l’enquête dont elle fut l’objet. Elle y gagna de solides appuis : Yolande d’Aragon, le duc d’Alençon. Puis, elle prit la tête de l’armée chargée de libérer Orléans, assiégée par les troupes anglaises et bourguignonnes. C’est donc à Chinon que débuta la courte mais glorieuse destinée de Jeanne d’Arc ; en même temps s’écrivait une page glorieuse de l’histoire de la ville, dont le nom devint familier à tous les Français.

En 1433, toujours au château de Chinon, la reine Marie participe au complot ourdi par sa mère Yolande d’Aragon en vue d’expulser du Conseil du roi l’encombrant La Trémoille. Ce coup de force permet à la maison d’Anjou de recouvrer son influence à la Cour.

L’année 1444 marque le début du « règne » d’Agnès Sorel, première maîtresse officielle d’un roi de France. Elle est omniprésente, le roi ne pouvant supporter d’être éloigné d’elle. Elle intervient dans la distribution des places et des rentes, le plus souvent à son profit ou à ceux de ses parents et familiers. Elle se fait offrir de luxueuses parures, car c’est elle qui dicte la mode. La reine demeurant au château, le roi installe sa maîtresse en contre-bas, dans le manoir du Roberdeau, dans lequel il pouvait se rendre par un souterrain dont on devine encore l’entrée au pied de la Tour d’Argenton. Mais les murs de la forteresse devaient paraître trop austères aux deux amants, aussi préféraient-ils séjourner chez les seigneurs de Razilly, dans le Véron, à une lieue de Chinon, pour y organiser leurs fêtes. Le Pas du rocher périlleux ou Emprise du dragon y eut lieu, en juin 1446, en présence de la fine fleur de la chevalerie française : le roi René d’Anjou, le comte d’Eu, le comte de Foix, le duc d’Alençon, le comte de Tancarville, le comte de Nevers, le comte du Maine, le comte de Clermont, le comte d’Angoulême, etc. Agnès mourut très jeune et son « règne » ne dura que cinq années mais, grâce à elle, la Cour connut une période particulièrement fastueuse malgré l’état de guerre permanent que connaissait le royaume.

La Guerre de Cent Ans achevée (1453), Charles abandonne Chinon pour Paris et les châteaux du Berry pour lesquels il a une prédilection. Ses successeurs immédiats, Louis XI et Charles VIII, investissent d’autres lieux du Val de Loire (le Plessis à Montils-lès-Tours, Amboise, Loches) mais ne manquent pas de séjourner aux bords de la Vienne lorsque l’occasion se présente. Ce retrait de la Cour n’a pourtant pas d’incidence négative sur le développement de la ville ; celle-ci bénéficie encore de l’élan de la paix retrouvée et voit se multiplier les belles demeures de pierre, qui rivalisent désormais avec les maisons à pans de bois.

Le siècle s’achève en apothéose pour Chinon. Le 18 décembre 1498, le roi Louis XII y reçoit César Borgia, fils du pape Alexandre VI, qui vient lui remettre en mains propres l’annulation de son premier mariage afin de lui permettre d’épouser Anne, duchesse de Bretagne, veuve de son prédécesseur, Charles VIII.

 

Chinon aux Temps Modernes (XVIe-XVIIIe siècles)

François Rabelais

En 1484 ou 1494 (le doute subsiste), l’épouse d’un avocat du siège royal met au monde un enfant de sexe mâle, dans la maison de campagne qu’il possède dans le village de Seuilly, sur l’autre rive de la Vienne. Le fait est trop banal pour mériter qu’on s’y attarde. Mais il se trouve que la sécheresse sévit cruellement cette année-là, et que, faute d’eau, les hommes furent contraints de ne boire que du vin. On ignore si les enfants aussi furent réduits à cette extrémité. Toujours est-il que ce concours de circonstances extraordinaire donna naissance à un des plus grands génies de son temps, dont le nom et l’œuvre sont universellement connus et admirés.

 

Un rêve français | Cnap

Portrait de Rabelais par Eugène Delacroix, conservé au Musée de Chinon

 

François Rabelais ne s’est pas contenté de naître à La Devinière d’un père et d’une mère chinonais. Il a non seulement, à la façon des clercs de l’époque, mentionné ses origines géographiques, comme en témoigne l’ex-libris f. francisci Ralelaisi Chinonensis (« frère François Rabelais chinonais »), que l’on peut lire dans les volumes de sa bibliothèque, mais il a initié ses lecteurs aux subtilités de ce terroir. Quel meilleur guide, en effet, que ses écrits pour découvrir notre région, se familiariser avec les mœurs de ses habitants ? Qui, parmi les lecteurs de maître François, ne connaît les Caves Peintes à Chinon, le théâtre de la Guerre picrocholine (Lerné, Seuilly, La Roche-Clermault), la grotte de la Sibylle à Panzoult ou le site présumé de l’abbaye de Thélème, du côté de Rigny ? Mais, au-delà de cet aspect, plutôt anecdotique, Rabelais a eu le génie de transformer sa ville natale et sa contrée en un personnage littéraire et mythique, comme la littérature arthurienne l’avait fait avec la forêt de Brocéliande ou l’Ile d’Avalon, et comme le fera (à son imitation ?) Miguel de Cervantès, avec la Manche castillane. Grâce à lui, Chinon et sa contrée ont acquis une renommée universelle.

 

Un chef-lieu administratif et économique

Mérite-t-elle un tel honneur ? Disons qu’elle ne démérite pas et qu’elle assume dignement son statut de ville royale ainsi que le rôle qu’elle ne cessa d’exercer, du XIIIe au XVIIIe siècles, comme capitale administrative d’un territoire considérable.

En effet, jusqu’à la Révolution, qui, en unifiant l’administration à tout le pays, supprima de nombreuses institutions en même temps que les privilèges et la vénalité des charges, Chinon fut le siège de nombreux corps d’officiers. En 1544, le bailliage de Chinon devient autonome, après le démembrement de celui de Tours et la ville chef-lieu d’une circonscription qui regroupe une centaine de paroisses. Il est placé sous l’autorité d’un lieutenant et dispose de ses propres locaux. Le corps de ville est constitué par un maire et trois échevins. Leur principale mission est le maintien de l’ordre, mais ses prérogatives concernent aussi l’organisation de l’enseignement ; ainsi, le roi François II l’autorise, en 1578, à acquérir une maison située au-dessus du carroi Saint-Etienne pour y établir un Collège royal, institution qui retire la mission d’enseignement aux autorités ecclésiastiques pour la confier au pouvoir civil et qui perdurera jusqu’aux réformes de la Troisième République.

L’exercice de la justice mobilisait un personnel nombreux : lieutenant du bailliage, avocat du roi, procureur du roi, juge des affaires civiles et criminelles, juges des affaires spéciales, conseillers, greffiers, huissiers, procureurs notaires du roi, avocats. La justice fiscale relevait de l’élection ou circonscriptrion financière. Il y en avait six en Touraine et celle de Chinon couvrait un vaste territoire, de Thilouze et Saché à Langeais et Cinq-Mars, en passant par Sainte-Maure, Azay et La Haye. Elle était chargée de fixer l’impôt et de régler les litiges. Enfin, la Touraine étant pays de grande gabelle, Chinon était dotée d’un grenier à sel, dont la tâche première était de faire respecter une réglementation d’autant plus contraignante que le Poitou voisin en était dispensé et que les fraueurs étaient nombreux.

Le château était le siège de la juridiction militaire, qui y entretenait une garnison et aussi la prison. Par ailleurs, l’administration des Eaux et forêts veillait à l’entretien et à l’exploitation de la forêt domaniale et des nombreux cours d’eau navigables. Enfin, la jurisdiction ecclésiastique était confiée à un prêtre dépendant de l’arcevêché. Par ailleurs, chacune des cinq paroisses intra muros, Saint-Maurice, Saint-Jacques, Saint-Etienne, Saint-Mexme et Saint-Martin, ainsi que les deux paroisses extérieures, Saint-Louans et Notre-Dame de Parilly, avait son propre personnel ecclésiastique et autres, placé sous l’autorité du chefcier de Saint-Mexme. Quant au clergé régulier, il se composait de trois ordres masculins, Augustins, Franciscains et Capucins, et de cinq maisons féminines, Calvairiennes, qui auront la charge de l’hôpital de Saint-Michel (début du XVIIe siècle), Ursulines, Sœurs hospitalières de saint Augustin, Dames de l’union chrétienne et Sœurs de la Charité.

La présence d’un personnel administratif aussi nombreux, la circulation pécuniaire et la création d’emplois qu’elle entraînait assuraient à ses habitants un niveau de vie que les habitants des autres villes ou villages dépendant de sa juridiction devaient leur envier. Un témoignage de cette vitalité économique est fourni par les nombreuses cales dans lesquelles ont débarquait les denrées circulant sur la rivière, ainsi que la tenue d’un marché hebdomadaire et de deux foires annuelles, en avril et en octobre, qui furent instaurées au XIIIe siècle.

 

Au temps de guerres de religion

La ville aurait pu être fortement impliquée dans les Guerres de Religion, la forteresse présentant un intérêt stratégique de première importance pour les deux partis Pendant ces guerres, Chinon connut des concentrations de troupes catholiques et servit de prison au cardinal de Bourbon, après l’assassinat du duc de Guise sur l’ordre du roi Henri III. Malgré la proximité de places protestantes comme Loudun et Saumur, les Chinonais surent, cependant, rester en marge du conflit, ce qui n’était pas un mince exploit à une époque où chacun était tenu de se prononcer pour l’un des deux partis. Les Réformés avaient plus à craindre des agents du pouvoir royal que des catholiques chinonais, même s’ils eurent à subir quelques tracasseries. Chinon ne connut qu’un épisode difficile, en 1562, lorsque, comme plusieurs autres villes – Angers, Tours, Châtellerault, Saumur et Loudun -, elle fut prise par les Réformés qui, mettant à profit le fait que les garnisons aient abandonné momentanément leur poste, entendaient riposter au massacre de Wassy, perpétré par Henri de Guise. Ils occupèrent la ville du 24 mai au 11 juillet, en l’absence de son gouverneur, Tiercelin de la Roche du Maine, qui reprit la place, peu après, « à la veue d’une seule compagnie de gens d’armes » (Agrippa d’Aubigné, Mémoires), ce qui atteste du courage du marquis mais aussi de la faiblesse des Réformés, qui n’avaient réussi à s’emparer de la ville que par surprise.

En 1565, soit trois années après cet épisode, la reine Catherine de Médicis, ses enfants et la Cour, à l’occasion du célèbre voyage qu’ils réalisèrent à travers le royaume, firent étape en septembre à Marçay et à Lerné (au château de Chauvigny), puis, en novembre, à Bourgueil, Langeais et Amboise, mais pas à Chinon, comme s’ils avaient voulu éviter de le faire. Faut-il y voir une conséquence de l’épisode précédent ? Probablement plutôt, durent-ils se rendre à l’évidence qu’une pareille expédition serait dans l’impossibilité de pénétrer dans la ville. Faire emprunter, en venant de Loudun, le Pont à Nonnain à des carrosses, à de lourds chariots, à une foule de gens à cheval n’était pas envisageable. Il apparut plus commode de contourner aussi la rivière de Vienne par le nord, quitte à emprunter dès que possible la rive droite de la Loire de Nantes à Tours. Cet épisode témoigne assez bien de l’isolement dans lequel la topographie allait condamner la ville de Chinon jusqu’à ce que la muraille qui longeait la Vienne soit abattue et remplacée par les quais, dans la première moitié du XIXe siècle.

La communauté huguenote de la ville choisit de se dissoudre en 1565, ses membres préférant se rattacher au Temple de L’Ile-Bouchard, placé sous la protection des La Trémoille. Ils obtinrent, cependant, des autorités municipales, l’autorisation de fonder un cimetière dans la paroisse de Saint-Etienne, et, selon toutes les apparences, ne subirent pas de persécutions systématiques. Il n’y aura pas de massacres lors de la Saint-Barthélemy (1572).

L’ambition de Richelieu, ministre tout-puissant du roi Louis XIII, va modifier le destin de la ville en la retirant en partie à l’autorité royale. L’édification, dans l’ancien fief familial, d’un immense château et d’une cité attenante (actuelle ville de Richelieu) ayant vocation à accueillir l’administration du royaume conduit le cardinal à s’intéresser de près à Chinon. Il parvient à se faire remettre certains droits qui s’apparentent à une seigneurie sur la ville : droit d’exercer la justice ; possession du château ; droits honorifiques. La couronne se réserve, cependant, quelques charges et répond positivement à certaines requêtes du corps de ville et des officiers de justice, soucieux de préserver certaines prérogatives du statut ancien. Cet état de fait perdurera jusqu’à la Révolution.

Tandis que l’insatiable cardinal cherchait à augmenter encore sa fortune, notre bonne ville donnait naissance à un personnage attachant, malheureusement oublié. Claude Quillet est l’auteur d’un immortel chef-d’œuvre, la Callipédie ou la manière d’avoir de beaux enfants, long poème en vers latins, dans lequel il prétend démontrer « par quels moyens on se fait des héritiers d’une figure aimable ». Malheureusement notre bon Quillet était contrefait, ce qui inspira à une dame peu charitable ce mot cruel : « Quel dommage que sa mère n’ait pas lu son traité avant de le mettre au monde ! ». Alfred de Vigny, dans son roman historique Cinq-Mars, en fait le gouverneur du héros et le farouche ennemi du despotique cardinal.

 

Page de titre de la Callipégie de Claude Quillet,

Dans le domaine des arts, Chinon a eu quelques illustres enfants. Le musicien Pierre Tabart (1645-1716), maître de chapelle à la cathédrale de Meaux, a laissé plusieurs pièces de musique religieuse, dont le Requiem qui fut chanté lors des funérailles de Bossuet. Le plus célèbre de tous fut un mécène, Alexandre Le Riche de la Pouplinière (1693-1762), fils d’un receveur du grenier à sel de Chinon. Dans ses hôtels de Paris puis de Neuilly, ce fermier général accueillit et protégea des écrivains et artistes de renom, tels Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Quentin de La Tour et Van Loo. Grand amateur de musique, il entretenait un orchestre et soutint activement Jean-Philippe Rameau, au point de le loger dans son propre hôtel, ainsi que François-Joseph Gossec.

 

Chinon pendant la Révolution

La Révolution fut favorablement accueillie à Chinon. C’est alors une ville de quelque 5.500 habitants dont la population entend profiter de la réforme politique et administrative en cours et se défaire de l’autorité des ducs de Richelieu. Cette volonté, trop longtemps contrainte, donne lieu au début à de nombreuses émeutes que les autorités ne peuvent réprimer. Pendant toute la durée de la Révolution, la ville partage les grands élans révolutionnaires, s’associant aux événements symboliques principaux : fêtes révolutionnaires ; création de sociétés populaires. Les Chinonais adoptent pendant ces années un républicanisme sincère mais modéré et se montrent soucieux de ne pas créer de fossé entre les divers partis, idéologie et comportement qui ne se sont jamais démentis au cours de sa longue histoire. Ce trait de caractère les conduisit à quelques regrettables compromissions ; ainsi ne surent-ils pas éviter le sort tragique que connut un convoi de suspects saumurois, lesquels furent massacrés par leurs gardiens sur le territoire de la commune.

Gravure de Chinon réalisée en 1772, dans une reproduction de 1792.

Le graveur n’a pas représenté l’île de Tours, en amont du pont.

 

Au moment le plus fort de la Guerre de Vendée, Chinon constituait la base républicaine avancée face aux troupes monarchistes. C’est pourquoi le conventionnel Tallien s’y installa. L’armée dite « de Chinon » compta jusqu’à 15000 soldats, placés sous le commandement d’un général de trente ans, Gabriel Venance Rey. Le 19 mai 1793, cette armée rejoignit le Maine-et-Loire et laissa la ville sans défenses. Aussi, le 12 juin, après la chute de Saumur, Chinon fut investie par une troupe de combattants vendéens mal vêtus et mal équipés. Les envahisseurs se retirèrent, vingt-quatre heures plus tard, sans commettre la moindre exaction, mais en emportant toutes les armes et provisions qu’ils purent trouver ou extorquer aux autorités et aux habitants. Leur chef profita de cette incursion pour se rendre chez sa cousine, comtesse de La Mothe-Baracé, au château du Coudray-Montpensier à Seuilly.

Pendant la Terreur, les tribunaux de Paris et d’Angers condamnèrent à mort et firent exécuter huit Chinonais, dont l’avocat Poirier de Beauvais. Dans la ville-même, il n’y eut qu’une seule exécution, celle d’un soldat volontaire appelé Jacques Payelle, accusé d’avoir crié « Vive le Roi ! A bas la République ! ».

 

Époque contemporaine (XIXe-XX siècles)

Pendant tout le xixe siècle, Chinon, paisible chef-lieu d’un arrondissement rural, semble vivre en marge de l’histoire. La ville n’a pas connu de grands événements mais elle ne manque pas pour autant de dynamisme, si l’on en juge par les transformations considérables qu’elle a connues. La destruction des murailles médiévales a permis la création des quais, qui dévient la circulation hors de la ville-fort et offrent un espace pour de nouvelles habitations ouvertes au midi. Une ancienne prairie, sur laquelle Jeanne d’Arc se serait entraînée à la joute avec le duc d’Alençon, a été transformée en mail, puis en jardin, enfin en champ de foire (Place Jeanne d’Arc).

Place Jeanne d’Arc, avec la statue de la Pucelle, la gendarmerie et la prison ; en arrière-plan, la gare et le pont Eiffel du chemin de fer qui desservait trois destinations sur la rive gauche de la Vienne (Les Sables d’Olonne, Richelieu et Nouâtre).

 

Le long de cette place est édifiée une caserne de gendarmerie dotée d’une prison, avec, non loin de là, aussi la maison-close, équipement inévitable dans toute ville de quelque importance. Au bout de l’avenue, la gare du chemin de fer est inaugurée en 1875. Enfin, sont érigées deux statues monumentales, celle de Rabelais (1882) et celle de Jeanne d’Arc (1893). Moins visible mais tout aussi essentiel est le traitement du bâti ancien : élargissement de la rue Rabelais, alignements des façades et, surtout, protection des édifices les plus remarquables, auxquels de bonnes âmes, au nom de la modernité, auraient bien aimé faire subir le sort du château et du Fort Saint-Georges qui, eux, restèrent, pendant toute cette période, à l’état de ruines.

La proclamation de la Troisième République ne laissa pas les Chinonais indifférents et réveilla les passions. Ils renouèrent avec le débat politique, confisqué sous le Second Empire, et les républicains finissent par l’emporter sur les monarchistes. Il reste certains signes de ces débats. Ainsi, « le baptême laïque auquel la pauvre ville a dû se prêter », dont se plaint René Boylesve (Le Jardin de la France), a multiplié les noms de rue à consonance révolutionnaire : les trois tronçons de la Rue Haute célèbrent successivement Voltaire, Rousseau et Diderot ; Hoche et Marceau montent parallèlement vers Saint-Mexme ; la Parerie est devenue Place Mirabeau ; la rue Beaurepaire, du nom du vaillant défenseur de Verdun (1792), longe au sud la nef de l’église Saint-Maurice ; le quai Danton fait face à la ville sur la rive gauche. De même, il y eut débat pour savoir qui de Rabelais ou de Jeanne d’Arc serait honoré le premier par une statue. Le « grand satirique du XVIe siècle » fut choisi contre l’avis des tenants de Jeanne et, comble d’ironie, l’inauguration de la statue de cette dernière, célébrée par les autorités républicaines, sera boudée par le député local monarchiste et par ses partisans.

Les années cinquante et soixante du XXe siècle marquent un tournant décisif dont les effets sont encore perceptibles aujourd’hui.

Les Américains installent en 1951 aux portes de la ville, dans la forêt de Saint-Benoît-la-Forêt, un camp militaire (Chinon Engineer Depot) couplé à un vaste hôpital chargé de soigner les soldats en garnison dans toute l’Europe. Cette initiative bouleverse les habitudes locales. Elle crée un millier d’emplois, ce que la population apprécie.

 

 

Hôpital américain, sur la commune de Saint-Benoît-la-Forêt, site sur lequel ont été édifiés l’actuel hôpital de Chinon et la clinique Jeanne d’Arc.

 

Mais l’implantation du jour au lendemain de 1500 officiers et soldats américains introduit brutalement un corps étranger dans un organisme qui n’y était pas préparé. On s’offusque de la façon dont on traite la forêt, à coup de bulldozers, pour y construire le camp, ses bâtiments, ses allées pavées ; on déplore quelques incendies que ces aménagements menés à la hussarde ont provoqués. Ce n’était pas une armée en guerre, ni non plus une armée en goguette ; cependant, un personnel bien payé et formé très majoritairement d’hommes célibataires fait nécessairement naître quelques préventions contre lui. Certains chinonais gardent encore le souvenir de ces cafés du centre-ville qui étaient réservés aux consommateurs yankees, surtout les jours de solde (pay day), des tournées de la Military Police, crainte autant par la jeunesse locale que par les soldats américains. Ils voyaient, en outre, d’un mauvais œil certaines de leurs jeunes concitoyennes céder au charme de ces nouveaux venus, au point de les épouser et d’aller fonder une famille outre-Atlantique. Mais la jeunesse chinonaise de l’époque se souvient aussi avec nostalgie des cigarettes et des disques de jazz qu’elle parvenait à se procurer, plus ou moins légalement, à la cantine du camp, le fameux PX. Les militaires américains occupent le camp jusqu’en février 1967, lorsque le général De Gaulle décide de retirer la France de l’OTAN. Avant d’abandonner les lieux, ils détruisent l’essentiel des bâtiments qu’ils avaient construits, à l’exception de ceux de l’hôpital militaire. C’est dans ses locaux que l’hôpital de Chinon, jusqu’alors situé dans le couvent Saint-Michel, fut transféré après sa destruction partielle par un incendie en avril 1980.

Le principe d’un centre de production d’électricité est arrêté en 1954 et le site d’Avoine, à 7 kms de Chinon sur la rive gauche de la Loire, retenu en 1955.

 

Aux bords de la Loire, les trois premiers réacteurs de la Centrale nucléaire d’Avoine dans les années 1980.

En arrière-plan, « la Boule », qui cesse de produire de l’électricité en 1973.

 

La centrale commence à fonctionner en 1963. Dans un premier temps, cette initiative est accueillie favorablement, au point que certains viticulteurs n’hésitent pas à reproduire son image sur leurs étiquettes. Ce centre d’abord expérimental (la fameuse orange) est devenu peu à peu, au fils des tranches successives, un lieu de production permanent et emploie directement 1350 personnes. La réflexion écologique aidant, l’opinion des populations a évolué et cherche à concilier, selon un principe de prudence bien chinonais, la prise en considération d’un impact économique bénéfique, l’inquiétude latente devant certains effets supposés sur l’environnement et la santé, et le refus d’une certaine opacité dans le fonctionnement d’une énorme machine qui échappe aux non-spécialistes.

Chinon est une des premières villes de France à avoir bénéficié des dispositions de la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés (4 août 1962). Les premiers travaux ont porté sur le Grand Carroi. Depuis, beaucoup de bâtiments anciens ont été restaurés par leurs propriétaires. L’image que présente la ville aujourd’hui est largement tributaire de ce phénomène.

 

Conclusion

Au 88 de la Rue Haute, est né et a vécu un des plus illustres chinonais, Eugène Pépin (1887-1988). Ce fils de commissaire-priseur fit des études de Droit et soutint en 1911 une Thèse sur Les basse et haute foreszt de Chinon, qui fait encore autorité. Pendant la Première Guerre Mondiale, il expérimenta le procédé de photographie aérienne, mis au point par le Professeur Poivillier, qui contribua à révéler à l’Etat-major allié les mouvements des troupes allemandes, ce qui entraîna la riposte des Taxis de la Marne. On a conservé une photo de lui, prise en 1919 dans la Galerie des Glaces lors de la signature du Traité de Versailles, alors qu’il présente un document à la signature d’un plénipotentiaire français. Démobilisé, il se spécialisa dans le Droit aérien mais vivra assez longtemps pour s’intéresser aussi de près au Droit spatial, ce qui fit de lui le Directeur de l’Institut international de droit aérien et spatial de l’Université de Mac Gill, au Canada, avant d’être le Président de l’Institut International de Droit de l’Espace. Cet homme, d’une longévité certes exceptionnelle, était donc passé de l’ère de la traction hippomobile à celle des fusées, et avait su s’adapter à chaque innovation. Lorsqu’il se rendait de Chinon au siège des instances internationales dont il était membre, il traversait à pied sa ville natale médiévale, prenait une micheline à la gare de Chinon, un train moderne pour aller de Tours à Paris, puis l’avion pour se rendre au bout du monde.

Cette vie extraordinaire tend à prouver qu’à Chinon, le temps ne s’écoule pas comme ailleurs. Ici, l’hier côtoie l’aujourd’hui et lui donne du sens. Où que l’on aille, le regard du visiteur rencontre un objet hérité d’un passé parfois lointain, qui le met à l’abri de manifestations d’une modernité agressive. Rien de plus salutaire qu’une cure de Chinon pour prendre la mesure exacte du monde et ne pas se lancer dans un avenir incertain sans s’être assuré de solides arrières.

 

Bibliographie succincte

– Andrault-Schmitt, Claude, « Chinon, église Saint-Maurice », Société française d’archéologie, Congrès archéologique de France, 155e session, 1997, Touraine, p. 281-299.

– Carré de Busserolle, J.-X., Dictionnaire géographique, historique et biographique d’Indre-et-Loire et de l’ancienne province de Touraine, Tours, 1878.

– Cougny, Gustave de, Chinon et ses environs, Tours, Imprimerie A. Mame et fils, 1898.

– Dufaÿ, Bruno, La forteresse et la ville, projet collectif de recherche, sous la direction de…, Rapports d’activité correspondant à l’autorisation PCR 07/0224. Tours, Conseil Général d’Indre-et-Loire, Service de l’Archéologie du Département d’Indre-et-Loire.

– Izarra, François de, La Vienne à Chinon de 1760 à nos jours. Évolution d’un paysage fluvial. Combleux, Éditions Loire et terroirs, 2007.

– Pépin, Eugène, Histoire de Touraine, Paris, Ancienne librairie Furne Boivin & Cie éditeurs, 1935.

– Richault, Gabriel, Histoire de Chinon, Paris, Éd. Jouve, 1926 [reproduction fac-similé de l’Office d’édition du livre d’histoire, Paris, 1997, avec une préface de M. Garcia].

Note sur le Parchemin de Chinon (1308)

Note sur le Parchemin de Chinon

Le Parchemin de Chinon

 

On désigne sous ce nom le document authentique, conservé dans les Archives secrètes du Vatican, qui reproduit l’interrogatoire conduit par trois cardinaux commis à cet effet par le pape Clément V, auquel furent soumis, dans le château de Chinon, le Grand-Maître de l’ordre du Temple, Jacques de Molay, et quatre autres hauts dignitaires : le Précepteur d’Outre-Mer, Raimbaud de Caromb ; le Précepteur de France, Hugues de Pairaud ; le Précepteur d’Aquitaine et Poitou, Geoffroi de Gonneville ; le Précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnay. Ce document a été découvert et publié en 2001 par Barbara Frale[1].

 

Rappel des faits

Après l’arrestation des membres de l’ordre à travers tout le royaume, le 13 octobre 1307, et les premiers interrogatoires menés par le tribunal de l’inquisition de Paris, le tout à son instigation, le roi Philippe le Bel avait accepté, pour calmer l’irritation du pape, fâché d’une initiative qui le privait de ses prérogatives les plus élémentaires, de faire conduire devant la Curie à Poitiers un groupe de soixante-douze Templiers à des fins d’enquête[2]. Pendant leur transfert, sous prétexte de ménager leur santé jugée chancelante, le roi fit retenir dans la forteresse de Chinon les cinq dignitaires. Il espérait ainsi probablement se donner un prétexte pour dénoncer la procédure : au cas où le pape déciderait d’absoudre les Templiers envoyés devant lui, l’absence du Grand-Maître était susceptible de rendre discutable toute initiative allant dans ce sens. Ils restèrent emprisonnés au château de juin à août 1308.

Le pape décida de contourner la manœuvre en envoyant sur place, à Chinon, trois cardinaux chargés d’interroger secrètement les prisonniers, de leur accorder l’absolution de leurs péchés et de les réintégrer dans le sein de l’Église, ce qui fut fait du 17 au 20 août 1308.

Cette initiative constitue la manifestation la plus éclatante de la volonté du pape Clément V de s’opposer aux agissements de Philippe le Bel dans le long conflit qui opposait l’Église et le roi de France depuis le pontificat de Boniface VIII. Il n’ira jamais aussi loin dans ce sens ; bien au contraire, par la suite, il ne cessera de céder devant les menaces du roi, tout en veillant à préserver l’apparence d’un pouvoir indépendant.

 

Les sources

On ne possédait sur cet interrogatoire de Chinon que le témoignage, sujet à caution, d’un compte rendu rédigé par Guillaume d’Étampes, fonctionnaire royal. Le document authentique conservé dans les Archives du Vatican, outre qu’il est beaucoup plus détaillé, replace la démarche dans son vrai cadre juridique, celui d’une confession de fautes qui, en aucun moment, ne sont taxées d’hérésie, alors que les accusations du roi se basent exclusivement sur ce motif.

 

Intérêt du document

Pour les érudits : il rétablit une vérité mise à mal par la documentation jusqu’alors conservée. Il relance sur de nouvelles bases la recherche sur l’histoire de la fin de l’ordre, mais aussi sur le conflit qui opposa, pendant tout son règne, Philippe le Bel à l’Église[3].

Pour le grand public : il situe dans la forteresse de Chinon un épisode crucial de cette histoire qui continue à passionner beaucoup de monde (non sans excès parfois)[4].

 

Exploitation possible

Songer aux érudits, qui seraient sans doute déçus de ne pas trouver une évocation de ces événements dans le cadre où ils ont eu lieu. À en juger par certaines approximations de l’ouvrage de Barbara Frale, on aurait aussi l’occasion de rétablir à leur intention l’exactitude de certains détails[5].

Pour le grand public, il ne faut pas manquer l’occasion de préciser des faits avérés, afin de combattre certaines tendances à la manipulation historique : organisation du Temple, à travers la qualité des quatre dignitaires emprisonnés ; identification et signification des graffiti de la tour du Coudray ; relations entre la papauté et la royauté à cette époque ; justice ecclésiastique /vs/ justice civile ; présence du pape à Bordeaux et Poitiers avant son installation dans le Comtat-Venaissin[6] ; etc.

 

À titre personnel, je souhaiterais que l’on profite de l’occasion pour essayer de reconstituer, même à titre d’hypothèse, l’état de la forteresse à l’époque, et de tenter de préciser les différents lieux : chambres dans lesquelles résidèrent les commissaires du pape ; salles de l’interrogatoire ; cachots ; logements réservés à la garnison ; etc.

On peut se demander aussi où furent logés les cardinaux pendant les quatre jours d’interrogatoire[7].

27 août 2008

 

Depuis l’époque où j’ai rédigé cette note, la connaissance du site et du bâti a énormément progressé. Marie-Ève Schaeffer, responsable de la forteresse de Chinon, revient sur ces différents sujets, dont elle réactualise l’approche, dans un article intitulé Jacques de Molay et le parchemin de Chinon. Le destin du 22e & dernier grand maître de l’ordre du Temple s’est-il joué à la forteresse de Chinon ?, publié dans le Bulletin de la Société d’Histoire de Chinon, Vienne et Loire (2014).



[1] Le Conseil départemental d’Indre-et-Loire a acquis par souscription le volume contenant une reproduction fac-similé du document papal (p. 55-61) : Processus Contra Templarios. Archivo Segreto Vaticano, Citta Del Vaticano, 251 p., mai 2007. ISBN 978-88-85042-52-0. Exemplaire numéroté 290/799.

[2] Dans ce groupe, il n’y avait aucun dignitaire et, en revanche, beaucoup de Templiers exclus de l’Ordre et qui y avaient été réintégrés pour servir les desseins du roi.

[3] Rappelons que le petit-fils de saint Louis s’était érigé en défenseur de l’orthodoxie religieuse, au point d’exiger la mise en accusation de Boniface VIII et de mettre sous tutelle la papauté. De plus, son intention était d’unifier Templiers et Hospitaliers en un seul ordre, dont lui ou un de ses fils aurait été le chef.

[4] Il me souvient que Raymond Mauny et Bernard Terray, président et conservateur des Amis du Vieux Chinon, soupçonnaient un intrus, sous prétexte de relever les empreintes de la Tour du Coudray, d’en avoir modifié et ajouté quelques nouvelles. Désormais, les graffiti sont protégés par une plaque de verre.

[5] Contrairement à ce qu’elle affirme, le château de Chinon n’est pas sur la Loire, ni non plus au 2/3 de la distance qui sépare Paris de Poitiers.

[6] Récemment élu (1305), le nouveau pape, Bertrand de Got, seigneur gascon et archevêque de Bordeaux, continue à résider dans son ancien siège.

[7] Les interrogatoires se sont déroulés les 17, 19 et 20 août (pour Jacques de Molay).

Correspondance avec Olivier Biaggini, 1999-2021

Olivier Biaggini et moi nous sommes connus l’année où il préparait sa Licence d’Espagnol à l’UFR d’Études ibériques et Latino-américaines de l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, dont les locaux se trouvaient rue Censier. Pour évoquer les circonstances de cette rencontre et ses travaux ultérieurs que j’eus le bonheur de diriger, je préfère m’en remettre à la mémoire d’Olivier, qui a bien voulu rédiger le résumé ci-dessous.

 

Élève en Première année à l’École Normale Supérieure de Fontenay – Saint-Cloud en 1989-1990, j’ai suivi les cours de Licence de l’UFR d’Études ibériques et latino-américaines de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Dans mon parcours, j’avais opté pour une UV destinée aux étudiants souhaitant s’orienter vers les concours de l’enseignement. Cette UV comprenait un enseignement de littérature médiévale, assuré par Michel Garcia et consacré, cette année-là, au thème de la mort dans les textes poétiques castillans. En 1990-1991, je décide d’entreprendre une Maîtrise, sous la direction du Professeur qui m’a fait découvrir le domaine médiéval : mon mémoire s’intitule Le Lucidario castillan à travers l’étude du ms. 101 de la Real Academia de la Historia de Madrid (réalisé à Madrid, Salamanque et Paris ; soutenu en septembre 1991). Après une année consacrée à la préparation à l’agrégation externe d’espagnol, pendant laquelle j’ai suivi, à la Sorbonne Nouvelle, le cours de Michel Garcia consacré à La Célestine, œuvre alors inscrite au programme du concours, je retrouve mon directeur de recherche, en 1992-1993, pour mon année de DEA (première année de Thèse) : je soutiens mon mémoire principal, intitulé L’écriture féminine en Castille au XVe siècle : Teresa de Cartagena, en septembre 1993. Entre 1993 et 1999, années de recherche interrompues, en 1994-1995, par seize mois de mission de coopération à l’Ambassade de France en Espagne (au titre du Service national), je mène des recherches de Doctorat sous sa direction. Il m’a proposé un sujet qui a d’emblée suscité mon intérêt : la notion d’auctoritas. Centré dans un premier temps sur du XVe siècle, le corpus évolue et finit par se déplacer vers le mester de clerecía du XIIIe siècle. La thèse, finalement intitulée L’auctoritas en Castille au XIIIe siècle : l’exemple de Gonzalo de Berceo, est réalisée d’abord à Madrid et ensuite à Paris, alors que j’exerce les fonctions d’Allocataire Moniteur Normalien (1995-1998), puis d’Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (1998-1999) à la Sorbonne Nouvelle. Elle est soutenue le 8 janvier 1999. Depuis septembre 1999, je suis Maître de conférences en littérature et civilisation hispaniques médiévales dans cette même université. En 2009-2010, j’ai été membre de l’École des hautes études hispaniques et ibériques de la Casa de Velázquez de Madrid.

 

Flayosc, le 25 août 1999

Cher Michel,

Je pense au compte rendu que vous m’avez demandé sur Las éticas del exemplum de cette Eloisa Palafox (Université de México), livre très intéressant et qui rejoint mes préoccupations, puisqu’il conclut sur la notion d’autorité (même si je ne partage pas toutes ses analyses).

Septembre, à Paris, sera consacré au remaniement de ma Thèse [L’auctoritas en Castille au XIIIe siècle : l’exemple de Gonzalo de Berceo, soutenue le 8 janvier 1999], en vue de cette possible publication aux CLHM (Cahiers de Littérature Hispanique Médiévale) dont m’a parlé Georges Martin. Il va falloir trancher dans le vif, ce qui n’est sans doute pas si facile. À ce propos, j’ai décidé de ne pas aller à Santander, malgré le grand intérêt du colloque : mes pérégrinations suédoises m’ont laissé sur la paille et je ne suis pas certain d’être payé dès la fin du mois de septembre (je suis même certain du contraire, d’après le Ministère).

Olivier

 

Paris, le 28 mars 2003

Cher Michel,

Je sais que vous consacrez encore beaucoup de temps à vos activités habituelles (ah ! les Amis du Vieux Chinon !), sans compter les travaux hispaniques récemment engagés. Au fait, où en est votre Poncella ?

Quant à moi, j’ai reçu, ces derniers temps, les Actes de quelques rencontres auxquelles j’ai participé et vous adresse ci-joint deux tirés-à-part.

Dans l’avenir immédiat, j’ai décidé de laisser reposer quelque peu le mester de clerecia et commencer un nouveau cycle de recherches sur la fiction (non seulement à partir d’œuvres de littérature sapientielle, mais aussi, à plus long terme, la fiction telle qu’elle était utilisée par des textes historiques… au même titre que les autorités). Je sens que je vais tôt ou tard croiser le chemin d’un certain don Juan Manuel : vous vous rappelez quelle place de choix il occupait dans un de mes premiers projets de thèse, assez utopique comme il se doit. Il faut coire que je n’ai pas renoncé à étudier les textes de l’Infant, bien que j’aie l’impression trop souvent qu’ils ont une fâcheuse tendance à me glisser entre les doigts…

Olivier

 

L’Olive, le 30 juin 2005

Cher Olivier,

J’ai enfin eu le temps de lire ton article [« Quelques enjeux de l’exemplarité dans le Calila e Dimna et le Sendebar », Cahiers de narratologie, 12 (2005), publication en ligne : http://narratologie.revues.org/28]. J’en ai retiré, comme toujours, un grand plaisir. Tu sais donner des clefs lecture sans pour autant appauvrir les textes auxquels tu t’intéresses ; au contraire, tu les enrichis en les dotant de dimensions insoupçonnées. Le rapprochement que tu effectues entre les trois contes est très excitant. Il a pour première vertu de montrer que l’on n’épuise pas la portée de ces apologues en leur affectant une seule signification, mais que la lecture doit se faire à plusieurs niveaux -cela, on le savait-, mais surtout dans un contexte rendu sans cesse plus complexe au fur et à mesure qu’on reconnait des pratiques allégoriques (métaphoriques ?) de transfert entre les différents récits. Ce qui est central dans ta démonstration, c’est, bien évidemment, la notion d’instabilité. Je partage ce point de vue, à ceci près que je lui préférai peut-être celle de « plasticité » (je ne sais si le terme est bien choisi), dans le sens où ces apologues sont aptes à s’adapter à un nombre quasi infini de situations (j’exagère peut-être), bref qu’on peut leur faire dire à peu près ce que l’on veut. Il est étrange, à y réfléchir, que l’homme se soit doté en premier (si l’on veut bien admettre que le conte est une des premières et sans doute la plus universelle manifestation de la littérature) d’un genre qui s’apparente plus au système, à l’outil, bref au modèle mathématique, qu’à une praxis à signification unique. La raison en est sûrement que la morale n’avait pas atteint le degré de rigidité qu’elle connaîtrait plus tard, dans les monothéismes, qu’elle admettait l’interprétation, une certaine relativité dans la vérité (qui était loin d’être établie). Au fond, ces pratiques littéraires sont une transposition métaphorique des modalités toujours ouvertes de la morale. La seule exigence incontournable était que le rapport d’interlocution fût sans faille, c’est-à-dire que l’interlocuteur passif fût toujours disposé à entendre ce que l’on avait à lui dire. C’est le seul a priori de ce type de littérature et, sans doute, sa seule limite, si l’on veut bien admettre que la surdité à l’autre est la chose du monde la mieux partagée par tous les humains. Mais peut-être en allait-il autrement dans l’Inde ancienne.

Nous pourrions parler encore longtemps, mais j’ai eu une longue journée : pardonne-moi.

Amitiés, Michel

PS. Connais-tu la communication que je fis à La Corogne sur le Calila ? Mon regard était certes différent, mais puisque tu t’intéresses à l’apologue…

 

Paris, le 2 juillet 2005

Cher Michel,

Un grand merci, vraiment, pour votre lecture attentive et pour vos commentaires. Le terme de « plasticité » me plaît bien à moi aussi pour caractériser le système de lectures plurielles qu’offrent certains de ces contes orientaux. Vos remarques m’incitent à pousser plus loin la réflexion, ce que j’essaierai de faire à Lyon en décembre. Carlos organise une journée d’études sur l’hétérogénéité de l’œuvre médiévale : je remettrai ces questions sur le tapis, à partir des recueils orientaux, mais aussi du Conde Lucanor. L’idée que le système dépende avant tout d’une énonciation plus que d’un énoncé (et donc, comme vous le dites si bien, de la présence d’un interlocuteur, même passif) est fondamentale à mon sens : des collègues linguistes pourraient peut-être m’aider à approfondir l’analyse de ce point, qui fonde la morale toute pragmatique transmise par ces textes, une morale qui n’est pas réductible à des préceptes ni à aucune formulation verbale. Don Juan Manuel (DJM) le savait bien, qui avait prévu l’inclusion d’une miniature à la fin de chaque conte du Lucanor : l’image devait sans doute moins jouer un rôle illustratif qu’un rôle de confirmation par l’évidence visuelle (un sceau d’autorité). Les vers finaux, eux aussi, comptent moins par leur contenu et leur qualité expressive (DJM était un bien piètre versificateur) que par la validation qu’ils prétendent apporter : c’est parce que DJM a trouvé que l’exemple était bon (comme s’il n’en était pas l’auteur) qu’il a écrit les vers pour en ratifier la pertinence. L’effet de vérité provient alors, moins des mots eux-mêmes que de l’agencement de plusieurs pièces qui viennent providentiellement se corroborer les unes les autres sous l’autorité de DJM. Au fond, je n’ai pas quitté ma réflexion sur l’auctoritas, mais je l’envisage à présent d’un tout autre point de vue. J’espère que cela débouchera sur quelque chose de constructif. Je suis encore dans une phase d’exploration des exempla, mais peut-être est-ce là le début de mes recherches pour une future habilitation (à laquelle je pense sans y penser). À ce titre, le travail sur le LBA l’année prochaine arrive à point nommé (Jean-Pierre s’occupera du CG et moi du TD) : cela me permettra de faire une transition du mester de clerecía vers les narrations exemplaires. Je crois qu’il reste beaucoup à dire sur les exempla castillans, mais il me faut prendre connaissance de toute la bibliographie que j’ignore. Tout cela pour dire que je serais ravi de pouvoir lire votre communication de La Corogne sur le Calila !

J’espère que l’été a bien commencé pour vous. De mon côté, je suis presque en vacances : lundi devrait être ma dernière journée à la fac. J’enchaînerai, dans les jours qui viennent, avec l’harmonisation des premiers articles du dictionnaire qui viennent de me parvenir, tout en commençant un petit débroussaillage du LBA qui, ma foi, s’annonce fort agréable.

Amitiés.

Olivier 

 

L’Olive, le 3 juillet 2005

Mon cher Olivier,

Je te suis bien dans ton raisonnement sur DJM, à ceci près que tu ne devrais peut-être pas limiter ta réflexion aux seules illustrations et sentences versifiées des apologues, mais l’élargir aux trois (voire quatre) livres suivants, ceux des sentences proprement dites. Je serais curieux de savoir comment tu caractérises cette démarche qui prétend, malgré tout, énoncer des préceptes moraux hors de tout contexte narratif, et donc avec une valeur ‘absolue’.

Comme promis, je te transmets le texte de ma communication de La Corogne, non sans te rappeler qu’elle fut prononcée dans un congrès dit de Los Jóvenes Filólogos, et qu’elle était, par conséquent, nécessairement assez éloignée de ta démarche actuelle. (De la mienne aussi, d’ailleurs, mais tu sais que j’ai toujours aimé expérimenter dans des domaines qui ne me sont pas forcément familiers). Cependant, la deuxième partie est susceptible de répondre mieux à ton attente.

J’attends avec intérêt le fruit de tes réflexions. M’en réserveras-tu la primeur ou devrai-je attendre que la Journée de Carlos soit passée ?

Profite de tes vacances. Amitiés, Michel

 

Paris, le 8 juillet 2005

Cher Michel,

J’ai lu avec grand intérêt et grand profit votre article de La Corogne. Il est d’une précision chirurgicale et la démonstration a quelque chose de mathématique. Bien que mon expérience soit très limitée en la matière, je crois moi aussi qu’il est toujours plus utile et fructueux d’interroger le texte tel qu’il est plutôt que de chercher à tout prix à corriger ses leçons, car ses « erreurs » l’individualisent et sont la marque la plus nette du processus d’écriture qui l’a produit (surtout, comme c’est le cas ici, lorsqu’il y a adaptation ou traduction d’une source unique). Votre développement sur « sauana » me fait songer au profit qu’il y aurait à travailler avec un arabisant pour pleinement apprécier le degré d’originalité de la version castillane. Et, surtout, je suis conquis par votre raisonnement sur le procès de Dimna qui montre cette hésitation entre le besoin de cohérence narrative et le désir de respecter les principes ou les usages juridiques en vigueur en Castille. Vous avez raison de souligner que, dès la version d’Ibn al-Muqaffa, la logique juridique n’est pas claire et que la sentence vient confirmer une conviction déjà faite, comme si les efforts rhétoriques de Dimna (pourtant efficaces contre le sanglier cuisinier et irréfutables en eux-mêmes) ne pouvaient être contrés que par la répression judiciaire (qui par moments s’apparente plus à la force qu’au droit rationnel, me semble-t-il). Ne serait-ce pas une confirmation en creux de l’extraordinaire efficacité argumentative des contes ? Car, pour confondre le conteur (Dimna est le seul à raconter des apologues dans ce chapitre), il faut le faire taire, par le droit ou par la force déguisée en droit. C’est aussi le sort de la femme du roi dans le Sendebar. À l’issue de quel procès ? À partir de quelle preuve décisive qui viendrait rompre la succession des contes ? Les contes de l’Infant ne s’attaquent pas au discours de la femme, pas plus que le procès de Dimna ne cherche à contrer sa parole, mais ils manifestent seulement la légitimité de celui qui parle avec autorité et nient, chez l’autre, toute légitimité à faire usage de la parole. L’énonciation vaut tout là où les énoncés sont indécidables ‑car tous également recevables- (Sendebar) ou carrément irréfutables (Calila). Dans le Calila, l’énonciation du roi-juge, pourtant peu respectueux d’une quelconque ordo juridique, écrase in fine les efforts rhétoriques de Dimna. La raison du plus fort est toujours la meilleure, mais cela n’enlève rien, au contraire, à la valeur du discours exemplaire : les contes sont si forts dans le champ de la parole que, pour les réfuter, il faut sortir de ce champ et couper le sifflet au savant discoureur. Votre article va sans doute apporter de l’eau à mon moulin. Pourriez-vous me donner ses références pour que je le cite dans mes futurs travaux ?

Un grand merci.

Amitiés,

Olivier

 

Paris, le 15 septembre 2005

Cher Michel,

Voilà septembre et j’ai repris depuis quelque temps déjà le chemin des écoliers ! J’espère que vous avez passé un excellent été et que tout le monde va bien.

J’ai appris avec plaisir par la liste des correspondants de Carlos, dans son message concernant la rencontre de Lyon sur l’hétérogénéité du texte, que vous y participiez. Je serai heureux de vous retrouver dans ce contexte tout à la fois universitaire et amical. Je me dis qu’il n’y a pas eu tant de colloques où nous parlions tous les deux (peut-être seulement ceux de Toulouse sur la translatio et celui de Caen sur le rêve ?… ou est-ce moi qui rêve ?) Dans la lignée des interrogations que je vous avais exposées, je pense présenter quelque chose sur le Conde Lucanor (c’est la première fois que je m’attaque à ce monstre sacré et il y aura d’autres monstres sacrés parmi les participants, ce qui est loin de me rassurer). Comme la plupart des intervenants ne sont pas francophones, je pensais parler espagnol, mais Carlos me dit qu’il vaut mieux parler français car des collègues ou des élèves de l’École non hispanisants se joindront sans doute au public. Et vous, sur quel sujet comptez-vous parler ? Nous avons encore quelques semaines pour réfléchir à cette épineuse question de l’hétérogénéité.

Par ailleurs, je me suis plongé dans le Libro de Buen Amor (LBA) avec beaucoup de plaisir (je suis chargé du TD sur le sujet à Paris 3), bien que j’aie dû momentanément le laisser de côté à cause des examens de septembre et autres corvées liées à la rentrée. L’année s’annonce rude avec le dictionnaire de littérature à boucler et, en plus, ma participation au jury d’agrég. (j’ai été « réquisitionné » par Alet Valero pour l’écrit et pour l’oral : ce sera sûrement très intéressant, notamment avec le LBA au programme, mais aussi très lourd).

Si vous le voulez bien, je vous demanderai de temps en temps votre avis sur telle ou telle strophe du LBA, telle ou telle interprétation, etc., car je crois qu’il serait absurde de travailler dans mon coin. La liste Rimar va peut-être reprendre du service à cette occasion, car je ne dois pas être le seul à espérer compter sur la solidarité des médiévistes cette année !

À bientôt. Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 12 décembre 2005

Cher Olivier,

Comme promis, je t’adresse les trois rubriques du dico [Dictionnaire des Littératures hispaniques. Espagne et Amérique latine, Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 2009].

Amitiés, Michel

 

Paris, le 12 décembre 2005

Cher Michel, vos articles, que je viens de lire rapidement, me semblent parfaits. Si seulement les autres collaborateurs m’envoyaient tous des textes aussi précis, concis et clairs, mon travail serait bien allégé ! Hélas, il n’est pas rare que je doive réécrire complètement les articles, en me mettant, en plus, dans une situation embarrassante vis-à-vis des collègues en question.

Je vous remercie très chaleureusement. Votre aide m’est précieuse.

Et maintenant, une demande que je vous fais à ce sujet, la dernière : vous laisserez-vous fléchir et accepterez-vous que votre nom soit finalement mentionné dans le dictionnaire ? Je serais heureux que ça soit le cas, même s’il va sans dire que je comprends aussi vos réticences et que je n’ai pas à discuter votre décision.

Encore merci et à bientôt.

Amitiés,

Olivier

PS : Avez-vous fini Pars vite et reviens tard de Fred Vargas, que vous lisiez à Lyon ? Un régal, non ?

 

Paris, le 15 janvier 2006

Cher Michel,

Avec bien du retard, je vous adresse mes meilleurs vœux pour 2006.

Le rythme est repris et j’essaie toujours d’intéresser mes étudiants au Libro de buen amor, avec des résultats inégaux au vu de leurs copies. Plus le temps passe et plus je me rends compte à quel point c’est une œuvre riche et difficile. Je vais aussi faire quelques interventions dans d’autres universités sur le. Puis viendront les travaux du jury d’agrégation, ce qui ne va pas être une partie de plaisir, je pense.

Je n’ai absolument pas eu le temps de reprendre mon intervention de Lyon [colloque « L’hétérogénéité du texte médiéval » (ENS de Lyon, décembre 2005, actes publiés en ligne dans Atalaya, 11, 2009, https://journals.openedition.org/atalaya/68], d’ajouter les notes de bas de pages, etc.

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 16 janvier 2006

Cher Olivier,

Nous aussi, nous vous souhaitons une bonne, fructueuse et joyeuse année 2006.

Crois-tu vraiment qu’il faille donner à nos communications une tournure écrite ? Je croyais que leur diffusion sur l’internet devrait suffire à satisfaire la curiosité de nos collègues à travers l’univers. C’est la première fois que je me vois et m’entends aussi longtemps et, à ma grande surprise, je ne me déteste pas autant que j’aurais pu le supposer, même si je me laisse aller à de coupables facilités de pédagogue. De là à tomber dans l’autocomplaisance…

Le LBA est un énorme sujet de perplexité pour qui se donne la peine de l’étudier sérieusement. C’est plutôt bon signe : on n’est pas près d’épuiser nos trésors médiévaux.

Amitiés, Michel

 

Paris, le 31 mai 2006

Cher Michel,

Je vous souhaite un très bon anniversaire ! D’après la radio, toujours bien informée pour les sujets anecdotiques, il paraît que l’on n’a pas vu un 31 mai aussi froid en France depuis 1970.

Cette petite pause me sera des plus salutaires : j’étais à Toulouse hier pour la réunion d’admissibilité d’agrég., repars à Madrid pour une table-ronde à la Casa la semaine prochaine (et je n’ai pas encore écrit une ligne), pour enchaîner avec les oraux toulousains jusqu’au 4 juillet.

J’espère que tout va bien pour vous.

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 31 mai 2006

Cher Olivier,

Moi aussi je te souhaite un joyeux anniversaire en si bonne compagnie. Je ne me souviens pas de la température qu’il a fait le 31 mai depuis que je le fête mais le souvenir que j’en garde est plutôt ensoleillé, sans doute parce que je suis d’un naturel optimiste. Depuis quelque temps, c’est moins gai parce que les perspectives d’avenir se rétrécissent : c’est la soixante-cinquième fois aujourd’hui, enfer et damnation ! J’entre vraiment dans l’âge de la retraite.

Bonne fête pour ce soir et mes amitiés pour toi et autour de toi. Michel

PS. Sur quoi porte la table-ronde de la Casa?

_________

Paris, le 13 juin 2006

Cher Michel,

Je rentre de Madrid. La table-ronde de la Casa était consacrée à un beau sujet : « La parole des rois (royaume de Castille et Couronne d’Aragon, XIIIe-XVe siècles) ». Je joins le programme, que je vous ai scanné. J’ai beaucoup apprécié cette rencontre à taille humaine, où nous avions vraiment le temps de nous exprimer et où les échanges n’ont pas été de pure forme. J’ai noué aussi des contacts avec des collègues que je ne connaissais pas ou que je connaissais à peine. Sans compter qu’il est toujours délicieux de passer quelques jours à Madrid pour rompre l’effrayante routine parisienne.

Je joins aussi un fichier nommé « sujets sur le Libro de Buen Amor et Agrég » : il s’agit des sujets que je donne au CNED pour la préparation à l’agrég. sur le Libro de Buen Amor l’année prochaine. Je pense que le sujet de dissertation vous fera sourire et vous rappellera de bons souvenirs.

Je vis avec le LBA en ce moment. D’ailleurs, je pars à Toulouse demain pour les oraux.

Bien amicalement,

Olivier

Préparation à l’Agrégation externe d’Espagnol 2007 Olivier Biaggini

 

Libro de buen amor

I. Sujet de composition en français (dissertation)

« fasta que el libro entiendas, dél bien non digas nin mal,

ca tú entenderás uno e el libro dize ál » (986cd)

À propos de ces vers du Libro de buen amor, Michel Garcia écrit :

« Cette affirmation, selon laquelle le sens du texte échappe, quoi qu’il fasse pour le découvrir, au lecteur le plus attentif, dépasse largement le champ auquel l’auteur entend ici l’appliquer, à savoir son interprétation morale. Elle concerne le sens même de toute littérature, qui ne saurait être épuisé par aucune tentative d’interprétation. Elle semble même affirmer que la recherche du sens est, par définition, vouée à l’échec, dès l’instant où l’on veut circonvenir celui-ci dans sa totalité. Il s’agit ici d’une considération qui concerne toute écriture. Son originalité – voire sa modernité – réside dans le fait qu’elle privilégie la production du texte sur sa réception. Tout se passe comme si l’auteur se ménageait un domaine dont il excluait son lecteur potentiel. »

Commentez et discutez ce jugement en l’appliquant à l’œuvre entière.

 

II. Sujet d’explication de texte en espagnol

Coplas 910-933 (L’entremetteuse).

 

L’Olive, le 31 août 2006

Cher Olivier,

J’ai retrouvé ce message adressé par moi à Valero, peu après ma conférence de Toulouse aux Agrégatifs. Je sais par Carlos que, depuis, vous avez changé de président du jury, même si je me suis empressé d’oublier son nom (ma mémoire devient de plus en plus sélective), mais je ne voulais pas que ce courrier, qui n’a pas mérité même un accusé de réception, se perde tout à fait. Je te l’adresse donc, comme contribution à l’histoire du jury de l’Agrégation d’espagnol, et à toutes fins utiles, puisque tu y es plongé jusqu’au cou.

J’espère que tu as passé de bonnes vacances.

Amitiés, Michel

 

[17-12-2005] Mon cher Valero,

Avant toute chose, je tiens à faire amende honorable, car les propos que j’ai tenus devant toi, en octobre dernier, lors de notre rencontre de Toulouse, sont largement injustifiées. Ils étaient inspirés par une bibliographie très imparfaite qui m’avait été communiquée, je ne sais plus par qui, et qui n’a rien à voir avec celle que le jury a publiée, laquelle est très complète. Donc, au temps pour moi.

Dans ces conditions, je me vois mal donner une leçon aux collègues qui ont fort bien fait leur travail, même si je ne partage pas entièrement leur démarche. Une bibliographie résulte d’un choix et tout choix est discutable, mais le mien ne serait pas nécessairement exempt de critiques.

Je me contenterai donc de quelques suggestions qui pourraient leur être soumises, si tu le souhaites.

 

Éditions

– Ajouter en Texte d’appui l’édition paléographique de M. Criado del Val et Eric W. Naylor, Madrid : C.S.I.C., 1972.

– Traduction française, chez Stock : est-elle anonyme ?

 Catalogue bibliographique. Je recommanderais celui-ci :

– G. Orduna, G. Olivetto, H. O. Bizzari, “El Libro de Buen Amor. Cuaderno bibliográfico n°9”. Boletín bibliográfico de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, fasc. 8 (año 1994), p. 237-376 (1092 entrées). Consultable sur le site de la AHLM.

 Présentation. Pour instaurer un minimum de hiérarchie selon l’importance des travaux proposés, il vaudrait mieux citer d’abord les ouvrages (collectifs ou non), puis les articles.

Ouvrages collectifs. Ajouter :

– Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, y el Libro de Buen Amor. Actas del Congreso Internacional del Centro para la edición de los clásicos españoles (Alcalá la Real, 9-11 de mayo del 2002), a cargo de Bienvenido Morros y Francisco Toro. Alcalá la Real : Ayuntamiento, MMIV.

– Les deux recueils parus cette année chez Ellipses et Le Temps.

 

Ouvrages

– Félix Lecoy, plutôt dans la réédition de 1974, chez Gregg International, à cause de l’Introduction d’Alan Deyermond et de la bibliographie mise à jour (à l’époque).

 

Articles

– La liste est un peu trop copieuse à mon goût et risque d’égarer les candidats au lieu de les guider, d’autant qu’ils disposent aussi des notes explicatives des éditions ; de plus, elle mériterait d’être actualisée en recourant aux bibliographies de certaines des contributions incluses dans les recueils collectifs récemment parus. Je m’exprime mal : au lieu de donner des articles anciens qui sont déjà exploités par l’éditeur du texte, il vaudrait mieux indiquer des articles récents qui peuvent apporter quelque chose de nouveau aux candidats. C’est mieux ainsi ?

J’ai été très touché par la présentation élogieuse que tu as faite de moi devant les étudiants, et je t’en remercie.

Bien amicalement à toi, Michel Garcia

 

Paris, le 1er septembre 2006

Merci, cher Michel, pour cette mise à jour de la bibliographie officielle : elle ne profitera pas à tous les candidats de France, mais au moins aux étudiants de Paris III. J’avais moi aussi signalé quelques bévues à Hélène Thieulin au moment où j’entrais au jury (« Eyerbe-Chaux » au lieu de « Ayerbe-Chaux ») car elle m’avait communiqué la bibliographie avant sa publication, mais les erreurs sont restées. Le président du jury a changé, vous êtes bien renseigné, et avec lui les dates du concours, reculées d’environ 15 jours, ce qui signifie que les oraux se termineront presque à la fin juillet, si j’ai bien compris (mais je crois que c’est le cas pour toutes les agrégations). L’expérience du jury a été pour moi somme toute profitable, malgré le rythme intense, car c’est une occasion d’apprécier le résultat de tout le travail que nous produisons en amont. Certaines prestations étaient un régal. C’est évidemment plus gratifiant que des oraux de deuxième année, avec l’idée aussi que les candidats sont suffisamment mûrs, parfois, pour rendre leur propos vraiment personnel, au-delà des connaissances communes.

Amitiés,

Olivier

 

Paris, le 6 février 2007

Cher Michel,

Voilà bien longtemps que je ne vous avais donné de mes nouvelles. J’ai le plaisir de vous transmettre un tiré-à-part d’un travail que j’avais fait sur la figure de l’homo viator (dans le cadre d’un colloque déjà ancien qu’Estrella Ruiz avait organisé à Caen). Je ne crois pas qu’il soit très novateur et je le considère plutôt comme un prolongement de ma Thèse un peu tard venu. Je pense être maintenant passé à autre chose en m’intéressant à la prose exemplaire et j’aurais préféré vous envoyer un tiré-à-part de mon article sur la parole des rois dans les recueils d’exempla (publié électroniquement dans le dernier numéro d’e-Spania) qui reflète bien mieux mes préoccupations actuelles en termes de recherche.

Bien amicalement à vous, Olivier

 

L’Olive, le 30 mai 2007

Mon cher Olivier,

Je viens de lire en détail ta contribution, que je n’avais fait que survoler lors de la réception du volume. Tu t’es parfaitement bien tiré du traquenard tendu par le thème du colloque : on sait, en effet, à quelles contorsions chacun est condamné pour faire coïncider peu ou prou (plutôt prou que peu dans ton cas) ses préoccupations du moment avec les exigences des organisateurs. Remarque bien que le sujet choisi était fédérateur et pas trop tiré par les cheveux, comme il arrive parfois lorsqu’on veut concilier des époques et des domaines différents.

Je retiens, quand même, que l’essentiel de ton propos concerne la fiction, son statut et ses modalités. Tu me diras si je me trompe, mais j’ai le sentiment que la feinte est avant tout un procédé et, si elle peut enrichir la fiction voire l’obliger à se redéfinir, elle n’appartient pas au même registre. J’ai relevé, à propos de la fiction, des formules vraiment bien venues, tant de Searle (que je n’ai pas lu) que de toi (au bas de la page 407, même si je ne partage pas l’équivalence posée entre feinte et fiction): l’un qui ignore la vérité de la situation tout en croyant la connaître, l’autre qui connaît la vérité de la situation tout en sachant qu’elle est fictive. C’est du grand art.

Justement, tu me dis gentiment que tu as lu ma Pucelle [Juan de Gamboa, La Pucelle de France, Fayard Mazarine, 2007]. N’as-tu pas été frappé par l’importance de la fiction et sa double (ou plus) finalité, au regard de la réalité historique française, et au regard du public castillan (d’hier et d’aujourd’hui), l’un et l’autre se croisant en diagonale (si j’ose dire), puisque la réalité historique ne concerne que tangentiellement un lectorat castillan, et que la fiction n’a de sens pour le lectorat français (d’aujourd’hui, et d’hier ?) que si elle reste dans les limites de la mythification du personnage. Je ne saurais mieux dire combien ces paramètres créent à mes yeux une situation confuse. Ce serait épatant si tu acceptais de t’y coller. Avec ta compétence en la matière, tu feras des merveilles ; en outre, tu ajouteras ainsi la Pucelle (qui n’est pas ma propriété) dans ta besace d’analyste du récit. Qu’en penses-tu ?

À propos de fiction, la lecture du dernier supplément littéraire du Monde, consacré au roman, m’a interloqué, dans la mesure où le point du vue adopté, en se limitant au seul roman, lui réserve l’exclusivité de la fiction. Comment peut-on négliger à ce point l’énorme production -orale autant qu’écrite- qui fait de la fiction sa raison d’être, bien avant l’invention du roman. J’ai tendance à penser que le langage (en tant qu’opération de l’esprit) et l’art de conter sont nés en même temps, et qu’il n’y aurait pas de société humaine sans cela. J’ai honte à le rappeler, après tant de mythologues.

J’espère que tout va bien pour toi et que les copies d’Agrég ne te prennent pas trop de temps.

Amitiés, Michel

PS. Pense à faire acquérir la Pucelle par toutes les bibliothèques que tu fréquentes assidûment (y compris celle du Colegio). Merci.

 

Paris, le 31 mai 2007

Cher Michel,

Je vous remercie beaucoup pour votre lecture (toujours aussi attentive) de mon article sur la fiction. Ces problèmes m’intéressent bien et je pense que si je me lance, tôt ou tard, dans une habilitation, ce sera sur les rapports de la fiction et de l’exemplarité. Vous emboîter le pas et travailler sur la Pucelle ne serait pas une mauvaise idée, je vais y songer ! Il faudrait d’abord que je lise sérieusement le texte dans sa version originale (ce qui me permettra, d’ailleurs, d’apprécier votre traduction d’une façon différente). Une question que je me pose : Gamboa, selon vous, a-t-il assumé pleinement sa « mise en fiction » ? Par là, je me réfère au pacte de lecture : attend-t-il de ses lecteurs qu’ils acceptent les événements décrits comme véritables, comme c’est le cas dans une chronique (dans ce cas, on aurait davantage une falsification qu’une fiction de notre point de vue), ou bien les références aux conventions chevaleresques, les multiples concessions au goût littéraire du public et autres arrangements repérables dans le texte sont-ils autant d’invitations à assumer la fiction qui s’empare de la matière historique ? Mais peut-être que la question même n’a pas grand sens du point de vue de l’écrivain médiéval. Ce qui peut nous mettre aussi sur les traces de la fiction, peut-être, ce sont les emprunts à d’autres genres que vous signalez dans votre postface (genre épistolaire, discours, arts de gouverner) : ces genres ne relèvent pas en eux-mêmes de la fiction mais leur présence plus ou moins diffuse pointe que la relation des faits est parfois, sinon un prétexte, du moins le support d’une recomposition qui les dépasse.

Les spécialistes du Zifar ont parfois insisté sur l’importance de la forme miscellanée dans l’émergence de la fiction romanesque. Il y aurait peut-être une piste dans cette direction.

Recevez mes amitiés.

 

L’Olive, le 31 mai 2007

Cher Olivier,

Je t’avais déjà envoyé mon message quand je me suis souvenu que tu fêtais aussi ton anniversaire aujourd’hui. Je pensais, pour une fois, te précéder, mais « el gozo en el pozo », tu m’as encore battu de vitesse.

Je répondrai plus longuement à ton message, mais je peux, d’ores et déjà, t’indiquer quelques indices d’un jeu sur l’écriture de la part de l’auteur. Cf. p. 78 et n. 1, p. 201, fin du 1er §, sans compter les aveux d’impuissance devant la lourde tâche du conteur. Il a bien conscience d’écrire une fiction, à moins qu’il ne se sente prisonnier de la matière fournie par ses informateurs français.

Amitiés, Michel

 

L’Olive, le 4 avril 2009

[Message adressé à tous les contributeurs de la traduction du Livre de Bon Amour, Stock/Moyen Âge, 1995, membres du séminaire du Centre de Recherches sur l’Espagne Médiévale de Paris 3 (CREM), qui s’est tenu au Collège d’Espagne de la Cité Universitaire de Paris jusqu’en 2001. Olivier Biaggini avait accepté, en outre, de m’accompagner dans l’ultime révision].

Chers amis,

Peut-être aimerez-vous savoir que notre traduction commune du Livre de Bon Amour m’a fourni la matière d’une communication devant un public de Ruizistes convaincus. Le sujet était peu orthodoxe, j’en conviens, pourtant il témoignait d’une intimité acquise de longue lutte avec le poète, qui me semblait convenir particulièrement à un exposé prononcé dans la ville où il est supposé être né [Alcalá la Real, province de Jaén]. J’espère que vous y retrouverez un peu de cette atmosphère chaleureuse et animée qui a accompagné notre travail. Sachez, que pour moi, ce fut un des meilleurs moments vécus dans notre Séminaire.

Recevez mon bien cordial souvenir. Michel Garcia

PS. Je vous signale qu’il me reste quelques exemplaires de notre traduction, certains un peu (à peine) défraîchis. Si, à l’occasion, vous passez par L’Olive, je vous en donnerai avec plaisir.

 

Paris, le 4 avril 2009

Cher Michel,

Merci beaucoup pour votre envoi ! J’ai parcouru votre communication (qui commence avec une référence – consciente ou inconsciente ? – à la carta liminaire de la Célestine) et je vais la lire attentivement, en quête de souvenirs. Les souvenirs de ce séminaire me sont chers… et je me rappelle aussi l’harmonisation finale, qui n’avait pas été une mince affaire, mais qui m’avait obligé à me poser des questions sur l’œuvre que je ne me serais sans doute jamais posées sans cette lecture maniaque du texte qu’exige la traduction. Je me rappelle aussi que vous m’aviez envoyé mon exemplaire alors que j’étais à Madrid et que c’était la première fois que je voyais mon nom écrit dans un livre. Ce détail me fait sourire, d’autant que j’ai une nouvelle à vous annoncer qui réunit elle aussi Madrid et le Livre de Bon Amour.

Recevez mes amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 4 avril 2009

Cher Olivier,

C’est à cause de coterráneo que tu penses à Célestine ? Cela m’avait échappé. En revanche, l’allusion au sermón jocoso et la formule por arte de birlibirloque ne sont pas involontaires. La seconde te parlera sûrement.

Je n’ai pas oublié non plus nos séances estivales de la rue Vergniaud. Confidence pour confidence, j’estimais que cet exercice, alors que tu n’étais pas encore sorti du nid, te serait très salutaire. Je vois que je ne me suis pas trompé.

Je suis très heureux que tu puisses passer une année à Madrid. Je trouve, cependant, que c’est bien court. Il te faudra mettre à profit la moindre minute mais, d’un autre côté, il serait bien dommage que tu ne transformes pas ce séjour en une aventure à deux, car l’occasion ne vous en sera peut-être plus jamais donnée. Or, je sais par expérience que ce genre d’expérience laisse des souvenirs impérissables. Merci, en tous les cas, de m’en avoir donné la primeur, ou presque. Il est rare que je sois informé aussi vite de ce qui se passe dans notre monde.

J’ai la nostalgie de Madrid. Mais j’appréhende d’y croiser trop de fantômes, car nous avons perdu les très chers amis que nous y avions. Je m’étais pourtant promis d’y aller cet hiver, mais je ne m’y suis pas décidé. Peut-être franchirai-je le pas, si mon projet de recherche sur la chronique d’Henri III de Castille prend corps.

Merci de ta fidélité.

Amitiés, Michel

 

L’Olive, le 2 octobre 2009

Cher Olivier,

Je viens de recevoir un exemplaire du Dictionnaire des Littératures Hispaniques. Je te remercie de cette généreuse attention. Grâce à lui, j’ai déjà comblé, à peu de frais, quelques graves lacunes de ma culture littéraire.

Nous serons très probablement à Madrid du 10 au 12 novembre.

J’espère que tout se passe bien pour toi et que tu avances à pas de géant.

Amicalement,

Michel

 

Madrid, le 2 octobre 2009

Cher Michel,

J’espère que le dictionnaire vous plaît. En fait, il contient quelques grosses bourdes (qui, pour la plupart, incombent à l’éditeur…), y compris dans les noms des coordinateurs et contributeurs. Un des points les plus graves, du point de vue déontologique, est que l’éditeur s’est permis d’ajouter un article qui n’était pas prévu (sur Carlos Zafón) sans en avertir le responsable scientifique : le but de la manœuvre est commercial, car cet auteur a été publié par le même groupe de presse… À part ça, la correctrice de chez Laffont n’a pas hésité à modifier beaucoup de choses (pas seulement quant à l’expression et au style, mais aussi sur le contenu, jusque dans les faits et des dates !) dans certains articles de collègues médiévistes : j’avais réagi au moment où j’ai relu les épreuves, mais mon avis n’a pas toujours été suivi. Bref, il y a beaucoup d’imperfections, mais je crois que, globalement, c’est un bel outil et je me suis plu, moi aussi, à vagabonder au fil des pages. En tout cas, je suis soulagé qu’il soit sorti, car il m’a vraiment fait suer sang et eau pendant plus de six ans.

Je serai content de vous voir à Madrid.

J’ai renoué avec la BN ces derniers jours et je travaille sur un très beau manuscrit illustré des Castigos de Sanche IV que vous connaissez sans doute (le MS. C, i.e. MS. 3995). Mon but est d’étudier le rapport entre l’image et l’exemplarité. J’aurai grand plaisir à en parler avec vous. Par ailleurs, en novembre, peu après notre rencontre (à partir du 16), j’irai à Valladolid quelques jours : la Casa m’a demandé de participer à un atelier de formation doctorale pour de jeunes médiévistes espagnols, français et portugais. J’ai pas mal d’autres projets dont je vous parlerai.

Et vous, sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Allez-vous profiter de votre séjour en Espagne pour hanter les bibliothèques (sans doute pas à Madrid, car vous n’y serez que de passage) ? À part Madrid, où comptez-vous aller ?

Bien amicalement à vous,

Olivier

 

L’Olive, le 3 octobre 2009

Cher Olivier,

Il m’est difficile de prendre rendez-vous dès maintenant. Outre que nous avons beaucoup d’amis à voir, nous devrons ménager notre hôte [Enrique Toral Peñaranda] qui se fait une joie de partager des moments avec nous. Or, il a 90 ans et nous devrons nous adapter quelque peu à son rythme de vie. Il faudra donc improviser.

Je n’aurai pas le temps de visiter les bibliothèques mais je songe, en confidence, à me préparer un point de chute pour un séjour d’une certaine durée, car je veux travailler sur la version inédite de la chronique d’Henri III de Castille.

L’objectif principal de ce voyage est de renouer avec des amis que nous avons perdus de vue depuis plusieurs années, à Madrid et en Andalousie (Jaén, Séville et autres lieux) et, ce qui n’est pas négligeable, forcer Michèle à se reposer de ses travaux quotidiens.

Tes recherches m’intéressent toujours. Tu peux compter sur moi pour d’éventuelles lectures, si cela te chante.

Le monde de l’édition a un fonctionnement surprenant, vu de l’extérieur, mais pas tant que cela si on admet qu’ils fabriquent un objet destiné à la vente et susceptible de rapporter des bénéfices substantiels à l’éditeur. Le travail collectif ne fait qu’aggraver les choses en multipliant les ‘décideurs’.

Nous aurons beaucoup de choses à nous dire.

Vale, Michel

 

L’Olive, le 6 février 2014

Chers amis,

Le Comte Lucanor figure au programme de l’Agrégation d’espagnol 2015 et ma traduction, qui est épuisée, va être republiée à l’occasion (après un sérieux toilettage). J’aurai besoin qu’Olivier, qui sait tout sur ce sujet, m’aide à compléter la bibliographie, en y incluant les publications postérieures à 1994. Tu veux bien ?

À bientôt de vos nouvelles,

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 7 février 2014

Cher Michel,

Merci pour vos messages !

El Conde Lucanor devrait, en effet, être au programme de l’agrégation 2015 : il reste un doute, cependant, car j’ai entendu dire (par Hélène Thieulin, qui est entrée au jury cette année) que le jury avait du mal à trouver une édition sérieuse qui ne soit pas épuisée : apparemment, celle de Serés, chez Crítica, n’est plus disponible, même dans sa version allégée, et les vérifications sont en cours pour celle de Sotelo, chez Cátedra. Si la bonne nouvelle de ce retour du Moyen Âge au concours est confirmée, les travaux sur El conde Lucanor vont se multiplier en France, ce qui est une excellente chose. La réédition de votre traduction inaugure ce bel élan ! Je vais vous préparer demain matin et vous envoyer une petite bibliographie d’études parues depuis dix ans : elle sera nécessairement subjective et reflètera mes propres préoccupations, mais vous ferez ensuite le tri en fonction de vos préférences. Je vous propose d’exclure les articles qui ne sont consacrés qu’à un seul exemplum car, sinon, la liste peut être vraiment très longue. En m’en tenant à ce critère, je pourrais me limiter à 20-25 titres : vous me direz si cela convient. Par ailleurs, une proportion importante des titres sera nécessairement en anglais, car c’est aux États-Unis et au Canada que les « études lucanoriennes » ont connu leur renouveau le plus spectaculaire ces dernières années (notamment grâce à deux livres importants, celui de Laurence De Looze, surtout, et celui de Jonathan Burgoyne, dans une moindre mesure).

Je vous récris demain !

Amitiés,

Olivier

 

Cher Michel,

Voici, en document joint, la petite bibliographie sur El conde Lucanor que je vous propose. Si vous avez besoin de quelque chose de plus substantiel, je peux, bien sûr, allonger la liste, notamment en ajoutant des études consacrées à des exempla individuels de la première partie. Vous me direz…

À bientôt !

Bien amicalement à vous, à Michèle et aux enfants,

Olivier

Aïe, j’aperçois une erreur au moment où je vous envoie ma bibliographie… Elle concerne un de vos articles (vous l’auriez corrigée sans moi, mais j’espère qu’il n’y en pas d’autres de ce type dans d’autres références) : votre article sur l’obéissance aveugle est bien de 2011 (et pas de 2001)…

Amitiés,

 

Cher Olivier,

C’est plus qu’il ne m’en faut. Merci infiniment. Je suivrai ton conseil sur les articles consacrés à un seul exemplum. D’ailleurs, mon édition n’a pas d’autre objet que de faciliter la compréhension des textes, d’éviter les contre-sens (même si j’en commettrai moi-même) et d’éclairer quelque peu la composition de l’ouvrage et sa distribution.

Je ne crois pas avoir ton article de Voz y Letra. Ce serait aimable à toi de me l’envoyer (en version numérique, cela m’irait très bien).

Aurais-tu les ouvrages de Burgoyne et De Looze ? Si tel était le cas, accepterais-tu de me les prêter ? Patrice passerait les prendre.

Je suis surpris d’apprendre que le Serés n’est plus disponible (j’ignorais l’existence de la version allégée). Je vais commander celle de Cátedra. Le président du jury m’a assuré que le texte serait bien au programme. Peut-être a-t-il obtenu des assurances de ce côté.

Je me réjouis des bonnes nouvelles de toute la maisonnée. J’espère que vous allez trouver bientôt la nounou dont vous avez besoin.

Merci de tout cœur pour ton aide.

Amitiés,

Michel

PS. Je viens de lire ton nouveau message. Ne te mets pas martel en tête, je ferai les vérifications qu’il faut. D’ailleurs, je n’avais pas l’intention d’inclure cet article de moi.

 

Paris, le 13 février 2014

Cher Michel,

J’espère que vous avez bien reçu ma bibliographie sur le Conde Lucanor. Pour une bibliographie plus systématique (et sans parti pris), j’ai pensé aux bulletins publiés régulièrement sur le site Parnaseo par l’université de Valence. Je vous les adresse ci-joint. Ils concernent toutes les œuvres de Don Juan Manuel, mais les titres relatifs au Conde Lucanor apparaissent dans une section à part. J’en profite par ailleurs pour vous envoyer un de mes nouveaux articles, publié tout récemment dans la revue Crisol (il est daté de 2013, mais, en fait, il est paru il y a quelques jours).

Amitiés,

Olivier

 

Paris, le 3 mars 2014

Cher Michel,

Je ne sais pas de quand date votre message. Vous n’y faites pas allusion aux documents que je vous ai déjà envoyés par mail la dernière fois et je me demande si vous les avez reçus. J’en doute d’autant plus, maintenant, que la réponse à vos deux dernières questions se trouvait dans ces documents.

1. Concernant le numéro du Boletín Bibliográfico consacré à la bibliographie sur Don Juan Manuel : les documents bibliographiques que je vous avais envoyés (et que je vous renvoie ci-joint) le citent, car ils ne font que l’actualiser. Les références sont précisées en introduction. Il s’agit de :

­­– María Jesús Lacarra y Fernando Gómez Redondo, « Bibliografía sobre don Juan Manuel », en Vicente Beltrán, ed., Boletín Bibliográfico de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, 5, 1991, pp. 179-212.

D’après ce qui est précisé aussi, ce Boletín Bibliográfico avait été lui-même déjà actualisé dans Memorabilia, 2 (1998).

3. En ce qui concerne le livre de Salvatore Luongo, je l’avais inclus dans la petite bibliographie personnelle regroupant la vingtaine de titres (parus depuis 1994) qui me semblaient importants (je vous la renvoie également ci-joint). Je ne l’ai pas sous la main, mais je l’ai lu quand j’étais à Madrid il y a trois ans et j’ai trouvé que c’était un bon livre.

J’espère que tout cela ne vous parviendra pas trop tard. Dans tous les cas, s’il vous plaît, envoyez-moi un petit mot afin que je sache si vous recevez mes mails ou si nous avons un problème informatique (ce ne serait pas la première fois qu’internet jouerait un de ses mauvais tours).

Amitiés,

Olivier  

 

Cher Olivier,

Je tiens à te rassurer tout de suite : j’ai bien reçu tes e-mails et en ai fait mon profit, comme n’aurait pas manqué de le dire Lucanor.

Mes questions portaient sur des détails. Je conclus que j’ai bien fait d’inclure Luongo.

Pour ce qui est du Boletín bibliográfico de Gassó et Cie, j’ai eu quelques doutes concernant le lieu de publication des deux premiers Bulletins, mais je viens de les repérer, grâce à toi dans Memorabilia. Donc tout est bien.

Merci pour ton aide.

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 31 mai 2014

Cher Michel,

Je vous souhaite un joyeux anniversaire et une belle journée ensoleillée ! Sauf erreur de ma part, vous devez être en Espagne, au congrès sur le Buen amor : vous passerez donc cette journée dans une atmosphère chaleureuse, entouré de collègues et amis de longue date !

J’en profite pour vous donner quelques nouvelles.

Jean-Pierre m’a dit tout récemment que la nouvelle édition de votre traduction du Lucanor était sortie, mais je ne l’ai pas encore vue. Le Lucanor, vous vous en doutez, continue à bien m’occuper : on vient de me confier la préparation d’un manuel (à rendre pour la mi-juillet, c’est un peu de la folie…) à paraître aux PUF en coédition avec le CNED, dans la collection où Carlos avait publié le sien sur la Célestine. J’y travaille dès que j’ai un moment de liberté mais le temps a décidé de nous filer entre les doigts. Je compte sur nos futures journées à la BN pour bien avancer. Je ne vous parle pas de Paris 3, où une nouvelle réforme laisse notre filière au bord du précipice, car ce n’est pas un sujet décent pour un jour d’anniversaire.

Profitez bien de votre séjour en Espagne et transmettez mes amitiés à Michèle et aux enfants,

un fuerte abrazo,

Olivier

 

Cher Olivier,

J’ai trouvé ton message, hier soir, retour d’Espagne, ce qui explique que je te souhaite ton anniversaire avec quelque retard. Je ne doute pas que tu aies passé une belle journée en ta féminine compagnie, que tu salueras bien dévotement de ma part (et de celle de Michèle).

Je te répondrai plus longuement un de ces jours.

Je t’ai réservé un exemplaire de ma traduction du Conde Lucanor. Je te l’adresserai par la Poste, à moins qu’Ana Botella, qui vient passer ce week-end à L’Olive, n’accepte de te le remettre. Moi aussi, j’ai dû jouer serré, car on ne m’a laissé que trois semaines pour la révision. J’ai intégré l’approche numérique des livres de sentences et aussi du livre des exempla que j’avais publiée peu après la première édition. J’ai aussi revu la traduction, que je trouvais un peu trop « moyen âgeuse ». Mon but n’est pas de lucirme mais bien de fournir des clefs d’interprétation à un lectorat peu habitué au castillan du XIVe et au style de Don Juan Manuel.

Profitez de votre séjour à Madrid.

Miguel

 

Paris, le 19 juin 2014

Cher Michel,

Je viens de recevoir la nouvelle édition de votre traduction de El conde Lucanor, à la couverture blanche fort élégante. La nouvelle mouture de l’introduction, que je viens de lire, me paraît très réussie : les éléments provenant de votre article sur les nombres sont bienvenus et invitent à différents « parcours » au sein de l’œuvre (j’ai même pensé à Rayuela de Cortázar !). Un grand merci à vous pour cet envoi. Je suis sûr que votre traduction sera très utile aux agrégatifs cette année. Je me chargerai du TD à Paris 3 et le CM sera commun à Paris 3 et Paris IV (assuré par Jean-Pierre et Hélène). En ce moment, entre réunions et examens à Censier, j’essaie d’avancer dans la rédaction du manuel que j’ai accepté de faire pour les PUF, mais le temps presse (il me reste seulement un petit mois) et il est bien compliqué de synthétiser de façon pertinente tout ce que j’ai pu lire sur le sujet. Le Lucanor est maintenant une œuvre qui m’est familière et, pourtant, elle continue toujours à résister à un regard trop systématique : je me dis que ce caractère inépuisable est peut-être la marque des grandes œuvres…

Merci encore d’avoir pensé à moi.

J’espère que l’été se présente au mieux pour vous tous.

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Je me réjouis que tu aies reçu ton exemplaire. Grâce à toi, je suis informé que le service de presse a été envoyé par Flammarion, ce que j’ignorais jusque-là.

Si je peux me permettre de te donner un conseil, ne te mets pas martel en tête pour ton livre. Ce n’est pas parce qu’il a abandonné le format du polycopié, qui était celui des publications du CNED, pour adopter celui, plus noble, du volume imprimé, qu’il a changé de nature. Conçois-le comme un cours et rien de plus. Songe à ton public potentiel et tu verras que tu es très largement au-dessus de la gravité de la tâche. Conseil de – vieil – ami.

Nous ne bougerons pas de tout l’été. La perspective de devoir prononcer la conférence inaugurale du congrès Convivio à Rennes, en septembre, menaçait de gâcher mes vacances, mais cela va mieux depuis que je me suis rendu à l’évidence que je devais être modeste dans mes ambitions et surtout ne pas m’imposer une tâche au-dessus de mes moyens. Tu vois, je m’applique à moi-même les conseils que je donne à autrui.

Amitiés,

Michel

 

L’Olive, le 15 novembre 2014

Cher Olivier,

Je te trouve bien modeste lorsque tu qualifies ton Gouvernement des signes de « petit ouvrage ». Je suis bien placé pour savoir que délaisser l’érudition pure pour une vulgarisation exigeante n’est pas de tout repos. Tu as dû vivre des moments difficiles, d’autant que les délais d’écriture étaient bien réduits (les éditeurs ont bien de la chance de trouver des auteurs aussi complaisants). Le résultat rend bien compte de l’originalité de tes travaux personnels sans négliger la part de compilation qu’exige une préparation à l’agrégation.

Bravo et merci du beau cadeau.

Amitiés,

Michel

 

L’Olive, le 11 février 2015

Cher Olivier,

Mon petit compte rendu du livre d’Antonio Chas m’a valu de recevoir la dernière livraison du Boletín de la Biblioteca de Menéndez Pelayo, dans laquelle j’ai découvert ton article sur Urraca et la Vierge. Je l’ai dégusté comme il se doit et je peux t’assurer que, malgré de mauvaises habitudes acquises à la lecture des travaux universitaires de mes élèves, du temps où j’exerçais encore, je n’y ai pas trouvé à redire. Bien au contraire, j’ai apprécié ta maîtrise du raisonnement et ta rigueur méthodologique, qui font de tes travaux l’expression idéale de l’esprit français tel que je l’entends. C’est très érudit mais cela ne tourne pas à vide, comme cela arrive trop souvent, non seulement dans la critique littéraire mais aussi dans les exposés philosophiques.

Cette nadería que je t’adresse en fichier joint porte aussi sur le Libro de Buen Amor Mas alto que la Mota (1229c). Divagaciones sobre un hemistiquio del Libro de Buen Amor.]. Elle vient d’être publiée dans les Actes du Congrès sur l’Arcipreste d’Alcalá la Real [Congreso homenaje a Alberto Blecua, MMMXIV], qui a eu lieu en mai dernier. Cela faisait longtemps que je souhaitais titiller nos spécialistes dont les cheveux se hérissent dès que l’on évoque la thèse de Criado del Val sur l’origine alcalaïne de Juan Ruiz. Comme tu pourras le constater, j’ai ménagé leur susceptibilité au-delà du raisonnable. Il est vrai que je ne suis pas non plus un très chaud partisan de cette thèse. Mais enfin, les gens de La Mota ont droit aussi à quelques satisfactions.

Je me mets aux pieds de ces dames et t’envoie un salut fraternel,

Michel

 

Paris, le 14 février 2015

Cher Michel,

C’est que vous me feriez presque rougir… Merci beaucoup d’avoir lu mon article : j’ai eu grand plaisir à l’écrire (ça se sent peut-être). Un grand merci pour votre article, sans aucun doute bien plus informé que le mien, que je lirai avec l’intérêt le plus vif. En cette année juanmanuéline, un peu de buen amor me fera le plus grand bien !

J’espère que vous vous portez bien, Michèle et vous.

Olivier

 

L’Olive, le 6 novembre 2018

Cher Michel,

Merci de partager la nouvelle de cette publication [Pedro López de Ayala, Traité de fauconnerie et d’autres oiseaux de vol, Traduction et commentaire de Michel Garcia. Genève, Librairie Droz, 2018]. Vous devez être heureux d’avoir mené à bien ce beau projet. Je vais demander à la BU de Censier de commander le livre. Vous devez être aussi sur le point de boucler votre nouvelle édition du Rimado, n’est-ce pas ? Ayala est décidément à l’honneur.

J’espère que tout va pour le mieux pour Michèle et vous.

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Le projet de traduction du Traité de fauconnerie tenait, en effet, de la gageure, étant donné mon ignorance crasse en matière de chasse, d’ornithologie, de botanique et d’art vétérinaire. Je n’avais pour moi que ma familiarité avec l’auteur, qui ne cesse de s’affiner avec le temps. Je suis parvenu à combler suffisamment ces lacunes criantes pour fournir un ouvrage qui, je pense, tient la route. Il faut dire aussi que j’ai bénéficié d’aides de qualité, à commencer par celle du directeur de la Bibliotheca cynegetica, Baudouin Van den Abeele, Professeur à Louvain la Neuve. Une autre de mes satisfactions a été de publier ma traduction à la Librairie Droz, 80 ans après l’édition de la Thèse de Félix Lecoy sur le Livre de Bon Amour. Enfin, ce qui ne gâte rien, le volume, relié en toile rouge, est fort beau.

À propos de mes autres publications, sache que ma Chronique de Jean II (années de la minorité) vient de sortir dans la collection Textos recuperados des Ediciones Universidad de Salamanca. C’est un travail énorme : deux volumes pour un total de 1000 pages, avec transcription, Introduction, Index et un double apparat de notes (variantes et notes explicatives). J’ai mené de front les deux ouvrages sur un peu plus de dix ans et ils sont sortis pratiquement la même semaine. Ce qui implique que j’ai dû corriger simultanément les jeux d’épreuves de l’un et de l’autre.

Sur ces entrefaites, au mois d’avril, par une indiscrétion d’un collègue espagnol, j’apprends que le Rimado est inscrit au programme de l’Agrégation. Or, je m’étais engagé auprès de mes collègues de Vitoria, lors de l’hommage solennel qui fut rendu à Ayala pour les 600 ans de sa mort, en 2007, à leur proposer une nouvelle édition. Jusque-là j’y avais travaillé de façon très irrégulière, dans les loisirs que me laissait la préparation des deux autres ouvrages, entre autres occupations. Si les textes étaient à peu près établis, il me restait énormément de travail encore à accomplir sur l’Introduction, les notes et les Index. Étant donné la date tardive de l’annonce, j’ai d’abord envisagé de continuer à œuvrer à mon rythme à la préparation du livre d’Ayala et de m’en tenir à la finition des deux autres ouvrages. À la réflexion, j’ai considéré que c’était dommage de ne pas offrir aux candidats le fruit de mes recherches, qui aboutissent à une édition qui rompt radicalement avec les précédentes, y compris celle qui a été inscrite au programme. Je me suis donc mis à la tâche d’arrache-pied, au point d’assister quasiment chaque jour depuis mon bureau au lever du soleil tout au long de l’été. Fin octobre, j’ai remis l’original à mes éditeurs. La publication est prévue pour l’année 2019. J’aimerais que ce fût au tout début de l’année pour que les candidats de cette session puissent en profiter. Mais je ne peux rien garantir. Espérons que ce ne sera pas l’édition des occasions perdues. Je dois à la vérité de dire que mon édition, dans la mesure où elle remet en question bien des préjugés sur le Poème, risque de compliquer sérieusement la tâche des Préparateurs et des candidats qui seront souvent confrontés à des choix difficiles. Mais je pense aussi que, loin de compliquer l’accès au texte, elle le facilitera grandement, tant il est vrai que j’ai pensé avant tout à un public d’étudiants qui ressemblent beaucoup aux candidats de notre Agrégation.

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 3 mai 2019

Cher Michel,

Je me réjouis d’apprendre que votre nouvelle édition [du Rimado de Palacio] est publiée ! Je sens qu’elle va apporter du nouveau, ce que le titre retenu semble déjà annoncer. Je ne la trouve pas encore sur le site internet de l’éditeur ni sur celui des librairies en ligne, mais cela ne saurait tarder. Elle sera sans aucun doute très utile aux agrégatifs : l’édition au programme du concours, qui est celle d’Hugo Bizzarri, offre de bons outils de travail (notamment pour comparer la dernière partie de l’œuvre au texte des Morales), mais elle n’est pas exempte d’erreurs (le nombre de coquilles est assez élevé). Pour ma part, au terme de cette première année de travail sur le Rimado, je ne me sens pas encore à l’aise avec les questions de critique textuelle (on lit sur le sujet beaucoup de choses contradictoires), et je crois que nous attendons tous une édition qui présente des partis pris clairs à ce sujet. La plupart de nos étudiants ont bien « accroché » au Rimado, ce qui n’était pas gagné, d’autant qu’il m’a fallu du temps, à moi aussi, pour trouver du plaisir à fréquenter ce texte exigeant.

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Ton message me va droit au cœur et me console un peu d’un autre accusé de réception glaçant que j’ai reçu à cet envoi que j’avais adressé à tous les médiévistes de France et de Navarre.

Rassure-toi : les exemplaires sortent à peine de l’imprimerie et je n’ai pas encore reçu ceux qui me reviennent, mais j’ai voulu prendre les devants. Ce qui me réjouit, c’est que tu penses que cette nouvelle édition puisse être connue des agrégatifs, ce qui ne me semblait pas aller de soi. Une édition nouvelle, alors que les programmes du Concours sont déjà fixés pour deux ans, constitue un élément perturbateur que la machine administrative ne pardonne pas. Et j’ai eu la faiblesse de penser, contre toute raison, qu’on pourrait la recommander in extremis dans le programme de la session de 2020 comme texte complémentaire. Est-ce ma faute si l’inscription de l’œuvre au programme s’est faite sans même me consulter, comme si le fait d’avoir pris ma retraite m’avait rendu transparent, pour ne pas dire plus ? Sans doute a-t-on trouvé là l’occasion de faire une bonne manière à un collègue apprécié et ménager un de ces famosos qui aiment tant à être flattés.

Ce qui m’a poussé à refaire mon édition, c’est d’abord que la précédente (1978) ne me satisfaisait plus, mais c’est aussi que je voulais sortir d’une approche que je juge dépassée, celle que les disciples de Germán Orduna s’entêtent à considérer comme indépassable. Car l’édition de Bizzari a tout d’un culte rendu au maître disparu. À mes yeux, elle n’apporte rien de nouveau et néglige ce qui me paraît être essentiel, mais ce n’est pas nouveau chez nos collègues médiévistes, c’est-à-dire une réflexion sur le processus d’écriture, ce qui revient à inscrire une œuvre littéraire dans l’histoire de son auteur et, à travers elle, dans celle de son époque. C’est cela qui lui donne son sens véritable et, pour nous aujourd’hui, son intérêt principal, et non pas la considérer comme une relique à laquelle il faut rendre un culte.

Je suis navré que tu aies eu du mal à prendre la mesure du texte et que tu n’aies pas songé à te tourner vers moi. C’est bien volontiers que j’aurais tenté de répondre aux questions que tu te posais, comme je l’ai fait avec Carlos Heusch, avec qui j’ai eu des échanges passionnants. Je ne comprends pas cette réserve que mes anciens étudiants semblent éprouver à me solliciter. Est-ce timidité de leur part ou considèrent-ils que je ne m’intéresse plus à la recherche ? Je me perds en conjectures. En tout cas, dans l’avenir, n’hésite pas.

Je crois que tu vas être surpris lorsque tu découvriras ma version du Rimado, que j’ai d’ailleurs rebaptisé pour l’occasion. J’ai la faiblesse -ou l’outrecuidance- de penser que mon cher Pero López ne m’aurait pas complètement désapprouvé.

Sache aussi que je conserve dans mon grenier un nombre important d’exemplaires de mon Obra y personalidad…, que je mets gratuitement à la disposition de qui en veut, à condition que je n’aie pas à en faire l’expédition. Mais, comme je te l’ai souvent dit, notre maison est largement ouverte.

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 17 juin 2019

Cher Michel,

Je reviens de Censier, où une belle surprise m’attendait. Un grand merci à vous pour l’envoi, par les bons soins d’Eric (Beaumatin), de votre nouvel opus ! Cela me touche beaucoup. Figurez-vous que je l’avais commandé à l’éditeur de mon côté et que je venais de le recevoir : c’est très bien ainsi, car j’aime avoir un exemplaire de travail, à annoter sans scrupule et sans remords, et un autre, moins manipulé, que je garde au chaud (il va sans dire que c’est la version dédicacée qui restera intacte). L’édition est visuellement très élégante… et je vais m’empresser d’aller la regarder de plus près dès que j’aurai un moment à moi. Je ne manquerai pas de vous faire part de mes impressions et, peut-être, de mes questions. Même si l’édition au programme de l’agrégation reste l’année prochaine celle de Bizzarri (qui offre de bons instruments de travail, mais un texte parfois peu fiable en raison des coquilles), nos étudiants ne pourront faire l’impasse sur la vôtre et je prendrai le temps de la leur présenter à la rentrée. Votre production est impressionnante ces derniers mois !

Je vous récris avant notre départ en vacances, prévu pour le 7 juillet. J’espère que l’été à venir se présente au mieux pour vous.

Encore merci pour ce beau cadeau !

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Tu m’as pris de vitesse. Je savais que je verrais Eric, aussi ai-je renoncé à t’expédier l’exemplaire par la Poste. Mal m’en a pris.

Le Servicio Editorial de l’Université du Pays Basque m’a gâté en matière de présentation.

Quant au contenu, tu constateras par toi-même que mon édition n’a plus grand-chose à voir avec les précédentes (y compris la mienne de 1978). Si tu le veux bien, on pourra le commenter au fur et à mesure de ta lecture. Tu sais que je suis un partisan enthousiaste des échanges érudits.

Je me remets peu à peu du surcroît de travail que je me suis imposé ces derniers mois. Mais j’aurais mauvaise grâce à me plaindre, tant les éditions sont belles.

Nous allons passer des vacances calmes à L’Olive, dont les murs épais nous protégeront des excès de chaleur.

Bonne lecture.

Amitiés,

Michel

PS. Je joins le bon de commande que m’a transmis l’UPV, même si je présume que tu l’as déjà puisque tu as commandé le volume ; mais tu pourras le communiquer à d’autres collègues chargés de la Préparation ou même au libraire de la Fac, s’il existe toujours.

 

Paris, le 6 juillet 2019

Cher Michel,

J’ai commencé à lire votre Libro del canciller et je suis séduit par le parti pris d’ensemble qui consiste à considérer le processus de l’écriture plutôt que son strict résultat. Pour l’instant, je me suis penché sur votre argumentation relative à la première partie de l’œuvre (au sens large : chansonnier inclus) et je trouve vos remarques fort stimulantes, ne serait-ce que parce qu’elles remettent sur la table des points un peu trop hâtivement considérés comme acquis par d’autres. J’y retrouve une méthode que je sais vôtre et que je vous ai vu pratiquer depuis longtemps : accorder toute l’attention possible aux indices formels et ne se risquer à l’interprétation qu’une fois épuisés les ressorts de cette première étape. Votre démarche n’a pas simplement pour but d’établir des faits, mais elle invite le lecteur à se poser des questions similaires aux vôtres, ce qui est peut-être aussi important, voire davantage. J’en profite donc pour vous poser quelques questions ou évoquer des points qui ont particulièrement retenu mon attention.

1. Concernant la datation de la composition de la première section (au sens strict : tout ce qui précède le chansonnier), vous mettez en valeur le rôle fondamental des strophes 716-718, pivot entre deux temporalités narratives et, sans doute, entre deux strates rédactionnelles. Pour autant, est-il nécessaire de penser que « Quando aqui escriuia » (717a) renvoie à l’intégralité de ce qui précède ? Cet « aqui », par ailleurs un peu incongru (on aurait pu attendre : « Quando esto escriuia » : l’adverbe de lieu renvoie à la page que le lecteur a sous les yeux et, pourtant, l’imparfait coupe le lien avec le présent), recoupe-t-il obligatoirement le poème depuis la strophe 1 ? Ne peut-on pas imaginer que la confession rimée (et, a fortiori, les toutes premières strophes de l’œuvre) ait été rédigée après la captivité d’Obidos ? Il est assez fréquent que la pièce d’ouverture soit composée en dernier même si, je vous l’accorde, dans le cas du Rimado, on n’a pas vraiment un prologue canonique.

2. En lien avec ce premier doute, vos remarques sur l’hétérogénéité de la première section ont suscité tout mon intérêt car, moi aussi, lorsque j’ai lu le Rimado pour la première fois, j’ai été surpris par la combinaison pas toujours harmonieuse des considérations sociopolitiques et de l’effusion de la prière. Vous suggérez (p. 21) que le développement consacré au Schisme ainsi que le discours sur les états de la société (le speculum mundi, en somme) pourrait être un ajout, le noyau primitif étant donc la confession rimée et la rogaría. Cette hypothèse vous est-elle suggérée par l’unité d’une tonalité lyrique qui serait commune à ce noyau et aux pièces du chansonnier ? Ne pourrait-on pas envisager cependant l’inverse : le discours sur le Schisme et sur les états du monde pourrait être premier et la confession (ainsi que les prières) auraient été ajoutées ensuite pour mieux souder tout cela au chansonnier ? Une piste pourrait être recherchée du côté de l’usage des sources. Par exemple, dans la satire des marchands, l’utilisation de la Summa de Guillaume Perault peut-elle se réduire à de simples réminiscences ou nous dit-elle qu’Ayala avait le texte latin sous les yeux ? Dans ce dernier cas, est-ce compatible avec les conditions de sa captivité à Obidos ? Je n’ai guère d’arguments, mais je n’ai pas bien compris non plus ce qui vous fait pencher dans l’autre sens.

3. Pour le chansonnier, j’ai été particulièrement content de vous lire parce que, de façon intuitive, je m’étais persuadé dès l’été dernier que c’est la seconde occurrence de la composition « Señora muy franca » (et non la première) qui est à sa place originelle. Vous donnez des arguments qui me convainquent tout à fait. Pour moi, empiriquement, c’était lié à une question de symétrie de l’ensemble du chansonnier : si on reproduit les deux occurrences de ce poème, le Traité du Schisme n’occupe pas exactement la place centrale ; en outre, si on ne retient que la seconde occurrence, un autre effet de symétrie se fait jour entre les deux compositions en cuaderna vía, qui se retrouvent respectivement en position 3 et en position 11 (le centre, en position 7, étant occupé par le Traité du Schisme). Enfin, « Señora muy franca » n’a pas recours au motif de l’emprisonnement, comme les autres poèmes situés avant le Traité du Schisme. Tous ces éléments ne font que confirmer, à mes yeux, votre parti pris.

4. Je suis un peu moins convaincu par la distinction thématique que vous établissez entre prières (avant le Traité du Schisme) et matière mariale (après le Traité), dans la mesure où certaines prières du premier groupe sont centrées sur la Vierge, comme vous le précisez vous-même, et où toutes les compositions mariales du second sont aussi des prières. Du point de vue thématique, je verrais plutôt l’évolution d’une piété fondée sur la requête (demande de libération, y compris en usant d’arguments proches du chantage, comme dans l’oraison narrative) à une piété fondée sur la louange : de plus en plus délié de sa fonction utilitaire, le poème peut exalter sa propre dimension esthétique (je souscris entièrement à vos remarques sur la dernière composition, qui est une pièce maîtresse, où ce n’est plus l’humble pénitent qui s’exprime, mais le poète conscient de son art, de ses « loores de grant valía », la humildança passant alors du côté de la Vierge). Je lis tout le cancionero comme un itinéraire de la voix orante qui parviendrait à dépasser la fonction instrumentale de la prière (afin que « la réponse précède la demande », pour reprendre la belle formule d’Olivier Boulnois). Qu’en pensez-vous ?

5. J’ai été un peu déstabilisé (tant mieux !) par vos remarques sur le Traité du Schisme. Le fait que la troisième pièce du Traité, la suplicaçión, renvoie à la concurrence entre les deux papes élus, comme les strophes 189 et suivantes, suffit-il à conclure qu’elle a été rédigée avant les deux autres ? Cette antériorité ne me paraît pas si évidente, d’autant que l’on s’explique mal, dans ce cas, pourquoi Ayala l’aurait placée en troisième position une fois rédigées les pièces datées de 1398 et de 1403. Dites m’en davantage, si vous voulez bien, sur ce qui vous a mis sur cette piste.

6. Enfin, un point qui n’est qu’un détail : pensez-vous vraiment que les vers des huitains du Traité du Schisme suivent le schéma métrique de l’alejandrino (p. 26) ? Il me semble qu’il faut fermer les yeux sur énormément d’irrégularités pour le soutenir. Je penche plutôt pour l’interprétation de Gómez Redondo, qui voit là un verso de arte mayor (qu’il appelle adónico doblado) déjà plein et entier, à savoir un vers plus du tout fondé sur le décompte syllabique mais sur la présence d’un schéma prosodique fixe, quitte à malmener les règles de l’accent tonique. Ces pièces tardives du Rimado seraient donc celles qui innoveraient le plus du point de vue métrique (conserve-t-on des cas de verso de arte mayor avant le Rimado ? Très peu ou pas du tout ? Je ne sais pas).

J’espère pouvoir me pencher bientôt sur vos raisonnements relatifs à la dernière section de l’œuvre, consacrée à Job. C’est la partie du Rimado qui est sans doute la plus complexe malgré sa forte unité thématique. Elle fait peur aux agrégatifs (… et à leurs préparateurs) plus que toutes les autres. Il faut dire que cela tient en partie aux éditions qui, jusqu’à votre Libro del canciller, juxtaposaient les parties finales des deux manuscrits sans trop s’interroger sur l’unité possible de cet ensemble artificiel. A priori (mais je suis loin de maîtriser encore tous les éléments à prendre à compte), il m’apparaît que votre choix éditorial radical a le mérite de rendre le texte praticable, mon scrupule immédiat étant tout de même que les strophes finales du Ms. E sont les seules qui offrent à mes yeux un colophon en bonne et due forme (même si on peut discuter ce point aussi…). Je n’aurai pas le temps de continuer ma lecture dans les jours qui viennent (j’ai deux articles pressants à finir et j’ai reculé d’une grosse semaine mon départ pour Saint-Malo pour les boucler…), mais j’emporterai avec moi votre Libro del canciller et je compte bien m’y replonger aux alentours du 20 juillet.

J’espère que l’été s’annonce serein pour vous. De mon côté, le transfert en Bretagne m’obligera heureusement à abandonner une cadence infernale qui me laisse au bord de l’épuisement. Or, bien des choses qui m’ont occupé dans les affaires courantes de la fac n’ont malheureusement qu’un intérêt bien limité…

Amitiés à vous, à Michèle et à tous,

Olivier

 

Cher Olivier,

Tu es un lecteur redoutable, ce dont je me félicite. Je voudrais que ma réponse fût à la hauteur de ton attente. Je sais que tu as d’autres chats à fouetter (à propos, quels sont ces articles pressants sur lesquels tu travailles ?) mais je n’attendrai pas le 20 juillet pour te répondre. J’espère que tu ne m’en voudras pas.

1. Je ne connais pas de moyen de savoir à quoi se réfère très précisément le vers 717a, mais on pourrait y voir un commentaire strictement limité à la strophe 716. Cette interprétation littérale me paraît même indiscutable. Il suffit d’observer que rien dans les strophes 715 et immédiatement antérieures peut justifier la précision qu’il fournit. L’appliquer au récit des malheurs de Fernán Sánchez n’a guère de sens. Ceci admis, le vers 717a mentionne très expressément une situation, celle de la captivité, qui, elle, appartient à une temporalité longue, dont rien ne permet d’affirmer qu’elle ne correspond pas à la durée de rédaction de la totalité des 716 premières strophes. Pourquoi ne pas l’admettre ? Sur quels critères mettre en doute une telle hypothèse ? Considérer que la confession rimée ait pu être composée plus tard, et que son insertion dans l’ouvrage répond à des pratiques fréquentes dans la littérature médiévale me semble un pari très risqué. Où mieux qu’à Obidos, alors qu’il craint pour sa vie, Ayala aurait-il pu rédiger sa confession ? Comment même ne pas envisager qu’il s’agit au contraire du premier texte qu’il ait rédigé ? L’interprétation qu’on adopte de ce vers 717a est directement tributaire de l’idée que l’on se fait de la nature de l’œuvre. Peut-on s’en remettre à une pratique plus ou moins avalisée dans la littérature médiévale, s’agissant d’un ouvrage aussi peu normatif ? La présence de la confession au début de l’ouvrage ne répond pas forcément à des critères esthétiques ou littéraires. J’y vois, pour ma part, la traduction d’une urgente nécessité imposée par de tragiques circonstances.

 

2. Est-il possible d’envisager que le premier texte qu’Ayala ait rédigé à Obidos soit une critique du gouvernement de l’Eglise ? Que la situation provoquée par le Schisme l’ait profondément affecté, comme elle devait affecter tout chevalier lettré de l’époque, c’est à n’en pas douter. C’est pour cette raison qu’il introduit ce fragment juste après sa confession personnelle. Dans la recherche des causes des épreuves auxquelles il est soumis par décision divine, dès l’instant où il entreprend de regarder au-delà de sa petite personne, il songe évidemment à la cause première, celle qui est la plus susceptible d’avoir provoqué la colère de Dieu, à savoir le Schisme. Faut-il s’en étonner ? Peut-être est-ce le moment de se demander si on ne commet pas un contresens en considérant le Livre comme un ouvrage conçu pour être diffusé, et soumis, par conséquent, à une organisation interne qui vise un public de lecteurs potentiels. Certaines des œuvres d’Ayala ont fait l’objet de nombreuses copies (Traité de fauconnerie, Chroniques). Ce n’est pas le cas du Livre dont j’ai tout lieu de penser qu’il a d’abord été pensé comme un écrit privé, et qu’une diffusion a pu être envisagée seulement à l’intention d’un public très limité, qui n’était pas considéré à proprement parler comme un récepteur de l’ouvrage mais plutôt comme un témoin de l’entreprise d’autojustification qu’Ayala a menée à la fin de ses jours.

 

3. Dont acte. Je pense que cette structuration du chansonnier devrait éclairer grandement tes étudiants et les empêcher de considérer cette anthologie comme une compilation fourre-tout.

 

4. Je partage ton analyse, à ceci près qu’elle ne trouve tout son sens que dans l’inscription temporelle des différentes séries. Les premiers poèmes dédiés à la Vierge relèvent du genre de la requête (au point que la promesse de pèlerinage à Quejana adopte la forme de la copla cuaderna), parce qu’ils ont été composés à Obidos, ce qui n’est pas le cas des derniers. De ce point de vue, cette différence est éclairante sur ce que l’on peut savoir de la genèse du Livre.

 

5. Je comprends que cette hypothèse te trouble, car elle paraît aller à l’encontre d’une organisation rigoureuse de l’ouvrage. Mais ne peut-on pas admettre que la nécessité de zurcir des fragments composés à des époques différentes a pu mettre Ayala (ou un compilateur tardif, après tout) dans l’embarras. Ce qui empêche d’insérer ces strophes à l’intérieur du premier fragment consacré au Schisme tient à des exigences formelles, les mêmes qui autorisent à le faire dans le Traité. Ce que je trouve intéressant, c’est que le rapprochement laisse entendre que les écrits d’Ayala sur le Schisme ont pu adopter une forme figée : le Traité proprement dit devait être complété par une adresse au roi à qui il était destiné, car c’est son statut de conseiller du roi qui autorisait Ayala à se mêler au débat du Schisme. Il n’avait pas qualité pour le faire à titre personnel. L’insertion de ce fragment ancien à ce moment du Livre a de quoi surprendre, en effet, mais on peut l’attribuer à un réflexe de compilateur qui ne veut rien laisser perdre. C’est un des points qui me fait penser que quelqu’un d’autre qu’Ayala a pu intervenir dans la touche finale (celle qui nous est parvenue). On peut élargir l’hypothèse à la constitution des deux codex E et N. Il y a là matière à réflexion.

 

6. Ma plume a fourché. Je voulais dire que les hémistiches du Traité du Schisme sont des hexasyllabes. Je n’aurais pas dû employer l’adjectif alejandrino, qui est malvenu. Par ailleurs, que le nombre d’accents et leur lieu d’apparition soient un élément aussi décisif pour la caractérisation des vers que la quantité syllabique est généralement admis depuis longtemps (je pense aux travaux de René Pellen).

Il est normal que la technique d’un poète aille s’affinant au fur et à mesure qu’il avance dans la maîtrise de son art, mais il me semble, en outre, à en juger par la grande variété des recours auxquels il soumet ses vers, tant dans l’agencement des rimes que dans la diversité de ces dernières, qu’Ayala était particulièrement enclin à la virtuosité, au point de ne pas proposer deux schémas formels identiques dans son anthologie finale. Je pense, en effet, que notre don Pèdre est un des premiers pratiquants de l’arte mayor, c’est-à-dire de la strophe de huit vers à hémistiches hexasyllabiques (pour ne pas s’en tenir au seul vers, comme tend à le faire Navarro Tomás), et peut-être un de ses « inventeurs » en Castille. Qu’il l’ait appliqué à un sujet aussi grave que le Schisme inscrit ce nouveau « genre » dans une conception savante de la poésie, dans le prolongement de la copla cuaderna.

 

J’espère ne pas être trop elliptique, mais c’est notre premier échange et je ne veux pas t’assommer de considérations de toute sorte. Je voudrais, cependant, que tu comprennes bien -et les autres Préparateurs avec toi, si c’était possible, que seule une vision d’ensemble fondée sur la démarche d’Ayala telle qu’elle se laisse percevoir en particulier à travers des apparents manquements à la cohérence du texte dans l’état où nous l’avons reçu, aussi bien dans les témoignages manuscrits que dans les éditions, peut nous éclairer sur la conception et sur la réalisation de l’ouvrage. C’est ainsi que tu as raison de considérer que les dernières strophes du codex E s’apparentent à une finida, même s’il y manque l’élément formel (reprise de rimes dans les dernières strophes) que l’on trouve dans l’autre finida, celle des coplas 1506-1507. Il faut l’admettre et s’interroger sur la présence de deux codas dans un même texte. Personnellement, je l’interprète comme la preuve d’une démarche au long cours à laquelle l’adaptateur songea plusieurs fois à mettre le point final. Ce qui est intéressant dans la comparaison entre ces deux finidas, c’est que celle du Ms E est d’une nature analogue au commentaire qu’Ayala insère à la fin de plusieurs fragments du Traité sur le Schisme, attitude dictée par son statut qui, du moins à ses yeux, ne l’autorise pas à se mêler de débats qui le dépassent. C’est une position habituelle et somme toute logique. Les strophes 1506-1507 n’ont pas été composées dans cet esprit. Ayala n’hésite pas à formuler ce qu’il estime être la leçon principale du commentaire de Grégoire. Ce changement d’attitude témoigne de ce qui sépare une adaptation du texte de saint Grégoire conçue sans autre perspective que celle de s’exercer à rendre compte du texte pour lui-même, de celle qui a pour but de prolonger une réflexion personnelle afin de lui donner une dimension plus large, voire universelle. Dans les deux cas, le texte support est le même mais l’usage qui en est fait est radicalement différent. Nous sommes victimes d’une illusion d’optique parce que nous confondons le matériau grégorien recueilli dans les deux codex avec l’adaptation spécifique et orientée qu’Ayala compose dans le but de l’incorporer à son Livre. Je pense que l’idée de composer une troisième Partie à son Livre, idée tardive au demeurant (postérieure à la composition des deux Premières, comme la deuxième le serait par rapport à la Première), l’a incité à considérer le commentaire de Grégoire autrement qu’il ne l’avait fait jusque-là. Ceci ne se fait pas au détriment des adaptations précédentes qui avaient leur justification, et c’est ce dont les deux codex témoignent dans leurs fragments finaux.

Il y aurait beaucoup à dire encore mais nous en reparlerons, si tu veux bien, lorsque tu te seras familiarisé avec ma Troisième Partie.

Amitiés,

Michel

 

Le 20 juillet 2019

Cher Michel,

Je vous suis vraiment reconnaissant pour vos réponses détaillées à mes interrogations, qui m’aident beaucoup à progresser dans la compréhension de l’œuvre tout en déclenchant de nouvelles questions (et c’est tant mieux).

Sur les points 1 et 2, vous me convainquez, sauf peut-être sur un point : j’ai beaucoup de mal à lire la confession comme une pièce « privée », motivée par le traumatisme de la captivité d’Obidos, et je crois qu’elle a d’emblée été conçue pour être diffusée ou, au moins, offerte au regard d’autrui (sinon, une confession auriculaire auprès d’un prêtre aurait suffi et elle aurait eu, d’un point de vue chrétien, une valeur sacramentelle à laquelle cette pièce littéraire ne saurait prétendre). Dès la strophe 7 (deux derniers vers), se manifeste le souci d’être compris par un destinataire qui n’est pas Dieu et, de façon constante ensuite, on observe une alternance entre une deuxième personne qui désigne Dieu et une deuxième personne qui désigne un destinataire humain qu’il s’agit d’inciter à se confesser lui-même. Le « yo » confessant devient presque alors un « yo » confesseur. Je ne partage pas non plus tout à fait le point de vue d’Erica Janin, qui pousse cette logique très loin en affirmant que la confession est un pur artifice et que le « yo » qui s’y exprime est totalement délié de la personne d’Ayala (son article est stimulant, même s’il pèche sans doute par un excès de systématicité). Je me placerais entre votre conception et celle de Janin, car l’implication du « yo » autobiographique dans la démarche confessionnelle est précisément donnée comme le gage de sa légitimité pour qu’il puisse assumer ensuite un discours de prédication (fonction en principe interdite aux laïcs : la reprise de la tradition formelle du mester dit déjà en elle-même qu’Ayala endosse le rôle d’un quasi-clerc) : reconnaître ses fautes donne le droit d’en accuser les autres. C’est la logique qui, me semble-t-il, permet de passer de la confession à la satire sociale (et c’est aussi ce qui me donnait l’impression que cette pièce ait pu être rédigée a posteriori, non seulement parce qu’elle est introductive  jusqu’à un certain point  mais aussi parce qu’elle s’emploie à accorder une autorité à une voix qui en est en principe dépourvue).

Concernant le point 5, qui continue de me troubler, je relirai l’ensemble du Traité du Schisme selon cette nouvelle perspective et je pense que de nouveaux effets de sens devraient se faire jour.

J’ai achevé ma lecture minutieuse de votre Introduction et je suis impressionné par la richesse des arguments que vous développez à propos de la troisième partie de l’œuvre. Il faut dire que c’est la partie que j’ai le moins travaillée et que je ne me suis pas moi-même plongé dans un examen direct des sources, m’en remettant exclusivement aux lectures critiques (vos propres travaux, ainsi que ceux de Coy et de Cavallero). Je trouve que vous livrez là l’examen le plus précis et le plus abouti sur la question. La mise au jour des caractéristiques techniques de l’adaptation de la prose grégorienne (« De la fuente a la copla », p.31-34) me paraît particulièrement probant (la comparaison de trois strophes, tirées chacune des trois sous-sections de la troisième partie, donne de très beaux résultats). De même, à plus grande échelle, vous montrez de façon irréfutable que les trois sous-sections obéissent chacune à une logique différente, même si chacune n’est pas non plus le résultat uniforme d’une formule qui aurait été mécaniquement appliquée. Le rapport du texte à sa source est crucial pour délimiter les contours d’un projet et, au-delà, les contours de l’œuvre elle-même. Vous ne tombez pas non plus dans le travers qui aurait consisté à relativiser les irrégularités qui apparaissent dans l’adaptation des « 35 livres » dans le seul but de justifier son intégration pleine et entière à l’œuvre et, ainsi, mieux disqualifier les fragments finaux de E et N. L’idée que l’adaptation des « 35 livres » elle-même montre des signes d’inachèvement (et qu’elle correspond peut-être encore à un état de « borrador ») me paraît elle aussi séduisante. Je suis convaincu, au bout du compte, par le choix consistant à écarter de l’édition les fragments finaux, qui obéissent chacun à leur propre logique (une sorte de glose linéaire pour E ; un commentaire beaucoup plus libre, presque dégagé de toute idée de paraphrase, pour N). Pour E, cependant, l’effort de clôture et de conclusion, dans la lignée de la tradition du mester et de ses topoï (la strophe 1934 pourrait presque être de Berceo !), montre que, à un moment où à un autre, le texte dont est issu ce fragment a été pensé lui aussi comme un œuvre. Une œuvre fondée sur un autre critère que la troisième partie du Rimado (vous le démontrez suffisamment), mais une œuvre tout de même et peut-être pas une simple anthologie, vous ne croyez pas ?

Un autre point me chiffonne depuis longtemps. Comme d’autres critiques, vous distinguez dans la troisième partie du Rimado ce qui relève de l’adaptation des Morales et ce qui relève de celle du Libro de Job, notamment lorsque vous dites que les strophes 897-967, fondée uniquement sur le Libro de Job, ont dû être rédigées après-coup, au moment où Ayala a voulu relier l’adaptation des « 35 livres » des Morales à l’ensemble cohérent formés par les deux premières parties du Rimado. Mais quelle version du Libro de Job sert de source à ce moment-là ? Aussi bien Coy que vous-même avez établi qu’il ne s’agit pas de la traduction indépendante contenue à la fin des manuscrits des Morales (et qui a été éditée par Branciforti) mais de la version du livre biblique contenue (de façon nécessairement segmentée) dans la version des Morales elle-même. En fait, votre position est plus nuancée, p. 105 : « se supone que es la que manejó prioritariamente el adaptador », ce qui laisse entendre que les deux sources auraient pu servir alternativement (ou simultanément), à moins que vous ne pensiez qu’Ayala ait travaillé directement aussi à partir de la version latine de la Vulgate au moment où il écrivait ses cuadernas ? En tout cas, si l’on admet que c’est la version du Libro de Job contenue dans les Morales qui sert de source non seulement aux strophes 897-967 mais aussi aux autres passages où c’est le livre biblique qui est adapté, je suis gêné que l’on dise qu’Ayala combine deux sources (le Libro de Job et les Morales). Je dirais plutôt qu’il n’a qu’un texte-source, qu’il utilise de façon sélective, tantôt ne retenant que le texte biblique tel que le cite le commentaire, tantôt adaptant l’ensemble (texte biblique + commentaire) qu’il trouve dans sa source, tantôt ne retenant que le commentaire. Ce point ne me paraît pas accessoire, parce qu’il montre bien comment Ayala donne l’illusion de manier plusieurs sources là où il n’en utilise qu’une, ce qui, à mon avis, peut constituer une stratégie pour exister en tant qu’auteur dans son adaptation du commentaire. En effet, cette illusion est encore plus troublante dans le cas où, dans l’adaptation, apparaissent des références bibliques autres que le Livre de Job. Sauf erreur de ma part (corrigez-moi si je me trompe, ce qui est fort possible, car je ne l’ai pas vérifié systématiquement), toutes ces autorités sont déjà citées par Grégoire dans les Morales et Ayala ne fait que les reprendre, là où elles apparaissent. Cependant, l’effet produit est parfois tout autre car le texte laisse entendre que c’est le « yo » énonciateur du poème qui cite ces autorités, de même que, par ailleurs, il cite nommément saint Grégoire : la perte de la hiérarchie des citations fait alors de ce « yo » un arbitre entre le texte de Grégoire et des autorités qui, tout en étant, de fait, transmises par la source (mais il faut aller à la source pour le voir), sont alors abusivement placées sur le même plan. J’ai eu l’occasion d’étudier ce phénomène dans des explications de texte proposées aux agrégatifs en cours d’année (c’est en me pliant à ces exercices scolaires que j’ai mis parfois le doigt sur des failles de ce genre… ) et il me semble suffisamment récurrent pour constituer une stratégie : assez systématiquement, ce glissement d’un niveau de citation à un autre (faire passer une citation rapportée par Grégoire pour une citation rapportée directement par le Rimado) s’accompagne d’un surgissement de la première personne du singulier dans le texte et, donc, d’un discours qui se distingue (voire se démarque) de celui de la source. Dites-moi très franchement si vous pensez que je fais fausse route…

J’espère ne pas abuser de votre temps avec mes questions, surtout si vous êtes plongé dans d’autres travaux ou si, tout simplement, vous prenez du repos loin des livres.

Bonne continuation dans votre été !

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 24 juillet

Cher Olivier,

Je reprendrai, l’un après l’autre, les éléments de discussion que tu soulèves dans ton message.

1. Confession initiale. S’agit-il d’une confession publique ou privée ? Cela revient à se demander ce qui différencie l’une de l’autre. Apparemment, la distinction est facile : l’une est faite pour être connue, l’autre pour rester, sinon secrète, du moins confidentielle, partagée uniquement par le confessant et le confesseur. Mais ce principe ne s’applique qu’à la confession auriculaire. Dès l’instant où elle est écrite et, à plus forte raison lorsqu’elle présente une dimension clairement littéraire, puisqu’il s’agit d’une confession versifiée, la distinction ne s’applique plus aussi nettement, puisque ce n’est plus la confession qui est seule en cause mais également son support. Or tout écrit s’expose à un regard extérieur, -peut-être même le sollicite-, ce qui implique un minimum de diffusion. Cette observation s’applique pour le moins à la totalité de la Première Partie de l’ouvrage. C’est donc de ce point de vue plus général qu’il faudrait envisager la question d’un public potentiel et non pas le limiter à la seule confession initiale. Je me demande pourquoi tu lui réserves un sort particulier. Est-ce pour la formule « en la manera qual / mejor se me entendier » ? J’y vois plutôt une promesse d’exhaustivité mais aussi de clarté expositive, qui prend appui sur un cadre partagé par tous les chrétiens, celui que propose le décalogue. Serait-ce que tu cèdes à la tentation de retrouver une convention d’écriture, -le prologue explicatif-, propre à tout ouvrage médiéval ?

[NB. J’espère ne pas énoncer une énormité à propos de l’écrit. On pourrait me reprocher d’avoir inventé, entre l’écrit et le non-écrit, une catégorie nouvelle, ‘ce qui aurait pu ne pas être écrit’. Tú dirás.]

– « Le « yo » confessant devient presque alors un « yo » confesseur ». C’est ainsi que tu interprètes l’apparition d’un « tu » qui s’ajoute, à partir du 5ème commandement, au dialogue jusque-là exclusif antre Ayala et Dieu. Faut-il prendre ce « tu » littéralement ou bien plutôt comme une extension de son usage dans la formule qui énonce traditionnellement le commandement (cf. 6ème commandement 45a) ? Dès lors, pourquoi l’emploi de la deuxième personne dans la strophe 45 ne serait-elle pas un prolongement de celle de 45a ? (« prolongement » n’est pas le bon terme). Disons que la deuxième personne de « Tu ne tueras pas » autorise les suivantes, puisqu’elle comporte une visée universaliste. Le commandement s’adressant à tous les chrétiens en particulier, pourquoi ne pas admettre qu’il en est de même pour le commentaire qu’on en fait, lequel s’inscrit dans le droit fil de l’injonction primitive ?

Je n’ai pas été non plus convaincu par l’article d’Erica Janin. Je l’ai lu tardivement, c’est pourquoi je ne le mentionne pas dans la bibliographie, mais je pense qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau.

– « car l’implication du « yo » autobiographique dans la démarche confessionnelle est précisément donnée comme le gage de sa légitimité pour qu’il puisse assumer ensuite un discours de prédication… » Ta démonstration est convaincante, mais il me semble qu’elle s’appuie sur un présupposé discutable, qui est qu’Ayala ne se considère pas légitime dans sa démarche. Cette modestie est à relativiser. S’il lui arrive de solliciter l’indulgence lorsqu’il entreprend de parler de certains sujets, comme par exemple du Schisme, cela ne l’empêche pas d’avoir une opinion et de tenir à la publier. Qu’il place alors son discours sous l’autorité de l’Église et du Prince relève d’une pratique obligée dans une société aussi hiérarchisée mais certainement pas d’un excès de modestie. Faut-il chercher des excuses à un seigneur de son importance, dont la culture tranche sur celle de ses pairs nobles lorsqu’il parle ex cathedra ? J’en doute. Un autre facteur à prendre en considération est le public auquel il est susceptible de s’adresser. J’en ai déjà fait état dans mon précédent message. Si c’est un public familier, qui lui est socialement soumis, comme le laisse supposer, entre autres, la très faible diffusion de l’œuvre (elle ne se conserve que dans deux codex dont on a tout lieu de penser qu’ils ont appartenu à des proches d’Ayala (son scriptorium ?), il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il s’érige en autorité. Dans cette hypothèse, la confession serait un exercice d’humilité et de repentance adressé à son destinataire naturel, qui ne se confond pas avec le public potentiel, qui était, lui, déjà assez bien instruit des vices et des vertus de son auteur.

– « de la confession à la satire sociale ». Entre les deux est inséré le premier passage consacré au Schisme, ce qui est loin d’être indifférent. De toute façon, le passage du particulier au collectif mériterait d’être nuancé, la confession ordonnée étant une obligation commune à tous les chrétiens. Dès l’instant où elle suit strictement les préceptes comme dans ce cas, elle ne se limite pas à un exercice strictement individuel, comme on peut le déduire des commentaires qui l’accompagnent. Mais il faut être prudent, parce que les références aux Écritures qui illustrent chaque péché ou presque peuvent aussi bien servir à témoigner de la stricte orthodoxie du confessant qu’à éclairer un public potentiel.

2. Fragment final de E : « mais une œuvre tout de même et peut-être pas une simple anthologie, vous ne croyez pas ? ».

Ce n’est certainement pas une anthologie. Tu touches là au point essentiel qui permet de comprendre la coexistence des différentes adaptations des Morales.

Je n’ai pas voulu m’étendre sur les deux fragments finaux des deux manuscrits pour rompre radicalement avec l’interprétation traditionnelle qui veut que tout le matériel de l’adaptation des Morales conservé fait partie intégrante du Rimado. J’ai pris le risque de déstabiliser les lecteurs mais il m’est apparu évident que, si je m’étendais sur l’analyse de ces fragments finaux, on perdrait de vue l’essentiel qui est que l’adaptation des Morales qui doit figurer dans le Livre répond à un projet différent de celui qui consistait à considérer le commentaire de Grégoire pour lui-même.

Tout le matériel accumulé et conservé dans les parties finales des deux manuscrits semble prouver que la pratique habituelle d’Ayala (en dehors du Livre) dans son adaptation des Morales est sélective. C’est ainsi qu’il ne s’est jamais vraiment intéressé aux 8 premiers livres. Pour le reste, il a fait des choix qui sont très probablement inspirés par son intérêt pour telle ou telle partie du commentaire. Le début du fragment final de E fait un sort à la polémique que Grégoire entretint avec l’évêque Euticius de Constantinople (« La disputaçion que fue entre el obispo eutiçio e sant gregorio de la verdadera rresurecçion » dit la marginalia correspondante), sujet qui, thème à part, pouvait avoir retenu l’attention d’Ayala pour son originalité, parce qu’il rapporte un épisode de la vie du commentateur, ce qui introduit un élément historique dans un traité théologique. J’observe aussi que l’adaptation se poursuit au-delà de la controverse jusqu’à la fin du chapitre 14 des Morales, ce qui est une façon de compléter l’épisode. Ayala n’agira pas autrement lorsqu’il voudra compiler des chapitres du commentaire pour les insérer dans son Livre. J’en arrive à me demander si j’ai bien fait de supposer, dans mon édition de 1978, une lacune au-début du fragment. Le fait qu’il débute sur un verset du Job suggère le contraire.

Le corpus central de l’adaptation finale de E est également parlant de ce point de vue. Elle débute avec la réponse de Job à son troisième ami, Sophar (Job 12), dans lequel ce dernier soutenait la thèse des secrets desseins de Dieu, qui s’avère un thème central de la réflexion d’Ayala. Elle s’achève sur Job 19 dans lequel le patriarche répond à ses trois interlocuteurs. Ce n’est donc pas un découpage gratuit, ce qui induit à penser qu’Ayala a songé, à un moment donné, à en faire un petit traité autonome. Du reste, pour te permettre de te faire une idée du contenu du fragment et de la façon dont Ayala a opéré, je te communique, non pas le texte correspondant des Morales, qui aurait été trop lourd, mais les marginalia de ces quatre chapitres (11 à 14) du commentaire de Grégoire. J’indique entre parenthèses le numéro des strophes, lorsqu’il existe un emprunt direct, mais malheureusement à partir de mon édition de 1978. Pour retrouver la strophe dans l’Appendice de la nouvelle édition, il faut retirer 229 (l’ancienne 1793 est devenue 1564).

Il n’en reste pas moins que la finida de E semble ne pas tenir compte du fait que ce qui précède est composé de fragments indépendants les uns des autres. Que faut-il en conclure ? Sans doute qu’Ayala envisageait de transformer son adaptation lacunaire en un traité consacré à ses thèmes de prédilection. Pour créer l’illusion d’un ouvrage complet, il tablait sans doute sur l’ignorance que ses lecteurs avaient du commentaire de Grégoire, qui est une attitude envisageable dans une démarche vulgarisatrice.

Sa démarche est radicalement différente en ce qui concerne la Troisième Partie du Livre.

3. « quelle version du Libro de Job sert de source à ce moment-là ? ».

Quelle traduction castillane du Livre de Job Ayala a-t-il utilisée dans son adaptation ? Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’entrer dans les subtilités de Branciforti et qu’on peut s’en tenir à une traduction du texte de la Vulgate, quelle que soit la tradition. La présence d’une version dans le dernier manuscrit des Morales (dans les deux séries conservées) ne manque pas d’être troublante, au point que l’on peut envisager de la considérer comme la version utilisée par Ayala lorsqu’il consultait le Livre de Job. Elle contient des archaïsmes de langue qui me font penser qu’elle est antérieure et j’irais chercher du côté du grand-oncle Barroso, le cardinal.

Ayala a eu sous les yeux une autre version, celle que le traducteur des Moralia propose dans les Morales. Les deux ne sont pas foncièrement différentes, surtout si on les envisage du point de vue de la mise en vers, qui oblige forcément à prendre des libertés avec le texte littéral. Deux détails cependant. Elles peuvent diverger sur des détails de rédaction, dont certains sont sans doute imputables au copiste de la version du Livre de Job qui est reproduite dans nos codex. Ci-dessous un exemple tiré du livre 31,38-39. Je l’ai choisi à dessein parce qu’il contient un terme rare « sulco » qui a induit en erreur le copiste du Livre du Chancelier (str. 1271-1272).

Morales :

(Res 295, f. 154 ra): Sy contra mi la tierra clama e con ella los sulcos della lloran / e asy como los frutos della syn auer e el alma de los labradores della atormente / nasca a mi cardo e por ordio espina.

Libro: Sy contra mi la tierra llama e con ella los sulcos della lloran / Si los frutos della comi syn aver e si el alma de los moradores della atormente por trigo nascame cardo e por ordio espina.

Enfin, un point à ne pas négliger est que la lettre de la citation peut varier d’une occurrence à l’autre. Tu n’ignores pas que Grégoire répète souvent le verset ou des fragments de celui-ci pendant son commentaire. J’ai observé quelques variantes d’une citation à l’autre. Pour reprendre le même exemple (Job 31,38-39, Morales 22), voici les différentes citations des mêmes versets.

1ère citation complète (voir ci-dessus)

Citations fragmentaires

– (f. 154 va): E con ella los sulcos lloran

– (f. 155va): Si comi los frutos della syn auer o syn los pagar

– (f. 156ra): E sy el alma de los que labrauan la tierra atormente

– (f. 156va): Por trigo nasca a mi cardo e por ordio espinas.

2ème citation complète (f. 157 ra): Si contra mi la tierra clamo e con ella los sulcos della lloran / Si los frutos della comi syn auer e el alma de los labradores atormente / por trigo nasca a mi cardo e por ordio espina.

Sans tenir compte de possibles erreurs de copie (e asy como pour sy comi), il paraît évident que le traducteur ne se soucie pas de reproduire avec exactitude sa première traduction mais qu’il traduit au fil du texte, en jouant probablement sur sa connaissance du livre biblique. Dans ces conditions, déterminer très précisément la lettre de la source de l’adaptateur est un exercice impossible et un peu vain, en fin de compte.

– « Je dirais plutôt qu’il n’a qu’un texte-source »

Je ne suis pas de ton avis. Il me semble que les choses sont plus simples. Lorsqu’il adapte les Morales, Ayala suit le texte de Grégoire, y compris dans les citations des versets du Livre de Job. Lorsqu’il rédige les -copieuses- séries de strophes à partir du livre biblique, il suit une version de ce dernier. Je te parle ici de technique. Je ne conçois pas que, pour le début de la Troisième Partie, il soit allé chercher les versets du Livre de Job dans les Morales. À mon avis, cela n’a pas sens. Mais peut-être ai-je mal interprété ce que tu écris.

– Références bibliques.

Oui, toutes ces autorités sont référencées en marge des manuscrits des Morales. L’effet dont tu parles provient du commentaire de Grégoire qu’Ayala ne fait que répéter. Le « yo » en question est celui de Grégoire, paraphrasé par Ayala. Ton raisonnement est brillant mais est contredit par la nature du texte adapté par Ayala. Je ne dis pas que ce dernier ait pu introduire un point de vue personnel, mais c’est rarissime et, lorsque cela arrive, je le commente en note. Je crois, en effet, que tu fais fausse route.

Je regrette que mon message se termine sur ce commentaire négatif, parce que tes suggestions sont d’une rare acuité. Je te remercie de me donner l’occasion de justifier mes partis-pris et je ne doute pas que, si nous avions eu cet échange avant, j’aurais apporté des modifications à ma rédaction.

Amitiés,

Michel

 

Le 28 juillet 2019

Cher Michel,

Un immense merci pour toutes ces précisions, qui fourmillent de pistes de réflexion en tout genre et qui, c’est certain, vont m’aider à mieux comprendre cette œuvre et à la commenter de façon un peu plus pertinente avec mes agrégatifs. Je n’ai pas grand-chose à ajouter moi-même, si ce n’est sur le point 1. Oui, ce « en la manera qual / mejor se me entendier », d’une part, et la multiplication des occurrences où le «  » ne désigne pas Dieu, d’autre part, m’incitent à penser que la pièce initiale de l’œuvre n’est pas seulement une confession adressée à Dieu mais aussi un modèle de confession adressé au lecteur, si bien que le « yo » deviendrait un quasi-confesseur. Je retiens votre idée que ce «  » humain soit une extension de la deuxième personne employée dans les commandements : elle me paraît très séduisante. Cela irait de pair avec l’évolution énonciative appliquée aux commandements dans la confession :

-les trois premiers commandements sont énoncés au moyen d’un «  » qui désigne Dieu et qui adresse le commandement à un « nosotros » (destinataire collectif) ;

-le quatrième et le cinquième laissent apparaître un destinataire individuel du commandement, désigné par la troisième personne (« el que », 31b ; « omne », 36a et « quien », 36b), même si ce destinataire reste indéterminé. C’est aussi dans le commentaire de ce cinquième commandement qu’apparaît un «  » qui n’est pas Dieu : « en Caín lo verás », 38c ; « si vieres tu cristiano », 42a) ;

-les trois commandements suivants sont cités au style direct (contrairement aux précédents), si bien que le «  » humain y apparaît, à la nuance près qu’une première personne émerge aussi comme destinataire dans le sixième : « El sesto mandamiento me dize » (45a), comme si la loi universelle s’énonçait spécialement pour le « yo » individuel ;

-les deux derniers commandements reviennent au style indirect mais le « yo » est désormais le seul destinataire : « me viene defender » (55a) et « la muger de mi próximo » (58a).

Globalement, je crois déceler un entremêlement subtil de deux interlocutions (moi/Dieu ; moi/destinataire humain) qui, à leur intersection, mettent toujours plus en avant le rôle du « yo » comme médiateur entre Dieu et les hommes.

Je pense que vous avez raison de supposer qu’Ayala, en vertu de son prestige social, peut avoir d’emblée une légitimité énonciative… mais est-ce aussi le cas quand il adopte le rôle d’un prêcheur (rôle en principe interdit aux laïcs) ? Il me semble que, dans ce registre précis, il doit tout de même asseoir son autorité d’une façon ou d’une autre et que cela passe déjà, formellement, par l’adoption de la cuaderna vía, jusque-là exclusivement cultivée par des clercs (à une exception près : Sem Tob, mais c’est un rabbin et, d’un point de vue chrétien, il peut apparaître comme une sorte de clerc dans sa propre sphère confessionnelle). Par ailleurs, le contexte du Schisme, et le soupçon jeté sur l’Église en tant qu’institution, dont on ne sait plus au juste si elle est capable de mener les chrétiens au salut, favorise l’émergence d’une parole laïque dans le domaine spirituel. Mais j’essaierai de relativiser aussi mon point de vue en fonction de vos remarques et, en particulier, d’intégrer l’idée que la diffusion restreinte de l’œuvre change quelque peu la donne.

Sur les points 2 et 3, j’ai encore davantage à apprendre et vous m’aidez grandement. En particulier, le document relatif aux notes marginales que vous me transmettez est un outil de travail précieux et je suis à peu près certain qu’il va m’être utile, notamment pour une analyse de détail du texte telle qu’on doit la mener en explication de texte. Un grand merci pour cela aussi. Par ailleurs, je suis tout à fait convaincu par ce que vous exposez à propos du Livre de Job comme source. Dieu que ces questions sont complexes ! On voit bien que c’est une fréquentation assidue des manuscrits qui vous a permis de vous frayer un chemin au milieu de cette forêt apparemment inextricable.

Je ne manquerai pas de vous faire part de mes interrogations ou de vous soumettre des idées qui me viennent au cours de l’année universitaire à venir. Par ailleurs, j’ai présenté en avril dernier, au colloque coorganisé avec Paris IV et Nanterre, une communication sur « Pouvoir et impuissance du roi dans le Rimado de Palacio » (centrée sur le passage consacré aux neuf signes du pouvoir royal, 615-629, assorti de deux contrepoints) que je vais devoir transformer en article rédigé et, si ce n’est pas abuser de votre temps, il se peut que je vous consulte aussi à ce sujet à la fin des vacances.

D’ici là, profitez bien de votre été !

Amitiés,

 

L’Olive, le 31 juillet 2019

Mon cher Olivier,

Ton message précédent m’a inspiré quelques réflexions que je te soumets. N’y vois aucune volonté de harcèlement en pleine période de vacances. Tu n’es d’ailleurs pas obligé d’y répondre sans délai. En ce qui concerne ta communication sur « Pouvoir et impuissance du roi dans le Rimado de Palacio », sache que je serais très heureux de la relire avant publication. La consultation des collègues est chez moi une pratique constante depuis de nombreuses années. On a tort de ne pas y recourir systématiquement, comme savent le faire nos collègues anglo-saxons. Cela évite bien des erreurs.

1. Analyse des commandements (, nos)

La série des commandements inaugure les exposés systématiques qui vertèbrent la confession. On pourrait s’attendre à la répétition d’un cadre unique dont la structure la plus élémentaire serait : intitulé ou numéro du commandement ; contenu du commandement ; non-respect du même par le confessant ; insertion intermédiaire éventuelle d’exempla.

Pour se faire une idée précise de la façon d’opérer d’Ayala, je te suggère de considérer la façon dont le commandement est introduit.

Le premier adopte un schéma d’une grande orthodoxie (vers a) : « luego en el primero » (1er hémistiche du vers a) ; « Señor Tu nos mandaste » (2ème hémistiche du vers a). Référence à la position du commandement dans le décalogue ; Dieu nommément et doublement cité, par son « titre » et le pronom sujet ; et il est bien précisé qu’il s’adresse à la totalité des humains (« nos »). Rien n’est laissé dans le flou. Ce schéma est reproduit partiellement jusqu’au troisième commandement inclus. Chaque développement débute sur l’indication du commandement, ce qui sera le cas pour toute la série à l’exception du 4 et du 10, dans lesquels le chiffre apparaît dans le second hémistiche, ce qui ne prête pas à conséquence. En revanche, l’invocation au Seigneur et le pronom sujet qui va avec disparaît du premier vers, pour faire des apparitions éventuelles dans le deuxième ou le troisième, alors que le « nos » se maintient, soit dans la forme verbale soit en apocope. On devine donc le procédé. La formulation du premier commandement se caractérise par sa solennité, comme il convient à une première occurrence, laquelle disparaît dans les suivantes, même si les mêmes éléments sont conservés. Il en résulte que l’exposé des commandements adopte la forme d’un discours suivi, qui évite la reproduction de l’emphase initiale tout en conservant la syntaxe de départ.

Par la suite, le schéma radicalement diffère : ce n’est plus Dieu qui est le sujet mais le commandement, sauf dans le 5ème, dans lequel Dieu réapparaît et le commandement a valeur adverbiale. La personne du verbe qui concerne le pécheur présente une grande variété : 3ème personne pour le 4ème, 5ème et 10ème commandement (« el que » », « omne », « el que ») ; 2ème personne pour le 6ème, le 7ème, le 8ème me ») ; 1ère personne pour le 9ème.

Tu voudras bien me pardonner ces minucias, mais je trouve qu’elles témoignent bien du souci qu’a Ayala de varier les formulations, c’est-à-dire, en fin de compte que la préoccupation esthétique l’emporte, me semble-t-il, sur toute autre considération visant à l’efficacité du discours. Je ne crois pas qu’il faille voir autre chose dans la coexistence de ces différentes interlocutions. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour y reconnaître même quelques maladresses d’écriture. Mais j’admets bien volontiers que ma longue pratique d’Ayala me pousse à une certaine forme de familiarité, voire de non-respect, que l’on pourrait me reprocher.

2. « de la cuaderna vía, jusque-là exclusivement cultivée par des clercs … »

Que la cuaderna vía ait été introduite et cultivée en Castille par des clercs est un fait. Faut-il pour autant en conclure qu’elle leur est exclusivement réservée et juger son usage par des non-clercs comme une revendication implicite de cléricalisme (ou de cléricalité voire de cléricature) avec ce que cela comporte ? Il semble que c’est ce que tu suggères, mais j’ai quelques doutes à ce sujet.

Qu’est-ce qui conduit Ayala à utiliser prioritairement cette forme poétique dans son Livre ? On l’ignore car il n’en dit rien, alors qu’il est plus explicite s’agissant d’autres formes poétiques. Faute de mieux, on peut poser que c’est principalement de la nature du discours que découle ce choix formel. Il y aurait une adéquation entre le mester et les sujets abordés. En quoi consiste cette adéquation ? La copla est une unité physique exigeante mais qui paradoxalement, malgré sa brièveté et sa clôture, se prête à des développements de grande extension. Elle représente une forme intermédiaire entre poésie et prose. Elle partage avec l’une ses contraintes formelles et avec l’autre l’équivalent d’une structure syntaxique élémentaire indéfiniment reproductible. Elle est par définition le moule idéal dans lequel le discours prosaïque peut se transformer en discours poétique. C’est d’ailleurs apparemment dans ce but qu’elle a été inventée. En tous les cas, c’est dans l’adaptation du discours poétique que le mester donne sa pleine mesure. Sa première raison d’être n’est pas l’invention poétique mais l’adaptation versifiée de discours en prose.

On comprend qu’Ayala l’ait retenue pour adapter les Morales. Il a fait ce choix très tôt, si l’on veut bien admettre que ses travaux sur l’œuvre de Grégoire occupent une grande partie de sa vie, compte tenu de l’énormité de la tâche et des différentes modalités qu’elle emprunte, de la traduction à la mise en vers, en passant par le compendium et le florilège. Tu remarqueras que, dans aucun autre ouvrage d’Ayala en dehors du Thème grégorien, si ce n’est dans la Première Partie du Livre, on ne trouve de mention des Morales, ce qui contribue à associer indéfectiblement le sujet et la forme.

L’adoption du mester pour rédiger cette Première Partie pourrait donc être une conséquence indirecte de la chronologie des travaux littéraires d’Ayala. Sa pratique assidue du mester l’a logiquement conduit à y recourir pour composer un texte qui, par bien des aspects, évoquait la thématique traditionnelle du genre.

Il faut prendre aussi en considération l’archaïsme du genre à l’époque où Ayala le pratique. Son adoption par un auteur de la toute fin du xive siècle semble traduire la volonté de se rattacher à une tradition castillane (penser à une possible dimension culturelle « nationale ») respectable. À quelle fin ? Peut-être est-ce là que l’on peut déceler le désir de « faire autorité ». Il paraît évident, en effet, qu’un poète, qui démontre par ailleurs sa capacité à se mêler à des échanges avec de plus jeunes que lui et à leur en remontrer en matière d’invention formelle, lorsqu’il reprend à son compte une pratique passée de mode, le fait pour se distinguer des autres et faire peser son autorité sur eux.

Enfin, compte tenu des nombreuses similitudes entre les deux ouvrages, comment ne pas envisager que le jeune tolédan que fut Ayala ait lu le Livre de l’Archiprêtre ? C’est vraisemblable. Il faudrait donc admettre en outre que le recours au mester relève aussi du désir d’imiter un modèle.

Trop de facteurs ont pu jouer concomitamment dans l’adoption du mester par Ayala pour en privilégier un.

Profitez de vos vacances.

Amitiés,

Michel

 

Le 31 août 2019

Cher Michel,

Je réponds bien tardivement à votre message éclairant (qui date déjà d’un mois !) et je ne puis que vous remercier pour ces nouvelles pistes d’interprétation. Je ne me suis pas encore replongé dans la préparation des TD sur le Rimado (pour les premières séances, je peux encore m’appuyer sur ce que j’avais présenté aux étudiants l’année dernière) mais toute cette matière, une fois que je me la serai un peu mieux appropriée, me sera d’une grande aide. Tout ce que vous dites sur la formulation des commandements répond à mes propres cogitations sur l’emploi des personnes grammaticales dans le poème, qui offre toute une déclinaison de procédés énonciatifs très habiles. Pour la cuaderna vía et les clercs, vos arguments sont convaincants : j’ai sans doute surévalué la dimension cléricale du discours, même si je suis toujours étonné, au cours de ma lecture, par l’accointance de certains passages avec les formes du sermon. En tout cas, nous sommes d’accord sur le fait qu’Ayala cherche à faire autorité et que l’adoption des vieilles recettes du mester (parfois subrepticement rénovées) y contribue grandement.

Je vais me remettre à mon article dans la première quinzaine de septembre, mais je ne vous embêterai pas avec cela aussi : d’une part, ce sera une bien petite chose (travail de circonstance, davantage lié au programme d’agrégation qu’à un effort de vraie recherche) et, d’autre part, je risque fort de le boucler au dernier moment (j’ai de plus en plus de mal à m’en tenir aux délais impartis…).

J’espère que, pour Michèle et vous, cet été se poursuit agréablement, sans doute entre moments de détente à Chinon et escapades variées. Le mois de septembre est idéal pour aller en Espagne : avez-vous prévu d’y faire un tour ?

Amitiés à vous et à tous,

Olivier

 

L’Olive, le 1er septembre 2019

Cher Olivier,

Je suis heureux que mes suggestions aient pu t’être utiles, et encore plus que nos avis soient convergents. Ce genre d’échanges m’apporte beaucoup puisqu’il me permet de poursuivre ma réflexion au-delà de l’édition, qui appartient déjà au passé.

J’ai fait une exception cet été en m’éloignant deux semaines de Chinon, alors que nous avons pour habitude de laisser les sites touristiques à ceux qui travaillent toute l’année. J’ai passé quelques jours avec mon fils et mon petit-fils au Pays Basque (Cambo-les-Bains), puis un séjour en compagnie de Michèle dans l’île d’Oléron. Finalement, ces deux coupures nous ont fait du bien. Il est vrai qu’en Touraine, la chaleur est forte et la sécheresse sévit durement, ce qui finit par être éprouvant, même dans une maison fraîche.

Il est prévu que nous passions la semaine du 6 octobre en Espagne pour la présentation de deux de mes ouvrages récents : le Libro del Canciller à Vitoria et la Crónica de Juan II à Salamanque. Je leur dois bien cela, tant ils se sont donné de mal pour la publication de ces deux éditions.

Amitiés

Michel

 

Le 3 novembre 2019

Cher Michel,

J’espère que votre tournée espagnole s’est déroulée au mieux et que la présentation de vos ouvrages a suscité tout l’intérêt qu’ils méritent. Ce voyage a dû aussi être l’occasion pour vous de revoir des collègues et des amis.

Je vous envoie ci-joint mon article consacré à la figure royale dans le Rimado (notamment aux neuf signes du pouvoir), publié en octobre dans e-Spania. Si je n’avais pas été aussi en retard pour le remettre, je vous l’aurais soumis avant publication afin qu’il puisse bénéficier de vos conseils : c’est bien dommage pour moi de ne pas avoir pu le boucler avec un peu d’avance. Si, dans les semaines à venir, vous trouvez un moment pour y jeter un coup d’œil et pour me dire ce que vous en pensez, ce sera très utile pour ma gouverne. Le PDF n’est pas agréable à lire dans sa mise en page et dans sa typographie (je ne sais pourquoi, les « z » italiques apparaissent en gras… ) et je trouve la version en ligne plus réussie de ce point de vue : https://journals.openedition.org/e-spania/31594 Sur le fond, j’ai bien conscience des limites de mon travail, davantage adressé aux agrégatifs qu’à la communauté des chercheurs, mais je me suis pris au jeu et, finalement, cela m’a permis d’explorer le versant politique de la première partie de l’œuvre. J’ai l’impression d’y voir un peu plus clair dans l’idéal prôné par Ayala, même si ma démonstration ne se fonde que sur quelques passages choisis.

À bientôt !

Amitiés,

Olivier

 

L’Olive, le 7 novembre

Cher Olivier,

Je souscris pleinement à ton approche de l’apport du Rimado dans son traitement du pouvoir royal ($ 4 et 5) : l’accent mis sur les aspects négatifs et sur la pratique plus que sur des principes, à l’exception de l’exercice de la justice. L’idée que le signe comme indice le cède au signe comme action, qui prolonge ce constat, me paraît une hypothèse intéressante et témoigne d’une volonté d’encadrer ton raisonnement dans de strictes limites. Mais je sais que tu n’aimes rien tant que t’imposer ce genre de contraintes, te refuser d’avance toute facilité. C’est tout à ton honneur.

Ce que nous propose Ayala, ce n’est pas une théorie sur le pouvoir mais une réflexion sur la manière d’en améliorer la perception, dis-tu. Tu t’appuies pour le prouver sur une étude du vocabulaire employé qui présente des termes dont la répétition ne saurait être fortuite. Je suis d’accord sur le principe, un peu moins sur le caractère systématique que tu prêtes à ce vocabulaire récurrent. J’aurais quelques objections à faire : la principale est que tu ne retiens pas de possibles nuances entre l’acception du temps d’Ayala et la nôtre ; par ailleurs, tu évacues les contraintes d’écriture qui ont pu provoquer chez lui un recours à la facilité, faute d’autres moyens à sa disposition ; enfin, tu ne sembles pas prendre en compte l’expérience propre d’Ayala dans cet exercice.

Ainsi, les trois qualités requises à l’extérieur du royaume intéressent au premier chef un ambassadeur comme Ayala, qui a eu une expérience à titre personnel dans ce domaine. C’est un véritable témoignage (je reviendrai sur ce terme) sur les conditions à réunir pour qu’une ambassade soit réussie. En l’occurrence, le paraître a une signification particulière, et je ne crois pas que les pratiques diplomatiques actuelles négligent cet aspect ostentatoire. De ce point de vue, la strophe 619 est très éclairante, car elle décrit le document (que je ne qualifierais pas de « charte ») que l’ambassadeur remet entre les mains du souverain étranger, ainsi probablement que les lettres de créance qui garantissent la qualité du messager. C’était d’autant plus crucial à une époque où les souverains ne se rencontraient que très rarement. Je crois que l’entrevue de Louis XI et Enrique IV sur la Bidasoa est la première (le futur Henri II a rencontré Charles V alors qu’il n’était qu’un prétendant aux abois).

Sur l’usage de l’adjectif « bueno », il faut aussi être prudent : buena ley e de omnes buenos sont de véritables lexies. Les autres occurrences sont peu chargées sémantiquement, -je suis bien de ton avis-, sauf à considérer que leur présence vaut autant comme refus explicite de la laideur ou même de la médiocrité.

Une des principales difficultés dans l’interprétation de ces termes est la priorité qu’Ayala donne aux adjectifs, de façon générale, mais plus particulièrement dans le cas de « onrado » de préférence à « onra » et « aconpañado » de préférence à « compaña ». La généralisation d’une seule forme nuit à l’expression de la nuance, pourtant nécessaire lorsque le terme a plusieurs acceptions comme « onra ». Je ne suis pas si sûr que le terme « onrados » de 627a prenne une certaine coloration à la lecture du vers suivant, qui découle plutôt de la ponctuation introduite par Bizzari. Pour moi, le dernier hémistiche du premier vers inaugure une énumération d’éléments autonomes et n’est pas glosé ou complété par le contenu du vers b. Ces « omnes onrrados » sont le sommet d’une pyramide sociale qui est déclinée de haut en bas, à l’exception peut-être des prélats, qui devraient venir au deuxième rang (mais la rime a ses exigences). La honra reste un distinctif du rico omne et l’attribut qui lui confère un statut social supérieur. J’en ai trouvé un exemple récent dans un testament de 1488, dans lequel on peut lire : « E mando e quiero que aya las dichas casas Juan Messia dEscauias, mi nieto, […]  por seruiçios que me ha fecho, e porque es varon e sea mas onrrado e tenga casa suya en que more ». A propos de « onrrado », j’ajouterai que j’ai un doute sur la façon d’interpréter celui qui est à la rime de 629b : je l’interpréterais plutôt comme une métathèse de « orrnada », qui n’est pas rare à l’époque.

Entendons-nous bien. Je ne discute pas la pertinence de l’analyse poussée que tu fais du vocabulaire du passage. Mais je me demande si le système qui te guide dans cet exercice ne te fait pas perdre de vue certaines nuances qu’il faudrait ménager à l’intérieur d’un même terme. La polysémie est un trait caractéristique de la langue médiévale, bien illustré par paresçer, qui signifie autant « apparaître », « être » (cast. constar, resultar), que « sembler ». Or, tu ne retiens que la troisième acception (c’est moi qui les classe). Aussi ai-je de sérieux doutes sur ton interprétation de 625d. (Je pense que tu interprètes mal aussi « valdia gente », qui ne désigne pas le « commun des mortels » mais des gens oisifs et inutiles, des parasites, en quelque sorte).

Ce sont des points de détail, me diras-tu, mais, dans la mesure où tu défends une opinion très ferme, il vaut mieux ne pas prêter le flanc à la critique. Car, en somme, tu as l’air de dire que la royauté castillane, à l’époque où Ayala rédige son texte, n’a plus que l’apparence du pouvoir et que c’est cette apparence qu’elle doit viser à améliorer afin de regagner une crédibilité qu’elle a perdue. J’exagère peut-être mais c’est ce qui se lit en creux. C’est aller un peu loin et d’ailleurs il me semble que tu te contredis quelque peu lorsque, à la suite, tu insistes sur la solitude du roi. N’est-ce pas là, au contraire, la condition première d’un pouvoir non partagé ? Il me semble qu’Ayala nous invite plutôt à une réflexion sur l’impossibilité à maintenir le mythe d’un pouvoir solitaire qui s’incarne en une personne face aux réalités de son exercice. Ce faisant, il nous délivre un nouveau témoignage, car le « voir » s’applique d’abord à lui, le familier de la Cour.

Ton développement sur la possible utilisation par Ayala du texte d’Alvaro Pelayo est très bien venu et convaincant. Le fait que l’institutionnalisation du Conseil royal se concrétise en 1385-1387 constitue une excellente mise en contexte, encore qu’à cette époque, qui suit immédiatement la défaite d’Aljubarrota, Ayala n’y soit pas associé pour cause de captivité. Mais elle pouvait être dans l’air du temps.

Tous ces passages du Rimado prennent un autre sens si on suppose qu’Ayala a en tête l’exercice du pouvoir pendant une minorité royale. C’est un épisode de la vie monarchique qui se prête à la remise en cause de certains principes, et qui n’a pas lieu d’être lorsque le monarque est dans la plénitude de ses facultés. C’est le moment où la constitution du Conseil du roi et ses modalités de fonctionnement doivent être fixées ; celui aussi où le jeune monarque doit asseoir son autorité ; celui enfin où il doit se faire reconnaître comme digne de la fonction qu’il a reçue en héritage. Toutes les circonstances sont réunies pour que les vers d’Ayala prennent sens, sans qu’il soit nécessaire de remettre en cause l’institution proprement dite. Je ne sais pas ce que tu en penses. Évidemment, cela obligerait à imaginer que Pero López a repris son texte à une date postérieure à la captivité de Obidos, pendant une des deux minorités que la Couronne connaîtra après 1390 et après 1405, mais c’est bien ce que tu suggères en plaçant la réforme du Conseil en 1385-1387.

J’ai trouvé beaucoup d’intérêt à la lecture de ton article. L’éditeur a trop le nez dans le texte pour pouvoir observer certaines choses. Tu m’as bien éclairé mais, lo cortés no quita lo valiente, aussi, je te demande ne voir aucune intention maligne dans mes objections.

Con un fuerte abrazo de

Michel

 

Cher Michel,

Non seulement vos objections ne me froissent pas le moins du monde, mais elles me sont précieuses ! Je suis bien conscient que personne ne me lira avec une telle acuité et une telle précision. Un immense merci à vous pour cette lecture si rigoureuse et pour votre message qui fourmille d’idées. Vos remarques confirment le sentiment que j’avais de ne pas être allé assez loin dans mon analyse, notamment parce que j’accorde une attention insuffisante aux multiples nuances du texte (ma volonté de démonstration m’a sans doute poussé à sélectionner un peu abusivement les éléments qui allaient dans mon sens au détriment d’autres, tout aussi importants). Les données biographiques (expérience d’Ayala comme ambassadeur) auraient dû aussi trouver leur place dans mon travail. Je ne crois pas qu’Ayala, à travers la liste des neuf signes, affirme que la royauté en Castille se trouve dépourvue de pouvoir réel et soit seulement fondée sur l’apparence, même si je comprends que mon texte puisse le laisser entendre : mon but était plutôt de montrer que, pour Ayala, le pouvoir ne saurait tenir à la seule personne royale et que, par conséquent, le Rimado appelle de ses vœux une participation accrue des nobles (et des représentants des villes) au gouvernement. C’est surtout en ce sens que j’ai risqué cette idée du « décentrement » du miroir. Ainsi, je vous rejoins tout à fait quand vous dites qu’il s’agit de dénoncer « le mythe d’un pouvoir solitaire » : quand il ne partage pas son pouvoir et ne sait pas se faire représenter, le roi est isolé et impuissant. Quant à la contextualisation, j’ai été frappé par les échos entre les passages qui renvoient aux conseillers et les ordonnances relatives à l’institutionnalisation du Conseil royal en 1385-1387. Mon sentiment est que les passages en question auraient pu être écrits peu après la captivité d’Obidos ou, comme vous le suggérez, écrits pendant la captivité mais retouchés, voire remaniés, en fonction de ce nouveau contexte. Je m’apprête, avec les agrégatifs, à aborder les questions politiques dans le Rimado et toutes vos observations vont enrichir ce que j’aurais à leur dire !

Encore un grand merci à vous et à bientôt !

Amitiés,

Olivier

 

Cher Olivier,

Je suis très heureux de ta réaction. Elle m’aide à libérer ma parole, qui est la condition indispensable à un échange d’idées fructueux.

Une suggestion : n’excluons pas la possibilité qu’Ayala ait pu ajouter dans son texte initial un développement autonome comme les IX choses, à condition de ne pas toucher à l’exemplum d’Alaric, sans lequel la copla 716 (« No puedo alongar … ») n’aurait pas de sens.

Je me suis lancé dans la lecture du numéro d’e-Spania. Je suis très intrigué par la référence à un ouvrage récent de Sophie Hirel consacré à Ayala. Quelle cachottière !

Amitiés,

Michel

 

Paris, le 19 mars 2020 [début du confinement]

Chers tous deux,

J’espère que vous allez bien, autant qu’il est possible, et que vous ne cédez pas à l’angoisse qui plane. Nous n’aurions jamais cru vivre une telle situation, n’est-ce pas ? Prenez soin de vous.

Mes chaleureuses amitiés à vous, ainsi qu’à Gigi et Patrice,

Olivier

 

Cher Olivier,

En ces temps d’isolement forcé, ton message nous a fait bien plaisir.

En ce qui nous concerne, le confinement est plus que supportable. J’ai honte à l’avouer, nous n’en souffrons pas du tout. Nous disposons d’un grand espace autour de la maison, et sommes dehors dès que le soleil paraît, ce qui est le cas depuis deux jours. Nous faisons nos courses avec parcimonie mais sans empêchement majeur. En outre, Patrice est dispensé de ses voyages à Paris, depuis hier seulement car, pendant les premiers jours, il était requis dans son école de la rue Buffon qui accueille des enfants du personnel soignant de la Salpêtrière. Il serait donc indécent de notre part de nous plaindre. En revanche, nous compatissons sur le sort des citadins comme vous, qui ne peuvent guère sortir de leur appartement.

Tu as bien raison de dire que nous ne pouvions imaginer avoir à vivre pareille situation. En ces temps où la technologie semble tout nous permettre, y compris des pratiques inconsidérées, nous voilà rappelés durement à un ordre que nous avions un peu trop tendance à oublier. Saurons-nous tirer la leçon dans l’avenir ? Pour nous, ce sera facile, parce qu’un âge avancé s’accommode d’un périmètre réduit et d’activités routinières, mais pour les plus ou moins jeunes, cela risque d’être pénible. Le « toujours plus » ne devrait plus être permis. Comment se faire à cette idée dans une société comme la nôtre ? Ce qui est sûr, c’est que la solution dépend de chacun plus que de la collectivité ou des gouvernants. Le spectacle que ceux-ci nous donnent est pathétique. Quand un ministre de l’économie, acquis de tout temps aux idées néo-libérales, fait l’éloge de la relocalisation des industries, on croit rêver. Lorsqu’un président qui n’a cessé de restreindre les moyens des services publics s’inquiète de voir que l’hôpital pourrait ne pas pouvoir face à une pandémie, on s’interroge sur sa compétence et sur son degré de sincérité. On pourrait multiplier les exemples, mais ce serait cruel et de toute façon, guère réconfortant.

Comment occupons-nous nos loisirs forcés ? L’entretien de la maison exige beaucoup de temps et de soin, surtout lorsque la femme de ménage est absente (1 semaine de vacances et 1 semaine en arrêt maladie pour cause de grippe). Nous avons pu bénéficier à temps de l’intervention des jardiniers et n’avons donc pour quelque temps que de l’entretien régulier à faire. Nous avons pu même réaliser quelques semis de radis, de salades, de betteraves, de carottes et de fèves. Par ailleurs, nous lisons beaucoup et écoutons énormément la radio, France Musiques et France Culture principalement. En ce qui me concerne, l’académie de Touraine m’occupe pas mal. J’ai déjà préparé les textes qui paraitront dans les Mémoires 2020, qui sortiront au mois de septembre (ce sont les conférences qui ont été prononcées au cours de l’année civile précédente, 2019). De plus, nous avons créé une nouvelle série Les cahiers de l’académie, dont le premier volume est consacré aux Mémoires d’un instituteur tourangeau pendant la Seconde Guerre mondiale. L’auteur, Maurice Davau, est bien connu pour avoir collaboré avec le linguiste Marcel Cohen pour la préparation du Dictionnaire du français vivant et est connu par ici pour sa connaissance du parler tourangeau.

En outre, je travaille à enrichir le site web que mon petit-fils Julien vient de créer pour moi (l’adresse figure au-dessous de ma signature). Je voudrais y « accrocher », des textes inédits : conférences, causeries, des fragments du journal que j’ai tenu à certaines époques de ma vie, des correspondances, des traductions. La page comportera deux volets, un français, l’autre espagnol, avec, pour chacun, des textes en propre. Je m’amuse beaucoup. C’est un excellent exercice, qui exige de ne pas tomber dans la fausse modestie ni de dévoiler ce qui relève de l’intimité, chez les autres comme chez soi-même.

Après ces années d’intense travail en médiévistique hispanique, je prends plaisir à ne faire que ce qui me plaît. Il m’arrive néanmoins de m’intéresser à un thème médiéval lorsqu’on me le propose. C’est ce qui vient de se produire avec la découverte du testament de Pedro de Escavias. Je l’ai transcrit et commenté. Il sera publié, complété par deux études confiées à des chercheurs jiennenses, à Jaén. Le volume est quasiment prêt mais il faudra attendre la fin du confinement et un peu plus sans doute pour sa présentation.

Voilà nos dernières nouvelles.

Ne manquez pas de nous tenir au courant des vôtres. Nous y tenons beaucoup.

Nous vous embrassons,

Michèle et Michel

 

L’Olive, le 29 avril 2020

Cher Olivier,

Je continue à mettre de l’ordre dans mes papiers en veillant à ne garder que l’indispensable, ce qui fait quand même un gros volume. Cela me permet de retrouver des dossiers que j’avais complètement oubliés.

Tout se passe bien à L’Olive. Nous ignorons quel sera le sort de Patrice et s’il sera autorisé à effectuer quotidiennement ses déplacements entre Chinon et Paris, ce dont je doute fort. Pour Michèle et pour moi, puisque les seniors sont l’objet de toutes les attentions des pouvoirs publics qui tiennent visiblement à les conserver en vie encore quelque temps, nous devrons nous contenter d’évoluer dans un espace réduit, ce qui ne nous gêne pas outre mesure, mais avec un masque sur le bec, ce que j’ai du mal à concevoir. J’ai la phobie de l’étouffement.

Nous avons bénéficié de pluies abondantes, juste après avoir planté nos légumes d’été et semé un gazon. Cela ne pouvait mieux tomber, si j’ose dire. Nous attendons maintenant le soleil pour permettre aux cerises de se gorger de sucre. Ce matin, il fait frisquet.

Soignez-vous bien.

Amitiés,

Michel

PS. J’ai « accroché » sur mon site la traduction commentée d’une nouvelle de José López Pinillos (Rubans rouges). Si le cœur vous en dit…

 

L’Olive, le 11 mai 2020

Cher Olivier,

Mes inquiétudes à moi concernent principalement l’état de santé de la cohorte de vieilles personnes qui constituent l’académie de Touraine. Pour l’instant, nous avons été épargnés par le virus, mais nos activités sont exclusivement virtuelles, ce qui n’interdit pas heureusement l’activité éditoriale. Mais enfin, la présence physique nous manque.

Tu auras beaucoup payé de ta personne pour les concours (je me souviens du pensum du CAPES). Ne crois-tu pas que tu as assez donné ? Cela me rappelle une anecdote. J’avais coïncidé avec Maxime Chevalier dans des cours d’été organisés par l’Université de Saragosse à Panticosa. Au détour d’une conversation, je lui avais dit que je n’avais jamais participé à un jury de concours. Pourquoi ? Parce qu’on ne me l’avait pas proposé. Il n’en revenait pas et je voyais à son regard qu’il ne cessa d’y penser les jours qui suivirent cette conversation. Il faut dire que j’avais ajouté que, si on m’avait contacté, j’aurais probablement refusé, sauf si on m’avait proposé la présidence du jury. Mais, dans ce cas, j’aurais exigé de pouvoir réformer le concours. Tu devrais y songer aussi.

J’ai pas mal travaillé pour enrichir mon site. J’ai préparé un dossier sur chacune de mes thèses : la correspondance qui aboutirait à l’édition de ma thèse de 3ème cycle à Jaén ; le résumé, l’exposé de thèse et la conclusion de la Thèse d’État. Ce fut l’occasion pour moi de remuer de vieux souvenirs et de replacer certains faits à leur place véritable. C’est d’ailleurs la véritable raison d’être de ce travail que je m’impose. Je demanderai à Julien d’ajouter ces deux dossiers dans les jours qui viennent.

Amitiés,

Michel

 

L’Olive, le 10 septembre 2020

Cher Olivier,

Ci-dessous le rappel d’un courrier que j’ai reçu de notre Université. Je n’ai pas répondu à celui de juillet et ne répondrai pas à celui-ci non plus, tellement une conception aussi étroitement administrative de l’éméritat me fait froid dans le dos. Elle devrait émaner de la communauté scientifique et être accompagnée d’un minimum de considération, sans aller jusqu’à de la sympathie, ce qui serait beaucoup demander. L’éméritat est ainsi réduit à une dimension purement utilitaire, que les collègues encore en exercice sont invités à accepter ou non. La place qui revient à l’émérite est celle d’un postulant à un honneur qu’on ne lui offre pas. Quel paradoxe !

Je ne suis plus émérite depuis 2013. L’ai-je d’ailleurs été jamais, moi qui n’ai jamais été personnellement invité à aucune activité de mon ancien établissement (participation à des jurys de Thèse, colloques, conférences, séminaire ?

Cependant, j’ai toujours fait état dans mes publications de ma qualité de professeur émérite, même pour mes derniers travaux, alors que j’avais cessé de l’être. C’était le moindre hommage que je pouvais rendre à la Sorbonne Nouvelle à laquelle j’ai consacré les vingt dernières années de ma carrière. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas trop de cette entorse au règlement.

Je ne sais pas pourquoi je te fais ces confidences aujourd’hui. N’y vois aucune aigreur, simplement l’effet d’une réaction épidermique face à une injonction aussi ferme à me manifester. De toute façon, à qui d’autre qu’à toi pouvais-je les faire ?

Amicalement,

 

Paris, le 31 mai 2021

Cher Michel,

Je vous souhaite un joyeux anniversaire et un changement de dizaine tout en douceur (pour moi, c’était l’année dernière) !

En guise de présent, voici, en avant-première, un fragment inédit d’une œuvre du mester de clerecía jusqu’ici inconnue, que j’ai eu la chance de débusquer tout récemment dans une bibliothèque dont je ne veux pas me rappeler le nom. Je pense que le manuscrit (papier) est du milieu du XVe : la copie, d’une seule main, est très lisible, sans être non plus particulièrement soignée. Je vous en dirai bientôt davantage sur les autres textes copiés dans le même codex. Le fragment occupe cinq folios recto-verso et compte 57 strophes, qui forment un tout cohérent (l’ordre des strophes ne semble pas avoir été altéré). D’après sa langue, je dirais qu’il est issu d’un poème composé dans la première moitié du XIIIe, si bien que son auteur est sans doute un contemporain de Berceo (mais ce n’est pas lui, ça j’en suis sûr). Il est singulier à plus d’un titre. On ne peut pas dire qu’il soit bien écrit mais, d’une part, il montre que des clercs castillans de cette époque s’intéressaient à la matière française et, d’autre part, il suggère une piste extraordinaire quant à l’identité de l’auteur de l’Alexandre. Il est probable que le poète de l’Apolonio et Juan Ruiz s’en soient inspirés : outre l’évidence de quelques expressions, voire d’hémistiches entiers, en commun avec leurs œuvres, son anecdote me semble de la même veine que la facétie des Grecs et des Romains du Libro de Buen Amor, même si, d’un point de vue stylistique, elle ne lui arrive pas à la cheville. Je l’ai transcrit à la va-vite pour vous le livrer à temps, mais je prépare une édition paléographique pour très bientôt.

Profitez bien de cette belle journée !

Avec mes chaleureuses amitiés,

Olivier

 

Mon cher Olivier,

J’ai pensé tout d’abord te répondre dans le même esprit que ton message, mais, pour ne pas m’exposer à une comparaison outrageusement défavorable, je préfère m’en tenir à un discours convenu, -entre amis, tout de même-, pour te souhaiter à mon tour un joyeux anniversaire. Tu as 51 ans, si je compte bien, et donc toute la vie devant toi et des projets exaltants.

La perspective de devenir octogénaire a gâché la dernière année de mes soixante-dix-ans. Maintenant que j’ai franchi le pas, j’espère être définitivement débarrassé de cette épée de Damoclès que j’avais moi-même suspendue au-dessus de ma tête. Je vais désormais faire abstraction de ces vaines considérations d’âge pour continuer à donner le meilleur de moi-même, dans les limites de mes capacités physiques et intellectuelles, cela va sans dire.

Michèle a fait de L’Olive un paradis et nous n’en sortons qu’en pensée. En revanche, les visiteurs y sont les bienvenus.

Donne-nous de temps à temps de vos nouvelles et dispense-nous tes trouvailles bibliographiques. Tu sais que j’en suis très friand, surtout lorsqu’elles atteignent ce niveau de qualité. C’est un petit chef-d’œuvre. M’autorises-tu à le faire connaître, par exemple sur mon site ?

À tous trois nos affectueuses pensées,

Michèle et Michel

 

Paris, le 1er juin 2021

Cher Michel,

Je suis heureux que ma petite fantaisie vous ait plu. J’ai pris bien du plaisir à l’écrire : une fois qu’on a enclenché la mécanique de la cuaderna vía, ça tourne presque tout seul et on est grisé comme sur un manège. Je suis fier que vous souhaitiez la publier sur votre site. J’en déduis que je peux la partager aussi avec mes condisciples, n’est-ce pas ? (d’autant qu’ils sont nommément visés…). Le temps de la thèse est loin, mais je pense qu’on n’oublie pas son intensité particulière, liée à la prise de risque et à la chance d’avoir une poignée de lecteurs ultra-savants qui décortiquent votre travail. Je me revois souvent dans la salle Bourjac…

Les mois écoulés depuis le printemps de l’année dernière ont été rudes pour tout le monde et j’espère que nous voyons le bout du tunnel.

Profitez bien des beaux jours dans le petit paradis de l’Olive !

Amitiés,

Olivier

 

ANNEXE

Fragment inédit d’un poème en cuaderna vía d’auteur inconnu, probablement du XIIIe (arrondissement ?)

 

1 En París la çibdat, de los sabios vergel,

avié ý un maestro, sienpre a Dios muy fiel,

de palabra sabrosa, más dulze que la miel:

si su nomne queredes, clámase don Miguel.

2 Vaso pleno de çiençia, de letras profundado,

más valié su saber que un rico condado.

Por oýr su sermón, acudían privado:

el que tarde llegava maldezía su fado.

3 Como ave liviana volava la su fama

por los pueblos christianos e fasta en aljama:

qualquier que dél oyé, fuesse varón o dama,

querié de tan buen árbol escoger una rama.

4 El onrado maestro de la barva florida

al derredor de sí, es cosa bien sabida,

avía de disçípulos una corte cresçida

que vinién demandar la su çiençia conplida.

5 De algunos los nomnes quiero versificar

maguer sea tardança para vuestro yantar:

si esperar quisierdes, puédovos segurar

que vos será sabroso aqueste buen manjar.

6 El catalán don Carles, moço de grant saber,

qué cosa es amor él querié contender,

si es onrar a Dios o cobdiçiar muger

–me serié fuerte cosa a mí de responder–.

7 Siquier de Aristótil o de sanctos varones,

buena glosa fazié de sus disputaçiones:

aprendié la dotrina, bien sabié las leçiones

daquel fijo de Venus, señor de coraçones.

8 Una apuesta dueña, Elena es nomnada,

non la que fue de Troya ocasión e maçada,

mas otra muy piadosa, sabia e tan letrada

que era maravilla de toda cosa nada.

9 Ella por ser muger non aprendié peyor

ca al maslo dio fenbra Dïos Nuestro Señor

de una misma carne, de onra non menor,

e nunqua le vedó que non fuesse dotor.

10 La dueña a los clérigos esponié su sabiençia:

más que bispo sabié de buena penitençia

e de la confisión, sin ninguna entençia:

fasta el mismo papa le pidié su sentençia.

11 De linaj de Artús, avié ý un bretón,

naçido en Bretaña –en Normandía non–,

Joan Pedro de la Huerta fue aquel infanzón:

entre todos los libros, amava cronicón.

12 Mas las estorias luengas, non las preçiava tanto

como las abreviadas e dizié: “Non aguanto

tal amuchiguamiento, que es fin e quebranto

de buena paçïençia e de todos espanto”.

13 De diez libros grüessos, él fazié una suma,

una chica cartiella que plaz e non abruma;

querié de mucha mar sacar poca espuma:

¡sepades que en vano non movié la su pluma!

14 Una dueña navarra, Amaia es clamada,

mejor que çient varones, como bien ensenyada,

sabié de Alexandre, el rey e la mesnada,

departir la estoria e la fin malograda.

15 De toda la fazienda del rey de grant valía

fizo ella un libro de nueva maestría,

el primero que fue por la quaderna vía,

mas su nomn’ ý non puso, por su grant omildía.

16 Si el rey Alexandre, varón de grant poder,

su leyenda sopiesse que la farié muger

tenplarié su sobervia, non serié referter

–e sin la buena dueña, non ternié yo mester–.

17 En Alacant naçida, otra dueña loçana

–si saber lo queredes, por nomn’ la dizen Ana–,

maguer que muger fue, en su memoria sana

de decorar estorias sienpre avía gana.

18 Cresçióle la dotrina, la çiençia general,

fasta que un perlado, muy alto cardenal,

la fizo coronista en su cort prinçipal:

¡las letras non se pierden en la dueña atal!

19 Del cardenal los fechos, ella bien los notava,

nada non eñadié, nin nada ý menguava:

la crónica movié a las gentes sin traba

¡más de una saeta tenié en su aljaba!

20 Otro de menos seso, dízenle Olivero,

moço de gran sinpleza, de saber tardinero,

mas con toda femençia, obrando con esmero,

dezía: “Desta grey yo quiero ser cordero”.

21 La mengua del juïzio, con afán la llenava;

leyé los actoristas, sus libros repasava:

como omn’ en la cal que perdido andava,

quantas puertas veyé les movié el aldava.

22 Del estudio mayor él sofrié la fatiga,

maguer que una paja le semejasse viga;

como fue provençal, sin caer en nemiga,

fazié del gran pesar una triste cantiga.

23 El noble don Miguel bien veyé su sudor:

sienpre lo castigava, poniendo ý dulzor

ca sabié que con fuerça non se vençe error

sinon con paçïençia de adotrinador.

24 Estos e otros muchos que non serién contados

de don Miguel el sabio reçibién los dictados

e en letras de oro los guardavan notados

en los sus coraçones, ca non en sus tocados.

25 A todos el maestro dio en don armadura

e espada tenplada por que de grant ardura

sopiessen se guardar, mantener conpostura

e de fuerte batalla sofrir la calentura.

26 Mas sepades que estas non fueron de azero:

la armadura rezia, de fe era vozero;

en la buena espada, sotileza ver quiero,

arma de escolar, ca non de escudero.

27 A todos don Miguel enseñó defensión

que ante otros sabios sopiessen su razón

aduzir firmemientre en la disputaçión

–“thesis” dizen en Greçia, en latín “posiçión”.

28 Cada uno sabié retórica usar,

de fermosas colores sus palabras pintar,

salvo don Olivero: non era de rebtar,

que la su boca torpe adur podié graznar.

29 Don Miguel castigava a cada alumniello,

para que fues’ dotor, maguer era chiquiello;

él metié gran saber en pequeño saquiello:

de la omilde casa querié fer un castiello.

30 En escuelas de Françia pusieron nueva ley

sobre aquesta thesis –otorgólo el rey–,

que non osase nadie, toro, vaca nin buey,

defenderla señero, saliendo de la grey.

31 Los buenos escolares, cada qual su consejo,

ayuntados en uno, só un mismo pellejo,

devrían a los sabios, juntados en conçejo,

responder su pregunta, como faz el espejo.

32 De thesis defender quando el tienpo vino,

el sabio don Miguel, maestro de buen tino,

dio a los sus disçípulos castigo paladino

–ellos como apóstoles bevieron el buen vino–

33 que quando estoviessen ante el tribunal

de los altos maestros de saber tologal,

que guardassen la onra de la corte atal,

que la respuesta dada non le sopiesse mal.

34 Aún les dio consejo que fuessen bien catados

que respuesta fiziessen sin ser arrebatados,

mas con dichos abiertos, bien espaladinados,

ca es loco quien fabla entre dientes çerrados.

35 El día de la thesis, de grant solemnidat,

se ayuntan diez sabios de grant actoridat,

los mejores que son en toda la çibdat,

de luengas barvas canas –non mançebos, ¡pensat!

36 En sus siellas sentados, con sus nobles vestidos

de seda e de oro rica miente texidos,

con los sus pargaminos e libros escogidos,

están ý los maestros atan esclareçidos.

37 Llegan los escolanos, sepades, con temor,

con ellos don Miguel, de dotores dotor:

mançebos e mançebas catan a su señor,

semejan ovejiellas enpós el buen pastor.

38 Estonçes don Miguel a los sabios saluda

e diz: “Nobles maestros, qui pecado non muda,

tornad contra mis moços vuestra cara barvuda,

que su thesis respondan a pregunta aguda.”

39 El mayor del conçejo, filósofo ançiano,

–si oviesse cabello, bien lo avría cano–

lenta mente levanta la su derecha mano

e dize: “¡Bien me oiga cada qual escolano!

40 Preguntar vos queremos una cosa sotil,

que la non soltarié omne nesçio nin vil,

mas de alta çïençia, apuesta, doñeguil:

¡bien devredes del seso ençender el candil!”

41 Los disçípulos todos, la cabeça baxando,

por perdidos se tienen, de los cuerpos tenblando:

quien antes esforçava agora finca blando,

mas sabe don Miguel acabdillar el bando:

42 “¡Avivad vuestro seso”, dizles, “e non temades!

¡De un mismo convento sodes buenos cofrades!

¡Cada uno de vós, mejor que çient abades,

sabrá de aquel riebto sacarle las verdades!”

43 En esto el ançiano, de los sabios mayor,

fabló en esta guisa, fue buen preguntador:

“Entre todas las cosas que Dios Nuestro Señor

nos dio por la su graçia, ¿quál será la mejor?”

44 Desque ovo fablado, a los moços paresçe

que con estas palabras la su vida fenesçe,

mas el firme saber tan pronto non fallesçe:

todo el buen obrar les val, ca non enpesçe.

45 Don Carles muy aína dio la su responsión:

“Amor es, sine dubda, de Dios el mayor don”.

E de doña Elena se oyó el buen son:

“Los siete sacramentos son mejor galardón”.

46 Estonçes don Joan Pedro fabló en esta guisa:

“Brevedat, según creo, val tanto como misa

porque de Dios proçede toda obra conçisa”.

–Cada qual su cuydar, cada qual su divisa–.

47 Luego doña Amaia, non lo quiso tardar,

dioles la su respuesta, non era de vagar:

“Para que la sobervia sepamos abaxar

omildad del Señor es regalo sin par”.

48 Doña Ana en esto aduxo su asmança:

“Mi cardenal lo muestra, sin ninguna dubdança,

nuestra Sancta Eglesia, del çielo semejança,

esta es de don Christo la mejor remenbrança”.

49 Don Miguel, en oyendo tan apuestos sermones,

por muy bien enpleadas dava las sus leçiones;

tener dicha pregunta diversas responsiones

non es de estrañar: ¡de Dios son tantos dones!

50 Los diez sabios en uno otorgar semejavan

los dichos de los moços segunt los escuchavan,

mas agora al último, oírlo esperavan:

era don Olivero – a quien pocos alaban.

51 En tan noble conçejo, al torpe, con vergüença,

de los sus pensamientos se’l desata la trença,

ya non sabe quién es, en su tierra comiença

de asmar, dó nasçiera, e responde: “¡Provença!”.

52 ¿De Dios serié Provença el mejor donadío?

En París lo dezir es cosa de sandío.

A don Miguel le pesa: “¡Ay, Olivero mío,

es perdida tu thesis, segunt lo que yo fío!”

53 Pero los sabios todos, non nueve sinon diez,

semeja que otorgan la respuesta rafez

assí como las otras; luego dizen:“¡Pardiez!

¡Quántas thesis preçiosas oýmos esta vez!”

54 Con la grande vegez, piérdese la potençia.

Maguer que sieden ellos en buena audïençia,

son todos medio sordos: en la dicha sentençia,

en logar de “Provença”, oyeron “providençia”.

55 Los buenos escolanos fiziéronse dotores,

fasta don Olivero pierde los sus temores,

don Miguel del grant gozo da saltos bailadores,

las escuelas resuenan de flautas e tanbores.

56 Destajar vos queremos aquí nuestra estoria,

que luenga es assaz e gira como noria.

Al noble don Miguel, guardatlo en memoria,

que por la su doçençia se ganó tal victoria.

57 El saber que maestro vos dio en buen amor,

mançebos e mançebas, tenetlo por señor

e demás por amigo, ca lo diz un actor:

“De soledad la çiençia es buen remediador”.

Prosateurs espagnols contemporains

À propos des Prosateurs espagnols contemporains

de Jean Sarrailh

 

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, dans les lycées et les collèges, l’apprentissage de la littérature se faisait essentiellement à partir de Morceaux choisis. Les universitaires n’étaient pas beaucoup mieux lotis. Ceci explique que l’anthologie des Prosateurs espagnols contemporains de Jean Sarrailh (1927) ait été bien accueillie et ait connu un succès prolongé. Dans les années cinquante, à l’École Normale d’Instituteurs de Dax, notre professeur, René Sylvain, en faisait un large usage, au point qu’un personnage de Pío Baroja nous inspira l’idée de donner son nom à notre économe (‘Lecochandegui’ devenant ‘L’Éco[nome] Chandègue’). Je ne crois pas m’être entretenu de son livre avec Jean Sarrailh, les rares fois qu’il me fut donné de le rencontrer avant sa mort prématurée (début 1964). J’étais trop impressionné, moi qui n’étais à l’époque qu’un jeune licencié d’espagnol. C’est à la lecture des Mémoires dictées par son épouse Marie-Amélie (Mariam), dans lesquels elle évoque leurs années de Madrid (1917-1925), que j’ai eu l’idée de reprendre cet ouvrage et de l’analyser, car je suppose qu’il fut conçu et peut-être même rédigé à cette période. La fréquentation des auteurs qui étaient encore en vie y avait peut-être laissé quelques traces perceptibles. J’envisageai sérieusement aussi l’hypothèse selon laquelle Mariam, grande lectrice, familière des décades de Pontigny, qui enseignait, elle aussi, à l’Institut français de Madrid et qui tira profit du bain linguistique offert par ce séjour de plusieurs années, eût collaboré à la rédaction. La lecture détaillée réalisée par Michèle (Garcia-Enjolras) puis par moi nous a permis de retrouver sa patte dans certains jugements parfois péremptoires, comme elle aimait à les prononcer.

 

Présentation du volume

  Le volume s’ouvre sur un Avertissement (p. 5-7) et se clôt sur une Note finale (p. 233-238) et une Table. Chaque chapitre comporte une notice introductive de deux à trois pages (quatre exceptionnellement) suivie de plusieurs extraits de l’œuvre de l’auteur retenu, chacun étant précédé d’un titre rédigé par Jean Sarrailh. Chaque texte est agrémenté de notes.

Principes de l’anthologie

L’essentiel du bref Avertissement initial vise à présenter une démarche qui se veut originale et qui tranche sur les pratiques traditionnelles en cours à l’époque. Jean Sarrailh se démarque, en particulier, de la pratique des Morceaux choisis, en adoptant le point de vue de Julien Bézard (1867-1933), agrégé de lettres, qui publia de nombreux travaux sur l’organisation de l’enseignement secondaire, dont un ouvrage intitulé De la Méthode littéraire, dont il reproduit un passage (p. 412, note 1) qui, de toute évidence, traduit sa pensée sur le sujet : En général, « les morceaux choisis proposent une série de pages, et nous cherchons à faire connaître une série de livres. Ils éparpillent l’attention sur un grand nombre d’ouvrages de second ordre [souligné dans le texte], et nous désirons la concentrer sur un petit nombre de chefs-d’œuvre [id.] ».

Ces principes impliquent de prendre en considération « la hiérarchie des valeurs littéraires espagnoles », de refuser le pittoresque ou la couleur locale (« Nous ne citons pas un seul récit de courses de taureaux »), de tirer l’Espagne de l’isolement dans lequel elle est tenue par la critique, en matière de pensée et d’esthétique. Les extraits sont suffisamment longs pour que le lecteur se fasse une idée précise de l’écrivain et pour qu’ils puissent constituer des ensembles susceptibles d’illustrer des techniques d’écritures précises (« portraits, descriptions, récits »).

On voit que le projet est ambitieux et qu’il ne vise pas seulement à fournir aux étudiants un outil de qualité mais aussi à remettre en cause des pratiques jugées désuètes et néfastes. Il s’appuie aussi sur l’enthousiasme que suscite chez son auteur la création littéraire espagnole du moment, qu’il estime « en pleine splendeur ». C’est sur ces mots que s’achève l’Avertissement.

 

Les auteurs retenus

La liste des auteurs est la suivante :

Pedro Antonio de Alarcón (1833-1891) p. 9-20

Leopoldo Alas (Clarín) (1852-1901) p. 21-29

Pereda (1835-1905) [il ne cite jamais son prénom, José María] p. 30-39

Benito Pérez Galdós (1843-1920) p. 40-52

Comtesse de Pardo Bazán (1851-1921) p. 53-63

Juan Valera (1824-1905) p. 64-76

Palacio Valdés (né en 1853) [ne cite pas son prénom et l’appelle parfois Valdés] p. 77-92

Blasco Ibáñez (1867-1928) p. 93-109

Miguel de Unamuno (né en 1864) p. 110-117

Ramón del Valle-Inclán (né en 1869) p. 118-133

Pío Baroja (né en 1872) p. 134-152

Azorín (né en 1874) p. 153-169

R. Pérez de Ayala (né en 1880) p. 170-188

Gabriel Miró (né en 1879) p. 189-200

Eugenio d’Ors (né en 1882) p. 201-214

Ortega y Gasset (né en 1883) p. 215-227

Juan Ramón Jiménez (pas de date) p. 228-232

 

Distribution du volume

Les extraits des œuvres reproduits occupent 223 pages réparties entre 17 auteurs, ce qui donne une moyenne de 13 pages par auteur.

Pagination réservée à chaque auteur :

5 pages : Juan Ramón

8 pages : Unamuno

9 pages : Clarín

10 pages : Pereda

11 pages : Pardo Bazán

12 pages : Alarcón ; Miró

13 pages : Galdós ; Valera ; Ortega y Gasset

14 pages : D’Ors

16 pages : Palacio Valdés ; Valle-Inclán

17 pages : Blasco Ibáñez

18 pages : Azorín

19 pages : Pío Baroja ; Pérez de Ayala

Sans vouloir tirer de conclusions hâtives d’une donnée quantitative qui obéit à des critères dont la maîtrise échappe en partie à l’auteur de l’anthologie, par exemple la nécessité de préserver une certaine cohérence dans le découpage des textes, on peut observer un traitement différencié selon les auteurs. La brièveté du chapitre consacré à Juan Ramón Jiménez, outre qu’il s’agit d’un ajout de l’édition de 1947, semble exprimer le relatif embarras que ressent Jean Sarrailh en cédant à la tentation de faire une place, parmi ces prosateurs, à un poète, alors qu’il la refuse à Antonio Machado, qu’il cite pourtant en tête de la notice introductive de Juan Ramón.

Des dix-sept auteurs répertoriés, neuf bénéficient d’un espace proche de la moyenne, entre 11 et 16 pages – Pardo Bazán, Alarcón, Miró, Galdós, Valera, Ortega y Gasset, D’Ors, Palacio Valdés et Valle-Inclán -, ce qui n’appelle pas de commentaire particulier. J’observe que ceux qui ont droit au traitement le plus avantageux – Blasco Ibáñez (1867), Azorín (1874), Pío Baroja (1872) et Pérez de Ayala (1880) – sont tous nés à une date rapprochée, entre 1867 et 1880, et appartiennent à une génération bien plus jeune que les sept premiers, qui sont nés entre 1824 et 1853. Ce n’est sans doute pas un hasard, si ces quatre prosateurs appartiennent à la génération qui précède immédiatement celle de Jean Sarrailh (1891) et de son épouse, Marie-Amélie (née en 1889). Le fait qu’Unamuno, Pereda et Clarín occupent si peu de pages pourrait s’expliquer a contrario par leur éloignement dans le temps. Il n’en reste pas moins qu’ils sont cités. Peut-être faut-il y voir l’intention de donner une profondeur à l’anthologie en permettant, dans le choix des textes mais aussi dans les notices, d’effectuer d’utiles rapprochements entre les plus jeunes et leurs devanciers. Sans préjuger d’une analyse plus fine, cela semble sous-entendre, dans l’esprit de l’auteur de l’anthologie, une filiation de fait entre des écrivains relativement éloignés dans le temps, le passage de l’un à l’autre se traduisant par des changements sans rupture. On imagine combien il serait difficile de proposer une liste équivalente dans une anthologie consacrée aux prosateurs français, parce que cela reviendrait à faire se côtoyer, toutes proportions gardées, Jules Renard (1864), Romain Rolland (1866), Marcel Proust (1871), avec Villiers de l’Isle-Adam (1840), Huysmans (1848), Anatole France (1844) et Paul Bourget (1852).

Le fait de réunir tous ces auteurs dans une anthologie traduit le sentiment que cette production littéraire se caractérise par une forme de continuité, ce qui fait l’originalité (ou les limites) de l’Espagne dans ce domaine, comparée à d’autres nations. Il offre aussi la possibilité de mesurer les changements survenus au cours de ce demi-siècle, ce qui revient, de fait, à mettre en valeur par comparaison les qualités de la production récente.

 

Les auteurs et leurs œuvres

La liste des auteurs figurant dans l’anthologie n’est guère originale, si l’on en juge par le fait que les Histoires de la littérature espagnole publiées depuis, lorsqu’elles abordent cette époque, en reproduisent systématiquement la liste à peu de variantes près. À la réflexion, il n’y pas lieu de s’en étonner, si l’on veut bien considérer que les conditions de production et de diffusion du livre étaient telles à l’époque qu’elles ne concernaient qu’un nombre restreint de personnes et d’institutions, sans parler des lecteurs potentiels. J’imagine que si quelqu’un entreprenait aujourd’hui d’en faire de même avec les auteurs de notre époque, disons ceux qui sont nés depuis les années quarante du siècle passé, le résultat serait très différent.

 

Le choix des auteurs

À titre de comparaison, nous possédons une liste d’auteurs espagnols établie par Antonio Marichalar pour le numéro double de la revue Intentions (n° 23-24), paru peu d’années auparavant (avril-mai 1924). Je ne mentionne que ceux qui seront retenus par Jean Sarrailh. Marichalar, reprenant la classification établie par Valery Larbaud, distingue quatre générations : celle de 1898 (Unamuno, Baroja, Valle-Inclán) ; celle de 1900 (Juan Ramón Jiménez, Ortega y Gasset, Eugenio D’Ors) ; la génération suivante, âgée de 30 à 40 ans : Pérez de Ayala, Miró ; enfin les plus jeunes, qui n’entrent pas dans le champ d’étude de Jean Sarrailh. Cette liste permet de mieux cerner le propos de ce dernier. Il ne s’intéresse qu’aux trois premières « générations » définies par Valery Larbaud, exclut les auteurs les plus jeunes, et ajoute les noms de quelques devanciers, qui ne relèvent pas, quant à eux, d’un classement générationnel.

Quelques années plus tard (1931), Jean Cassou, dans sa Littérature espagnole (Paris, éditions KRA), reproduit, à peu de choses près, la liste de Jean Sarrailh. Cassou connaissait bien Jean Sarrailh, à en juger par l’amicale dédicace qu’il rédige à son intention en lui adressant son livre : « à Jean Sarrailh avec ma très cordiale et dévouée sympathie ».

Les auteurs dont il traite sont les suivants : Juan Valera ; Alarcón ; José María de Pereda ; le P. Coloma ; Pardo Bazán ; Armando Palacio Valdés ; Ricardo León ; Pérez Galdós ; Angel Ganivet ; Unamuno, Azorín, Pío Baroja ; Ramón del Valle-Inclán ; Blasco Ibáñez ; Ramón Pérez de Ayala : José Ortega y Gasset ; Eugenio d’Ors ; Gabriel Miró ; Ramón Gómez de la Serna. La comparaison est instructive. La liste de Cassou ne diffère de celle de Jean Sarrailh que par l’ajout de deux noms, ceux du Père Coloma et de Ramón Gómez de la Serna.

Les rares différences s’expliquent aisément. En effet, si Angel Ganivet (1865-1898) et Ricardo León (1877-1948) ne figurent pas dans les Prosateurs contemporains, c’est comme l’écrit Jean Sarrailh dans une note finale placée avant la Table, qu’il comptait les inclure (avec Octavio Picón, 1852-1923 et Concha Espina 1877-1955) mais qu’il en a été empêché, « faute d’avoir reçu ou pour avoir reçu trop tard, les autorisations nécessaires ». Quant à Ramón Gómez de la Serna, il est né en 1888 et Sarrailh a pu le considérer comme appartenant à une génération plus jeune (il faut savoir se résoudre à clôturer une liste).

Reste le Père Coloma (1851-1914). Il a le même âge que Clarín, la comtesse de Pardo Bazán et Palacio Valdés et a acquis une certaine notoriété en tant qu’auteur de Pequeñeces (1891), deux caractéristiques qui auraient justifié qu’il figurât dans la liste. J’ai tendance à penser que l’omission est voulue. Pendant ses années madrilènes, Jean Sarrailh travaillait à la rédaction de ses Thèses sur Un homme d’état espagnol, Martínez de la Rosa (1787-1862) (Thèse principale) et sur La Contre-Révolution sous la Régence de Madrid (mai-octobre 1823) (Thèse complémentaire), toutes deux publiées en 1930. Ses sympathies allaient aux héritiers des libéraux de la Constitution de Cadix. Or, Coloma, dès son plus jeune âge, s’était déclaré hostile à la Révolution de 1868 et avait soutenu, le restant de sa vie, des opinions réactionnaires. En outre, Jean Sarrailh, qui n’a jamais caché sa désaffection à l’égard du fait religieux, ne devait guère porter ce jésuite dans son cœur. Un indice de ce refus de l’incorporer à sa liste réside paradoxalement dans son projet d’y faire une place à Jacinto Octavio Picón. Ce dernier est l’exact contemporain de Coloma et son œuvre à l’extrême opposé de celle du Père jésuite. François Beyrie décrit en ces termes l’orientation des thèmes de prédilection d’O. Picón : « mise en cause de l’emprise cléricale (El enemigo, 1887), critique de la condition de la femme et de l’institution du mariage dans des textes tels que La honrada (1890), Dulce y sabrosa (1891), ou Juanita Tenorio (1910), que par l’audace formelle de ses romans » (Jacques Beyrie, Robert Jammes, Histoire de la littérature espagnole, Paris, PUF, 1994, p. 351-352). On ne saurait imaginer opposition plus forte entre deux écrivains, ni mettre en doute que le choix de retenir l’un et pas l’autre est délibéré.

Cassou n’ignorait donc pas les Prosateurs contemporains, mais il n’a pas pour autant reproduit aveuglément la liste de Jean Sarrailh, même si la nature de leur projet respectif avait ceci de commun qu’elle incluait de remonter plus loin que les dernières trente années, Jean Sarrailh ayant choisi de s’en tenir au demi-siècle écoulé (Note finale). En revanche, Marichalar ne s’intéresse qu’à une nouvelle vague d’écrivains, essentiellement des poètes. Mais il convient d’observer que, lorsqu’il évoque des époques antérieures, il reproduit à peu près à l’identique une liste qui semble désormais arrêtée, pour ne pas dire canonique, comme le démontrent par ailleurs les Histoires de la littérature espagnole ultérieures, s’agissant de la même époque. Ces similitudes témoignent également de la relative pauvreté de la création littéraire en Espagne, qui laisse peu de place à des trouvailles inespérées.

La marge d’initiative dont bénéficie un auteur d’anthologie est étroite, surtout s’agissant d’une production relativement restreinte dans la durée et dans sa quantité. Elle existe pourtant et explique certains choix et certains « oublis ».

 

L’édition de 1947

En 1927, avant de remettre son manuscrit à l’éditeur, Jean Sarrailh a visiblement veillé à inclure des références à des œuvres récentes dans les notices consacrées à chaque auteur et plus particulièrement dans les bibliographies (« Principaux ouvrages ») qui les concluent (étrangement, le chapitre consacré à Azorín n’en comporte pas).

Cela ne concerne, bien évidemment, que ceux des auteurs qui sont encore en activité :

Unamuno : L’agonie du christianisme (1925).

Valle-Inclán : Tirano Banderas ; La corte de los milagros (1927).

Pío Baroja : Trilogie des Agonies de notre temps, dont le dernier titre, Los amores tardíos, est daté de décembre 1926.

Pérez de Ayala : El ombligo del mundo ; Tigre Juan ; El curandero de su honra (1926).

Gabriel Miró : El obispo leproso (1926).

Eugenio d’Ors : La primera lección de un curso de filosofía (1927).

Ortega y Gasset : « a fondé la Revue d’Occident (Revista de Occidente), qui, depuis 1923, paraît chaque mois à Madrid ».

Une réactualisation partielle est donc perceptible mais relève plus du scrupule d’un auteur désireux de combler le vide provoqué par le laps de temps qui sépare l’achèvement de son texte et la mise sous presse.

L’édition de 1947 (dépôt légal 3e trimestre 1947, 240 p.), tout en reproduisant la première (1927, 234 p.), a introduit de nouvelles mises à jour, comme la date de la mort de Blasco Ibáñez (1928), survenue entre temps et l’ajout d’un chapitre consacré à Juan Ramón Jiménez. C’est, du moins, ce que suggèrent la première phrase de la notice correspondante (« Un scrupule nous avait retenu d’introduire dans notre recueil des Prosateurs quelques fragments de Juan Ramón Jiménez […] »), ainsi qu’un passage de cette notice dans lequel est mentionnée une conférence de Jorge Guillén (« donnée récemment à l’Université internationale de Santander [août 1933] »).

Cette reproduction quasi identique a pour effet de ne pas proposer d’extraits des œuvres les plus récentes des auteurs qui continuèrent à publier après 1927 : Ramón Pérez de Ayala, Valle-Inclán, José Ortega y Gasset, Eugenio D’Ors. Elle a aussi celui de ne pas inclure d’auteurs qui se sont fait connaître avant la Guerre civile et sont alors en pleine création, bien que vivant en exil : Ramón Sender (Imán, 1930 ; Siete domingos rojos, 1932 ; Mr Witt en el Cantón, 1936) ; Max Aub (Luis Alvarez Petreña, 1934) ; Francisco Ayala (Cazador en el alba, 1930) ; Rosa Chacel (Estación, ida y vuelta, 1930).

Pour expliquer cette reprise à l’identique d’une anthologie désormais datée, on peut avancer plusieurs explications. La première est qu’un remaniement aurait eu des conséquences immédiates sur le volume lui-même : ou bien on complétait la première édition et il prenait des proportions trop considérables pour un ouvrage scolaire ; ou bien on compensait l’ajout de textes nouveaux par une suppression de textes plus anciens et on s’imposait un remaniement complet, qui impliquait de repenser l’économie générale d’un ouvrage qui avait posé pour principe que la production récente ne s’entendait que dans son rapport avec celle des devanciers, considérés comme des précurseurs.

Une autre explication est que, lorsque parut cette seconde édition, Jean Sarrailh, de retour à son rectorat de Montpellier, venait d’être nommé recteur de Paris. Ces activités prenantes lui laissaient peu de loisirs. En outre, il ne faut pas exclure que l’éditeur Delagrave fût tenté de rééditer l’ouvrage d’un auteur devenu aussi prestigieux et que Jean Sarrailh se soit laissé faire, même si, par scrupules peut-être ou pour apaiser sa conscience, il saisit l’occasion de rendre un hommage personnel à Juan Ramón Jiménez.

Une dernière explication, plus objective, réside dans le fait que Jean Sarrailh s’était promis de ne pas remettre les pieds dans l’Espagne gouvernée par Franco. Il tint sa promesse jusqu’à sa mort, malgré ce qui lui en coûta pour rédiger son Espagne éclairée de la seconde moitié du XVIIIe siècle sans pouvoir consulter personnellement les bibliothèques et archives espagnoles. Cette décision le priva aussi d’une relation suivie avec le monde culturel espagnol qui, par ailleurs, s’était considérablement appauvri sous le régime franquiste. Pour pouvoir prolonger son anthologie, il lui aurait fallu se tourner vers les auteurs de l’exil, dont la dispersion rendait pratiquement impossible de conserver l’approche unitaire de la littérature espagnole du moment, qui caractérise son Anthologie. En fin de compte, l’hypothèse d’une initiative de l’éditeur, désireux de rééditer un ouvrage dont le succès était assuré auprès des enseignants, est la plus probable.

 

À propos du titre

La notion de contemporanéité

Le terme de « contemporains » que Jean Sarrailh a placé dans le titre de son anthologie a une valeur relative et, de ce fait, est passablement ambigu. Les auteurs retenus sont-ils contemporains entre eux ? Se situe-t-il lui-même dans cette temporalité et à quelle place ? Quelles conséquences cette coïncidence chronologique réelle ou supposée entraîne-t-elle dans une approche plus générale de la littérature espagnole du XIXe siècle et des premières années du XXe ?

Dans son bref avertissement initial, Jean Sarrailh revendique le fait d’avoir « fait place aux grands écrivains de l’heure présente », mais, pour « ceux d’avant-garde », renvoie à la sélection dressée par Valery-Larbaud et Marichalar pour la revue Intentions. Il invite aussi ses lecteurs à « mesurer les progrès intellectuels et artistiques réalisés par l’Espagne depuis une cinquantaine d’années ». Cette périodisation permet de mieux cerner selon quels critères il a choisi les auteurs qui devaient figurer dans son anthologie.

Alarcón (†1891), Clarín, (†1901), Pereda (†1905), Juan Valera (†1905) sont des ancêtres plus ou moins illustres et respectés aux yeux d’écrivains qui n’ont pu les connaître ou ont commencé à publier après leur mort : R. Pérez de Ayala, Gabriel Miró, Eugenio d’Ors, Ortega y Gasset, tous nés entre 1879 et 1883. Pérez Galdós (†1920), la comtesse de Pardo Bazán (†1921) et Palacio Valdés (d’une longévité exceptionnelle, puisqu’il mourut en 1938) forment un groupe intermédiaire, qui eut certainement une influence – adhésion ou rejet -, sur les plus jeunes. Ces derniers (Pérez de Ayala, Miró, D’Ors, et Ortega), ainsi que leurs aînés immédiats, Blasco Ibáñez, Unamuno, Valle-Inclán, Baroja, Azorín, toujours en activité lorsque paraît la première édition de l’anthologie, sont ceux qui répondent le mieux à la notion de contemporanéité présente dans le titre. Jean Sarrailh a pu lire leurs œuvres les plus récentes lors de leur parution, pendant son séjour madrilène, entre 1917 et 1925. De ce point de vue, on peut donc considérer que l’anthologie est un témoignage direct, recueilli à la source, sur certains auteurs et sur leurs œuvres, ce qui, à n’en pas douter, augmentait l’intérêt du volume pour ses lecteurs.

Des lecteurs de 1927 se voyaient donc confrontés à deux conceptions différentes de cette notion. D’une part, on les invitait à découvrir des auteurs plus anciens, tous disparus, d’autre part, on leur proposait des extraits d’œuvres d’écrivains de leur temps. Leur regard pouvait-il être le même selon qu’il se portait sur l’un ou l’autre de ces groupes ? Certainement pas, puisqu’ils avaient à faire, d’un côté, à une œuvre achevée, relevant désormais des manuels d’histoire de la littérature, de l’autre, à une œuvre en cours de création, qui leur promettait de nouvelles découvertes. Si Jean Sarrailh a assumé le risque de cette ambiguïté, on peut supposer que c’est pour mieux satisfaire à la finalité pédagogique qu’il avait assignée à son ouvrage, pour l’accomplissement duquel le fait de remonter aussi loin que possible dans le XIXe siècle devait fournir à ses utilisateurs des éléments de comparaison qu’il jugeait indispensables.

Pour les utilisateurs de l’édition de 1947, ce qualificatif de « contemporains » devait paraître ou aurait dû (je ne crois pas que les élèves de René Sylvain se soient jamais posé la question en ces termes) paraître d’autant plus étrange que l’effet d’actualité créé par les mises au point de 1927 n’avait plus de prise sur eux. L’essentiel de la littérature espagnole se publiait désormais hors d’Espagne et prenait une dimension toute nouvelle, en subissant l’influence de thèmes et d’une esthétique propres aux pays d’Amérique latine (principalement) où ses auteurs vivaient désormais.

 

Définition de ‘Prosateurs’

Le terme de prosateurs mérite aussi commentaire. Il apparaît dans le titre mais est curieusement absent de l’Avertissement et de la Note finale, dans lesquelles Jean Sarrailh expose les principes de sa démarche. Dans le premier texte, on retrouve plusieurs fois celui d’écrivains et, dans le deuxième, il n’est explicitement fait mention que de romanciers. Finalement, dans l’Avertissement, une phrase isolée, formant à elle seule un paragraphe (p. 6), ce qui contribue à la mettre en exergue, stipule : « Nous ne nous occupons que de romanciers et des essayistes ». Il y a lieu de penser que Jean Sarrailh, ayant pris conscience de l’anomalie, songea à la corriger in extremis, car il est bien connu que les pièces liminaires sont rédigées au moment où le manuscrit est remis à l’imprimeur. L’absence d’une mention des essayistes aurait été d’autant plus choquante que ce sont eux qui inspirent à Jean Sarrailh les commentaires les plus enthousiastes, qu’il s’agisse d’Eugenio D’Ors ou de José Ortega y Gasset, auquel on pourrait joindre Angel Ganivet, qu’il comptait bien inclure aussi mais fut empêché de le faire pour des raisons indépendantes de sa volonté.

De l’œuvre d’Eugenio D’Ors, il propose des extraits d’articles initialement publiés dans la Presse (El nuevo glosario) ou de « narrations à caractères de poèmes », selon l’expression de Jacques Beyrie (op. cit, p. 363), non à proprement parler des extraits de romans. À propos de José Ortega y Gasset, il s’excuse tout d’abord d’avoir jugé bon d’inclure dans sa collection « un des grands philosophes de l’Espagne actuelle ». Puis il justifie cette entorse par trois raisons : « Ortega a donné aux écrivains espagnols un trésor idéologique qu’ils ont exploité ces dernières années pour la plus grande gloire des lettres hispaniques » ; il a fait comprendre aux romanciers l’importance des idées, au point que le roman actuel est devenu intellectuel ; enfin, « les mérites singuliers de son style nous obligeaient, enfin, à lui faire place dans notre ouvrage ». Les textes qu’il a retenus de cet auteur sont tirés des chroniques qu’il a réunies sous le titre de El espectador, dont la publication commencée en 1916 se poursuivra jusqu’en 1934.

Dès lors, si la littérature des essayistes est d’une qualité supérieure à celle des romanciers, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas avoir réservé une place à Ramiro de Maeztu, connu pour ses essais depuis 1899 (Hacia otra España) et dont un recueil intitulé Don Quijote, Don Juan y La Celestina venait de paraître (1926) ? Je soupçonne que Jean Sarrailh ne portait pas dans son cœur cet écrivain qui, après s’être signalé, dans un premier temps, pour son anti-traditionalisme, finit par défendre un catholicisme intégriste.

En somme, l’ouvrage se présente plutôt comme une anthologie des romanciers espagnols, qui aurait été complétée, peut-être in fine, par quelques figures d’essayistes, que Jean Sarrailh jugeait comme les plus novateurs des écrivains espagnols de l’époque. Il en résulte que le choix des auteurs et des genres retenus ne découle pas seulement de la prise en compte de données objectives mais aussi de goûts personnels de Jean Sarrailh.

 

Éloge du temps présent

Dans sa Note finale, Jean Sarrailh tente de définir les contours des changements survenus dans le champ de la prose en Espagne pendant le demi-siècle écoulé. Il les qualifie de « progrès », notion qui, appliquée aux œuvres de création et à la littérature en particulier, susciterait des débats aujourd’hui, et les caractérise en soulignant les pratiques opposées qui distinguent les générations entre elles. À la facilité de l’une, il oppose la complexité de l’autre ; à la prolixité, la concision ; à la superficialité, la profondeur ; au banal, le poétique ; à la pauvreté du vocabulaire, son enrichissement par le recours à des termes nouveaux mais aussi à des termes anciens auxquels on redonne vie. Voilà pour la forme.

Pour ce qui est du fond, Jean Sarrailh insiste sur le renouvellement d’une thématique qui s’appuie sur une idéologie nouvelle. Les principaux défauts de la vieille école résident, selon lui, dans un attrait excessif pour le régionalisme, confinant au provincialisme, et dans l’imitation du roman réaliste ou naturaliste français, apport extérieur mal assimilé. Le jugement est sans pitié et n’admet quelques nuances que chez certains de ces auteurs, tel Blasco Ibáñez, qui ont su évoluer à temps. En revanche, Jean Sarrailh ne tarit pas d’éloges à l’égard des « écrivains d’aujourd’hui », qui ont su réduire le régionalisme et le réalisme au statut d’éléments constitutifs mais non plus dominants, ont su accorder une note d’humanité et une dimension psychologique à leurs personnages, explorer les richesses de la littérature du passé et les mettre à profit. Enfin, sortant des limites de leur pays et de ses traditions, ils ont « universalisé » leur esprit.

Ce court texte, plus qu’une présentation conçue pour guider les lecteurs s’apparente à un manifeste, à la célébration d’une littérature pleine de promesses dont certaines se sont déjà accomplies. Il s’agit aussi du témoignage, d’autant plus enthousiaste qu’il est personnel, d’un spectateur avisé qui vient de vivre pendant près de dix années en immersion dans le bouillonnement créatif espagnol de l’époque.

 

Le projet pédagogique

Notices introductives

Chaque chapitre comporte au-début une notice de deux à trois pages, qui, malgré sa brièveté, est d’une grande richesse. Elle comporte à la fin, à une exception près (Azorín), une liste des principales œuvres de l’auteur (très conséquente pour Pío Baroja) et un court paragraphe, rédigé dans une tonalité prescriptive – « On insistera… », « On soulignera… », « On fera voir… », etc. -, qui propose un axe en vue du commentaire, à l’aide de termes souvent mis en italiques : « On en fera voir l’exactitude et l’ironie débordante » (Clarín, p. 22) ; « il importera de souligner la valeur des détails, puisque nous aurons à faire à un styliste » (Gabriel Miró, p. 193).

Au-delà de ces éléments récurrents, ce qui frappe, c’est l’absence d’un plan systématique. Jean Sarrailh prend soin de relever chez chaque auteur ses caractéristiques, sans s’embarrasser d’autre critère que celui que lui inspire une connaissance approfondie de son œuvre entière. Il ne se prive pas non plus de recourir souvent à des comparaisons avec des écrivains français, domaine qui devait être familier aux utilisateurs de son anthologie. Il se réfère rarement à la biographie de ses auteurs, sauf pour les plus anciens d’entre eux (Alarcón, Pereda, Juan Valera), mais sans que ces données influent réellement sur son analyse.

Il est permis de penser que ces informations sont à l’intention des Professeurs autant ou plus qu’à celle de leurs étudiants, car ces textes étaient conçus pour être expliqués en classe. Autant qu’il m’en souvienne, René Sylvain s’en inspirait pour conduire son commentaire, qui laissait peu de place à l’initiative de ses élèves, lesquels n’avaient sous leurs yeux (transcrit au tableau ?) que l’extrait à commenter.

 

Extraits choisis

Malgré le peu d’espace dévolu à chaque auteur, les extraits appartiennent rarement à une seule de leurs œuvres (Alarcón, Sombrero de tres picos ; Pereda : Peñas arriba ; Unamuno : Ensayos ; Ortega y Gasset : El Espectador T. I). Dans les autres cas, Jean Sarrailh propose des extraits de trois, voire quatre œuvres différentes.

Le choix est souvent dicté par l’obligation de mentionner l’ouvrage le plus connu : le Sombrero de tres picos pour Alarcón ; La Regenta pour Clarín ; Peñas arriba pour Pereda ; Los Pazos de Ulloa pour la Pardo Bazán ; Juanita la larga et Pepita Jiménez pour Valera ; La Hermana san Sulpicio pour Palacio Valdés ; La barraca, et Cañas y barro pour Blasco Ibáñez ; La Sonata de primavera, pour Valle-Inclán ; Libro de Sigüenza et Nuestro Padre San Daniel pour Gabriel Miró ; Platero y yo pour Juan Ramón.

Pour les auteurs les plus jeunes, Jean Sarrailh prend quelques libertés. Il délaisse les grands romans de Galdós, leur préférant certains Episodios nacionales et Marianela. De l’œuvre d’Azorín, il retient des textes de critique littéraire, Lecturas españolas, à côté de Doña Inés. De celle d’Eugenio d’Ors, il reproduit quatre extraits de Oceanografía del tedio, mais il puise aussi dans des volumes moins « romanesques », El nuevo glosario. En ce qui concerne Ortega y Gasset, il use de la liberté de prendre des textes brefs dans les recueils de El Espectador. Quant à Pío Baroja et Pérez de Ayala, ce sont de toute évidence deux romanciers qu’il apprécie particulièrement. Les romans qu’il a retenus du premier ne sont pas les plus connus, – Idilios vascos, Nuevo tablado de Arlequín, Mala hierga, El escuadrón del brigante -, mais le fait qu’ils soient si nombreux semble démontrer qu’il s’est senti embarrassé lorsqu’il lui a fallu choisir. Du second, il fait un sort à Belarmino y Apolonio, qui eut un remarquable succès et fut très vite traduit en français, ainsi qu’au dernier roman qu’il publiera, Tigre Juan.

 

Notes

Les notes sont relativement nombreuses. Rares sont les pages qui n’en ont aucune et certaines en comportent jusqu’à dix. Elles ont pour but, dans leur majorité, d’expliciter le texte : traduction de mots et expressions, identification des lieux et des personnages cités, références à des passages antérieurs du texte, etc. Elles sont généralement brèves, comme l’exige la nature de l’ouvrage, même si Jean Sarrailh le déplore en quelque occasion. Ainsi, à propos de deux vers tirés d’un hymne religieux chanté en basque, pour se disculper auprès de l’érudit auquel il a demandé la traduction, il précise : « Le caractère du présent livre ne nous permet pas de donner le savant commentaire de ces deux vers basques que nous a envoyés M. H. Gavel » (p. 141, n. 2).

Quelques rares notes portent sur la langue et la grammaire. Jean Sarrailh s’intéresse à la transcription des accents régionaux, tel l’accent andalou dans La hermana San Sulpicio de Palacio Valdés. Il signale l’emploi du « conditionnel à sens dubitatif » (« la señá Frasquita frisaría en los treinta »), avec un rappel de la forme deber de, tener unos (Alarcón, El sombrero de tres picos, p. 13). Il critique l’emploi du pronom le pour lo : a prenderle. Il faudrait prenderlo. Mais l’usage veut qu’on emploie le datif le au lieu de l’accusatif lo quand l’accusatif est un nom de personne » Clarín, La Regenta, p. 23).

Certaines soulignent l’intérêt stylistique de tel ou tel passage et invitent à les commenter, parfois longuement : « Insister sur cet exposé un peu puéril des idées humanitaires de l’auteur. Cette puérilité est exigée par la vraisemblance : c’est une jeune fille peu instruite qui parle » (Galdós, Marianela p. 50). D’autres suggèrent d’utiles comparaisons avec les écrits d’autres écrivains sur le même sujet, ainsi lorsqu’on invite à comparer la description de la ville d’Avignon réalisée par Blasco Ibáñez avec celle de Daudet, dans La Mule du Pape (p. 108).

Quelques-unes ne ménagent pas l’auteur : « Relever le caractère oratoire de la fin de cette phrase. Constater la banalité des adjectifs trop nombreux, aussi bien que de la pensée. Des phrases de ce genre sont assez fréquentes dans l’œuvre de Mme de Pardo Bazán, qui manque souvent de sens artistique » (Los Pazos de Ulloa, p. 60). Ces critiques ne sont pas réservées aux auteurs, telle celle que Jean Sarrailh adresse à l’Académie Espagnole : « L’Académie espagnole publie de temps en temps un dictionnaire et une grammaire qui, officiellement, font autorité, mais qui, scientifiquement, laissent fort à désirer » (Clarín, La Regenta, p. 25, n.3).

Les notes les plus copieuses sont celles qui se rapportent à des événements ou à des personnages historiques du XIXe siècle, époque bien connue de Jean Sarrailh, qui préparait alors sa Thèse de doctorat sur Martínez de la Rosa.

Il arrive parfois que la note dépasse son objet, qui est d’éclairer le texte, comme si son rédacteur ne parvenait pas toujours à maîtriser sa propre érudition. Il y en a plusieurs exemples dans le chapitre premier (Alarcón). On trouve ainsi une note inutilement détaillée sur le sens du terme tertulia, que Jean Sarrailh prend dans une acception différente de celle du texte d’Alarcón ; il reproduit la définition contenue dans le dictionnaire de Nicolas de Séjournant (XVIIIe siècle). À propos de Simancas, qui abrite les Archives Générales, il éprouve le besoin de préciser « qu’il existe aussi des dépôts importants à Alcalá de Henares et plus encore à Madrid (Archivo histórico nacional) ». Il est vrai que ce sont ces derniers qu’il a consultés assidûment à l’époque pour la rédaction de sa Thèse, alors que celui de Simancas n’est même pas cité au chapitre de ses sources. Ses recherches menées sur le XIXe siècle espagnol sont présentes dans bien des notes. C’est ainsi qu’Andújar est présentée comme la ville où le duc d’Angoulême a signé une ordonnance célèbre en 1823, et non parce qu’elle a été pendant plusieurs siècles une place-forte importante sur la frontière du royaume de Grenade ; c’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que les Cent Mille fils de Saint-Louis y ont fait étape. Toujours en note du chapitre consacré à Alarcón, le terme barbilampiño donne lieu à une note de 10 lignes sur les mots composés fréquents en espagnol.

Le fait que ces deux exemples appartiennent au premier chapitre de l’anthologie suggère que Jean Sarrailh n’avait pas encore arrêté sa méthode. Était-il bien nécessaire de retracer l’œuvre de Garcilaso de la Vega et de citer le nom de Boscán pour identifier deux vers d’un sonnet, reproduits par Juan Valera ? Le phénomène ne se reproduit plus par la suite, du moins pas dans cette proportion.

 

Contribution à une histoire de la littérature

Chaque notice et, dans une moindre mesure, les notes aux textes ont pour objet de proposer une analyse de l’œuvre entière de chaque auteur, ce qui revient à écrire, pour chacun d’entre eux, une page de l’histoire la littérature espagnole. Les textes sélectionnés ne sont qu’une illustration de ce propos plus général.

 

Sources contemporaines

Le projet est donc ambitieux. Il implique une connaissance approfondie de ces œuvres, qui s’appuie nécessairement sur les travaux déjà publiés. Jean Sarrailh ne dresse pas une liste des publications qui l’ont aidé à rédiger son anthologie, mais on retrouve leur trace dans les Notices introductives.

Il mentionne à deux occasions Eduardo Gómez de Baquero, Andrenio, (Pardo Bazán, p. 54 et Valle-Inclán, p. 118) et trois fois Salvador de Madariaga (Galdós, p. 40 et 42 ; Pío Baroja, p. 135). Il se réfère aussi à une étude de Pedro Saínz Rodríguez (Clarín, p. 21), à un jugement de Marcelino Menéndez Pelayo (Pereda, p. 31) et à une remarque de Ramón Pérez de Ayala sur Valera (p. 64).

Du côté des auteurs français, on retrouve Maurice Legendre (Unamuno, p. 110) ; Camille Pitollet (Blasco Ibáñez, p. 93) ; Georges Cirot (Galdós, p. 41) ; enfin, il énumère « Boussagol, Bataillon, Sarrailh » dans ce même chapitre (p. 40).

L’identification des œuvres des auteurs mentionnés n’est pas toujours évidente. Gómez de Baquero, Andrenio, s’est fait connaitre par de nombreux travaux qu’il a réunis dans El renacimiento de la novela en el siglo XIX (Editorial Mundo latino, Madrid, 1924) puis dans deux recueils publiés l’année de sa mort Nacionalismo e hispanismo y otros ensayos (Historia Nueva, 1928) et De Gallardo a Unamuno (Librería de Juan bastinos, 1928) ; de même, pour Salvador de Madariaga, Semblanzas literarias (Editorial Cervantes, Barcelona, 1924 [éd. Originale : The genius of Spain, Oxford University Press, 1923). Quant à Camille Pitollet, il venait de publier une biographie de Blasco Ibáñez (Ses romans et le roman de sa vie, Paris, Calman-Lévy, 1921, 327 p.).

Même lorsqu’il cite un ouvrage identifiable, Jean Sarrailh ne fournit pas d’autre précision textuelle, à l’exception des Semblanzas literarias de Madariaga, dont il précise la pagination du passage cité (p. 85-87 et 76-77). On parvient, cependant, à identifier certaines de ces publications, ainsi de l’étude de Saínz Rodríguez sur Clarín, texte d’une conférence qu’il prononça lors de l’ouverture solennelle des cours 1921-1922 de l’université d’Ovidedo, où il était alors professeur, intitulée « La obra de Clarín », et de l’article de Maurice Legendre, dont il est précisé qu’il parut dans la Revue des Deux Mondes (« Don Miguel de Unamuno », 22 juin 1922, p. 667-684). Pour le reste, on est démuni devant l’imprécision de la référence : « Roman de sang et de muscles, disait Menéndez Pelayo » (Pereda) ; « suivant la remarque très pénétrante de Pérez de Ayala » (Valera) ; « Suivant une heureuse remarque de M. G. Cirot » (Galdós) ; enfin, « Certes, on l’a démontré à plusieurs reprises (Boussagol, Bataillon, Sarrailh), Galdós ne se soucie pas d’aller aux sources ».

À la décharge de Jean Sarrailh, disons que son anthologie n’avait pas pour but premier de lancer ses lecteurs dans des recherches sur les auteurs inclus dans l’anthologie et que c’est par honnêteté intellectuelle qu’il rend à ces critiques, en les citant même brièvement, l’hommage qu’il leur doit. Le fait est indéniable s’agissant des auteurs espagnols, dont certains étaient à peine plus âgés que lui. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’une part de sa démarche est inspirée par le souci de ménager, pour les auteurs français, des personnalités universitaires de premier plan à l’égard desquelles il manifeste le respect qu’un jeune universitaire doit à d’illustres anciens : Georges Cirot, doyen de la Faculté des Lettres de Bordeaux et directeur du Bulletin Hispanique ; Maurice Legendre, secrétaire général de l’École des Hautes études hispaniques ; Gabriel Boussagol, Professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse depuis 1920. La mention de C. Pitollet est révélatrice, de ce point de vue : Jean Sarrailh écrit « M. C. Pitollet a été bien inspiré en écrivant sa biographie » (Blasco Ibáñez, p. 93). Pourtant, G. Boussagol porte un jugement extrêmement sévère sur cet ouvrage (Bulletin Hispanique, 24-4, 1922), avec des arguments qui emportent la conviction. Dès lors, la formule employée prend toute sa valeur : Blasco Ibáñez méritait bien qu’on lui consacre une biographie, mais on se garde bien de se prononcer sur la qualité de l’ouvrage. On conçoit que Jean Sarrail se montre prudent, sachant que le recrutement des Universitaires et leur carrière dépendaient étroitement du bon vouloir des personnes en place.

 

Comparaisons flatteuses

Le premier paragraphe de la notice consacrée à Alarcón et, par voie de conséquence, le premier de tout le volume, est consacré au ballet inspiré à Manuel de Falla par le Sombrero de tres picos, à l’éloge du compositeur et à celle du récit qui lui a servi de trame. Jean Cassou fera de même dans son Histoire de la littérature espagnole, tout en ajoutant le nom de Picasso, auteur du décor, que Jean Sarrailh avait omis. On imagine que ce dernier parie sur l’écho que cet événement artistique (la création à Paris eut lieu le 23 janvier 1920) a pu laisser dans la mémoire de ses lecteurs. Il semble que ce paragraphe introductif n’ait eu d’autre objet que d’accrocher l’attention des lecteurs.

Palacio Valdés a droit à un traitement de faveur : « Valdés est l’un des écrivains espagnols qui pourraient le mieux passer pour français […]. Ou bien on le pourrait croire Anglais, disciple de Dickens […] » (p. 78). Cet argument est susceptible d’être reçu favorablement par des lecteurs français (ou anglais), mais on doute que les espagnols eussent apprécié.

Pour faire ressortir la vigueur employée par Galdós pour tracer les portraits de ses personnages, on l’oppose à Erckmann-Chatrian, « dont les personnages sont si falots et décolorés » (p. 41). Le commentaire n’ajoute rien au talent du romancier espagnol mais il fournit l’occasion de régler son compte à un auteur français qu’il estime probablement injustement célébré et excessivement honoré par les auteurs de Morceaux choisis à l’usage des collégiens.

 

Rapprochements mitigés, voire critiques

En ramenant l’attention vers les classiques espagnols dans ses écrits de critique littéraire, Azorín mérite d’être comparé à Jules Lemaître (En marge des vieux livres) et avec Taine, bien que « avec moins de rigueur et de puissance » (p. 154). La restriction finale réduit considérablement la portée de la comparaison élogieuse.

Gabriel Miró a droit à un traitement mitigé. On proclame qu’il est « un prodigieux paysagiste » et qu’il séduit ses lecteurs « par la franchise, la pureté, l’ingénuité de son âme, si contraire à la complication de notre société ». Mais auparavant, la comparaison établie avec Balzac ne le favorise pas : « On ne serait jamais tenté de comparer Miró à Balzac le prototype du romancier. Jamais un de ses personnages ne se détache avec la puissance et le relief du baron Hulot, par exemple, de la Cousine Bette ». De même, Miró ne brille pas non plus par la construction rigoureuse de ses intrigues et rejoint en cela le goût des lecteurs qui, contrairement à ceux de 1880, apprécient moins les œuvres solidement bâties, à preuve le « silence impressionnant qui s’est fait autour du livre formidablement balzacien de M. Fabre, Rabevel, paru ces dernières années » (p. 190). Ces commentaires surprennent. Qu’un romancier ne puisse se comparer à Balzac n’implique pas qu’il soit mauvais, ni même médiocre. Établir une échelle de valeurs entre des écrivains, qui ne sont même pas contemporains, ne peut que dévaluer l’œuvre du moins doué. Quant à Rabevel, signalons que ce roman fut couronné par le prix Goncourt en 1923, ce qui semble contredire le « silence impressionnant » dont il est question. Ces comparaisons répondent apparemment à la volonté irrépressible de dire ce que l’on pense, au risque de paraître hors sujet.

Dans le dernier paragraphe consacré à Blasco Ibáñez, il est fait état de son admiration pour Wagner, qu’il a souvent proclamée. La phrase qui suit tombe comme un couperet : « La musique de Debussy ne doit pas l’émouvoir » (p. 95). Pour quelle raison lui reproche-t-on un goût qu’il partageait avec beaucoup d’intellectuels, et non des moindres, et de quel droit lui fait-on un procès d’intention concernant la musique française, sans apporter la preuve qu’il l’ait véritablement dénigrée ?

 

Nouvelles voies de recherche

Certains rapprochements proposent une voie nouvelle pour la recherche : ainsi de l’influence, directe ou via Unamuno, de Pascal sur Pérez de Ayala (p. 171). De même, dans le volume de vers qui fut la première œuvre de cet auteur, « on retrouve parfois des sonorités et des réminiscences de Francis Jammes » (p. 172), dont il est inutile de rappeler qu’ayant vécu longtemps à Orthez, il était béarnais d’adoption, en quelque sorte un voisin des Sarrailh de Monein qui l’avaient en haute estime ; celle-ci rejaillit sur Pérez de Ayala. Pour caractériser l’art de Pío Baroja, Jean Sarrailh cite deux passages du Système des Beaux-Arts d’Alain (p. 135). Une note de la p. 157 suggère de rapprocher Azorín de Maeterlinck, lorsqu’il s’interroge sur la signification des détails les plus modestes (Lecturas españolas, n. 3. Une autre note (p. 175) signale deux conceptions de la théorie de l’ascétisme qui opposent Unamuno et Pérez de Ayala, et pourraient donner lieu à d’utiles développements.

 

Réception des Prosateurs espagnols contemporains

 

En France

Le Bulletin Hispanique n°30-1 (1928), p. 105, dans la rubrique « Chronique » a publié le texte suivant : « Jean Sarrailh, professeur agrégé d’espagnol au lycée de Poitiers, chargé de conférences à la Faculté des Lettres, Prosateurs espagnols contemporains, Paris, Delagrave, 1927, 235 pages in-16. – Romanciers et essayistes : P. A. Alarcón […] Ortega y Gasset. L’éditeur s’excuse de n’avoir pas fait figurer, faute d’autorisation, Ganivet, O. Picón, R. León, Concha Espina. Notices intéressantes et notes utiles pour les élèves des classes. »

C’est la seule mention de l’ouvrage que j’aie pu repérer dans une revue savante. La dernière phrase fournit une explication à ce désintérêt, dans la mesure où elle estime que l’anthologie est destinée à des élèves de l’enseignement secondaire et qu’elle ne peut donc être considérée comme un travail universitaire. Le point de vue se défend, même si on pouvait attendre un accueil un peu plus chaleureux de la part d’une revue à laquelle Jean Sarrailh collabore régulièrement depuis 1920. En tout état de cause, on ne peut nier que l’ouvrage reçut un accueil favorable de la part du public auquel il s’adressait puisque, trente ans après sa première édition, il était encore utilisé par notre professeur à l’École Normale de Dax.

 

En Espagne

Ramón Pérez de Ayala a consacré au moins trois de ses collaborations au quotidien El liberal de Madrid, 13, 17 et 28 juin 1928, à l’anthologie de Jean Sarrailh : « Es un pequeño libro, un verdadero libro, si bien de no mucha extensión, que no puede menos de ser sobre manera grato y halagüeño para quienes […] hemos puesto nuestras facultades al servicio del cultivo de las letras castellanas » (Ramón Pérez de Ayala, Pequeños ensayos, Madrid, Biblioteca nueva, 1963, p. 299-308). Le premier article consiste en une paraphrase du prologue et la reproduction de la liste des auteurs. Le deuxième s’intéresse à Alarcón, Clarín, Pereda et Galdós ; le troisième à la comtesse de Pardo Bazán. Pérez de Ayala reprend à son compte la plupart des assertions de Jean Sarrailh sur chacun de ces écrivains tout en y mêlant des considérations personnelles, dans l’esprit du feuilleton journalistique. Le principal intérêt de ces textes est de nous montrer que, pour des lecteurs espagnols, l’anthologie méritait d’être considérée au même titre qu’un ouvrage de critique littéraire.

 

Conclusion

L’impression que je retire de cette lecture détaillée de l’anthologie est qu’il ne s’agit pas d’une œuvre mineure dans la bibliographie de Jean Sarrailh. L’auteur de ce genre d’ouvrage s’impose une tâche très ingrate. Le corpus de textes dont il doit rendre compte est considérable et l’honnêteté exige de les connaître de façon quasiment exhaustive si l’on veut y effectuer un choix pertinent. De même ne peut-il ignorer l’essentiel des études auxquelles ces œuvres ont donné lieu. Enfin, il ne doit pas perdre de vue la finalité de son volume et le lectorat auquel il s’adresse. Ce sont autant de contraintes susceptibles de décourager d’avance un jeune chercheur engagé dans la préparation de sa Thèse (double à l’époque). Quelles motivations pouvait avoir Jean Sarrailh pour s’engager dans cette aventure ? Il serait sans doute excessif d’en rechercher la cause dans une sorte d’atavisme de petit-fils et fils d’instituteurs. En revanche, il a pu constater, pendant sa courte carrière d’enseignant, à sa sortie de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, mais surtout à l’Institut français de Madrid, que, pour accompagner ses cours de littérature, un instrument de travail approprié lui faisait défaut. N’excluons pas, non plus, le désir de compléter ses recherches historiques sur le XIXe siècle espagnol en vue de sa Thèse, par d’autres, de nature littéraire.

Sans doute se prit-il au jeu, ce qui expliquerait qu’il ait décidé de prolonger cette étude au-delà du terme tout désigné, l’année 1898, qui marque la fin de l’aventure coloniale de l’Espagne, jusqu’à la date où il fut contraint de quitter ce pays pour rejoindre un poste en France. Cet élargissement temporel avait, en outre, l’intérêt de lui permettre de s’intéresser de près à la création contemporaine, dont je ne suis pas certain qu’il eût eu une idée de la richesse lorsqu’il intégra l’Institut français de Madrid en 1917.

Quoi qu’il en soit, l’enthousiasme que lui inspirèrent les travaux des jeunes créateurs et l’admiration qu’il ressentit pour certains d’entre eux, et dont il ne se cache pas, Azorín, Pérez de Ayala, Ortega y Gasset et Eugenio D’Ors, tout particulièrement, dut être un incitatif puissant.

Il a pu compter aussi sur le concours précieux de son épouse, Marie-Amélie Enjolras, ancienne Normalienne de Sèvres, littéraire jusqu’au bout des ongles, qui avait eu la chance, en 1913, de suivre une décade de Pontigny (dont témoignent des photos anciennes conservées à Cerisy-la-Salle) où elle put côtoyer, outre les maîtres des lieux, Paul Desjardins et son épouse, André Gide et Henri Ghéon, Jacques Copeau, Jean Schlumberger et sa femme. Pendant leurs années à Madrid, elle suivit les conférences d’illustres personnages, en particulier les cours que dispensa la comtesse de Pardo Bazán, pour laquelle elle conçut une évidente animosité, tant elle supportait mal la lecture de ses notes que l’oratrice menait tambour battant sans regarder son auditoire. Surtout, elle fréquenta assidûment l’Ateneo, qui entretenait un bouillon de culture permanent, où elle lut beaucoup et acquit ses connaissances en langue espagnole. Je ne suis pas loin de penser que certains rapprochements effectués entre les écrivains espagnols et certains auteurs français ou francophones, je pense à Maeterlinck, Jules Lemaître, Lucien Fabre, à des musiciens, je pense à Debussy, ne portent pas la marque de cette exigeante lectrice, que Jean Sarrailh décrira, dans l’Avertissement de son Espagne éclairée de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans ces termes : «  […] l’agrégée de lettres qui me touche de près, dont les ciseaux furent parfois redoutables à mon texte, et dont l’aide intelligente a contribué singulièrement à l’améliorer ».

Il ne me déplairait pas d’imaginer que cette étroite collaboration ait pu commencer avec cette anthologie des Prosateurs espagnols contemporains.

octobre 2022