Catégorie : Français

Une enfance landaise (1)

Evocations

Une enfance landaise

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Pour mes petits-enfants,

pour qu’ils sachent d’où ils viennent.

 

Première Partie. État des lieux

 

Chapitre 1. La cité

 

La cité des Salines à Dax se présentait sous la forme de deux longs bâtiments à un étage, séparés par un étroit passage, bref elle ressemblait fort à une caserne. Un bâtiment contenait[1] douze appartements (six sur chaque façade), l’autre, dix (cinq sur chaque façade). D’un côté, les bâtiments donnent sur la petite route qui descend de la cité Boulard, puis tourne à angle droit en direction du Quartier de La Torte. De l’autre, ils font face à la voie ferrée, qu’ils touchent presque à une extrémité. Nous habitions le troisième lot à partir de la pointe, du côté de la voie ferrée. Notre logement se composait de trois pièces. On entrait directement dans la pièce commune, qui servait à la fois de cuisine, de salle-à-manger, de salle-de-bains et de salon où l’on recevait les visiteurs. On débouchait, sur la droite, dans la chambre à coucher des parents. De la pièce commune un escalier permettait d’accéder au premier étage à la chambre des enfants, qui se trouvait au-dessus de la pièce commune. Le détail a son importance, parce que, de notre lit, lorsqu’on était malade, on entendait ce qui se passait en bas.

Je suis né dans la chambre de mes parents, le 31 mai 1941. Je suis le seul de la famille à être né dans la cité, puisqu’à la naissance de Guy, notre père n’était pas encore employé aux Salines et n’avait donc pas droit à ce logement, qu’il occuperait à titre gratuit[2]. Je suppose que j’ai dû dormir quelque temps dans la chambre des parents, mais un lit d’enfant fut installé bientôt dans la chambre du haut, que Guy dut partager désormais avec cet intrus. Lorsque je suis né, mon frère avait près de 4 ans et demi. Il m’a avoué bien plus tard qu’il n’avait pas du tout apprécié la venue d’un petit frère, et qu’il m’avait cordialement détesté. C’est probable et il n’est pas interdit de penser que cette présence permanente à ses côtés dans une chambre qui, jusque-là, lui appartenait en propre, a contribué à cette animosité.

Je me souviens où se trouvait mon petit lit : dans le coin, contre la paroi du fond, à l’opposé de la fenêtre. C’était la première chose que voyait ma mère dans la chambre, avant même d’y entrer. Si je m’en souviens, c’est que j’ai dû y dormir jusqu’à un âge relativement avancé, cinq ou six ans. En ce temps-là, les enfants grandissaient sans précipitation ; il leur arrivait de téter après avoir appris à marcher, de manger des bouillies de même, et de porter des vêtements qui ne permettaient guère de distinguer les filles des garçons, comme les barboteuses, sortes de culottes bouffantes qui se mariaient très bien avec les cheveux longs et frisés, pour ceux qui les avaient ainsi.

Lorsque l’on me considéra assez grand, je rejoignis mon frère dans un grand (du moins me paraissait-il ainsi) lit commun, qui dut être acquis pour l’occasion. Je me souviens bien de la disposition de cette chambre, pour l’avoir occupée jusqu’à l’âge de 16 ans. En face de la porte, à partir de la fenêtre, le bureau sur lequel travaillait mon frère, puis moi, lorsqu’il fut reçu à l’Ecole Normale (en 1953), ainsi que le lit occupaient la paroi du fond ; au pied du lit, contre la paroi de l’escalier, une grande armoire, dont je me souviens, parce qu’elle faisait entendre, la nuit principalement, des grincements et des craquements qui laissaient supposer qu’elle était habitée d’esprits malveillants, que seuls parvenaient à faire taire le passage des trains. Il fallait donc profiter du bruit familier mais forcément bref que provoquaient ces derniers pour s’endormir. Je crois que j’y parvenais. Je ne me souviens pas d’autres meubles. La chambre des parents était plus cossue. Les meubles avaient été achetés lors de leur mariage (en 1934), alors que mon père possédait un petit pécule : un grand lit, avec tête de lit, le tout en bois, selon la coutume landaise ; une armoire ; une commode.

Lorsqu’on pénétrait dans la pièce commune, le regard était happé par le buffet deux corps placé face à la porte. C’est là que notre mère rangeait sa vaisselle. Sur le sommet, à moitié cachés par la corniche, on apercevait les pots de confiture, ainsi que le brin de laurier béni rapporté de la messe du jour des Rameaux. Il y avait aussi – on ne la voyait pas, mais je savais qu’elle s’y trouvait – la première crêpe de la Chandeleur (2 février), enveloppée d’un papier, qui faisait concurrence au laurier, pour ce qui était de la protection divine, à moins qu’elle ne fût chargée plus précisément de nous rapporter de l’argent dans l’année, je ne m’en souviens plus. Dans le bas du buffet, se trouvaient, entre autres trésors, les mets délicieux qui accompagnaient le pain pour le meilleur repas de la journée, le goûter. Au retour de l’école, depuis la porte, que je n’étais pas autorisé à franchir avec mes chaussures sales, je choisissais parmi la liste que ma mère énumérait, agenouillée devant cette caverne d’Ali Baba. C’est de cette époque, sans nul doute, que je tiens cette faculté qui est la mienne à concevoir des menus pour n’importe quelle occasion, au point de me transformer en une espèce de recours pour les maîtresses de maison à court d’imagination.

De part et d’autre du buffet, je ne vois rien d’autre, dans ma petite enfance, que, sur la gauche, pour la période qui suit la « tuaille »[3] du cochon, un coffre (une maie) dans lequel les jambons, épaules et autres ventrêches baignaient dans le sel. Plus tard, lorsque mon frère entra au collège, à droite du buffet, on plaça une bibliothèque en bois blond, qui eut pour premier locataire le dictionnaire Larousse en 6 volumes, dépense considérable qui prouvait combien nos parents attachaient d’importance à l’éducation de leurs enfants. Contre la paroi qui cachait la cage d’escalier, se trouvait ce qui, à mes yeux, constituait un membre à part entière de la famille, sur un meuble dont j’ai oublié la forme : la radio. Mes parents furent les premiers à en posséder une dans le quartier, quelque temps avant la guerre. Je reviendrai sur ce compagnon de tous les instants, auquel j’ai voué une fidélité qui ne s’est jamais départie depuis, malgré la concurrence du disque et de la télévision.

La paroi de gauche était occupée en son centre par la cuisinière surmontée de sa hotte. Ce beau monument en fonte bleue remplissait plusieurs fonctions aussi essentielles que la préparation des repas. Pendant la mauvaise saison qui, même dans le Sud-Ouest, dure plusieurs mois, elle était la seule source de chaleur de la maison, d’autant plus précieuse que la pièce donnait directement sur l’extérieur, par le moyen d’une porte qui était loin d’être étanche. On se réunissait autour de cette bonne fée pour se réchauffer et, lorsqu’il fallait rejoindre notre chambre, nous montions l’escalier en courant, après avoir accumulé un maximum de calories, tout en sachant qu’à la tête de notre lit, nous retrouverions la douceur que le conduit de la cheminée laissait filtrer à travers le papier peint. La cuisinière était dotée d’une petite réserve d’eau chaude que nous tirions au moyen d’un robinet de cuivre et qui servait à réchauffer l’eau de notre toilette. Pour le bain dominical, cette maigre réserve ne suffisait pas, aussi notre mère faisait-elle chauffer une bassine d’eau sur la cuisinière. Nous quittions notre lit quand elle était assez chaude pour nous tremper dedans.

Le dessous de la cage d’escalier était l’endroit le plus mystérieux de l’appartement. Dans ce boyau qui ne devait pas avoir plus de deux mètres de long, notre mère stockait les gros « toupins »[4] jaunes, remplis de graisse de porc, dans lesquels on conservait toute sorte de cochonnaille, côtelettes, rôtis, pieds de porc, oreilles, saucisses, boudins, à laquelle s’ajoutait quelque poule ou canard gras conservés de même. C’était tout un spectacle que de voir notre mère, munie d’une longue fourchette à deux dents, rechercher le morceau qu’elle envisageait de cuisiner ; elle le trouvait rarement du premier coup, ce qui lui donnait l’occasion de dresser un inventaire des trésors encore enfouis, pour certains oubliés, qui rejoindraient un jour nos assiettes. C’est au milieu de ces flacons d’un autre temps que les plus petits parvenaient à trouver refuge lors des parties de cache-cache.

Pour donner une idée complète de notre logement, il convient de ne pas oublier le plafond de la pièce commune. De la tuaille du cochon, qui avait lieu traditionnellement au début du mois de décembre, jusqu’à la fin de l’été, on y faisait sécher, suspendus à des crochets, jambons et ventrêches, d’abord à l’air libre, puis enveloppés d’un sac de fine toile transparente. C’étaient de vrais trésors que l’on surveillait de près pour éviter que les mouches n’y pondent, ce qui les aurait fait pourrir. Il me revient une anecdote à ce sujet. Notre père avait assez régulièrement des furoncles au cou. En une occasion, l’atteinte fut assez grave pour qu’il soit mis en arrêt de maladie. Il se morfondait sur sa chaise-longue, les yeux rivés au plafond du fait de sa position. C’est ainsi qu’il aperçut des larves à l’intérieur d’un des sacs. On descendit bien vite le jambon et on l’amputa de sa partie avariée, ce qui sauva le reste. On en profita pour mener une révision systématique des autres pièces. Ce fut une réelle consolation pour notre père, dans le désagrément de la maladie, d’avoir ainsi contribué à sauver une partie du trésor.

Tel était le modeste logement dans lequel nous logions à quatre et que nos parents appelaient un peu pompeusement « la maison ».

 

Chapitre 2. Espace extérieur

Devant la porte de l’appartement, sur toute la largeur des deux pièces du bas, nous disposions d’un petit enclos, que nous occupions souvent à la belle saison. Je l’ai connu cimenté mais, grâce à des photos prises lorsque j’étais encore un bébé, je sais qu’à l’origine, il était en terre battue et que sa clôture était en bois, probablement bricolée par notre père. Il faut que vous sachiez que, dans le département des Landes, qui possède la plus grande surface boisée de France, le bois est le matériau le plus utilisé. L’essence la plus courante est le pin maritime. On la retrouvait sous toutes les formes dans les maisons, y compris dans le mobilier. Cela finissait par laisser des traces sur les culottes parce que la résine continue à perler, même lorsque le bois a été découpé depuis longtemps.

À l’époque de sa splendeur, c’est-à-dire lorsque nous avons quitté la cité pour aller occuper la nouvelle maison (en 1958), cette cour se présentait comme suit. Depuis le petit portail de fer, on atteignait la porte d’entrée par un trottoir en ciment légèrement surélevé. À gauche, le petit espace qui nous séparait des voisins était occupé par un figuier, sous lequel nous dînions en été, à la fraîche. En contrebas du trottoir, de l’autre côté, notre mère avait placé un fourneau d’extérieur, sur lequel elle cuisinait à la belle saison, et faisait chauffer la lessive. C’est là aussi que, pendant les années de pénurie qui suivirent la Guerre, elle faisait du savon, ce qui n’était pas sans danger, parce qu’une fois elle s’est brûlé la jambe en renversant maladroitement du liquide brûlant. Il y avait aussi une table, sur laquelle il m’arrivait de faire mes devoirs, et que je repoussais pour pouvoir jouer à la pelote contre le mur de la pièce principale. Pour les bébés, on y étendait une couverture à même le sol pour qu’ils puissent jouer. Je crois bien que, dans un massif étroit aménagé contre le mur de la clôture, notre mère faisait pousser quelques fleurs.

Au-delà de cet espace privé, entre chez nous et la voie ferrée s’ouvrait l’espace communautaire. Vous avez sans doute remarqué que nous n’avions ni salle-de-bains ni toilettes dans l’appartement. Les toilettes étaient dehors. Il s’agissait d’un bâtiment modeste, qui n’était pas tout à fait perpendiculaire à la cité, divisé en autant de cellules qu’il y avait de logements. Autant qu’il m’en souvienne, il y avait 6 wc, un pour chaque appartement donnant sur ce côté. Le confort était modeste : siège en bois et pas d’eau courante. La cuve étanche qui recueillait les déjections se trouvait au pied du bâtiment, du côté des logements. Lorsqu’elle était vidée, nous étions donc aux premières loges, comme on dit. C’est là que j’ai appris à ne pas m’offusquer de certaines mauvaises odeurs. Ce n’est pas que je les recherche, mais l’odeur du purin, pour autant que j’en connaisse l’origine, ne me gêne pas. Il y a des odeurs bien pires, par exemple celle de certains légumes pourris, comme les pommes-de-terre.

Puisque je suis au chapitre des confidences, il faut que je vous raconte comment on vidait la cuve. Celui qui en était chargé était un ouvrier agricole, car le purin était appelé à fumer les terres d’une ferme du voisinage. Il avait le physique de l’emploi. Il était grand et ses longs bras n’avaient aucun mal à atteindre le fond de la cuve. En outre, son nez était si courbé que sa pointe touchait presque la lèvre supérieure, ce qui le protégeait des odeurs désagréables ; j’avais dans l’idée que c’était à cause de cette caractéristique physique qu’il était assigné à cette tâche. Il venait avec une citerne de bonnes dimensions, tirée par un bœuf (on dit un bœuf mais, en réalité, dans les Landes comme au Pays Basque, ce sont des vaches qui tiraient les attelages). Il avait pour tout outil une boîte en fer fichée au bout d’un long manche. Il la plongeait dans la cuve et, d’un geste ample qui dessinait un impeccable arc de cercle, la vidait dans la gueule de la citerne. Le geste me fascinait, dans sa lenteur, sa régularité et sa précision. Le mouvement était calculé de façon à éviter que la précieuse matière s’égare dans l’espace, entre la cuve et la citerne. L’adresse du préposé était certes remarquable, mais les lois de la nature sont parfois plus fortes que l’habileté de l’homme le plus aguerri. Il suffisait d’un petit excès de matière dans le contenant, pour qu’une giclée vienne s’écraser au sol, au terme d’une parabole non moins belle que celle de l’instrument, mais plus capricieuse quant à son point de chute. C’était, de plus, l’assurance que l’odeur qui accompagnait l’opération de vidange ne disparaîtrait pas complètement, une fois que la cuve aurait été vidée, que son couvercle aurait été replacé et que le bel attelage aurait quitté les lieux.

 

Chapitre 3. La voie ferrée

Notre enclos était à peine à quelques mètres, vingt, tout au plus, du portillon qui donnait accès à la voie ferrée. La cité était une construction légère en brique, aussi, chaque fois qu’il passait un train, les murs tremblaient. Ce vacarme nous était devenu tellement familier, qu’il ne nous réveillait pas, la nuit, et, lorsque nous étions éveillés, nous éprouvions une délicieuse sensation dans laquelle se mêlait la peur du monstre et la certitude qu’il nous épargnerait. Nous l’entendions venir puis, lorsque le tremblement se faisait sentir, nous fermions les yeux pour nous endormir tout aussitôt, rassérénés.

Tous nos déplacements, qu’il s’agisse d’aller à l’usine, à l’école, au marché du samedi, au potager, etc., commençait par la traversée des voies. Il y en avait trois. Les deux premières étaient la voie montante et la voie descendante de la grande ligne Bordeaux-Tarbes (ou Paris-Tarbes, comme on voudra). Cette ligne se séparait de celle qui menait de Paris à Hendaye en amont, en gare de Dax. C’était une voie de grande circulation parce qu’elle desservait de grandes villes comme Pau et Tarbes, mais aussi Lourdes, où se rendaient de nombreux pèlerins, parfois en trains frétés spécialement. Outre les trains de voyageurs, il y avait aussi des trains de marchandises, qui devinrent plus fréquents lorsqu’on commença à exploiter le pétrole et le gaz de Lacq, dont la découverte fut un des grands évènements industriels du début des années cinquante. Les trains citernes en provenance du gisement laissaient derrière eux une forte odeur de soufre, qui, comme chacun sait, s’apparente à une odeur d’œufs pourris. Aussi, comme on connaissait les heures de passage, on s’empressait de fermer portes et fenêtres dès son approche. C’était d’autant plus incommode en été, lorsque, autour des neuf heures, tout le monde était sur le pas de sa porte pour profiter de la fraîcheur relative du soir.

En direction de Tarbes, à la hauteur de notre cité, la voie présentait une courbe assez accentuée vers la gauche. Cela donnait au train une allure aérodynamique qui me rappelait le coureur cycliste lancé sur la piste du vélodrome. Du fait de cette courbe et parce que, peu après se trouvait le passage-à-niveau de Peyrouton, les trains en provenance de Tarbes sifflaient pour annoncer leur passage. À la longue, ce bruit strident était devenu familier mais il me faisait toujours frissonner lorsque je me trouvais hors de l’appartement et, encore plus, lorsque j’étais près de la voie, et que le train passait à ma hauteur.

Le passage des trains à heure fixe, à l’exception du dimanche, complétait utilement les sirènes de l’usine pour nous permettre de connaître avec précision quelle heure il était. Il faut dire que la montre était un objet précieux, et que, pour ceux qui en avaient, on ne la portait pas sur soi pour aller au travail. Quant aux enfants, il était exclu qu’ils en aient une pour aller à l’école, où on était tenu dans l’ignorance de l’heure, même quand, comme dans la classe de M. Saran, il y avait une pendule. Malheur à qui était surpris se retournant sur son pupitre pour voir combien il restait de temps avant la récréation ou la sortie ! Le maître considérait cela comme une faute et nous punissait.

La troisième voie était une voie secondaire et cela se voyait tout de suite. C’était une voie unique, c’est-à-dire que les trains ne pouvaient se croiser que dans les gares ; ses rails étaient plus petits que ceux du Paris-Tarbes ; enfin, elle n’était pas électrifiée. C’était la ligne qui reliait Dax à Mont-de-Marsan, au terme d’un détour considérable qui passait par Saint-Sever. Elle était empruntée par deux sortes de matériel. Le transport des voyageurs s’effectuait par un autorail à moteur, que l’on appelait une pauline, du nom de l’ingénieur, M. Paul, qui l’avait inventée. Je me souviens d’un modèle dans lequel la cabine se trouvait sur le toit, ce qui dégageait la vue du conducteur, quel que soit le sens de la circulation.

Mais beaucoup plus amusant que toutes les michelines que j’ai vu circuler dessus, et il y en eut de toutes sortes, ce qui nous fascinait, moi et les autres enfants, c’était la petite machine à vapeur qui traînait les trains de marchandise, dans lesquels on intercalait parfois un wagon de voyageurs. Ces convois n’allaient pas à Mont-de-Marsan mais, à un certain endroit, ils bifurquaient vers une destination dont nous ignorions tout mais dont le nom était très évocateur : Azur. Plus tard, j’ai su qu’il s’agissait d’un petit village près de la côte de l’océan, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait jamais eu de gare ou elle était déjà désaffectée à l’époque de mon enfance. Le train était poussif et faisait un bruit de ferraille. Il devait être bien inconfortable parce qu’on l’appelait le mâche-cul. C’était « le matieu-cut d’Azur », ce qui, reconnaissons-le, sonnait très joliment.

On voyait passer beaucoup de trains, mais on en prenait rarement. La première fois que j’ai pris la micheline ce fut, pendant mon année de troisième, pour aller passer le brevet à Mont-de-Marsan, parce que Dax n’était pas centre d’examen. Je l’ai repris plus tard une ou deux fois, guère plus. Pour aller à Mont-de-Marsan, qui est à 50 kms de Dax, dès mon entrée à l’École Normale, à 16 ans, au bal des normaliennes, aux fêtes de la Madeleine ou à quelque mariage, il y avait toujours quelqu’un pour nous mener en voiture ou alors, on faisait du stop. C’était beaucoup plus rapide. De même, je ne suis passé devant la maison qu’une seule fois en train dans mon enfance : ce fut pour aller en pèlerinage à Lourdes avec mes parents et des amis à eux. Je me souviens comment cela me parut drôle de voir notre cité depuis la voie. Je renouvelai l’expérience bien longtemps après, en revenant d’un voyage en Espagne avec mes étudiants de la Sorbonne Nouvelle. Je fis les brefs honneurs de ma demeure natale, le temps que le train passe, à ceux qui m’accompagnaient, les étudiants et mon collègue belge Jacques Joset et son épouse. Je ne sais pas ce qu’ils en pensèrent.

Pour tous les habitants de la cité, le train était tout à la fois familier et redoutable.

On traversait la voie à pied plusieurs fois par jour, par exemple pour aller à l’école et en revenir. Les grands prenaient soin des petits, ne s’engageaient que s’ils voyaient la voie libre et s’arrangeaient pour que personne ne traîne sur les rails. On ne courait pas pour autant. Il arrivait parfois que le passage soit obstrué par un train de marchandises à l’arrêt, qui chargeait ou déchargeait de la ferraille dans la fonderie qui se trouvait un peu plus loin en direction de Peyrouton. Toute la cité était au courant et quelques mères venaient nous surveiller. Nous avions deux possibilités : soit nous glisser sous le wagon, entre les roues ; soit, si un wagon était ouvert, grimper dessus et descendre de l’autre côté. Dans les deux cas, l’émotion était garantie, parce qu’il était toujours possible que le train démarre ou qu’il s’ébranle pour une manœuvre. Mais, comme il le faisait lentement, on avait toujours le recours de sauter sans grand danger. Il fallait surtout veiller à ne pas se retrouver face à un autre train circulant sur l’autre voie au moment où on avait dépassé le premier. C’est sans doute pourquoi la formule « un train peut en cacher un autre », qui est apposée sur les passages à niveau, ne m’a jamais fait sourire, parce que j’ai toujours su qu’il y avait là un vrai danger.

Les trains qui empruntaient la ligne de Tarbes étaient fort beaux. Alors que dans d’autres régions, en particulier au nord de la France, comme j’ai pu le constater plus tard, des trains d’avant-guerre ont circulé longtemps, notre ligne avait été dotée de matériel récent. Les locomotives en forme de parallélépipèdes aux arêtes arrondies appartenaient aux séries CC puis BB qui battaient régulièrement les records du monde de vitesse sur les longues lignes droites entre Bordeaux et Dax. Les wagons étaient profilés comme la machine, ce qui renforçait l’esthétique du convoi.

J’aimais voir le train lorsqu’il sortait de la courbe en direction de la gare de Dax. Du bord de la voie, je le voyais venir de face. On s’imagine que cet assemblage d’éléments métalliques est d’une parfaite rigidité. C’est faux. Les rails ploient lorsque les wagons pèsent sur eux. Les voitures sont rattachées les unes aux autres par des liens relativement souples qui laissent à chacune une certaine latitude par rapport à la précédente. Surtout, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le train ne se contente pas de suivre les voies qui le supportent et le guident, mais il est animé d’un mouvement latéral assez considérable. J’ai pu observer ce mouvement de balancier qui la faisait onduler de droite à gauche de façon tout à fait perceptible. Je suppose que cet effet est considérablement réduit dans les TGV du fait de l’aérodynamisme de la machine.

De part et d’autre des voies, il y avait une piste étroite de terre sur laquelle on pouvait marcher ou rouler à bicyclette. Les employés chargés de l’entretien des voies se déplaçaient ainsi. Ils utilisaient aussi la draisienne, une plate-forme sur roues munie d’un guidon droit, à la façon des manches-à-balais qui permettaient de piloter les premiers avions, et qui faisait avancer l’ensemble lorsqu’on l’actionnait d’avant en arrière. Les enfants adoraient monter dessus. Mais le grand plaisir consistait à marcher sur les voies. Pour éviter de se tordre les chevilles sur les pierres aiguës qui formaient le ballast, on choisissait de ne marcher que sur les traverses, de grosses pièces de bois de pins enduites de goudron. Comme elles étaient séparées de quatre-vingt centimètres environ, les plus petits devaient sauter de l’une à l’autre ou poser le pied sur le ballast une fois sur deux. Quelle satisfaction, le jour où la longueur de nos jambes nous permettait de ne poser le pied que sur les traverses ! Nous étions des grands désormais. On pouvait s’amuser aussi à marcher sur les rails à la façon des équilibristes, mais l’exercice s’avérait vite fatigant.

À force de marcher dessus, on n’ignorait rien des rails et de leur assemblage : gros écrous vissés sur la traverse, sabots chargés d’empêcher le rail de se déplacer latéralement, attaches des rails entre eux qui comportaient un fils d’acier tressé. Nous ne manquions pas d’admirer les employés chargés de l’entretien et leurs étranges outils : masses à longue manche pour enfoncer les sabots, serre-boulons, et cette étrange fourche avec laquelle ils remontaient les pierres du ballast, qui était reliée par une chaîne à un support.

La présence de la voie si près de la cité présentait un véritable danger. Mais il n’y eut, à ma connaissance, qu’un accident mortel. Une petite de deux ou trois ans échappa à la surveillance de sa grande sœur et gagna la voie où elle fut écrasée. Le conducteur de la locomotive freina de toutes ses forces mais ne parvint pas à arrêter la machine emportée par son élan. La petite fille le regardait venir en souriant. Il semble qu’il soit devenu fou sur le coup. Il n’arrêtait pas de dire : « J’ai tué un ange ! J’ai tué un ange ! ». Cette tragédie s’est passée peu avant ma naissance mais on nous la rappelait pour nous conseiller la prudence.

Prudents, nous l’étions mais nous ne vivions pas pour autant dans l’angoisse de l’accident. Il n’était pas rare que nous quittions la voie seulement lorsque le train était en vue, et nous restions sur le bas-côté, à quelques mètres à peine, le temps qu’il passe à notre hauteur. Puis nous revenions sur les traverses. Il n’y avait là aucun héroïsme, simplement une conscience claire du danger qui dictait le moyen de l’éviter. Aussi, j’ai été franchement choqué lorsque, bien des années plus tard, j’ai constaté que le portillon avait disparu et qu’un panneau officiel interdisait, sous peine de poursuites, de traverser la voie. Dorénavant, pour aller de la cité à l’usine ou au potager, il faudrait faire un détour de près d’un kilomètre par la route, traverser la voie à la barrière de Peyrouton, pour rejoindre des lieux qui sont à cent mètres de la cité. Autant dire qu’il fallait soit un vélo soit une auto. L’obsession de la sécurité est devenue telle que l’on protège les gens malgré eux. L’idée que quelqu’un puisse mourir par négligence est considérée comme scandaleuse et on doit l’éviter à tout prix. Mais que fait-on de la responsabilité de chacun ? Est-ce à la collectivité de s’en préoccuper ? Nous avons eu souvent des discussions à ce sujet avec votre mère. Elle, qui allait à l’école seule à vélo dès l’âge de 9 ans (à notre retour d’Espagne), n’aurait jamais voulu que vous fassiez de même, sous prétexte qu’il y avait beaucoup trop de circulation automobile et beaucoup trop de conducteurs imprudents. Je pense que la vraie raison n’est pas là mais plutôt dans la conviction, de plus en plus partagée, qu’on doit prévenir tout danger potentiel. Or, c’est une illusion car on ne pourra jamais tout prévoir. En attendant, on nous enferme dans un carcan de mesures qui sont autant d’entraves à la liberté de chacun.

 

Chapitre 4. La « baraque »

Une longue construction basse longeait la voie ferrée et la cachait entièrement à partir des toilettes. Chaque famille disposait d’un espace qui comportait, à l’arrière, la loge du cochon et devant, un enclos aménagé selon les besoins. Sous un appentis que notre père avait construit lui-même avec des moyens de fortune, on rangeait les vélos, les outils de jardinage et de bricolage, ainsi que le bois et le charbon que nous brûlions dans la cuisinière. Il abritait aussi le perchoir des poules. À une certaine époque, il y avait aussi peut-être un ou deux clapiers à lapins. Mes parents appelaient ce lieu la « baraque », ce qui, dans leur esprit, signifiait tout à la fois l’atelier, le débarras, la basse-cour, etc., bref ce que, dans une ferme, on aurait appelé la grange ou les dépendances. Au fond du jardin de la future maison neuve du Village des Pins, il y aurait aussi une construction du même type, avec basse-cour et clapiers attenants. On l’appelerait aussi « la baraque », ce qui tranchait avec la coquetterie affichée de notre nouvelle maison, « la villa ».

L’espace qui restait libre n’était pas grand, mais il nous permettait cependant, à mon frère et à moi, d’y réaliser certaines activités. Il me semble me souvenir que Guy y a effectué des expériences de chimie. Quant à moi, entre autres choses, j’y ai remonté un vélo à l’aide d’éléments tirés de bicyclettes mises au rebut. Je n’étais pas peu fier du résultat, d’autant que je passais, à tort, à la maison pour n’être pas adroit. Il avait été décidé une fois pour toutes, que seul Guy avait du talent pour le bricolage. Il est vrai que notre père était peu doué, outre qu’il était handicapé par sa main droite à demi paralysée à la suite d’un accident lorsqu’il avait eu à 7 ou 8 ans : il était tombé sur une faucille et, à l’époque, dans la campagne de Castille, ces blessures ne se soignaient pas. En ce qui me concerne, je n’étais pas si maladroit, mais je ne pouvais pas rivaliser avec un frère doué et nettement plus âgé que moi. Mes parents avaient donc trouvé plus commode de nous cataloguer définitivement.

Mais il me faut vous présenter le principal locataire de ces lieux. Je veux parler du cochon.

 

Chapitre 5. Monsieur le cochon (Lou moussiu)

Élever un cochon était toute une affaire. D’abord, il fallait l’acheter. Cela se passait en janvier ou février. On choisissait un goret de quelques semaines, souvent une femelle, car elles passent pour engraisser plus vite que les mâles, et d’une race dite « anglaise » aux longues oreilles. Une fois placé dans sa soue (nous disions ‘souille’ en patois), le cochon n’en sortirait plus que pour mourir. Pendant ses 10 ou 11 mois de vie, nous le verrions grandir et grossir jusqu’à atteindre un poids considérable : jamais moins de 120 kgs et, le plus souvent, bien au-delà. Pour y parvenir, il fallait le nourrir copieusement, à l’aide d’une alimentation adéquate. Il avait droit à deux repas chauds, un le matin et un autre le soir. Un chaudron de fonte lui était réservé, dans lequel on mettait tous les déchets des repas, qui trempaient dans l’eau de vaisselle, le tout étant épaissi à l’aide de son d’orge ou de blé, de façon à donner à son repas la consistance d’une bouillie. Il avait droit aussi à des légumes réservés à son seul usage, comme les topinambours, qui poussent dans le sol comme des pommes de terre.

Sans doute serez-vous surpris d’apprendre qu’on donnait au cochon l’eau de vaisselle, mais vous devez savoir qu’à l’époque, on n’utilisait pas de détergent ou seulement en de rares occasions. On dégraissait les plats et les assiettes à l’eau chaude, sans rien y ajouter. De plus, on ne jetait à peu près rien. Tout ce qui va aujourd’hui à la poubelle, comme les épluchures de fruits et de légumes[5], les bouts de pain rassis, le gras de la viande, etc., rejoignait le chaudron du cochon. Je crois bien qu’on ne jetait que les boîtes de conserve vides. Il faut dire que les emballages perdus, comme on dit aujourd’hui, cartons ou plastiques, n’existaient pas. On n’utilisait que des bouteilles en verre, y compris pour le lait, et on ne les jetait pas parce qu’elles étaient consignées, c’est-à-dire que le marchand nous les remboursait quand nous les lui rapportions. Tous ces déchets, même dans une famille de quatre personnes, faisaient un volume non négligeable. On n’avait pas non plus à les trier, car vous n’ignorez pas que, comme l’homme, le cochon est omnivore, ce qui signifie qu’il mange de tout : viande, poisson, légumes, féculents, farineux, etc. Il mange même du cochon. Je l’ai su très tôt, et cela me choquait beaucoup, parce que personnellement, tout omnivore que j’étais, je n’aurais jamais mangé de chair humaine. Je suppose que vous pensez comme moi. Aussi, quand il m’arrivait de lui apporter à manger, je lui parlais, mais j’évitais de lui dire qu’il y avait du porc dans sa pâtée. Cela me faisait un peu honte d’abuser de sa confiance.

Lorsque le moment était venu de le tuer, la maison était sens dessus dessous, un vrai branle-bas de combat. Notre grand-mère Louise (la mère de notre mère) venait s’installer à la maison pour deux ou trois jours ; les voisines venaient donner un coup de main. Tout cela faisait la joie des enfants. Il y avait pourtant un moment très pénible, celui où le cochon était mis à mort. Puisque j’ai décidé de tout vous raconter, je ne vous cacherai pas cela, mais n’allez pas croire que cela ne me faisait rien de voir mourir le compagnon de toute une année.

Tout se passait en plein air, près du puits, devant l’entrée de notre « baraque ». On avait installé là la table basse sur laquelle la bête serait couchée, tuée et dépecée. Les femmes avaient préparé la grande bassine pour recueillir le sang, ainsi que divers torchons. Enfin, les couteaux avaient été affûtés la veille.

Lorsque tout était prêt, les hommes forts pénétraient dans la soue et en retiraient le cochon, qui résistait de toutes ses forces, qui étaient grandes étant donné son poids. Avait-il le pressentiment du sort qui l’attendait ? Je me posais la question, mais je ne crois pas, car rien ne le prédisposait à imaginer une issue pareille. Ce qui l’indisposait, en revanche, c’était de devoir abandonner un gîte qu’il devait trouver douillet, et dont il ne s’était jamais éloigné depuis qu’il était petit. Je présume que franchir quinze mètres sur des pattes qui n’avaient jamais réalisé un tel effort devait lui être particulièrement pénible et douloureux. En outre, ceux qui le menaient ne le ménageaient pas. Ils lui avaient noué autour du cou une grosse corde sur laquelle certains tiraient brutalement cependant que d’autres le poussaient sur l’arrière-train avec aussi peu de ménagements.

Ici se situe une pratique dont je n’ai jamais entendu parler ailleurs que chez nous. Vous connaissez l’expression toute faite : « crier comme un cochon qu’on égorge ». Elle est très exacte. Dans ces cas-là, les cochons poussent des cris stridents, difficilement supportables pour l’oreille humaine, surtout pour ceux qui sont tout proches de la bête. Tout le monde était incommodé par les cris du cochon. Aussi, pour éviter ce désagrément, on enfonçait dans la gueule de la bête, aussi loin qu’on pouvait, un solide bâton rond, qui finissait par atteindre le gosier et étouffer les cris. On n’entendait plus qu’un son ténu et très aigu. Cette opération était sans doute celle qui me faisait le plus souffrir car, avec un peu d’imagination, on conçoit ce qu’un bout de bois peut causer de ravages au fond d’une gorge.

Une fois qu’il avait atteint la table basse, et cela pouvait prendre plusieurs minutes, on y jetait le cochon, et on lui attachait solidement les pattes pour l’immobiliser. Puis, un des hommes, – on l’appelait le boucher, mais ce n’était qu’un paysan du voisinage -, raclait soigneusement la gorge avec son coutelas avant de l’y enfoncer d’un geste ferme, puis d’agrandir la plaie en jouant sur la lame d’avant en arrière. Le jet de sang jaillissait aussitôt et surprenait parfois notre mère, qui attendait à genoux, si elle n’avait pas orienté sa bassine comme il convenait. Les cris de la bête s’estompaient puis s’arrêtaient bien vite, au grand soulagement de tous, du moins en ce qui me concernait. Dorénavant, je n’étais plus en présence d’un animal vivant que l’on supplicie mais d’une promesse de nourriture de premier choix.

Le sang du porc est une denrée précieuse, puisqu’il constitue la base du boudin. Il ne fallait donc pas en perdre une goutte. Ma mère ne cessait de le tourner dans la bassine pour l’empêcher de figer, et en retirait les caillots inutiles. À la fin de l’opération, elle avait tout l’avant-bras rouge et un certain air de contentement, sans doute lié à la satisfaction du devoir accompli, mais peut-être aussi au plaisir que devait produire la manipulation d’un liquide chaud et onctueux.

Puis on jetait sur le corps de la bête des seaux d’eau bouillante que l’on retirait d’un grand chaudron, alimenté d’un feu de bois ou de charbon, afin d’attendrir son poil et de l’arracher plus aisément à l’aide de racloirs carrés que l’on tirait vers soi à deux mains. Puis venait l’opération de l’éventrement, qui s’accompagnait de la coulée des viscères chauds et fumants, que l’on recueillait sur des tabliers de tissus. Là commençait un travail qui durerait deux journées entières. Le premier jour, on lavait les boyaux, puis on les raclait de façon à ôter la graisse extérieure. On faisait cuire à part ce qui ne méritait d’être confit. On préparait le boudin, que l’on faisait cuire, en fin de journée, dans le grand chaudron dans lequel on avait fait bouillir l’eau.

La mort du cochon et son dépeçage donnaient lieu à des scènes traditionnelles. Il m’en revient deux. Alors qu’on pelait le cochon, le boucher, l’air affairé, demandait à un des enfants présents de lui prêter son canif. Il y avait toujours quelqu’un pour rendre ce service. Le boucher glissait alors le canif dans le cul du cochon, en disant à l’enfant médusé et vexé : « tu le retrouveras lorsqu’on aura nettoyé les tripes ». Tout le monde riait de la naïveté de la victime. L’autre scène concernait la vessie du cochon. Dans notre région, on n’en faisait rien (dans d’autres, on en fait des sortes de saucissons). Elle revenait aux enfants qui, l’ayant, tant bien que mal, lavée et débarrassée de sa graisse, la remplissaient d’air en soufflant, puis s’en servaient comme une balle. On peut penser que les premiers ballons furent fabriqués de cette manière. De fait, en patois landais, on appelle le ballon de rugby, « la bechigue », qui est le mot occitan pour « la vessie ». Notre ballon ne durait guère plus d’une soirée. On tapait dessus avec tant d’entrain qu’on finissait par le crever.

Le cochon dépecé était couché sur le dos, le ventre ouvert, sur une échelle pourvue de deux crochets à son sommet, dans lesquels on enfilait les tendons des pattes de derrière. On rentrait le tout dans la pièce principale et on le plaçait au bas de l’escalier, auquel on ne pouvait plus accéder qu’en se glissant sous l’échelle. Inutile de vous dire, qu’en passant pour aller rejoindre mon lit, j’étais ému de devoir approcher ce cadavre si imposant, ce qui ne m’empêchait pas d’enfoncer discrètement mon doigt dans la peau du dos du cochon pour avoir le plaisir, renouvelé chaque année, de la sentir si ferme.

Le lendemain à l’aube, le « boucher » revenait, accompagné d’un aide, qui était le plus souvent un de ses frères, plutôt demeuré, et découpait le cochon sur la table de la cuisine. Pour rien au monde je n’aurais manqué ce spectacle. Chaque coup de couteau du boucher détachait une pièce de chair, qui se voyait attribuer un nom ou une fonction. On commençait par les jambons et les épaules, qui étaient découpés en dessinant autour de l’os un cercle presque parfait. Mon père s’en emparait pour les placer tout de suite dans le sel. Puis venaient les ventrêches, larges pièces rectangulaires et épaisses, qui allaient rejoindre les jambons dans le saloir. Le reste était découpé puis jeté dans des bassines préparées à cet effet, après que notre mère lui eut désigné un point de chute précis et exclusif : saucisses, chorizos, rôtis, etc.

 

Chapitre 6. L’obsession du manger

Dans mon enfance, il était souvent question de nourriture. Cela va vous surprendre peut-être, parce qu’il n’est plus dans nos habitudes d’accorder tant d’importance aux moyens de subvenir à ce besoin élémentaire. Vous devez savoir que, jusque dans les années 1960, les achats de nourriture constituaient le principal chapitre du budget d’une famille modeste. C’est une habitude qui vient de très loin, d’aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’humanité. Il suffit d’observer les expressions toutes faites : dans l’ordre des priorités, la nourriture vient en premier, avant le logement, le vêtement et l’éducation (« je t’ai nourri, je t’ai donné un toit, je t’ai vêtu et éduqué »). Cette époque s’est achevée récemment, en même temps que se réduisait le nombre de ceux qui étaient chargés de nourrir la communauté, les paysans. Ils ne sont plus que 3 à 4% dans nos sociétés, alors qu’ils étaient 70% jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et au-delà. Ce n’est pas un hasard. L’industrialisation et le commerce à grande échelle ont eu pour effet de baisser considérablement les coûts dans ce domaine. On peut s’alimenter pour pas cher aujourd’hui grâce à cela. Je dis « s’alimenter », car, quant à se nourrir bien, de façon équilibrée et en préservant la richesse et le goût des aliments, il y aurait beaucoup à dire.

La fierté de nos parents était d’avoir des enfants bien en chair : un beau bébé, c’était d’abord un gros bébé joufflu, « qui faisait envie ». Le vêtement importait peu. Nous portions les habits de nos aînés, même lorsqu’ils étaient défraîchis ; nos chaussettes et nos pulls étaient tricotés par nos mères, qui n’avaient pas toutes le talent de votre grand-mère Michèle ; les boutons de chemise pouvaient être mal assortis ; et il n’y avait pas de honte à avoir un pantalon rapiécé aux fesses ; l’important était que tout cela fût propre. On pouvait économiser sur beaucoup de choses, mais on mettait un point d’honneur à ne pas lésiner sur la nourriture. Votre arrière-grand-mère maternelle, Suzanne, aimait à raconter sa surprise lorsqu’elle emménagea pendant la Guerre (1943-1944) dans un quartier populaire de Paris (le XIIe arrondissement), en attendant que leur appartement de la Porte de Saint-Cloud soit réhabilité, après les bombardements subis par les usines Renault toutes proches. Elle avait constaté que la population ouvrière de son nouveau quartier dépensait au marché, principalement pour le repas du dimanche, des sommes bien plus considérables que les bourgeoises du XVIe arrondissement, d’où elle venait. La preuve qu’il s’agit d’une tradition ancienne, c’est qu’Emile Zola s’en est inspiré pour écrire une des pages les plus réussies de son roman Gervaise.

Je suis né en pleine guerre, en 1941. À cette époque, on manquait de tout, parce que les Allemands s’appropriaient l’essentiel de la production agricole et industrielle de la France occupée pour pouvoir poursuivre la guerre. Le peu qui restait était écoulé au marché noir, c’est-à-dire de façon clandestine et à des prix exorbitants, beaucoup trop élevés pour la plupart des habitants de notre pays. Pour éviter la famine, le gouvernement avait établi un système de distribution pour les denrées les plus élémentaires : pain, huile, pommes de terre, etc. Chaque famille recevait des tickets de rationnement qui lui permettaient d’acheter une quantité de ces denrées fixées en fonction de l’âge de chacun. Ainsi, les enfants avaient droit à de moindres quantités de viande ou de pain, en revanche, on leur réservait le lait. Ces tickets ne vous donnaient droit aux produits que si ceux-ci étaient disponibles. On pouvait donc avoir des tickets de pain mais pas de pain, si le boulanger avait épuisé son quota de farine (ou s’il réservait son pain au marché noir). D’un autre côté, si on n’avait pas de tickets de pain, on ne pouvait pas en acheter, même s’il y en avait dans la boulangerie. Pendant toutes ces années de guerre (de 1940 à 1944), on voyait sans cesse des queues devant les magasins, dans l’espoir qu’il y aurait de quoi y acheter. Ces tickets ont été maintenus après la guerre, parce que pendant plusieurs années, certains produits ont continué à manquer. Je me souviens d’avoir vu ma mère remettre à notre épicier Dargeaud de ces tickets. On les détachait d’un carnet, et ils étaient si petits que l’épicier les prenait avec des pinces ou avec la pointe de ses ciseaux pour les mettre dans une boîte.

Ceux qui ont le plus souffert de ces restrictions étaient les habitants des grandes villes. Pour ceux qui habitaient à la campagne ou dans une petite ville, il y avait moyen de se fournir plus facilement. Beaucoup de gens se sont mis à avoir un potager pour y cultiver des légumes, surtout des pommes-de-terre, des choux, bref des légumes qui calaient bien l’estomac : la salade n’était pas une priorité. Nos parents ont continué à élever un cochon, ainsi que des poules et des lapins, ce qui nous assurait la viande nécessaire, même sans aller chez le boucher acheter du veau ou du bœuf, produits qui étaient rares et chers. Les poules fournissaient aussi les œufs. Pour améliorer l’ordinaire, on recourait aussi à des moyens plus ou moins illicites.

Mon père travaillait aux salines, qui se trouvaient tout près, de l’autre côté de la voie ferrée. Comme son nom l’indique, cette usine produisait du sel. Les ouvriers avaient droit, comme complément de salaire, à une certaine quantité de sel qui excédait leurs besoins. Or, vous ne l’ignorez pas, le sel est indispensable pour la cuisine. Ces ouvriers, et mon père parmi eux, disposaient donc d’une monnaie d’échange appréciable. Grâce à elle, mes parents firent la connaissance d’une famille d’agriculteurs, les Lesfauries, qui exploitaient comme métayers une ferme à Bénesse-lès-Dax, à 7 kms de la maison. Ils leur fournissaient du sel, si précieux pour la conservation des cochons (car on en tuait plusieurs à la ferme) et, en échange, ils obtenaient du lait, du fromage, du vin et du pain, entre autres. Bref, ils pratiquaient le troc, c’est-à-dire l’échange de produits sans faire intervenir l’argent, qui est le moyen le plus ancien que l’homme ait utilisé pour commercer avec ses semblables. La guerre vous oblige ainsi à régresser à des états archaïques.

Parfois, on eut recours à un moyen plus illicite. Les Allemands avaient installé aux salines une boulangerie pour leurs troupes stationnées à Dax et dans sa région. Ils y stockaient aussi de l’huile et d’autres denrées alimentaires. Les ouvriers s’arrangeaient pour en dérober une partie et faisaient passer leur larcin, du haut des réservoirs d’eau salée qui donnaient sur la voie ferrée, aux femmes qui attendaient, le tablier déplié pour recevoir les boules de pain, ou prêtes à réceptionner les seaux d’huile que leurs hommes descendaient au bout d’une corde. Cet exercice n’était pas sans risques, car les Allemands n’hésitaient pas à fusiller ceux qui étaient surpris en flagrant délit de vol, lorsque les biens appartenaient à leur armée. Mais la faim donne à l’homme des facultés de courage qu’il ignore en temps ordinaire.

Mes parents se vantaient volontiers de n’avoir pas connu la faim pendant la durée de la guerre et même d’être parvenus, grâce à ces divers subterfuges, à manger plus et mieux qu’avant la guerre ou que pendant les années qui suivirent. Mais ils appartenaient à une minorité de chanceux dans le pays.

 

Chapitre 7. L’ordinaire

La cuisine confectionnée par ma mère était conforme aux habitudes du milieu landais dans lequel elle avait grandi, mais il s’y glissait quelques réminiscences de la cuisine castillane que pratiquait sa mère. À la façon landaise, elle utilisait comme matière grasse alternativement l’huile d’arachide, la graisse de canard et le saindoux de cochon, rarement le beurre et jamais l’huile d’olive. Le cochon était préparé également selon la tradition locale : jambons, ventrêches et pâté de foie, mais elle ne manquait jamais de faire à côté des saucisses qu’elle appelait « françaises », une autre forme de saucisse qu’elle appelait « chorizo », qui avait pour elle d’être plus relevée. De même, elle et mon père, qui ne manifestaient pourtant pas beaucoup d’intérêt pour les abats, se régalaient de temps en temps d’une tête de mouton, dont ils mangeaient l’intérieur à l’aide de leur couteau. Le pain perdu était aussi un dessert qu’elle tenait de son héritage castillan (il n’y a pas si longtemps, j’en ai vu à la vitrine d’un boulanger-pâtissier de Medina del Campo, dans la Vieille-Castille). Notre grand-mère en préparait d’excellent.

Le petit-déjeuner se composait de pain découpé en morceaux trempé dans de la chicorée au lait. Le matin de Pâques, il n’était pas rare de manger une omelette au jambon. Midi et soir, nous mangions de la soupe composée de légumes, selon la saison, choux, poireaux, potiron (on disait « citrouille »), carottes, pommes de terre, dans laquelle, ma mère glissait un morceau de cochon, généralement du lard. Les soupes étaient donc toujours grasses, contrairement à celles que j’ai mangées par la suite, en internat ou dans la famille de votre grand-mère maternelle. Les enfants n’aiment généralement pas le gras, et c’était notre cas, pourtant je me régalais avec un certain morceau de porc entrelardé, qu’on étalait sur une longue tranche de pain et qu’on mangeait chaud. C’est à quoi se résumait ce repas qui, pour moi, était un de mes préférés : la soupe d’abord puis la tartine de lard. Je me passais bien de dessert, ce jour-là. Le soir, on avait droit toujours à un laitage, qui variait chaque jour : maïzena (on disait « crème »), riz, tapioca, semoule. Nous mangions peu de salade verte ; en revanche, en été, la salade de tomate et concombre était quotidienne. Notre père, qui revenait passablement déshydraté de son travail à l’usine, avalait avec délice, à même le saladier, la vinaigrette qui était restée au fond. Le fromage était rare aussi et peu varié : un fromage de vache frais que nous vendait une fermière voisine qui venait le livrer sur son vélo ; de l’emmenthal. Cette habitude s’est maintenue et j’étais toujours frappé, après avoir goûté de la variété des plateaux de Touraine ou de Paris, par la pauvreté de ceux des Landes. Le yaourt n’existait pas encore mais on mangeait du lait caillé, quand le lait que ma mère faisait bouillir chaque jour avait tourné. J’adorais ça et j’ai retrouvé ce plaisir avec le lait ribot breton. Le dimanche, nous avions droit au poulet, dont nous mangions les restes froids, le lundi. Le dessert était un gâteau genre quatre-quarts accompagné d’une crème. Le poisson du vendredi était souvent de la morue, soit en beignets soit en salade avec des pommes de terre. Nos parents préféraient la première façon et mon frère et moi, la seconde.

À la Chandeleur (le 2 février), les crêpes ne manquaient jamais. Ma mère les faisait plutôt épaisses, plus que les admirables crêpes Suzette dont votre grand-mère nous régalait, et pas seulement moi, car je me souviens de celles qu’elle a préparées pour quelques amis artistes chez Juan Miguel Pardo, à Madrid, l’année que nous y avons passé après notre mariage (1663-1964). Carnaval était l’époque des « merveilles », des beignets découpés en losange, que l’on faisait éclater dans la bouche après les avoir remplis de café au lait. Parfois, ma mère faisait des beignets aux pommes, mais c’était plutôt une tradition campagnarde, aussi les meilleurs que j’ai mangés étaient ceux que madame Lesfauries préparait à Bénesse-lès-Dax.

 

Deuxième Partie

Chapitre 1. Les gens de la cité

J’ai vécu à la cité de ma naissance en 1941 à l’âge de 16 ans (1957), date à laquelle nous avons emménagé dans la maison nouvellement construite au Village des Pins, de l’autre côté des salines et de la mine de potasse. Pendant une période aussi longue, certaines familles ont quitté la cité, d’autres sont arrivées, d’autres, enfin, ont déménagé à l’intérieur de la cité. Cependant, je conserve une image relativement figée de ses occupants. Je voudrais en évoquer certains ici.

Nous étions au total vingt familles, puisqu’il y avait vingt appartements. C’est peu, et pourtant, je suis obligé de constater que certaines ne m’ont laissé qu’un vague souvenir. Pire même, il suffisait que des personnes habitent dans le deuxième corps de bâtiment pour que je les connaisse moins bien ; de même, parmi celles qui habitaient comme nous dans le premier corps, je connaissais mieux les voisins immédiats que les autres. Mon espace de vie était limité, car ma mère ne me laissait pas beaucoup sortir de notre enclos, encore moins fréquenter n’importe qui. Il me semble que, dans ce domaine, mon aîné a joui d’une plus grande liberté que moi, le petit.

Nos premiers voisins étaient, du côté de la pointe, les Hontarède ; de l’autre côté les Loustalot, qui furent remplacés, lorsque j’avais 10 ou 11 ans, par les Tomé.

Comme nous, les Hontarède étaient quatre, le père, la mère et les deux enfants. L’aîné, Pierrot, avait mon âge ; sa sœur, Pierrette, 1 an et quelque de moins. J’aimais bien Pierrot : on allait à l’école ensemble et on était dans la même classe, on a aussi fait notre communion solennelle le même jour. Mais j’avais peu l’occasion de le côtoyer à la cité, parce que son père lui trouvait toujours un travail à faire, soigner le cochon, cultiver le potager ; surtout pas faire ses devoirs. Il finit par obtenir son certificat d’études, malgré tout. Il était souvent battu. Nous l’étions tous plus ou moins, mais lui y avait droit plus souvent qu’à son tour. Les seuls moments où il était heureux, c’étaient les deux mois d’été qu’il passait à la campagne, chez des parents à Pouillon, à travailler à la ferme. Il revenait bronzé, grossi et parlait volontiers le patois (occitan), qui était la langue usuelle à la campagne.

Henriette, la mère de Pierrot et de Pierrette était une femme blonde, fine, qui paraissait quelque peu déplacée dans ce milieu plutôt rude. Il semble qu’elle et ma mère se soient bien entendues au début. Malheureusement, Henriette se mit à boire, à l’instigation de son mari semble-t-il, qui n’y voyait pas de mal. Sa faible constitution n’y résista pas. Je l’ai connue ivre du matin au soir, alors qu’apparemment, elle avait à peine bu. Ma mère nous assurait qu’il lui suffisait de respirer un peu de vin blanc à jeun pour sombrer dans l’ivresse. Elle mourut, probablement d’une cirrhose du foie, et laissa deux orphelins de 10 et 9 ans ou environ.

Son mari, Maurice, était une espèce de géant, l’éternel béret en arrière découvrant sa calvitie. C’était une brute, certes sympathique, mais une brute, surtout pour ses enfants. Il était affublé d’un défaut du palais, qui l’empêchait de prononcer certaines consonnes, qu’il remplaçait par des aspirées, ce qui le rendait difficilement compréhensible. Cela donnait : « ­Homé, hu honnais hette hanchon[6] » ; Tomé répondait « ­quelle chanson ? » ; ­ « Les hicognes hont de hetour hur les hlochers des alentours ». Il adorait faire la fête. Les repas de communion de ses enfants furent des événements. Il y chantait, entre autres, « J’aime le jambon et la saucisse, / j’aime le jambon, c’est bon, / mais j’aime encore mieux le lait de ma nourrice, / J’aime le jambon et la saucisse, / j’aime le jambon, c’est bon ». C’est là que j’ai entendu ce refrain inoubliable, que je vous ai peut-être chanté un jour : « Pétronille, Pétronille, / elle dansait, dansait la java / Sa famille, sa famille, / rouspétait, pétait, pétait comme ça ». Il la chantait en feignant de lâcher un pet, ce qui faisait crouler de rire toute l’assemblée.

Je n’ai plus guère vu Pierrot après son certificat d’études et je l’ai totalement perdu de vue lorsque je suis entré à l’École Normale (à l’âge de 16 ans, en 1957). J’ai su, plus tard, par sa sœur, qu’il était devenu mécanicien automobile et même qu’il avait vécu en Pologne et s’était marié à une Polonaise, avec laquelle il est revenu en France, dans la Région Parisienne. J’ai cherché à le revoir mais, de toute évidence, il ne le souhaitait pas. Je peux vous avouer aujourd’hui que, longtemps après notre séparation, alors que j’étais devenu père de famille, il m’arrivait de rêver de lui, tellement les souvenirs de la petite enfance restent imprimés dans la mémoire.

Les Loustalot étaient une famille nombreuse. Je n’ai pas gardé le compte exact des enfants ; je ne me souviens que de ceux qui avaient un âge proche du mien, les trois aînés : Jean-Pierre, un an de moins que moi ; Bernard et Bernadette. Puis il y eut un débile mental, Yves, deux autres garçons et peut-être une fille, à moins qu’il ne s’agisse de jumelles. Les petits naquirent lorsque la famille eut déménagé dans un appartement plus grand, à l’autre bout de la cité, c’est pourquoi je les connaissais moins bien, d’autant que mes études au collège m’éloignaient de plus en plus de la vie de la cité.

Les Loustalot étaient de braves gens. Avec eux vivaient la grand-mère maternelle, Maria Sibé, une petite vieille, maigre et vive, avec un visage aigu de landaise. Elle travaillait à l’usine, au conditionnement des paquets de sel. Elle nous gardait parfois, les petits, lorsque les mères devaient s’absenter. Elle avait une particularité. À la fin du déjeuner, avant de repartir au travail, elle s’assoupissait sur sa chaise, mais cela ne durait que le temps de « faire un bec » (mon frère dit « faire un cluc »), c’est-à-dire de piquer du nez, une, deux ou trois fois. Elle se levait alors, fraîche et dispose, comme si elle avait dormi deux heures.

La mère des Loustalot, Simone, je la voyais plutôt comme une grande sœur pour moi que comme une mère de famille, tant elle était indulgente à l’égard de ses enfants. Peut-être était-ce parce que notre mère la protégeait un peu. Le père est le premier adulte analphabète que j’aie connu. Il était même intellectuellement franchement limité. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu soutenir une conversation. Il se saoulait avec une certaine régularité et ne rentrait pas toujours à la maison sur ses deux jambes. Je me souviens qu’un jour, il était tombé de son vélo et s’était vilainement blessé au visage. Deux hommes l’ont ramené, le portant l’un par les pieds, l’autre par les épaules, cependant qu’il était inconscient. Sa femme et les enfants pleuraient. Ce spectacle désolant a sans doute beaucoup contribué à me dégoûter de l’alcool. J’aime bien boire un verre, mais je n’ai jamais été ce qui s’appelle saoul, tout au plus gris, ce qui est bien différent : on a toute sa conscience et, même, on est extraordinairement gai et inventif. Comme on dit, j’ai plutôt le vin gai.

Peu après la naissance d’Yves, les Loustalot sont donc partis occuper le logement qui avait été jusque-là celui des Mora, encore un nom bien landais. Il faut que je vous dise un mot de ces Mora. Les parents Mora avaient eu trois filles et un fils, tous plus âgés que moi. Les trois filles travaillaient à l’usine, avec le père. Lorsque je les ai connus, il ne restait plus que les deux dernières, Mayite et Josette, le garçon ainsi que l’aînée, Reine, étant mariés. Je n’ai jamais vu la mère que couchée, sur une chaise-longue, puis dans son lit, lorsqu’il ne fut plus possible de la déplacer. Il faut dire qu’elle était très grosse, au point de ne pouvoir se peser que sur les bascules des marchands forains. Elle gouvernait avec autorité son mari et ses filles depuis sa position couchée. Ce qui m’intriguait le plus, c’est que personne n’avait l’air de s’étonner de cet étrange mode de gouvernement, qui faisait la part belle aux soins à porter à sa personne, car elle était particulièrement exigeante, comme si son obésité lui avait été imposée par son entourage. Or, j’ai su un jour en quoi consistait son petit-déjeuner : il y avait là de quoi nourrir plusieurs travailleurs dans la force de l’âge.

Lorsqu’elle mourut, toute la cité prit le deuil. Ceux d’entre nous qui étions trop petits pour aller à l’enterrement, nous sommes restés sous la garde de Maria Sibé. Je crois qu’elle nous en a voulu de la priver d’une cérémonie à laquelle il lui aurait plu d’assister. Je crois me souvenir qu’elle s’est vengée en nous racontant des histoires de sorcières, alors que nous faisions cercle autour de sa chaise, sous le prétexte qu’on avait entendu hululer, peu de jours avant la mort de la mère Mora, la chouette, ce qui annonçait immanquablement un décès à venir.

Les Loustalot n’étaient pas très propres, aussi n’allions-nous pas manger chez eux, d’autant qu’ils aimaient particulièrement le canard, volatile qui se complaît dans la fange et qui, pour cette raison peut-être, n’était jamais servi à la table familiale, et que je finis par considérer comme impropre à la consommation. Pour ne pas faire affront à nos voisins, la famille Garcia décida de déléguer un de ses membres au repas de communion de Jean-Pierre. Comme par hasard, ce fut le petit dernier, c’est-à-dire moi-même, que le sort désigna. Je dus obtempérer et fus condamné, bien entendu, à manger du canard. Cela fit bien rire mes parents et mon frère, lorsque je fis mon rapport à mon retour.

 

Chapitre 2. D’autres voisins

Le pendant de notre appartement, sur l’autre façade du bâtiment, celle qui donnait sur la route, était occupé par les Latapie : le père, Joseph, la mère, Marie, et leurs trois enfants. L’aîné, Jeannot, avait deux ans de plus que moi, puis venait une fille, qu’on appelait Jacquotte et un petit garçon, dont j’ai oublié le prénom. C’était une famille très haute en couleurs. Le père était tout petit et, autant qu’il me souvienne, myope comme une taupe. Jeanne, la mère, avait une tête de plus que lui, laquelle était couronnée d’une chevelure coupée au bol, ce qui lui avait valu le surnom de Jeanne d’Arc. Elle avait une mâchoire inférieure qui pointait considérablement vers l’avant. Ce n’était pas spécialement une beauté : au-dessus de ses deux longues jambes aussi charnues que deux béquilles de bois, un ventre ballonnant soutenait une poitrine avachie. Elle et son mari buvaient sec et, lorsqu’elle avait trop bu, c’était elle qui frappait, aussi bien sur son mari que sur ses enfants. Comme la cloison qui séparait notre appartement du leur n’avait que l’épaisseur d’une brique, on entendait tout ce qui se passait chez eux. Je me suis même aperçu, un jour, que, de ma chambre au premier étage, je pouvais voir la lumière de leur chambre à travers une brique percée au bas de la cloison.

Joseph Latapie était toujours le premier à partir au travail et le premier à en revenir. Il partait à 7h30 pour embaucher à 8h, alors qu’il ne fallait que trois minutes pour se rendre à pied à l’usine. Il empruntait la voie ferrée, sa veste sur l’épaule, tout en sifflotant. C’est l’image que j’ai gardée de lui. J’ai toujours pensé que, s’il partait si tôt, c’était qu’il n’était pas le bienvenu dans une maison sur laquelle sa femme régnait sans partage. Il était originaire de Lahosse, petit village de la Chalosse, qui est la partie agricole du département des Landes, celle qui s’étend au sud de l’Adour vers les Pyrénées. Il s’y rendait plusieurs fois par an pour y remplir une bonbonne de vin de pays. Mais, comme il s’y rendait à pied et que la distance était longue, il se désaltérait avec une fréquence telle qu’il rapportait toujours la bonbonne vide à la maison, quand il ne la cassait pas, ce qui lui valait un peu plus que des réprimandes de la part de son épouse, déçue de ne pas pouvoir goûter au nectar. Il n’était pas rare qu’on doive aller le chercher, là où le sommeil l’avait pris, sur le bas-côté de la voie ferrée.

Tout le monde savait que Jeanne Latapie buvait mais elle tenait à sauver les apparences. C’est ainsi qu’elle ne parlait jamais de boisson en public. S’il lui arrivait de demander à un de ses enfants d’aller chercher une bouteille de vin à l’épicerie voisine, elle usait d’un détour et commandait du sucre. L’enfant savait à quoi s’en tenir mais il lui arrivait d’oublier certain détail important de la commande en route et révélait ainsi le pot aux roses sans le vouloir :

­ « Jeannot, va me chercher un kilo de sucre »

Jeannot se précipitait chez l’épicière puis ressortait tout aussitôt :

­ « duquel, maman, du blanc ou du rouge ? », ce qui mettait sa mère en furie.

Il était bien connu que Jeanne Latapie ne cuisinait jamais et que chacun se débrouillait comme il pouvait pour calmer sa faim. De ce fait, le père et les enfants étaient faméliques ; en revanche, la mère prenait soin d’elle. Aussi, lorsque nous faisions les difficiles devant les plats qu’elle nous proposait, notre mère nous menaçait « de nous envoyer manger chez Latapie ». Étant petits, nous prenions cette menace au sérieux, aussi ne faisions-nous aucune difficulté pour manger ce qu’il y avait dans notre assiette. Plus tard, c’est devenu une formule rituelle, dont je suis sûr que vous l’avez entendue à L’Olive, en manière de plaisanterie, lorsque je vous ai vu faire la fine bouche devant ce qu’on vous proposait.

 

Chapitre 3. D’autres voisins enore

Le dernier appartement du côté de la voie ferrée était occupé par un couple tout aussi bizarre. Le mari, que l’on appelait lou Cadetoun, probablement parce qu’il était le cadet de sa fratrie, était aussi petit et frêle que Joseph Latapie. Mais sa femme était bien différente de Jeanne. Elle avait été élevée dans une famille bourgeoise et avait reçu une certaine éducation. En particulier, elle avait appris le chant, étant dotée d’une voix de soprano passable. Il lui arrivait de chanter, je ne sais plus si c’était de l’opéra ou de l’opérette. C’était une jeune femme joyeuse, mais quelque peu extravagante. Elle ne faisait rien de ses dix doigts, si ce n’est s’habiller d’une façon qui me paraissait curieuse, et se maquiller, ce qui était peu courant au quartier. Son grand plaisir était de faire enrager son mari qui, à bout de ressources, finissait par la menacer de la mettre dans la micheline pour Sainte-Anne, ce qui provoquait chez la dame des crises de nerfs pénibles à supporter pour les voisins. Le fin mot de l’histoire est qu’elle avait été internée (c’est le mot qu’on employait alors) dans l’asile d’aliénés Sainte-Anne de Mont-de-Marsan (chef-lieu du département). C’était cruel de la part du mari, mais le pauvre était si limité qu’on ne pouvait pas lui demander de se montrer délicat ou attentionné à l’égard d’une épouse aussi fragile.

Ce couple eut un enfant, ce qui désola tout le quartier, tant il était évident que ni le père ni la mère n’était en mesure de l’élever. Il leur fut retiré bientôt, ce qui plongea la mère dans un état qui la conduisit à nouveau à Sainte-Anne. Cadetoun mena, dès lors, une vie misérable et solitaire. On finit par le retrouver mort d’une pneumonie dans sa cuisine sans feu, un matin d’hiver.

Il m’est resté une anecdote amusante sur ce couple. Comme madame ne faisait jamais le ménage, l’appartement était un vrai bouge, encombré de déchets de toute sorte. Une année, le couple éleva un cochon. Madame, qui ne manquait pas d’imagination, l’affubla d’un prénom, Jérôme, allez savoir pourquoi. Elle en parlait comme d’une personne familière, ce qui prouve, à la réflexion, qu’elle avait gardé des racines rustiques. Toujours est-il qu’un jour, Jérôme s’échappa de sa loge, sans doute, comme chante Brassens à propos de la cage du gorille évadé, « qu’on avait dû la fermer mal ». Madame Cadetoun était dans tous ses états. On chercha le cochon partout, y compris sur la voie ferrée. Pas moyen de le trouver. Chacun rentra chez soi. C’est alors qu’on entendit la maîtresse de Jérôme pousser des cris de joie : elle avait retrouvé son cochon, dans son appartement, où il avait eu l’idée de se glisser. Les mauvaises langues du quartier en conclurent que cette bête avait su choisir, de tous les appartements du quartier, celui qui ressemblait de plus près à sa souille empestée.

Nous fréquentions aussi l’appartement des Lamaignère, qui se trouvait du côté de la route. C’était une famille nombreuse. Les trois aînés, Claude, Christian et Christiane étaient plus âgés que moi, mais j’ai perdu le compte des plus jeunes, qui n’étaient pas moins de cinq, ce qui fait neuf au moins au total. Le père portait le biblique prénom d’Elie. Comme c’était un enfant trouvé, il est probable qu’il lui fut donné par l’orphelinat qui l’accueillit. Sa femme aussi était orpheline. Peut-être ont-ils eu tant d’enfants pour oublier qu’ils n’avaient pas eu de famille, mais je crois plutôt qu’ils ne le faisaient pas exprès. Elie était un brave homme mais intellectuellement limité. Comme il avait été trépané pendant la Guerre, on ignore si cela lui venait de cette grave opération ou s’il l’était déjà avant.

La maison d’une famille nombreuse est toujours accueillante. Ses habitants sont si nombreux, que les portes sont plus souvent ouvertes que fermées. De plus, notre mère s’entendait bien avec madame Lamaignère. Pourtant, elle ne manquait pas de la critiquer, surtout dans sa façon de nourrir ses nombreux enfants. Elle ne cuisinait pas et achetait des aliments tout prêts au fur et à mesure des demandes de ses enfants : pain, chocolat, etc. C’était tout le contraire de la conception que se faisait notre mère d’une alimentation équilibrée. Elle n’avait pas tort, d’ailleurs, les Lamaignère étant plutôt chétifs. Cette famille nous suivit dans notre nouveau quartier ; leur maison était vis-à-vis de la nôtre dans le petit lotissement.

Il m’arrivait aussi de fréquenter les Bourdillas, chez qui j’allais parfois écouter l’arrivée de l’étape du Tour de France. Le fils aîné, Michel, avait un an de moins que moi et nous nous entendions assez bien. J’ai vu de lui une photo récente sur la page internet de Sud-Ouest. Il semble qu’il exerce des fonctions précises dans les arènes, pendant les corridas, et qu’il soit connu sous le sobriquet de Mickey. Voilà donc un de mes amis d’enfance devenu localement célèbre, mais je dois dire que la photo, où il apparaît rigolard mais singulièrement vieilli, m’a plutôt fait de la peine.

J’ai aussi gardé un souvenir attendri des Inda. Comme l’indique le nom, le père était basque et en avait le profil, avec un nez proéminent, et l’éternel béret, qu’il posait légèrement en arrière, sur son crâne dégarni. Sa femme, Henriette, autant qu’il me souvienne, avait été élevée aussi au Pays Basque par une famille adoptive. Entre eux, ils parlaient basque, une langue incompréhensible, même pour un landais. Le père était robuste, massif, mais se laissait gentiment mener par sa femme, pourtant frêle. Ils formaient un couple heureux. Ils m’aimaient bien, au point qu’ils auraient pu être mes parrains, m’a-t-on dit. Ils ont eu un fils, Jean, plus âgé que Guy, qui était un meneur de jeu remarquable. Lorsqu’il se mêlait aux plus petits, il nous organisait des parties de cache-cache ou des poursuites pleines d’imagination. Chez lui, quelque chose m’intriguait. Il lisait les mêmes revues et romans-photos que sa mère (genre Nous Deux), aimait se déguiser en femme. Il finit par se marier et par avoir une fille, mais je ne doute pas aujourd’hui qu’il s’agissait d’une vocation contrariée.

 

Troisième Partie. L’école primaire

Chapitre 1. Le chemin de l’école

L’école se trouvait à un bon kilomètre et demi de la cité. Or, on faisait le trajet quatre fois par jour, puisque nous rentrions déjeuner à la maison. L’école n’avait pas de cantine et ma mère ne voulait pas qu’on aille à celle que la mairie avait installée à l’hôpital. Il faut dire que cette institution avait mauvaise presse dans le quartier et s’apparentait plutôt à une soupe populaire, celle qui accueillait les miséreux. Or, s’il y a une chose que les gens modestes – nous l’étions tous à la cité – ne supportent pas, c’est qu’on les apparente à des pauvres. Ce préjugé condamnait bien des enfants de la cité à manger chez eux un menu beaucoup moins bon que celui de l’hôpital.

Une fois la voie traversée, on longeait les réservoirs en béton mal dégrossi dans lesquels était conservé le sel dissous qui attendait d’être traité à l’usine, puis on traversait les rails sur lesquels les wagons, remplis de potasse dans la mine attenante aux salines, rejoignaient la grande ligne. On prenait alors sur la gauche un chemin large en mâchefer, long de 200 à 300 m, qui longeait d’un côté la voie ferrée et, de l’autre, les potagers des ouvriers des Salines, puis des potagers privés. Entre les deux, une grande maison, la villa Dussault, du nom de son constructeur, entrepreneur en maçonnerie, dont je me suis toujours demandé ce qu’elle faisait là, ainsi isolée dans ce paysage peu engageant. Puis nous arrivions à une petite cité, qui faisait face à la barrière de Peyrouton, où se trouvait une halte sur la voie ferrée de Mont-de-Marsan. C’est là que les internes du collège venaient prendre le train, le samedi à midi, une fois tous les quinze jours, les « jours de sortie » où ils étaient autorisés à aller visiter leurs parents.

La barrière de Peyrouton figurait la borne du monde qui m’était familier. Au-delà, je me sentais moins en pays de connaissance. On commençait par traverser la route départementale puis on pénétrait dans un paysage composite dans lequel les maisons particulières étaient rares. On longeait un lavoir avant d’arriver à la hauteur d’une guinguette, Les Charmilles, qui possédait une salle de bal, dans laquelle, au début de leur mariage, ma mère retrouvait mon père après le match de rugby, qu’il ne manquait jamais. Suivaient le trinquet (une salle où l’on joue à la pelote basque), une forge puis des maisons isolées avec leur jardin. De l’autre côté, la rue était bordée par de hautes murailles, qui correspondaient à un parc, une scierie, enfin l’enceinte du collège.

Passé le collège, venaient le stade Maurice Boyau et son terrain de rugby puis la sous-préfecture (à partir de 1958), où se croisaient notre rue et une avenue bordée de hauts platanes qui débouchait sur la droite. À partir de là, on entrait dans un autre monde, celui d’un quartier chic dans lequel chaque maison (on disait des « villas ») avait au moins un étage et un jardin plus ou moins grand autour. Elles donnaient sur un large boulevard, qui s’achevait, à droite, sur le presbytère de Saint-Vincent et, à gauche, sur le parc du lycée de Jeunes filles. Tout au bout, on parvenait à la place de l’église et, au-delà, à notre école.

J’ai tenu à décrire minutieusement ce parcours pour vous donner une idée de la longueur mais aussi de la variété des lieux que nous traversions. Faire ce trajet chaque jour était en soi une épreuve surtout lorsqu’il faisait mauvais temps. Dans les Landes, il pleut souvent et abondamment et je garde un mauvais souvenir de ces capuchons sans manches et de ces galoches qui prenaient l’eau. Mais cela nous permettait d’échapper à un certain enfermement que nous subissions dans la cité, où nous vivions confinés, loin de la ville et de son animation.

Parmi les agréments dont je me souviens, je place en premier lieu la maison Dussault, dont le parfum émanant de la haie de troènes à la fin du printemps servait de signe avant-coureur des grandes vacances. Plus d’un demi-siècle plus tard, la mémoire m’en est revenu en longeant une haie à Chinon. Parfois, c’était le pittoresque de certains habitants qui nous surprenait. En face de la barrière Peyrouton, le garage Roquigny m’intriguait beaucoup parce que son propriétaire était amputé d’un bras. Comment peut-on être garagiste avec un bras en moins ? Il en était propriétaire mais le travail était réalisé par ses ouvriers. De l’autre côté du garage se trouvait la maison Lauga, dans laquelle cohabitaient trois générations. Le grand-père avait été blessé et amputé à la Guerre de 1914 et s’appuyait sur une jambe de bois, à la façon des flibustiers de L’île au trésor. Le fils faisait commerce de bois et de charbon et était connu comme un personnage très fantaisiste. On raconte il s’était fait fabriquer un cercueil capitonné, dans lequel il faisait parfois la sieste, et qu’il lui arrivait de recevoir tout nu : « Ce sont des amis, je n’ai rien à leur cacher ! ». Ce philosophe anarchiste a eu plusieurs enfants, dont une fille, Francette, qui épousa Pierre Albaladéjo, que son talent de rugbyman et sa verve de commentateur sportif et taurin ont rendu célèbre. Je me liai à un des fils, qui ne se déplaçait que sur des vélos de cirque, dont un monocycle énorme qui me forçait à lever la tête pour lui parler lorsque nous allions au collège ensemble. Toujours à la barrière Peyrouton, on traversait la route et on jetait un œil dans le bistrot qui faisait l’angle, qui était fréquenté par des clients souvent bruyants. Un jour de tempête, il m’est arrivé de m’agripper à une des colonnes en bois qui soutenaient l’auvent de l’établissement. Après la Charmilles, où nous aimions aussi jeter un coup d’œil en passant, il y avait une forge, sur le pignon de laquelle était peinte une publicité pour l’apéritif du Berger, qui représentait deux garçons de café, l’un svelte et l’autre gros, à la façon de Laurel et Hardy. Quand on rentrait de l’école, on voyait cette image de loin. Après la forge et le trinquet, il y avait quelques maisons. Dans la première habitait le forgeron, qui avait deux filles, un peu plus âgées que moi. Étant moniteur, j’ai eu le fils de l’une d’elles en colonie de vacances. Depuis, il est devenu un flutiste de renom (il s’appelle Lesgourgues). Dans une des maisons suivantes, mon père allait travailler certains après-midis. Elle avait un gros cerisier en façade dont j’ai aidé un jour mon père à cueillir les fruits. Puis venait une maison modeste qui abritait la famille Devoyon. Le père y tenait un salon de coiffure pour dames. Un homme qui coiffe des femmes, cela m’intriguait beaucoup, d’autant que le coiffeur, entre deux clientes, aimait à tricoter sur le pas de la porte. Cette féminité affichée ne l’empêchait pas d’avoir une famille nombreuse. Comme l’épouse avait une abondante chevelure rousse, je me prenais à penser que c’était d’abord pour la coiffer qu’il était devenu coiffeur. Le large trottoir qui longeait le lycée de filles était ombragé de tilleuls dont les fleurs avaient un parfum entêtant. Nous en cueillions parfois pour en faire des infusions.

Pour compléter la description, j’ajouterai que, dans ces boulevards et avenues, ne circulait pratiquement pas de voiture, mais principalement des piétons et des cyclistes. Donc, par tous les temps, nous avions à parcourir quelque 6 kms par jour, ce qui, pour des petites jambes de 5, 6 ou 7 ans, représentait une assez grosse épreuve. Mais on ne s’en plaignait pas. Tout au plus m’est-il arrivé, certains jours de forte pluie – or, il pleut souvent dans les Landes -, lorsqu’une voiture passait par là, d’envier ceux qu’elle transportait. Mais je ne la considérais que comme un abri sur roue parfait pour braver le mauvais temps.

Le chemin de l’école, qui était aussi celui du stade et celui de l’église jusqu’à ma communion solennelle et ma confirmation, contournait le centre-ville où nous n’allions qu’exceptionnellement : au marché le samedi, mais seulement lorsque nous étions en vacances, parce que le samedi était jour de classe ; au cinéma, ce qui n’arrivait que rarement. Cet éloignement ajoutait encore à l’impression de confinement que je conserve de toutes ces années.

 

Chapitre 2. L’école Saint-Vincent

À la fin de la guerre, en 1945, Dax n’atteignait pas les quinze mille habitants mais était très étendue, de part et d’autre de l’Adour. Elle comptait trois écoles publiques[7]. Au nord de l’Adour, au-delà du pont, l’école du Sablar, au sud, l’école Saint-Vincent, qui comportaient chacune une école pour les filles et une autre pour les garçons ; en centre-ville, les garçons fréquentaient l’école Sully et les filles, l’école Carnot, à quelques centaines de mètres l’une de l’autre. À cette époque, les filles et les garçons n’étaient pas mélangés, ni à l’école primaire ni au collège ou au lycée.

Les enfants du quartier des Salines allaient à l’école Saint-Vincent. Elle s’appelait ainsi parce qu’elle était construite dans le quartier du même nom, tout à côté de l’église Saint-Vincent de Xaintes, qui devait exister déjà à l’époque où Charlemagne revint d’Espagne, après que les chevaliers de son arrière-garde – Roland, Olivier, l’archevêque Turpin, etc. – (cf. La chanson de Roland) eurent été exterminés à Roncevaux. La légende veut que la dépouille de Turpin y fût exposée.

L’école des garçons était séparée de l’église par une étroite impasse dans laquelle nous attendions tous les matins qu’on nous ouvre le portail des élèves. On entrait directement dans une cour, qui me paraissait très grande mais que je trouvai bien petite lorsque j’y retournai plus tard. L’école comportait cinq classes. Trois d’entre elles étaient logées dans le bâtiment principal qui donnait sur la place de l’église. Au rez-de-chaussée se trouvait d’un côté l’appartement du directeur, et de l’autre une classe qui réunissait deux divisions, le CM2 et le cours supérieur, qui préparait à l’entrée en sixième. Le maître en était le directeur, M. Saran, que nous appelions « le pet Saran », tant il était sévère (« il était pète sec »). À l’étage, le CM1 de M. Dassé faisait face à la classe du certificat d’études de M. Roumégous. Formant un angle droit avec la classe de M. Saran du côté du portail d’entrée, un préfabriqué abritait le Cours élémentaire (CE1 et CE2) de Madame Saran. Tout au bout de la cour de récréation, face au portait d’entrée, une classe en bois, construite dans le prolongement du préau, était réservée au CP de M. Laudouar.

Le calendrier de l’année scolaire n’avait pratiquement pas varié depuis la création, en 1882 par le ministre Jules Ferry, de l’école publique et obligatoire. La rentrée se faisait le 1er octobre et la sortie, le 14 juillet, jour de la Fête Nationale. Il y avait deux périodes de vacances intermédiaires, de deux semaines chacune : les vacances de Noël commençaient le dimanche avant la Noël et celles de Pâques le dimanche des Rameaux, ce qui faisait que le dimanche de Pâques et le lundi, qui est aussi férié, se trouvaient au milieu des vacances. En principe donc, l’année scolaire était divisée en trois trimestres de trois mois, à peu de choses près : du 1er octobre à la fin décembre ; du début janvier à la fin-mars ; du début avril au 14 juillet. Mais, si les vacances de Noël tombaient à date fixe, ce n’était pas le cas de celle de Pâques, puisque la date de cette fête dépend de la survenue de la première lune de l’année, ce qui fait que le deuxième trimestre pouvait s’arrêter le 22 mars ou se prolonger jusqu’au 20 avril. Cela déséquilibrait la distribution du temps de travail et handicapait ceux qui avaient eu la mauvaise idée de tomber malade pendant le deuxième trimestre et avaient manqué la classe pour partie ou en totalité, car, comme c’était le plus long, c’était aussi celui où l’on apprenait le plus de choses.

Nous avions aussi les mêmes jours fériés qu’aujourd’hui, mais ils ne donnaient droit qu’à une journée de vacances : le 1er novembre ; le 11 novembre ; le 1er mai et le 8 mai ; le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte. Le 11 novembre, les élèves étaient convoqués au monument aux morts, où ils se rendaient en rang par classe, avec leur maître. Ils assistaient à la cérémonie et devaient subir la longue épreuve de l’énumération des noms, l’un après l’autre, de tous les morts des deux Guerres mondiales, celle de 1914-1918 et celle de 39-45, par le maire Eugène Milliès-Lacroix. Il était déjà très vieux et avait du mal à lire sa liste, ce qui allongeait encore la durée de la cérémonie. Le 8 mai venait d’être décrété jour férié parce que c’est à cette date du 8 mai 1945 que l’Allemagne nazie avait signé sa reddition sans conditions. Inutile de vous dire que, les années qui suivirent cet événement mémorable, alors que j’étais écolier, il n’était pas question de négliger cette cérémonie qui marquait la fin d’un cauchemar de quatre années, ceux de l’occupation de la France par les Allemands (1940-1944).

Pour revenir au calendrier scolaire, vous aurez remarqué qu’il ménageait de très longues vacances d’été, que l’on appelait alors à raison les grandes vacances : pas moins de deux mois et demi. Cela nous laissait le temps de faire beaucoup de choses. Par exemple d’aller faire un séjour de trois semaines en colonie de vacances, quelquefois deux, mais aussi de passer de longues périodes chez les grands-parents, parfois un mois et plus. Notre père, comme tous les ouvriers à l’époque, n’avait que deux semaines de congé en tout et pour tout, ce qui ne lui permettait pas de partir longtemps. Et, même si on l’avait voulu, nous n’avions pas l’argent pour nous payer le train et un hôtel pour une ou deux semaines. Le séjour chez les grands-parents était donc la solution la meilleure. C’est ainsi que j’en ai effectué plusieurs à Morcenx, chez la mère de mon père (abuelita), ce qui me donnait aussi l’occasion de retrouver mes cousins de Bordeaux, surtout Michel Toulan, qui avait un an de moins que moi. J’ai aussi un peu tâté du Centre aéré municipal, le Petit Lanot, mais je n’ai pas aimé et ma mère n’a pas insisté.

En deux mois et demi, on a le temps de faire beaucoup de choses lorsqu’on habite à la campagne ou pas loin. Il y avait les moissons de juillet, qui étaient une fête à laquelle les enfants participaient aussi, mais il y avait surtout le mois de septembre, un mois béni puisque c’est le mois des vendanges, mais aussi celui des marches dans la forêt à la recherche des champignons et des châtaignes. Au bout de ces deux mois et demi, on avait grandi et c’était donc naturellement qu’on passait dans la classe supérieure. J’ai gardé la nostalgie de ce calendrier scolaire qui nous laissait le temps de vivre longtemps dans le même endroit et avec les mêmes gens. Aujourd’hui, tout va plus vite : on part pour quelques jours, rarement plus d’une semaine ; on reste deux ou trois jours chez les grands-parents, et tout à l’avenant.

 

Chapitre 3. Souvenirs d’écolier

Je suis entré à cinq ans à l’école maternelle. La scolarisation des enfants se faisait plus tard qu’aujourd’hui et beaucoup d’entre eux restaient à la maison jusqu’à ce qu’ils aient l’âge d’aller en Cours Préparatoire. L’école maternelle n’était pas obligatoire et, la plupart du temps, elle occupait une ou deux classes de l’école des filles, comme c’était le cas de celle de Saint-Vincent. Avant moi, Guy avait aussi passé un an en maternelle. C’est là qu’il a commencé son apprentissage du français parce que, jusque-là, il ne parlait qu’espagnol, sans doute parce qu’il passait beaucoup de temps avec nos grands-parentsqui ne parlaient que cette langue, tandis que notre mère travaillait à une fabrique de bas. Nos parents ne voulaient pas qu’il rentre à l’école primaire sans maîtriser le français. Lorsque ce fut mon tour, ma mère ne travaillait plus mais elle et mon père avaient dû penser que cela me conviendrait aussi.

Je n’ai conservé que très peu de souvenirs de cette année, pas toujours très agréables : les moqueries de mon frère et de ses camarades de la grande école, parce que je rapportai un jour à la maison, à la pause de midi, mon cartable comme si on était le soir ; la grande fille rousse qui était assise à côté de moi, et que l’on avait fait redoubler parce qu’on ne l’avait pas jugée capable de passer dans la classe supérieure ; le goût du sang dans la bouche après avoir buté contre cette grande fille dans la cour de récréation et les consolations de ma maîtresse, madame Boucou ; l’étrange saveur du lait que l’on nous donnait pour lutter contre les carences d’une alimentation appauvrie par la guerre. Je me souviens aussi de la joie de certain retour à la maison sur le porte-bagage de mon père qui, par extraordinaire, n’était pas au travail cette après-midi-là, ainsi que de la venue des grands de l’école primaire, parmi lesquels se trouvait Guy, qui étaient venus chanter avec la chorale des filles. De voir mon frère dans ma cour d’école me procura un énorme plaisir, j’ignore pourquoi mais je ne l’ai pas oublié.

Cela fait bien peu de souvenirs, mais une année scolaire passe vite. Je présume que j’ai dû pleurer beaucoup les premiers jours, parce que j’étais très attaché à ma mère (j’étais très « mamailler », comme on disait), mais je ne m’en souviens pas. Peut-être ai-je refoulé cette épreuve, à moins que le fait d’être accompagné par mon frère qui allait encore à l’école primaire m’ait rassuré.

Il m’est resté, en revanche, des souvenirs de ma première année de primaire, et ils sont tous cuisants. Le maître du Cours Préparatoire, monsieur Laudouar, m’a terrorisé, tout comme mes camarades d’ailleurs. Il nous imposait un rythme de travail infernal. Avec lui, pas question de récréation, tout au plus étions-nous autorisés à aller faire pipi. Il ne nous lâchait jamais à 4 heures et demie, comme il aurait dû, mais nous gardait jusqu’à 5 heures et au-delà. Il ne se séparait jamais d’une badine, – en fait un long bambou -, qu’il appelait Rosalie et avec laquelle il frappait sur la tête des élèves distraits ou qui ne répondaient pas assez vite. Rosalie sévissait surtout lorsque nous étions réunis sur deux bancs, au pied du bureau, pour les leçons de lecture. Elle était assez longue pour que M. Laudouar puisse atteindre le plus éloigné. Il avait aussi ses manies. Le matin, il nous mettait en rang devant la classe (c’est là que j’ai appris à prendre mes distances en tendant le bras, comme à l’armée) et nous faisait chanter la Marseillaise. Ses convictions patriotiques se traduisaient aussi par une de ses expressions favorites. Lorsque l’un d’entre nous se trompait, il lui criait « Tu te fous de la République ? » et tout le monde tremblait, car c’était le pire crime dont on pouvait se rendre coupable.

Je dois, cependant, à la vérité de dire, que j’ai appris beaucoup de choses en cette année de Cours Préparatoire et, la plus importante sans doute, que j’ai appris à lire et même que j’y ai pris goût à la lecture. Je me revois devant notre logis au soleil déchiffrant un article de presse et même faisant la lecture à ma mère, qui ne maîtrisait pas encore l’exercice. Cela me procurait une grande joie et une grande fierté. Je me souviens aussi très précisément de l’extraordinaire impression que me laissa le cours qu’il nous fit sur Jeanne d’Arc. Qu’avait bien pu nous en dire ce républicain acharné pour me marquer ainsi ? Peut-être était-il gaulliste, après tout.

[J’ai pu m’en faire une idée en relisant depuis dans mon cahier, à la date du 23 janvier 1948, cette formule tirée de la leçon de morale du jour : « Jeanne d’Arc fut brûlée à Rouen. Elle avait sauvé sa patrie ». La patrie et les devoirs qu’elle engendre reviennent souvent dans les semaines qui suivent : « La patrie est ma famille, puis la maison où je suis né » (mercredi 28 janvier 1948) ; « L’école où je m’instruis, Dax, petite ville jolie, vous êtes ma patrie » (samedi 31 janvier) ; « La France est ma grande et belle patrie. Je l’aime et je travaille pour la servir » (lundi 2 février) ; « Ma patrie m’instruit, me protège. Je veux travailler pour sa grandeur » (mercredi 4 février) ; « Aimons, respectons le drapeau. Au besoin, il faut mourir pour le défendre » (samedi 7 février) ; « Notre drapeau porte dans ses plis ces mots : Honneur et Patrie. Je le saluerai avec respect (lundi 9 février) ; « J’obéirai aux lois de ma patrie. Elles nous protègent » (mercredi 11 février).]

Cette première expérience scolaire aurait pu être traumatisante, et elle le fut sans doute dans une certaine mesure. Elle accentua chez moi la crainte de l’autorité que ma mère m’avait déjà insufflée et qui m’a poursuivi toute ma vie, même si j’ai trouvé parfois le moyen de m’y soustraire. Cette année fut la dernière où M. Laudouar exerça son ministère à l’école Saint-Vincent. J’ignore ce qu’il est devenu, s’il a été muté, mis en congé ou s’il avait l’âge de la retraite, mais je pense que ce fut un soulagement pour ceux qui auraient dû être ses futurs élèves. Il fut remplacé par madame Saran, qui passa du Cours Élémentaire au Cours Préparatoire, ce qui fait que je l’ai croisée entre les deux classes.

Au Cours Élémentaire j’ai eu un maître jeune et charmant, monsieur Bousquet, qui contribua à me réconcilier avec l’école. Il me semble aussi qu’il avait un certain sens de l’humour. Dans mon souvenir, c’était un homme souriant. J’étais bon élève et c’est lui qui décida de me faire passer, dès avant la Noël, de la première à la deuxième division (du Cours Élémentaire 1ère année au Cours Élémentaire 2e année), avec quelques autres de mes camarades. L’un d’entre eux, Jacques Dalès, que je côtoyais depuis la maternelle, m’a raconté bien plus tard une anecdote, dont je n’avais gardé aucun souvenir. Un jour où la grippe avait éclairci les rangs des élèves, pour nous occuper le maître demanda à chacun d’entre nous ce que nous comptions faire plus tard. Jacques et moi lui fîmes deux réponses qui durent trancher sur celles de nos camarades, lesquels devaient aspirer à être pompiers ou à faire le même métier que leur père. Jacques affirma vouloir être explorateur et moi, savant. D’où avais-je pu tirer cette idée et même le mot ? Je l’ignore, mais l’exemple de mon frère, qui venait d’être admis au collège, ce qui à l’époque n’allait pas de soi, avait dû m’inspirer le désir de l’imiter. Il faut y voir aussi sans doute le reflet de ce qui se disait à la maison sur l’intérêt des études et l’ambition qu’avaient nos parents de nous voir choisir une voie plus haute que le travail manuel auquel ils avaient été condamnés. Il n’en reste pas moins que, depuis, je n’ai eu de cesse de réaliser l’ambition qui était la mienne à l’âge de sept ans.

Le maître du Cours Moyen, monsieur Dassé, était tout aussi aimable que monsieur Bousquet. De plus, notre père l’avait connu et fréquenté à Morcenx dans sa jeunesse, où ils avaient même dû jouer au rugby ensemble au Stade morcenais. Je crois que c’est dans cette division que je devins vraiment bon élève. Jacques Dalès et moi, nous nous disputions la première place au classement mensuel et nous sommes partagés les prix en fin d’année depuis lors jusqu’à la fin de notre scolarité à l’école primaire.

Avec monsieur Saran, les choses devenaient sérieuses. C’était le directeur de l’école et sa classe précédait l’entrée au collège pour les meilleurs d’entre nous. J’ai vécu les deux années que j’ai passées dans sa classe dans une crainte perpétuelle, tellement il était sévère. Avec lui, le tarif des punitions n’était jamais inférieur à 4 pages d’écriture, qu’il fallait effectuer en classe, après l’heure de sortie normale, à 16 h 30. La première année, il était rare que je quitte l’école avant cinq heures ou cinq heures et demie, à tel point qu’en manière de plaisanterie mais aussi dans l’espoir de conjurer le sort, je ne repartais jamais de la maison sans dire à ma mère « à ce soir à 6 heures ». Après la retenue, je ne traînais pas sur le chemin du retour, que je parcourais à la course pour ne pas aggraver mon cas par une punition nouvelle à la maison. J’étais pourtant toujours aussi docile et bon élève que pendant les années précédentes, mais il faut croire que ces punitions à répétition faisaient partie de la méthode d’enseignement du maître. Je n’étais pas le seul à en être la victime, loin de là. Je me souviens de certains soirs où il venait nous provoquer en venant déguster son goûter, des tartines de confiture, pendant que nous noircissions nos pages. Monsieur Saran ne se contentait pas de distribuer des pages d’écriture, il lui arrivait aussi de commettre quelques voies de fait, pratiques contre lesquelles nul ne se permettait de protester, ni les écoliers ni leurs parents. Moi-même j’y ai eu droit, un jour que j’étais au tableau et incapable de répondre, je suppose, autant par terreur panique que par ignorance. J’ai reçu, sans en être prévenu, une énorme baffe qui a envoyé ma tête contre le tableau. Cette mésaventure m’est arrivée un vendredi après-midi, date que j’ai considérée néfaste à partir de cet instant et pendant toute la durée de ma scolarité chez le père Saran. Comme par magie, la seconde année, dans la division supérieure, les punitions ont disparu ou sont devenus très rares. Le maître jugeait-il que nous avions pris le pli ? Je ne voudrais pas en faire un sadique mais, de fait, il semblait prendre plaisir à se montrer aussi sévère à l’égard de ses élèves. Alors que j’étais déjà à l’École Normale, il est venu faire des conférences à l’intention des élèves-maîtres de 4ème année. J’ai appris de l’un d’entre eux qu’il recommandait de ne jamais battre les élèves. Je ne me suis pas privé de lui dire que j’étais bien placé pour témoigner qu’il n’avait pas toujours mis en pratique ce beau principe dans l’exercice de son métier.

Pendant ces deux redoutables années, nous avons eu un répit lorsqu’un élève-maître de l’École Normale a effectué un stage dans notre classe. Il s’appelait Gaston Dubois. Sa présence nous garantissait un comportement plus humain de la part de notre maître, qui se tempérait devant lui. En outre, ce grand gaillard se montrait gentil et attentionné et me manifesta personnellement  un intérêt que je n’ai jamais oublié. Il a fait une belle carrière de rugbyman à l’Union Sportive Dacquoise, dont il a été le capitaine, et, lors de ma première année à Paris, je suis allé le saluer à la sortie du vestiaire, à Charléty, après un match contre le Paris Université Club (le PUC). J’ai constaté qu’il se souvenait de moi, ce qui, mine de rien, m’a fait énormément plaisir. De même était-il heureux de voir qu’il ne s’était pas trompé sur mon compte et que je réussissais bien dans mes études.

La classe du directeur avait des avantages que n’avaient pas les autres. Il y avait une pendule, que nous n’avions pas le droit de consulter, comme je l’ai déjà signalé. Il y avait aussi une carte de France en relief qui me fascinait. La réalisation en était si parfaite qu’une boule de mercure placée à la source d’un de nos grands fleuves descendait vers son embouchure à une vitesse proportionnée au dénivelé du cours d’eau. Quant aux noms des villes et des fleuves et montages, ils épousaient la forme des reliefs, ce qui leur donnait une évidente poésie. Je me souviens aussi du poêle, car autant vous dire que nous n’avions pas de chauffage central (qui en avait d’ailleurs à cette époque à Dax ?). Je présume que les autres classes en avaient aussi, mais je les ai oubliés. Un de nos camarades était chargé de l’allumer avant 8h30. Il se servait pour cela d’un allume-feu typiquement landais, qui était le résidu du travail du gemmeur, je veux parler des fines languettes de bois, dont la forme et la dimension évoquaient l’os de seiche, et qui étaient imprégnées de résine. Tout cela flambait comme des allumettes et on n’avait pas besoin de papier pour faire prendre le charbon. Ces languettes s’appelaient des gemmelles, et, comme nous ignorions le mot, nous les aurions appelées des « jumelles », si le maître n’avait pas trouvé là matière à une des premières leçons de vocabulaire de l’année.

Monsieur Saran était un homme d’âge mûr. Il devait bien avoir la cinquantaine, à en juger par sa chevelure grise et le fait que ses enfants avaient quitté la maison paternelle. J’étais frappé par l’épaisseur de ses sourcils, qu’il lui arrivait de tailler en classe, à l’aide de ciseaux très fins au-dessus d’une feuille de papier journal, cependant que nous remplissions nos pages d’écriture. Sa tenue vestimentaire était celle d’un maître traditionnel qui avait, de plus, le privilège d’habiter sur son lieu de travail. Il portait donc la blouse grise et, pendant la mauvaise saison, il était chaussé de pantoufles légères en feutres (on disait des « feutres ») qu’il introduisait dans des sabots de bois. Il mettait ceux-ci pour traverser la cour et les laissait à l’entrée de la classe, ne conservant que ses feutres. Lorsqu’il avait froid, il se mettait dos au poêle, redressait les pans de sa blouse et se chauffait les fesses, ce qui nous amusait beaucoup. J’ai appris depuis que la nièce de Talleyrand faisait de même et que son oncle s’en moquait publiquement.

J’ai gardé le souvenir de quelques exercices qui appartenaient au rituel de la classe et que j’appréciais particulièrement. La journée commençait par une leçon de morale, terme qui recouvrait des sujets très variés concernant les devoirs de chacun en société. Un certain jour, le maître nous a parlé de la propreté et, pour illustrer son propos, il m’a fait venir devant mes camarades pour leur montrer que l’on pouvait être pauvre et propre sur soi. J’ignorais que je représentais toutes ces qualités et j’étais à la fois heureux et gêné qu’on m’ait distingué ainsi. En revanche, ma mère ne cacha pas sa fierté, lorsque je lui rapportai l’épisode.

Chaque semaine, on avait à apprendre un texte par cœur, en prose ou en vers. À la rentrée de 13h30, ceux qui se sentaient assez sûrs d’eux restaient auprès du bureau du maître, en attendant que celui-ci leur donne l’autorisation de réciter. On apprenait beaucoup par cœur et les personnes de ma génération se lamentent en constatant que cette pratique s’est perdue par la suite. Or, une mémoire que l’on n’entretient pas s’atrophie. Aujourd’hui on s’en remet aux machines et à internet pour trouver, à des questions, la réponse qu’autrefois on aurait mémorisée.

Il y avait aussi, principalement l’après-midi, l’exercice de calcul mental. Tandis que nous avions les bras croisés sur nos ardoises, le maître nous racontait que Perrette était allée au marché, qu’elle y avait emporté deux oies, six poules, quatre douzaines d’œufs, etc., qu’elle vendrait à tel prix, puis qu’elle avait acheté une robe, un outil, etc., à tel prix ; il nous fallait faire les additions et les soustractions de tête et écrire la somme qui restait sur l’ardoise. Quelquefois, les ventes et les achats se chevauchaient, ce qui compliquait encore l’affaire. Dans ce cas, monsieur Saran promettait « un merle blanc » à celui qui trouverait. C’était la plus forte récompense imaginable, puisque chacun sait que les merles sont noirs. À un signal du maître, nous levions notre ardoise. Ceux qui avaient trouvé juste avaient une bonne note J’aimais cet exercice, non seulement parce que j’y réussissais souvent mais aussi parce que cela me donnait l’occasion de rivaliser avec ma mère, qui avait hérité de sa propre mère un talent remarquable à compter de tête, alors qu’elle aurait été bien en peine d’aligner des chiffres sur un papier.

Les matières enseignées étaient principalement la lecture, l’écriture, le calcul, la récitation, la grammaire, l’histoire, la géographie et la morale. L’écriture concernait à la fois l’art de tracer les lettres et la tenue des cahiers. Nous écrivions à l’encre à l’aide d’un porte-plume que nous trempions dans un des encriers qui étaient incorporés dans le bureau (nous étions deux par bureau), un pour l’encre bleue, l’autre pour l’encre rouge. Il fallait éviter de faire des taches et le buvard de mauvaise qualité ou trop rarement changé ne nous y aidait pas toujours. Lors de ma dernière année de l’école primaire, j’ai vu arriver le stylo bille, mais il était interdit de s’en servir, parce qu’il ne permettait pas de faire les pleins et les déliés en quoi consistait l’essentiel de l’exercice d’écriture. De plus, les premiers Bic avaient une fâcheuse tendance à baver, ce qui aggravait leur cas.

Pour la grammaire, nous avions les livres d’exercice conçus par Odette et Édouard Bled, nous disions « le bled » ; pour la géographie, les cartes que nous avions toujours sous les yeux, car elles ne quittaient pas les murs de la classe. Monsieur Saran accordait une certaine importance à l’histoire et à la géographie landaises. Il lui arrivait d’employer un terme ou une expression en gascon, ce qui était rare dans l’école de la République qui, depuis la Révolution, avait persécuté les parlers locaux. Il était attaché à la région et portait le béret. Bien plus tard, j’ai rencontré un ancien président de l’Université Paris 11 qui portait un nom typique du Sud-Ouest. Quand il sut que j’étais né à Dax, il me parla d’un instituteur de cette ville qui avait siégé avec lui au comité de la Fédération Française de Pelote Basque. C’était monsieur Saran. Cette révélation m’a remis en mémoire qu’à peine mariés, j’ai invité votre grand-mère à suivre une partie de pelote sur le fronton de Dax, afin de l’initier aux plaisirs de mon enfance landaise. Le hasard voulut que nous ayons comme voisin monsieur Saran, qui nous éclaira sur certaines subtilités du jeu de pelote, ce qui témoignait de sa fine connaissance du sujet.

Sur ce solide tronc de connaissances, il poussait bien peu de branches et elles étaient maigres. Nous avions de temps en temps des exercices de gymnastique dans la cour, sans tenue adaptée. Il arrivait que le maître cède la place à un professeur attitré de l’École Normale. On pratiquait très peu le dessin et on nous montrait très peu d’œuvres d’art. Quant à la musique, elle était presque totalement absente. Au Cours Préparatoire, la classe de monsieur Laudouar avait chanté et mimé Trois jeunes tambours, à l’Atrium Casino, à l’occasion de je ne sais quelle fête, mais c’était peut-être à la Noël. J’en ai conservé une photo. Je ne me souviens pas d’avoir participé à une chorale. Il semblait aller de soi que l’enseignement de la musique était de la responsabilité des parents. En tous les cas, les nôtres veillèrent à nous faire apprendre à jouer d’un instrument chez monsieur Barsacq-Mongis, mais je reviendrai sur cette expérience.

16-04-2020

Á suivre

 



[1] J’emploie le passé, parce que j’ai constaté, lors de mon dernier passage (années 1990 ?) que les bâtiments avaient été remodelés intérieurement, de façon à constituer des appartements plus grands qu’à l’origine. En revanche, la route et la voie ferrée sont toujours là.

[2] Il est possible que l’usine ait prélevé une certaine somme sur la paie de mon père pour couvrir les frais de location, mais je crois bien que ce n’était pas le cas. En tout état de cause, cette somme ne pouvait être que symbolique.

[3] Le jour où on tuait le cochon.

[4] Mot occitan qui désigne les pots en grès.

[5] Depuis, l’usage des composts familiaux est devenu courant.

[6] En occitan, langue habituelle de Maurice Hontarrède : « Tomé, cuneches aquere canciun ; ­Quere cancioun ?; ­ Sas, aquere de « Les cigognes sont de retour… ».

[7] Une quatrième école primaire fut bientôt construite au quartier du Gond, près de chez nous, mais j’allais déjà au collège lorsqu’elle fut inaugurée.

Une certaine idée de l’Université

Une certaine idée de l’Université

Dans ma page web (Profil), j’ai indiqué brièvement les raisons pour lesquelles j’ai pris ma retraite de l’Université[1] dès que cela m’a été possible.

Outre ces circonstances de vie et de travail peu favorables, la réforme, que je juge personnellement néfaste, des Universités à la suite du Processus de Bologne finit par faire de moi un étranger dans ma propre institution. J’en tirai la conséquence que je devais prendre au plus tôt une retraite à laquelle me donnaient droit mes plus de quarante années de bons et loyaux services, dans le but de reprendre une vie de chercheur à part entière. C’est ce que je fis en 2001.

Je ne jugeai pas utile alors d’énumérer dans le détail les raisons qui m’avaient conduit à prendre cette décision, mais elles étaient réelles et ma décision, réfléchie. Je ne le ferai pas non plus maintenant parce qu’un autre universitaire l’a fait infiniment mieux que je ne saurais le faire.

Lors de sa nomination comme Docteur honoris causa de l’Université de Louvain, Simon Leys a prononcé en 2004 un discours percutant que j’aurais volontiers repris à mon compte sans en retirer un mot, si l’occasion m’avait été donnée d’en prononcer un à l’occasion de mon propre départ à la retraite en 2001. Tout au plus me permettrai-je d’y ajouter quelques commentaires inspirés de mon expérience personnelle. Le discours s’intitule « Une idée de l’université » et a été publié dans le recueil de cet auteur intitulé Le studio de l’inutilité (Paris, éd. Flammarion, 2012, p. 285-291).

Une communauté de savants

La « communauté des savants » est, selon S. Leys, le premier des quatre « facteurs » qui interviennent dans son fonctionnement. Le terme « Université » est d’origine ecclésiastique, ce qui se comprend puisque l’Université est une institution qui fut créée par la papauté à la fin du XIIe siècle. Dans son testament, un chevalier andalou du XVe siècle ordonne dans ces termes les cérémonies de sa sépulture : « J’ordonne que, le jour de mon enterrement, les clercs de l’université de cette cité [Andújar] ainsi que le ministre et les frères del l’ordre de la Sainte Trinité me reçoivent […] ». Le terme « université » désigne donc l’ensemble des clercs séculiers des paroisses de la ville ; par conséquent, une communauté disposant d’une autorité qui lui est propre.

On a, semble-t-il, perdu la signification de ce terme, ce qui est d’autant plus grave qu’il sert à désigner toute l’institution. À ce propos, S. Leys relate une anecdote très instructive :

Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Éducation était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots : ‘Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université…’, mais un universitaire l’interrompit aussitôt : « Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université’. On ne saurait mieux dire.

J’ai moi-même été témoin de scènes analogues. Ainsi, le président de mon Université, contraint d’abandonner une réunion convoquée pour traiter d’une énième réforme concoctée par le ministère, à son départ confia la présidence de la séance au Secrétaire Général, c’est-à-dire à un administrateur, certes professionnel, mais engagé par l’Université pour la servir, alors qu’il avait à ses côtés le Vice-Président chargé de l’application de la réforme. Cela me scandalisa et je le fis savoir publiquement puis, en privé, au collègue Vice-Président, sans aucun effet sinon celui de me faire passer pour un mauvais coucheur. On me reprocha, en outre, de ne pas ménager la susceptibilité de monsieur le Secrétaire Général.

Une bibliothèque

Le deuxième élément constitutif de l’Université, selon S. Leys, est « une bonne bibliothèque » et d’ajouter : « Cette évidence se passe de commentaire ». Je crois, au contraire, qu’il convient de la commenter, ne serait-ce que parce que le concept-même de bibliothèque a subi, depuis, des bouleversements majeurs. La matérialité du livre n’étant plus sa caractéristique pemière, sa consultation n’exige plus un lieu spécifique de conservation.

Je le regrette amèrement, tant j’ai éprouvé de plaisir et tiré de parti à fréquenter certaines bibliothèques. Celle de la Casa de Velazquez reste, pour moi, en tant que médiéviste, un espace idéal, où il était permis de se déplacer, de consulter sur place pour finalement choisir le ou les volumes désirés. Je conserve aussi un souvenir ému de mes pérégrinations dans les entrailles de la Sorbonne. Il était possible alors de s’y aventurer sans cicerone ; et l’on comptait sur la rencontre avec quelque employé de la bibliothèque chargé de replacer des ouvrages ou d’en retirer pour les lecteurs de la salle, pour éviter de s’y égarer. J’ai même rêvé de m’y laisser enfermer un soir, après la fermeture, tel Washington Irving dans l’enceinte de l’Alcazar ou dans les jardins du Generalife à Grenade.

Aujourd’hui, du fait de la numérisation accélérée des collections, il suffit de s’asseoir devant son ordinateur pour accéder aux sources livresques. Je ne m’en plaindrai pas, surtout en ce qui concerne les manuscrits. J’ai trop souvent déploré que l’on ne me laissât consulter que des microfilms pour ne pas me réjouir de pouvoir aujourd’hui charger dans la mémoire de ma machine d’excellentes photos de manuscrits qui m’avaient mobilisé des semaines entières à la BN de Paris ou à celle de Madrid. Il m’est toujours interdit de les manipuler, condition indispensable à une bonne connaissance codicologique, mais la reproduction est si exate que je m’en accommode.

Bien d’autres lieux mériteraient d’être mentionnés : la Bibliothèque de l’Escurial, où il était possible de se dégourdir les jambes en admirant les sublimes codex arabes présentés dans les vitrines de salles d’exposition désertes ; des collecions privées (Lázaro Galdiano et autres) ; le fonds des Académies madrilènes ; les différentes archives ; etc. Cette énumération suffit, me semble-t-il, à concevoir que le livre est un élément indispensable à l’existence de l’instution universitaire.

Étudiants et moyens

Les deux derniers facteurs avancés sont les étudiants et les ressources matérielles. S. Leys les juge importants mais pas indispensables.

Pour le second, il cite le cas de l’Université de Pékin qui, pendant la République de Chine, à partir de 1912, bien que dans le dénuement le plus complet, joua un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle du pays. Quant à moi, je suis persuadé que les vrais savants ne sont pas attirés par l’appât du gain et ne désirent que disposer de moyens même modestes pour pouvoir accomplir leur tâche. Je considère, en outre, que c’est un devoir de l’État d’y subvenir. J’ai eu à souffrir de devoir travailler dans des locaux souvent vétustes et étroits, sans que cela compromette gravement mon engagement. Si je déplorais cet état de fait, ce n’était pas tant pour des raisons pratiques que parce qu’il témoignait du peu d’intérêt de nos gouvernements à l’égard de la culture en général et de l’Université en particulier.

La question des étudiants est d’une autre nature. Il m’est souvent arrivé de dire, sous forme de boutade, qu’une Université ne pourrait se passer de professeurs ni de livres, mais qu’elle pourrait fort bien se passer d’étudiants. Je ne savais pas que cet avis était partagé par un collègue aussi éminent que S. Leys. Entendons-nous bien, je ne m’oppose pas à ce que le savant puisse, ou même doive, communiquer ce qu’il sait à un auditoire. La loi Savary de 1984, en instituant le corps des enseignants-chercheurs, a heureusement tranché sur ce point en ne dissociant pas ces deux fonctions et en supprimant toute hiérarchie entre elles. Ce qui est contraire au principe universitaire, c’est de faire passer la recherche au second plan.

Personnellement, il m’a fallu attendre les dernières années de ma carrière pour pouvoir commenter des textes médiévaux devant des étudiants. La transmission des fruits de ma recherche, je la réservais à mon séminaire. Il s’agissait d’une initiative personnelle, non comptabilisée dans mon horaire d’enseignement. Le séminaire se tenait tous les quinze jours dans un lieu extérieur à la Faculté, au Collège d’Espagne de la Cité Universitaire, où la directrice de l’époque, Carmina Virgini, elle-même universitaire, m’hébergeait gratuitement dans un cadre superbe.

La nature du rapport imposé par les réglements universitaires récents entre l’enseignant et l’étudiant n’est qu’une caricature de ce qu’il devrait être. L’étudiant est exclusivement motivé par l’obtention d’un diplôme auquel « il a droit » et pour laquelle il est tenu à un minimum d’efforts. Un intérêt pour la matière enseignée et, accessoirement, pour les travaux du professeur n’est pas jugé nécessaire. S. Leys a vécu en Australie des situations plus extrêmes. Les ressources des Universités de ce pays dépendant principalement des frais d’inscriptions, particulièrement élevés pour les étrangers, la conséquence allait de soi :

Un recteur d’université nous a engagés un jour à considérer nos étudiants non comme des étudiants, mais bien comme des clients. J’ai compris ce jour-là qu’il était temps de s’en aller.

Chez nous, ce n’est pas l’argent de l’étudiant ou de sa famille qui motive cette dérive, mais celui de l’État, dont il est convenu qu’il n’a pas à entretenir une danseuse. D’autres facteurs interviennent aussi, qu’il serait trop long d’énumérer. J’en retiendrai deux : l’organisation de l’enseignement et la question des débouchés.

Jusqu’à la dernière réforme, l’État n’intervenait que pour fixer les limites chronologiques qui s’appliquaient à tous les ordres d’enseignement, du Primaire au Supérieur, encore que ce dernier ne fût pas tenu de strictement s’y conformer. L’unité de temps était l’année, la division en trimestres n’intéressant pas l’Université. Désormais, on a imposé la division en semestres, qui sont en fait des quadrimestres, et deux sessions d’examens, l’une en janvier-février, l’autre en juin-juillet, en lieu et place de la session de juin et de celle d’octobre.

Les effets de ces mesures, outre qu’elles innovent dangereusement en privant les autorités universitaires de prérogatives qui leur étaient jusque-là reconnues, est d’appauvrir considérablement l’enseignement dispensé. Que peut-on enseigner en quatre mois ? Dans les matières littéraires, je ne vois que des nouvelles, quelques pièces de théâtre ou de brefs recueils de poèmes. Exit les œuvres majeures, la Chanson de Roland ou Don Quichotte de la Manche. En outre, comme il faut éviter un trop grand pourcentage d’échecs, l’enseignement consiste en une préparation à l’examen, de façon que le candidat ne soit pas désorienté par les questions qu’on lui posera. Une bonne proportion des heures d’enseignement consiste donc à entraîner les étudiants à éviter les écueils de l’épreuve finale.

Au terme de ses études, un étudiant dispose, par conséquent, d’un bagage minime, d’autant qu’il n’est pas question de lui imposer des lectures annexes ; si c’est le cas, elles ne seront pas sanctionnées.

C’est d’autant plus absurde que l’on exige désormais de l’Université de préparer les étudiants à la vie professionnelle. Pour détourner cet obstacle, les politiques ont imaginé de favoriser la création de nouvelles filières conçues pour répondre à cette exigence : moins de théorie, ou pas du tout, et plus de pratiques, ce qui se traduit, dans le domaine des langues, par la création de la filière des Langues appliquées. Cette merveilleuse invention implique que la connaissance d’une langue ne se suffit pas à elle-même, mais encore qu’il faut savoir l’appliquer et que cela s’apprend à l’Université. Ainsi, même si vous possédez l’espagnol au point de pouvoir lire Benito Pérez Galdós et Lope de Vega, vous devrez vous soumettre à un enseignement spécifique pour être en mesure de lire la prose d’un juriste, d’un scientifique ou même d’un journaliste. On pourrait se contenter d’acquérir un vocabulaire particulier mais il existe apparemment aussi une syntaxe et une morphologie propres à ce champ d’application.

Objet de l’Université

Par contraste, S. Leys énumère les finalités de l’Université :

L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences et l’extension, et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire[2].

Cette définition, à laquelle j’adhère sans réserve, ouvre un champ d’application très large, pour ne pas dire infini. Elle s’expose néanmoins à certaines critiques au nom de principes opposés et tout aussi respectables. Ainsi, à l’intérieur d’une société donnée, nulle institution ne saurait se dispenser de devoir rendre des comptes. En outre, la revendication du droit à s’adonner à une activité qui ne recherche pas à se rendre utile peut également choquer.

Le principal reproche qu’on pourrait lui faire est de promouvoir un élitisme qui entre en contradiction avec les règles de fonctionnement d’une société démocratique.

Tout en s’affirmant partisan du principe d’égalité entre tous les membres d’une société, S. Leys fait valoir que sa stricte application dans le domaine de la pensée entraîne de dangereuses dérives.

La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour – ni la grâce de Dieu.

Laissons-là beauté, amour et grâce de Dieu : les intégrer à cette réflexion me paraît excessif et contribue à créer un phénomène d’exclusion qui, pour le coup, équivaut à une forme d’ostracisme que je ne partage pas. Tenons-nous-en à « la vérité ». Dans le domaine du savoir, elle ne peut être approchée que par des recherches approfondies, nuancées, dépourvues de toute manipulation, justifiées par une documentation vérifiable et un raisonnement honnête. Rien de bien démocratique, en effet, dans cette démarche. La conclusion qu’en tire S. Leys est radicale :

Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie politique ; mais, dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste.

Cette déclaration sonne comme un provocation à une époque où il n’est pas d’objet qui ne puisse être soumis à l’épreuve de la popularité ; où chacun se croit autorisé à juger de tout sans avoir à se justifier (et souvent sous le couvert de l’anonymat) ; où toute opinion vaut vérité si elle est soutenue par un nombre conséquent de suiveurs. Je ne sais si S. Leys avait déjà en tête cette dérive, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis 2004, ou s’il en avait eu la prémonition. En fin de compte, comment ne pas lui donner raison ? Il découle de ces affirmations qu’en restant fidèle à ses principes, même s’ils encourent l’accusation d’élitisme, l’Université remplit un devoir essentiel et parfaitement respectable en ne cédant pas à la tentation de reconnaître à quiconque une compétence innée.

L’absence de considération utilitaire du savoir qu’elle dispense est l’autre caractéristique de l’Université, selon S. Leys. Cela ne signifie pas qu’elle vise à l’inutile, comme on a tendance à le croire et à le dire, surtout dans le domaine des Sciences Humaines. On affirme ainsi, au contraire, qu’il ne faut pas enfermer la pensée dans un cadre préalablement défini mais lui laisser libre cours sans préjuger du résultat auquel elle pourra nous mener. Penser par soi-même n’est jamais inutile et l’enseigner est une obligation. C’est ainsi que se forment des esprits capables de se gouverner eux-mêmes, quel que soit le domaine d’activité auquel ils s’appliqueront. Tel est le but d’un enseignement universitaire et toute sa noblesse.

L’accusation d’inutilité est à mes yeux un contresens complet. Je l’ai pratiquement entendu depuis l’instant désormais lointain où j’ai commencé à enseigner. Je pourrais même aller au-delà. Je n’ai pas oublié la remarque que me fit mon ami instituteur Jacques Leblond, lorsque, fraîchement reçu à l’Agrégation d’Espagnol, je lui annonçai que je comptais me consacrer à des études de médiévistique. « Comment peut-on s’intéresser au Moyen Âge ? » me rétorqua-t-il, ou à peu près. C’est une question que je me suis souvent posée depuis et qui, en fin de compte, se ramène à ceci : comment, lorsqu’on procède de la classe ouvrière ou paysanne, peut-on se détourner d’une formation pratique, de technicien ou d’ingénieur, dans le meilleur des cas, qui est pourtant une voie toute indiquée, compte tenu de nos antécédents ?

C’est faire peu de cas des éléments extérieurs qui peuvent déterminer le choix d’une carrière. Je pense, bien évidemment à l’attrait pour les Lettres, pour l’Histoire ou toute autre discipline « littéraire ». Mais je n’écarte pas non plus le désir, plus ou moins conscient et réfléchi, d’une rupture avec des antécédents familiaux qui, dans mon cas, se perdent dans la nuit des temps. Choisir un champ des Sciences Humaines, quel qu’il fût, était un moyen efficace d’y parvenir. Or, une fois la vanne ouverte, pourquoi ne pas s’engager plus loin encore en refusant de choisir un domaine lié à l’actualité ou à un passé récent ? L’acte gratuit prend tout son sens si on le pousse à son paroxysme. Les circonstances m’ayant obligé à renoncer aux Lettres classiques ou, pour être plus exact, à l’étude de la Grèce antique, le Moyen Âge me servirait de lot de consolation. Tant qu’à être inutile, autant choisir le lieu où il était permis de l’être vraiment, et d’éviter toute compromision avec une actualité qui, à mes yeux, relevait plus du journalisme que d’une approche universitaire.

Novembre 2024



[1] Je mets systématiquement une majuscule, contrairement à S. Leys.

[2] J’ai pris la liberté de modifier quelque peu la ponctuation de l’édition pour éviter toute ambigüité. La ponctuation primitive est la suivante : « […] quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir […] »

Actualité de Yourcenar

Actualité de Yourcenar

Nous sommes mieux renseignés [qu’à la fin du XIXe siècle] sur la manière dont une civilisation finit par finir. Ce n’est pas par des abus, des vices ou des crimes qui sont de tous les temps, et rien ne prouve que la cruauté d’Aurélien ait été pire que celle d’Octave, ou que la vénalité dans la Rome de Didus Julianus ait été plus grande que dans celle de Sylla.

Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir et à définir. Mais nous avons appris à reconnaître ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire à l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages. Le lecteur moderne est chez lui dans l’Histoire d’Auguste.

Marguerite Yourcenar, « L’histoire d’Auguste »,

dans Sous bénéfice d’unventaire, essais, Paris, Gallimard, 1978, p. 7-27.

Marguerite Yourcenar a rédigé en 1958, dans le droit fil des Mémoires d’Hadrien, publié en 1952, ces réflexions sur l’Histoire d’Auguste, recueil de vingt-huit portraits d’empereurs romains ayant régné aux IIe et IIIe siècles, rédigé à la fin du IVème. J’ai volontairement isolé le paragraphe final. Tout l’essai se caractérise par une maîtrise de l’écriture, une profondeur d’analyse et de pensée, une lucidité sans concession qui émeuvent et bouleversent. Ce qui me frappe surtout, c’est le caractère prémonitoire de cet inventaire à peu près exhaustif des égarements de l’époque où nous vivons, soixante-cinq ans plus tard, dans le champ du politique, du social, de la culture, de la vie.

Je transcris ce passage au moment où les sauveteurs de Valence et d’ailleurs s’apprêtent à retirer de la boue des cadavres, peut-être par dizaines, de personnes surprises par un déluge prévisible mais que l’on n’a pas voulu prévenir ; au moment où des gouvernants se prévalent d’un pouvoir délégué par les urnes pour en faire un usage disproportionné ; au moment où la vérité ou, du moins, une approche critique et raisonnée des phénomènes, doit s’effacer devant les vitupérations d’illuminés ou de manipulateurs cyniques dont les médias se font l’écho avec complaisance ; au moment où les causes les plus justes sont dénaturées par le jusqu’au-boutisme de leurs plus récents défenseurs ; au moment où l’on réentend les tenants d’un système politique qui a produit tant d’horreurs, et que, naïvement, l’on croyait définitivement éradiqué, mais dont l’effacement n’a guère duré que l’espace de deux générations ; au moment où la médiocrité devient un critère de valeur, dès l’instant où elle est relayée par le grand nombre.

Pour honorer à sa juste mesure la perspicacité de Marguerite Yourcenar, la liste pourrait s’allonger encore.

Novembre 2024

Vue de Chinon dans la collection de Claude Gaignières (1699)

Vue de Chinon dans la collection de Claude Gaignières (1699)

La Vue de Chinon exécutée en 1699 par Louis Boudan, est une aquarelle bien connue est souvent reproduite. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale, Collection Gaignières, sous le n° 5320.

 

Veüe de la Ville et du Chasteau de / Chinon. En Touraine à 3. Lieues de Fonteuraud / 1699. Écus d’armes : d’azur à 3 fleurs de lis d’or, 2 et 1, accompagnées alternées de 3 tours d’argent, 1 et 2 (armes de Chinon) ; d’argent à 3 chevrons de gueules (armes du cardinal de Richelieu).

Elle nous offre une vue profonde et panoramique du site : au premier plan, la Vienne, ses îles et ses berges ; puis la ville derrière ses murailles ; le château enfin. Les reproductions anciennes, jusqu’au xixe siècle inclus, n’ont pas toujours eu bonne presse auprès des historiens et des archéologues. On leur reproche de donner une vision qui sacrifie souvent l’exactitude à l’imagination ou à la recherche de l’effet. Cette opinion n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui, dès l’instant où il reste assez de vestiges des monuments anciens pour mesurer le degré d’exactitude de leur représentation.

En ce qui concerne le château figurant dans l’aquarelle, Bruno Dufaÿ a démontré la précision de la reproduction, point par point, au moyen d’une projection de l’élévation du château et de sa silhouette par la 3D sur le cadastre napoléonien.

Si l’on se fonde sur la silhouette de la forteresse telle que l’a représentée Louis Boudan, il ne fait aucun doute qu’il a effectué son relevé depuis le côteau sur la rive gauche. Reste à préciser l’emplacement exact du point de vue. C’est à quoi je me suis employé.

 

De façon à mieux rendre visible la partie utile de l’aquarelle, je l’ai amputée de sa partie supérieure occupée par le cartouche et les deux écus.

 

Je me suis donc rendu sur le coteau nord pour tenter de repérer le lieu d’où a pu être effectué le relevé. Il n’est pas nécessaire de monter très haut pour obtenir, à la faveur de l’éloignement, « une élévation géométrale de l’édifice » (Dufaÿ). L’emplacement favorise aussi la perception de la ville, en permettant au regard de plonger par-dessus la muraille et de découvrir une hauteur de façades nettement plus grande que celle que l’on devait percevoir depuis la berge. Il faut donc franchir la Vienne, emprunter la digue Saint-Lazare qui prolonge le pont au sud, traverser la départementale qui suit la rive gauche, soit 2 kms environ. On emprunte, à droite, la voie qui passe le long de l’église de Parilly et l’on poursuit jusqu’au manoir de la Vaugaudry.

Vue du château

Pour situer précisément le point de vue en ce mois de septembre 2024, je disposais de deux repères : la Tour de l’Horloge et le clocher de Saint-Maurice. Sur l’aquarelle, on voit la première de profil, depuis l’ouest, selon un angle légèrement inférieur à 45°. Quant au clocher de Saint-Maurice, sa pointe s’inscrit dans le rempart de la forteresse, à l’est de la Tour du Trésor. J’ai utilisé conjointement les deux repères, parce que le recours au seul angle de visée de la Tour de l’Horloge était trop aléatoire. Il se trouve que, par chance, le clocher est visible au-dessus de la barrière végétale que constitue la rangée de platanes qui borde le quai Charles VII et qu’il se prête particulièrement bien à cette observation. En effet, il suffit de s’écarter de 100 m à l’est ou à l’ouest pour constater que la pointe se déplace de façon perceptible sur le fond de la muraille.

Pour obtenir une visée similaire à celle du géomètre de Gaignières, il convient de se placer dans l’espace qu’occupait le primitif château de la Vaugaudry, qui s’élevait quelque 100 m plus à l’est de l’actuel manoir. Cet espace est désormais boisé mais on observe, en contrebas, un clos ancien, désormais entouré de murs, qui pourrait-être celui qui est représenté au premier plan de l’aquarelle.

En résumé, le point de vue se trouve à quelque 2,5 kms à vol d’oiseau de la ville et du château, excentré vers l’ouest de quelque 2 km. Et il semble qu’il ait été choisi parce qu’il offrait une vue frontale du château, du moins est-ce l’impression que l’on retire, même si la forteresse présente un angle de 20° d’ouest en est par rapport à la vallée. L’effet de ce dernier s’estompe dans la mesure où le château se voit attribuer la position centrale dans l’image.

La coïncidence du point de vue avec le manoir de la Vaugaudry laisse supposer que Louis Boudan y fut accueilli par ses propriétaires pour y effectuer son relevé. Selon Henri Grimaud, pendant son excursion dans la région de Chinon en septembre 1699, Gaignières fut l’hôte de l’abbesse de Fontevraud. C’est ce qui explique, sans doute, le libellé du cartouche de titre de l’aquarelle, qui situe la ville en fonction de l’abbaye (« à 3. lieues de Fonteuraud »). À Chinon et dans ses environs, il a recherché les traces de la présence de Rabelais et en a tiré plusieurs dessins : la Devinière et la maison dite de Rabelais, rue de la Lamproie, représentée dans deux dessins. Par ailleurs, l’entreprise de Gaignères était suffisamment connue pour que ses collaborateurs aient pu jouir de l’hospitalité de personnes fortunées pendant la durée de leurs travaux, par exemple à la Vaugaudry qui, à la fin du xviie siècle, fut la propriété de Philippe de Dreux, lieutenant général du bailliage.

 

Vue de la ville

Par opposition à celle du château, la représentation de la ville est plus maltraitée ou, « bricolée », selon le mot de B. Dufaÿ. Le point de vue initial présente de sérieux inconvénients pour le géomètre. En premier lieu, la masse que constitue le faubourg Saint-Jacques qui, à l’époque, était encore entouré d’une muraille, devait lui cacher une grande partie du pont, dont seule l’extrémité, côté ville, devait être visible. De ce fait, Louis Boudan ne pouvait voir non plus les édifices qui se trouvaient en aval sur la rive droite. Pour compléter le relevé effectué depuis le coteau, il était contraint d’adopter un nouveau point de vue, plus près de la rivière.

Cette hypothèse est vraisemblable si on veut bien considérer que les immeubles de la ville, telles qu’ils figurent dans l’aquarelle, n’étaient pas perceptibles dans le détail à une si grande distance. Ce qui était possible pour le château, placé en évidence au sommet de la butte, ne l’était pas pour des édifices plus réduits, cachés en partie par la muraille et par la végétation des îles et de la berge.

Pourtant, la représentation est loin d’être fantaisiste. D’où l’idée que la première saisie, depuis le coteau de la Vaugaudry dut être complétée par une deuxième, prise à faible distance depuis une position relativement élevée, probablement au haut d’un édifice. On pense évidemment à l’église Saint-Jacques, dont le clocher offrait une position favorable. Cela expliquerait aussi pourquoi les bâtiments de la ville semblent rivaliser en volume et en hauteur avec ceux de la forteresse. Ainsi, vue du coteau, la pointe du clocher de Saint-Maurice reste très en dessous de la muraille, alors que là, elle atteint le milieu du massif qui la surplombe.

Même depuis cette position, il n’était pas aisé d’insérer les édifices situés à l’est du château. La raison principale en est que celui-ci devait occuper le centre de l’image, ce qui ne pouvait se faire qu’au détriment de la place occupée par la ville. En effet, si celle-ci ne déborde pas à l’ouest le pied de la muraille qui descend de la forteresse, à l’est, elle se répand largement en aval : quartier Saint-Etienne, faubourg Saint-Mexme et Porte des Prés. Plutôt que de s’abstenir de les reproduire, Louis Boudan a choisi de les insérer, au prix d’un déplacement vers l’issue du pont et d’un resserrement qui ne rendent pas compte de la réalité.

Vue de la rivière

L’interprétation du premier plan, qui occupe la partie inférieure de l’aquarelle jusqu’à la rivière, peut prêter à confusion. En apparence, il suggère une continuité ininterrompue entre le site de la Vaugaudry et la berge. Or, il n’en est rien. L’espace qui est au-delà du rebord de la butte, figurée à gauche, par un alignement d’arbustes et, à droite, par un verger clos d’un mur, se trouve en contrebas de celle-ci. Il s’agit d’un espace voué à la culture, comme l’indiquent les sillons visibles ainsi que la vache conduite par un couple, que traverse un chemin qui descend du coteau puis, après avoir tourné vers la droite, disparaît à la vue. La partie la plus éloignée est un lieu d’agrément, comme en témoignent le promeneur et le personnage suivi de son chien. Cet espace se termine par un rebord en surplomb sur la rivière, lequel cache l’extrémité du chemin ainsi que la berge. Les embarcations que l’on aperçoit ne sont pas amarrées sur la rive mais se trouvent au milieu du cours : un personnage manie une barque pour rejoindre une des trois toues que l’on aperçoit à l’extrême droite. La vue ne nous montre pas la berge, ce qui laisse à penser qu’elle reproduit un relevé effectué depuis le coteau et non d’une position plus rapprochée, par exemple, depuis l’église Saint-Jacques.

Enfin, l’aquarelliste a voulu donner à cette partie de son tableau une dimension esthétique. Il a choisi un moment précis de la journée, celui où le soleil est au couchant et où les ombres, soigneusement indiquées, se projettent vers l’est. Les personnages, le chien et le bœuf relèvent du tableau de genre, de même que les barques et les toues. La représentation de la végétation s’apparente à un décor, les arbres étant soigneusement alignés, au premier plan, au sommet du coteau et sur les berges, à l’exception de l’île Auger qui contient un bosquet.

Bibliographie

De Izarra, François, La Vienne à Chinon de 1760 à nos jours. Évolution d’un paysage fluvial. Combleux, Éditions Loire et Terroirs, 2007, p. 323-324.

Dufaÿ, Bruno, « Nouvelles considérations sur la valeur de documents iconographiques représentant la forteresse de Chinon », Châteaux et Atlas. Inventaire, cartographie, iconographie xiiexviie siècle Actes du second colloque de Bellecroix, 19-21- octobre 2012, Édition du Centre de Castellologie de Bourgogne, Chagny, 2023, p. 196-212.

Grimaud, Henri, « Roger de Gaignières à Chinon », BSAT, T. 18, 1909-1910, p. 127-130.

Mauny, Raymond, « Les dessins de Gaignières (1699) relatifs au Chinonais, BAVC, T. V (1966), p. 558-567.

 

Parler landais

Parler landais

Les Landes n’ont pas de poètes. Et c’est bien fait. Qu’elles s’en prennent à leur langue « épouvantable » et « primitive ». Le gascon paraît déjà suffisamment barbare et raboteux aux autres peuples de langue d’oc. Le Landais s’y distingue en y rajoutant des accrocs à écorcher les oreilles. Tantôt des tthieuh, tantôt des ddhieuh, inconnus de la civilisation[1]. Tantôt encore il s’en donne à cœur joie dans les ouèn ou les oueun, les bruc et les mocr, les grm, les thioc et les bartoc… Votaire a fort bien dit : « Beaucoup de consonnes et peu d’esprit ». Sauf l’esprit rude, ce h aspiré qui attaque le mot comme un « han ! » de bûcheron, et qui huche à plaisir tout au long de phrases sans tête ni queue, aux propositions capricieusement combinées en casse-tête chinois ou en contre-plaqué. Tout irait encore à peu près, sans l’inévitable, inextirpable et archaïque que, qui croit remplacer à tout propos de bons pronoms personnels. Que si le gascon, en effet, l’utilise couramment, comme une note gaie de piano-forte, le landais le cahote, et le hoquette en à-coups sourds et sombres. Comme si les e muets ne se trouvaient pas assez nombreux déjà dans ce « parler noir », guttural, qui vous met « dans la gorge comme la rumeur de la mer sur les galets » [Emmanuel Delbousquet, En Gascogne, Mont-de-Marsan, 1929, p. 17]. Parler « noir » qui, pour un Béarnais, ne peut faire figure que de patois, dégénéré ou plutôt sous-développé comme les sonorités punks. Au moins pourrait-il se rendre en quelque manière intelligible. Mais alors que les grammairiens occitans réussissent à la longue à faire cadrer le gascon avec les principes de la norme occitaniste, lorsqu’il s’agit de torturer le landais, ils renoncent avec agacement. Lorsqu’ils cherchent à unifier le vocabulaire des langues d’oc, ils ne trouvent dans le landais que l’unité de l’incohérence. Les mots changent de village à village, de tribu à tribu :  « Comment dit-on, chez toi, entonnoir ? – Ulhete ; et chez toi ? – Ahonilh… – C’est pas pareil… ». Comment donc tirer la moindre poésie de si peu d’académie ? En approfondissant l’études des langages landais, peut-être obtiendrait-on tout de même quelque sonorité commune, qui permettrait que l’on s’entendît avec des rudiments musicaux, comme les volatiles ou les félidés. Mais aucun chant national – et l’on connaît les liens étroits de la poésie et de l’histoire – aucune épopée ne paraissent posssibles, aucune Marseillaise. Sauf toutefois la « Marseillaise landaise », le cantique Estela de la mar, qui, chanté dans les pèlerinages, ne devient que l’harmonie du chaos : le Maransin rudoie ; les Petites Landes ondoient ; le Médoc grommelle ; les Grandes Landes huent. Un compositeur de chants populaires landais s’était rabattu sur un seul dénominateur commun : « Il faut que ça monte et que ça descende. »

Voilà donc, sans nul doute, une langue de rebut.

Bernard Manciet, Le triangle des Landes,

Paris, Arthaud, 1981, p. 173-174.

Avec beaucoup de malice, Bernard Manciet se fait l’avocat du diable. Lui qui avait choisi cette « langue de rebut » comme organe de prédilection pour composer son œuvre poétique, reprend tous les clichés qui, dans le reste du domaine occitan et chez bien des linguistes, tendent à déconsidérer ce parler neugue auquel il tenait tant.

Je n’ai jamais « parlé patois », selon la formule qui, pendant mon enfance, désignait la langue gascone en usage dans les Landes. Nos maîtres ne nous y incitaient pas, même si tous ne mettaient pas un réel acharnement à défendre l’usage exclusif du français, qui était une des obligations des hussards de la République. Certains y veillaient de près. Mon camarade Jacques Dalès se souvient que notre instituteur du cours moyen à l’école publique Saint-Vincent de Dax, M. Dassé, au demeurant un homme peu sévère dans le contexte plutôt répressif du Primaire d’alors, n’admettait pas la moindre entorse à cette règle. D’autres, au contraire, ne rougissaient pas s’il leur échappait quelques mots dans cette langue. Il y en eut même, mais je ne le sus que plus tard, qui la pratiquaient couramment, en-dehors de l’école, s’entend. Ainsi, c’est en patois que Pierre Roumégous, qui avait la charge de la classe du certificat d’études, rédigeait ses articles pour Le Travailleur landais et sa correspondance à l’intention d’autres militants socialistes. À l’initiative de sa fille, Micheline, certains des écrits de son père ont fait l’objet d’une publication en volume (Pierre Roumégous, Leutres à l’Henri, lettres à Henri. Chroniques politiques gasconnes du Travailleur landais (1936-1948). Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014) ou sous forme d’articles dans le Bulletin de la Société de Borda (n° 526, 2ème trimestre 2017 ; n° 547, 3ème trimestre 2022).

Nos parents en possédaient quelques rudiments, qu’ils avaient acquis, pour l’un, sur les chantiers forestiers de la Haute Lande, pour l’autre, dans les maisons où elle avait été placée. Ils en savaient assez pour pouvoir s’entretenir avec des amis paysans, comme les Lesfauries, à Bénesse-lè-Dax, chez qui je me suis familiarisé avec la vie de ferme. Mon père allait se ravitailler chez eux pendant la guerre – sept bons kilomètres à vélo, avec la rude côte de Saint-Pandelon, longue d’un kilomètre, à franchir à l’aller – : il leur cédait une partie du sel qu’il recevait de l’usine des Salines, où il travaillait, et en rapportait beurre, fromages, etc. Les parents Lesfauries ne parlaient que patois à la maison, même si leurs enfants, surtout les filles, qui avaient notre âge, répugnaient à l’utiliser avec des urbains, car c’est ainsi qu’elles nous percevaient. De ces relations très épisodiques, je n’ai retiré qu’une connaissance superficielle, essentiellement limitée à quelques termes ou locutions de la vie courante. Mais je les ai conservés et j’en fais volontiers usage en famille, pour le plaisir mais aussi parce qu’ils véhiculent des nuances que le français ignore. J’en ai fait un bref inventaire, que je reproduis ci-dessous.

Français à la sauce gasconne

À jour passé : tous les deux jours.

Charlotade

   – bouffonnerie ; emploi courant dans une corrida ratée

   – certaines figures dans les courses de vachettes.

Connaître

   – Ça n’est pas à connaître. « J’ai fait le ménage il y a deux heures et ce n’est plus à connaître ; « Tu t’es lavé les mains ? Ça n’est pas à connaître ».

   – Ça se connaît : ça se remarque, c’est évident, je vois bien (tournure inspirée du castillan ‘se conoce’, qui a le même sens ?)

Deuil

   – Ça me fait deuil : il m’en coûte, j’en ai du regret. Du médiéval français dueil.

D’ici étant : vu d’ici

Dit, le

   – Il ne veut pas que ce soit le dit : il ne veut pas l’admettre ; il ne veut pas qu’on le soupçonne ; il ne veut pas que cela se sache.

Souvenir

   – Ça me souvient : il m’en coûte

Virer

   – Tourner

 

Termes ou locutions gascons

aganit, aganide : avare

apiter : planter bien droit, faire tenir un objet droit.

barrat a clau : fermé à double tour.

bechigue : vessie ;  terme désignant tout ballon fait de cuir. Au moment de la tuaille (voir ce mot), les enfants attendaient qu’on leur donne la vessie du porc sacrifié. Après l’avoir débarrassée de sa graisse et l’avoir laissé sécher, ils la gonflaient et s’en servaient comme d’un ballon de rugby. Elle ne résistait pas longtemps à ce régime. Dans ces commentaires des matches du Tournoi des Cinq Nations, Pierre Albaladejo ne manquait jamais l’occasion de désigner ainsi le ballon.

beriac, beriague : ivre

caguer : chier. J’emploie plus volontiers caguer parce que je lui trouve, peut-être à tort, un côté enfantin qui atténue la crudité des expressions qui utilisent « chier » : « ça me fait caguer » ou « il a cagué partout ».

   – cagade : maladresse.

canique ou gayère (gaillère ?) : bille de terre ou de verre.

castagne : châtaigne et sa valeur métaphorique, « coup de poing » (‘on s’est castagnés’).

chuque lit, niaque poupe : désigne le petit enfant : il suce du lait et mord son poing.

cigarline : lézard des murailles (Podarcis muralis).

craspec : sale, crade, cradingue.

   Désignation des enfants

– cochou : gamin.

gouyat, gouyate : jeune garçon, jeune fille.

meinadje : enfant

escaner (s’), (var. vulg. s’entougner) : s’étouffer (en mangeant ou en buvant)

estrabuc : accident inopiné.

ganure, la : le cou, ‘serrer la ganure’.

gorgule : fruit du marronnier.

hagne : la boue (même étymologie que le fr. ‘fange’).

hu !: exprime l’étonnement ; var. eh bè !

lagagne :

   – châsse des yeux, ‘avoir les yeux pleins de lagagnes’

   – lagagnous : yeux châssieux.

mahutre : celui qui ne sait utiliser que la force.

moussiu : monsieur. On désignait ainsi le cochon élevé par la famille. Mon ami asturien Luis ne désignait jamais le cochon que comme « el señor cerdo » ou « el marqués » (le marquis).

niaquer : mordre. « avoir du niac » : avoir du mordant, la volonté de vaincre.

Pimbo : très loin ; Pimbo est un village au sud d’Aire-sur-l’Adour. Peut-être à cause de cette expression, je ne suis jamais allé à Pimbo. Var. ‘à Pampelune’. En revanche, je connais la capitale de la Navarre.

pinhada, pignada : forêt de pins

pouchïou (rester au) : gêner, faire obstacle aux évolutions des autres.

   Chanca (prononcer : tianca)

– échasse ; castillan, zanco.

– chancayre, échassier (berger monté sur échasses)

– chanquer  : boiter.

tuaille : sacrifice du cochon aux premiers jours de décembre.

 



[1] Le hameau de Soustons où se trouve la bergerie des Mitterand, Latche, se prononce en landais Latthieuh et non Latché (MG).

Faire flèche de tout bois

Faire flèche de tout bois

La locution proverbiale « faire flèche de tout bois », qui signifie « utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins » est empruntée au vocabulaire guerrier, à une époque où les combattants usaient encore d’arcs et de flèches. Le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) la répertorie sous la forme « faire de tout bois flesches » (Jean de Léry, 1563-1578). Elle continue à figurer dans les dictionnaires du XIXe et du XXe siècles, dont le Littré, et aussi dans les plus récents comme le Petit Robert 1987 : « Faire flèche de tout bois : utiliser tous les moyens disponibles, même s’ils sont mal adaptés ». La tige des flèches était confectionnée en bois. La locution laisse entendre que ce matériau était plus ou moins adapté à son usage et que, en cas de nécessité, on devait se contenter d’un bois médiocrement résistant, sans pour autant renoncer à se battre, ce que confirme un autre dicton, lui aussi recueilli par Littré : « Tout bois n’est pas bon à faire flèche ». C’est dans ce contexte guerrier que la locution prend tout son sens.

  Faire feu de tout bois

Cette locution est plus récente. Elle ne figure ni dans le Littré ni dans le Petit Robert 1987, en revanche, on la trouve dans le TLF (s. v. « feu » : Faire feu de tout bois*. Employer tous les moyens possibles pour parvenir à ses fins »). Cette définition, qui reproduit presque littéralement celle que le Littré donne de la précédente (s. v. flèche : « Faire flèche de tout bois, mettre tout en œuvre pour arriver à quelque fin »), atteste de la parenté entre les deux locutions.

La définition que Wikipedia donne de « faire feu de tout bois » confirme ce fait : « Se servir de tous les moyens, de toutes les ressources dont on dispose ». En outre, l’article propose trois exemples, dont le plus ancien date de 1962 (Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, Denoël, 1962, p. 22). Comme l’article « feu » du Petit Robert 1987 ne retient pas la seconde, on peut en conclure que la locution n’est pas alors encore d’usage assez courant pour être répertoriée. Il est permis, par conséquent, d’affirmer que « faire feu de tout bois » est plus récente que « faire flèche de tout bois ».

  De Faire flèche de tout bois à Faire feu de tout bois

La question se pose de savoir si le rapport entre les deux locutions ne dépasse pas de simples considérations chronologiques et si la seconde n’est pas une simple variante de la première.

La signification des deux formes étant identique, ce qui les distingue concerne le seul vocabulaire. La substitution de « faire flèche » par « faire feu » peut certes s’interpréter comme une actualisation des pratiques guerrières, les armes à feu ayant remplacé les armes de trait, mais le sens littéral de la locution se trouve profondément modifié dès lors que l’élément « bois » est conservé car, de matériau, il se trouve ramené au rang de combustible. Dès lors, « Faire feu » ne se limite pas à être l’équivalent moderne de « faire flèche » mais prend la signification de « faire du feu ». On en oublie la valeur du « faire » initial qui, dans la première locution, suggère la détermination d’un combattant qui fait fi des contingences. La deuxième, quant à elle, relève d’un simple constat et se contente de renvoyer à des considérations platement quotidiennes.

La notion de confort l’emporte désormais sur celle d’héroïsme et il est à craindre que la valeur originelle du dicton ne soit définitivement perdue dans l’usage courant. Reste à se demander ce que la nouvelle version conserve de la première pour ceux qui l’ignoraient ou l’ont oubliée : probablement une notion de constance voire d’entêtement contre l’adversité.

Formulettes numératives arithmétiques

Formulette arithmétique

 

Dans les Œuvres complètes de Félix Arnaudin (Édition établie par Jacques Boisgontier et Lothaire Mabru, Parc Naturel des Landes de Gascogne, éditions confluences, 1996, T. II « Proverbes de la Grande-Lande »), une section est réservée aux « Formulettes numératives ou arithmétiques » (p. 390-392).

Voici celle qui répond le mieux à cette définition (je reproduis la graphie de l’édition) :

– Un é dus é tres é couate, / sét é oueyt é binte-couate, / binte couate é binte-cin, / sét é oueyt é nau é bin, / tan hén?. Rép. cén crante-dus.

– Un et deux et trois et quatre, / sept et huit et vingt-quatre, / vingt-quatre et vingt-cinq, / sept et huit et neuf et vingt, combien cela fait ?. Rép. cent-quarante-deux.

Elle m’a remis en mémoire une formulette espagnole que mon père m’avait apprise et qui présente certaines analogies avec celle-ci :

– Pan, pan y pan, pan, pan y medio, cuatro medios panes, tres panes y medio, ¿cuántos panes son?

– Pain, pain et pain, pain, pain et demi, quatre demi-pains, trois pains et demi, combien de pains cela fait-il ? Rép. onze pains.

L’opération est bien plus simple que l’exemple landais, pour peu qu’on « retienne » le premier demi (« pain et demi ») pour l’ajouter au dernier de la série (« et demi »), ce qui donne une unité supplémentaire.

J’ai eu la surprise de retrouver cette formulette sur internet, sous l’intitulé « adivinanza 6 » (devinette 6) comme si elle appartenait à une série. Malheureusement le site se contente de donner la réponse exacte sans proposer un historique, comme c’est souvent le cas sur la Toile. On en trouve une autre version, très proche mais plus difficile parce qu’elle ne donne pas un chiffre rond :

– Pan y pan y medio, dos panes y medio, cinco medios panes. ¿Cuántos panes son? Siete panes y medio.

– Pain, pain et demi, deux pains et demi, cinq demi-pains. Combien cela fait-il ? Rép. sept pains et demi.

J’ignore d’où mon père tenait cette formulette, lui qui n’était pas allé à l’école en Espagne. Du moins peut-on supposer qu’il savait compter sur ses doigts lorsqu’il l’a apprise.

Pour moi, si j’ai pu l’assimiler, c’est que j’avais des dispositions pour le calcul mental, faculté que nos maîtres d’école entretenaient par des exercices qui frisaient parfois la haute voltige, telles les fables de M. Saran, en CM2 :

Perrette s’en va au marché. Elle emporte 4 poulets à X francs le poulet, trois douzaines d’œufs à Y francs la douzaine, 5 kilos de carottes, douze choux, huit fromages blancs.. ainsi de suite. Elle rapporte 12 cotelettes de veau à X francs le kilo, 2 kilos d’oranges, deux pains de 4 livres, et un bouquet de roses… Combien lui reste-t-il ?

Nous écoutions attentivement cette énumération, les bras croisés, puis, au signal du maître, nous inscrivions le résultat sur l’ardoise, que nous brandissions au-dessus de nos têtes. Celui qui avait trouvé le chiffre exact recevait un « merle blanc », ce qui me permit de découvrir que les meilleures récompenses sont souvent symboliques.

Moi qui n’avais, pendant mon enfance, qu’une connaissance approximative de l’espagnol, juste assez pour comprendre ce que disaient mes parents, le fait d’avoir retenu cette comptine me laisse perplexe.

J’aurais tendance à penser que le jeu des répétitions et la structure rythmique de ce quatrain, bref sa dimension formelle, est ce qui a favorisé chez moi sa mémorisation.

Pan, pan y pan,

pan, pan y medio,

cuatro medios panes,

tres panes y medio.

Un juron poitevin

Tête-Dieu pleine de reliques

Dans sa nouvelle, L’enfant maudit, Honoré de Balzac place dans la bouche du duc d’Hérouville, soudard de la pire espèce, le juron suivant :

Tête-Dieu pleine de reliques ! me le donneras-tu ?, s’écria le seigneur en lui arrachant l’innocente victime qui jeta de faibles cris.

Balzac l’a sans doute emprunté à Rabelais qui, dans le chapitre XX du Quart livre, fait dire à frère Jean des Entommeures à l’intention de Panurge :

Teste Dieu plene de reliques, quelle patenostre de Cinge est-ce que tu marmottez là entre les dens ?

Le volume de Rabelais, dans son édition de Lyon de 1552, contient en annexe une Briefve declaration d’aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des Faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, dans laquelle le juron en question est répertorié :

Teste Dieu plene de reliques. C’est un des sermens du seigneur de la Roche du Maine.

Tiercelin de la Roche du Maine (1483-1567) a participé à la campagne d’Italie menée par François Ier, puis a suivi le roi à Madrid pendant sa captivité, à la suite de la déroute de Pavie (1525). Il est connu pour sa bravoure et aussi pour son franc-parler.

Pour le rédacteur de cet index, il apparaît donc que le juron est un emprunt fait par Rabelais. C’est vraisemblable, dans la mesure où les deux personnages sont contemporains et que le château de La Roche du Maine se situe à quelques lieues de Chinon, à Prinçay pour être plus précis, près de Monts-sur-Guesnes. Rabelais a donc pu le connaître, au moins de renommée, et a jugé bon d’adresser ce clin d’œil aux initiés.

L’identification du seigneur de la Roche du Maine au moyen de son juron préféré n’est pas usurpée, si l’on en croit Brantôme[1] :

J’estois avecques luy, à qui il demanda qui j’estois ; il me nomma par mon nom de Bourdeille le jeune. Soudain, il se tourna vers moy en disant « Hé ! mon petit cousin, mon amy, que je te donne l’accolade. Vostre père et moy avons esté si bons parens et amys. Et teste Dieu pleine de reliques (c’estoit son serment) ! que nous en avons faict de bonnes delà les monts, d’autrefois de nostre jeune aage ! »

Dans un autre passage de son livre, Brantôme évoque à nouveau le seigneur de La Roche du Maine. En mai 1562, pour répondre au massacre de Wassy, perpétré par François de Guise, les Réformés, mettant à profit le fait que les garnisons et leurs capitaines eussent abandonné momentanément leur poste pour semer la terreur parmi les populations huguenotes, s’emparèrent d’Angers, puis de Tours, Châtellerault, Saumur, Loudun et Chinon. Celle-ci fut occupée du 24 mai au 11 juillet en l’absence de son gouverneur, La Roche du Maine. C’est en ces termes que celui-ci manifesta son dépit devant pareille mésaventure attentatoire à son honneur :

Eh ! Tête Dieu pleine de reliques, dit-il, faut-il que le Père Eternel gagne Pater Noster ? Je les en chasserai bien. Ce qu’il fit, et jura encore un bon coup que s’il l’eust fait li, et n’y fus rentré, il eust tenu Dieu pour huguenot, et il ne l’eust jamais servi de bon cœur.

Ce juron lui venait donc spontanément à la bouche, aussi bien pour exprimer sa joie que pour laisser libre cours à sa colère. Ce trait n’avait pas échappé à Rabelais. Notre Chinonais n’aurait pas été surpris d’apprendre que le seigneur de La Roche du Maine ne renonça pas à cette habitude, même en ses vieux jours, dans des circonstances que ni lui ni l’auteur de la Briesve declaration, qui pourrait bien être Rabelais lui-même, ne pouvaient évidemment connaître, puisque l’édition du Quart Livre eut lieu à une date antérieure, de même que la mort de son auteur. Peut-être même aurait-il été flatté d’apprendre que c’est à Chinon qu’il prononça à nouveau ce juron, en l’assortissant d’une glose qui l’eût rempli d’allégresse tant elle témoigne d’une évidente liberté de ton à l’égard du dogme, au point de friser le sacrilège pour des chrétiens moins larges d’esprit.



[1] Ouvres complètes de Pierre de Bourdelle, abbé séculier de Brantôme et d’André, Vicomte de Bourdeille, avec notices littéraires par J. A. C. Buchon. Paris, R. Sabe, éditeur-propriétaire, MDCCC XLVIII, Tome premier, I. Des hommes, p. 351-353.

Chinon, survol historique

Chinon, au fil du temps

Configuration des espaces

 

Vue aérienne de Chinon prise du NO. Au premier plan, la forteresse ; en contre-bas, la ville-fort et la rangée de platanes qui la sépare de la Vienne ; le pont et l’Île de Tours ; au-delà du pont, le faubourg Saint-Jacques.

La ville de Chinon présente la particularité d’avoir conservé, dans le tracé de ses rues comme dans la structure de ses édifices, la marque des différents siècles au cours desquels elle s’est constituée. Bien des vestiges anciens ont disparu ou sont devenus invisibles, parce qu’ils sont enfouis sous les constructions qui occupent l’emplacement des précédentes, mais ce qui reste est encore considérable. La raison en est que les époques de grand bouleversement urbain ne se sont pas concentrées sur un périmètre unique ; chacune a choisi d’investir un nouvel espace, laissant l’essentiel de la ville antérieure dans son état primitif.

Pour bien comprendre ce phénomène, il suffit de traverser le pont et, depuis la rive gauche, d’observer le panorama qui se présente à nos yeux.

 

Plan du site indiquant ses différentes composantes

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la nature du site : à nos pieds, la Vienne, ses bancs de sable et ses berges empierrées ; à l’arrière-plan, le coteau, surmonté de la forteresse ; dans l’espace intermédiaire, la ville médiévale ou ville-fort et ses toits agglutinés. Si on affine l’observation, on constate que cette disposition ne s’arrête pas au pont mais continue bien au-delà, sur la droite, pour peu que le regard ne soit pas arrêté par l’île de Tours qui divise le cours du fleuve en deux bras. En s’éloignant de la Vienne, le coteau libère un vaste espace. On aperçoit à son sommet la muraille récemment restaurée du Fort Saint-Georges, puis un habitat plus diffus entouré de  jardins. En contrebas, un autre quartier descend jusqu’à la Vienne, le Quartier Saint-Etienne, du nom d’un de ses principaux monuments. Enfin, derrière nous, s’étend le faubourg Saint-Jacques.

De la Tour Billard, au bas de la route de Tours, jusqu’au pont du chemin de fer, à 500 m. de là, le dénivelé entre les quais et la rivière est compensé par un talus empierré, surmonté d’un solide muret, de pierre également. Ce sont les ‘perrés’. A intervalle régulier, ils sont interrompus par des chaussées en pente douce, elle-même empierrées, les ‘cales’, sur lesquelles les barges et autres toues déchargeaient voyageurs et denrées. La concurrence de la voie ferrée mit fin à cette activité. L’équipement profite désormais aux pêcheurs, qui maintiennent la tradition des barques à l’ancienne, dont le musée possède une remarquable collection de maquettes. Perrés et cales embellissent le site en matérialisant le rapport étroit qu’entretiennent entre elles ville et rivière. Jusqu’à maintenant, on a su préserver cet ensemble remarquable de l’envahissement automobile.

Pour compléter le panorama, il faudrait ajouter quelques éléments qu’on ne peut voir depuis ce poste d’observation. Vers l’aval, le coteau s’interrompt brutalement, à l’endroit où s’achèvent la forteresse et la ville médiévale. A partir de cette fracture, occupée par la route de Tours, il reprend à perte de vue, en côtoyant la rivière, ce qui interdit toute édification à ses pieds. En revanche, la hauteur est occupée par de nombreuses édifications jusqu’au Prieuré de Saint-Louans. Le quartier Saint-Etienne et le faubourg Saint-Jacques ont chacun aussi son prolongement : la Place Jeanne-d’Arc et le quartier de la gare pour le premier, qui datent tous deux de la fin du XIXe siècle ; le faubourg Saint-Lazare et le hameau de Parilly, au bout de la rue sur digue, pour le second. Enfin, le XXe siècle a investi le plateau qui prolonge vers le nord le sommet du coteau, en y installant des lotissements, des supermarchés et la principale zone artisanale.

 

Survol historique

 

Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie,

doux comme l’air qu’ils respirent,

et forts comme la terre qu’ils fertilisent.

Alfred de Vigny, Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII

On croit souvent que seules les grandes villes ont un passé. Chinon, qui n’a pourtant jamais atteint les 10.000 habitants, prouve, au contraire, qu’une petite ville peut avoir une histoire très longue et très riche, et avoir été le théâtre d’événements qui dépassent largement les limites de son petit territoire. Je tenterai de retracer cette histoire en m’appuyant sur la bibliographie mais aussi sur ma familiarité, acquise au cours des années, avec la topographie des lieux et avec les édifices. C’est donc une vision personnelle que je propose ici et non une synthèse de la bibliographie existante et des idées reçues qu’elles a parfois tendance à véhiculer.

Les Temps antiques : Caïno

On chercherait en vain le document de fondation de Chinon : il n’existe pas. Ses origines se perdent dans la nuit des temps. L’ancienne Caïno s’est formée, peu à peu, sur un site qui a toujours été occupé dès que l’homme s’est sédentarisé. Rabelais ne dit rien d’autre, lorsqu’il commente, avec humour mais aussi avec une remarquable acuité, l’étymologie fantaisiste qu’il prête au nom latin de Chinon, Caïno (« la ville de Caïn »).

— Où est-elle ? demande Pantagruel, quelle est cette première ville du monde […] ? — Chinon, dis-je, ou Caïnon en Touraine. […] Je trouve dans l’Écriture Sainte que Caïn fut le premier bâtisseur de villes. Il est donc vraisemblable qu’il a nommé la première de son nom, Caynon, comme ensuite, en l’imitant, tous les autres fondateurs et édificateurs de villes leur ont imposé leurs noms.

                                      Cinquième Livre, chapitre 35

Il faut chercher l’origine de Caïno dans son site et dans son climat. Une large rivière poissonneuse, un coteau calcaire pour s’abriter des crues et y creuser des abris, des pâturages naturels, des terres fertiles, toutes conditions susceptibles de favoriser l’implantation humaine.

Le promontoire rocheux qui domine la Vienne est occupé depuis 3000 ans. Les témoignages matériels de cette présence humaine aux temps préhistoriques, à Chinon même et dans ses environs immédiats, sont nombreux : mégalithes, silex taillés, mobiliers de l’âge du bronze, poteries et restes d’habitats de l’âge du fer pré-romains. L’occupation romaine est attestée par les vestiges de villæ gallo-romaines – rien que dans le secteur de L’Olive, on en dénombre deux – mais aussi par des tombes du Bas-Empire retrouvées à Saint-Mexme, une stèle funéraire et du mobilier archéologique retrouvés sur le site de la forteresse. Le premier habitant répertorié sur le site est un guerrier, probablement un vétéran des légions de César, dont la sépulture, retrouvée dans le Fort-Saint-Georges, date du 1er siècle avant notre ère. Ce secteur a abrité un cimetière jusqu’à la fin de la période gallo-romaine (Ve siècle), ce qui suggère la présence d’un habitat permanent.

 

Stèle funéraire gallo-romaine célébrant un vigneron ou un marchand de vin

(Robert Bedon, Lecture découverte n°14, Société archéologique de Touraine, 2020)

 

La légende du miracle de saint Mexme (vers 446), rapportée par Grégoire de Tours, raconte que la population locale s’était réfugiée dans l’enceinte du castrum où elle fut assiégée par le général romain Ægidius. Privée d’eau depuis plusieurs jours, elle était sur le point de se rendre lorsque les prières du saint homme provoquèrent un orage providentiel qui remplit les citernes et obligea les assaillants à lever le siège. À en croire ce récit, le site actuel de la forteresse était donc fortifié et capable d’abriter une population relativement nombreuse, ce que confirment les fouilles récentes réalisées sur le site qui attestent qu’à la fin de l’Empire, le promontoire était entouré d’une forte muraille de 2,40 m d’épaisseur et comprenait plusieurs tours. En temps ordinaire, la population devait résider dans le prolongement du castrum, vers l’est. Dans ce secteur, on peut voir encore les restes d’une très ancienne et modeste église, dont l’existence remonte au Ve siècle, au vocable de saint Martin, ce qui n’est probablement pas l’effet du hasard.

 

Église saint-Martin restituée (carte figurative Delussay, 1767)

 

Aux ive et ve siècles, en effet, saint Martin, évêque de Tours, s’attache à christianiser les populations locales. Cette figure tutélaire, qui aimait à vivre dans de petites communautés, loin du pouvoir laïc, a inspiré de nombreuses fondations érémitiques dans son diocèse. Celles de Chinon sont toutes situées dans sa périphérie : Saint-Mexme, Sainte-Radegonde, Saint-Louans.

Ces fondations sont toujours actives pendant la période mérovingienne (vieviiie siècles), dont datent les premiers témoignages écrits sur l’existence d’une agglomération. On les doit encore à Grégoire de Tours, qui cite plusieurs fois dans ses écrits (560-580) le castrum (enceinte fortifiée) et le vicus (localité dotée d’une église) de Caïno, ce dernier étant souvent désigné comme un prolongement (suburbium) du castrum. Cette agglomération devait être modeste mais assez importante pour devenir chef-lieu de viguerie et pour abriter un atelier monétaire aux VIIe et VIIIe siècles, puis de 920 à 954, lorsqu’on y transféra l’atelier de Tours, menacé par les Normands. Par ailleurs, la fouille de la nécropole de Saint-Mexme a permis de retrouver des tombes de personnages apparemment riches et puissants.

 

Comtes de Blois et comtes d’Anjou (Xe-XIIe siècles)

À partir du xe siècle, Chinon est l’enjeu des rivalités entre les seigneurs qui dominent le cours moyen de la Loire, les comtes de Blois et les comtes d’Anjou. Les fouilles menées de 2007 à 2012 par le Service d’archéologie du Département d’Indre-et-Loire, sous la direction de Bruno Dufaÿ, permettent de retracer précisément l’histoire de la forteresse. L’histoire de la ville médiévale est, quant à elle, plus difficile à tracer, faute de fouilles systématiques, surtout pour la période qui s’écoule entre le vicus des époques mérovingienne et carolingienne, dans le prolongement oriental du castrum, et la cité médiévale qui se développe au pied de la forteresse, entre le promontoire rocheux et le cours de la Vienne.

Pour ce qui est du château, il est avéré que Thibaut le Tricheur, comte de Blois, fait édifier une tour en pierre dans les années 960, dans l’angle nord-est de l’enceinte antique, isolée par une muraille propre. Par ailleurs, on relève quelques indices (silos, probables fonds de cabane) qui dessinent le contour d’un habitat domanial. On a pu aussi identifier les restes d’un prieuré sur le futur emplacement du fort du Coudray.

En 1044, à la suite de la victoire de Geoffroy Martel (1040-1060), comte d’Anjou, aux dépens de Thibaut III, comte de Blois, Chinon passe pour un siècle et demi aux mains des comtes d’Anjou (1044-1205) : Foulques le Réchin (1068-1109), Geoffroy le Bel, le premier à adopter le nom de Plantagenet (1129-151), Henri II (1169-1183), Richard Cœur de Lion (1189-1199), Jean Sans Terre. Tout au long de cette période, les comtes d’Anjou étendent leur pouvoir : Geoffroy Plantagenet, dit le Bel, devient comte du Maine puis duc de Normandie en 1144 ; Henri II ajoute la couronne d’Angleterre à la mort de sa mère Mathilde en 1154 et Richard Cœur de Lion gouverne le duché d’Aquitaine au nom de sa mère, Aliénor, à partir de 1168.

 

 

Henri II Plantagenet (peinture murale de Sainte-Radegonde, XIIe siècle)

Le destin de Chinon est directement affecté par ces circonstances, parce que sa position stratégique, face au comté du Poitou et à la Touraine capétienne, qui se renforce aussi en absorbant le domaine des comtes de Blois et le comté de Touraine, lui confère un statut de cité frontalière. C’est dans ces termes que le Poème de Guillaume le Maréchal, composé au début du xiiie siècle, fixe les bornes de l’empire d’Henri II en 1189, date de sa mort : “De Baione tresque a Chinon” (“De Bayonne jusqu’à Chinon”). Notre ville et sa forteresse occupent donc une position stratégique, ce qui leur vaut des soins attentifs de la part du souverain. Son prestige est à son comble lorsque la légende arthurienne, qui fit tant pour la renommée des Plantagenets, raconte que Kei, sénéchal du roi Arthur, s’y fit enterrer et que, pour honorer la mémoire du grand disparu, le roi ordonna que l’on donnât son nom à la ville (Keinon).

Par voie de conséquence, les défenses de la forteresse sont renforcées et l’enceinte reprise dans sa totalité, excepté sur le front nord, qui conserve le rempart du castrum. Sous le règne d’Henri II, l’ensemble est prolongé vers l’est par un vaste espace lui aussi fortifié, le Fort Saint-Georges.

Ce renforcement et cette extension de la forteresse ne se conçoivent pas sans un apport de population nécessaire à sa défense et à son entretien. Le site du vicus gallo-romain, trop à l’étroit et trop éloigné de la forteresse et de la protection de ses murailles, ne pouvait accueillir ces nouveaux habitants. Dès lors, s’imposait la nécessité d’édifier une ville nouvelle, dont la superficie d’ensemble et la disposition générale sont visibles aujourd’hui encore. Cette idée dut germer assez tôt dans l’esprit des comtes, mais nous ne disposons pas d’une datation documentaire ou archéologique vérifiable. Du moins est-il permis d’envisager au terme de quel processus ce qui allait devenir la ville-fort fut constitué.

Pour reconstituer la disposition de son noyau primitif, on dispose des informations que fournissent le cadastre bâti et les bâtiments anciens conservés, ainsi que les limites de la paroisse qui fut créée à l’occasion. Ce premier ensemble est circonscrit à l’intérieur d’une muraille qui part du pied de la tour du Moulin, à l’extrémité ouest de la forteresse, rejoint les bords de Vienne, longe la rivière puis remonte vers l’enceinte au niveau du Grand Carroi actuel. Cet espace correspond à l’exacte emprise de la paroisse de Saint-Maurice, puisque la partie de la ville qui se trouve au-delà vers l’est relevait de la paroisse de Saint-Jacques, dont l’église se trouvait sur la rive gauche de la Vienne.

Le long de la voie qui, sur toute la longueur de cet espace, emprunte le pied du promontoire, sont alignés des édifices appuyés, au nord, sur le coteau et ouverts vers le midi, sans qu’il soit nécessaire de supposer qu’il y eût, dès le départ, une rue avec des bâtiments se faisant face. À l’exact milieu et en contre-bas de cette ligne, dont elle séparée par un espace qui est resté vide jusqu’à nos jours, l’église paroissiale est édifiée sur la pente qui descend vers la Vienne, à une centaine de mètres de la rive, par conséquent à l’abri de crues éventuelles.

La date de cette opération urbanistique n’est pas connue, non plus que celle de l’érection de l’église paroissiale. L’étude de l’architecture de Saint-Maurice, qui aurait pu fournir une information précieuse sur ce point, ne permet pas, en l’état actuel de nos connaissances (Claude Andrault-Schmitt…), de remonter au-delà du XIIe siècle, au plus tôt sous le gouvernement de Geoffroy le Bel.

La tradition veut que le pont, qui enjambe les deux bras de la Vienne en prenant appui au centre sur la pointe de l’Île de Tours, ait été construit sous le règne d’Henri II. Il est vrai que la concorde signée par l’évêque Barthélémy et Richard Cœur de Lion en 1190, signale ce pont comme point de partage entre les pêcheries relevant du roi et celles relevant de l’évêque. De même, Guillaume le Maréchal le mentionne expressément lorsqu’il relate la mort du roi en 1189, les pauvres étant empêchés de le franchir pour venir demander l’aumône auprès de la dépouille du roi défunt. Peut-être ne faut-il pas écarter une confusion entre le pont sur la Vienne et le pont de la Nonnain, étroite passerelle en bois s’appuyant sur des arcs en pierre qui, sur la rive gauche, permettait de franchir à pied les marais jusqu’au faubourg Saint-Lazare. Mais, dans ce cas précis, on ne comprendrait pas que la concorde de 1190 s’y réfère pour diviser le cours de la rivière entre amont et aval.

La construction d’un pont sur la Vienne peut, par conséquent, sans trop de risques d’erreur, être attribuée à Henri II. Autant il est peu vraisemblable de la situer à une époque où Chinon constituait le point extrême du comté d’Anjou, car il aurait affaibli les défenses de la place, autant il se justifie dès l’instant où le Poitou passe sous l’autorité des Plantagenets, après le mariage d’Henri et Aliénor, car il facilite la communication directe entre deux territoires amis. La valeur stratégique de ce pont est soulignée par le fait qu’il ne concerne pas la ville nouvelle mais qu’il la contourne par l’est pour rejoindre directement la forteresse. Il a donc bien été conçu pour établir une relation directe entre le château, la cour, ses fonctionnaires et sa garnison et le duché voisin. On ignore s’il fut d’emblée construit en pierre ou s’il comporta pendant un certain temps une passerelle en bois.

Sous le règne d’Henri II, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte du Maine et d’Anjou et duc consort du Poitou, Chinon joue un rôle important dans l’administration des possessions continentales de cet immense domaine. Les fouilles menées sur le site du Fort Saint-Georges ont révélé qu’il y édifia un vaste édifice, dont la fonction présumée était d’abriter un personnel nombreux, chargé d’administrer ce vaste territoire.

Vue d’ensemble des fouilles réalisées au Fort Saint-Georges, où l’on découvre les fondations des importants bâtiments qui y furent édifiés au XIIe siècle.

 

L’ampleur de ces travaux puis les facilités qui en résultent pour un souverain contraint à de fréquents et lointains déplacements à travers l’immense territoire qu’il gouverne, conduisent Henri II à se rendre souvent à Chinon et à y séjourner. Par ailleurs, il y retrouve ses enfants pour y fêter la Noël ou Pâques, comme en 1172, où ils accomplissent ensemble un pèlerinage à Sainte-Radegonde, dont la belle peinture murale semble porter témoignage. On comprend mieux, aussi, qu’il y ait eu dans la forteresse une Tour pour abriter le Trésor royal.

Henri II meurt dans le château le 6 juillet 1189, après une douloureuse entrevue avec le roi de France, Philippe-Auguste, au cours de laquelle il apprend de la bouche de son ennemi que son fils préféré, Jean Sans-Terre, l’a trahi. Le roi n’a sûrement pas choisi de mourir à ce moment et en ce lieu, mais il semble certain que la forteresse de Chinon était apte à accueillir un événement de cette importance. C’est d’ailleurs là que la reine Aliénor se rend, après la mort de son mari, lorsque son fils Richard Cœur de Lion la fait libérer de la prison anglaise où elle croupissait. De même, pendant son court règne (1089-1099), Richard y fait de nombreux séjours et y signe de nombreux documents. Il est possible qu’après sa blessure mortelle subir à Châlus, sa dépouille ait fait étape à Chinon, sur le chemin de Fontevraud où Aliénor organisa les funérailles de son fils. C’est, du moins, ce que prétend une légende locale non vérifiée mais soigneusement entretenue. Enfin, Jean Sans-Terre y épousa Isabelle d’Angoulême, qu’il venait d’arracher à son rival Lusignan.

Tous ces faits cumulés concordent à assigner à Chinon un rôle important à l’époque des souverains Plantagenets. Il serait sans doute excessif d’en faire une capitale du domaine continental des rois d’Angleterre, mais on peut affirmer qu’elle fut une résidence privilégiée de cette dynastie.

 

Chinon, cité royale française (XIIIe au XVe siècles)

Le roi de France Philippe Auguste s’empare de la forteresse après un long siège, en 1205. Chinon est annexée au royaume de France et n’en sortira plus. Cependant, c’est encore en ses murs, probablement dans l’enceinte du château, que fut signée en septembre 1214 une trêve de 5 ans entre Philippe-Auguste et Jean-Sans-Terre, qui entérinait la perte par le roi d’Angleterre du Maine, de l’Anjou et de la Touraine.

Dans la nouvelle carte politique du royaume, notre ville n’occupe plus la position privilégiée qui avait été la sienne sous les Plantagenets, mais les rois de France ne la négligent pas pour autant. Ils lui accordent le statut de ville royale, qu’elle conservera jusqu’à la Révolution, même si, à partir de 1633, le cardinal de Richelieu détournera certains droits et revenus dus à la Couronne au profit de son duché-pairie. En 1323, lorsque le bailliage de Touraine fut séparé de celui d’Anjou, il fut doté de deux sièges, l’un à Tours, l’autre à Chinon. Lors de la création des élections (circonscriptions financières), notre ville fut désignée chef-lieu au-début du xve siècle. Ces titres successifs valaient aux villes qui en jouissait un prestige que n’avaient pas les cités placées sous l’autorité d’un seigneur, civil ou ecclésiastique. Elle en tirait aussi l’avantage d’abriter dans ses murs une administration conséquente qui se mettra peu à peu en place : gouvernement, pour le politique ; tribunal pour le judiciaire ; divers administrateurs chargés de la perception des impôts directs ou indirects (gabelle, droits d’octroi sur le commerce fluvial et terrestre) ou de la gestion du patrimoine (eaux et forêts). Autres effets bénéfiques de cette reconnaissance officielle : dès sa conquête par Philippe-Auguste, le système de défense de la forteresse est renforcé par l’érection d’un nouveau donjon, la tour du Coudray, séparée du reste de la forteresse par de nouvelles douves.

 

Développement de la ville-fort

Au cours des deux siècles suivants (xiiiexive), la ville-fort se densifie. L’alignement d’édifices sans vis-à-vis au bas du promontoire se double bientôt d’une nouvelle ligne d’édifices pour former une rue continue, à l’exception de la portion qui domine l’église Saint-Maurice. Ainsi, des études de dendrochronologie menées sur la charpente de l’hôtel Bodard de la Jacopière, sur le bord sud de la rue Haute, datent son érection au XIVe siècle. Les constructions finissent par déborder le cadre primitif. La rue Haute se prolonge vers l’est et dépasse peu à peu le Grand Carroi, qui devient le centre de l’espace urbain dans son étape finale, à la croisée de la rue Haute et d’une voie nouvelle qui permet d’accéder du pont au château.

 

Le Grand Carroi, la Maison des États-Généraux et la maison Rouge, avant et après leur restauration dans les années 1960-1970.

 

 

La muraille est repoussée d’autant vers l’est, jusqu’aux limites actuelles de la ville-fort (Place de l’Hôtel-de-Ville). Une rue basse (actuelle rue du Commerce) est tracée de long de la nouvelle enceinte, ce que le dessin du noyau primitif n’avait pas permis. Ce débordement aboutit à des douves situées à l’extrémité ouest de la Place de l’Hôtel-de-ville.

Le nouvel espace bâti dut provoquer un déplacement vers l’est de la voie extra-muros qui menait directement du pont au château, ce qui se traduit, à la fin du XIVe siècle, par l’édification d’une nouvelle porte d’accès à la forteresse, la Tour de l’horloge, qui renferme la cloche Marie-Javelle, qui fut fondue en 1399. Les espaces libres en contre-bas de l’église se comblent peu à peu. Chinon, ville royale, est désormais en mesure d’accueillir le roi et sa Cour. Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe III y feront plusieurs séjours.

L’entretien de la forteresse coûte cher au royaume, aussi veille-t-on à l’utiliser à d’autres fonctions qu’au seul hébergement d’une garnison ou au logement occasionnel des souverains. Elle sert de lieu de détention pour des prisonniers particulièrement prestigieux ou dangereux. Les plus célèbres furent les dignitaires de l’Ordre des Templiers. Depuis la découverte récente (2001) de documents dans les archives du Vatican, on connaît mieux l’épisode qui s’y est déroulé en août 1308, et qui n’était connu jusque-là que par une version résumée, rédigée par un officier royal.

Après l’arrestation sur son ordre des membres du Temple à travers tout le royaume, le 13 octobre 1307, et les premiers interrogatoires menés par le tribunal de l’Inquisition de Paris, Philippe le Bel avait accepté, pour calmer l’irritation du pape, Clément V, fâché d’une initiative qui le privait de ses prérogatives les plus élémentaires, de faire conduire devant la Curie à Poitiers, à des fins d’enquête, un groupe de Templiers (soixante-douze), dont aucun dignitaire et beaucoup d’exclus que le roi avait réintégrés pour l’occasion. Sous prétexte de ménager leur santé jugée chancelante le roi fit retenir, sur la route de Poitiers, dans la forteresse de Chinon, les cinq dignitaires arrêtés : le Grand-Maître, Jacques de Molay : le Précepteur d’Outre-Mer, Jacques Raymbaud ; le Précepteur de France, Hugues de Pairaud ; le Précepteur d’Aquitaine et de Poitou, Geoffroi de Gonneville ; le Précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnay. Il espèrait ainsi se donner un prétexte pour dénoncer la procédure, au cas où le pape déciderait d’absoudre les Templiers envoyés devant lui, l’absence du Grand-Maître étant susceptible de rendre discutable toute initiative allant dans ce sens. Le pape décide de contourner la manœuvre en envoyant sur place, à Chinon, trois cardinaux chargés d’interroger secrètement les prisonniers. Au terme des interrogatoires, qui se déroulent du 17 au 20 août 1308, les accusés reçoivent l’absolution de leurs péchés et sont réintégrés dans le sein de l’Église. Devant cette résistance du pape, le roi décide de ramener les dignitaires à Paris, où ils seront brûlés, plusieurs années plus tard, le 18 mars 1314.

Sous le règne d’un des fils de Philippe le Bel, Philippe le Long, le royaume connaît un des épisodes les plus sinistres de son histoire. Le roi et ses conseillers décident de renflouer les caisses en faisant un procès à deux groupes relativement fortunés mais sans défense : les lépreux et les Juifs. On invente un complot ourdi par les rois musulmans de Grenade et de Tunis pour anéantir les chrétiens avec la complicité des deux communautés et on en propage la rumeur à travers le royaume. Une épidémie survient en 1321 qui semble corroborer cette thèse, en faisant croire que ces ennemis ont empoisonné les puits. Alors sont perpétrés dans tout le royaume des massacres qui ne prennent fin que lorsque le roi, ayant obtenu le gain espéré, décide de mettre un terme aux troubles qu’il a lui-même fomentés. Les lépreux, dont les asiles, les biens et les troupeaux ont été anéantis, sont abandonnés à eux-mêmes. Les Juifs sont expulsés du royaume après avoir dû acquitter de fortes amendes. Ceux de Touraine ne furent pas épargnés, et nombre d’entre eux furent brûlés. Une phrase ajoutée par un continuateur anonyme à la Chronique royale de Nangis, affirme que 160 Juifs furent brûlés dans une fosse à Chinon. Ce bref récit, qui évoque plus le sacrifice volontaire des martyrs des premiers siècles du christianisme (« beaucoup d’entre eux et d’entre elles, comme invités à des noces, sautaient en chantant dans la fosse ») que la scène finale d’un pogrom, est le seul témoignage sur lequel se fonde cette tradition. Il y eut certainement une communauté juive à Chinon, ville royale ; elle eut sûrement à subir des persécutions, car il y a tout lieu de penser que les Chinonais d’alors n’étaient pas moins sensibles à la propagande officielle contre les lépreux et les Juifs que les autres sujets du royaume. Cependant, rien ne permet d’affirmer que ces persécutions furent telles que les rapporte le continuateur anonyme. Toute autre affirmation est pure hypothèse.

Chinon se distingue donc, pendant les xiiie et xive siècles, par les fonctions stratégiques et guerrières dévolues à sa forteresse. En tant que ville royale, elle est aussi concernée par les péripéties souvent sanglantes qui sont le triste lot du temps. Nous ignorons à quel point elle fut affectée par la Peste Noire qui, à partir de 1348, sévit tragiquement en France comme en beaucoup d’autres royaumes. En revanche, la première phase de la Guerre de Cent Ans semble l’avoir épargnée, malgré la proximité du champ de bataille de Poitiers (1356).

 

Au-delà de la ville-fort

L’évêque de Tours détenait de nombreuses parcelles sur le territoire de Chinon et dans ses environs immédiats. Il possédait aussi en commun avec le seigneur de la ville, – qu’il s’agisse du comte d’Anjou, du roi d’Angleterre, puis du roi de France – la « haute et basse forêt », les eaux et les îles et donc les pêcheries, communément appelées « écluses » ; celles qui étaient en amont du pont lui appartenaient en totalité (concordia du 28 mars 1190). L’administration de ces biens impliquaient la présence d’un personnel qualifié et d’équipements permanents. Aux fins d’entreposer les redevances en nature, une grange à dîmes fut édifiée non loin de la rivière sur laquelle s’effectuaient les transports de denrées, face à l’île de Tours qui, comme son nom l’indique, relevait de l’autorité de l’évêque. Les officiers chargés de les percevoir occupaient un hôtel tout proche (4, place Jeanne d’Arc). Entre la grange et l’hôtel fut aménagée une place, dite de la Parerie (actuelle Place Mirabeau), dont l’étymologie évoque la répartition à parité entre l’Église et le roi du produit des transactions qui s’y effectuaient.

 

 

Ancienne grange à dîmes dessinée par James Richard dans l’état où elle était jusqu’en 1920.

 

Au nord de la place, un couvent augustin, contigu à l’hôtel de l’évêché, est fondé par une bulle du pape Jean XXII en date de novembre 1334 et sa construction, contrariée par la Peste Noire et le début de la Guerre de Cent Ans (défaite du roi Jean II à Poitiers en 1356), ne débute qu’en 1359 et ne sera véritablement achevée qu’en 1445, date de la consécration de son église. Ces trois fondations, plus la Maison de la Charité et l’église Saint-Etienne, qui les prolongent au nord, donnent à ce faubourg de la ville un caractère éminemment religieux, qui s’accentuera encore lorsqu’il aura fait la jonction avec la collégiale de Saint-Mexme et son cloître, c’est-à-dire les différentes demeures occupées par ces chanoines qui n’étaient pas tenus à une vie commune en dehors des offices.

Pendant la seconde moitié du XVe siècle, au cours duquel le royaume n’eut plus à subir la présence de troupes ennemies, la ville de Chinon, tirant parti de ces conditions favorables, ne cessa de s’étendre vers l’est et la collégiale Saint-Mexme. Parmi les constructions les plus remarquables, il faut signaler les halles (emplacement de l’actuel l’Hôtel-de-ville), l’hôtel-Dieu et son cimetière (parking de la Brèche et place du théâtre, aujourd’hui, Place Hoffheim).

 

Hôtel-Dieu devenu théâtre municipal par James Richard (1966)

Ce bâtiment, propriété des Augustines, a servi d’hôpital jusqu’à la Révolution.

 

Par ailleurs, se développe une activité artisanale, dont des teintureries qui tirent parti de la présence abondante de l’eau, dans les cours intérieures, en retrait des façades sur rue (rue Jean-Jacques Rousseau). Ce faubourg, qui semble ne pas suivre un plan préalablement établi, à en juger par les ruelles tortueuses qu’elle conserve encore, contraste avec le quartier Saint-Etienne au plan rigoureux.

 

          Chinon, résidence royale (XVe siècle)

En 1413, le Duc d’Anjou conclut avec le roi Charles VI et la reine Isabeau de Bavière un accord de mariage entre sa fille Marie et le troisième fils du couple royal, Charles, comte de Ponthieu. La mère de Marie, Yolande d’Aragon, se charge d’élever le jeune prince en Anjou, auprès de sa fille. En 1415 et 1417 respectivement, les deux frères aînés du jeune Charles, le Dauphin Louis et son cadet Jean, meurent sans descendance. A l’âge de 14 ans, le prince se retrouve donc héritier du trône. Lorsque les Bourguignons se rendent maîtres de Paris (29 mai 1418), le nouveau Dauphin s’enfuit de la capitale et s’installe de façon permanente en Touraine (Tours, Amboise, Chinon et Loches) et Berry (Bourges et Mehun-sur-Yèvre). C’est de cette position de repli qu’il va gouverner la partie du territoire qui continue à lui prêter obéissance.

La reine de France reçoit à titre de douaire le duché de Touraine. Le château et la châtellenie de Chinon en fera toujours partie, excepté pendant une courte période entre 1425 et 1428. Pour cette raison et aussi à cause de la proximité de la ville avec son Anjou natal, Marie fera de la forteresse une de ses résidences de prédilection. Elle y fera réaliser des aménagements pour son confort et y mettra au monde plusieurs de ses enfants, dont le dernier, Charles (1446).

 

 

Marie d’Anjou, épouse de Charles VII, reine de France

 

En 1428, le Dauphin parvient à reprendre Chinon, que s’était approprié la duchesse de Guyenne, fille du duc de Bourgogne, et y installe la Cour. Cette année-là, il y réunit les États de langue d’oc et de langue d’oil qui lui accordèrent des subsides substantiels, de 500.000 et 400.000 livres tournois respectivement, mais qui exigèrent l’abandon de la politique de dévaluation de la monnaie qui avait prévalu jusque-là. La ville était directement concernée par ces mesures financières, étant donné que, de 1418 à 1442, elle posséda un atelier de frappe de monnaie, qui produisait, en particulier, les célèbres florettes.

Au mois de mars 1429, elle fut le théâtre d’un épisode célèbre de l’histoire de France. Une jeune fille originaire des confins de la Champagne et de la Lorraine, prénommée Jeanne et qui se fait appeler La Pucelle, se rend sur les bords de la Vienne avec une petite escorte pour solliciter une entrevue avec le Dauphin. Se prévalant de révélations qui lui auraient été faites miraculeusement, elle parvient à le persuader de se faire sacrer roi à Reims et de lever une armée pour délivrer Orléans. La rencontre entre Jeanne d’Arc et le Dauphin eut lieu dans le logis royal du château de Chinon. Jeanne séjourna dans la ville le temps nécessaire au déroulement de l’enquête dont elle fut l’objet. Elle y gagna de solides appuis : Yolande d’Aragon, le duc d’Alençon. Puis, elle prit la tête de l’armée chargée de libérer Orléans, assiégée par les troupes anglaises et bourguignonnes. C’est donc à Chinon que débuta la courte mais glorieuse destinée de Jeanne d’Arc ; en même temps s’écrivait une page glorieuse de l’histoire de la ville, dont le nom devint familier à tous les Français.

En 1433, toujours au château de Chinon, la reine Marie participe au complot ourdi par sa mère Yolande d’Aragon en vue d’expulser du Conseil du roi l’encombrant La Trémoille. Ce coup de force permet à la maison d’Anjou de recouvrer son influence à la Cour.

L’année 1444 marque le début du « règne » d’Agnès Sorel, première maîtresse officielle d’un roi de France. Elle est omniprésente, le roi ne pouvant supporter d’être éloigné d’elle. Elle intervient dans la distribution des places et des rentes, le plus souvent à son profit ou à ceux de ses parents et familiers. Elle se fait offrir de luxueuses parures, car c’est elle qui dicte la mode. La reine demeurant au château, le roi installe sa maîtresse en contre-bas, dans le manoir du Roberdeau, dans lequel il pouvait se rendre par un souterrain dont on devine encore l’entrée au pied de la Tour d’Argenton. Mais les murs de la forteresse devaient paraître trop austères aux deux amants, aussi préféraient-ils séjourner chez les seigneurs de Razilly, dans le Véron, à une lieue de Chinon, pour y organiser leurs fêtes. Le Pas du rocher périlleux ou Emprise du dragon y eut lieu, en juin 1446, en présence de la fine fleur de la chevalerie française : le roi René d’Anjou, le comte d’Eu, le comte de Foix, le duc d’Alençon, le comte de Tancarville, le comte de Nevers, le comte du Maine, le comte de Clermont, le comte d’Angoulême, etc. Agnès mourut très jeune et son « règne » ne dura que cinq années mais, grâce à elle, la Cour connut une période particulièrement fastueuse malgré l’état de guerre permanent que connaissait le royaume.

La Guerre de Cent Ans achevée (1453), Charles abandonne Chinon pour Paris et les châteaux du Berry pour lesquels il a une prédilection. Ses successeurs immédiats, Louis XI et Charles VIII, investissent d’autres lieux du Val de Loire (le Plessis à Montils-lès-Tours, Amboise, Loches) mais ne manquent pas de séjourner aux bords de la Vienne lorsque l’occasion se présente. Ce retrait de la Cour n’a pourtant pas d’incidence négative sur le développement de la ville ; celle-ci bénéficie encore de l’élan de la paix retrouvée et voit se multiplier les belles demeures de pierre, qui rivalisent désormais avec les maisons à pans de bois.

Le siècle s’achève en apothéose pour Chinon. Le 18 décembre 1498, le roi Louis XII y reçoit César Borgia, fils du pape Alexandre VI, qui vient lui remettre en mains propres l’annulation de son premier mariage afin de lui permettre d’épouser Anne, duchesse de Bretagne, veuve de son prédécesseur, Charles VIII.

 

Chinon aux Temps Modernes (XVIe-XVIIIe siècles)

François Rabelais

En 1484 ou 1494 (le doute subsiste), l’épouse d’un avocat du siège royal met au monde un enfant de sexe mâle, dans la maison de campagne qu’il possède dans le village de Seuilly, sur l’autre rive de la Vienne. Le fait est trop banal pour mériter qu’on s’y attarde. Mais il se trouve que la sécheresse sévit cruellement cette année-là, et que, faute d’eau, les hommes furent contraints de ne boire que du vin. On ignore si les enfants aussi furent réduits à cette extrémité. Toujours est-il que ce concours de circonstances extraordinaire donna naissance à un des plus grands génies de son temps, dont le nom et l’œuvre sont universellement connus et admirés.

 

Un rêve français | Cnap

Portrait de Rabelais par Eugène Delacroix, conservé au Musée de Chinon

 

François Rabelais ne s’est pas contenté de naître à La Devinière d’un père et d’une mère chinonais. Il a non seulement, à la façon des clercs de l’époque, mentionné ses origines géographiques, comme en témoigne l’ex-libris f. francisci Ralelaisi Chinonensis (« frère François Rabelais chinonais »), que l’on peut lire dans les volumes de sa bibliothèque, mais il a initié ses lecteurs aux subtilités de ce terroir. Quel meilleur guide, en effet, que ses écrits pour découvrir notre région, se familiariser avec les mœurs de ses habitants ? Qui, parmi les lecteurs de maître François, ne connaît les Caves Peintes à Chinon, le théâtre de la Guerre picrocholine (Lerné, Seuilly, La Roche-Clermault), la grotte de la Sibylle à Panzoult ou le site présumé de l’abbaye de Thélème, du côté de Rigny ? Mais, au-delà de cet aspect, plutôt anecdotique, Rabelais a eu le génie de transformer sa ville natale et sa contrée en un personnage littéraire et mythique, comme la littérature arthurienne l’avait fait avec la forêt de Brocéliande ou l’Ile d’Avalon, et comme le fera (à son imitation ?) Miguel de Cervantès, avec la Manche castillane. Grâce à lui, Chinon et sa contrée ont acquis une renommée universelle.

 

Un chef-lieu administratif et économique

Mérite-t-elle un tel honneur ? Disons qu’elle ne démérite pas et qu’elle assume dignement son statut de ville royale ainsi que le rôle qu’elle ne cessa d’exercer, du XIIIe au XVIIIe siècles, comme capitale administrative d’un territoire considérable.

En effet, jusqu’à la Révolution, qui, en unifiant l’administration à tout le pays, supprima de nombreuses institutions en même temps que les privilèges et la vénalité des charges, Chinon fut le siège de nombreux corps d’officiers. En 1544, le bailliage de Chinon devient autonome, après le démembrement de celui de Tours et la ville chef-lieu d’une circonscription qui regroupe une centaine de paroisses. Il est placé sous l’autorité d’un lieutenant et dispose de ses propres locaux. Le corps de ville est constitué par un maire et trois échevins. Leur principale mission est le maintien de l’ordre, mais ses prérogatives concernent aussi l’organisation de l’enseignement ; ainsi, le roi François II l’autorise, en 1578, à acquérir une maison située au-dessus du carroi Saint-Etienne pour y établir un Collège royal, institution qui retire la mission d’enseignement aux autorités ecclésiastiques pour la confier au pouvoir civil et qui perdurera jusqu’aux réformes de la Troisième République.

L’exercice de la justice mobilisait un personnel nombreux : lieutenant du bailliage, avocat du roi, procureur du roi, juge des affaires civiles et criminelles, juges des affaires spéciales, conseillers, greffiers, huissiers, procureurs notaires du roi, avocats. La justice fiscale relevait de l’élection ou circonscriptrion financière. Il y en avait six en Touraine et celle de Chinon couvrait un vaste territoire, de Thilouze et Saché à Langeais et Cinq-Mars, en passant par Sainte-Maure, Azay et La Haye. Elle était chargée de fixer l’impôt et de régler les litiges. Enfin, la Touraine étant pays de grande gabelle, Chinon était dotée d’un grenier à sel, dont la tâche première était de faire respecter une réglementation d’autant plus contraignante que le Poitou voisin en était dispensé et que les fraueurs étaient nombreux.

Le château était le siège de la juridiction militaire, qui y entretenait une garnison et aussi la prison. Par ailleurs, l’administration des Eaux et forêts veillait à l’entretien et à l’exploitation de la forêt domaniale et des nombreux cours d’eau navigables. Enfin, la jurisdiction ecclésiastique était confiée à un prêtre dépendant de l’arcevêché. Par ailleurs, chacune des cinq paroisses intra muros, Saint-Maurice, Saint-Jacques, Saint-Etienne, Saint-Mexme et Saint-Martin, ainsi que les deux paroisses extérieures, Saint-Louans et Notre-Dame de Parilly, avait son propre personnel ecclésiastique et autres, placé sous l’autorité du chefcier de Saint-Mexme. Quant au clergé régulier, il se composait de trois ordres masculins, Augustins, Franciscains et Capucins, et de cinq maisons féminines, Calvairiennes, qui auront la charge de l’hôpital de Saint-Michel (début du XVIIe siècle), Ursulines, Sœurs hospitalières de saint Augustin, Dames de l’union chrétienne et Sœurs de la Charité.

La présence d’un personnel administratif aussi nombreux, la circulation pécuniaire et la création d’emplois qu’elle entraînait assuraient à ses habitants un niveau de vie que les habitants des autres villes ou villages dépendant de sa juridiction devaient leur envier. Un témoignage de cette vitalité économique est fourni par les nombreuses cales dans lesquelles ont débarquait les denrées circulant sur la rivière, ainsi que la tenue d’un marché hebdomadaire et de deux foires annuelles, en avril et en octobre, qui furent instaurées au XIIIe siècle.

 

Au temps de guerres de religion

La ville aurait pu être fortement impliquée dans les Guerres de Religion, la forteresse présentant un intérêt stratégique de première importance pour les deux partis Pendant ces guerres, Chinon connut des concentrations de troupes catholiques et servit de prison au cardinal de Bourbon, après l’assassinat du duc de Guise sur l’ordre du roi Henri III. Malgré la proximité de places protestantes comme Loudun et Saumur, les Chinonais surent, cependant, rester en marge du conflit, ce qui n’était pas un mince exploit à une époque où chacun était tenu de se prononcer pour l’un des deux partis. Les Réformés avaient plus à craindre des agents du pouvoir royal que des catholiques chinonais, même s’ils eurent à subir quelques tracasseries. Chinon ne connut qu’un épisode difficile, en 1562, lorsque, comme plusieurs autres villes – Angers, Tours, Châtellerault, Saumur et Loudun -, elle fut prise par les Réformés qui, mettant à profit le fait que les garnisons aient abandonné momentanément leur poste, entendaient riposter au massacre de Wassy, perpétré par Henri de Guise. Ils occupèrent la ville du 24 mai au 11 juillet, en l’absence de son gouverneur, Tiercelin de la Roche du Maine, qui reprit la place, peu après, « à la veue d’une seule compagnie de gens d’armes » (Agrippa d’Aubigné, Mémoires), ce qui atteste du courage du marquis mais aussi de la faiblesse des Réformés, qui n’avaient réussi à s’emparer de la ville que par surprise.

En 1565, soit trois années après cet épisode, la reine Catherine de Médicis, ses enfants et la Cour, à l’occasion du célèbre voyage qu’ils réalisèrent à travers le royaume, firent étape en septembre à Marçay et à Lerné (au château de Chauvigny), puis, en novembre, à Bourgueil, Langeais et Amboise, mais pas à Chinon, comme s’ils avaient voulu éviter de le faire. Faut-il y voir une conséquence de l’épisode précédent ? Probablement plutôt, durent-ils se rendre à l’évidence qu’une pareille expédition serait dans l’impossibilité de pénétrer dans la ville. Faire emprunter, en venant de Loudun, le Pont à Nonnain à des carrosses, à de lourds chariots, à une foule de gens à cheval n’était pas envisageable. Il apparut plus commode de contourner aussi la rivière de Vienne par le nord, quitte à emprunter dès que possible la rive droite de la Loire de Nantes à Tours. Cet épisode témoigne assez bien de l’isolement dans lequel la topographie allait condamner la ville de Chinon jusqu’à ce que la muraille qui longeait la Vienne soit abattue et remplacée par les quais, dans la première moitié du XIXe siècle.

La communauté huguenote de la ville choisit de se dissoudre en 1565, ses membres préférant se rattacher au Temple de L’Ile-Bouchard, placé sous la protection des La Trémoille. Ils obtinrent, cependant, des autorités municipales, l’autorisation de fonder un cimetière dans la paroisse de Saint-Etienne, et, selon toutes les apparences, ne subirent pas de persécutions systématiques. Il n’y aura pas de massacres lors de la Saint-Barthélemy (1572).

L’ambition de Richelieu, ministre tout-puissant du roi Louis XIII, va modifier le destin de la ville en la retirant en partie à l’autorité royale. L’édification, dans l’ancien fief familial, d’un immense château et d’une cité attenante (actuelle ville de Richelieu) ayant vocation à accueillir l’administration du royaume conduit le cardinal à s’intéresser de près à Chinon. Il parvient à se faire remettre certains droits qui s’apparentent à une seigneurie sur la ville : droit d’exercer la justice ; possession du château ; droits honorifiques. La couronne se réserve, cependant, quelques charges et répond positivement à certaines requêtes du corps de ville et des officiers de justice, soucieux de préserver certaines prérogatives du statut ancien. Cet état de fait perdurera jusqu’à la Révolution.

Tandis que l’insatiable cardinal cherchait à augmenter encore sa fortune, notre bonne ville donnait naissance à un personnage attachant, malheureusement oublié. Claude Quillet est l’auteur d’un immortel chef-d’œuvre, la Callipédie ou la manière d’avoir de beaux enfants, long poème en vers latins, dans lequel il prétend démontrer « par quels moyens on se fait des héritiers d’une figure aimable ». Malheureusement notre bon Quillet était contrefait, ce qui inspira à une dame peu charitable ce mot cruel : « Quel dommage que sa mère n’ait pas lu son traité avant de le mettre au monde ! ». Alfred de Vigny, dans son roman historique Cinq-Mars, en fait le gouverneur du héros et le farouche ennemi du despotique cardinal.

 

Page de titre de la Callipégie de Claude Quillet,

Dans le domaine des arts, Chinon a eu quelques illustres enfants. Le musicien Pierre Tabart (1645-1716), maître de chapelle à la cathédrale de Meaux, a laissé plusieurs pièces de musique religieuse, dont le Requiem qui fut chanté lors des funérailles de Bossuet. Le plus célèbre de tous fut un mécène, Alexandre Le Riche de la Pouplinière (1693-1762), fils d’un receveur du grenier à sel de Chinon. Dans ses hôtels de Paris puis de Neuilly, ce fermier général accueillit et protégea des écrivains et artistes de renom, tels Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Quentin de La Tour et Van Loo. Grand amateur de musique, il entretenait un orchestre et soutint activement Jean-Philippe Rameau, au point de le loger dans son propre hôtel, ainsi que François-Joseph Gossec.

 

Chinon pendant la Révolution

La Révolution fut favorablement accueillie à Chinon. C’est alors une ville de quelque 5.500 habitants dont la population entend profiter de la réforme politique et administrative en cours et se défaire de l’autorité des ducs de Richelieu. Cette volonté, trop longtemps contrainte, donne lieu au début à de nombreuses émeutes que les autorités ne peuvent réprimer. Pendant toute la durée de la Révolution, la ville partage les grands élans révolutionnaires, s’associant aux événements symboliques principaux : fêtes révolutionnaires ; création de sociétés populaires. Les Chinonais adoptent pendant ces années un républicanisme sincère mais modéré et se montrent soucieux de ne pas créer de fossé entre les divers partis, idéologie et comportement qui ne se sont jamais démentis au cours de sa longue histoire. Ce trait de caractère les conduisit à quelques regrettables compromissions ; ainsi ne surent-ils pas éviter le sort tragique que connut un convoi de suspects saumurois, lesquels furent massacrés par leurs gardiens sur le territoire de la commune.

Gravure de Chinon réalisée en 1772, dans une reproduction de 1792.

Le graveur n’a pas représenté l’île de Tours, en amont du pont.

 

Au moment le plus fort de la Guerre de Vendée, Chinon constituait la base républicaine avancée face aux troupes monarchistes. C’est pourquoi le conventionnel Tallien s’y installa. L’armée dite « de Chinon » compta jusqu’à 15000 soldats, placés sous le commandement d’un général de trente ans, Gabriel Venance Rey. Le 19 mai 1793, cette armée rejoignit le Maine-et-Loire et laissa la ville sans défenses. Aussi, le 12 juin, après la chute de Saumur, Chinon fut investie par une troupe de combattants vendéens mal vêtus et mal équipés. Les envahisseurs se retirèrent, vingt-quatre heures plus tard, sans commettre la moindre exaction, mais en emportant toutes les armes et provisions qu’ils purent trouver ou extorquer aux autorités et aux habitants. Leur chef profita de cette incursion pour se rendre chez sa cousine, comtesse de La Mothe-Baracé, au château du Coudray-Montpensier à Seuilly.

Pendant la Terreur, les tribunaux de Paris et d’Angers condamnèrent à mort et firent exécuter huit Chinonais, dont l’avocat Poirier de Beauvais. Dans la ville-même, il n’y eut qu’une seule exécution, celle d’un soldat volontaire appelé Jacques Payelle, accusé d’avoir crié « Vive le Roi ! A bas la République ! ».

 

Époque contemporaine (XIXe-XX siècles)

Pendant tout le xixe siècle, Chinon, paisible chef-lieu d’un arrondissement rural, semble vivre en marge de l’histoire. La ville n’a pas connu de grands événements mais elle ne manque pas pour autant de dynamisme, si l’on en juge par les transformations considérables qu’elle a connues. La destruction des murailles médiévales a permis la création des quais, qui dévient la circulation hors de la ville-fort et offrent un espace pour de nouvelles habitations ouvertes au midi. Une ancienne prairie, sur laquelle Jeanne d’Arc se serait entraînée à la joute avec le duc d’Alençon, a été transformée en mail, puis en jardin, enfin en champ de foire (Place Jeanne d’Arc).

Place Jeanne d’Arc, avec la statue de la Pucelle, la gendarmerie et la prison ; en arrière-plan, la gare et le pont Eiffel du chemin de fer qui desservait trois destinations sur la rive gauche de la Vienne (Les Sables d’Olonne, Richelieu et Nouâtre).

 

Le long de cette place est édifiée une caserne de gendarmerie dotée d’une prison, avec, non loin de là, aussi la maison-close, équipement inévitable dans toute ville de quelque importance. Au bout de l’avenue, la gare du chemin de fer est inaugurée en 1875. Enfin, sont érigées deux statues monumentales, celle de Rabelais (1882) et celle de Jeanne d’Arc (1893). Moins visible mais tout aussi essentiel est le traitement du bâti ancien : élargissement de la rue Rabelais, alignements des façades et, surtout, protection des édifices les plus remarquables, auxquels de bonnes âmes, au nom de la modernité, auraient bien aimé faire subir le sort du château et du Fort Saint-Georges qui, eux, restèrent, pendant toute cette période, à l’état de ruines.

La proclamation de la Troisième République ne laissa pas les Chinonais indifférents et réveilla les passions. Ils renouèrent avec le débat politique, confisqué sous le Second Empire, et les républicains finissent par l’emporter sur les monarchistes. Il reste certains signes de ces débats. Ainsi, « le baptême laïque auquel la pauvre ville a dû se prêter », dont se plaint René Boylesve (Le Jardin de la France), a multiplié les noms de rue à consonance révolutionnaire : les trois tronçons de la Rue Haute célèbrent successivement Voltaire, Rousseau et Diderot ; Hoche et Marceau montent parallèlement vers Saint-Mexme ; la Parerie est devenue Place Mirabeau ; la rue Beaurepaire, du nom du vaillant défenseur de Verdun (1792), longe au sud la nef de l’église Saint-Maurice ; le quai Danton fait face à la ville sur la rive gauche. De même, il y eut débat pour savoir qui de Rabelais ou de Jeanne d’Arc serait honoré le premier par une statue. Le « grand satirique du XVIe siècle » fut choisi contre l’avis des tenants de Jeanne et, comble d’ironie, l’inauguration de la statue de cette dernière, célébrée par les autorités républicaines, sera boudée par le député local monarchiste et par ses partisans.

Les années cinquante et soixante du XXe siècle marquent un tournant décisif dont les effets sont encore perceptibles aujourd’hui.

Les Américains installent en 1951 aux portes de la ville, dans la forêt de Saint-Benoît-la-Forêt, un camp militaire (Chinon Engineer Depot) couplé à un vaste hôpital chargé de soigner les soldats en garnison dans toute l’Europe. Cette initiative bouleverse les habitudes locales. Elle crée un millier d’emplois, ce que la population apprécie.

 

 

Hôpital américain, sur la commune de Saint-Benoît-la-Forêt, site sur lequel ont été édifiés l’actuel hôpital de Chinon et la clinique Jeanne d’Arc.

 

Mais l’implantation du jour au lendemain de 1500 officiers et soldats américains introduit brutalement un corps étranger dans un organisme qui n’y était pas préparé. On s’offusque de la façon dont on traite la forêt, à coup de bulldozers, pour y construire le camp, ses bâtiments, ses allées pavées ; on déplore quelques incendies que ces aménagements menés à la hussarde ont provoqués. Ce n’était pas une armée en guerre, ni non plus une armée en goguette ; cependant, un personnel bien payé et formé très majoritairement d’hommes célibataires fait nécessairement naître quelques préventions contre lui. Certains chinonais gardent encore le souvenir de ces cafés du centre-ville qui étaient réservés aux consommateurs yankees, surtout les jours de solde (pay day), des tournées de la Military Police, crainte autant par la jeunesse locale que par les soldats américains. Ils voyaient, en outre, d’un mauvais œil certaines de leurs jeunes concitoyennes céder au charme de ces nouveaux venus, au point de les épouser et d’aller fonder une famille outre-Atlantique. Mais la jeunesse chinonaise de l’époque se souvient aussi avec nostalgie des cigarettes et des disques de jazz qu’elle parvenait à se procurer, plus ou moins légalement, à la cantine du camp, le fameux PX. Les militaires américains occupent le camp jusqu’en février 1967, lorsque le général De Gaulle décide de retirer la France de l’OTAN. Avant d’abandonner les lieux, ils détruisent l’essentiel des bâtiments qu’ils avaient construits, à l’exception de ceux de l’hôpital militaire. C’est dans ses locaux que l’hôpital de Chinon, jusqu’alors situé dans le couvent Saint-Michel, fut transféré après sa destruction partielle par un incendie en avril 1980.

Le principe d’un centre de production d’électricité est arrêté en 1954 et le site d’Avoine, à 7 kms de Chinon sur la rive gauche de la Loire, retenu en 1955.

 

Aux bords de la Loire, les trois premiers réacteurs de la Centrale nucléaire d’Avoine dans les années 1980.

En arrière-plan, « la Boule », qui cesse de produire de l’électricité en 1973.

 

La centrale commence à fonctionner en 1963. Dans un premier temps, cette initiative est accueillie favorablement, au point que certains viticulteurs n’hésitent pas à reproduire son image sur leurs étiquettes. Ce centre d’abord expérimental (la fameuse orange) est devenu peu à peu, au fils des tranches successives, un lieu de production permanent et emploie directement 1350 personnes. La réflexion écologique aidant, l’opinion des populations a évolué et cherche à concilier, selon un principe de prudence bien chinonais, la prise en considération d’un impact économique bénéfique, l’inquiétude latente devant certains effets supposés sur l’environnement et la santé, et le refus d’une certaine opacité dans le fonctionnement d’une énorme machine qui échappe aux non-spécialistes.

Chinon est une des premières villes de France à avoir bénéficié des dispositions de la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés (4 août 1962). Les premiers travaux ont porté sur le Grand Carroi. Depuis, beaucoup de bâtiments anciens ont été restaurés par leurs propriétaires. L’image que présente la ville aujourd’hui est largement tributaire de ce phénomène.

 

Conclusion

Au 88 de la Rue Haute, est né et a vécu un des plus illustres chinonais, Eugène Pépin (1887-1988). Ce fils de commissaire-priseur fit des études de Droit et soutint en 1911 une Thèse sur Les basse et haute foreszt de Chinon, qui fait encore autorité. Pendant la Première Guerre Mondiale, il expérimenta le procédé de photographie aérienne, mis au point par le Professeur Poivillier, qui contribua à révéler à l’Etat-major allié les mouvements des troupes allemandes, ce qui entraîna la riposte des Taxis de la Marne. On a conservé une photo de lui, prise en 1919 dans la Galerie des Glaces lors de la signature du Traité de Versailles, alors qu’il présente un document à la signature d’un plénipotentiaire français. Démobilisé, il se spécialisa dans le Droit aérien mais vivra assez longtemps pour s’intéresser aussi de près au Droit spatial, ce qui fit de lui le Directeur de l’Institut international de droit aérien et spatial de l’Université de Mac Gill, au Canada, avant d’être le Président de l’Institut International de Droit de l’Espace. Cet homme, d’une longévité certes exceptionnelle, était donc passé de l’ère de la traction hippomobile à celle des fusées, et avait su s’adapter à chaque innovation. Lorsqu’il se rendait de Chinon au siège des instances internationales dont il était membre, il traversait à pied sa ville natale médiévale, prenait une micheline à la gare de Chinon, un train moderne pour aller de Tours à Paris, puis l’avion pour se rendre au bout du monde.

Cette vie extraordinaire tend à prouver qu’à Chinon, le temps ne s’écoule pas comme ailleurs. Ici, l’hier côtoie l’aujourd’hui et lui donne du sens. Où que l’on aille, le regard du visiteur rencontre un objet hérité d’un passé parfois lointain, qui le met à l’abri de manifestations d’une modernité agressive. Rien de plus salutaire qu’une cure de Chinon pour prendre la mesure exacte du monde et ne pas se lancer dans un avenir incertain sans s’être assuré de solides arrières.

 

Bibliographie succincte

– Andrault-Schmitt, Claude, « Chinon, église Saint-Maurice », Société française d’archéologie, Congrès archéologique de France, 155e session, 1997, Touraine, p. 281-299.

– Carré de Busserolle, J.-X., Dictionnaire géographique, historique et biographique d’Indre-et-Loire et de l’ancienne province de Touraine, Tours, 1878.

– Cougny, Gustave de, Chinon et ses environs, Tours, Imprimerie A. Mame et fils, 1898.

– Dufaÿ, Bruno, La forteresse et la ville, projet collectif de recherche, sous la direction de…, Rapports d’activité correspondant à l’autorisation PCR 07/0224. Tours, Conseil Général d’Indre-et-Loire, Service de l’Archéologie du Département d’Indre-et-Loire.

– Izarra, François de, La Vienne à Chinon de 1760 à nos jours. Évolution d’un paysage fluvial. Combleux, Éditions Loire et terroirs, 2007.

– Pépin, Eugène, Histoire de Touraine, Paris, Ancienne librairie Furne Boivin & Cie éditeurs, 1935.

– Richault, Gabriel, Histoire de Chinon, Paris, Éd. Jouve, 1926 [reproduction fac-similé de l’Office d’édition du livre d’histoire, Paris, 1997, avec une préface de M. Garcia].

Note sur le Parchemin de Chinon (1308)

Note sur le Parchemin de Chinon

Le Parchemin de Chinon

 

On désigne sous ce nom le document authentique, conservé dans les Archives secrètes du Vatican, qui reproduit l’interrogatoire conduit par trois cardinaux commis à cet effet par le pape Clément V, auquel furent soumis, dans le château de Chinon, le Grand-Maître de l’ordre du Temple, Jacques de Molay, et quatre autres hauts dignitaires : le Précepteur d’Outre-Mer, Raimbaud de Caromb ; le Précepteur de France, Hugues de Pairaud ; le Précepteur d’Aquitaine et Poitou, Geoffroi de Gonneville ; le Précepteur de Normandie, Geoffroi de Charnay. Ce document a été découvert et publié en 2001 par Barbara Frale[1].

 

Rappel des faits

Après l’arrestation des membres de l’ordre à travers tout le royaume, le 13 octobre 1307, et les premiers interrogatoires menés par le tribunal de l’inquisition de Paris, le tout à son instigation, le roi Philippe le Bel avait accepté, pour calmer l’irritation du pape, fâché d’une initiative qui le privait de ses prérogatives les plus élémentaires, de faire conduire devant la Curie à Poitiers un groupe de soixante-douze Templiers à des fins d’enquête[2]. Pendant leur transfert, sous prétexte de ménager leur santé jugée chancelante, le roi fit retenir dans la forteresse de Chinon les cinq dignitaires. Il espérait ainsi probablement se donner un prétexte pour dénoncer la procédure : au cas où le pape déciderait d’absoudre les Templiers envoyés devant lui, l’absence du Grand-Maître était susceptible de rendre discutable toute initiative allant dans ce sens. Ils restèrent emprisonnés au château de juin à août 1308.

Le pape décida de contourner la manœuvre en envoyant sur place, à Chinon, trois cardinaux chargés d’interroger secrètement les prisonniers, de leur accorder l’absolution de leurs péchés et de les réintégrer dans le sein de l’Église, ce qui fut fait du 17 au 20 août 1308.

Cette initiative constitue la manifestation la plus éclatante de la volonté du pape Clément V de s’opposer aux agissements de Philippe le Bel dans le long conflit qui opposait l’Église et le roi de France depuis le pontificat de Boniface VIII. Il n’ira jamais aussi loin dans ce sens ; bien au contraire, par la suite, il ne cessera de céder devant les menaces du roi, tout en veillant à préserver l’apparence d’un pouvoir indépendant.

 

Les sources

On ne possédait sur cet interrogatoire de Chinon que le témoignage, sujet à caution, d’un compte rendu rédigé par Guillaume d’Étampes, fonctionnaire royal. Le document authentique conservé dans les Archives du Vatican, outre qu’il est beaucoup plus détaillé, replace la démarche dans son vrai cadre juridique, celui d’une confession de fautes qui, en aucun moment, ne sont taxées d’hérésie, alors que les accusations du roi se basent exclusivement sur ce motif.

 

Intérêt du document

Pour les érudits : il rétablit une vérité mise à mal par la documentation jusqu’alors conservée. Il relance sur de nouvelles bases la recherche sur l’histoire de la fin de l’ordre, mais aussi sur le conflit qui opposa, pendant tout son règne, Philippe le Bel à l’Église[3].

Pour le grand public : il situe dans la forteresse de Chinon un épisode crucial de cette histoire qui continue à passionner beaucoup de monde (non sans excès parfois)[4].

 

Exploitation possible

Songer aux érudits, qui seraient sans doute déçus de ne pas trouver une évocation de ces événements dans le cadre où ils ont eu lieu. À en juger par certaines approximations de l’ouvrage de Barbara Frale, on aurait aussi l’occasion de rétablir à leur intention l’exactitude de certains détails[5].

Pour le grand public, il ne faut pas manquer l’occasion de préciser des faits avérés, afin de combattre certaines tendances à la manipulation historique : organisation du Temple, à travers la qualité des quatre dignitaires emprisonnés ; identification et signification des graffiti de la tour du Coudray ; relations entre la papauté et la royauté à cette époque ; justice ecclésiastique /vs/ justice civile ; présence du pape à Bordeaux et Poitiers avant son installation dans le Comtat-Venaissin[6] ; etc.

 

À titre personnel, je souhaiterais que l’on profite de l’occasion pour essayer de reconstituer, même à titre d’hypothèse, l’état de la forteresse à l’époque, et de tenter de préciser les différents lieux : chambres dans lesquelles résidèrent les commissaires du pape ; salles de l’interrogatoire ; cachots ; logements réservés à la garnison ; etc.

On peut se demander aussi où furent logés les cardinaux pendant les quatre jours d’interrogatoire[7].

27 août 2008

 

Depuis l’époque où j’ai rédigé cette note, la connaissance du site et du bâti a énormément progressé. Marie-Ève Schaeffer, responsable de la forteresse de Chinon, revient sur ces différents sujets, dont elle réactualise l’approche, dans un article intitulé Jacques de Molay et le parchemin de Chinon. Le destin du 22e & dernier grand maître de l’ordre du Temple s’est-il joué à la forteresse de Chinon ?, publié dans le Bulletin de la Société d’Histoire de Chinon, Vienne et Loire (2014).



[1] Le Conseil départemental d’Indre-et-Loire a acquis par souscription le volume contenant une reproduction fac-similé du document papal (p. 55-61) : Processus Contra Templarios. Archivo Segreto Vaticano, Citta Del Vaticano, 251 p., mai 2007. ISBN 978-88-85042-52-0. Exemplaire numéroté 290/799.

[2] Dans ce groupe, il n’y avait aucun dignitaire et, en revanche, beaucoup de Templiers exclus de l’Ordre et qui y avaient été réintégrés pour servir les desseins du roi.

[3] Rappelons que le petit-fils de saint Louis s’était érigé en défenseur de l’orthodoxie religieuse, au point d’exiger la mise en accusation de Boniface VIII et de mettre sous tutelle la papauté. De plus, son intention était d’unifier Templiers et Hospitaliers en un seul ordre, dont lui ou un de ses fils aurait été le chef.

[4] Il me souvient que Raymond Mauny et Bernard Terray, président et conservateur des Amis du Vieux Chinon, soupçonnaient un intrus, sous prétexte de relever les empreintes de la Tour du Coudray, d’en avoir modifié et ajouté quelques nouvelles. Désormais, les graffiti sont protégés par une plaque de verre.

[5] Contrairement à ce qu’elle affirme, le château de Chinon n’est pas sur la Loire, ni non plus au 2/3 de la distance qui sépare Paris de Poitiers.

[6] Récemment élu (1305), le nouveau pape, Bertrand de Got, seigneur gascon et archevêque de Bordeaux, continue à résider dans son ancien siège.

[7] Les interrogatoires se sont déroulés les 17, 19 et 20 août (pour Jacques de Molay).