Catégorie : Textes inédits

Une enfance landaise (1)

Evocations

Une enfance landaise

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Pour mes petits-enfants,

pour qu’ils sachent d’où ils viennent.

 

Première Partie. État des lieux

 

Chapitre 1. La cité

 

La cité des Salines à Dax se présentait sous la forme de deux longs bâtiments à un étage, séparés par un étroit passage, bref elle ressemblait fort à une caserne. Un bâtiment contenait[1] douze appartements (six sur chaque façade), l’autre, dix (cinq sur chaque façade). D’un côté, les bâtiments donnent sur la petite route qui descend de la cité Boulard, puis tourne à angle droit en direction du Quartier de La Torte. De l’autre, ils font face à la voie ferrée, qu’ils touchent presque à une extrémité. Nous habitions le troisième lot à partir de la pointe, du côté de la voie ferrée. Notre logement se composait de trois pièces. On entrait directement dans la pièce commune, qui servait à la fois de cuisine, de salle-à-manger, de salle-de-bains et de salon où l’on recevait les visiteurs. On débouchait, sur la droite, dans la chambre à coucher des parents. De la pièce commune un escalier permettait d’accéder au premier étage à la chambre des enfants, qui se trouvait au-dessus de la pièce commune. Le détail a son importance, parce que, de notre lit, lorsqu’on était malade, on entendait ce qui se passait en bas.

Je suis né dans la chambre de mes parents, le 31 mai 1941. Je suis le seul de la famille à être né dans la cité, puisqu’à la naissance de Guy, notre père n’était pas encore employé aux Salines et n’avait donc pas droit à ce logement, qu’il occuperait à titre gratuit[2]. Je suppose que j’ai dû dormir quelque temps dans la chambre des parents, mais un lit d’enfant fut installé bientôt dans la chambre du haut, que Guy dut partager désormais avec cet intrus. Lorsque je suis né, mon frère avait près de 4 ans et demi. Il m’a avoué bien plus tard qu’il n’avait pas du tout apprécié la venue d’un petit frère, et qu’il m’avait cordialement détesté. C’est probable et il n’est pas interdit de penser que cette présence permanente à ses côtés dans une chambre qui, jusque-là, lui appartenait en propre, a contribué à cette animosité.

Je me souviens où se trouvait mon petit lit : dans le coin, contre la paroi du fond, à l’opposé de la fenêtre. C’était la première chose que voyait ma mère dans la chambre, avant même d’y entrer. Si je m’en souviens, c’est que j’ai dû y dormir jusqu’à un âge relativement avancé, cinq ou six ans. En ce temps-là, les enfants grandissaient sans précipitation ; il leur arrivait de téter après avoir appris à marcher, de manger des bouillies de même, et de porter des vêtements qui ne permettaient guère de distinguer les filles des garçons, comme les barboteuses, sortes de culottes bouffantes qui se mariaient très bien avec les cheveux longs et frisés, pour ceux qui les avaient ainsi.

Lorsque l’on me considéra assez grand, je rejoignis mon frère dans un grand (du moins me paraissait-il ainsi) lit commun, qui dut être acquis pour l’occasion. Je me souviens bien de la disposition de cette chambre, pour l’avoir occupée jusqu’à l’âge de 16 ans. En face de la porte, à partir de la fenêtre, le bureau sur lequel travaillait mon frère, puis moi, lorsqu’il fut reçu à l’Ecole Normale (en 1953), ainsi que le lit occupaient la paroi du fond ; au pied du lit, contre la paroi de l’escalier, une grande armoire, dont je me souviens, parce qu’elle faisait entendre, la nuit principalement, des grincements et des craquements qui laissaient supposer qu’elle était habitée d’esprits malveillants, que seuls parvenaient à faire taire le passage des trains. Il fallait donc profiter du bruit familier mais forcément bref que provoquaient ces derniers pour s’endormir. Je crois que j’y parvenais. Je ne me souviens pas d’autres meubles. La chambre des parents était plus cossue. Les meubles avaient été achetés lors de leur mariage (en 1934), alors que mon père possédait un petit pécule : un grand lit, avec tête de lit, le tout en bois, selon la coutume landaise ; une armoire ; une commode.

Lorsqu’on pénétrait dans la pièce commune, le regard était happé par le buffet deux corps placé face à la porte. C’est là que notre mère rangeait sa vaisselle. Sur le sommet, à moitié cachés par la corniche, on apercevait les pots de confiture, ainsi que le brin de laurier béni rapporté de la messe du jour des Rameaux. Il y avait aussi – on ne la voyait pas, mais je savais qu’elle s’y trouvait – la première crêpe de la Chandeleur (2 février), enveloppée d’un papier, qui faisait concurrence au laurier, pour ce qui était de la protection divine, à moins qu’elle ne fût chargée plus précisément de nous rapporter de l’argent dans l’année, je ne m’en souviens plus. Dans le bas du buffet, se trouvaient, entre autres trésors, les mets délicieux qui accompagnaient le pain pour le meilleur repas de la journée, le goûter. Au retour de l’école, depuis la porte, que je n’étais pas autorisé à franchir avec mes chaussures sales, je choisissais parmi la liste que ma mère énumérait, agenouillée devant cette caverne d’Ali Baba. C’est de cette époque, sans nul doute, que je tiens cette faculté qui est la mienne à concevoir des menus pour n’importe quelle occasion, au point de me transformer en une espèce de recours pour les maîtresses de maison à court d’imagination.

De part et d’autre du buffet, je ne vois rien d’autre, dans ma petite enfance, que, sur la gauche, pour la période qui suit la « tuaille »[3] du cochon, un coffre (une maie) dans lequel les jambons, épaules et autres ventrêches baignaient dans le sel. Plus tard, lorsque mon frère entra au collège, à droite du buffet, on plaça une bibliothèque en bois blond, qui eut pour premier locataire le dictionnaire Larousse en 6 volumes, dépense considérable qui prouvait combien nos parents attachaient d’importance à l’éducation de leurs enfants. Contre la paroi qui cachait la cage d’escalier, se trouvait ce qui, à mes yeux, constituait un membre à part entière de la famille, sur un meuble dont j’ai oublié la forme : la radio. Mes parents furent les premiers à en posséder une dans le quartier, quelque temps avant la guerre. Je reviendrai sur ce compagnon de tous les instants, auquel j’ai voué une fidélité qui ne s’est jamais départie depuis, malgré la concurrence du disque et de la télévision.

La paroi de gauche était occupée en son centre par la cuisinière surmontée de sa hotte. Ce beau monument en fonte bleue remplissait plusieurs fonctions aussi essentielles que la préparation des repas. Pendant la mauvaise saison qui, même dans le Sud-Ouest, dure plusieurs mois, elle était la seule source de chaleur de la maison, d’autant plus précieuse que la pièce donnait directement sur l’extérieur, par le moyen d’une porte qui était loin d’être étanche. On se réunissait autour de cette bonne fée pour se réchauffer et, lorsqu’il fallait rejoindre notre chambre, nous montions l’escalier en courant, après avoir accumulé un maximum de calories, tout en sachant qu’à la tête de notre lit, nous retrouverions la douceur que le conduit de la cheminée laissait filtrer à travers le papier peint. La cuisinière était dotée d’une petite réserve d’eau chaude que nous tirions au moyen d’un robinet de cuivre et qui servait à réchauffer l’eau de notre toilette. Pour le bain dominical, cette maigre réserve ne suffisait pas, aussi notre mère faisait-elle chauffer une bassine d’eau sur la cuisinière. Nous quittions notre lit quand elle était assez chaude pour nous tremper dedans.

Le dessous de la cage d’escalier était l’endroit le plus mystérieux de l’appartement. Dans ce boyau qui ne devait pas avoir plus de deux mètres de long, notre mère stockait les gros « toupins »[4] jaunes, remplis de graisse de porc, dans lesquels on conservait toute sorte de cochonnaille, côtelettes, rôtis, pieds de porc, oreilles, saucisses, boudins, à laquelle s’ajoutait quelque poule ou canard gras conservés de même. C’était tout un spectacle que de voir notre mère, munie d’une longue fourchette à deux dents, rechercher le morceau qu’elle envisageait de cuisiner ; elle le trouvait rarement du premier coup, ce qui lui donnait l’occasion de dresser un inventaire des trésors encore enfouis, pour certains oubliés, qui rejoindraient un jour nos assiettes. C’est au milieu de ces flacons d’un autre temps que les plus petits parvenaient à trouver refuge lors des parties de cache-cache.

Pour donner une idée complète de notre logement, il convient de ne pas oublier le plafond de la pièce commune. De la tuaille du cochon, qui avait lieu traditionnellement au début du mois de décembre, jusqu’à la fin de l’été, on y faisait sécher, suspendus à des crochets, jambons et ventrêches, d’abord à l’air libre, puis enveloppés d’un sac de fine toile transparente. C’étaient de vrais trésors que l’on surveillait de près pour éviter que les mouches n’y pondent, ce qui les aurait fait pourrir. Il me revient une anecdote à ce sujet. Notre père avait assez régulièrement des furoncles au cou. En une occasion, l’atteinte fut assez grave pour qu’il soit mis en arrêt de maladie. Il se morfondait sur sa chaise-longue, les yeux rivés au plafond du fait de sa position. C’est ainsi qu’il aperçut des larves à l’intérieur d’un des sacs. On descendit bien vite le jambon et on l’amputa de sa partie avariée, ce qui sauva le reste. On en profita pour mener une révision systématique des autres pièces. Ce fut une réelle consolation pour notre père, dans le désagrément de la maladie, d’avoir ainsi contribué à sauver une partie du trésor.

Tel était le modeste logement dans lequel nous logions à quatre et que nos parents appelaient un peu pompeusement « la maison ».

 

Chapitre 2. Espace extérieur

Devant la porte de l’appartement, sur toute la largeur des deux pièces du bas, nous disposions d’un petit enclos, que nous occupions souvent à la belle saison. Je l’ai connu cimenté mais, grâce à des photos prises lorsque j’étais encore un bébé, je sais qu’à l’origine, il était en terre battue et que sa clôture était en bois, probablement bricolée par notre père. Il faut que vous sachiez que, dans le département des Landes, qui possède la plus grande surface boisée de France, le bois est le matériau le plus utilisé. L’essence la plus courante est le pin maritime. On la retrouvait sous toutes les formes dans les maisons, y compris dans le mobilier. Cela finissait par laisser des traces sur les culottes parce que la résine continue à perler, même lorsque le bois a été découpé depuis longtemps.

À l’époque de sa splendeur, c’est-à-dire lorsque nous avons quitté la cité pour aller occuper la nouvelle maison (en 1958), cette cour se présentait comme suit. Depuis le petit portail de fer, on atteignait la porte d’entrée par un trottoir en ciment légèrement surélevé. À gauche, le petit espace qui nous séparait des voisins était occupé par un figuier, sous lequel nous dînions en été, à la fraîche. En contrebas du trottoir, de l’autre côté, notre mère avait placé un fourneau d’extérieur, sur lequel elle cuisinait à la belle saison, et faisait chauffer la lessive. C’est là aussi que, pendant les années de pénurie qui suivirent la Guerre, elle faisait du savon, ce qui n’était pas sans danger, parce qu’une fois elle s’est brûlé la jambe en renversant maladroitement du liquide brûlant. Il y avait aussi une table, sur laquelle il m’arrivait de faire mes devoirs, et que je repoussais pour pouvoir jouer à la pelote contre le mur de la pièce principale. Pour les bébés, on y étendait une couverture à même le sol pour qu’ils puissent jouer. Je crois bien que, dans un massif étroit aménagé contre le mur de la clôture, notre mère faisait pousser quelques fleurs.

Au-delà de cet espace privé, entre chez nous et la voie ferrée s’ouvrait l’espace communautaire. Vous avez sans doute remarqué que nous n’avions ni salle-de-bains ni toilettes dans l’appartement. Les toilettes étaient dehors. Il s’agissait d’un bâtiment modeste, qui n’était pas tout à fait perpendiculaire à la cité, divisé en autant de cellules qu’il y avait de logements. Autant qu’il m’en souvienne, il y avait 6 wc, un pour chaque appartement donnant sur ce côté. Le confort était modeste : siège en bois et pas d’eau courante. La cuve étanche qui recueillait les déjections se trouvait au pied du bâtiment, du côté des logements. Lorsqu’elle était vidée, nous étions donc aux premières loges, comme on dit. C’est là que j’ai appris à ne pas m’offusquer de certaines mauvaises odeurs. Ce n’est pas que je les recherche, mais l’odeur du purin, pour autant que j’en connaisse l’origine, ne me gêne pas. Il y a des odeurs bien pires, par exemple celle de certains légumes pourris, comme les pommes-de-terre.

Puisque je suis au chapitre des confidences, il faut que je vous raconte comment on vidait la cuve. Celui qui en était chargé était un ouvrier agricole, car le purin était appelé à fumer les terres d’une ferme du voisinage. Il avait le physique de l’emploi. Il était grand et ses longs bras n’avaient aucun mal à atteindre le fond de la cuve. En outre, son nez était si courbé que sa pointe touchait presque la lèvre supérieure, ce qui le protégeait des odeurs désagréables ; j’avais dans l’idée que c’était à cause de cette caractéristique physique qu’il était assigné à cette tâche. Il venait avec une citerne de bonnes dimensions, tirée par un bœuf (on dit un bœuf mais, en réalité, dans les Landes comme au Pays Basque, ce sont des vaches qui tiraient les attelages). Il avait pour tout outil une boîte en fer fichée au bout d’un long manche. Il la plongeait dans la cuve et, d’un geste ample qui dessinait un impeccable arc de cercle, la vidait dans la gueule de la citerne. Le geste me fascinait, dans sa lenteur, sa régularité et sa précision. Le mouvement était calculé de façon à éviter que la précieuse matière s’égare dans l’espace, entre la cuve et la citerne. L’adresse du préposé était certes remarquable, mais les lois de la nature sont parfois plus fortes que l’habileté de l’homme le plus aguerri. Il suffisait d’un petit excès de matière dans le contenant, pour qu’une giclée vienne s’écraser au sol, au terme d’une parabole non moins belle que celle de l’instrument, mais plus capricieuse quant à son point de chute. C’était, de plus, l’assurance que l’odeur qui accompagnait l’opération de vidange ne disparaîtrait pas complètement, une fois que la cuve aurait été vidée, que son couvercle aurait été replacé et que le bel attelage aurait quitté les lieux.

 

Chapitre 3. La voie ferrée

Notre enclos était à peine à quelques mètres, vingt, tout au plus, du portillon qui donnait accès à la voie ferrée. La cité était une construction légère en brique, aussi, chaque fois qu’il passait un train, les murs tremblaient. Ce vacarme nous était devenu tellement familier, qu’il ne nous réveillait pas, la nuit, et, lorsque nous étions éveillés, nous éprouvions une délicieuse sensation dans laquelle se mêlait la peur du monstre et la certitude qu’il nous épargnerait. Nous l’entendions venir puis, lorsque le tremblement se faisait sentir, nous fermions les yeux pour nous endormir tout aussitôt, rassérénés.

Tous nos déplacements, qu’il s’agisse d’aller à l’usine, à l’école, au marché du samedi, au potager, etc., commençait par la traversée des voies. Il y en avait trois. Les deux premières étaient la voie montante et la voie descendante de la grande ligne Bordeaux-Tarbes (ou Paris-Tarbes, comme on voudra). Cette ligne se séparait de celle qui menait de Paris à Hendaye en amont, en gare de Dax. C’était une voie de grande circulation parce qu’elle desservait de grandes villes comme Pau et Tarbes, mais aussi Lourdes, où se rendaient de nombreux pèlerins, parfois en trains frétés spécialement. Outre les trains de voyageurs, il y avait aussi des trains de marchandises, qui devinrent plus fréquents lorsqu’on commença à exploiter le pétrole et le gaz de Lacq, dont la découverte fut un des grands évènements industriels du début des années cinquante. Les trains citernes en provenance du gisement laissaient derrière eux une forte odeur de soufre, qui, comme chacun sait, s’apparente à une odeur d’œufs pourris. Aussi, comme on connaissait les heures de passage, on s’empressait de fermer portes et fenêtres dès son approche. C’était d’autant plus incommode en été, lorsque, autour des neuf heures, tout le monde était sur le pas de sa porte pour profiter de la fraîcheur relative du soir.

En direction de Tarbes, à la hauteur de notre cité, la voie présentait une courbe assez accentuée vers la gauche. Cela donnait au train une allure aérodynamique qui me rappelait le coureur cycliste lancé sur la piste du vélodrome. Du fait de cette courbe et parce que, peu après se trouvait le passage-à-niveau de Peyrouton, les trains en provenance de Tarbes sifflaient pour annoncer leur passage. À la longue, ce bruit strident était devenu familier mais il me faisait toujours frissonner lorsque je me trouvais hors de l’appartement et, encore plus, lorsque j’étais près de la voie, et que le train passait à ma hauteur.

Le passage des trains à heure fixe, à l’exception du dimanche, complétait utilement les sirènes de l’usine pour nous permettre de connaître avec précision quelle heure il était. Il faut dire que la montre était un objet précieux, et que, pour ceux qui en avaient, on ne la portait pas sur soi pour aller au travail. Quant aux enfants, il était exclu qu’ils en aient une pour aller à l’école, où on était tenu dans l’ignorance de l’heure, même quand, comme dans la classe de M. Saran, il y avait une pendule. Malheur à qui était surpris se retournant sur son pupitre pour voir combien il restait de temps avant la récréation ou la sortie ! Le maître considérait cela comme une faute et nous punissait.

La troisième voie était une voie secondaire et cela se voyait tout de suite. C’était une voie unique, c’est-à-dire que les trains ne pouvaient se croiser que dans les gares ; ses rails étaient plus petits que ceux du Paris-Tarbes ; enfin, elle n’était pas électrifiée. C’était la ligne qui reliait Dax à Mont-de-Marsan, au terme d’un détour considérable qui passait par Saint-Sever. Elle était empruntée par deux sortes de matériel. Le transport des voyageurs s’effectuait par un autorail à moteur, que l’on appelait une pauline, du nom de l’ingénieur, M. Paul, qui l’avait inventée. Je me souviens d’un modèle dans lequel la cabine se trouvait sur le toit, ce qui dégageait la vue du conducteur, quel que soit le sens de la circulation.

Mais beaucoup plus amusant que toutes les michelines que j’ai vu circuler dessus, et il y en eut de toutes sortes, ce qui nous fascinait, moi et les autres enfants, c’était la petite machine à vapeur qui traînait les trains de marchandise, dans lesquels on intercalait parfois un wagon de voyageurs. Ces convois n’allaient pas à Mont-de-Marsan mais, à un certain endroit, ils bifurquaient vers une destination dont nous ignorions tout mais dont le nom était très évocateur : Azur. Plus tard, j’ai su qu’il s’agissait d’un petit village près de la côte de l’océan, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait jamais eu de gare ou elle était déjà désaffectée à l’époque de mon enfance. Le train était poussif et faisait un bruit de ferraille. Il devait être bien inconfortable parce qu’on l’appelait le mâche-cul. C’était « le matieu-cut d’Azur », ce qui, reconnaissons-le, sonnait très joliment.

On voyait passer beaucoup de trains, mais on en prenait rarement. La première fois que j’ai pris la micheline ce fut, pendant mon année de troisième, pour aller passer le brevet à Mont-de-Marsan, parce que Dax n’était pas centre d’examen. Je l’ai repris plus tard une ou deux fois, guère plus. Pour aller à Mont-de-Marsan, qui est à 50 kms de Dax, dès mon entrée à l’École Normale, à 16 ans, au bal des normaliennes, aux fêtes de la Madeleine ou à quelque mariage, il y avait toujours quelqu’un pour nous mener en voiture ou alors, on faisait du stop. C’était beaucoup plus rapide. De même, je ne suis passé devant la maison qu’une seule fois en train dans mon enfance : ce fut pour aller en pèlerinage à Lourdes avec mes parents et des amis à eux. Je me souviens comment cela me parut drôle de voir notre cité depuis la voie. Je renouvelai l’expérience bien longtemps après, en revenant d’un voyage en Espagne avec mes étudiants de la Sorbonne Nouvelle. Je fis les brefs honneurs de ma demeure natale, le temps que le train passe, à ceux qui m’accompagnaient, les étudiants et mon collègue belge Jacques Joset et son épouse. Je ne sais pas ce qu’ils en pensèrent.

Pour tous les habitants de la cité, le train était tout à la fois familier et redoutable.

On traversait la voie à pied plusieurs fois par jour, par exemple pour aller à l’école et en revenir. Les grands prenaient soin des petits, ne s’engageaient que s’ils voyaient la voie libre et s’arrangeaient pour que personne ne traîne sur les rails. On ne courait pas pour autant. Il arrivait parfois que le passage soit obstrué par un train de marchandises à l’arrêt, qui chargeait ou déchargeait de la ferraille dans la fonderie qui se trouvait un peu plus loin en direction de Peyrouton. Toute la cité était au courant et quelques mères venaient nous surveiller. Nous avions deux possibilités : soit nous glisser sous le wagon, entre les roues ; soit, si un wagon était ouvert, grimper dessus et descendre de l’autre côté. Dans les deux cas, l’émotion était garantie, parce qu’il était toujours possible que le train démarre ou qu’il s’ébranle pour une manœuvre. Mais, comme il le faisait lentement, on avait toujours le recours de sauter sans grand danger. Il fallait surtout veiller à ne pas se retrouver face à un autre train circulant sur l’autre voie au moment où on avait dépassé le premier. C’est sans doute pourquoi la formule « un train peut en cacher un autre », qui est apposée sur les passages à niveau, ne m’a jamais fait sourire, parce que j’ai toujours su qu’il y avait là un vrai danger.

Les trains qui empruntaient la ligne de Tarbes étaient fort beaux. Alors que dans d’autres régions, en particulier au nord de la France, comme j’ai pu le constater plus tard, des trains d’avant-guerre ont circulé longtemps, notre ligne avait été dotée de matériel récent. Les locomotives en forme de parallélépipèdes aux arêtes arrondies appartenaient aux séries CC puis BB qui battaient régulièrement les records du monde de vitesse sur les longues lignes droites entre Bordeaux et Dax. Les wagons étaient profilés comme la machine, ce qui renforçait l’esthétique du convoi.

J’aimais voir le train lorsqu’il sortait de la courbe en direction de la gare de Dax. Du bord de la voie, je le voyais venir de face. On s’imagine que cet assemblage d’éléments métalliques est d’une parfaite rigidité. C’est faux. Les rails ploient lorsque les wagons pèsent sur eux. Les voitures sont rattachées les unes aux autres par des liens relativement souples qui laissent à chacune une certaine latitude par rapport à la précédente. Surtout, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le train ne se contente pas de suivre les voies qui le supportent et le guident, mais il est animé d’un mouvement latéral assez considérable. J’ai pu observer ce mouvement de balancier qui la faisait onduler de droite à gauche de façon tout à fait perceptible. Je suppose que cet effet est considérablement réduit dans les TGV du fait de l’aérodynamisme de la machine.

De part et d’autre des voies, il y avait une piste étroite de terre sur laquelle on pouvait marcher ou rouler à bicyclette. Les employés chargés de l’entretien des voies se déplaçaient ainsi. Ils utilisaient aussi la draisienne, une plate-forme sur roues munie d’un guidon droit, à la façon des manches-à-balais qui permettaient de piloter les premiers avions, et qui faisait avancer l’ensemble lorsqu’on l’actionnait d’avant en arrière. Les enfants adoraient monter dessus. Mais le grand plaisir consistait à marcher sur les voies. Pour éviter de se tordre les chevilles sur les pierres aiguës qui formaient le ballast, on choisissait de ne marcher que sur les traverses, de grosses pièces de bois de pins enduites de goudron. Comme elles étaient séparées de quatre-vingt centimètres environ, les plus petits devaient sauter de l’une à l’autre ou poser le pied sur le ballast une fois sur deux. Quelle satisfaction, le jour où la longueur de nos jambes nous permettait de ne poser le pied que sur les traverses ! Nous étions des grands désormais. On pouvait s’amuser aussi à marcher sur les rails à la façon des équilibristes, mais l’exercice s’avérait vite fatigant.

À force de marcher dessus, on n’ignorait rien des rails et de leur assemblage : gros écrous vissés sur la traverse, sabots chargés d’empêcher le rail de se déplacer latéralement, attaches des rails entre eux qui comportaient un fils d’acier tressé. Nous ne manquions pas d’admirer les employés chargés de l’entretien et leurs étranges outils : masses à longue manche pour enfoncer les sabots, serre-boulons, et cette étrange fourche avec laquelle ils remontaient les pierres du ballast, qui était reliée par une chaîne à un support.

La présence de la voie si près de la cité présentait un véritable danger. Mais il n’y eut, à ma connaissance, qu’un accident mortel. Une petite de deux ou trois ans échappa à la surveillance de sa grande sœur et gagna la voie où elle fut écrasée. Le conducteur de la locomotive freina de toutes ses forces mais ne parvint pas à arrêter la machine emportée par son élan. La petite fille le regardait venir en souriant. Il semble qu’il soit devenu fou sur le coup. Il n’arrêtait pas de dire : « J’ai tué un ange ! J’ai tué un ange ! ». Cette tragédie s’est passée peu avant ma naissance mais on nous la rappelait pour nous conseiller la prudence.

Prudents, nous l’étions mais nous ne vivions pas pour autant dans l’angoisse de l’accident. Il n’était pas rare que nous quittions la voie seulement lorsque le train était en vue, et nous restions sur le bas-côté, à quelques mètres à peine, le temps qu’il passe à notre hauteur. Puis nous revenions sur les traverses. Il n’y avait là aucun héroïsme, simplement une conscience claire du danger qui dictait le moyen de l’éviter. Aussi, j’ai été franchement choqué lorsque, bien des années plus tard, j’ai constaté que le portillon avait disparu et qu’un panneau officiel interdisait, sous peine de poursuites, de traverser la voie. Dorénavant, pour aller de la cité à l’usine ou au potager, il faudrait faire un détour de près d’un kilomètre par la route, traverser la voie à la barrière de Peyrouton, pour rejoindre des lieux qui sont à cent mètres de la cité. Autant dire qu’il fallait soit un vélo soit une auto. L’obsession de la sécurité est devenue telle que l’on protège les gens malgré eux. L’idée que quelqu’un puisse mourir par négligence est considérée comme scandaleuse et on doit l’éviter à tout prix. Mais que fait-on de la responsabilité de chacun ? Est-ce à la collectivité de s’en préoccuper ? Nous avons eu souvent des discussions à ce sujet avec votre mère. Elle, qui allait à l’école seule à vélo dès l’âge de 9 ans (à notre retour d’Espagne), n’aurait jamais voulu que vous fassiez de même, sous prétexte qu’il y avait beaucoup trop de circulation automobile et beaucoup trop de conducteurs imprudents. Je pense que la vraie raison n’est pas là mais plutôt dans la conviction, de plus en plus partagée, qu’on doit prévenir tout danger potentiel. Or, c’est une illusion car on ne pourra jamais tout prévoir. En attendant, on nous enferme dans un carcan de mesures qui sont autant d’entraves à la liberté de chacun.

 

Chapitre 4. La « baraque »

Une longue construction basse longeait la voie ferrée et la cachait entièrement à partir des toilettes. Chaque famille disposait d’un espace qui comportait, à l’arrière, la loge du cochon et devant, un enclos aménagé selon les besoins. Sous un appentis que notre père avait construit lui-même avec des moyens de fortune, on rangeait les vélos, les outils de jardinage et de bricolage, ainsi que le bois et le charbon que nous brûlions dans la cuisinière. Il abritait aussi le perchoir des poules. À une certaine époque, il y avait aussi peut-être un ou deux clapiers à lapins. Mes parents appelaient ce lieu la « baraque », ce qui, dans leur esprit, signifiait tout à la fois l’atelier, le débarras, la basse-cour, etc., bref ce que, dans une ferme, on aurait appelé la grange ou les dépendances. Au fond du jardin de la future maison neuve du Village des Pins, il y aurait aussi une construction du même type, avec basse-cour et clapiers attenants. On l’appelerait aussi « la baraque », ce qui tranchait avec la coquetterie affichée de notre nouvelle maison, « la villa ».

L’espace qui restait libre n’était pas grand, mais il nous permettait cependant, à mon frère et à moi, d’y réaliser certaines activités. Il me semble me souvenir que Guy y a effectué des expériences de chimie. Quant à moi, entre autres choses, j’y ai remonté un vélo à l’aide d’éléments tirés de bicyclettes mises au rebut. Je n’étais pas peu fier du résultat, d’autant que je passais, à tort, à la maison pour n’être pas adroit. Il avait été décidé une fois pour toutes, que seul Guy avait du talent pour le bricolage. Il est vrai que notre père était peu doué, outre qu’il était handicapé par sa main droite à demi paralysée à la suite d’un accident lorsqu’il avait eu à 7 ou 8 ans : il était tombé sur une faucille et, à l’époque, dans la campagne de Castille, ces blessures ne se soignaient pas. En ce qui me concerne, je n’étais pas si maladroit, mais je ne pouvais pas rivaliser avec un frère doué et nettement plus âgé que moi. Mes parents avaient donc trouvé plus commode de nous cataloguer définitivement.

Mais il me faut vous présenter le principal locataire de ces lieux. Je veux parler du cochon.

 

Chapitre 5. Monsieur le cochon (Lou moussiu)

Élever un cochon était toute une affaire. D’abord, il fallait l’acheter. Cela se passait en janvier ou février. On choisissait un goret de quelques semaines, souvent une femelle, car elles passent pour engraisser plus vite que les mâles, et d’une race dite « anglaise » aux longues oreilles. Une fois placé dans sa soue (nous disions ‘souille’ en patois), le cochon n’en sortirait plus que pour mourir. Pendant ses 10 ou 11 mois de vie, nous le verrions grandir et grossir jusqu’à atteindre un poids considérable : jamais moins de 120 kgs et, le plus souvent, bien au-delà. Pour y parvenir, il fallait le nourrir copieusement, à l’aide d’une alimentation adéquate. Il avait droit à deux repas chauds, un le matin et un autre le soir. Un chaudron de fonte lui était réservé, dans lequel on mettait tous les déchets des repas, qui trempaient dans l’eau de vaisselle, le tout étant épaissi à l’aide de son d’orge ou de blé, de façon à donner à son repas la consistance d’une bouillie. Il avait droit aussi à des légumes réservés à son seul usage, comme les topinambours, qui poussent dans le sol comme des pommes de terre.

Sans doute serez-vous surpris d’apprendre qu’on donnait au cochon l’eau de vaisselle, mais vous devez savoir qu’à l’époque, on n’utilisait pas de détergent ou seulement en de rares occasions. On dégraissait les plats et les assiettes à l’eau chaude, sans rien y ajouter. De plus, on ne jetait à peu près rien. Tout ce qui va aujourd’hui à la poubelle, comme les épluchures de fruits et de légumes[5], les bouts de pain rassis, le gras de la viande, etc., rejoignait le chaudron du cochon. Je crois bien qu’on ne jetait que les boîtes de conserve vides. Il faut dire que les emballages perdus, comme on dit aujourd’hui, cartons ou plastiques, n’existaient pas. On n’utilisait que des bouteilles en verre, y compris pour le lait, et on ne les jetait pas parce qu’elles étaient consignées, c’est-à-dire que le marchand nous les remboursait quand nous les lui rapportions. Tous ces déchets, même dans une famille de quatre personnes, faisaient un volume non négligeable. On n’avait pas non plus à les trier, car vous n’ignorez pas que, comme l’homme, le cochon est omnivore, ce qui signifie qu’il mange de tout : viande, poisson, légumes, féculents, farineux, etc. Il mange même du cochon. Je l’ai su très tôt, et cela me choquait beaucoup, parce que personnellement, tout omnivore que j’étais, je n’aurais jamais mangé de chair humaine. Je suppose que vous pensez comme moi. Aussi, quand il m’arrivait de lui apporter à manger, je lui parlais, mais j’évitais de lui dire qu’il y avait du porc dans sa pâtée. Cela me faisait un peu honte d’abuser de sa confiance.

Lorsque le moment était venu de le tuer, la maison était sens dessus dessous, un vrai branle-bas de combat. Notre grand-mère Louise (la mère de notre mère) venait s’installer à la maison pour deux ou trois jours ; les voisines venaient donner un coup de main. Tout cela faisait la joie des enfants. Il y avait pourtant un moment très pénible, celui où le cochon était mis à mort. Puisque j’ai décidé de tout vous raconter, je ne vous cacherai pas cela, mais n’allez pas croire que cela ne me faisait rien de voir mourir le compagnon de toute une année.

Tout se passait en plein air, près du puits, devant l’entrée de notre « baraque ». On avait installé là la table basse sur laquelle la bête serait couchée, tuée et dépecée. Les femmes avaient préparé la grande bassine pour recueillir le sang, ainsi que divers torchons. Enfin, les couteaux avaient été affûtés la veille.

Lorsque tout était prêt, les hommes forts pénétraient dans la soue et en retiraient le cochon, qui résistait de toutes ses forces, qui étaient grandes étant donné son poids. Avait-il le pressentiment du sort qui l’attendait ? Je me posais la question, mais je ne crois pas, car rien ne le prédisposait à imaginer une issue pareille. Ce qui l’indisposait, en revanche, c’était de devoir abandonner un gîte qu’il devait trouver douillet, et dont il ne s’était jamais éloigné depuis qu’il était petit. Je présume que franchir quinze mètres sur des pattes qui n’avaient jamais réalisé un tel effort devait lui être particulièrement pénible et douloureux. En outre, ceux qui le menaient ne le ménageaient pas. Ils lui avaient noué autour du cou une grosse corde sur laquelle certains tiraient brutalement cependant que d’autres le poussaient sur l’arrière-train avec aussi peu de ménagements.

Ici se situe une pratique dont je n’ai jamais entendu parler ailleurs que chez nous. Vous connaissez l’expression toute faite : « crier comme un cochon qu’on égorge ». Elle est très exacte. Dans ces cas-là, les cochons poussent des cris stridents, difficilement supportables pour l’oreille humaine, surtout pour ceux qui sont tout proches de la bête. Tout le monde était incommodé par les cris du cochon. Aussi, pour éviter ce désagrément, on enfonçait dans la gueule de la bête, aussi loin qu’on pouvait, un solide bâton rond, qui finissait par atteindre le gosier et étouffer les cris. On n’entendait plus qu’un son ténu et très aigu. Cette opération était sans doute celle qui me faisait le plus souffrir car, avec un peu d’imagination, on conçoit ce qu’un bout de bois peut causer de ravages au fond d’une gorge.

Une fois qu’il avait atteint la table basse, et cela pouvait prendre plusieurs minutes, on y jetait le cochon, et on lui attachait solidement les pattes pour l’immobiliser. Puis, un des hommes, – on l’appelait le boucher, mais ce n’était qu’un paysan du voisinage -, raclait soigneusement la gorge avec son coutelas avant de l’y enfoncer d’un geste ferme, puis d’agrandir la plaie en jouant sur la lame d’avant en arrière. Le jet de sang jaillissait aussitôt et surprenait parfois notre mère, qui attendait à genoux, si elle n’avait pas orienté sa bassine comme il convenait. Les cris de la bête s’estompaient puis s’arrêtaient bien vite, au grand soulagement de tous, du moins en ce qui me concernait. Dorénavant, je n’étais plus en présence d’un animal vivant que l’on supplicie mais d’une promesse de nourriture de premier choix.

Le sang du porc est une denrée précieuse, puisqu’il constitue la base du boudin. Il ne fallait donc pas en perdre une goutte. Ma mère ne cessait de le tourner dans la bassine pour l’empêcher de figer, et en retirait les caillots inutiles. À la fin de l’opération, elle avait tout l’avant-bras rouge et un certain air de contentement, sans doute lié à la satisfaction du devoir accompli, mais peut-être aussi au plaisir que devait produire la manipulation d’un liquide chaud et onctueux.

Puis on jetait sur le corps de la bête des seaux d’eau bouillante que l’on retirait d’un grand chaudron, alimenté d’un feu de bois ou de charbon, afin d’attendrir son poil et de l’arracher plus aisément à l’aide de racloirs carrés que l’on tirait vers soi à deux mains. Puis venait l’opération de l’éventrement, qui s’accompagnait de la coulée des viscères chauds et fumants, que l’on recueillait sur des tabliers de tissus. Là commençait un travail qui durerait deux journées entières. Le premier jour, on lavait les boyaux, puis on les raclait de façon à ôter la graisse extérieure. On faisait cuire à part ce qui ne méritait d’être confit. On préparait le boudin, que l’on faisait cuire, en fin de journée, dans le grand chaudron dans lequel on avait fait bouillir l’eau.

La mort du cochon et son dépeçage donnaient lieu à des scènes traditionnelles. Il m’en revient deux. Alors qu’on pelait le cochon, le boucher, l’air affairé, demandait à un des enfants présents de lui prêter son canif. Il y avait toujours quelqu’un pour rendre ce service. Le boucher glissait alors le canif dans le cul du cochon, en disant à l’enfant médusé et vexé : « tu le retrouveras lorsqu’on aura nettoyé les tripes ». Tout le monde riait de la naïveté de la victime. L’autre scène concernait la vessie du cochon. Dans notre région, on n’en faisait rien (dans d’autres, on en fait des sortes de saucissons). Elle revenait aux enfants qui, l’ayant, tant bien que mal, lavée et débarrassée de sa graisse, la remplissaient d’air en soufflant, puis s’en servaient comme une balle. On peut penser que les premiers ballons furent fabriqués de cette manière. De fait, en patois landais, on appelle le ballon de rugby, « la bechigue », qui est le mot occitan pour « la vessie ». Notre ballon ne durait guère plus d’une soirée. On tapait dessus avec tant d’entrain qu’on finissait par le crever.

Le cochon dépecé était couché sur le dos, le ventre ouvert, sur une échelle pourvue de deux crochets à son sommet, dans lesquels on enfilait les tendons des pattes de derrière. On rentrait le tout dans la pièce principale et on le plaçait au bas de l’escalier, auquel on ne pouvait plus accéder qu’en se glissant sous l’échelle. Inutile de vous dire, qu’en passant pour aller rejoindre mon lit, j’étais ému de devoir approcher ce cadavre si imposant, ce qui ne m’empêchait pas d’enfoncer discrètement mon doigt dans la peau du dos du cochon pour avoir le plaisir, renouvelé chaque année, de la sentir si ferme.

Le lendemain à l’aube, le « boucher » revenait, accompagné d’un aide, qui était le plus souvent un de ses frères, plutôt demeuré, et découpait le cochon sur la table de la cuisine. Pour rien au monde je n’aurais manqué ce spectacle. Chaque coup de couteau du boucher détachait une pièce de chair, qui se voyait attribuer un nom ou une fonction. On commençait par les jambons et les épaules, qui étaient découpés en dessinant autour de l’os un cercle presque parfait. Mon père s’en emparait pour les placer tout de suite dans le sel. Puis venaient les ventrêches, larges pièces rectangulaires et épaisses, qui allaient rejoindre les jambons dans le saloir. Le reste était découpé puis jeté dans des bassines préparées à cet effet, après que notre mère lui eut désigné un point de chute précis et exclusif : saucisses, chorizos, rôtis, etc.

 

Chapitre 6. L’obsession du manger

Dans mon enfance, il était souvent question de nourriture. Cela va vous surprendre peut-être, parce qu’il n’est plus dans nos habitudes d’accorder tant d’importance aux moyens de subvenir à ce besoin élémentaire. Vous devez savoir que, jusque dans les années 1960, les achats de nourriture constituaient le principal chapitre du budget d’une famille modeste. C’est une habitude qui vient de très loin, d’aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’humanité. Il suffit d’observer les expressions toutes faites : dans l’ordre des priorités, la nourriture vient en premier, avant le logement, le vêtement et l’éducation (« je t’ai nourri, je t’ai donné un toit, je t’ai vêtu et éduqué »). Cette époque s’est achevée récemment, en même temps que se réduisait le nombre de ceux qui étaient chargés de nourrir la communauté, les paysans. Ils ne sont plus que 3 à 4% dans nos sociétés, alors qu’ils étaient 70% jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et au-delà. Ce n’est pas un hasard. L’industrialisation et le commerce à grande échelle ont eu pour effet de baisser considérablement les coûts dans ce domaine. On peut s’alimenter pour pas cher aujourd’hui grâce à cela. Je dis « s’alimenter », car, quant à se nourrir bien, de façon équilibrée et en préservant la richesse et le goût des aliments, il y aurait beaucoup à dire.

La fierté de nos parents était d’avoir des enfants bien en chair : un beau bébé, c’était d’abord un gros bébé joufflu, « qui faisait envie ». Le vêtement importait peu. Nous portions les habits de nos aînés, même lorsqu’ils étaient défraîchis ; nos chaussettes et nos pulls étaient tricotés par nos mères, qui n’avaient pas toutes le talent de votre grand-mère Michèle ; les boutons de chemise pouvaient être mal assortis ; et il n’y avait pas de honte à avoir un pantalon rapiécé aux fesses ; l’important était que tout cela fût propre. On pouvait économiser sur beaucoup de choses, mais on mettait un point d’honneur à ne pas lésiner sur la nourriture. Votre arrière-grand-mère maternelle, Suzanne, aimait à raconter sa surprise lorsqu’elle emménagea pendant la Guerre (1943-1944) dans un quartier populaire de Paris (le XIIe arrondissement), en attendant que leur appartement de la Porte de Saint-Cloud soit réhabilité, après les bombardements subis par les usines Renault toutes proches. Elle avait constaté que la population ouvrière de son nouveau quartier dépensait au marché, principalement pour le repas du dimanche, des sommes bien plus considérables que les bourgeoises du XVIe arrondissement, d’où elle venait. La preuve qu’il s’agit d’une tradition ancienne, c’est qu’Emile Zola s’en est inspiré pour écrire une des pages les plus réussies de son roman Gervaise.

Je suis né en pleine guerre, en 1941. À cette époque, on manquait de tout, parce que les Allemands s’appropriaient l’essentiel de la production agricole et industrielle de la France occupée pour pouvoir poursuivre la guerre. Le peu qui restait était écoulé au marché noir, c’est-à-dire de façon clandestine et à des prix exorbitants, beaucoup trop élevés pour la plupart des habitants de notre pays. Pour éviter la famine, le gouvernement avait établi un système de distribution pour les denrées les plus élémentaires : pain, huile, pommes de terre, etc. Chaque famille recevait des tickets de rationnement qui lui permettaient d’acheter une quantité de ces denrées fixées en fonction de l’âge de chacun. Ainsi, les enfants avaient droit à de moindres quantités de viande ou de pain, en revanche, on leur réservait le lait. Ces tickets ne vous donnaient droit aux produits que si ceux-ci étaient disponibles. On pouvait donc avoir des tickets de pain mais pas de pain, si le boulanger avait épuisé son quota de farine (ou s’il réservait son pain au marché noir). D’un autre côté, si on n’avait pas de tickets de pain, on ne pouvait pas en acheter, même s’il y en avait dans la boulangerie. Pendant toutes ces années de guerre (de 1940 à 1944), on voyait sans cesse des queues devant les magasins, dans l’espoir qu’il y aurait de quoi y acheter. Ces tickets ont été maintenus après la guerre, parce que pendant plusieurs années, certains produits ont continué à manquer. Je me souviens d’avoir vu ma mère remettre à notre épicier Dargeaud de ces tickets. On les détachait d’un carnet, et ils étaient si petits que l’épicier les prenait avec des pinces ou avec la pointe de ses ciseaux pour les mettre dans une boîte.

Ceux qui ont le plus souffert de ces restrictions étaient les habitants des grandes villes. Pour ceux qui habitaient à la campagne ou dans une petite ville, il y avait moyen de se fournir plus facilement. Beaucoup de gens se sont mis à avoir un potager pour y cultiver des légumes, surtout des pommes-de-terre, des choux, bref des légumes qui calaient bien l’estomac : la salade n’était pas une priorité. Nos parents ont continué à élever un cochon, ainsi que des poules et des lapins, ce qui nous assurait la viande nécessaire, même sans aller chez le boucher acheter du veau ou du bœuf, produits qui étaient rares et chers. Les poules fournissaient aussi les œufs. Pour améliorer l’ordinaire, on recourait aussi à des moyens plus ou moins illicites.

Mon père travaillait aux salines, qui se trouvaient tout près, de l’autre côté de la voie ferrée. Comme son nom l’indique, cette usine produisait du sel. Les ouvriers avaient droit, comme complément de salaire, à une certaine quantité de sel qui excédait leurs besoins. Or, vous ne l’ignorez pas, le sel est indispensable pour la cuisine. Ces ouvriers, et mon père parmi eux, disposaient donc d’une monnaie d’échange appréciable. Grâce à elle, mes parents firent la connaissance d’une famille d’agriculteurs, les Lesfauries, qui exploitaient comme métayers une ferme à Bénesse-lès-Dax, à 7 kms de la maison. Ils leur fournissaient du sel, si précieux pour la conservation des cochons (car on en tuait plusieurs à la ferme) et, en échange, ils obtenaient du lait, du fromage, du vin et du pain, entre autres. Bref, ils pratiquaient le troc, c’est-à-dire l’échange de produits sans faire intervenir l’argent, qui est le moyen le plus ancien que l’homme ait utilisé pour commercer avec ses semblables. La guerre vous oblige ainsi à régresser à des états archaïques.

Parfois, on eut recours à un moyen plus illicite. Les Allemands avaient installé aux salines une boulangerie pour leurs troupes stationnées à Dax et dans sa région. Ils y stockaient aussi de l’huile et d’autres denrées alimentaires. Les ouvriers s’arrangeaient pour en dérober une partie et faisaient passer leur larcin, du haut des réservoirs d’eau salée qui donnaient sur la voie ferrée, aux femmes qui attendaient, le tablier déplié pour recevoir les boules de pain, ou prêtes à réceptionner les seaux d’huile que leurs hommes descendaient au bout d’une corde. Cet exercice n’était pas sans risques, car les Allemands n’hésitaient pas à fusiller ceux qui étaient surpris en flagrant délit de vol, lorsque les biens appartenaient à leur armée. Mais la faim donne à l’homme des facultés de courage qu’il ignore en temps ordinaire.

Mes parents se vantaient volontiers de n’avoir pas connu la faim pendant la durée de la guerre et même d’être parvenus, grâce à ces divers subterfuges, à manger plus et mieux qu’avant la guerre ou que pendant les années qui suivirent. Mais ils appartenaient à une minorité de chanceux dans le pays.

 

Chapitre 7. L’ordinaire

La cuisine confectionnée par ma mère était conforme aux habitudes du milieu landais dans lequel elle avait grandi, mais il s’y glissait quelques réminiscences de la cuisine castillane que pratiquait sa mère. À la façon landaise, elle utilisait comme matière grasse alternativement l’huile d’arachide, la graisse de canard et le saindoux de cochon, rarement le beurre et jamais l’huile d’olive. Le cochon était préparé également selon la tradition locale : jambons, ventrêches et pâté de foie, mais elle ne manquait jamais de faire à côté des saucisses qu’elle appelait « françaises », une autre forme de saucisse qu’elle appelait « chorizo », qui avait pour elle d’être plus relevée. De même, elle et mon père, qui ne manifestaient pourtant pas beaucoup d’intérêt pour les abats, se régalaient de temps en temps d’une tête de mouton, dont ils mangeaient l’intérieur à l’aide de leur couteau. Le pain perdu était aussi un dessert qu’elle tenait de son héritage castillan (il n’y a pas si longtemps, j’en ai vu à la vitrine d’un boulanger-pâtissier de Medina del Campo, dans la Vieille-Castille). Notre grand-mère en préparait d’excellent.

Le petit-déjeuner se composait de pain découpé en morceaux trempé dans de la chicorée au lait. Le matin de Pâques, il n’était pas rare de manger une omelette au jambon. Midi et soir, nous mangions de la soupe composée de légumes, selon la saison, choux, poireaux, potiron (on disait « citrouille »), carottes, pommes de terre, dans laquelle, ma mère glissait un morceau de cochon, généralement du lard. Les soupes étaient donc toujours grasses, contrairement à celles que j’ai mangées par la suite, en internat ou dans la famille de votre grand-mère maternelle. Les enfants n’aiment généralement pas le gras, et c’était notre cas, pourtant je me régalais avec un certain morceau de porc entrelardé, qu’on étalait sur une longue tranche de pain et qu’on mangeait chaud. C’est à quoi se résumait ce repas qui, pour moi, était un de mes préférés : la soupe d’abord puis la tartine de lard. Je me passais bien de dessert, ce jour-là. Le soir, on avait droit toujours à un laitage, qui variait chaque jour : maïzena (on disait « crème »), riz, tapioca, semoule. Nous mangions peu de salade verte ; en revanche, en été, la salade de tomate et concombre était quotidienne. Notre père, qui revenait passablement déshydraté de son travail à l’usine, avalait avec délice, à même le saladier, la vinaigrette qui était restée au fond. Le fromage était rare aussi et peu varié : un fromage de vache frais que nous vendait une fermière voisine qui venait le livrer sur son vélo ; de l’emmenthal. Cette habitude s’est maintenue et j’étais toujours frappé, après avoir goûté de la variété des plateaux de Touraine ou de Paris, par la pauvreté de ceux des Landes. Le yaourt n’existait pas encore mais on mangeait du lait caillé, quand le lait que ma mère faisait bouillir chaque jour avait tourné. J’adorais ça et j’ai retrouvé ce plaisir avec le lait ribot breton. Le dimanche, nous avions droit au poulet, dont nous mangions les restes froids, le lundi. Le dessert était un gâteau genre quatre-quarts accompagné d’une crème. Le poisson du vendredi était souvent de la morue, soit en beignets soit en salade avec des pommes de terre. Nos parents préféraient la première façon et mon frère et moi, la seconde.

À la Chandeleur (le 2 février), les crêpes ne manquaient jamais. Ma mère les faisait plutôt épaisses, plus que les admirables crêpes Suzette dont votre grand-mère nous régalait, et pas seulement moi, car je me souviens de celles qu’elle a préparées pour quelques amis artistes chez Juan Miguel Pardo, à Madrid, l’année que nous y avons passé après notre mariage (1663-1964). Carnaval était l’époque des « merveilles », des beignets découpés en losange, que l’on faisait éclater dans la bouche après les avoir remplis de café au lait. Parfois, ma mère faisait des beignets aux pommes, mais c’était plutôt une tradition campagnarde, aussi les meilleurs que j’ai mangés étaient ceux que madame Lesfauries préparait à Bénesse-lès-Dax.

 

Deuxième Partie

Chapitre 1. Les gens de la cité

J’ai vécu à la cité de ma naissance en 1941 à l’âge de 16 ans (1957), date à laquelle nous avons emménagé dans la maison nouvellement construite au Village des Pins, de l’autre côté des salines et de la mine de potasse. Pendant une période aussi longue, certaines familles ont quitté la cité, d’autres sont arrivées, d’autres, enfin, ont déménagé à l’intérieur de la cité. Cependant, je conserve une image relativement figée de ses occupants. Je voudrais en évoquer certains ici.

Nous étions au total vingt familles, puisqu’il y avait vingt appartements. C’est peu, et pourtant, je suis obligé de constater que certaines ne m’ont laissé qu’un vague souvenir. Pire même, il suffisait que des personnes habitent dans le deuxième corps de bâtiment pour que je les connaisse moins bien ; de même, parmi celles qui habitaient comme nous dans le premier corps, je connaissais mieux les voisins immédiats que les autres. Mon espace de vie était limité, car ma mère ne me laissait pas beaucoup sortir de notre enclos, encore moins fréquenter n’importe qui. Il me semble que, dans ce domaine, mon aîné a joui d’une plus grande liberté que moi, le petit.

Nos premiers voisins étaient, du côté de la pointe, les Hontarède ; de l’autre côté les Loustalot, qui furent remplacés, lorsque j’avais 10 ou 11 ans, par les Tomé.

Comme nous, les Hontarède étaient quatre, le père, la mère et les deux enfants. L’aîné, Pierrot, avait mon âge ; sa sœur, Pierrette, 1 an et quelque de moins. J’aimais bien Pierrot : on allait à l’école ensemble et on était dans la même classe, on a aussi fait notre communion solennelle le même jour. Mais j’avais peu l’occasion de le côtoyer à la cité, parce que son père lui trouvait toujours un travail à faire, soigner le cochon, cultiver le potager ; surtout pas faire ses devoirs. Il finit par obtenir son certificat d’études, malgré tout. Il était souvent battu. Nous l’étions tous plus ou moins, mais lui y avait droit plus souvent qu’à son tour. Les seuls moments où il était heureux, c’étaient les deux mois d’été qu’il passait à la campagne, chez des parents à Pouillon, à travailler à la ferme. Il revenait bronzé, grossi et parlait volontiers le patois (occitan), qui était la langue usuelle à la campagne.

Henriette, la mère de Pierrot et de Pierrette était une femme blonde, fine, qui paraissait quelque peu déplacée dans ce milieu plutôt rude. Il semble qu’elle et ma mère se soient bien entendues au début. Malheureusement, Henriette se mit à boire, à l’instigation de son mari semble-t-il, qui n’y voyait pas de mal. Sa faible constitution n’y résista pas. Je l’ai connue ivre du matin au soir, alors qu’apparemment, elle avait à peine bu. Ma mère nous assurait qu’il lui suffisait de respirer un peu de vin blanc à jeun pour sombrer dans l’ivresse. Elle mourut, probablement d’une cirrhose du foie, et laissa deux orphelins de 10 et 9 ans ou environ.

Son mari, Maurice, était une espèce de géant, l’éternel béret en arrière découvrant sa calvitie. C’était une brute, certes sympathique, mais une brute, surtout pour ses enfants. Il était affublé d’un défaut du palais, qui l’empêchait de prononcer certaines consonnes, qu’il remplaçait par des aspirées, ce qui le rendait difficilement compréhensible. Cela donnait : « ­Homé, hu honnais hette hanchon[6] » ; Tomé répondait « ­quelle chanson ? » ; ­ « Les hicognes hont de hetour hur les hlochers des alentours ». Il adorait faire la fête. Les repas de communion de ses enfants furent des événements. Il y chantait, entre autres, « J’aime le jambon et la saucisse, / j’aime le jambon, c’est bon, / mais j’aime encore mieux le lait de ma nourrice, / J’aime le jambon et la saucisse, / j’aime le jambon, c’est bon ». C’est là que j’ai entendu ce refrain inoubliable, que je vous ai peut-être chanté un jour : « Pétronille, Pétronille, / elle dansait, dansait la java / Sa famille, sa famille, / rouspétait, pétait, pétait comme ça ». Il la chantait en feignant de lâcher un pet, ce qui faisait crouler de rire toute l’assemblée.

Je n’ai plus guère vu Pierrot après son certificat d’études et je l’ai totalement perdu de vue lorsque je suis entré à l’École Normale (à l’âge de 16 ans, en 1957). J’ai su, plus tard, par sa sœur, qu’il était devenu mécanicien automobile et même qu’il avait vécu en Pologne et s’était marié à une Polonaise, avec laquelle il est revenu en France, dans la Région Parisienne. J’ai cherché à le revoir mais, de toute évidence, il ne le souhaitait pas. Je peux vous avouer aujourd’hui que, longtemps après notre séparation, alors que j’étais devenu père de famille, il m’arrivait de rêver de lui, tellement les souvenirs de la petite enfance restent imprimés dans la mémoire.

Les Loustalot étaient une famille nombreuse. Je n’ai pas gardé le compte exact des enfants ; je ne me souviens que de ceux qui avaient un âge proche du mien, les trois aînés : Jean-Pierre, un an de moins que moi ; Bernard et Bernadette. Puis il y eut un débile mental, Yves, deux autres garçons et peut-être une fille, à moins qu’il ne s’agisse de jumelles. Les petits naquirent lorsque la famille eut déménagé dans un appartement plus grand, à l’autre bout de la cité, c’est pourquoi je les connaissais moins bien, d’autant que mes études au collège m’éloignaient de plus en plus de la vie de la cité.

Les Loustalot étaient de braves gens. Avec eux vivaient la grand-mère maternelle, Maria Sibé, une petite vieille, maigre et vive, avec un visage aigu de landaise. Elle travaillait à l’usine, au conditionnement des paquets de sel. Elle nous gardait parfois, les petits, lorsque les mères devaient s’absenter. Elle avait une particularité. À la fin du déjeuner, avant de repartir au travail, elle s’assoupissait sur sa chaise, mais cela ne durait que le temps de « faire un bec » (mon frère dit « faire un cluc »), c’est-à-dire de piquer du nez, une, deux ou trois fois. Elle se levait alors, fraîche et dispose, comme si elle avait dormi deux heures.

La mère des Loustalot, Simone, je la voyais plutôt comme une grande sœur pour moi que comme une mère de famille, tant elle était indulgente à l’égard de ses enfants. Peut-être était-ce parce que notre mère la protégeait un peu. Le père est le premier adulte analphabète que j’aie connu. Il était même intellectuellement franchement limité. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu soutenir une conversation. Il se saoulait avec une certaine régularité et ne rentrait pas toujours à la maison sur ses deux jambes. Je me souviens qu’un jour, il était tombé de son vélo et s’était vilainement blessé au visage. Deux hommes l’ont ramené, le portant l’un par les pieds, l’autre par les épaules, cependant qu’il était inconscient. Sa femme et les enfants pleuraient. Ce spectacle désolant a sans doute beaucoup contribué à me dégoûter de l’alcool. J’aime bien boire un verre, mais je n’ai jamais été ce qui s’appelle saoul, tout au plus gris, ce qui est bien différent : on a toute sa conscience et, même, on est extraordinairement gai et inventif. Comme on dit, j’ai plutôt le vin gai.

Peu après la naissance d’Yves, les Loustalot sont donc partis occuper le logement qui avait été jusque-là celui des Mora, encore un nom bien landais. Il faut que je vous dise un mot de ces Mora. Les parents Mora avaient eu trois filles et un fils, tous plus âgés que moi. Les trois filles travaillaient à l’usine, avec le père. Lorsque je les ai connus, il ne restait plus que les deux dernières, Mayite et Josette, le garçon ainsi que l’aînée, Reine, étant mariés. Je n’ai jamais vu la mère que couchée, sur une chaise-longue, puis dans son lit, lorsqu’il ne fut plus possible de la déplacer. Il faut dire qu’elle était très grosse, au point de ne pouvoir se peser que sur les bascules des marchands forains. Elle gouvernait avec autorité son mari et ses filles depuis sa position couchée. Ce qui m’intriguait le plus, c’est que personne n’avait l’air de s’étonner de cet étrange mode de gouvernement, qui faisait la part belle aux soins à porter à sa personne, car elle était particulièrement exigeante, comme si son obésité lui avait été imposée par son entourage. Or, j’ai su un jour en quoi consistait son petit-déjeuner : il y avait là de quoi nourrir plusieurs travailleurs dans la force de l’âge.

Lorsqu’elle mourut, toute la cité prit le deuil. Ceux d’entre nous qui étions trop petits pour aller à l’enterrement, nous sommes restés sous la garde de Maria Sibé. Je crois qu’elle nous en a voulu de la priver d’une cérémonie à laquelle il lui aurait plu d’assister. Je crois me souvenir qu’elle s’est vengée en nous racontant des histoires de sorcières, alors que nous faisions cercle autour de sa chaise, sous le prétexte qu’on avait entendu hululer, peu de jours avant la mort de la mère Mora, la chouette, ce qui annonçait immanquablement un décès à venir.

Les Loustalot n’étaient pas très propres, aussi n’allions-nous pas manger chez eux, d’autant qu’ils aimaient particulièrement le canard, volatile qui se complaît dans la fange et qui, pour cette raison peut-être, n’était jamais servi à la table familiale, et que je finis par considérer comme impropre à la consommation. Pour ne pas faire affront à nos voisins, la famille Garcia décida de déléguer un de ses membres au repas de communion de Jean-Pierre. Comme par hasard, ce fut le petit dernier, c’est-à-dire moi-même, que le sort désigna. Je dus obtempérer et fus condamné, bien entendu, à manger du canard. Cela fit bien rire mes parents et mon frère, lorsque je fis mon rapport à mon retour.

 

Chapitre 2. D’autres voisins

Le pendant de notre appartement, sur l’autre façade du bâtiment, celle qui donnait sur la route, était occupé par les Latapie : le père, Joseph, la mère, Marie, et leurs trois enfants. L’aîné, Jeannot, avait deux ans de plus que moi, puis venait une fille, qu’on appelait Jacquotte et un petit garçon, dont j’ai oublié le prénom. C’était une famille très haute en couleurs. Le père était tout petit et, autant qu’il me souvienne, myope comme une taupe. Jeanne, la mère, avait une tête de plus que lui, laquelle était couronnée d’une chevelure coupée au bol, ce qui lui avait valu le surnom de Jeanne d’Arc. Elle avait une mâchoire inférieure qui pointait considérablement vers l’avant. Ce n’était pas spécialement une beauté : au-dessus de ses deux longues jambes aussi charnues que deux béquilles de bois, un ventre ballonnant soutenait une poitrine avachie. Elle et son mari buvaient sec et, lorsqu’elle avait trop bu, c’était elle qui frappait, aussi bien sur son mari que sur ses enfants. Comme la cloison qui séparait notre appartement du leur n’avait que l’épaisseur d’une brique, on entendait tout ce qui se passait chez eux. Je me suis même aperçu, un jour, que, de ma chambre au premier étage, je pouvais voir la lumière de leur chambre à travers une brique percée au bas de la cloison.

Joseph Latapie était toujours le premier à partir au travail et le premier à en revenir. Il partait à 7h30 pour embaucher à 8h, alors qu’il ne fallait que trois minutes pour se rendre à pied à l’usine. Il empruntait la voie ferrée, sa veste sur l’épaule, tout en sifflotant. C’est l’image que j’ai gardée de lui. J’ai toujours pensé que, s’il partait si tôt, c’était qu’il n’était pas le bienvenu dans une maison sur laquelle sa femme régnait sans partage. Il était originaire de Lahosse, petit village de la Chalosse, qui est la partie agricole du département des Landes, celle qui s’étend au sud de l’Adour vers les Pyrénées. Il s’y rendait plusieurs fois par an pour y remplir une bonbonne de vin de pays. Mais, comme il s’y rendait à pied et que la distance était longue, il se désaltérait avec une fréquence telle qu’il rapportait toujours la bonbonne vide à la maison, quand il ne la cassait pas, ce qui lui valait un peu plus que des réprimandes de la part de son épouse, déçue de ne pas pouvoir goûter au nectar. Il n’était pas rare qu’on doive aller le chercher, là où le sommeil l’avait pris, sur le bas-côté de la voie ferrée.

Tout le monde savait que Jeanne Latapie buvait mais elle tenait à sauver les apparences. C’est ainsi qu’elle ne parlait jamais de boisson en public. S’il lui arrivait de demander à un de ses enfants d’aller chercher une bouteille de vin à l’épicerie voisine, elle usait d’un détour et commandait du sucre. L’enfant savait à quoi s’en tenir mais il lui arrivait d’oublier certain détail important de la commande en route et révélait ainsi le pot aux roses sans le vouloir :

­ « Jeannot, va me chercher un kilo de sucre »

Jeannot se précipitait chez l’épicière puis ressortait tout aussitôt :

­ « duquel, maman, du blanc ou du rouge ? », ce qui mettait sa mère en furie.

Il était bien connu que Jeanne Latapie ne cuisinait jamais et que chacun se débrouillait comme il pouvait pour calmer sa faim. De ce fait, le père et les enfants étaient faméliques ; en revanche, la mère prenait soin d’elle. Aussi, lorsque nous faisions les difficiles devant les plats qu’elle nous proposait, notre mère nous menaçait « de nous envoyer manger chez Latapie ». Étant petits, nous prenions cette menace au sérieux, aussi ne faisions-nous aucune difficulté pour manger ce qu’il y avait dans notre assiette. Plus tard, c’est devenu une formule rituelle, dont je suis sûr que vous l’avez entendue à L’Olive, en manière de plaisanterie, lorsque je vous ai vu faire la fine bouche devant ce qu’on vous proposait.

 

Chapitre 3. D’autres voisins enore

Le dernier appartement du côté de la voie ferrée était occupé par un couple tout aussi bizarre. Le mari, que l’on appelait lou Cadetoun, probablement parce qu’il était le cadet de sa fratrie, était aussi petit et frêle que Joseph Latapie. Mais sa femme était bien différente de Jeanne. Elle avait été élevée dans une famille bourgeoise et avait reçu une certaine éducation. En particulier, elle avait appris le chant, étant dotée d’une voix de soprano passable. Il lui arrivait de chanter, je ne sais plus si c’était de l’opéra ou de l’opérette. C’était une jeune femme joyeuse, mais quelque peu extravagante. Elle ne faisait rien de ses dix doigts, si ce n’est s’habiller d’une façon qui me paraissait curieuse, et se maquiller, ce qui était peu courant au quartier. Son grand plaisir était de faire enrager son mari qui, à bout de ressources, finissait par la menacer de la mettre dans la micheline pour Sainte-Anne, ce qui provoquait chez la dame des crises de nerfs pénibles à supporter pour les voisins. Le fin mot de l’histoire est qu’elle avait été internée (c’est le mot qu’on employait alors) dans l’asile d’aliénés Sainte-Anne de Mont-de-Marsan (chef-lieu du département). C’était cruel de la part du mari, mais le pauvre était si limité qu’on ne pouvait pas lui demander de se montrer délicat ou attentionné à l’égard d’une épouse aussi fragile.

Ce couple eut un enfant, ce qui désola tout le quartier, tant il était évident que ni le père ni la mère n’était en mesure de l’élever. Il leur fut retiré bientôt, ce qui plongea la mère dans un état qui la conduisit à nouveau à Sainte-Anne. Cadetoun mena, dès lors, une vie misérable et solitaire. On finit par le retrouver mort d’une pneumonie dans sa cuisine sans feu, un matin d’hiver.

Il m’est resté une anecdote amusante sur ce couple. Comme madame ne faisait jamais le ménage, l’appartement était un vrai bouge, encombré de déchets de toute sorte. Une année, le couple éleva un cochon. Madame, qui ne manquait pas d’imagination, l’affubla d’un prénom, Jérôme, allez savoir pourquoi. Elle en parlait comme d’une personne familière, ce qui prouve, à la réflexion, qu’elle avait gardé des racines rustiques. Toujours est-il qu’un jour, Jérôme s’échappa de sa loge, sans doute, comme chante Brassens à propos de la cage du gorille évadé, « qu’on avait dû la fermer mal ». Madame Cadetoun était dans tous ses états. On chercha le cochon partout, y compris sur la voie ferrée. Pas moyen de le trouver. Chacun rentra chez soi. C’est alors qu’on entendit la maîtresse de Jérôme pousser des cris de joie : elle avait retrouvé son cochon, dans son appartement, où il avait eu l’idée de se glisser. Les mauvaises langues du quartier en conclurent que cette bête avait su choisir, de tous les appartements du quartier, celui qui ressemblait de plus près à sa souille empestée.

Nous fréquentions aussi l’appartement des Lamaignère, qui se trouvait du côté de la route. C’était une famille nombreuse. Les trois aînés, Claude, Christian et Christiane étaient plus âgés que moi, mais j’ai perdu le compte des plus jeunes, qui n’étaient pas moins de cinq, ce qui fait neuf au moins au total. Le père portait le biblique prénom d’Elie. Comme c’était un enfant trouvé, il est probable qu’il lui fut donné par l’orphelinat qui l’accueillit. Sa femme aussi était orpheline. Peut-être ont-ils eu tant d’enfants pour oublier qu’ils n’avaient pas eu de famille, mais je crois plutôt qu’ils ne le faisaient pas exprès. Elie était un brave homme mais intellectuellement limité. Comme il avait été trépané pendant la Guerre, on ignore si cela lui venait de cette grave opération ou s’il l’était déjà avant.

La maison d’une famille nombreuse est toujours accueillante. Ses habitants sont si nombreux, que les portes sont plus souvent ouvertes que fermées. De plus, notre mère s’entendait bien avec madame Lamaignère. Pourtant, elle ne manquait pas de la critiquer, surtout dans sa façon de nourrir ses nombreux enfants. Elle ne cuisinait pas et achetait des aliments tout prêts au fur et à mesure des demandes de ses enfants : pain, chocolat, etc. C’était tout le contraire de la conception que se faisait notre mère d’une alimentation équilibrée. Elle n’avait pas tort, d’ailleurs, les Lamaignère étant plutôt chétifs. Cette famille nous suivit dans notre nouveau quartier ; leur maison était vis-à-vis de la nôtre dans le petit lotissement.

Il m’arrivait aussi de fréquenter les Bourdillas, chez qui j’allais parfois écouter l’arrivée de l’étape du Tour de France. Le fils aîné, Michel, avait un an de moins que moi et nous nous entendions assez bien. J’ai vu de lui une photo récente sur la page internet de Sud-Ouest. Il semble qu’il exerce des fonctions précises dans les arènes, pendant les corridas, et qu’il soit connu sous le sobriquet de Mickey. Voilà donc un de mes amis d’enfance devenu localement célèbre, mais je dois dire que la photo, où il apparaît rigolard mais singulièrement vieilli, m’a plutôt fait de la peine.

J’ai aussi gardé un souvenir attendri des Inda. Comme l’indique le nom, le père était basque et en avait le profil, avec un nez proéminent, et l’éternel béret, qu’il posait légèrement en arrière, sur son crâne dégarni. Sa femme, Henriette, autant qu’il me souvienne, avait été élevée aussi au Pays Basque par une famille adoptive. Entre eux, ils parlaient basque, une langue incompréhensible, même pour un landais. Le père était robuste, massif, mais se laissait gentiment mener par sa femme, pourtant frêle. Ils formaient un couple heureux. Ils m’aimaient bien, au point qu’ils auraient pu être mes parrains, m’a-t-on dit. Ils ont eu un fils, Jean, plus âgé que Guy, qui était un meneur de jeu remarquable. Lorsqu’il se mêlait aux plus petits, il nous organisait des parties de cache-cache ou des poursuites pleines d’imagination. Chez lui, quelque chose m’intriguait. Il lisait les mêmes revues et romans-photos que sa mère (genre Nous Deux), aimait se déguiser en femme. Il finit par se marier et par avoir une fille, mais je ne doute pas aujourd’hui qu’il s’agissait d’une vocation contrariée.

 

Troisième Partie. L’école primaire

Chapitre 1. Le chemin de l’école

L’école se trouvait à un bon kilomètre et demi de la cité. Or, on faisait le trajet quatre fois par jour, puisque nous rentrions déjeuner à la maison. L’école n’avait pas de cantine et ma mère ne voulait pas qu’on aille à celle que la mairie avait installée à l’hôpital. Il faut dire que cette institution avait mauvaise presse dans le quartier et s’apparentait plutôt à une soupe populaire, celle qui accueillait les miséreux. Or, s’il y a une chose que les gens modestes – nous l’étions tous à la cité – ne supportent pas, c’est qu’on les apparente à des pauvres. Ce préjugé condamnait bien des enfants de la cité à manger chez eux un menu beaucoup moins bon que celui de l’hôpital.

Une fois la voie traversée, on longeait les réservoirs en béton mal dégrossi dans lesquels était conservé le sel dissous qui attendait d’être traité à l’usine, puis on traversait les rails sur lesquels les wagons, remplis de potasse dans la mine attenante aux salines, rejoignaient la grande ligne. On prenait alors sur la gauche un chemin large en mâchefer, long de 200 à 300 m, qui longeait d’un côté la voie ferrée et, de l’autre, les potagers des ouvriers des Salines, puis des potagers privés. Entre les deux, une grande maison, la villa Dussault, du nom de son constructeur, entrepreneur en maçonnerie, dont je me suis toujours demandé ce qu’elle faisait là, ainsi isolée dans ce paysage peu engageant. Puis nous arrivions à une petite cité, qui faisait face à la barrière de Peyrouton, où se trouvait une halte sur la voie ferrée de Mont-de-Marsan. C’est là que les internes du collège venaient prendre le train, le samedi à midi, une fois tous les quinze jours, les « jours de sortie » où ils étaient autorisés à aller visiter leurs parents.

La barrière de Peyrouton figurait la borne du monde qui m’était familier. Au-delà, je me sentais moins en pays de connaissance. On commençait par traverser la route départementale puis on pénétrait dans un paysage composite dans lequel les maisons particulières étaient rares. On longeait un lavoir avant d’arriver à la hauteur d’une guinguette, Les Charmilles, qui possédait une salle de bal, dans laquelle, au début de leur mariage, ma mère retrouvait mon père après le match de rugby, qu’il ne manquait jamais. Suivaient le trinquet (une salle où l’on joue à la pelote basque), une forge puis des maisons isolées avec leur jardin. De l’autre côté, la rue était bordée par de hautes murailles, qui correspondaient à un parc, une scierie, enfin l’enceinte du collège.

Passé le collège, venaient le stade Maurice Boyau et son terrain de rugby puis la sous-préfecture (à partir de 1958), où se croisaient notre rue et une avenue bordée de hauts platanes qui débouchait sur la droite. À partir de là, on entrait dans un autre monde, celui d’un quartier chic dans lequel chaque maison (on disait des « villas ») avait au moins un étage et un jardin plus ou moins grand autour. Elles donnaient sur un large boulevard, qui s’achevait, à droite, sur le presbytère de Saint-Vincent et, à gauche, sur le parc du lycée de Jeunes filles. Tout au bout, on parvenait à la place de l’église et, au-delà, à notre école.

J’ai tenu à décrire minutieusement ce parcours pour vous donner une idée de la longueur mais aussi de la variété des lieux que nous traversions. Faire ce trajet chaque jour était en soi une épreuve surtout lorsqu’il faisait mauvais temps. Dans les Landes, il pleut souvent et abondamment et je garde un mauvais souvenir de ces capuchons sans manches et de ces galoches qui prenaient l’eau. Mais cela nous permettait d’échapper à un certain enfermement que nous subissions dans la cité, où nous vivions confinés, loin de la ville et de son animation.

Parmi les agréments dont je me souviens, je place en premier lieu la maison Dussault, dont le parfum émanant de la haie de troènes à la fin du printemps servait de signe avant-coureur des grandes vacances. Plus d’un demi-siècle plus tard, la mémoire m’en est revenu en longeant une haie à Chinon. Parfois, c’était le pittoresque de certains habitants qui nous surprenait. En face de la barrière Peyrouton, le garage Roquigny m’intriguait beaucoup parce que son propriétaire était amputé d’un bras. Comment peut-on être garagiste avec un bras en moins ? Il en était propriétaire mais le travail était réalisé par ses ouvriers. De l’autre côté du garage se trouvait la maison Lauga, dans laquelle cohabitaient trois générations. Le grand-père avait été blessé et amputé à la Guerre de 1914 et s’appuyait sur une jambe de bois, à la façon des flibustiers de L’île au trésor. Le fils faisait commerce de bois et de charbon et était connu comme un personnage très fantaisiste. On raconte il s’était fait fabriquer un cercueil capitonné, dans lequel il faisait parfois la sieste, et qu’il lui arrivait de recevoir tout nu : « Ce sont des amis, je n’ai rien à leur cacher ! ». Ce philosophe anarchiste a eu plusieurs enfants, dont une fille, Francette, qui épousa Pierre Albaladéjo, que son talent de rugbyman et sa verve de commentateur sportif et taurin ont rendu célèbre. Je me liai à un des fils, qui ne se déplaçait que sur des vélos de cirque, dont un monocycle énorme qui me forçait à lever la tête pour lui parler lorsque nous allions au collège ensemble. Toujours à la barrière Peyrouton, on traversait la route et on jetait un œil dans le bistrot qui faisait l’angle, qui était fréquenté par des clients souvent bruyants. Un jour de tempête, il m’est arrivé de m’agripper à une des colonnes en bois qui soutenaient l’auvent de l’établissement. Après la Charmilles, où nous aimions aussi jeter un coup d’œil en passant, il y avait une forge, sur le pignon de laquelle était peinte une publicité pour l’apéritif du Berger, qui représentait deux garçons de café, l’un svelte et l’autre gros, à la façon de Laurel et Hardy. Quand on rentrait de l’école, on voyait cette image de loin. Après la forge et le trinquet, il y avait quelques maisons. Dans la première habitait le forgeron, qui avait deux filles, un peu plus âgées que moi. Étant moniteur, j’ai eu le fils de l’une d’elles en colonie de vacances. Depuis, il est devenu un flutiste de renom (il s’appelle Lesgourgues). Dans une des maisons suivantes, mon père allait travailler certains après-midis. Elle avait un gros cerisier en façade dont j’ai aidé un jour mon père à cueillir les fruits. Puis venait une maison modeste qui abritait la famille Devoyon. Le père y tenait un salon de coiffure pour dames. Un homme qui coiffe des femmes, cela m’intriguait beaucoup, d’autant que le coiffeur, entre deux clientes, aimait à tricoter sur le pas de la porte. Cette féminité affichée ne l’empêchait pas d’avoir une famille nombreuse. Comme l’épouse avait une abondante chevelure rousse, je me prenais à penser que c’était d’abord pour la coiffer qu’il était devenu coiffeur. Le large trottoir qui longeait le lycée de filles était ombragé de tilleuls dont les fleurs avaient un parfum entêtant. Nous en cueillions parfois pour en faire des infusions.

Pour compléter la description, j’ajouterai que, dans ces boulevards et avenues, ne circulait pratiquement pas de voiture, mais principalement des piétons et des cyclistes. Donc, par tous les temps, nous avions à parcourir quelque 6 kms par jour, ce qui, pour des petites jambes de 5, 6 ou 7 ans, représentait une assez grosse épreuve. Mais on ne s’en plaignait pas. Tout au plus m’est-il arrivé, certains jours de forte pluie – or, il pleut souvent dans les Landes -, lorsqu’une voiture passait par là, d’envier ceux qu’elle transportait. Mais je ne la considérais que comme un abri sur roue parfait pour braver le mauvais temps.

Le chemin de l’école, qui était aussi celui du stade et celui de l’église jusqu’à ma communion solennelle et ma confirmation, contournait le centre-ville où nous n’allions qu’exceptionnellement : au marché le samedi, mais seulement lorsque nous étions en vacances, parce que le samedi était jour de classe ; au cinéma, ce qui n’arrivait que rarement. Cet éloignement ajoutait encore à l’impression de confinement que je conserve de toutes ces années.

 

Chapitre 2. L’école Saint-Vincent

À la fin de la guerre, en 1945, Dax n’atteignait pas les quinze mille habitants mais était très étendue, de part et d’autre de l’Adour. Elle comptait trois écoles publiques[7]. Au nord de l’Adour, au-delà du pont, l’école du Sablar, au sud, l’école Saint-Vincent, qui comportaient chacune une école pour les filles et une autre pour les garçons ; en centre-ville, les garçons fréquentaient l’école Sully et les filles, l’école Carnot, à quelques centaines de mètres l’une de l’autre. À cette époque, les filles et les garçons n’étaient pas mélangés, ni à l’école primaire ni au collège ou au lycée.

Les enfants du quartier des Salines allaient à l’école Saint-Vincent. Elle s’appelait ainsi parce qu’elle était construite dans le quartier du même nom, tout à côté de l’église Saint-Vincent de Xaintes, qui devait exister déjà à l’époque où Charlemagne revint d’Espagne, après que les chevaliers de son arrière-garde – Roland, Olivier, l’archevêque Turpin, etc. – (cf. La chanson de Roland) eurent été exterminés à Roncevaux. La légende veut que la dépouille de Turpin y fût exposée.

L’école des garçons était séparée de l’église par une étroite impasse dans laquelle nous attendions tous les matins qu’on nous ouvre le portail des élèves. On entrait directement dans une cour, qui me paraissait très grande mais que je trouvai bien petite lorsque j’y retournai plus tard. L’école comportait cinq classes. Trois d’entre elles étaient logées dans le bâtiment principal qui donnait sur la place de l’église. Au rez-de-chaussée se trouvait d’un côté l’appartement du directeur, et de l’autre une classe qui réunissait deux divisions, le CM2 et le cours supérieur, qui préparait à l’entrée en sixième. Le maître en était le directeur, M. Saran, que nous appelions « le pet Saran », tant il était sévère (« il était pète sec »). À l’étage, le CM1 de M. Dassé faisait face à la classe du certificat d’études de M. Roumégous. Formant un angle droit avec la classe de M. Saran du côté du portail d’entrée, un préfabriqué abritait le Cours élémentaire (CE1 et CE2) de Madame Saran. Tout au bout de la cour de récréation, face au portait d’entrée, une classe en bois, construite dans le prolongement du préau, était réservée au CP de M. Laudouar.

Le calendrier de l’année scolaire n’avait pratiquement pas varié depuis la création, en 1882 par le ministre Jules Ferry, de l’école publique et obligatoire. La rentrée se faisait le 1er octobre et la sortie, le 14 juillet, jour de la Fête Nationale. Il y avait deux périodes de vacances intermédiaires, de deux semaines chacune : les vacances de Noël commençaient le dimanche avant la Noël et celles de Pâques le dimanche des Rameaux, ce qui faisait que le dimanche de Pâques et le lundi, qui est aussi férié, se trouvaient au milieu des vacances. En principe donc, l’année scolaire était divisée en trois trimestres de trois mois, à peu de choses près : du 1er octobre à la fin décembre ; du début janvier à la fin-mars ; du début avril au 14 juillet. Mais, si les vacances de Noël tombaient à date fixe, ce n’était pas le cas de celle de Pâques, puisque la date de cette fête dépend de la survenue de la première lune de l’année, ce qui fait que le deuxième trimestre pouvait s’arrêter le 22 mars ou se prolonger jusqu’au 20 avril. Cela déséquilibrait la distribution du temps de travail et handicapait ceux qui avaient eu la mauvaise idée de tomber malade pendant le deuxième trimestre et avaient manqué la classe pour partie ou en totalité, car, comme c’était le plus long, c’était aussi celui où l’on apprenait le plus de choses.

Nous avions aussi les mêmes jours fériés qu’aujourd’hui, mais ils ne donnaient droit qu’à une journée de vacances : le 1er novembre ; le 11 novembre ; le 1er mai et le 8 mai ; le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte. Le 11 novembre, les élèves étaient convoqués au monument aux morts, où ils se rendaient en rang par classe, avec leur maître. Ils assistaient à la cérémonie et devaient subir la longue épreuve de l’énumération des noms, l’un après l’autre, de tous les morts des deux Guerres mondiales, celle de 1914-1918 et celle de 39-45, par le maire Eugène Milliès-Lacroix. Il était déjà très vieux et avait du mal à lire sa liste, ce qui allongeait encore la durée de la cérémonie. Le 8 mai venait d’être décrété jour férié parce que c’est à cette date du 8 mai 1945 que l’Allemagne nazie avait signé sa reddition sans conditions. Inutile de vous dire que, les années qui suivirent cet événement mémorable, alors que j’étais écolier, il n’était pas question de négliger cette cérémonie qui marquait la fin d’un cauchemar de quatre années, ceux de l’occupation de la France par les Allemands (1940-1944).

Pour revenir au calendrier scolaire, vous aurez remarqué qu’il ménageait de très longues vacances d’été, que l’on appelait alors à raison les grandes vacances : pas moins de deux mois et demi. Cela nous laissait le temps de faire beaucoup de choses. Par exemple d’aller faire un séjour de trois semaines en colonie de vacances, quelquefois deux, mais aussi de passer de longues périodes chez les grands-parents, parfois un mois et plus. Notre père, comme tous les ouvriers à l’époque, n’avait que deux semaines de congé en tout et pour tout, ce qui ne lui permettait pas de partir longtemps. Et, même si on l’avait voulu, nous n’avions pas l’argent pour nous payer le train et un hôtel pour une ou deux semaines. Le séjour chez les grands-parents était donc la solution la meilleure. C’est ainsi que j’en ai effectué plusieurs à Morcenx, chez la mère de mon père (abuelita), ce qui me donnait aussi l’occasion de retrouver mes cousins de Bordeaux, surtout Michel Toulan, qui avait un an de moins que moi. J’ai aussi un peu tâté du Centre aéré municipal, le Petit Lanot, mais je n’ai pas aimé et ma mère n’a pas insisté.

En deux mois et demi, on a le temps de faire beaucoup de choses lorsqu’on habite à la campagne ou pas loin. Il y avait les moissons de juillet, qui étaient une fête à laquelle les enfants participaient aussi, mais il y avait surtout le mois de septembre, un mois béni puisque c’est le mois des vendanges, mais aussi celui des marches dans la forêt à la recherche des champignons et des châtaignes. Au bout de ces deux mois et demi, on avait grandi et c’était donc naturellement qu’on passait dans la classe supérieure. J’ai gardé la nostalgie de ce calendrier scolaire qui nous laissait le temps de vivre longtemps dans le même endroit et avec les mêmes gens. Aujourd’hui, tout va plus vite : on part pour quelques jours, rarement plus d’une semaine ; on reste deux ou trois jours chez les grands-parents, et tout à l’avenant.

 

Chapitre 3. Souvenirs d’écolier

Je suis entré à cinq ans à l’école maternelle. La scolarisation des enfants se faisait plus tard qu’aujourd’hui et beaucoup d’entre eux restaient à la maison jusqu’à ce qu’ils aient l’âge d’aller en Cours Préparatoire. L’école maternelle n’était pas obligatoire et, la plupart du temps, elle occupait une ou deux classes de l’école des filles, comme c’était le cas de celle de Saint-Vincent. Avant moi, Guy avait aussi passé un an en maternelle. C’est là qu’il a commencé son apprentissage du français parce que, jusque-là, il ne parlait qu’espagnol, sans doute parce qu’il passait beaucoup de temps avec nos grands-parentsqui ne parlaient que cette langue, tandis que notre mère travaillait à une fabrique de bas. Nos parents ne voulaient pas qu’il rentre à l’école primaire sans maîtriser le français. Lorsque ce fut mon tour, ma mère ne travaillait plus mais elle et mon père avaient dû penser que cela me conviendrait aussi.

Je n’ai conservé que très peu de souvenirs de cette année, pas toujours très agréables : les moqueries de mon frère et de ses camarades de la grande école, parce que je rapportai un jour à la maison, à la pause de midi, mon cartable comme si on était le soir ; la grande fille rousse qui était assise à côté de moi, et que l’on avait fait redoubler parce qu’on ne l’avait pas jugée capable de passer dans la classe supérieure ; le goût du sang dans la bouche après avoir buté contre cette grande fille dans la cour de récréation et les consolations de ma maîtresse, madame Boucou ; l’étrange saveur du lait que l’on nous donnait pour lutter contre les carences d’une alimentation appauvrie par la guerre. Je me souviens aussi de la joie de certain retour à la maison sur le porte-bagage de mon père qui, par extraordinaire, n’était pas au travail cette après-midi-là, ainsi que de la venue des grands de l’école primaire, parmi lesquels se trouvait Guy, qui étaient venus chanter avec la chorale des filles. De voir mon frère dans ma cour d’école me procura un énorme plaisir, j’ignore pourquoi mais je ne l’ai pas oublié.

Cela fait bien peu de souvenirs, mais une année scolaire passe vite. Je présume que j’ai dû pleurer beaucoup les premiers jours, parce que j’étais très attaché à ma mère (j’étais très « mamailler », comme on disait), mais je ne m’en souviens pas. Peut-être ai-je refoulé cette épreuve, à moins que le fait d’être accompagné par mon frère qui allait encore à l’école primaire m’ait rassuré.

Il m’est resté, en revanche, des souvenirs de ma première année de primaire, et ils sont tous cuisants. Le maître du Cours Préparatoire, monsieur Laudouar, m’a terrorisé, tout comme mes camarades d’ailleurs. Il nous imposait un rythme de travail infernal. Avec lui, pas question de récréation, tout au plus étions-nous autorisés à aller faire pipi. Il ne nous lâchait jamais à 4 heures et demie, comme il aurait dû, mais nous gardait jusqu’à 5 heures et au-delà. Il ne se séparait jamais d’une badine, – en fait un long bambou -, qu’il appelait Rosalie et avec laquelle il frappait sur la tête des élèves distraits ou qui ne répondaient pas assez vite. Rosalie sévissait surtout lorsque nous étions réunis sur deux bancs, au pied du bureau, pour les leçons de lecture. Elle était assez longue pour que M. Laudouar puisse atteindre le plus éloigné. Il avait aussi ses manies. Le matin, il nous mettait en rang devant la classe (c’est là que j’ai appris à prendre mes distances en tendant le bras, comme à l’armée) et nous faisait chanter la Marseillaise. Ses convictions patriotiques se traduisaient aussi par une de ses expressions favorites. Lorsque l’un d’entre nous se trompait, il lui criait « Tu te fous de la République ? » et tout le monde tremblait, car c’était le pire crime dont on pouvait se rendre coupable.

Je dois, cependant, à la vérité de dire, que j’ai appris beaucoup de choses en cette année de Cours Préparatoire et, la plus importante sans doute, que j’ai appris à lire et même que j’y ai pris goût à la lecture. Je me revois devant notre logis au soleil déchiffrant un article de presse et même faisant la lecture à ma mère, qui ne maîtrisait pas encore l’exercice. Cela me procurait une grande joie et une grande fierté. Je me souviens aussi très précisément de l’extraordinaire impression que me laissa le cours qu’il nous fit sur Jeanne d’Arc. Qu’avait bien pu nous en dire ce républicain acharné pour me marquer ainsi ? Peut-être était-il gaulliste, après tout.

[J’ai pu m’en faire une idée en relisant depuis dans mon cahier, à la date du 23 janvier 1948, cette formule tirée de la leçon de morale du jour : « Jeanne d’Arc fut brûlée à Rouen. Elle avait sauvé sa patrie ». La patrie et les devoirs qu’elle engendre reviennent souvent dans les semaines qui suivent : « La patrie est ma famille, puis la maison où je suis né » (mercredi 28 janvier 1948) ; « L’école où je m’instruis, Dax, petite ville jolie, vous êtes ma patrie » (samedi 31 janvier) ; « La France est ma grande et belle patrie. Je l’aime et je travaille pour la servir » (lundi 2 février) ; « Ma patrie m’instruit, me protège. Je veux travailler pour sa grandeur » (mercredi 4 février) ; « Aimons, respectons le drapeau. Au besoin, il faut mourir pour le défendre » (samedi 7 février) ; « Notre drapeau porte dans ses plis ces mots : Honneur et Patrie. Je le saluerai avec respect (lundi 9 février) ; « J’obéirai aux lois de ma patrie. Elles nous protègent » (mercredi 11 février).]

Cette première expérience scolaire aurait pu être traumatisante, et elle le fut sans doute dans une certaine mesure. Elle accentua chez moi la crainte de l’autorité que ma mère m’avait déjà insufflée et qui m’a poursuivi toute ma vie, même si j’ai trouvé parfois le moyen de m’y soustraire. Cette année fut la dernière où M. Laudouar exerça son ministère à l’école Saint-Vincent. J’ignore ce qu’il est devenu, s’il a été muté, mis en congé ou s’il avait l’âge de la retraite, mais je pense que ce fut un soulagement pour ceux qui auraient dû être ses futurs élèves. Il fut remplacé par madame Saran, qui passa du Cours Élémentaire au Cours Préparatoire, ce qui fait que je l’ai croisée entre les deux classes.

Au Cours Élémentaire j’ai eu un maître jeune et charmant, monsieur Bousquet, qui contribua à me réconcilier avec l’école. Il me semble aussi qu’il avait un certain sens de l’humour. Dans mon souvenir, c’était un homme souriant. J’étais bon élève et c’est lui qui décida de me faire passer, dès avant la Noël, de la première à la deuxième division (du Cours Élémentaire 1ère année au Cours Élémentaire 2e année), avec quelques autres de mes camarades. L’un d’entre eux, Jacques Dalès, que je côtoyais depuis la maternelle, m’a raconté bien plus tard une anecdote, dont je n’avais gardé aucun souvenir. Un jour où la grippe avait éclairci les rangs des élèves, pour nous occuper le maître demanda à chacun d’entre nous ce que nous comptions faire plus tard. Jacques et moi lui fîmes deux réponses qui durent trancher sur celles de nos camarades, lesquels devaient aspirer à être pompiers ou à faire le même métier que leur père. Jacques affirma vouloir être explorateur et moi, savant. D’où avais-je pu tirer cette idée et même le mot ? Je l’ignore, mais l’exemple de mon frère, qui venait d’être admis au collège, ce qui à l’époque n’allait pas de soi, avait dû m’inspirer le désir de l’imiter. Il faut y voir aussi sans doute le reflet de ce qui se disait à la maison sur l’intérêt des études et l’ambition qu’avaient nos parents de nous voir choisir une voie plus haute que le travail manuel auquel ils avaient été condamnés. Il n’en reste pas moins que, depuis, je n’ai eu de cesse de réaliser l’ambition qui était la mienne à l’âge de sept ans.

Le maître du Cours Moyen, monsieur Dassé, était tout aussi aimable que monsieur Bousquet. De plus, notre père l’avait connu et fréquenté à Morcenx dans sa jeunesse, où ils avaient même dû jouer au rugby ensemble au Stade morcenais. Je crois que c’est dans cette division que je devins vraiment bon élève. Jacques Dalès et moi, nous nous disputions la première place au classement mensuel et nous sommes partagés les prix en fin d’année depuis lors jusqu’à la fin de notre scolarité à l’école primaire.

Avec monsieur Saran, les choses devenaient sérieuses. C’était le directeur de l’école et sa classe précédait l’entrée au collège pour les meilleurs d’entre nous. J’ai vécu les deux années que j’ai passées dans sa classe dans une crainte perpétuelle, tellement il était sévère. Avec lui, le tarif des punitions n’était jamais inférieur à 4 pages d’écriture, qu’il fallait effectuer en classe, après l’heure de sortie normale, à 16 h 30. La première année, il était rare que je quitte l’école avant cinq heures ou cinq heures et demie, à tel point qu’en manière de plaisanterie mais aussi dans l’espoir de conjurer le sort, je ne repartais jamais de la maison sans dire à ma mère « à ce soir à 6 heures ». Après la retenue, je ne traînais pas sur le chemin du retour, que je parcourais à la course pour ne pas aggraver mon cas par une punition nouvelle à la maison. J’étais pourtant toujours aussi docile et bon élève que pendant les années précédentes, mais il faut croire que ces punitions à répétition faisaient partie de la méthode d’enseignement du maître. Je n’étais pas le seul à en être la victime, loin de là. Je me souviens de certains soirs où il venait nous provoquer en venant déguster son goûter, des tartines de confiture, pendant que nous noircissions nos pages. Monsieur Saran ne se contentait pas de distribuer des pages d’écriture, il lui arrivait aussi de commettre quelques voies de fait, pratiques contre lesquelles nul ne se permettait de protester, ni les écoliers ni leurs parents. Moi-même j’y ai eu droit, un jour que j’étais au tableau et incapable de répondre, je suppose, autant par terreur panique que par ignorance. J’ai reçu, sans en être prévenu, une énorme baffe qui a envoyé ma tête contre le tableau. Cette mésaventure m’est arrivée un vendredi après-midi, date que j’ai considérée néfaste à partir de cet instant et pendant toute la durée de ma scolarité chez le père Saran. Comme par magie, la seconde année, dans la division supérieure, les punitions ont disparu ou sont devenus très rares. Le maître jugeait-il que nous avions pris le pli ? Je ne voudrais pas en faire un sadique mais, de fait, il semblait prendre plaisir à se montrer aussi sévère à l’égard de ses élèves. Alors que j’étais déjà à l’École Normale, il est venu faire des conférences à l’intention des élèves-maîtres de 4ème année. J’ai appris de l’un d’entre eux qu’il recommandait de ne jamais battre les élèves. Je ne me suis pas privé de lui dire que j’étais bien placé pour témoigner qu’il n’avait pas toujours mis en pratique ce beau principe dans l’exercice de son métier.

Pendant ces deux redoutables années, nous avons eu un répit lorsqu’un élève-maître de l’École Normale a effectué un stage dans notre classe. Il s’appelait Gaston Dubois. Sa présence nous garantissait un comportement plus humain de la part de notre maître, qui se tempérait devant lui. En outre, ce grand gaillard se montrait gentil et attentionné et me manifesta personnellement  un intérêt que je n’ai jamais oublié. Il a fait une belle carrière de rugbyman à l’Union Sportive Dacquoise, dont il a été le capitaine, et, lors de ma première année à Paris, je suis allé le saluer à la sortie du vestiaire, à Charléty, après un match contre le Paris Université Club (le PUC). J’ai constaté qu’il se souvenait de moi, ce qui, mine de rien, m’a fait énormément plaisir. De même était-il heureux de voir qu’il ne s’était pas trompé sur mon compte et que je réussissais bien dans mes études.

La classe du directeur avait des avantages que n’avaient pas les autres. Il y avait une pendule, que nous n’avions pas le droit de consulter, comme je l’ai déjà signalé. Il y avait aussi une carte de France en relief qui me fascinait. La réalisation en était si parfaite qu’une boule de mercure placée à la source d’un de nos grands fleuves descendait vers son embouchure à une vitesse proportionnée au dénivelé du cours d’eau. Quant aux noms des villes et des fleuves et montages, ils épousaient la forme des reliefs, ce qui leur donnait une évidente poésie. Je me souviens aussi du poêle, car autant vous dire que nous n’avions pas de chauffage central (qui en avait d’ailleurs à cette époque à Dax ?). Je présume que les autres classes en avaient aussi, mais je les ai oubliés. Un de nos camarades était chargé de l’allumer avant 8h30. Il se servait pour cela d’un allume-feu typiquement landais, qui était le résidu du travail du gemmeur, je veux parler des fines languettes de bois, dont la forme et la dimension évoquaient l’os de seiche, et qui étaient imprégnées de résine. Tout cela flambait comme des allumettes et on n’avait pas besoin de papier pour faire prendre le charbon. Ces languettes s’appelaient des gemmelles, et, comme nous ignorions le mot, nous les aurions appelées des « jumelles », si le maître n’avait pas trouvé là matière à une des premières leçons de vocabulaire de l’année.

Monsieur Saran était un homme d’âge mûr. Il devait bien avoir la cinquantaine, à en juger par sa chevelure grise et le fait que ses enfants avaient quitté la maison paternelle. J’étais frappé par l’épaisseur de ses sourcils, qu’il lui arrivait de tailler en classe, à l’aide de ciseaux très fins au-dessus d’une feuille de papier journal, cependant que nous remplissions nos pages d’écriture. Sa tenue vestimentaire était celle d’un maître traditionnel qui avait, de plus, le privilège d’habiter sur son lieu de travail. Il portait donc la blouse grise et, pendant la mauvaise saison, il était chaussé de pantoufles légères en feutres (on disait des « feutres ») qu’il introduisait dans des sabots de bois. Il mettait ceux-ci pour traverser la cour et les laissait à l’entrée de la classe, ne conservant que ses feutres. Lorsqu’il avait froid, il se mettait dos au poêle, redressait les pans de sa blouse et se chauffait les fesses, ce qui nous amusait beaucoup. J’ai appris depuis que la nièce de Talleyrand faisait de même et que son oncle s’en moquait publiquement.

J’ai gardé le souvenir de quelques exercices qui appartenaient au rituel de la classe et que j’appréciais particulièrement. La journée commençait par une leçon de morale, terme qui recouvrait des sujets très variés concernant les devoirs de chacun en société. Un certain jour, le maître nous a parlé de la propreté et, pour illustrer son propos, il m’a fait venir devant mes camarades pour leur montrer que l’on pouvait être pauvre et propre sur soi. J’ignorais que je représentais toutes ces qualités et j’étais à la fois heureux et gêné qu’on m’ait distingué ainsi. En revanche, ma mère ne cacha pas sa fierté, lorsque je lui rapportai l’épisode.

Chaque semaine, on avait à apprendre un texte par cœur, en prose ou en vers. À la rentrée de 13h30, ceux qui se sentaient assez sûrs d’eux restaient auprès du bureau du maître, en attendant que celui-ci leur donne l’autorisation de réciter. On apprenait beaucoup par cœur et les personnes de ma génération se lamentent en constatant que cette pratique s’est perdue par la suite. Or, une mémoire que l’on n’entretient pas s’atrophie. Aujourd’hui on s’en remet aux machines et à internet pour trouver, à des questions, la réponse qu’autrefois on aurait mémorisée.

Il y avait aussi, principalement l’après-midi, l’exercice de calcul mental. Tandis que nous avions les bras croisés sur nos ardoises, le maître nous racontait que Perrette était allée au marché, qu’elle y avait emporté deux oies, six poules, quatre douzaines d’œufs, etc., qu’elle vendrait à tel prix, puis qu’elle avait acheté une robe, un outil, etc., à tel prix ; il nous fallait faire les additions et les soustractions de tête et écrire la somme qui restait sur l’ardoise. Quelquefois, les ventes et les achats se chevauchaient, ce qui compliquait encore l’affaire. Dans ce cas, monsieur Saran promettait « un merle blanc » à celui qui trouverait. C’était la plus forte récompense imaginable, puisque chacun sait que les merles sont noirs. À un signal du maître, nous levions notre ardoise. Ceux qui avaient trouvé juste avaient une bonne note J’aimais cet exercice, non seulement parce que j’y réussissais souvent mais aussi parce que cela me donnait l’occasion de rivaliser avec ma mère, qui avait hérité de sa propre mère un talent remarquable à compter de tête, alors qu’elle aurait été bien en peine d’aligner des chiffres sur un papier.

Les matières enseignées étaient principalement la lecture, l’écriture, le calcul, la récitation, la grammaire, l’histoire, la géographie et la morale. L’écriture concernait à la fois l’art de tracer les lettres et la tenue des cahiers. Nous écrivions à l’encre à l’aide d’un porte-plume que nous trempions dans un des encriers qui étaient incorporés dans le bureau (nous étions deux par bureau), un pour l’encre bleue, l’autre pour l’encre rouge. Il fallait éviter de faire des taches et le buvard de mauvaise qualité ou trop rarement changé ne nous y aidait pas toujours. Lors de ma dernière année de l’école primaire, j’ai vu arriver le stylo bille, mais il était interdit de s’en servir, parce qu’il ne permettait pas de faire les pleins et les déliés en quoi consistait l’essentiel de l’exercice d’écriture. De plus, les premiers Bic avaient une fâcheuse tendance à baver, ce qui aggravait leur cas.

Pour la grammaire, nous avions les livres d’exercice conçus par Odette et Édouard Bled, nous disions « le bled » ; pour la géographie, les cartes que nous avions toujours sous les yeux, car elles ne quittaient pas les murs de la classe. Monsieur Saran accordait une certaine importance à l’histoire et à la géographie landaises. Il lui arrivait d’employer un terme ou une expression en gascon, ce qui était rare dans l’école de la République qui, depuis la Révolution, avait persécuté les parlers locaux. Il était attaché à la région et portait le béret. Bien plus tard, j’ai rencontré un ancien président de l’Université Paris 11 qui portait un nom typique du Sud-Ouest. Quand il sut que j’étais né à Dax, il me parla d’un instituteur de cette ville qui avait siégé avec lui au comité de la Fédération Française de Pelote Basque. C’était monsieur Saran. Cette révélation m’a remis en mémoire qu’à peine mariés, j’ai invité votre grand-mère à suivre une partie de pelote sur le fronton de Dax, afin de l’initier aux plaisirs de mon enfance landaise. Le hasard voulut que nous ayons comme voisin monsieur Saran, qui nous éclaira sur certaines subtilités du jeu de pelote, ce qui témoignait de sa fine connaissance du sujet.

Sur ce solide tronc de connaissances, il poussait bien peu de branches et elles étaient maigres. Nous avions de temps en temps des exercices de gymnastique dans la cour, sans tenue adaptée. Il arrivait que le maître cède la place à un professeur attitré de l’École Normale. On pratiquait très peu le dessin et on nous montrait très peu d’œuvres d’art. Quant à la musique, elle était presque totalement absente. Au Cours Préparatoire, la classe de monsieur Laudouar avait chanté et mimé Trois jeunes tambours, à l’Atrium Casino, à l’occasion de je ne sais quelle fête, mais c’était peut-être à la Noël. J’en ai conservé une photo. Je ne me souviens pas d’avoir participé à une chorale. Il semblait aller de soi que l’enseignement de la musique était de la responsabilité des parents. En tous les cas, les nôtres veillèrent à nous faire apprendre à jouer d’un instrument chez monsieur Barsacq-Mongis, mais je reviendrai sur cette expérience.

16-04-2020

Á suivre

 



[1] J’emploie le passé, parce que j’ai constaté, lors de mon dernier passage (années 1990 ?) que les bâtiments avaient été remodelés intérieurement, de façon à constituer des appartements plus grands qu’à l’origine. En revanche, la route et la voie ferrée sont toujours là.

[2] Il est possible que l’usine ait prélevé une certaine somme sur la paie de mon père pour couvrir les frais de location, mais je crois bien que ce n’était pas le cas. En tout état de cause, cette somme ne pouvait être que symbolique.

[3] Le jour où on tuait le cochon.

[4] Mot occitan qui désigne les pots en grès.

[5] Depuis, l’usage des composts familiaux est devenu courant.

[6] En occitan, langue habituelle de Maurice Hontarrède : « Tomé, cuneches aquere canciun ; ­Quere cancioun ?; ­ Sas, aquere de « Les cigognes sont de retour… ».

[7] Une quatrième école primaire fut bientôt construite au quartier du Gond, près de chez nous, mais j’allais déjà au collège lorsqu’elle fut inaugurée.

Le poète Gilles de la Tourette

Manuscrit de Gilles de la Tourette, curé desservant de Beaumont-en-Véron

Antoine Gilles de la Tourette (1765-1837), poète véronais

Dans les Bulletins des Amis du Vieux Chinon correspondants aux années 1933-1935, on peut lire, en trois livraisons précédées d’une courte introduction signée A. B. (André Boucher), le poème d’un auteur inconnu, intitulé Description du Pays Véronais, suivi, en appendice, d’un autre poème, Les mœurs villageoises. Les circonstances de cette publication sont restées longtemps énigmatiques, car on ignorait comment notre ancien Président avait pu se procurer ce texte. L’énigme s’est dissipée grâce à un don de ses enfants à la Société, qui contenait un petit fascicule manuscrit avec le texte du poème tel qu’il avait été reproduit dans les Bulletins.

De plus, et par un heureux hasard, je me suis vu confier par leurs propriétaires, Jean et Michel Marquis, dont le père fut commissaire-priseur à Chinon jusqu’au début des années 1960, un volume de poésies du même auteur qui contenait, entre autres pièces, ces deux poèmes, notablement amplifiés. L’ouvrage se présente sous la forme d’un volume broché de 538 p., formé de 17 cahiers de 24 pages, à l’exception du cahier 17 qui en contient 34. La première et la dernière feuille du volume sont dépourvues de numérotation, bien qu’elles contiennent chacune un texte. Le volume, dont les dimensions sont celles d’un livre courant (137 mm x 212 mm) comporte une couverture cartonnée vert foncé, dépourvue de toute inscription. L’écriture, d’une seule main, sans aucun doute celle de l’auteur, est soignée mais sans recherche. La presque totalité des textes réunis sont écrits en vers, soit latins soit français, et accompagnés de sous-titres explicites en marge. Seules quelques têtes de chapitres sont rédigées en prose.

Comme indiqué à la fin de plusieurs de ces textes, l’auteur est Gilles de la Tourette[1], prêtre desservant de la paroisse de Savigny-en-Véron, et l’ouvrage a été composé entre 1822 et 1827.

Sur la provenance de ce volume, je n’ai que des présomptions. Il est probable qu’il a appartenu à Ernest-Henri Tourlet. En effet, nous possédons (bibliothèque des Amis du Vieux Chinon) de la main de notre illustre botaniste et historien, une copie littérale d’une pièce figurant dans le recueil : Discours pour la consécration de l’église de Chouzé-sur-Loire (suivie de Description de la cérémonie de la consécration de l’église de Chouzé-sur-Loire faite par monseigneur de Montblanc archevêque de Tours). On peut supposer que ce volume est resté à Savigny après la mort du poète, soit à la cure, soit entre les mains de son neveu, l’instituteur Oury, et d’héritiers éventuels et que c’est là que Tourlet se l’est procuré, mais cela reste une hypothèse.

Données biographiques sur Antoine Gilles de la Tourette

André Boucher avait fourni dans son introduction à la Description du Pays Véronais quelques données biographiques sur le poète, tirées d’une copie de son acte de décès conservée, à l’époque, à la cure de Savigny. Je suis en mesure de compléter ces données grâce à Mme Rohaut (Loudun) pour ce qui est du lieu de naissance (qui reste, cependant, à vérifier) et du Professeur Michel Laurencin pour les différentes affectations du prêtre.

Antoine Gilles de Latourette est né le 2 novembre 1765, peut-être à Faye-la-Vineuse[2]. En 1790, il est nommé vicaire de Saint-Étienne de Chinon. Il refuse de prêter serment à la Constitution civile du clergé (février 1791), en même temps que son curé, Pierre Jean Breton, et devient donc prêtre réfractaire[3]. Il se cache jusqu’en septembre 1795, date à laquelle est votée l’abolition de la constitution civile (loi du 3 ventôse an III/21 février 1795), puis replonge dans la clandestinité pour échapper aux rigueurs de la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), qui décrète le bannissement des prêtres. Il en sort le 25 mars 1797, date à laquelle il se fait enregistrer en mairie. Il ne retrouve pas pour autant son vicariat à Saint-Etienne, où officient des prêtres constitutionnels, d’autant que, moins de six mois plus tard, le décret du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) rétablit la persécution des prêtres réfractaires et leur déportation. Le curé Breton et son vicaire refusent de prêter serment et rentrent derechef dans la clandestinité. Ils n’en sortiront, cette fois-ci définitivement, qu’en 1800, lorsque le Consulat aura engagé avec le Saint-Siège les négociations en vue du Concordat, qui sera signé le 23 fructidor an IX (10 septembre 1801), lequel rétablit la liberté des cultes et transforme les prêtres en fonctionnaires appointés par la République.

Antoine Gilles de Latourette commence alors une nouvelle vie de prêtre fonctionnaire. Il sera nommé successivement desservant[4] de Saint-Laurent-de-Lin (nommé le 1.12.1802), de Sazilly (nommé le 11.11.1803), de Crouzilles (nommé le 31.7.1806), enfin de Savigny-en-Véron (nommé le 16.1.1816). Il ne quittera plus cette dernière affectation. Il décède le 28 avril 1837 à Savigny-en-Véron.

Œuvre poétique de Gilles de Latourette

Contenu du volume

Nous en fournissons ci-dessous une description détaillée du contenu du volume[5].

1. [recto d’un feuillet non numéroté ; verso blanc] : « Note, sur les chapelles, situées dans les trois paroisses du vairon ».

2. p. 1-76 : « heptados liber 1 » (758 vers latins). Daté du 31 décembre 1825, avec une table des matières particulière, p. 75 :

– p. 1 : Dédicace à Mgr de Montblanc, archevêque de Tours ;

Liber primus, les sept vertus : foi (fides, p. 1-6) ; espérance (spes, p. 7-11) ; charité (charitas, p. 11-16) ; tempérance (temperantia, p. 16-21) ; justice (iustitia, p. 21-25) ; prudence (prudentia, p. 26-30) ; force (fortitudo, p. 30-35) ; conclusion (p. 35).

Liber secundus, les sept péchés capitaux : orgueil (superbia, p. 36-40) ; avarice (avaritia, p. 41- 46) ; luxure (luxuria, p. 46-52) ; envie (invidia, p. 52-57) ; gourmandise (gula, p. 57-63) ; colère (ira, p. 63-68) ; paresse (pigritia, p. 68-75) ; conclusion (p. 75) ; table des matières (p. 75-76).

3. p. 76-97 : « heptados liber 2 » (prose latine). « Definitio, ordine litterarum expressa » (« Définition, exposée suivant l’ordre littéral ») : citations tirées des textes saints chargées d’illustrer chaque vertu et chaque péché capital.

4. p. 97-135. « Description d’un grand Seminaire : poëme en un chant » (844 alexandrins) (1er décembre 1825). Le poème est composé de 42 laisses[6] ; pour chacune le contenu est indiqué en marge. Le poème décrit l’emploi du temps quotidien, hebdomadaire et annuel du séminariste[7].

5. p. 136-207. « Speculum sacerdotale pro tempore pius decessus generalis cleri ou Miroir ecclesiastique pour une retraite générale spirituelle du clergé ». Le texte latin occupe la page de gauche, la traduction française, en regard, la page de droite. Le poème se compose de douze parties, dont les intitulés sont indiqués en marge, en latin et en français. Il s’achève sur une dédicace à l’archevêque de Tours et est daté, pour le texte latin, du 15 novembre 1822 et pour la traduction, du 12 mars 1823.

6. p. 208. L’auteur a utilisé le verso de la dernière page du fragment précédent, qui était restée blanche, pour gloser, en latin et en alexandrins français, le sens du mot « jubilé », à l’occasion du jubilé de 1826 (mention rajoutée en haut de page).

7. Du curé de village

         A. p. 209-228. « Le contraste du curé de ville avec le desservant de campagne, pour finir la description du Séminaire et de l’état du clergé » (420 alexandrins). Le poème comporte 16 laisses. Il est daté du 16 février 1827.

         B. p. 228-233. « Portrait du curé de village. Paraphrase d’un extrait du sermon de m. l’abbé de Boismont, de l’académie françoise. Leçons de littérature par m. Noel. page 217 ». 16 octobre 1827.

8. p. 233-240. « Stances sur l’immortalité de l’âme par monsieur L. m. » (14 stances de 10 alexandrins, soit 140 vers). 6 octobre 1827.

9. Consécration de l’église de Chouzé sur Loire. 28 octobre 1827.

         A. p. 240-251. « Discours pour la consécration de l’église de Chouzé sur Loire » (234 alexandrins). 26 mai 1827.

         B. p. 251-270. « Description de la consécration de l’église de Chouzé sur Loire, faite par monseigneur de Montblanc arch. De Tours » (424 alexandrins). Le poème comporte 24 laisses plus « un acrostiche sur le mot de Chouzé »[8].12 novembre 1828[9].

10. p. 271-. « Carmina varia pia », soit Divers poèmes religieux.

         A. 271-279. Pâques et Pentecôte (116 vers latins). 22 mai 1824.

         B. p. 279-282. Confirmation (58 vers latins). 28 mai 1824.

         C. p. 282-290. « Honoratio » soit Hommage à diverses personnalités : à l’archevêque (38 vers latins) ; au coadjuteur (26 vers latins) ; vœux de prospérité à l’intention de l’archevêque, du coadjuteur, du clergé et du peuple chinonais (30 vers latins), 27 décembre 1822 ; au coadjuteur (20 vers latins), 9 juin 1824 ; « Necrologium » hommage posthume à Mgr. Duchilleau, archevêque de Tours (52 vers latins), 4 décembre 1824.

11. p. 290-337. « Les quatre saisons ». 18 août 1827.

         A. p. 290- 302. « Le printemps » (274 alexandrins), 1er août 1827.

         B. p. 302-314. « L’été » (260 alexandrins), 6 août 1827.

         C. p. 315-325. « L’automne » (230 alexandrins) [non daté].

         D. p. 325-337. « L’hyvert » (250 alexandrins), 18 août 1827.

12. p. 337-343. « L’orage » (140 alexandrins), 18 juillet 1827.

13. p. 343-382. « Description du pays verronais, près Chinon, 3e arrondissement et canton du département d’Indre et Loire, poëme statistique » (854 alexandrins).

14. p. 382-399. « Les mœurs villageoises » (376 alexandrins), 10 octobre 1827.

         p. 400. Table des matières des pièces contenues dans le volume avec le nombre de vers (au total : 7.364 vers, comptabilisés par l’auteur).

15. p. 400- « Topographie et statistique de la ville de Chinon. Poëme en trois chants, sur la topographie, sur l’histoire politique, ecclésiastique, et sur l’état présent de la ville de Chinon, chef-lieu, du 3e arrondissement de sous préfecture, du département d’Indre et Loire : pour servir à la statistique ancienne et moderne de cette ville, dont le vieux château, offre des vestiges qui attestent sa force, et sa célébrité, et qu’un amateur de l’antiquité visite avec intérêt et plaisir, en admirant ses ruines ». (2696 vers pour la totalité des trois chants, comptabilisés par l’auteur à la fin de la transcription).

         A. p. 400-405. « Sommaire du chant premier ».

         B. p. 405-441. « Chant premier » (790 alexandrins).

         C. p. 441-446. « Sommaire du chant second ».

         D. p. 446-486. « Chant second » (884 alexandrins).

         E. p. 486-490. « Sommaire du chant troisième ».

         F. p. 490-536. « Chant troisième » (1018 vers), « revu, augmenté, corrigé le 8 octobre 1828 ». Signé : « Gilles Latourette, prêtre chinonais ».

16. (dernier feuillet non numéroté) : « Supplément au chant de la description du Véron, n° 32, page 371, vers 686 » (description de la maison de M. Thouard, percepteur du Véron, nouvellement bâtie au ‘carroi forest’).

Commentaire du contenu

La liste des titres énumérés suffit à donner une idée de l’ampleur de l’œuvre poétique d’Antoine Gilles de Latourette et de la variété des sujets abordés. Je ne commenterai pas les poèmes latins, laissant cette tâche à meilleur latiniste que moi-même. Je me contenterai de fournir quelques éléments susceptibles d’orienter le lecteur dans cet ensemble touffu.

Chronologie des œuvres

Gilles de Latourette prend soin de dater soigneusement et précisément (y compris le jour et le mois) la plupart de ses poèmes. Je reconstitue ci-dessous la chronologie de ces pièces.

1822 (15 novembre) : 5 pour le texte latin, 1823 (12 mars) pour la traduction française.

1822 (27 décembre) : 10C.

1824 (22 mai) : 10A ; (28 mai) : 10B ; (9 juin) : 10C ; (4 décembre) : 10C

1825 (1er décembre) : 4

1825 (31 décembre) : 2

1826 (jour et mois non précisés) : 6

1827 (16 février) : 7A ; (16 octobre) : 7B.

1827 (26 mai) : 9A

1827 (18 juillet) : 12.

1827 (10 octobre) : 14 (probablement aussi 13).

1827 (achevé le 18 août) : 11

            A : 1er août ; B : 6 août ; D : 18 août (C, non daté).

1827 (6 octobre) : 8.

1828 (8 octobre) : 15 (« revu, augmenté, corrigé le…)

1828 (12 novembre) : 9B[10]

Les dates correspondent à l’achèvement des poèmes et non pas à leur époque de rédaction. Il est donc possible qu’il faille remonter au-delà de 1822 si l’on veut fixer la date où Gilles de Latourette entreprend la composition de telle ou telle pièce. Cependant, la concentration autour des années 1825-1828 laisse supposer que c’est la période de création la plus intense. Elle correspond à un moment crucial de la vie du poète, à savoir son entrée dans la vieillesse : 57 à 63 ans. À cette époque il a atteint une évidente stabilité dans sa vie de prêtre, six ans après son installation, et ses ambitions, s’il en a eu, s’estompent. Il semble s’être fait à l’idée de finir ses jours à Savigny[11].

Version ne varietur

Une comparaison entre les deux versions que nous possédons des deux poèmes signalés au début de cet article, Description du Pays Véronais, et Les mœurs villageoises, – celle contenue dans le fascicule et celle du volume que je viens de décrire -, montre que le poète a procédé à une révision de ses œuvres avant de les inclure dans le volume.

Les changements sont d’extension diverse. Les plus légers ne concernent que des détails de rédaction, portant sur un mot ou un hémistiche, et n’excèdent pas un vers ou deux. Le plus souvent, cependant, il s’agit d’ajouts, dont certains dépassent les dix vers. On ne relève, en revanche, aucune suppression : avant d’être inclus dans le volume, les poèmes ont fait l’objet d’amplifications quasi systématiques. Si l’on ajoute le classement systématique, non chronologique, des pièces, il y a tout lieu de penser que Gilles de Latourette a conçu ce volume comme une version définitive de son œuvre poétique. C’est, en quelque sorte, son testament littéraire.

Thématique

Les thèmes traités sont également variés. Je ne prétends pas les aborder tous. Je me limiterai à quatre d’entre eux, qui nous permettront de bien cerner la personnalité du poète.

*La statistique

Le terme figure dans le titre de deux de ses plus longs poèmes, la Description du pays véronais et la Topographie et statistique de la ville de Chinon. Il faut prendre « statistique » au sens de « Description d’un pays relativement à son étendue, à sa population, à ses ressources agricoles et industrielles, etc.[12] »

Je ne reviendrai pas sur le premier de ces deux poèmes, puisqu’on dispose de l’édition d’André Boucher. Je m’attarderai un peu sur le second, encore inédit.

Chaque chant est précédé d’un sommaire détaillé. Le début du premier montre que la géographie de la ville et de son site est une préoccupation majeure du poète.

« Article 1er. position de la ville de Chinon. -2. sa distance des villes circonvoisines, et de l’embouchure de la Vienne, à Candes, ville située au confluent de la Loire et de la prémière riviere. -3-opinion assez vraisemblable sur l’étymologie du nom de Chinon. [4]-cette ville située au bord du fort escarpé, au nord-ouest, dit du Coudrai est défendue par ce rempart. 5-description de cette ancienne forteresse. -6-le petit faux-bourg appellé le vieux marché, dans la partie du nord-ouest, qui est contiguë aux terrasses des remparts du fort du Coudrai, a été formé avant celui de Saint-Étienne, situé dans la partie du sud-est. »

L’objectif du poète ne se limite pourtant pas à cette dimension purement informative. Il y ajoute un réel attachement à sa « petite patrie ».

Chant premier

Parler de sa patrie est pour un citoyen,

un sujet agréable, à lui seul qui convient.

Le but de son travail est le récit fidèle

de tout ce qu’il a vu, des faits qu’il se rappelle.

Dans sa description et sans rien hasarder,

l’histoire et sa patrie il veut recommander.

La technique qui domine est la description. Voici celle d’un édifice aujourd’hui disparu : l’église Saint-Jacques de Chinon.

Description de l’eglise du faux-bourg de Saint Jacques

[…] Cette église n’eut point la forme de la croix,

qui distingue de loin le temple par son toit.

Cinq fois plus long que large en son plan ordinaire,

trois voûtes font la nef, le chœur, et le sanctuaire.

Trois piliers au milieu, selon l’art bien sculptés,

y servent de support aux voûtes des côtés.

Leur élévation, leur coupe differente,

sont pour mieux distinguer la chapelle adjacente ;

p. 428   qui décore très bien la façade du nord,

et s’éleve au dessus de la digue et du port.

Ces trois voûtes de front l’étroit clocher termine,

et le toit de la nef tout au long les domine.

Le temple de la ville élevé par Henri,

avoit donné ce plan qui fut peu rencheri.

La façade du nord etant la principale,

a sa porte au milieu dont l’entrée est egale.

Ce long double côté dans le plan qui convient,

étoit pour augmenter la nef qu’il y soutient.

La mère du Sauveur après lui vénérée

dans le culte divin en second implorée

avoit un riche autel surmonté d’un fronteau,

et sur son tabernacle offroit un grand tableau

dont le sujet etoit l’histoire du rosaire,

pieuse confrairie à plusieurs salutaire.

Les niches des côtés ornées de dessin

portoient sainte Anne à droite, à gauche saint Joachim.

Une lampe d’argent suspendue à la voûte,

à la beauté du chœur un ornement ajoûte.

[…]

Un des aspects les plus intéressants de cette production est de nous fournir une information sur une époque révolue. En effet, Gilles de Latourette est le témoin d’une époque ancienne, puisqu’il avait 24 ans lorsque éclata la Révolution : il peut donc témoigner d’une réalité qui a subi de profonds changements dans les années qui suivirent.

 

*Les changements apportés par la Révolution

Il lui arrive de ressentir une certaine nostalgie de l’époque pré-révolutionnaire, ce qui le conduit à admettre le recul de l’esprit religieux, mais aussi à constater une certaine déchéance de l’ordre ancien, particulièrement perceptible dans les changements de propriétaires des domaines seigneuriaux.

Le château de Velort, a pour propriétaire,

un banquier opulent, acquereur de sa terre :

la révolution, ruinant ses seigneurs,

à fait vendre leur bien, à des agioteurs.

Il serait pourtant exagéré d’en faire un nostalgique des temps anciens. Il est aussi un homme des Lumières et n’hésite pas à se réjouir de certaines transformations récentes, dans lesquelles il reconnaît l’efficacité des nouvelles institutions, tant en matière d’hygiène publique (aménagement de la promenade du Vieux Marché), que dans l’organisation administrative.

Mais par un sous-préfet tout l’arrondissement

du ressort de Chinon est régi promptement.

Ce premier magistrat entend bien les affaires,

et il correspond seul avec messieurs les maires.

Cet administrateur est chargé de pourvoir

à tout l’ordre public, de faire tout mouvoir.

L’ordre qu’il doit tenir vient de la préfecture ;

mais il est amovible et sa place est peu sûre.

*La nature et les saisons

Gilles de Latourette consacre un long poème aux quatre saisons. C’est sans doute dans sa description de l’orage qu’il donne le mieux la mesure de son talent. En voici un extrait.

L’astre du jour caché par de noires vapeurs,

fait voir quelques rayons de diverses couleurs.

Les nuages grossis qui cachent l’atmosphère,

après un très grand calme, entre eux se font la guerre.

Leur pression, leur choc, électrisent leur flanc,

Ils font jaillir le feu qui paraît jaune et blanc.

Le ciel semble porter le deuil de la nature,

Un nuage bleuâtre obscurcit sa figure.

Il est même de blanc et de jaune foncé,

De pâle violet parmi le brun tracé.

La diverse nuance or vient de la lumière

Des rayons du soleil qui plus ou moins relaire

Et cette bigarure offre à l’œil spectateur

La scène de l’orage alors qui fait horreur.

Par le rapide éclair la nue est sillonnée,

[…] Lorsque la foudre approche on se sent oppressé,

et de périr par elle on se croit menacé.

C’est l’électricité que contient le nuage

en fermentation, qui de lui se dégage.

Rien ne peut résister au tourbillon subit

qui part avec le coup, souffle, siffle, étourdit.

L’air alors dégagé s’élance avec vitesse,

et son fougueux essor devant lui tout abaisse […].

*Pratiques populaires

Gilles de Latourette se pose volontiers en observateur des mœurs du peuple qu’il côtoie. Ceci confirme que la renommée du Véron comme conservatoire de pratiques anciennes ou curieuses vient de loin. Plusieurs ajouts apportés à la version primitive de ses Mœurs villageoises se rapportent à ces pratiques. Ce fragment concerne une cérémonie de mariage.

Quand ce présent est fait, chacun réprend sa place,

régarde le dessert, pour plaisanter s’agace.

Deux filles font le tour des tables du banquet,

pour avoir de l’argent présentent leur goblet.

Cette quête est rémise à la jeune mariée,

la fille qui la donne est bien remerciée.

Ce modique présent exprime le bon cœur

des parents, des amis qui s’en font un honneur.

Parmi les villageois subsiste cet usage,

le don est regardé comme utile au ménage.

Cette offrande commune aux époux fait plaisir,

leur prouve l’amitié qui les fait bien chérir.

*Activités humaines

Dans le Poème statistique consacré à Chinon, véritable source d’informations sur les diverses activités d’une société de l’époque, une grande place est réservée au commerce et à l’artisanat. Voici quelques passages particulièrement éclairants.

Pendant que l’on décharge, emmene au magasin,

ce qui de l’étranger arrive de très loin ;

les marchands de Chinon et ceux des autres villes,

livrent sur tous les ports les denrées utiles ;

le seigle, le froment, l’eau de vie et le vin,

les amandes, les noix, la paille, aussi le foin,

les fruits secs, les pruneaux surnommés de Touraine,

qui pendant leur cuison (sic) donnent beaucoup de peine,

le maïs, l’haricot de toutes les couleurs,

rouges, blancs, gris, mêlés, pour tous les amateurs,

le chanvre par paquets que l’humaine industrie,

prépare pour filer, et que l’acheteur trie.

Lorsque le chanvre est cher, et qu’il a du débit,

le bon cultivateur en tire un grand profit.

Par la réunion de ce double commerce,

le marchand de Chinon un bon etat exerce.

Soigneux d’être assorti comme il en a besoin,

pour plaire à l’achéteur il est honnête, fin.

J’achèverai cette brève anthologie en proposant ce bref portrait du bourgeois chinonais, où l’on pourra constater que, sous des airs avenants et policés, il pouvait entretenir de saines querelles.

Le bourgeois de Chinon aime la bonne table,

pour traiter ses amis il est honnête aimable.

C’est surtout dans l’hyvert que chaque citoyen,

donne le grand galas, et qu’il n’épargne rien.

Le convive se rend au festin qu’il préfere

même à son interêt pour faire bonne chere.

L’etranger est reçu dans la societé,

on lui fait bon accueil selon sa qualité.

Si par ses liaisons il fait la connaissance,

d’un ami qui lui plait, il est sans défiance.

Les citoyens aisés, se visitent entre eux,

se rassemblent le soir, s’amusent à des jeux.

La taille et la figure en l’un et l’autre sexe,

ont la grace qui plait surtout dans la jeunesse,

qui par sa belle mise ajôute à sa beauté,

scait se faire estimer par son honnêteté.

L’interêt et le rang, les citoyens divisent,

par leurs opinions, les deux partis se nuissent (sic).

Conclusion

Ni le volume de ces textes, ni la variété des thèmes traités, ni le style ne doivent nous laisser indifférents. Nous avons affaire à un document précieux parce que rare, qui mérite d’être connu et analysé. Je n’ai fait ici que le survoler. Il faudra le reprendre plus en détail pour mieux en apprécier la richesse.

J’énumérerai ici quelques points qui vaudraient qu’on y regarde de plus près.

1. Cet homme qui a souffert des changements révolutionnaires, au point de craindre pour sa vie, semble s’être accommodé des profonds changements survenus dans l’organisation politique du pays. Bien qu’écrivant à un âge relativement avancé (60 ans et plus), il ne se montre ni aigri ni particulièrement « revanchard ».

2. Sa culture est largement celle d’un homme des Lumières, ouvert aux progrès, plus curieux de la vie des hommes que de spéculations théologiques. Il serait, cependant, erroné de rechercher chez lui quelque écho de l’esprit romantique. Mais, du moins, certains de ces poèmes nous invitent à relativiser l’innovation que représente cette nouvelle « école ».

3. La démarche du poète démontre une évidente curiosité pour le cadre de vie et pour les hommes et un sens de l’observation qui annonce peut-être déjà l’attitude des érudits locaux de la seconde moitié du 19e siècle.

4. Ne faut-il pas s’étonner qu’un homme aussi cultivé ait connu une carrière aussi apparemment médiocre ? Elle commence sous les meilleurs auspices, puisque sa première ‘affectation’ concerne la principale paroisse de l’arrondissement. Mais, par la suite, on ne lui confie plus que des paroisses de campagne, avant de le laisser végéter (que les Véronais me pardonnent) vingt ans à Savigny. Pourtant, il semble avoir eu des ambitions plus hautes (cf. ses dédicaces aux archevêques successifs, son projet de séminaire, etc.). Pourquoi n’est-il pas parvenu à ses fins ? Questions de caractère ? Bailly lui délivre quelques piques dans son journal. Paradoxalement, la raison est à chercher dans son comportement pendant la Révolution : il semble que la qualité de prêtre réfractaire n’était pas le meilleur viatique pour accéder à de hautes fonctions sous le Concordat.

13-01-2010 / 11-05-2025



[1] À ne pas confondre avec son petit-neveu et homonyme (1857-1904), médecin renommé, dont le Dr. P. Le Gendre a retracé la biographie. Le patronyme complet du personnage comme de sa famille est Gilles de Latourette (et non simplement Latourette). La graphie de ce dernier nom hésite entre La Tourette et Latourette. J’adopte cette dernière, qui est celle qu’utilise le poète lui-même.

[2] Pour ce qui est du lieu de naissance, cf. Dictionnaire des familles du Poitou, de Beauchet-Filleau. Il mentionne des Gilles de la Tourette originaires de Faye-la-Vineuse (alors en Poitou) depuis le XVIIe siècle. Dans cette famille, le prénom Antoine est très usité ; les prêtres sont également nombreux.

Pour l’identification du père du poète, j’ai tenu compte de la date de naissance de ce dernier, seul élément chronologique sûr. Il pourrait être le petit-fils de Joseph Gilles, « seigneur de la Tourette (La Grimaudière, con de Moncontour, Vien.) », époux de Françoise Métaier, inhumé à Faye-la-Vineuse le 16 octobre 1771 (soit 6 ans après la naissance de notre poète). L’acte de décès signale plusieurs enfants du défunt présents : le 6e des 9 enfants du couple est mentionné comme étant « Antoine, sr de la Tourette, négociant ». Les frères et sœurs pour lesquelles on dispose d’une information chronologique (parce qu’on indique la date de leur mort et leur âge au moment du décès), sont nés en 1730 (Marguerite-Françoise), 1734 (Marie), 1737 (Françoise), 1742 (Anne-Madeleine). Si l’on place la naissance d’Antoine entre 1730 et 1742, il aurait eu entre 23 et 35 ans à la naissance de son fils, notre poète, ce qui est tout à fait possible. Il faut donc creuser cette hypothèse.

[3] Garcia, Michel, « Situation du clergé jusqu’au début de l’Empire », BAVC 2009, p. 256-258.

[4] Les Articles organiques chargés de régir les nouvelles structures conformément aux termes du Concordat réduisirent le nombre de cures et assignèrent à chacune d’entre elles des « succursales », dont les prêtres étaient des « desservants ». Savigny était une succursale de la cure de Saint-Etienne de Chinon (au même titre que Saint-Maurice de Chinon, Huismes, Beaumont-en-Véron, Avoine, Savigny, Candes, Saint-Germain et Couziers, Lerné et Thizay, Seuilly et Cinais, La Roche-Clermault), dont Gilles de Latourette était le desservant.

[5] Chaque fragment se voit affecter un numéro qui servira à le désigner dans le commentaire. Entre guillemets, je reproduis le titre de l’original ; tout ce qui n’est pas entouré de guillemets est de moi. Dans la transcription, je respecte l’orthographe (y compris l’accentuation) et la ponctuation de l’original.

[6] J’ai choisi ce terme, emprunté à la poésie épique, pour désigner les strophes de longueur inégale qui composent le poème. Chaque laisse porte un numéro et un intitulé, de la main de l’auteur.

[7] À la suite de la date et de la signature est inséré le renvoi suivant : « voyez page 209 le contraste du curé de ville et du desservant de campagne ».

[8] L’acrostiche est suivi d’un renvoi : « voyez la description de l’église dans le discours pour la consécration page 241 vers 30 ».

[9] Comme signalé plus haut, ces deux poèmes ont fait l’objet d’une transcription manuscrite par E.-H. Tourlet, ce qui tend à prouver qu’il fut le propriétaire du document que nous décrivons ici.

[10] Non datés : 1, 3, 16. 1 et 16 sont des ajouts ; 3, seul cas de prose latine.

[11] 10C regroupe des poèmes écrits à des époques différentes, dont certains ne sont pas datés.

[12] Cf. Littré, s. v. « statistique ». p. 513. 28. « Mais laissons la campagne et rentrons dans la ville, / donnons sur son état le détail très utile, / pour que le citoyen connoisse son pays, / et que tout étranger croie à notre récit. / Pour faire ce tableau nommé la statistique / exposons son état civil et politique ».

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Cette lettre d’Aristide Rumeau fait suite à un échange dont je n’ai pas gardé de traces écrites mais qu’il m’est possible de reconstituer. J’avais dû inviter mon ancien professeur de Licence à la soutenance de ma Thèse d’État (le 21 juin). Il me répondit, sans doute pour décliner l’invitation, mais il accompagna sa réponse d’un tiré-à-part de sa contribution à Les Cultures Ibériques en devenir, publié en hommage à la mémoire de Marcel Bataillon : « Notes au Lazarillo. La question des variantes : un autre exemple ». Je suppose qu’il m’a demandé alors si, dans le Rimado de Palacio de Pedro López de Ayala, on trouvait de quoi appuyer ou contredire ses propos. Je n’ai pas conservé ma réponse, mais j’ai dû commenter la copla 471 de mon édition parue deux ans auparavant chez Gredos, dans laquelle on trouve effectivement un cas problématique d’adjectif cardinal, à propos duquel les deux manuscrits divergent. Le Ms de la Biblioteca Nacional (N) dit « dozientas e sesenta », tandis que celui de l’Escurial (E) propose « dozientos e setenta ». Dans mon édition, j’avais choisi de reproduire N, mon manuscrit de base, et de ne lui substituer la leçon de E qu’en cas d’erreur manifeste dans celle de N. C’est le parti que j’ai pris pour cette strophe : je conserve donc sesenta mais introduis la variante dozientos de E en lieu et place de dozientas de N. Je commente ce choix en note.

            Copla 471 dans mon édition de 1978 (Gredos) :

Yo alcanço a contadores   bien dozientos e sesenta :

si dizen que asi no es,   posense luego a cuenta.

Bien sé que non les fallesçe   destos que digo çinquenta,

E andan en devaneo   por me poner en afruenta.

Note : dozientas e sesenta, conservo el verso de N que respeta el metro, pasando sólo al masculino dozientas, como nos lo sugiere el mismo Ms. en : destos que digo (« maravedis »).

Cette décision eut l’heur de plaire à A. Rumeau, comme il le commente dans sa lettre.

28 juin 1980

Mon cher Garcia,

Je me réjouis d’apprendre que votre soutenance s’est bien passée. L’indulgence du jury est de règle car la plupart du temps, et même toujours, le candidat est le plus fort sur son terrain. Compliments, donc, et bonne continuation de carrière.

Merci pour le temps que vous avez passé à mes adjectifs cardinaux. Votre façon de traiter la strophe 471 du Rimado est irréprochable. Dozientas est une faute. Dans ce cas, la question de la présence du féminin ne se pose pas. Il faudrait, pour qu’elle se pose, 270.000 contadores.

La forme périphrastique avec vezes n’existe que pour les multiples de mille où elle coexiste d’abord avec la forme simple (García de Diego) mais où elle cède du terrain peu à peu devant la forme simple qui la chasse des unités de mille, puis des dizaines de mille.

Je ne sais pas quand apparaît la forme que j’appelle « allégée » de la forme périphrastique, mais son existence ne fait pas de doute. Son apparition ne peut être constatée que dans les centaines de mille car c’est là seulement que vezes entraîne le féminin cientas et que quinientas vezes mil (par exemple) devient quinientas mil sans tenir compte du genre du mot qui suit puisque quinientas reste accordé à vezes disparu. Du moins, c’est ce qu’on peut expliquer ainsi et qui paraît logique.

En laissant de côté ce jeu de logique et d’imagination, ce qui est un fait indiscutable c’est l’existence de formes du type dozientas mil mrs, o lo que sea.

J’ai l’impression qu’on n’y a pas fait attention. Les historiens, le plus souvent, se contentent du nombre et se moquent de la graphie. Il m’a fallu revenir au MS [manuscrit] des Cuentas de Gonzalo de Baeza, à Simancas, pour en avoir le cœur net. La première fois que j’ai ouvert l’œil à ces formes c’était en revoyant des pièces d’archives transcrites par Pérez Pastor dans sa Imprenta en Medina del Campo. Quand j’ai consulté des archiveros, ils ont reconnu qu’en effet ces formes existent et qu’elles leur sont familières, mais sans se poser de questions à ce sujet.

J’ai donc consulté tout ce que j’ai pu d’historiens de la langue et, bien que je n’aie rien trouvé, ma grande frousse était que la question fût archiconnue et archiélucidée, à mon insu. A tel point que mon paquet de separatas est resté presque intact.

Merci de m’avoir rassuré et excusez-moi de rabâcher ce dada paralazarillesque.

Vous avez mille fois raison quand vous dites qu’il y a plus de survols et de répétition du déjà dit, dans notre discipline, que d’études en profondeur. Je vois là, avec plaisir, le fruit de votre propre expérience. L’observation est peut-être valable pour d’autres disciplines. Nous sommes des perroquets par métier ! Mais l’espèce la plus agaçante est celle des perroquets prétentieux et qui s’ignorent  en tant que perroquets.

Je deviens médisant comme l’auteur du Rimado*. [* Mais quels tableaux !] Il est donc temps de s’arrêter.

Bonnes vacances, bien méritées.

     Bien cordialement

A.    Rumeau

 

Dans son article, A. Rumeau s’était proposé de commenter les divergences que présentent les trois éditions du Lazarillo de Tormes les plus anciennes, dans un passage du chapitre de l’hidalgo, dans lequel ce dernier évalue le « solar de casas » qu’il possède à une valeur très supérieure à la réalité :

Burgos : valdrian mas de dozientas vezes mil marauedis

Anvers : valdrian mas de dozientos mil marauedis

Alcalá : valdrian mas de dozientas mil marauedis

Il concluait que les trois formes étaient légitimes et usuelles en 1554, aussi bien celle qui accorde l’adjectif au masculin de l’unité de mesure, maravédi, real, etc. (Anvers), que celles qui l’accordent aux substantif fémin vezes, qu’il soit explicite (Burgos) ou implicite (Alcalá). En justifiant l’amendement proposé – du féminin au masculin – dans mon édition par l’occurrence du complément destos, dont le masculin renvoie à une unité non explicitée, j’excluais de fait la coexistence possible des deux genres dans les numéraux, dont A. Rumeau montre, au contraire, qu’elle était envisageable. S’il n’y trouva pas à redire, j’ai, quant à moi, le sentiment d’avoir choisi, à l’encontre des pratiques de la critique textuelle, une solution facile (lectio facilior) face à celle qu’il préconisait (lectio difficilior). Il est vrai, qu’à l’époque, l’article d’A. Rumeau n’était pas encore paru.

Mon interprétation du passage était la suivante:

sur la ligne de crédit de deux cent soixante que le chevalier revendique dans le livre des comptes (contadores), s’il doit en rabattre, c’est tout au plus de cinquante.

Ces cinquante correspondant à une unité de compte au masculin (« destos »), l’on doit inférer que les deux cent soixante mentionnés deux vers plus haut doivent être aussi transcrits au masculin.

De son côté, A. Rumeau exclut toute autre posibilité que le masculin dans la strophe du Rimado au nom d’un argument qui me laisse aujourd’hui passablement perplexe. En quoi la référence aux contadores rendrait-elle inévitable le recours à un féminin ? Je me perds en conjectures. Il est possible que, dans sa précipitation, il ait mal interprété « yo alcanço a contadores » et l’ait confondu avec une unité de compte, mais, alors, pourquoi le féminin ? C’est d’autant plus surprenant qu’il a démontré, dans son article, que le genre de l’unité, par exemple le maravédi, n’influait pas, dans l’usage, sur celui de l’adjectif et que l’on pouvait fort bien écrire « dozientas mil maravedís ». En quoi contadores aurait-il changé la donne ?

Strophe 470 de l’édition de 2016

Dans mon édition nouvelle du Rimado (Libro del Canciller o Libro del Palacio, 2019), la strophe 471 porte désormais le n° 470 et la leçon du vers a n’est plus dozientos mais dozientas.

J’ai donc choisi de reproduire la leçon du manuscrit de base (N) et, contrairement à mon édition antérieure, de ne pas inclure la variante de E, dès l’instant où la leçon de celui-là n’était pas clairement fautive.

Mon interprétation d’ensemble du passage n’a pas changé depuis mon édition de 1978. Je continue à penser que destos renvoie à doscientas sesenta. Pourtant, il semble qu’à ce moment, j’aie fait abstraction de la relation étroite qu’entretiennent ces deux syntagmes et qui, selon la suggestion d’A. Rumeau, n’implique aucune contradiction, et recherché une solution acceptable pour le premier en oubliant le second.

Mon attention s’est, dès lors, portée sur la nature de l’unité de compte implicite. J’ai observé que maravedi n’apparaît jamais dans le Poème, non plus que real, les deux unités masculines les plus courantes à l’époque ; en revanche, la dobla y est plusieurs fois mentionnée. C’est ce qui m’a conduit à insérer une note : « doscientas sesenta mil doblas ». Ainsi se trouvait justifié, me semblait-il, le féminin de dozientas.

Avais-je encore en tête l’article d’A. Rumeau ? J’en doute et je le regrette. J’aurais été moins affirmatif car, si l’adjectif numéral féminin peut s’accommoder d’un substantif masculin, le contraire n’est pas vrai, et il m’est difficile de prétendre que destos puisse renvoyer à doblas. Au reste, il existe aussi dans le Poème quelques exemples de numéraux au masculin. Le plus significatif est celui qu’on lit à la strophe 459 :

459 ¶La mi mula valia   dos mill de buena moneda

estaua por quatroçientos   ella e vn jaque de seda

quitalo don Fulano   e la mula con el queda

asy fizo el mi jaque   e comigo la maseda.

Quelle est cette « monnaie de bon aloi » à l’aide de laquelle est évaluée la mule, qui fut mise en gages pour quatre cents en même temps qu’un pourpoint de soie. On pense à l’écu. Ce n’est plus une monnaie de compte mais une valeur monétaire matérialisable en espèces sonnantes et trébuchantes.

 

PS. Le premier paragraphe de la lettre contient un clin d’œil qu’A. Rumeau a indiqué par un souligné. « le candidat est le plus fort sur son terrain ». A. Rumeau avait été élève de l’École Normale d’instituteurs de Carcassonne. Lorsqu’il sut que je l’avais été de celle de Dax, il me rappela que les équipes de rugby des deux établissements s’étaient rencontrées à l’occasion d’un championnat universitaire, et que les Audois avaient trouvé dans les Landais des adversaires redoutables. Or, il est bien connu que recevoir l’équipe adversaire à domicile, sur son terrain, offre un avantage certain sur l’équipe visiteuse.

 

Jean Roudil, avril 1977

Correspondance avec Jean Roudil

Avril 1977

Profitant de quelques semaines de vacances à Dax, puis à L’Olive (Chinon), les premières que nous nous accordions en France depuis ma nomination à la Casa de Velasquez (septembre 1976), j’eus l’idée de rédiger une lettre à l’intention de mes collègues de Paris XIII, adressée à notre directeur de Département, Jean Roudil. Il me semblait que je leur devais bien cela, moi qui les avais abandonnés pour me consacrer pleinement à ma Thèse d’État sur Pedro López de Ayala, sans que mon absence fût compensée par un remplacement.

Je rédigeai d’abord cette lettre pour les informer, mais je le fis aussi pour moi-même, pour faire le point sur les travaux que j’avais menés pendant ces six mois et m’assurer que je n’avais pas trahi la confiance que l’on avait déposée en moi. Cet exercice, très utile pour compenser une mémoire défaillante, je l’avais découvert lors de ma soutenance de ma Thèse sur Escavias – le candidat étant invité à décrire en détail la démarche qu’il a suivie -, et j’ai continué à le pratiquer depuis, pour ma Thèse principale mais aussi dans d’autres circonstances, comme la constitution de dossiers personnels.

Dans cette lettre, je me livre assez librement, parce que je m’adresse à des amis autant qu’à des collègues et que l’atmosphère de notre section à Villetaneuse était excellente.

J’avais le sentiment que Michèle, mes enfants et moi vivions un moment exceptionnel. Nous découvrions un paysage –  physique, humain, politique – nouveau, dans des conditions très favorables, celles d’expatriés privilégiés. Nos conditions de vie étaient aussi bonnes ou meilleures que celles que nous avions momentanément abandonnées. Pouvoir fréquenter en permanence des amis qui nous étaient très chers nous ravissait d’aise. Notre appartement ne désemplissait pas et notre table, remarquablement servie par les talents culinaires de Michèle, était très appréciée. Surtout, Franco étant mort, nous n’avions plus ce pénible sentiment de servir d’alibi au Régime, que nous ressentions souvent, lorsque nous nous rendions en Espagne pour effectuer nos recherches.

En ce qui me concernait personnellement, je pouvais enfin m’adonner à la fréquentation des archives et bibliothèques sans avoir à la rentabiliser à outrance, comme pendant les brefs séjours effectués pendant des vacances universitaires. Les aléas de la consultation – erreurs de cotes, mauvaise volonté du personnel, fatigue passagère, etc.  – étaient aisément surmontés et la visite pouvait être remise sans conséquence grave à une date ultérieure. Je pouvais même envisager de parcourir 1000 kms (aller-retour) à seule fin de me familiariser avec le cadre de vie d’un seigneur lettré du XIVe siècle, contempler longuement son gisant dans la chapelle du palais de Quejana, converser avec le jeune chapelain du couvent des dominicaines, admirer la statue de la Vierge probablement fabriquée par un orfèvre de Montpellier de l’époque, sans être importuné par qui ce soit.

La réponse de Jean Roudil m’avait rassuré. Le fait de n’être plus Doyen venait à point nommé. Il pouvait désormais consacrer plus de temps au Département et, ce que je redécouvre en lisant son mot, rétablir un état de santé qui avait été mis à mal par son surcroît de travail, ce qui, je m’en souviens, m’avait incité à accepter, pendant deux ans, un vice-doyennat (selon le jargon de l’époque, « assesseur aux moyens »), pour le soulager quelque peu. Il m’en a été toujours très reconnaissant. Il n’y manque même pas une note amusante : je n’avais pas encore complètement mémorisé le titre de la revue récemment créée par lui, et qui sera appelée à un bel avenir, avec un titre différent, sous la direction de Georges Martin et de Carlos Heusch. Apparemment, mon collègue ne s’en était pas offusqué.

Chinon, le 4 avril 1977

Cher Ami,

Je n’ai pas voulu effectuer ce bref séjour à Chinon sans vous donner de mes nouvelles. C’est sans doute le raccourcissement des distances qui me séparent de mon lieu de travail habituel et de mes collègues qui m’amène à remplir ce que je considère comme une – douce – obligation : celle de vous tenir informé de mes activités d’enseignant détaché à la Casa de Velasquez.

Depuis six mois que nous résidons à Madrid, nous n’avons guère chômé. Je dis « nous » parce qu’une installation à l’étranger et l’adoption d’un mode de vie nouveau ne peuvent être réussis que si toute la famille s’en mêle. Je dois dire que les enfants nous ont considérablement aidés en s’adaptant très vite, non seulement à la vie de Madrid, à nos nouveaux amis, aux nouveaux horaires, mais aussi à leur nouvel établissement scolaire, ce qui n’était pas le plus facile, étant donné les monstrueuses dimensions du Lycée français et la pédagogie « tous terrains » qui y sévit. Ils s’expriment déjà assez bien en castillan et se sont faits des amis.

Pour nous aider dans cette période d’adaptation, nous avons bénéficié, en outre, des commodités apportées par l’appartement que j’ai eu la chance de trouver : grand, ensoleillé, silencieux et très bien situé, ce qui réduit considérablement la fatigue et la perte de temps qu’entraîne le moindre déplecement dans un grande ville. Je me rends à pied à la BN, aux Archives nationales ; en 10 mn par le bus, je suis à la Academia de la Historia et à l’Academia de la Lengua. De plus, nous sommes à égale distance du Lycée français et de la Casa de Velasquez.

J’ai donc pu me mettre à la tâche sans délai. Il le fallait bien si je voulais réaliser le programme que je m’étais fixé : travailler sur ma Thèse sur Pedro López de Ayala ; achever tous les travaux que je ne cessais de remettre à plus tard ; combler, autant que possible, le puits sans fond des lacunes de toute sorte.

Dans un premier temps, j’ai mis l’avant-dernière main à mon édition du Rimado de Palacio. Elle est depuis le début janvier entre les mains des éditeurs de Gredos et j’aurai une réponse ferme le 15 de ce mois. J’ai bon espoir que le texte sera publié dans le courant de l’année 1978 (pour pouvoir figurer à l’Agrégation de 1978-1979).

Lorsque j’ai commencé à avoir le tournis, à force de lire, relire, corriger et réviser le Rimado, j’ai entrepris de visiter les Archives. Je n’ai pas fait de grandes découvertes mais vous savez aussi bien que moi qu’il faut avoir tout lu dans les documents originaux pour qu’une Thèse soit digne de ce nom.

Je croyais avoir localisé une copie, datée du XVIIIe siècle, du Cancionero de Martínez de Burgos, qu’ont disait perdu depuis que Rafael de Floranes en avait donné une description dans les Memorias de Alfonso VIII. En fait, la découverte avait été faite, il y a deux ans, par notre collègue Dorothy Severin et elle lui a consacré un volume de la petite collection de l’Université d’Exeter (Exeter Hispanic Texts, XII) paru récemment. Il reste encore beaucoup à dire sur le sujet et c’est ce que je m’efforce de faire en rédigeant un article qui menace d’être long.

Je voudrais en avoir pratiquement fini avec la documentation sur la vie du Chancelier et de sa famille en juillet. A cette fin, je me suis rendu, la semaine dernière, dans le palais de la famille à Quejana (Alava), où j’ai pu accéder aux documents qui y sont conservés. Ils n’y sont pas tous, hélas, parce qu’un bon père dominicain en a transporté certains, et non des moindres, à Santo Domingo el Real, rue Claudio Coello, soit à 200m. de notre appartement madrilène, et fait quelques difficultés pour me les laisser consulter. Il me reste aussi à effectuer quelques vérifications dans les Archives de Vitoria et de Burgos. Je n’exclus pas évidemment de recueillir d’autres informations biographiques, mais j’estime que j’aurai vu l’essentiel de ce qui existe. L’heure alors sera venue d’ordonner le tout et de voir quelle place précise je compte lui assigner dans la Thèse.

J’essaie d’être sage et évite de me disperser, cependant, j’ai d’autres projets. Le plus avancé – dans ma tête, du moins – est une édition des textes mineurs de cuaderna vía, que j’ai soumis aux éditions Alhambra, à la demande du collègue qui y dirige une collection.

Les instruments de travail dant je dispose ici sont remarquables ou uniques (dans le cas des archives ou des collections manuscrites). La bibliothèque de la Casa a de quoi combler le médiéviste le plus exigeant. En matière d’éditions anciennes, elle contient de petits joyaux. Les collections de revues sont exceptionnelles : la Revue hispanique est complète et tout à l’avenant. J’ai, en outre, accès aux bibliothèques du CSIC, calle del Duque de Medinaceli ou calle Serrano.

La Casa, quant à elle, est accueillante et les contacts avec les autres chercheurs et les artistes sont cordiaux. On peut juste regretter qu’elle ne soit pas le lieu de rencontre et d’animation culturelle qu’elle pourrait être. Les contacts avec les intellectuels espagnols sont trop rares à mon gré, et nos collègues français de passage n’en font pas une étape obligatoire, ce qui est bien significatif. Mais, au fond, j’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre, parce que ma femme et moi-même sommes très pris, dans notre désir de participer le plus possible à cette période de transition si riche en événements. Tout semble posible, comme si nous étions dans un pays neuf. Il y a la presse, les spectacles, les amis, chaleureux et disponibles comme seuls savent l’être les espagnols. Enfin, la découverte du pays, pour nos enfants et pour nous-mêmes, est une exigence absolue. Quand aurons-nous une occasion aussi extraordinaire de visiter l’Espagne, hors des moments de presse touristique ? Nous avons accompli deux fois le pèlerinage au village natal de mon père, où vivent toujours son vieil oncle et sa vieille tante, ainqi qu’une de leurs filles. Nous avons fait un séjour chez des amis à Séville. À la Pentecôte, nous avons le projet de passer trois jours dans le Parador de Cazorla, que vous connaissez bien, je crois. Je suis invité à participer à la rencontre annuelle de l’Instituto de Estudios Giennenses qui, cette année, aura lieu à Andújar : rien moins que chez mon alcaide Pedro de Escavias. Il existe aussi un projet d’hommage à Jorge Manrique, dont le village de Segura revendique d’être le berceau et dénonce l’usurpation dont se rendent coupables les habitants de Paredes de Navas.

Au milieu de tant d’activités, il me reste assez de loisirs pour mesurer la chance que j’ai de pouvoir me consacrer ainsi, dans ces conditions idéales, à ce que j’aime par dessu tout, la recherche. C’est aussi bien que je l’avais imaginé.

Je n’en oublie pas pour autant le surcroît de travail que mon absence a dû entraîner pour vous et pour mes collègues. Je leur suis très reconnaissant de s’en acquitter. De même, je vous sais un gré infini de m’avoir épargné un voyage à Paris pour les examens de la seconde session et pour les soutenances de maîtrise, s’il y en a eu. Il valait mieux qu’en ce début d’année scolaire et compte tenu des changements occasionnés, je sois à Madrid auprès de ma femme et de mes enfants. Je me doute qu’il n’a pas été facile de me remplacer dans certaines UV, en galicien par exemple. Quant aux maîtrises, je soupçonne beaucoup de mes candidats d’avoir lâché en cours de route. J’ai dû écrire à deux d’entre elles pour leur demander de me renvoyer un document que je leur avais confié.

Je suppose que vous êtes libéré des charges administratives qui ont si longtemps pesé sur vos épaules. Vous aurez eu la consolation de constater que votre départ de la tête de l’UER avait été regretté. Qui a eu le redoutable privilège de vous succéder ? Je présume que vos recherches ont repris de plus belle et que le traitement de la Crónica General avance à pas de géant. Je serais très heureux si vous me teniez, même brièvement, au courant.

Dans ma précipitation, je n’ai pas pris d’abonnement aux Cahiers de linguistique de Paris XIII (est-ce bien le titre exact ?). Lors de son passage à Madrid, en février, j’avais chargé Elisabeth Douvier de m’envoyer toute information à ce sujet. Au cas où elle aurait oublié, pourriez-vous m’adresser deux exemplaires de cette documentation de façon que j’y abonne aussi la Bibliothèque de la Casa ?

Je me tiens à votre entière disposition, ainsi qu’à celle de mes collègues, pour leur apporter toute aide qu’ils solliciteraient de moi. Si, par bonheur, vous passez par Madrid, n’hésitez pas à nous faire signe. Vous savez que esta casa es la vuestra.

J’oubliais : mon détachement a été reconduit pour 1977-1978. C’est la règle pour la deuxième année ; ce sera plus difficile pour la troisième, encore que je pense pouvoir l’obtenir aussi.

Je profite de cette lettre pour adresser, par votre intermédiaire, à tous les collègues de la Section – ainsi qu’à ceux de l’UER qui s’enquerraient de moi – mes très cordiales salutations.

Ma femme se joint à moi pour vous adresser, ainsi qu’à madame Roudil, notre fidèle souvenir.

 

Villetaneuse, le 29 avril 1977

Cher Ami,

J’ai été très sensible à votre longue lettre, envoyée de Chinon. La mienne sera sans doute plus brève. Vos lignes m’ont permis de vous suivre quelque peu. Il doit être passionnant de vivre à Madrid actuellement : profitez-en pleinement avec toute votre famille !

Je commence à respirer, après de lourdes années d’administration. Un certain temps est nécessaire pour retrouver la bonne voie. La préparation de la Primera Crónica General s’achève. Un lourd travail de correction doit encore être fait. L’index des formes sortira en octobre-novembre 1977. Le n° 2 des Cahiers de linguistique hispanique médiévale va être mis en vente. 274 pages. De très bonnes pages. J’attends sa parution et je vous enverrai alors les deux premiers numéros. Je ne voudrais point oublier l’Assesseur aux Moyens et son aide très efficace.

Avez-vous reçu une réponse pour ce qui est de l’édition du Rimado ?

[…]

De famille à famille, toute notre amitié.

     Et en très grande cordialité

                 Roudil

Chinon sur Vienne

Chinon sur Vienne

Notre région est structurée par un réseau dense de rivières, l’Allier, le Cher, l’Indre, la Vienne, la Creuse. Sauf pour leurs riverains, le nom de ces cours d’eau est souvent éclipsé par celui de la Loire, dont ils sont les affluents directs ou indirects (pour la Creuse).

J’ai déjà relevé cette confusion dans l’ouvrage de Barbara Frale sur le Parchemin de Chinon (cf. Thèmes tourangeaux / Note sur le Parchemin de Chinon), qui situe le château de Chinon sur la Loire.

Je la retrouve dans le long et bel article que Marguerite Yourcenar a consacré au château de Chenonceau (« Ah, mon beau château », Sous bénéfice d’inventaire, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 70) :

Louise [de Lorraine, épouse d’Henri III] se trouvait sur le point de quitter Chinon, où venait d’éclater la peste, lorsque y parvinrent par le même messager la dernière lettre du roi et la nouvelle de sa mort. Ses familiers lui cachèrent l’une et l’autre. Ils s’arrangèrent pour ne rien lui dire avant de l’avoir ramenée à Chenonceaux qui était certes moins à l’abri des coups de main que l’énorme forteresse au bord de la Loire, mais plus commode, plus plaisant, plus frais sans doute par ces mois d’été et peut-être moins exposé à l’épidémie.

Dès lors, comment ne pas être reconnaissant à Henry James qui, pris de remords pour avoir dû renoncer à se rendre à Chinon lors de son périple tourangeau de 1883 et s’acquittant de sa dette en décrivant la ville d’après des photographies, ne commit pas la même erreur (Henry James à Chinon, dans Chroniques tourangelles, n° 11, academie-de-touraine.com)  :

Vu de cette façon, le château de Chinon me fait l’effet d’une énorme ruine, d’une forteresse médiévale dont la taille atteint presque celle d’une ville. Il couvre une colline qui domine la Vienne : imprenable de son temps et indestructible du nôtre.

De ce genre d’erreur, l’appellation consacrée de « Châteaux de la Loire » est largement responsable. Pour le non-initié, elle invite à placer sur les rives du grand fleuve des monuments comme Chambord, Cheverny ou Chenonceau. Accessoirement, elle dénonce ceux qui parlent d’un site sans l’avoir connu. Comment, en effet, ignorer que Chinon est sur la Vienne lorsqu’on l’a visitée ? À moins de supposer quelque empêchement majeur, comme celui que décrit cette scène sur le Pont Alexandre III. Un monsieur, juché sur la rembarde, regarde intensément vers le bas. Un passant qui s’enquiert du motif, s’entend répondre qu’il a laissé tomber ses lunettes dans la Loire. « – Dans la Seine, voulez-vous dire ? – Oh moi, monsieur, sans mes lunettes… ».

Je constate que Marguerite Yourcenar est victime de ce cliché plus touristique qu’historique (ibid., p. 45) :

Plus petit que la plupart des châteaux royaux de la Loire, doucement clos dans le paysage idyllique d’un recoin de Touraine, il n’évoque pas, comme Amboise ou Blois, ses grands voisins, le souvenir de moments décisifs de l’histoire de France. Il n’est pas non plus, comme Chambord, un immense pavillon de chasse né du caprice dispendieux d’un roi.

Dans cet essai de 45 pages, le Cher n’est nommément désigné par Marguerite Yourcenar que quatre fois, la première au bout de six pages et comme par ricochet : « Le pont qu’elle projetait de jeter sur le Cher ne fut construit que par Catherine de Médicis » (p. 50). À la page 58, il est question à nouveau du pont mais sans référence à la rivière et encore moins à son nom :

La reine entreprit d’ajouter au château le pont couvert prévu aussi par l’architecte de Catherine Bohier et par celui de Diane [de Poitiers], destiné à servir de salle de fêtes, mais surtout à unir le présent logis à une annexe future, symétriquement posée sur l’autre bord de la rivière, et que seul le manque de fonds empêcha de construire.

La référence suivante ne fait pas plus d’honneur à la rivière, même si elle mentionne son nom :

Entre ces personnes enfermées dans le château sur le Cher comme à l’intérieur d’un navire se formaient de petites rivalités, les petites rancunes habituelles aux gens forcés à vivre longtemps côte à côte ; des niaiseries s’échangeaient entre les dames d’honneur.

Enfin, le nom réapparaît dans une autre périphrase, qui ne désigne plus le château mais le domaine et son site : « Le domaine du bord du Cher appartient durant près des deux tiers du XIXe siècle au petit-fils de Dupin de Francueil, le comte de Villeneuve ».

Le bilan est maigre et Marguerite Yourcenar manque l’occasion que lui offre une des rares descriptions qu’elle fait du domaine, celle qui clot son essai, pour célébrer le nom de cette respectable rivière à la mesure de sa beauté :

Un pas encore plus loin de toute préoccupation humaine, et voici l’eau de la rivière, l’eau plus ancienne et plus neuve que toutes les formes, et qui depuis des siècles lave les défroques de l’histoire.

Par opposition, on sait gré à des visiteurs anciens de n’avoir pas omis de citer le nom de cette eau courante qui est indissociable du château et contribue pour une bonne part à sa beauté et à son prestige. Marguerite Yourcenar en cite deux :

Ayons cependant le courage de ressasser des faits connus ; ils le sont souvent moins qu’on ne croit. « Diane de Poitiers », s’écriait l’autre jour un jeune romancier français qui a du talent, et même quelque culture, « oui, cette maîtresse de François 1er qui se baignait nue dans le Cher, en public à la lueur des flambeaux…

Sans cette anecdote située au-début de l’article, dont on peut se demander si l’objet principal n’est pas avant tout d’envoyer une pique à de jeunes auteurs soupçonnés d’inculture, le lecteur pourrait ignorer la relation étroite que le château entretient avec le Cher. Encore lui faudra-t-il une bonne dose d’attention pour déduire que la scène décrite par le jeune romancier a eu lieu à Chenonceau.

L’autre citation est le bref passage des Confessions dans lequel Jean-Jacques Rousseau rapporte son séjour à Chenonceau, à l’invitation de madame Dupin, femme du Fermier général (Seconde Partie, Livre septième) :

En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. […] J’y composai d’autres ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée L’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du parc qui bordait le Cher […]

Grâce à ces deux témoignages d’emprunt, le Cher sort de l’anonymat dans lequel l’avait plongé Marguerite Yourcenar. Cela ne fait que confirmer le rôle secondaire que les historiens concèdent aux cours d’eau au regard de l’attention qu’ils portent aux édifices érigés sur leurs rives, sans songer que la beauté des uns contribue grandement à celle des autres.

Les députés de la Constituante s’étaient montrés plus attentifs à cette composante essentielle de la géographie française et de ses paysages. En puisant de nombreux noms de départements dans la toponymie hydrographique du territoire national, ils ont introduit une touche de poésie inattendue dans un acte prosaïquement administratif.

La Vienne, la Creuse, l’Indre, le Cher, L’Allier.

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L’essai de Marguerite Yourcenar a paru sous le titre « Ah, mon beau château » dans son recueil d’essais Sous bénéfice d’inventaire, à Paris, éd. Gallimard, 1962, (deuxième édition, 1978, p. 45-89). Il est daté de Mount Desert Island 1956 et 1961. Sa première rédaction, de 1956, était intitulée « Celle qui aima Henry III ». Elle fut proposée à une revue, qui la refusa (cf. Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Paris, éd. Gallimard, col. Folio 1990, p. 383). L’essai paraîtra sous le même titre, mais dans une version révisée, dans le Figaro en décembre 1961, puis dans le recueil de 1962.

Marguerite Yourcenar, accompagnée de Grace Frick, a effectué, en mars 1955, un voyage qui la mena à Bordeaux, Poitiers où elle donna une conférence, Tours et Blois. On peut supposer qu’elle profita de son étape de Tours pour visiter Chenonceau, ce qui lui inspira l’idée de rédiger un essai dédié à cette « demeure de femmes » (ibid., p. 45).

Octobre 2024

 

Marguerite Yourcenar et l’Andalousie

MARGUERITE YOURCENAR ET L’ANDALOUSIE

Le 18 mai 1951, Marguerite Yourcenar, avec sa compagne Grace Frick, embarque à New-York pour la France sur le Mauritania, afin de signer chez Plon le contrat d’édition des Mémoires d’Hadrien. Les deux femmes séjourneront sur le continent européen pendant quinze mois, jusqu’en août 1952. Vers la fin de ce séjour, une fois remplies les obligations mondaines requises par la publication d’un ouvrage de cette importance, elles décident de rejoindre l’Italie, où elles séjournent à compter du début février 1952. Le 22 avril, elles embarquent à Naples pour un voyage en Andalousie qui durera jusqu’au 20 mai.

Pour retracer ce périple, nous disposons d’une information de première main, celle qui est contenue dans les carnets que Grace tenait journellement et qui sont conservés dans les archives Yourcenar à la Houghton Library à Harvard. Je dois à l’obligeance de Jesús Rodríguez Velasco, Professeur à l’Université de Yale, de m’avoir guidé dans ma démarche. M. Lee Davis, Reference Librarian de la Houghton, a eu l’extrême amabilité de  rechercher les appointment books de Grace Frick et, ayant trouvé celui qui m’intéressait, de me communiquer une reproduction photographique des pages correspondants à cette période. Je tiens à les remercier tous deux.

Malgré la joie que j’ai ressentie à voir s’accomplir ainsi un souhait que je croyais difficilement réalisable, dans l’incapacité où j’étais de me déplacer à Harvard et de consulter directement ces archives, j’ai éprouvé bientôt un scrupule. Lire ces notes sans apprêt, rédigées à la va-vite, c’était comme surprendre une femme dans sa chambre d’hôtel, en négligé. La réaction paraîtra peut-être excessive, à une époque où le moins que l’on puisse dire est que la pudeur n’est pas la vertu la mieux partagée, mais, en 1952, j’étais déjà leur contemporain et je ne me vois pas faire aujourd’hui ce que je me serais interdit de faire alors. Pourquoi dirais-je que Grace a été malade tel jour, qu’elle s’est rendue à la banque deux fois, qu’elle et sa compagne n’appréciaient pas outre mesure la cuisine andalouse, qu’elles se sont parfois commises dans des spectacles pour touristes, etc. ? Ce sont des informations sans intérêt pour une bonne connaissance de leurs personnalités, encore moins pour éclairer la signification d’un écrit, bref, tout juste bonnes à trivialiser l’image que l’on peut avoir d’elles. Je ne pouvais pourtant pas me priver d’une information nécessaire au déchiffrement de l’article que Marguerite allait publier à son retour en France et qu’elle reprendrait trente ans plus tard dans son recueil Le Temps, ce grand sculpteur. Face à ce dilemme, j’ai choisi de ne pas reproduire l’intégralité des notes de ces carnets, de n’en extraire que celles qui pouvaient être utiles à mon projet et aussi peu compromettantes que possible pour leur mémoire. En revanche, je conserverai toute ma liberté pour le commentaire du texte de l’article.

Le séjour en Andalousie

         Calendrier

Mardi 22 avril au samedi 26 avril à midi : voyage par mer de Naples à Gibraltar via Gênes et Cannes

Dimanche 27 avril au mardi 28 avril : Cadix

Lundi 28 avril : voyage de Cadix (départ 5h30) à Séville (arrivée à 21 h.)

Mardi 29 avril au vendredi 9 mai : Séville

Samedi 10 mai au vendredi 16 mai : Grenade

Samedi 17 mai : Séville

Dimanche 18 mai à lundi 20 mai : Cordoue

Mardi 20 mai : Madrid

Mercredi 21 mai : Hendaye et Bayonne

Jeudi 22 mai : Paris

Soit : 2 jours à Cadix ; 11 jours à Séville ; 6 jours à Grenade ; 2 jours à Cordoue ; quelques heures à Madrid.

Le 17 mai, Marguerite apprend, par un télégramme des éditions Plon, qu’elle vient d’obtenir le prix Femina Vacaresco. Les voyageuses se réservent cependant deux jours pour visiter Cordoue, les 18 et 19 mai. Le retour en France se fait de façon précipitée, et principalement de nuit, de Cordoue à Madrid (une journée entière à Madrid, sans nuit d’hôtel) puis de Madrid à Hendaye.

 

         Voyage d’agrément

J’ignore la date à laquelle Marguerite et Grace ont projeté de se rendre en Andalousie ainsi que leurs motivations exactes. L’agenda de Grace n’apporte aucune précision à ce sujet. Cependant, il m’apparaît clairement que ce voyage répond au désir de découvrir des monuments et des paysages qui ont été évoqués dans les Mémoires d’Hadrien à partir des seules sources livresques. Curiosité ou scrupules d’auteur sont des raisons suffisantes sans qu’il soit besoin d’en chercher d’autres.

Tout en étant très studieuse, la démarche de M. et G. ne les prive pas des agréments qu’offre un tourisme de luxe. Il suffit de constater que les hôtels dans lesquelles elles ont choisi de descendre, à leurs frais, car il s’agit d’un voyage stristement privé, sont tous des établissements haut de gamme. En voici la liste avec quelques impressions tirées du carnet : Gibraltar : Rock Hotel (« point de vue admirable ») ; Cadix : Hotel Atlántico ; Séville : Hotel Cristina ; Grenade : « petit hotel California en ville » (10 mai), puis hotel Washington Irving, le 12 ; Séville : Hotel Andalucía ; Cordoue : Hotel Regina.

Ce sont tous des établissements célèbres. Le Cristina a été inauguré par le roi Alphonse XIII en 1929. Le vénérable hôtel Washington Irving, du nom de l’auteur des Contes de l’Alhambra, qui y séjourna en 1829, est situé au pied de L’Alhambra et tout près des jardins du Generalife ; M. et G. durent attendre deux jours avant d’y trouver une chambre. L’Hôtel Regina de Cordoue, inauguré en 1923 tout près des Arènes, était, lui aussi, luxueux. C’est là que s’habillaient les toreros avant la corrida. Je soupçonne que cette coïncidence poussa nos deux voyageuses à se rendre, le 19 mai, sur la tombe du plus célèbre matador cordouan, Manolete (« Visite au cimetière pour la tombe de Manolette »), qui fut tué en 1947, à une époque où son souvenir demeurait encore vivace. Mais elles ont pu céder aussi à l’injonction de leur amie Malvina Hoffman (cf. infra).

La plupart de ces hôtels ont été rasés ou ont subi de grandes transformations dans les années 60 du siècle dernier. On peut dire que M. et G. les connurent dans leur état premier. Elles y ont été traitées en clientes de marque : elles prennent le café avec le directeur du Cristina.

         Tourisme studieux

Les deux voyageuses cherchent à tirer le meilleur parti possible de leur périple en s’imposant un rythme soutenu. Ainsi, elles effectuent une visite express de Cadix et de Cordoue. La première n’est qu’une étape avant Séville ; malgré tout, elles trouvent le temps d’aller au Musée archéologique à la recherche de traces de la présence carthaginoise (la tombe punique), de visiter la cathédrale et de se promener (en voiture). Elles n’abandonnent pas non plus une visite à Cordoue, même si l’urgence d’un retour à Paris rendu nécessaire par l’obtention du prix Fémina Vacaresco en a manifestement réduit la durée. Les quelques heures passées à Madrid, entre deux trains, leur donnent l’occasion de visiter le Prado, d’abord le matin puis l’après-midi, malgré des démarches urgentes à accomplir. Elles ne quittent pas Hendaye sans se rendre dans l’île des Faisans.

Les deux seuls séjours qui ne sont pas placés sous le signe de la précipitation sont ceux qu’elles effectuent à Séville (11 jours) et à Grenade (6 jours). Or, même alors, elles prennent le temps de se consacrer à des tâches d’écriture. La plus occupée est Grace, qui s’est attelée à la traduction des Mémoires d’Hadrien. Le mot « Travail » est celui qui revient le plus fréquemment sous sa plume. À Gênes, « lettres et travail ») ; à Cannes (« travaillé aux notes ») ; en mer (« Travaillé aux notes ») ; à Séville, le 5 mai, « travaillé à la traduction tout le jour » (il est vrai qu’il a plu, ce jour-là) ; l’après-midi du 6 mai, après un déjeuner dans une cafetería de la rue Sierpes, « travail » ; le 13 mai, à Grenade, entre une visite de l’Alhambra (le matin) et de la Silla del Moro (l’après-midi), « Travail » ; le soir du jeudi 15 mai, de retour de l’Alhambra, la soirée est consacrée au « travail ». Cette constance est d’autant plus méritoire que Grace n’est pas en très bonne santé et qu’elle a aussi la responsabilité de l’intendance.

Quant à Marguerite, la seule tâche d’écriture dont elle semble s’être acquittée pendant ce voyage est la mise au propre d’un article (« Typed an article »), qui pourrait bien être « Comment j’ai écrit les Mémoires d’Hadrien », qui paraîtra dans Combat, le 17 mai, soit deux semaines plus tard, et dont elle avait rédigé une première mouture à Rome.

 

         Échanges

À Séville, Marguerite avait rencontré le directeur du Musée d’archéologie, don Juan Laffita Díaz, lors de sa deuxième visite du lieu, le 4 mai, la première ayant eu lieu la veille. Elle chercha à le revoir le 7, mais il était absent. Lors de l’étape sévillane d’une journée entre Grenade et Cordoue, le 17, c’est le directeur qui prit l’initiative de venir à l’hôtel rendre une visite de courtoisie, témoignant ainsi de l’estime que lui avait inspirée cette visiteuse férue de connaissances en archéologie.

Les occasions d’échanger avec des indigènes auront été rares. Ce n’était pas faute d’essayer. Ainsi, le carnet indique, à la page du lundi 12 mai, « conversation avec un espagnol rencontré sur un banc ». Cette rencontre a lieu après un thé pris au Parador de San Francisco de Grenade. Ce personnage, croisé dans un endroit si chargé de culture, dut inspirer confiance aux deux visiteuses. J’ignore dans quelle langue elles communiquèrent avec lui. À moins de supposer que « l’espagnol » pratiquât le français ou l’anglais, ce qui était relativement peu courant à l’époque, je soupçonne les deux femmes d’avoir usé d’un sabir aux ¾ italien, qui était la langue étrangère qu’elles connaissaient le mieux et qu’elles venaient d’utiliser pendant des semaines. On perçoit, a contrario, qu’elles ne parvinrent pas à réaliser une véritable immersion dans la vie andalouse. Pourtant, Marguerite et Grace firent de réels efforts pour y parvenir : spectacle de danses pour leur première soirée à Séville (le 29 avril) ; corrida à la Maestranza de Séville, le dimanche 4 mai[1] ; visite à la Macarena (8 mai) ; visite de l’atelier d’un « tailleur de toreros » (9 mai) ; danses gitanes à Grenade (12 mai), sans compter les promenades dans les rues, à pied ou en calèche (Grace les désigne du terme italien de carrozza).

Marguerite et Grace durent souffrir de cet isolement. Le 7 mai, pour se consoler peut-être de l’absence de Juan Laffita, elles déjeunèrent « avec deux marins américains invités par [elles] à la Bottega »[2], un restaurant qu’elles affectionnaient particulièrement, préférant sans doute persister dans leurs habitudes italiennes que de se risquer dans la cuisine andalouse. Certains aspects de la vie courante retiennent aussi leur attention : un rossignol au Parador de San Francisco de Grenade (le 12 mai : « rossignol ») ; « chevraux (sic) égorgés », le 19 mai à Cordoue. Ces détails seront repris dans l’article.

À Grenade, elles jouiront de la présence de leur vieille amie new yorkaise, la sculptrice Malvina Hoffman et sa compagne, qui les accompagneront, le 13 mai, pour une « visite de la silla del Moro », avant de quitter la ville, le lendemain. Grace et Marguerite retrouveront Malvina à Madrid, pour un thé au Ritz, avant de prendre le train pour Hendaye. Ce sont les seules rencontres avec des personnes de leur connaissance qui soient enregistrées dans les carnets. Elles ne sont pas fortuites. Malvina résidait à l’époque en Espagne, où elle a composé une série de sculptures consacrées au thème de la corrida. En 1962, elle sculptera un buste de Marguerite.


 

 

LES DEUX RÉDACTIONS

Peu après leur séjour en Andalousie, Marguerite Yourcenar publie un article intitulé « Regards sur les Hespérides » dans les Cahiers du Sud [n° 315 (second semestre), T. 36, p. 230-241]. L’article sera repris sous le titre « L’Andalousie et les Hespérides » dans le recueil Le Temps, ce grand sculpteur, Paris, éd. Gallimard, 1983, p. 167-181. Entre la première version, rédigée « à chaud », et la réédition se sont écoulées trente années. Ceci suffirait à expliquer que l’autrice ait souhaité apporter des modifications au texte initial. Cependant, l’explication reste un peu courte tant sont nombreuses et parfois substantielles les variantes entre les deux versions.

 

Divergences rédactionnelles

Sous chacun des textes du recueil Le Temps, ce grand sculpteur, Marguerite Yourcenar ou son éditeur a pris soin de mentionner la date de la rédaction : 1976, 1931, 1972, 1954-1982, 1977, 1980, 1976, 1975, 1957, 1976, 1977, 1977, 1982, 1982, 1970, 1952, 1955, 1972, 1972, 1980, 1929, 1969, 1976. On observera que la table ne respecte pas la chronologie de composition, ce qui suggère des rapprochements liés au contenu. Par ailleurs, chaque texte forme à lui seul un chapitre, à l’exception de sept d’entre eux, qui ont fait l’objet d’un regroupement : quatre sous l’intitulé « X. Fêtes de l’an qui tourne » et trois sous celui de « XVIII. « Tombeaux ». Je les ai figurés en italiques. Quant aux chapitres dont la pagination est transcrite en caractères gras, le premier d’entre eux est celui qui a donné son titre au recueil (Le Temps, ce grand sculpteur) et le deuxième est « L’Andalousie et les Hespérides ».

Ces textes sont brefs, la plupart n’excédant pas 10 pages. « Ton et langage dans le roman historique », le plus long, occupe 28 pages, cependant que trois d’entre eux en occupent une quinzaine. C’est le cas de « L’Andalousie ou les Hespérides ».

La bibliographie établie par Valérie Cadet, jointe en annexe à la biographie de Josyane Savigneau, qui propose une liste chronologique des « Articles et prépublications », indique précisément la date et le lieu de la première publication. Ainsi, pour les textes les plus anciens : « Tombeau de Jeanne de Vietinghoff » est paru dans la Revue Mondiale (15 février) 1929, pp. 413-418 (sous un titre différent « En mémoire de Diotime : Jeanne de Vietinghoff ») ; « Sixtine » dans la Revue Bleue, 69ème année (1931), n° 22 (novembre), pp. 684-687 ; « Regards sur les Hespérides » (cf. supra) ; « Le Temps, ce grand sculpteur », dans la Revue des voyages, n° 15 (décembre 1954), pp. 6-9 ; « Oppien ou les chasses » sert de Préface à la Cynégétique d’Oppien, dans la traduction de Florent Chrestien, Paris, Société des Cent-une, 1955, pp. i-vi ; « Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Gavinda », dans Cahiers du Sud, n° 342 (septembre 1957), pp. 218-228. Ceci pour les plus anciens. Le lieu et la date de publication des textes plus récents est également répertoriée.

Le deux textes qui portent tous deux la date de 1982, « Jours des morts » et « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? », ne figurent pas dans la bibliographie, ce qui laisse supposer qu’ils étaient inédits au moment où l’ouvrage a été constitué, dont je rappelle qu’il a été imprimé à la fin de l’année 1983.

Il s’agit donc d’un volume composite qui regroupe des textes parus antérieurement, et parfois plusieurs décennies auparavant, et qui n’avaient pas fait l’objet d’une réédition, encore moins d’une révision. C’est le deuxième recueil d’essais composé par Marguerite Yourcenar mais le premier, Sous bénéfice d’inventaire (1962, éd. déf. 1978), ne contenait que des textes restés inédits. Il y en aura un troisième, posthume, En pèlerin et en étranger, qui sera publié en 1989.

Contrairement à ce que laisse supposer l’indication de date qui conclut chaque texte, ils ne sont pas reproduits dans leur version originale. Il suffit pour s’en convaince de relever que l’article qui a donné son titre à l’ouvrage comporte deux dates, 1954 et 1982 ; la première étant celle de sa première parution, on déduit que l’autre est celle de sa révision en vue de son incorporation dans le volume. On ne peut interpréter autrement l’ajout de la seconde. Le fait que cette double datation n’apparaisse qu’à la fin de cet article ne signifie par pour autant que les autres n’aient pas également fait l’objet d’une révision. La preuve en est administrée par les nombreuses variantes, y compris de titre, incorporées dans la version de « Regards sur les Hespérides » publiée dans les Cahiers du Sud pour aboutir à « L’Andalousie et les Hespérides » qui figure dans le recueil. Je me propose ici d’analyser ces variantes en détail.

           

NB. Je présente les variantes sur deux colonnes : celle de gauche reproduit la version des Cahiers du Sud, celle de droite celle du recueil. Je signale par le chiffre 0 l’absence d’un passage dans une des deux versions. Je transcris en caractères gras les termes ou locutions brèves qui ont été modifiées ou abandonnées. Je souligne les passages qui ont fait l’objet d’une nouvelle rédaction, même lorsqu’il sont relativement brefs. J’attribue un numéro à chaque passage divergent afin de disposer d’un moyen commode pour les désigner dans mon commentaire, et je veille à élargir leur contexte textuel de façon à épargner au lecteur de devoir se reporter au recueil.

Liste des variantes

 

                   Cahiers du Sud                          Le Temps ce grand sculpteur

 

1. Suez, fissure artificielle faite de main d’homme

                                                                            Suez, fissure faite de main d’homme

 

2. Cadix, Ultima Gades, servit au monde gréco-romain de portail sur l’Atlantique comme l’antique Byzance sur la Mer Noire et l’Asie. À Grenade comme à Constantinople nous rencontrons la pointe avancée du monde de la tente et du désert établi au sein des jardins d’Europe

À Grenade comme à Constantinople … au sein des jardins d’Europe. Cadix, Ultima Gades, … Mer Noire et l’Asie. [inversion des deux phrases]

 

3. L’Espagne a surtout été approchée par la Méditerranée, c’est-à-dire par le flanc gauche

L’Espagne a surtout été appréhendée par le flanc gauche

4. Tout ce qui compte en Andalousie                   

                                                                            Ce qui compte le plus en Andalousie

 

5. Atteint son apogée dans les rougeurs d’une fin de Renaissance

N’atteint son destin qu’en pleine aventure de la Renaissance

6. L’abîme qui mine son flanc droit était en un sens moins menaçant que la grande masse asiatique

                                                                            L’abîme qui borde … était certesplaine

 

7. les Champs-Elysées d’Achille; en plein Moyen-Age,.           

les Champs-Elysées d’Achille, qu’une autre tradition place au bord opposé du monde alors connu, dans la mer Noire. En plein Moyen Age

 

8. Dante reprenant ce grand thème atlantique entraînait son Ulysse bien loin d’Ithaque pour le faire sombrer corps et biens en vue des Açores, vaincu par cet océan dont Colomb triomphera deux siècles plus tard.

En vue des Canaries, ou peut-être du Cap Vert sous un ciel où pointent des étoiles déjà différentes, et dans des parages que les conquistadores connaîtront plus tard.          

 

9. Au moment où

                                                                            tout près de l’époque

 

10. l’image de la Toison d’Or devient effectivement pour l’Espagne la Mer Hospitalière, la Mer Noire, dont Pizarre

devient effectivement la mer Océane, dont Colomb, Pizarre

 

11. 0                                                                    La nudité et la force de cette terre, les vastes espaces inoccupés des plateaux et des sierras rapprochent pour ainsi dire l’Espagne, par-delà l’Océan, des pays encore presque sans histoire.

 

12. Le dedans du sarcophage recèle

                                                                            révèle

 

13. Sagonte et Numance liées jusqu’à la mort et aux flammes du bûcher, l’une à Rome, l’autre à l’alliance de Carthage dressent sur le sol ibérique deux exemples contradictoires de fidélité.   

fidèles jusqu’à la mort et aux flammes du bûcher, l’une à Rome et l’autre à Carthage dressent sur le sol ibérique deux exemples contradictoires de loyauté.

 

14. le dur palais Renaissance de Charles-Quint s’oppose dans Grenade aux délices de l’Alhambra musulmane                          

                                                                            À l’Alhambra éventé par les souffles de l’Orient islamique s’oppose dans Grenade le sévère palais de Charles-Quint.

 

15. tint à reposer face à l’Albaicin conquis

                                                                            voulut reposer face à la ville conquise

 

16. des influences plus orientales se font jour

                                                                            plus antiques encore

 

17. Macarena aux lourds ornements d’idole asiatique           

                                                                                   Macareña scintillant de pierres

 

18. des Borgia                                                    

                                                                            des Borgias

 

19. retrouver ici                                                  

                                                                            retrouver chez Hadrien, ici

 

20. réintroduite par le biais de l’Italie

                                                                            réintroduite par l’Italie

 

21. le Cirque et ses beaux jeux sanglants              

                                                                            le Cirque et ses jeux sanglants

 

22. À Médina Alzahara, près de Cordoue, le Versailles des Califes n’offre aux yeux qu’un tas de décombres

                                                                            Le palais de Medina Alzahara, près de Cordoue,       n’est plus qu’un tas de décombres

 

23. Tout pittoresque historique s’annule devant une telle suavité

Une telle suavité littéraire annule tout pittoresque

 

24. D’autres palais grenadins ont disparu sans laisser de trace: leur perte ne nous cause pas l’amer dépit qui ailleurs s’empare de nous à l’idée d’un temple grec anéanti ou d’une cathédrale supprimée:

On n’éprouve pas l’amer dépit … cathédrale bombardée

 

25. Il accepte les mariages mixtes, les doux adultères  

                                                                            les unions mixtes, les secrets adultères

 

26. La victoire finale de l’Occident

                                                                            le triomphe définitif

 

27. Cette architecture tout extérieure détonne au coeur de la mosquée comme un clairon dans un concert de flûtes.

Cet art tout de pompe et de parade soufflette le visiteur au moment où d’arceaux en arceaux, de colonnades en colonnades, il approche du centre de l’édifice, et fait voler en miettes, comme sous l’effet d’une bombe, l’une des plus nobles méditations jamais faites sur le plein et le vide, la structure de l’univers, le mystère de Dieu.

 

28. rechercher ailleurs                                        

                                                                            en d’autres pays

 

29. comme dans ce caveau béant et nu, cette espèce de pourrissoir où quatre cercueils rouillés s’alignent côte à côte, qui s’ouvre à Grenade sous les tombes de marbre blanc des Rois Catholiques.

côte à côte, à Grenade, sous les tombeaux d’apparat

 

30. une église byzantine                                      

                                                                            un oratoire byzantin

 

31. fait partout pour impressionner                       

                                                                            fait pour impressionner

 

32. est devenu foncièrement étranger. L’austérité de l’architecture Renaissance, la profusion du Baroque offrent dans ce pays l’équivalent de la sévérité romane ou du flamboiement gothique d’autres régions de l’Europe chrétienne; de même les manifestations de la vie andalouse les plus enracinées dans le Moyen-Age ou dans un passé plus lointain encore empruntent au Baroque l’aspect définitif sous lequel nous les connaissons aujourd’hui: pompons et broderies de toreros, costumes des danseurs du Corpus Christi, argenterie et catafalques de Vendredis Saints. L’esprit ici retarde sur la forme.

      

est devenu foncièrement étranger. Les manifestations les plus baroques de la vie andalouse sont aussi les plus enracinées dans le Moyen Âge chrétien ou dans un passé antique et non-chrétien plus lointain encore: pompes des processions tauromachiques, broderies des costumes de toreros, souvent déchirés et sanglants, que raccommodent des petites mains dans un atelier de couture de Séville, costumes des danseurs du Corpus Christi, pourpre du Nazaréen flagellé et exposé au peuple, traînant comme une vague de sang sur les têtes de la foule, argenterie et catafalques des Samedis Saints.

 

33. La statuaire polychrome de l’Espagne n’est pas spécifiquement andalouse, mais elle a trouvé à Grenade son Praxitèle dans Alonzo Cano, et c’est en Andalousie surtout que se perpétue l’état de ferveur religieuse et d’émotion humaine sans lequel ces chefs-d’œuvre presque toujours anonymes ne seraient plus aujourd’hui que de froids objets de culte désaffectés. Les statues peintes à elles seules suffiraient à témoigner du singulier conservatisme de l’Espagne ; de nos jours, c’est seulement dans les églises et sur le pavois des processions de la péninsule que l’amateur d’art grec prend contact avec ce que fut la statuaire antique sous son aspect et dans sa fonction véritables. Plus qu’aucun autre peuple, les Grecs pensèrent en sculpteurs, et cependant, ou peut-être pour cette raison même, ils ne renoncèrent jamais aux prestiges de la couleur posée sur la forme : leurs blancs marbres reçurent d’eux jusqu’au bout le glacis pâle et rose de la vie, le roux et le noir des toisons, la fixité brillante de l’œil, tout le revêtement des vieilles idoles chargées d’effluves magiques, des figurines d’envoûtement et des cires funéraires, qui ne survit aujourd’hui, incompris et ravalé, que dans les poupées et les mannequins de vitrine. Là-aussi, le christianisme approfondit, condense, mais aussi rétrécit l’expression humaine : de ce monde de gestes, de ce peuple de formes, la statuaire polychrome de l’Espagne chrétienne ne garde que quelques types, quelques attitudes rigides ou prostrées, mais dont la violences d’émotion dépasse de beaucoup ce que se permit le pathétique grec. Ces groupes d’Office des Ténèbres, ces Maries navrées penchées sur des Christs sanglants rentrent dans tradition syrienne des Adonies, mais aucun jeune dieu renversé sur un lit funèbre, aucune Vénus en larmes n’a jamais atteint au réalisme patibulaire de ces corps transpercés, à la douleur de ces bouches qui tremblent. Ces Reines du Ciel drapées d’étoffes bouillonnantes ou roides, le pied posé sur la lune ou sur le serpent, descendent en droite ligne des orientales Astartés, mais expriment avec une gravité poignante la gloire de la femme inabordable, convoitée et chaste. La beauté virile fait défaut : le corps de l’homme n’est que le cadavre du supplicié aux muscles mous ou la carcasse décharnée de l’ascète. La veine de gaîté populaire de la sculpture des cathédrales, les démons joviaux, frères dégradés des satyres antiques, sont complètement absents ; la volupté ne figure que sous forme d’extase ; la chair ne se révèle sourdement que dans le lourd balancement des anges aux rondeurs féminines suspendus devant le maître-autel. Malgré la popularité des crèches de Noël, où se révèle peut-être une influence napolitaine, on chercherait en vain les images de Marie allaitant ou câlinant son fils ; le Jésus enfant est ici le Petit Roi de Gloire et non le nourrisson serré dans ses langes ; en dépit du pullulement des Ordres Mineurs, l’Espagne est peu touchée par la douceur franciscaine.

                                                                                               0

 

34. La peinture andalouse                                   

                                                                            sévillane

 

35. Ici, au contraire, le profond christianisme et le réalisme foncier de l’Espagne s’entendent pour revêtir chaque fois d’un tragique et d’une dignité

s’unissent pour revêtir d’une dignité et d’une singularité tragiques

 

36. la raison d’être de chaque créature contemplée. Aucun art

                                                                                   rencontrée. Pas d’art

 

37. Ce n’est pas la vision béatifique des moines de Zurbaran qui nous est montrée

Dans les images de saints en extase de Zurbaran ou d’Alonzo Cano, ce n’est pas la vision béatifique qui nous est montrée

 

38. Cette concentration sur la figure humaine

                                                                            Cette obsession de l’individu

 

39. L’italianisme baroque élimine jusqu’à la dernière trace arabe ou mudéjare

En même temps le faste baroque élimine jusqu’à la dernière trace des raffinements arabes et mudéjares

 

40. La Vénus de Velasquez et la Maja de Goya sont des chefs-d’oeuvre

                                                                            La Vénus de Vélasquez est un chef-d’oeuvre

 

41. 0

La Maja desnuda de Goya, point andalouse, mais qui n’étonnerait pas cigarière à Séville, rentre au contraire dans la tradition du réalisme individuel par son capiteux corps mal bâti.

 

42. Inséparable de leurs haillons; leurs haillons semblent faire partie d’eux-mêmes

inséparable de leurs haillons qui semblent une part de leur substance

 

43. trop pris par l’immédiat, l’accidentel              

                                                                            par le détail, l’accidentel

 

44. Dans la scène de genre ou la nature morte, l’école andalouse s’impose par ce même réalisme

                                                                            ce même réalisme typiquement espagnol

 

45. ces puissants peintres réalistes de l’école de Séville ne donnent pourtant de leur pays qu’une image, extraordinairement intense il est vrai, mais limitée à certains aspects presque obsessionnels de l’Espagne: les maîtres florentins, vénitiens, flamands …

presque obsessionnels de l’Espagne; l’indolence ou la sévérité sévillanes en sont presque absentes. Jusqu’à Goya qui croquera les belles promeneuses madrilènes (les laides aussi) ou le tohu-bohu des pèlerinages du même trait net qu’il note ailleurs un accident un accident ou une échauffourée sur la place publique, la peinture espagnole a rarement essayé de rendre librement la vie au-dehors et en plein jour. Les peintres flamands, florentins ou véitiens

 

46. ou s’arrêtent jeunes: tout ce qui leur arrive après leur bref âge d’or est du domaine de la survie

tout ce qui suit leur brève période de vigueur est du domaine de la survie

 

47. l’Andalousie reconquise tend à se fondre dans ce brûlant concert de l’Espagne chrétienne

                                                                            l’Andalousie se fond

 

48. Jeanne la Folle errant le long des routes avec un cercueil, couvant

                                                                            suivant le long des routes un cercueil, couvant

 

49. Jean de la Croix […] effaçant de son esprit ces formes à demi visibles à la lumière des étoiles

                                                                            écartant de son esprit … à la lueur

 

50. Miguel Mañara allant de femme en femme dans les rues du Barrio de la Cruz sous l’habit de serviteur des pauvres; et, par-delà les hauts murs crépis à la chaux, l’immortelle voix triste d’Elvire

sous l’habit de serviteur des pauvres, oublieux sans doute de la triste voix d’Elvire

 

51. Pour que Miguel Mañara devînt Don Juan

                                                                            devienne et reste Don Juan

 

52. Belles images, faits plus ou moins isolés dans l’expérience de la race, qui ne nous renseignent pas moins sur ce qu’un peuple a cru trouver en soi d’essentiel

                                                                            qui nous montrent surtout ce qu’un peuple

 

53. il a fallu Tirso de Molina, il a fallu surtout Molière, et Byron, et Mozart.

Et Mozart, et Byron, et tel conte de Balzac, et tels vers de Baudelaire, et, de nos jours encore, telle farce tragique de Montherlant.

 

54. Cette terre si célébrée est merveilleusement vierge d’artifices littéraires; la vie couve et flambe à même ce sol si plein de chefs-d’oeuvre. Peu de contrées ont été plus rongées par la fureur des guerres de religion, de races et de classes;

vierge d’artifices littéraires; la préciosité même de certains de ses poètes ne l’affecte pas. Ce sol d’où jaillirent tant de chefs-d’oeuvre n’est pas d’emblée senti, comme l’Italie, une patrie privilégiée des arts, mais la vie y bat comme le sang dans une artère. Peu de contrées ont été plus dévastées

 

55. Si nous supportons le souvenir ou la présence de cette haine et de cette cruauté, c’est qu’elles nous apparaissent ici plus nues, plus spontanées et moins hypocrites qu’ailleurs, presque innocentes dans leur goût avoué de la douleur, simples manifestations de la vieille inimitié de l’homme envers l’homme.

le souvenir de tant de fureurs inexpiables, c’est qu’elles nous apparaissent ici plus nues, plus spontanées et moins hypocrites qu’ailleurs, presque innocentes dans leur aveu d’un plaisir qu’a l’homme de faire du mal à l’homme[3].

 

56. Pas de pays plus dominé par une religion puissante qui aboutit le plus souvent, dans la pratique, à la bigoterie et à l’intolérance, mais pas de pays non plus où l’on sente d’avantage, sous le brocard des dévotions ou la pierre du dogme, sourdre le sang et la sève humaine;

qui favorise le plus souvent la bigoterie et l’intolérance mais pas de pays non plus où l’on sente d’avantage sous le brocart des dévotions ou la pierre des dogmes, sourdre la ferveur humaine;

 

57. Grenade était belle, mais ce rossignol qui chanta toutes les nuits, cette gorge brune gonflée de sons

                                                                            cette gorge gonflée de sons

 

58. ce jeune garçon aux jambes brunes, enfoncé à mi-cuisses dans l’eau pâle et bleue comme ses loques délavées, soucieux seulement des profits et des déboires de sa pêche

comme ses haillons délavés … et des déconvenues de la pêche

 

59. l’immensité massive de la cathédrale de Séville semblait justifiée par la présence d’une femme solitaire

                                                                            semblait expliquée ou justifiée, peut-être

 

60. à ce tas de chevreaux égorgés dans une charrette au seuil d’un boucher

                                                                            de moutons

 

61. à ces fleurs un peu moites, froissées par les mains chaudes d’un petit mendiant d’Italica,

                                                                            par les mains tièdes d’un petit mendiant

 

62. à cette grenade d’où suinte un jus rose…

                                                                            d’où gicle un jus rose…

La plupart des modifications pourraient passer pour des corrections de style, dans la mesure où elles ne concernent qu’un mot ou une expression. Mais cette approche ne résiste pas à une étude au cas par cas. Le regard critique que MY porte sur sa première version, dont on mesure la portée aux modifications qu’elle y introduit, est celui d’une lectrice exigeante qui, tout en assumant la paternité de son premier jet, se montre sans indulgence à son égard. Le temps écoulé entre cette première version et sa reprise, trente années plus tard, ne lui permet plus de se glisser dans sa vêture d’antan. Elle ne le recherche d’ailleurs visiblement pas et songe, au contraire, à proposer un texte en accord avec ses idées du moment et, par conséquent, à retoucher ce qui lui paraît mériter une mise à jour. Bien des corrections évoquent la plume sévère, et parfois agacée, du professeur qui s’impatiente devant certaines leçons mal comprises par son élève. En tous cas, elle ne laisse rien passer.

Suppressions et substitutions

Quelques suppressions de mots en témoignent (1, 3, 21, 22, 29, 31, 42) : un adjectif et une précision géographique inutiles, une formule grandiloquente, un verbe innécessaire, un adverbe de trop, une répétition mal venue.

Les plus nombreuses prennent la forme de substitutions : 4, 6, 8, 9, 12, 15, 16, 17, 23, 24, 25, 26, 28, 30, 34, 36, 38, 43, 48, 52, 56, 58, 60, 61, 62. Trouver une explication à chacune d’entre elles est largement illusoire, mais on peut s’y risquer dans le but de déceler les partis-pris stylistiques de Marguerite Yourcenar à ce moment de sa vie d’écrivaine.

Certaines inexactitudes ou jugées telles à la relecture sont corrigées : la lecture de Dante ne conduit plus vers les Açores mais vers les Canaries ou le Cap-Vert (8) ; ce qui relit Numance à Carthage est plus qu’une alliance (13) ; « oratoire » est préféré à « église » pour désigner un lieu de culte byzantin (30) ; le commentaire ne s’applique plus à la peinture andalouse mais à celle des sévillans (34), de même que l’on substitue des influences antiques à des influences orientales (16) ; comparer la Macarena à une idole asiatique est excessif et inutile (17) ; enfin, on préfère évoquer des moutons égorgés, plutôt que des chevreaux, quand bien même Grace dit le contraire dans son carnet (60). On corrige aussi des affirmations hasardeuses ou des références inutiles : « la mer Océane » (10) ; on supprime la référence à l’Italie (39).

D’autres modifications, plus formelles, peuvent s’interpréter comme le désir de nuancer le propos en évitant : des répétitions (42, 57), des formules trop péremptoires (4, 6), trop vagues (9, 19, 24, 28, 38 ) ou trop réductrices (15, 36), inutilement recherchées (12, 43, 48, 52, 56, 62), triviales (25, 26). Certaines consistent en une recomposition par inversion de deux phrases (2), ou de syntagmes à l’intérieur de l’une d’entre elles (23). MY se montre aussi exigeante dans le choix des termes, en particulier des adjectifs : le « dur » palais devient « sévère » et les « délices » de l’Alhambra, qui, en effet, relèvent du cliché, sont remplacés par un syntagme (14) ; « tragique » passe du statut de substantif à celui d’adjectif, qui lui convient mieux (35) ; les « loques » laissent place aux « haillons » et les « déboires » aux « déconvenues » (58) ; les mains « chaudes » aux mains « tièdes » (61). Certaines formulations peu heureuses sont réécrites dans la recherche d’une plus grande simplicité (50, 55) : parfois, la nouvelle version n’est guère meilleure que la précédente (46).

La version définitive n’introduit que quelques brefs ajouts (7, 37, 44, 59). Ils ont pour objet de compléter la rédaction primitive pour le premier, ou de la nuancer pour les deux autres.

Ces modifications ponctuelles ne doivent pas s’analyser isolément, ou pas seulement isolément, car elles appartiennent parfois à une série ou à un passage qui a fait l’objet d’une révision particulière. Ainsi, la suppression de « brune » (57) s’explique par le désir d’éviter la répétition d’un mot qui réapparaît quelques lignes plus bas (58). Dans certains passages, stratégiquement situés (par exemple à la fin du texte), l’autrice s’attache au moindre détail, ce qu’il ne fera peut-être pas pour d’autres passages sans que cela signifie qu’elle y adhére plus volontiers (15 à 31, 34 à 36, 57 à 62).

Ajouts et réécriture

En revanche, les ajouts plus substantiels (11, 41, 45, 53, 54) méritent un commentaire à part, parce qu’ils semblent répondre à une approche différente.

La variante 11 est une parenthèse, un hors-texte, qui rompt le fil du discours et dont on cherche la justification. MY semble gênée par un rapprochement qui frise l’équivalence entre la patrie des conquistadors et les terres qu’ils découvrent. Elle relativise son propos en se référant à l’histoire, qui est un apanage de la première, et introduit habilement le paragraphe suivant qui évoque les Archives des Indes conservées en Andalousie. Cela confirme sa répugnance à trancher dans le vif du texte primitif ce qui aurait peut-être mérité de l’être.

La variante 14 substitue à une formulation froide et équivoque (“dur”, “délices”) une phrase bien rythmée et poétiquement réussie (“À l’Alhambra éventé par les souffles de l’Orient islamique”).

Dans la rédaction première, la chapelle qui matérialise l’éventrement de la mosquée de Cordoue est à peine évoquée, dans une comparaison qui détonne dans sa trivialité (27). On comprend que MY ait souhaité l’amender. Dans ce but, elle lui substitue une expression métaphorique inspirée de la visite du monument : un autre fracas, celui des bombes, remplace avantageusement les clairons primitifs.

La variante 32 offre un bon exemple de réécriture. Le rapprochement avec d’autres régions de l’Europe chrétienne est supprimé. Quant aux manifestations spécifiques de la culture andalouse, elles se nourrissent directement des souvenirs du voyage. Ainsi de l’habit déchiré du matador que les petites mains d’un atelier de couture se chargent de raccommoder. En revanche, Marguerite et Grace sont arrivées trop tard à Séville, à une semaine près, pour pouvoir assister aux processions de la Semaine Sainte, en particulier, le Vendredi Saint (et non le Samedi), à celle du paso du Christ flagellé ; elles sont reparties trop tôt pour pouvoir suivre les évolutions des danseurs de la Fête Dieu (12 juin). Ces précisions s’appuient sur des lectures et sur des souvenirs – visites d’églises et de musées – qui ont fini par s’estomper.

La Maja desnuda de Goya reçoit un traitement particulier dans la rédaction finale, alors qu’elle n’avait fait l’objet que d’une allusion, associée à la Vénus de Velasquez, dans la première (41). Ce petit paragraphe contredit la version primitive, mais il est vrai qu’associer le tableau de l’aragonais à celui du sévillan pour illustrer le commentaire sur la peinture sévillane a de quoi surprendre. Malgré tout, le tableau de Goya sert trop bien la démonstration pour le supprimer, même si on le considère comme une exception. Plus loin (45), Goya illustre à nouveau, par contraste, le caractère peu éclectique de la peinture espagnole. Les deux passages rompent avec la logique du discours mais, apparemment, MY ne se contentait plus d’une vision étroite de la peinture espagnole, uniquement basée sur les œuvres des peintres du Siècle d’Or.

La diffusion du mythe de Don Juan inclut la référence à Molière, Byron et Mozart, écrivains et musicien étrangers à l’Espagne, qui sonne étrangement dans le contexte de l’article (53). Il semble que MY ait perçu cette anomalie mais, au lieu de la supprimer, l’a amplifiée en ajoutant Balzac, Baudelaire et Montherlant. On peut s’interroger sur le bien-fondé de cette décision. Enfin (54), la nouvelle rédaction n’hésite pas à contredire l’observation qui précède (“vierge d’artifices littéraires”) et, plutôt que de la supprimer, l’explicite en introduisant une comparaison avec l’Italie, qui constitue en matière d’art une référence majeure pour MY.

Ces modifications témoignent d’une relecture minutieuse du texte initial et de la volonté de l’amender non seulement dans la forme mais aussi dans le contenu. Toutefois, Marguerite Yourcenar ne le réécrit pas de fond en comble. On perçoit même parfois qu’elle retient le scalpel pour ne pas pénétrer trop profondément dans une chair qu’elle estime encore vivante.

La principale leçon que l’on puisse tirer de ces corrections est que Marguerite Yourcenar continue à souscrire, pour l’essentiel, en 1982, au contenu de son article de 1952. Le fait qu’elle l’incorpore, trente ans plus tard, à son recueil est une indication utile, mais pas aussi significative qu’on pourrait le penser, puisqu’elle s’applique aussi aux autres textes qui composent le volume. On pourrait y voir tout autant l’insistance de l’éditeur, soucieux de tirer profit de la notoriété acquise par l’autrice après son élection à l’Académie française. Ce fut un évènement d’une ampleur nationale, retransmis à la télévision d’État, en présence du Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui était sur le point, il est vrai, de s’engager dans une nouvelle campagne électorale.

Développement sur la statuaire

Le numéro 33 constitue une exception à plus d’un titre : il s’agit d’un chapitre en soi, qui appartient à la version primitive et dont le contenu n’est pas repris, même modifié, dans la version définitive. Le constat est d’autant plus intrigant que visiblement Marguerite Yourcenar l’avait rédigé avec un soin particulier et que le passage n’aurait pas dépareillé dans la version définitive. Elle s’y adonne à un de ses exercices favoris : rapprochement entre des cultures différentes et très éloignées dans l’espace et dans le temps, et identification d’une influence ancienne dans des créations contemporaines. La polychromie de la statuaire espagnole comme conservatoire d’une pratique habituelle chez les Grecs anciens est une idée excitante, en effet. Par ailleurs, la deuxième partie du paragraphe illustre les restrictions qu’une inspiration exclusivement chrétienne apporte à cet art, en se limitant à « quelques attitudes rigides ou prostrées » et en excluant la « beauté virile ». Ce raisonnement s’inscrit parfaitement dans le contexte de l’article[4]. Il faut donc rechercher ailleurs le motif de sa suppression.

On ne manquera pas d’observer que le titre général du volume reprend celui d’un article intérieur, « Le Temps, ce grand sculpteur », et que ce dernier est entièrement consacré à la statuaire antique. En introduction, Marguerite Yourcenar y rappelle que les sculptures originales grecques étaient peintes avant de décrire par le détail les innumérables processus de dégradations que la nature et l’homme se sont conjugués à faire subir à ces œuvres, ainsi que les effets inattendus que ces processus provoquent. Des restes apparemment informes conservent parfois la trace de la main qui les a fait naître. Pour d’autres, ils perdent leur signification première pour en adopter de nouvelles, souvent inattendues. Les restaurer ne garantit pas qu’on leur restitue leur véritable visage et cette tentation a perdu de sa vigueur parmi nos contemporains. Enfin, les sculptures qui gisent au fond des océans tendent à retrouver l’aspect informe de leur matériau de départ, réduisant la durée de leur vie d’œuvre d’art à un bref épisode temporel.

La présence de ce bref article et le sort particulier qui lui a été réservé, au point de fournir le titre du recueil, suffisent-ils à expliquer que Marguerite Yourcenar ait jugé que la présence d’un développement sur la statuaire espagnole contenu dans un autre article pouvait nuire à la cohérence du volume et égarer ses lecteurs dans des voies qu’elle ne souhaitait pas leur voir emprunter ? L’hypothèse n’est pas à écarter, mais on est bien obligé de constater que cet article sur la statuaire antique n’a rien de commun, si l’on excepte la brève référence à la polychromie de la statuaire grecque, avec le paragraphe de « L’Andalousie et les Hespérides » qui a été retiré de la version définitive. On serait donc tenté d’attribuer la décision de Marguerite Yourcenar à une motivation autre que le risque d’une répétition mal venue dans un même volume. Un doute subsiste, cependant, si l’on veut bien considérer que la solution radicale adoptée à l’encontre de ce développement est unique et que le texte concerné ne méritait pas un tel opprobe. Le lecteur pourra en juger par lui-même.


 

 

 

COMMENTAIRE DE L’ARTICLE

La théorie à l’épreuve des faits

J’ai lu à peu près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit. La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m’a éclairci les livres. Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères

(Mémoires d’Hadrien, p. 37).

Le voyage en Andalousie se déroule après la publication des Mémoires d’Hadrien, Pourtant, même après la parution, s’impose comme une nécessité le contact direct avec une réalité géographique et humaine jusque-là uniquement appréhendée à travers la bibliographie. L’exercice est risqué puisqu’il soumet à l’épreuve d’une présence physique une reconstruction élaborée à partir de témoignages livresques, mais il contribue aussi à satisfaire l’exigence d’exactitude et d’honnêteté que la romancière s’est imposée dans l’élaboration de cet ouvrage et, plus généralement, de toute son œuvre. C’est là tout le mérite de ce court traité : fournir l’occasion de corriger certaines erreurs, tout en se donnant le moyen de confirmer, lorsque c’est le cas, la pertinence du propos.

Depuis les temps préhistoriques, selon Marguerite Yourcenar, l’Espagne n’existe que comme une finis terræ à laquelle on accède par la mer. Ce paradoxe, qui mériterait peut-être d’être nuancé par l’étude de l’implantation humaine en ces temps reculés, découle d’une vision éminemment historique et ne prend en compte que les indices laissés par des cultures méditerranéennes, à commencer par les Phéniciens, sur le territoire de la Péninsule. Le contact se fait uniquement par la Méditerranée. Cette affirmation péremptoire est nuancée et, dans une large mesure, contredite par la référence à l’Atlantique mais dans des termes ambigus : l’Espagne est certes méditerranéenne mais « ne l’est pourtant qu’à moitié. Elle est en porte-à-faux sur l’Atlantique comme la Grèce sur l’Asie ». Autant dire que l’océan offre peu de champ à l’analyse du peuplement de la Péninsule et, pour un peu, s’apparenterait à une erreur de la nature.

Les premières attestations de l’Espagne sont de type légendaire ou mythique :

Dès l’Antiquité, les Grecs avaient vaguement situé au large de la côte ibérique l’île des Héros, les Champs-Elysées d’Achille, qu’une autre tradition place au bord opposé du monde alors connu, dans la mer Noire. En plein Moyen Age, Dante reprenant ce grand thème atlantique, entraînait son Ulysse loin d’Ithaque pour le faire sombrer corps et biens en vue des Canaries, ou peut-être du cap Vert, sous un ciel où pointent des étoiles déjà différentes, et dans des parages que les conquistadores connaîtront plus tard (p. 168-169).

Même dans ce domaine, les données sont sujettes à caution et les témoignages difficiles à concilier compte tenu de la distance qui sépare la naissance du mythe achiléen et l’œuvre de Dante, sans parler de l’allusion aux conquistadors. Reste l’étrangeté de ces lieux méconnus du monde grec et latin et qui fit l’objet d’une colonisation tardive.

Marguerite Yourcenar débarque en Andalousie avec quelques présupposés, tous hérités de sa connaissance érudite de l’Antiquité grecque et latine, ce qui la pousse à négliger d’autres possibles pistes de réflexion et à ne s’intéresser qu’à l’extrémité sud de la Péninsule, au détriment des régions méditerranéenes plus septentrionales et, à plus forte raison, des régions centrales et occidentales de la Péninsule.

L’idée maîtresse est que l’Andalousie et Séville constituent le pendant occidental de la Grèce et d’Athènes, même si leur « entrée sur la scène universelle » est bien plus tardive. Cette nuance enlève beaucoup de force à cette affirmation, dans la mesure où les événements similaires n’interviennent de façon concommittante dans ces deux régions que pendant une période relativement réduite, qui, pour l’Andalousie, débute avec la colonisation carthaginoise, la première à posséder une dimension politique et non exclusivement commerciale. Ce rapprochement est d’ailleurs passablement forcé : « Et l’air sec et léger de Séville, son rythme d’existence à la fois continental et maritime rappellent irrésistiblement Athènes » (p. 168) ne résiste pas à un séjour un peu prolongé dans la capitale andalouse.

Ce cadre posé, il convient de tirer parti de l’observation directe des lieux. Il ne faut pas se cacher que le bilan risque d’être mince, à moins d’avoir la naïveté de croire que les dix-neuf siècles qui ont passé depuis l’époque d’Hadrien ont pu laisser des traces concrètes. Bien entendu, Marguerite Yourcenar n’est pas dupe mais elle sait aussi que la géographie des lieux garde une mémoire de son passé même lorsqu’ils ont été abandonnés de longue date.

L’Espagne romaine a duré environ sept siècles, qui constituent de beaucoup la plus longue période de paix qu’ait connue la péninsule. Partout, sur la carte et sur le sol de l’Andalousie actuelle, affleurent les villes, les routes, les aqueducs, les ports, les monuments de l’Espagne tranquille […]. Italica, patrie de Trajan, d’Hadrien, de Théodose, est plus qu’aux trois quart enfouie sous la terre, mais ses mosaïques et ses quelques statues attestent une splendeur due aux efforts de l’artisan local hellénisé ou au luxe des importations de Grèce et de Rome.

Italica, patrie de la famille de l’empereur Hadrien et son lieu de naissance, n’est plus qu’un monceau de décombres, mais ses vestiges parlent encore à ceux qu’une longue fréquentation des sites archéologiques à travers le monde grec et romain a rompus à cet exercice de déchiffrement. Celui-ci a tout de même ses limites, car il ne permet pas de distinguer la production artistique locale, s’il y en eut une, de l’importation d’œuvres, dont on sait, ne serait-ce que par les naufrages de vaisseaux dont les cargaisons noyées dans la Méditerranée finissent parfois par être repérées, qu’elle donna lieu à un commerce intense. En fin de compte, la visite du site dévie bien vite vers la vision mélancolique du poète Rodrigo Caro de la précarité des choses humaines, ce qui ne nous informe guère sur la période de sa splendeur et sonne comme un avis d’impuissance à en tirer un vrai parti.

Que penser des autres rapprochements qui, pour Marguerite Yourcenar, témoignent d’une permanence au-delà des siècles ? Un séjour d’un mois est bien trop bref pour fournir une matière solide à ce sujet et ne donne lieu, le plus souvent, qu’à des remarques anecdotiques, qu’il s’agisse des traditions culinaires andalouses ou des noms de rues de Séville. Beaucoup plus révélateurs sont les témoignages qui ne sont pas à proprement parler andalous. Ainsi du sarcophage punique du musée de Cadix qui atteste de l’étroite relation entre ibéres et carthaginois, qui ne mérite qu’un trop bref commentaire final.

Le petit musée provincial de Cadix contient un sarcophage punique, frère des sarcophages sidoniens du Louvre : une lourde forme anthropoïde, un bras replié dans une des poses habituelles aux morts, et dont la main serre une grenade ou un cœur. Le dedans du sarcophage révèle[5] un squelette vigoureux comme un tronc d’arbre. Ce punique inconnu résume par avance une des grandes aventures de l’Espagne.

Marguerite Yourcenar ne le dit pas, mais cette « grande aventure » fut définitivement interrompue par les victoires des Scipions, grâce auxquelles les ancêtres de l’empereur firent souche dans la Péninsule en profitant de la romanisation à marches forcées de la Péninsule qui suivit la destruction de Carthage : « [Marullinus, mon grand-père] descendait d’une longue série d’ancêtres établis en Espagne depuis l’époque des Scipions » (Mémoires d’Hadrien, p. 47).

De cette tardive implantation de la lignée en Andalousie, elle tire des conséquences dont on ne sait si elles sont attestées ou simplement supposées. Le mutisme du grand-père, sa passion pour l’astronomie, l’austérité du père et leur attention commune à une administration rigoureuse et à la richesse qui en découle, leur désintérêt pour les arts, présenté comme un trait commun à toute la société péninsulaire (« il n’y avait pas, je crois, une seule bonne statue grecque dans toute la péninsule », Mémoires d’Hadrien p. 52) contribue à définir un cadre provincial auquel il ne manque même pas l’accent, dont le futur empereur dut se défaire dès ses premières interventions publiques. Le profil de la mère d’Hadrien, « cette figure allongée d’Espagnole », est peut-être corroborée par « le buste de cire du mur des ancêtres », mais elle évoque trop précisément une certaine ligne du visage qui, au moins depuis les portraits d’Isabelle la Catholique, est un trait propre à la femme hispanique pour ne pas être suspecte.

De même, l’identification d’éléments hispaniques introduits dans la culture romaine par ceux que Marguerite Yourcenar appelle « le clan espagnol à Rome » est tentante mais n’aboutit qu’à des considérations générales peu convaincantes en fin de compte, qu’il s’agisse du « goût des constructions colossales », « celui des fastes funèbres », « l’outrance d’un Sénèque ou d’un Lucain, ou le nihilisme ascétique de Marc-Aurèle ». Elle le reconnait elle-même en suggérant une interprétation inverse, « ces plis si fortement marqués du tempérament ou de la pensée espagnole [auraient tout aussi bien pu être] marqués par l’influence romaine ».

On mesure là toute la difficulté de l’exercice consistant à tirer des conclusions solides de rapprochements trop liés à une approche personnelle. Le fait est d’autant plus patent lorsque l’on se propose de tracer de vastes tableaux comparatifs, sans s’imposer de limites spatiales ou temporelles, exercice qui constitue l’essentiel de la première moitié de « L’Andalousie ou les Hespérides ». Les phrases regorgent de noms de lieux et de personnes, mythes et légendes s’y bousculent ; le tout débouche sur des jeux d’équivalence hardis auxquels on n’est pas tenu d’adhérer :

La Vierge des Vendredis saints, la Macareña [sic] scintillant de pierreries a pour sœur au début des temps la dame d’Elché sous ses parures phéniciennes. Une plastique grecque ou héritée des Grecs a contribué de part et d’autre à l’élaboration de ces deux pures idoles ; les traits durs et fins sont ceux de la beauté ibérique, mais l’ardeur et la fierté, la fixité, et les pesants joyaux sont venus d’Orient.

La présence arabe en Espagne, d’une durée équivalente à celle de l’empire romain, a laissé d’innombrables traces dans l’architecture et dans l’art de l’Andalousie. Marguerite Yourcenar peut s’en convaincre lors de ce séjour ; elle n’en maintient pas moins le rapprochement suggéré avec l’orient gréco-romain, bien que « la marée turque envahit l’Orient chrétien » au moment-même, à un demi-siècle près (1453 / 1492), où tout état musulman disparaît de la Péninsule. Cependant, elle introduit une nuance de taille : « l’Islam en Espagne a sur sa contrepartie dans l’Orient grec l’avantage d’être plus près de ses sources, de ses origines, l’Hégire ».

 

Considérations sur l’art espagnol

Cette précision temporelle, au demeurant banale puisque l’invasion de l’Espagne par les arabes (711) survient moins d’un siècle après le début de l’ère musulmane, ouvre le champ à une analyse qui se nourrit, là aussi, de connaissances antérieures, en l’occurrence sur les premiers temps de l’Islam et même au-delà. Les ruines du palais de Medina-al-Zahra évoquent aux yeux de Marguerite Yourcenar une époque plus ancienne que l’hégire :

C’est une Asie plus immémoriale que l’Islam, c’est l’Iran achéménide, ce sont les vers mélancoliques des poètes persans sur les demeures royales hantées désormais par l’onagre et la gazelle qu’on évoque dans ces salles nues, en présence d’un cerf de bronze où s’affirme une technique millénaire, de ces stucs et de ces tessons où l’obsession de la forme animale se déguise en arabesques et en rinceaux.

L’affirmation surprend, sachant que la ville et le palais furent édifiés au Xe siècle, soit plus de trois cents ans après l’hégire et qu’on conçoit mal que ces siècles n’aient pas effacé des traces encore plus anciennes. Mais l’idée de la proximité de la conquête arabe de l’Espagne avec les débuts de l’Islam réveille des images qui doivent beaucoup aux lectures effectuées pour la rédaction des Mémoires d’Hadrien, car ces contrées furent souvent parcourues par l’empereur. On peut supposer aussi que les vestiges de Medina-al-Zahra, contrairement à ceux d’Italica, se prêtaient à une lecture qui, en interdisant une restitution de la vie palatine à l’époque de la splendeur du califat de Cordoue, débouchait sur l’évidence d’un art oriental perçu dans son essence, aux limites de l’abstraction :

[…] l’art d’une civilisation[6] pour qui tout délice et toute géométrie aboutissent à la forme humaine se voit remplacé par un art voué à la seule modulation de lignes qui s’étirent, se caressent, ne signifient plus rien qu’elles-mêmes, musique abstraite, méditation mathématique éternelle.

Ce graphisme formel qui définit si bien l’ornementation des édifices arabes est qualifié plus loin de « plus féminin ». Il éloigne l’observateur émerveillé des contingences historiques, fussent-elles les plus cruelles ou les plus tragiques, dans lesquelles cet art fut créé, lequel emprunte « aux corolles, aux grottes, aux alvéoles des ruches leur secret si profondément naturel et si éloigné de l’humain ». Cette évocation d’un lyrisme maîtrisé exprime à l’évidence un sentiment profondément ressenti, un véritable choc émotionnel devant une scène bouleversante et inattendue :

Cette perfection quasi végétale se passe de l’unité de style, ne dépend pas de l’authenticité du détail, subit avec une ravissante docilité toutes les injures : le Généralife aux revêtements effacés, aux pavillons refaits, aux bosquets retouchés par des jardiniers modernes reste ce que son constructeur arabe souhaitait qu’il fût : le paradis des méditations paisibles et des joies faciles. On n’éprouve pas, à l’idée d’autres palais grenadins anéantis ou tombés en ruines, l’amer dépit qui nous saisit devant les blessures du Parthénon ou sur l’emplacement d’une cathédrale bombardée : on accepte que ces beaux objets aient fleuri et passé comme des narcisses.

Cet art n’est pas figé dans ses manifestations. Il révèle plus qu’il ne montre et, de ce fait, nourrit une réflexion sur la création artistique et son histoire, ce qui intéresse au plus haut point Marguerite Yourcenar.

Les autres périodes architecturales présentes en Andalousie n’ont pas droit à un traitement aussi enthousiaste. Le gothique , « art militaire, implanté par la Reconquête, ramené du Nord, sorte de moine armé » se limite à la cathédrale de Séville, « énorme forteresse de la foi catholique » et ne mérite une mention que parce que l’édifice recèle « la cour arabe des Orangers ». Cette parenthèse fermée, on en vient à la Renaissance et à « ses succédanés baroques », non tant pour eux-mêmes que parce qu’ils semblent n’avoir eu pour mission que d’exalter jusqu’à l’excès une foi catholique qui n’admet pas de rivaux même anciens. Cet art venu d’Italie se rapporte fort mal à son modèle : « à un homme vêtu de soie un homme vêtu d’acier ». C’est un art de combat. Cordoue et Grenade en témoignent, l’une par « l’éventrement de sa mosquée » pour faire une place au palais de Charles-Quint, l’autre, par « cet espèce de pourrissoir où quatre cercueils rouillés s’alignent côte à côte, […] sous les tombeaux d’apparat des Rois Catholiques ».

Cédant au plaisir des rapprochements inattendus, Marguerite Yourcenar fait remonter l’inspiration du baroque espagnol au Moyen Age chrétien « ou dans un passé antique et non-chrétien plus lointain encore », preuve, s’il en était, que la Renaissance a été ignorée par « un peuple habitué désormais aux tensions extrêmes ». Elle en trouve la preuve dans les manifestations, à ses yeux, les plus baroques de la vie andalouse » :

pompes des processions tauromachiques, broderies des costumes de toreros, souvent déchirés et sanglants […], costumes des danseurs du Corpus Christi, pourpre du Nazaréen flagellé et exposé au peuple, traînant comme une vague de sang sur les têtes de la foule, argenterie et catafalques des Samedis Saints.

Cette vision folklorisante, dont on trouve la source dans les carnets de Grace, propose une conclusion anecdotique à une réflexion ambitieuse. Elle témoigne surtout de cette tendance à ne rien laisser en route qui puisse illustrer son propos.

La dernière séquence de l’article est une longue réflexion sur la peinture sévillane et sur ses modèles. Si elle s’inscrit dans les grands courants européens issus de la Contre-Réforme, la peinture de Murillo, Valdés Leal, Velázquez et Zurbarán s’en distingue par un cru réalisme, qui la prive de toute projection vers un au-delà du sujet traité, « des leçons que nous devinons universelles » : « ce n’est pas la mort qui nous est présentée dans ce tableau de Valdez Léal dont Murillo disait qu’il pue, c’est un cadavre, et ce cadavre est un portrait ».

L’art pictural est un terrain que Marguerite Yourcenar, en bonne flamande, connait bien, ce qui explique ces formules percutantes qui emportent la conviction du lecteur. Ainsi du nu, domaine privilégié de l’humanisme classique (« la gloire du nu ») que les espagnols ont ignoré, à de très rares exceptions près, Velasquez et Goya ; et même chez ces derniers, « le détail, l’accidentel et l’instantané » les éloigne du « pur chant des formes ». De même, dans la scène de genre ou la nature morte, ces peintres nous montrent « non pas l’Essence ou l’Idée, mais la Chose ». Marguerite Yourcenar conclut ces paragraphes sur une observation d’une grande justesse sur les limites d’un prétendu réalisme :

Les peintres flamands, florentins ou vénitiens nous en apprennent plus, respectivement, sur leur ciel et sur l’air des rues que les peintres de l’âge d’or sévillan.

 

Bilan

Sacrifiée à l’idéologie castillane de la race, l’Andalousie a été reléguée à une position subalterne qui ne lui a laissé d’autre perspective qu’une quête inassouvie, incarnée par « ces figures d’histoire et de légende [qui] se définissent toutes par ce puissant mot quero (sic pour quiero) qui signifie à la fois aimer et chercher » : errance de Jeanne la Folle avec le cercueil de son époux[7] ; visions nocturnes de Jean de la Croix ; aventures féminines de Miguel Mañara, à l’origine du mythe de don Juan ; doña Belize et Bernarda Alba, héroïnes du théâtre de Lorca. C’est une terre de poètes qui, pour être « perpétuellement aimée et recréée à distance », a nécesité les talents de Tirso de Molina, Molière, Mozart, Byron, Balzac et Baudelaire (à nouveau le mythe de don Juan).

Ce condensé schématise certainement la pensée de Marguerite Yourcenar mais révèle aussi ce qu’a d’approximatif ce raisonnement fait d’idées générales illustrées par des exemples empruntés à des époques différentes et sortis de leur contexte. C’est une pratique courante dans la critique française de l’époque, que dénonçait si justement Gómez Baquero dans la conférence de Jean Cassou (cf. Textos inéditos / Literatura del siglo XX / Controversia literaria).

La page finale est beaucoup plus convaincant parce qu’elle s’appuie sur les observations personnelles de Marguerite Yourcenar au cours du voyage :

Et nous commençons à comprendre ce qui nous touche dans ce pays et parfois nous bouleverse : le contact direct avec la réalité, le poids brut de l’objet, l’émotion ou la sensation forte et simple, antique et toujours neuve, dure ou douce comme l’écorce ou comme la pulpe d’un fruit.

Ces lignes confirment combien l’historien doit se garder d’une trop étroite dépendance de la bibliographie, surtout s’il dispose d’éléments de comparaison accumulés lors de ces nombreux voyages culturels. C’est grâce à cet acquit personnel que Marguerite Yourcenar peut affirmer avec raison : « Ce sol d’où jaillirent tant de chefs-d’œuvre n’est pas d’emblée senti, comme l’Italie, une patrie privilégiée des arts… ». De même, les traces laissées par la récente Guerre civile, qui s’est achevée à peine dix ans auparavant mais que le régime en place s’évertue à pérenniser, autorisent-elles à affirmer que « peu de contrées ont été plus dévastées par la fureur des guerres de religions, de races et de classes ». Quant à l’omniprésence de la religion et au spectacle de la misère, ils témoignent de l’état de la société à cette époque et au choc ressenti par des citoyennes d’un pays durement éprouvé par la guerre mais à qui fut épargné la destruction et la défaite, les États-Unis d’Amérique.

Loin de s’arrêter à ce ce triste constat, Marguerite Yourcenar recherche les indices d’une liberté que nulle contrainte ne peut complètement étouffer et dresse un bilan, somme toute optimiste, qui montre que la tradition n’est pas seulement l’instrument d’un conservatisme rétrograde mais qu’elle conserve les germes de résurgences inattendues :

Énumérons nos délices : Grenade était belle, mais ce rossignol qui chanta toutes les nuits, cette gorge brune gonflée de sons nous en apprit tout autant sur la poésie arabe que les inscriptions de l’Alhambra. À Cadix, au bord de l’Océan, parmi les blocs submergés qui sont peut-être ceux du temple de l’Hercule gadéditain (sic), ce jeune garçon aux jambes brunes, enfoncé jusqu’à mi-cuisses dans l’eau pâle et bleue comme ses haillons délavés, soucieux seulement des profits et des déconvenues de sa pêche, ne nous émouvait pas moins qu’uns statue antique trouvée à fleur d’eau ; cette vieille religieuse à demi aveugle qui nous montrait sans les voir les tableaux de l’Hôpital de la Caridad prend place dans nos souvenirs à côté des figures peintes ; l’immensité massive de la cathédrale de Séville semblait expliquée, ou justifiée peut-être, par la présence d’une femme solitaire priant les bras en croix. Moins encore ou mieux encore, je pense à ces deux paysans couchés au bord de la route dans leurs vêtements de laine rayée, à ce tas de moutons égorgés dans une charrette au seuil d’un boucher, pleine de la présence obscène et candide de la mort, à ces fleurs un peu moites, froissées par les mains tièdes d’un petit mendiant, à ce pain sur une table que survole insidieusement une mouche, à cette grenade d’où gicle un jus rose…

Ces scènes de rue sont tout sauf anecdotiques. L’interprétation qu’en donne Marguerite Yourcenar lui épargne l’écueil de l’exotisme qui menace le touriste, fût-il cultivé et curieux d’autre chose que de couleur locale. Mais qu’elle ait songé à clore ainsi son article en dit long sur le choc qu’elle a pu ressentir à la vue de ces scènes, confirmé par la lecture des carnets de Grace. Cette découverte d’un présent misérable ramène à de plus justes proportions la place parfois démesurée qu’occupe chez l’érudit l’analyse du passé.

_____________________________

ANNEXE

Dans ses carnets, à la date du jeudi 1er mai, Grace Frick note que Marguerite Yourcenar a tapé un article (« Typed an article »). J’émets l’hypothèse, comme le suggère fortement la chronologie, qu’il s’agit du texte qu’elle a commencé à rédiger à Rome, quelques semaines auparavant, et que publiera le quotidien Combat, dans son édition du samedi 17-dimanche 18 mai. À ma connaissance, ce texte n’a jamais été publié ailleurs que dans ce journal. Je le reproduis ci-dessous.

Il est paru sur deux colonnes en haut de la page 6. La photographie qu’en propose Gallica ne permet pas de lire les fins de ligne de la seconde colonne, la marge intérieure étant cachée par la pliure. J’ai tenté de restituer l’intégralité du texte et y suis généralement parvenu. Il reste, cependant, quelques mots partiellement ou totalement illisibles. J’ai comblé les vides entre crochets par des lectures conjecturales ou un blanc lorsque j’ai dû renoncer à le faire.

 

Comment j’ai écrit

les « Mémoires d’Hadrien »

par Marguerite yourcenar

                                    Madame Marguerite Yourcenar à qui le jury Femina vient de

                        décerner le prix Femina Vacaresco pour son dernier ouvrage Les Mé-

                        moires d’Hadrien, a tenté l’interprétation psychologique d’un très

                        grand homme qui assura au monde un demi-siècle de paix et lé-

                        gua le pouvoir à Marc-Aurèle.

                                    Elle explique elle-même dans l’article ci-dessous comment

                        elle écrivit son remarquable livre.

Alfred de Vigny a écrit quelque part cette phrase que je cite de mémoire : « Une belle vie, c’est une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr ». Si cette formule contient quelque vérité, ma vie aura été belle. Ces « Mémoires d’Hadrien » furent projetés pour la première fois au cours d’une promenade à la Villa Adriana, pendant un séjour à Rome : j’avais environ vingt ans. Ecrit tout entier, puis jeté au panier, repris, puis abandonné plusieurs fois, ce livre, ou plutôt ce projet de livre, m’accompagna en Grèce pendant des années. Mes recherches, mes lectures ne cessèrent jamais de s’y reporter, même au moment où je m’étais découragée de l’écrire. Une nouvelle rédaction du début, écrite en 1937, se perdit en 1940 : elle fut retrouvée en 1948 et me parvint aux Etats-Unis. J’acceptai ce hasard comme un signe et me consacrai exclusivement à cette œuvre si longtemps restée en suspens ; je me remis dans les bibliothèques américaines, à compléter, à réviser minutieusement la documentation d’autrefois.

On a trop l’habitude de mettre d’une part le travail de la création littéraire, avec ce qu’il suppose d’ardeur, d’émotion, d’élan instinctif, et de l’autre le labeur patient de l’érudit sagement enfermé dans l’étude des textes et dans leur explication. Pour moi, pendant les trois années qu’a duré la dernière rédaction de ce livre, ces deux formes de prises de contact avec le passé n’en faisaient qu’une. Le mot roman historique est un terme bien trompeur : il ne s’agissait pas, dans mon cas, de prendre la vie d’un grand homme du passé comme prétexte à fabulation, mais au contraire, d’apprendre à me servir, avec des prudences et des soins infinis, de ces milliers de documents qui vont des papyrus d’Oxyrinchus au T[ ], des écrits de Galien et de Marc Aurèle aux chroniqueurs du Bas-Empire, pour reconstituer cette grande figure dans son entièreté, dans ses constructions apparentes, dans son être intime. Bien plus qu’aux procédés du roman, la technique adoptée ici s’apparentait à celles de l’essai ou de la tragédie, à celle de Montaigne et de Shakespeare rêvant sur les pages refermées d’un volume de Plutarque à l’individualité [physi]que de César ou de Marc Antoine. C’est d’ailleurs pour avaliser pleinement le mode de la méditation tragique, si riche de réticences et d’aveux que j’ai choisi de mettre le récit de la vie d’Hadrien dans sa propre bouche, d’exprimer en [termes] qui fussent siens ses actions et les motivations de celles-ci. Hadrien pouvait parler de lui-même avec plus d’assurance et plus de subtilité que moi.

J’écris ces lignes en Italie à la Villa Adriana où Hadrien acheva de vivre, à Baies, où il mourut, à Rome, où il [e…] sous la coupole de son Panthéon une pensée religieuse aussi profonde que celle de nos cathédrales, mais d’essence différente, dans le caveau funéraire du Château Saint-Ange, où ses cendres impériales reposèrent jusqu’à l’arrivée des Barbares. [Ici] on peut, plus facilement qu’ailleurs, prolonger cette méditation, autour de cet homme de réflexion, de passion et d’action, autour de l’amateur de culture grecque, du Prince. La vie d’Hadrien a commencé en Espagne ; ses ardentes [..]lections ont été pour la […] ses faits et gestes de […] voyageur sont encore […] sur toutes les routes de son immense empire ; mais son destin s’est noué et s’est [accompli] à Rome.

Combat, samedi 17-dimanche 18 mai 1952, p. 6.

Octobre 2024

 



[1] À proprement parler, il ne s’agit pas d’une corrida mais  d’une novillada, réservée aux apprentis matadors n’ayant pas encore reçu l’alternative, qui affrontent des taureaux de 3 à 4 ans d’âge. Cette subtilité, qui ne peut échapper à un aficionado, était apparemment ignorée de nos deux voyageuses. Morenito de Córdoba, Sánchez Saco et Paco Ruiz ont toréé, ce jour-là, six novillos du marquis d’Osborne. Paco Ruiz fut renversé par son adversaire, sans être blessé ; Sánchez Saco fut également accroché mais sans autre conséquence qu’une culotte (taleguilla) déchirée. Cf. le quotidien La Patria de Grenade, mardi 6 mai 1952, p. 6. Je remercie María Rosalía Calzado et Hervé Touya de m’avoir aidé dans ma recherche sur cette novillada.

[2] À Séville et non à Algésiras, comme l’indique par erreur Josyane Savigneau, p. 351.

[3] Cette formulation, familière à l’autrice, se retrouve dans dans Quoi? L’éternité : « La vieille haine de l’homme pour l’homme était du coup justifiée : tuer était excusé par mourir » (à propos de la Grande Guerre).

[4] Est-il interdit d’y voir un écho d’échanges qu’elle a pu avoir sur le sujet avec Malvina Hoffman lors de leur séjour partagé à Grenade et lors de leur rencontre de Madrid ?

[5] CS : « recèle ».

[6] CS : l’art d’une race.

[7] L’errance de Jeanne ne dépassa pas les limites de la Castille.

Ramón Pérez de Ayala, A. M. D. G.

Ramón Pérez de Ayala, A. M. D. G.

Traduction de Jean Cassou

Le deuxième roman de l’écrivain asturien Ramón Pérez de Ayala (1880-1962), A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites, a été publié en 1910. L’intrigue, qui s’inspire largement des années de collège de son auteur, est une charge féroce contre l’esprit et la méthode de la Compagnie de Jésus. Il a été traduit en français par Jean Cassou et publié aux éditions de La Connaissance en 1929.

 

 

On en sait plus sur les circonstances qui présidèrent à cette traduction grâce au témoignage de l’éditeur, René Louis Doyon (Mémoire d’homme. Souvenirs irréguliers d’un écrivain qui ne l’est pas moins. Ed. La Connaissance, 1952, p. 105) :

Je me réjouis d’avoir publié de très nobles études de Cassou et de lui avoir demandé la traduction du douloureux roman du Castillan Perez de Ayala, A. M. D. G., Scènes de la vie dans un collège espagnol de Jésuites. Cette traduction, à quoi on a reproché même sa minutieuse exactitude, eut un grand retentissement, non seulement dans les milieux littéraires, mais dans le monde pédagogique. Je ne comprends pas encore pourquoi Jean Cassou ne l’a jamais comprise dans son Panorama de la Littérature espagnole, non plus que dans ses différentes bibliographies. Il a toujours convenu que c’était par oubli, et c’est fort probable, car il a des négligences de poète.

Il est exact que dans le volume des Panoramas des Littératures contemporaines consacré à la Littérature espagnole, rédigé par Jean Cassou et publié en 1931, soit deux ans après la parution de sa traduction, ce dernier ne la mentionne pas, sans pour autant omettre de commenter élogieusement le roman de Pérez de Ayala :

La perfection stylistique de Pérez de Ayala n’est pas autre chose qu’une forme de burlesque espagnol si grave et si subtil. Sous des aspects divers, qu’il écrive des poèmes, des romans ou des essais, c’est ce rire profond et retenu qu’il fait entendre. Ce qu’il veut, ce n’est point tant nous présenter des personnages ou nous proposer des thèses que d’exercer notre esprit en une suite de vacillations éblouissantes et pleines de risques. Ayala a de qui tenir cette dialectique savante et trouble :et c’est contre ses premiers maîtres qu’il a retourné ses armes. A. M. D. G. (1910) est le livre le plus noir qu’on puisse rêver : c’est un chef-d’œuvre d’ironie pesante. Et pour cette horrible critique de l’éducation jésuite la phrase d’Ayala s’est faite à la fois plus caressante et plus blessante que jamais.

Il y a du prêtre chez Ayala ; il y a aussi du torero.

Malgré ce que laissait espérer ce commentaire élogieux, l’idée de traduire cet ouvrage ne lui vint pas naturellement ; elle lui fut suggérée par son éditeur, s’il faut en croire ce dernier, cité plus haut. Entreprendre la traduction d’un roman publié quelque vingt ans auparavant ne manifeste pas, en effet, un grand empressement de la part du traducteur. Aussi est-il plus logique de penser que c’est à l’initiative de René-Louis Doyon qu’on la doit.

L’adjectif « douloureux » dont celui-ci qualifie le roman suggère qu’il en fut ainsi. Car, s’il est fort probable, en effet, que remuer ces cruels souvenirs d’enfance pût être une épreuve pour Pérez de Ayala, on doute qu’il en ait été de même pour le traducteur français. En revanche, cet adjectif pouvait venir naturellement sous la plume de l’éditeur, dont on sait qu’il fut lui aussi élève des Jésuites. Dans Mémoire d’homme (p. 15), il expédie cet épisode de sa vie en une phrase qui tombe comme un couperet : « Après un séjour en Piémont dans un collège de R. R. P. P. Jésuites[1], où je bâclais hâtivement quelques humanités, en 1908, je devais regagner Alger par Marseille ». On est bien loin d’une quelconque adhésion aux bons Pères. Doyon s’éloigne d’ailleurs radicalement de toute vocation religieuse dès sa jeunesse, à la suite, assure-t-il, d’un pèlerinage à Lourdes décevant. D’où l’idée que le rappel de ces années pût lui être « douloureux » et lui ait inspiré le désir d’ajouter à son catalogue d’éditeur une traduction du roman d’Ayala qui témoignait de sentiments proches des siens.

L’implication personnelle de René-Louis Doyon dans le projet est confirmée par la longue Préface (84 pages) datée de septembre 1928, dont il fait précéder la traduction : « Iñigo de Lozoya ou le triomphe de l’esprit militaire par René-louis Doyon ». Il la qualifie « d’essai d’ensemble sur l’organisme, l’esprit et l’activité de la Compagnie » (p. lvii), ce qui n’est pas usurpé, parce qu’elle s’appuie sur une bonne connaissance des textes réglementaires de la Société de Jésus et sur une bibliographie susbtantielle, pour autant qu’on puisse en juger, car il ne s’y réfère pas toujours directement.

Quant à l’esprit avec lequel il aborde le thème, il le présente ainsi :

Par précaution, il est peut être superflu de prévenir le lecteur avec quelle indépendance de vues, quelles considérations déférentes sans être sympathiques, les ressorts de la Compagnie vont être démontés. Ennemi irréductible de la société anonyme, des puissances qui utilisent une armée d’obscurs sacrifiés même sous un généreux pavillon, attaché aux psychologies des esprits renoncés qui ne peuvent vivre qu’à l’ombre des maisons mystiques, l’auteur n’apportera, dans cet essai, qu’une impartialité méritoire, même si elle est passionnée.

Disons, pour être plus simple (Doyon était connu pour son style volontiers pédant et même amphigourique), qu’il aborde son sujet en toute objectivité, mais qu’il n’hésitera pas à dénoncer ouvertement ce que la Compagnie tient à tenir caché. Il s’attache tout d’abord à la personnalité du fondateur puis analyse les principes qui régissent le fonctionnement de la Compagnie, sa puissance économique et son ambition politique.

Cet essai liminaire n’a guère de lien avec le roman qui suit. Il ne réserve qu’une brève allusion à son dénouement. Au Père Atienza, qui s’enfuit du collège, son ami Trelles demande : « Croyez-vous que l’on devrait détruire la Compagnie de Jésus ? ». Le personnage de Pérez de Ayala y répond sans ambages : « De fond en comble ! ». Doyon, en revanche, est beaucoup plus nuancé (p. lxxxiii) :

En résumé, les jésuites sont-ils un danger social ; ou doit-on poser cette question comme le héros du beau roman de R. Perez de Ayala : « Faut-il détruire la Compagnie ? ». L’auteur de cet essai ne répondra point par l’affirmative ; il ne croit pas la force des jésuites si redoutable ; leur action n’est nocive qu’à certains tempéraments qui subissent leur emprise ; […] les États, certes, ont le droit de limiter son action quand elle va à l’encontre de la liberté des citoyens et établit des compromis d’autorité, des ingérences extérieures. Si l’on reconnaît à l’œuvre d’Iñigo qu’elle n’agit que pour recruter d’autres soldats, on redoutera moins son autofécondation ; ne rentrent dans les ordres religieux, ne restent chez les jésuites que les esprits que convainc, qu’abaisse la vérité enseignée par ce saint tragique de la tragique Espagne.

En ne condamnant pas la Compagnie aussi radicalement que le personnage de Pérez de Ayala, Doyon prend, de fait, ses distances à l’égard du roman. Cette attitude, pour le moins ambiguë, est, en outre, inexplicable, parce qu’elle contredit le fait que, tout au long de son traité, il n’épargne pas cette institution. Elle est aussi maladroite. On attendrait, en effet, que l’éditeur, dont on a tout lieu de penser qu’il fût à l’initiative de la traduction, ne se contentât pas de le qualifier de « beau roman », ce qui s’apparente à une formule de courtoisie obligée plutôt qu’à une opinion sincère.

Quant au reproche fait à Cassou de n’avoir jamais mentionné sa traduction « dans son Panorama de la Littérature espagnole, non plus que dans ses différentes bibliographies », il est justifié, même si elle figure dans la liste de ses œuvres reproduite en page de garde.

On ne peut donc écarter l’idée que Jean Cassou ait pris ombrage de l’encombrante présence de son éditeur en tête de sa traduction et qu’il n’ait pas partagé sa façon de ménager la Compagnie de Jésus. Peut-être n’a-t-il pas voulu faire de publicité à cet essai liminaire. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle expliquerait un silence qui visiblement importunait son éditeur.

Il pouvait s’agir aussi d’une fâcherie passagère, entre deux connaissances d’assez longue date. Dans sa Mémoire d’homme, Doyon évoque les nombreux hommes de lettres qui fréquentaient sa maison d’édition et collaboraient à sa revue (p. 104-105)[2].

Parmi nos jeunes amis, le groupe dit des Lettres Françaises, Jean Cassou, Georges Pillement, Maurice Moreau et André Wurmser, furent d’actifs collaborateurs. Le premier d’entre eux, Jean Cassou, tant par l’antériorité de notre rencontre que par la considération que je lui ai témoignée et lui garde toujours, est un esprit riche de dons, d’une psychologie curieuse, un véritable volcan d’imagination, de lyrisme, de suggestion : c’était le Belphégor de cette pléïade dissociée.

Le portrait que Doyon trace de Jean Cassou est certes élogieux et probablement sincère, mais on y perçoit une forme d’incompréhension devant certains comportements de son jeune ami, compensée par l’indulgence qu’autorise leur différence d’âge (Doyon est plus âgé de douze ans). Cette attitude protectrice de Doyon a pu aussi indisposer Jean Cassou qui, en 1929, n’était probablement pas disposé à supporter un quelconque chaperon.

 

Couverture et 4ème de couverture de l’édition numérotée.

On observera la coquille de la date : mcmxxvix pour mcmxxix.

 

 



[1] Le collège de Salussola, selon l’auteur de sa notice wikipédia.

[2] Ce passage se conclut sur le paragraphe transcrit au-début de cette chronique.

Portraits croisés (2). Ignace de Loyola et l’abbé de Saint-Cyran

Ignace de Loyola et Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran :

portraits croisés par René-Louis Doyon

 

La comparaison est un moyen commode pour dessiner le caractère d’un personnage. Il suffit pour cela de le confronter à un individu ayant exercé dans le même domaine et faire ressortir par contraste les différences qui font son originalité.

On pourrait comparer [Ignace de Loyola] pour mieux éclairer sa physionomie, au vaincu de ses successeurs[1]: Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran[2]; ils sont Basques tous deux, chacun d’un versant pyrénéen; tous deux ont la même rudesse, la même froideur, la même ardeur à entreprendre, à commander, la même inflexible maîtrise de leur caractère; l’un [Loyola], avec plus de souplesse, déploya tout son génie de conquête à capter doucement les hommes, puis à les réduire au service jusqu’à la destruction de la personnalité; l’autre [Saint-Cyran], dans une sombre spéculation théologique, destinait aux enfers les enfants sans baptême et maintenait l’homme dans l’épouvantement d’un destin irrévocable; le premier glaçait le cœur, le second la raison ; celui-là servit le pouvoir et ne compta pour rien[3] les concessions, les souplesses, les épreuves sociales qui devaient assurer ses fins ; Duvergier se heurta à un génie inflexible, et, n’ayant pas traité de puissance à puissance, perdit toute sa vie ; et sa pensée à peine écrite, transmise par des témoins, pourchassée dans ses moindres manifestations, mal comprise, calomniée, montée en épouvantail, servit de dispute à un siècle et au triomphe de l’autorité ignatienne ; l’abbé de Saint-Cyran eut peut-être plus de génie théologique ; ce n’était pas un homme d’action, un chef : il était surtout un abstracteur ; Iñigo connaissait mieux les hommes, leur maniement : il était tacticien et fin psychologue. En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite, la chance ayant fait de l’un le créateur d’une société destinée à maintenir, à développer l’ordre catholique romain, et de l’autre, une manière de réformateur qui eût transporté à Paris le siège de Saint-Pierre et mêlé au paganisme romain le rigorisme chrétien. Duvergier a échoué en théologien diffus ; Iñigo a triomphé en commandant d’armée. Qu’on s’étonne maintenant qu’il exerce encore un prestige sur les hommes d’action et que Napoléon ait consulté, dit la légende, un de ses traités sur les sièges de places fortes.

René-Louis Doyon, « Iñigo de Loyola ou le triomphe de l’esprit militaire »,

Étude préliminaire à Ramón Pérez de Ayala,

A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites¸

traduit de l’espagnol par Jean Cassou,

Paris, La Connaissance, 1929, p. XVIII-XIX.

Pour pouvoir comparer deux personnages, il faut qu’ils aient quelques points communs. Le monde a bien changé, aussi bien dans le domaine politique que religieux, pendant le siècle qui sépare le fondateur de la Compagnie de Jésus du promoteur du jansénisme et on pourrait en déduire que la comparaison est vouée à l’échec. Cependant, la tentation est grande de confronter ces deux purs produits de la race basque, Ignace, né dans la province de Guipuzcoa, et le bayonnais Duverger de Hauranne. Le terroir d’origine n’explique pas tout, mais on est tenté de retrouver sa trace dans certains de leurs traits de caractère, à en juger par leur parcours personnel : froideur, ardeur à entreprendre, goût du commandement, inflexibilité de la volonté. Ces ressemblances existent aussi, encore qu’à un degré d’intensité moindre, entre Saint-Cyran et Vincent de Paul, son contemporain (cf. Thèmes landais / Portraits croisés). Mais ce rapprochement ethnique, s’il satisfait le chauvinisme des historiens locaux, ne suffit pas à rendre compte de la complexité de deux vies humaines.

Les différences sont beaucoup plus nombreuses et d’autant plus significatives qu’on peut les opposer terme à terme, avec un accent mis sur des questions de méthode. Ignace de Loyola se montre conciliant à l’égard de ses interlocuteurs officiels et sait attirer à lui de potentielles recrues. En revanche, il réserve sa rigueur, qui était grande, aux garnisaires (terme qu’apprécie particulièrement Doyon et qu’il emploie souvent dans son traité) de la Compagnie, du novice au profès, sans oublier les coadjuteurs spirituels et les coadjuteurs temporels. Ce terme désigne de véritables « bêtes de somme » condamnées à végéter toute leur vie dans un statut de subalternes, à qui on interdit tout apprentissage intellectuel, au point qu’ils ne peuvent apprendre à lire et à écrire s’ils sont illettrés. Il existe un fort contraste entre l’image que le fondateur de la Société de Jésus propose à l’extérieur et la pratique interne de la Compagnie.

Par opposition, l’abbé de Saint-Cyran ne sait pas feindre. La sévérité qu’il proclame à l’endroit des principes de la religion sont énoncés sans ambages et le refus d’une grâce quelconque offre peu de perspectives souriantes au croyant. Sa conviction est telle qu’elle ne laisse transparaître aucune humanité et qu’elle s’aliène nécessairement les meilleures volontés. Son projet de réforme de l’Église, qui s’appuie sur une interprétation sans concessions des Textes saints, faute de lui attirer des appuis nombreux hors un petit cercle de religieux, est promis à l’échec. Il finit par irriter le cardinal de Richelieu et par connaître la prison dont il ne sortira que pour mourir quelques mois plus tard.

Ce jeu de contrastes entre les deux personnages est une illustration, volontairement ou non de la part de Doyon, de l’opposition entre les Armes et les Lettres, motif qui court tout au long de la Renaissance. Mais, alors que l’humanisme s’est évertué à faire dialoguer ces deux états entre eux, Doyon, loin de chercher à les concilier, s’évertue, au contraire, à les opposer de façon systématique. Loyola, pur produit d’une vision guerrière du monde, organise sa Compagnie selon des principes militaires et n’accorde de vertu qu’à la sujétion des individus au profit d’une entreprise qui ambitionne de conquérir les esprits par la force et de les gouverner par la terreur. L’abbé de Saint-Cyran, tout au contraire, n’use d’autre arme que le raisonnement érudit et n’aspire qu’à gagner les esprits à sa vision d’une Église idéale, convaincu qu’il est que la justesse de son raisonnement finira par conquérir les volontés les plus rebelles, pour peu qu’elles soient honnêtes. On imagine sans peine qui devait sortir vainqueur de ce combat.

Doyon conclut, en manière de flèche du Parthe, sur un trait commun aux deux personnages qu’il avait volontairement omis de signaler au-début : « En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite ». Ce défaut rédhibitoire les condamne donc tous deux à ses yeux.



[1] NdE. Saint-Cyran fut la victime de la cabale menée par les Jésuites, successeurs d’Ignace de Loyola.

[2] Note de Doyon. Un seul trait souriant dans la vie de ce dur ascète, c’est la lettre charmante qu’il écrivit de son effroyable prison de Vincennes, à sa nièce qui lui offrait un petit chat ; le jansénisme n’a pas de sourires comme celui-là. [NdE : cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 491, n. 1. C’est sans doute là que Doyon a lu cette lettre par laquelle il refuse l’offre de sa nièce : « J’aurois volontiers retenu votre chat qui étoit si beau ; mais ma chambre est si petite que nous n’y pouvions demeurer tous les deux : conservez-le moi pour un autre temps que je vous le demanderai ».]

[3] NdE. « ne fit aucun cas, ne ménagea pas ».

Bernard Manciet sur scène

Bernard Manciet sur scène

Du 2 au 9 décembre 1996, le Festival d’automne à Paris avait programmé, au Théâtre Molière-Maison de la Poésie, rue Saint-Martin, un spectacle intitulé Bernard Manciet, poète de la Lande. J’ai assisté, le dimanche 8 décembre, pour la somme de 120 F, – le ticket que j’ai conservé en fait foi – au second des spectacles proposés, L’Enterrement à Sabres.

Je connaissais à peine le nom de Bernard Manciet et n’avait rien lu de lui. Ce n’est qu’après cette expérience que j’ai acquis son ouvrage Le triangle des Landes, publié en 1981 aux éditions Arthaud, que j’ai souvent relu depuis. Le dépliant du spectacle de la Maison de la Poésie m’a donc servi d’introduction à la connaissance du poète et de son œuvre. C’est sans doute ce qui explique que je l’aie soigneusement conservé. Je crois utile d’en reproduire ci-dessous le contenu.

 

 

Le modeste dépliant de 4 pages, en noir et blanc, dont la première page était occupée par une photo du poète par Marc Enguerand, proposait deux programmes en alternance.

1. Per el Yiyo / Poème épique en quatre actes en hommage au tragique destin des / toreros Paquirri et El Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin.

2. L’enterrement à Sabres / Récit flamboyant et méditation mystique / La geste d’un peuple en quête d’un dieu qui se dérobe / Réalisation Hermine Karagheuz / échange français-occitan avec la participation / de Bernard Manciet.

Les deux pages centrales sont réservées, celle de gauche, au premier spectacle, celle de droite au second. À cheval sur les deux pages centrales, un court texte-annonce :

La Dauna régnait sur la Lande, “terre reflet du ciel”, désert biblique.

El Yiyo vivait au cœur de l’arène, et il y périt, tout jeune encore.

Ces deux œuvres, ancrées dans la terre occitane, d’une beauté inouïe,

majestueuses et puissantes, seront présentées en alternance.

Pour donner à Manciet sa juste place au sommet de l’art poétique.

Au-dessous, deux encadrés.

Page de gauche :

Per el Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin / Décor / Steen Halbro / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Ghaouti Faraoun / Jérôme Robart / Thomas Roux / Mardi 3, jeudi 5, samedi 7 et lundi 9 décembre à 21 heures.

Page de droite :

L’Enterrement à Sabres / Adaptation / Bernard Manciet, Hermine Karagheuz / Réalisation et dispositif scénique / Hermine Karagheuz / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Hermine Karagheuz / Bernard Manciet / Michael Chirinian / lundi 2, mercredi 4, vendredi 6 décembre à 21 h et dimanche 8 à 16 h.

Haut de la page de gauche, sous le titre :

Le 26 septembre 1984 dans l’arène de Pozo-Blanco, Paquirri succombe à un coup de corne à l’aine. El Yiyo tue immédiatement le taureau. Le 30 août 1985, à Colmenar Viejo, El Yiyo meurt à son tour d’une coup de corne qui lui transperce le cœur. Il a alors vingt-deux ans. Bernard Manciet, qui avait commencé à composer un hommage à Paquirri, modifie alors son texte qui devient « Per el Yiyo », tragédie en quatre actes où se mêlent incantations, apostrophes et provocations, dans l’arène, là où le sacrifice est règle, là où la mort est acte d’amour.

Haut de la page de droite, sous le titre :

Écrit en occitan et traduit en français par l’auteur, ce poème d’environ 5000 vers, composé de seize chapitres, suit, sans toutefois la respecter, l’ancienne cérémonie de la liturgie latine consacrée aux défunts : de la levée du corps à l’ensevelisement.

Les gens de Sabres, bourgade des Landes, enterrent une des leurs, la vieille, la Dame, la “Donne” : elle incarne la lande, “pas du tout le département, mais la tribu au sens biblique”. Le cortège funèbre nous projette dans la rondes des temps antiques… contemporains : la cérémonie funèbre se fait “insurrection, résurrection”, noces cosmiques. La langue de Gascogne est portée aux nues: “je l’enterre” dit Manciet mais “je l’enterre vivante”. Les vers flamboyent comme les images de Paradjanov. Le “Sabres” de Manciet nous submerge comme la “Roma” de Fellini. (H. Karagheuz).

“L’enterrement à Sabres” édition bilingüe Ultreia épuisée) réédité par les Éditions Mollat-Bordeaux 1996, distributeur le Seuil.

Haut de la page 4.

“Il faudrait que notre parole tienne le coup face au parler de l’océan, et à ce moment-là, nous serons dignes d’être poètes. Mais c’est imposible… L’Océan; ce n’est pas seulement, comme le dit Virginia Woolf, de l’eau” (Bernard Manciet)

Né à Sabres (Landes) en septembre 1923, Bernard Manciet retourne définitivement dans les Landes en 1955, après des études secondaires à Bordeaux, supérieures à Paris, et une dizaine d’années passées dans la carrière dilomatique, à l’étranger (Allemagne, Brésil) ainsi qu’à Paris. Il vit et écrit à Trensacq.

Quarante-cinq années d’écriture ininterrompue se traduisent par un nombre et un rythme croissants de publications,, par des “interventions” toujours plus nombreuses mais concises, par des écrits qui, initialement publiés en revue ou patiemment réservés et mûris, donnent à présent matière à de volumineux ouvrages, à une œuvre enfin rendue publique.

Des essais écrits en français l’ont fait connaître d’un public plus large, de même que ses prestations avec des musiciens comme Bernard Lubat ou Beñat Achiary.

Suit un portrait du poète par Christian Delacampagne publié dans le supplément du Monde du 14 septembre 1996: “Bernard Manciet est notre Virgile, mais seuls les initiés le savent. […] Secret et singulier, baroque et classique à la fois, Manciet est un grand poète de la lande: s’ils ont un tant soit peu de curiosité, les Parisiens eux-mêmes devraient finir par s’en apercevoir.”

 

 

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Les souvenirs que je conserve de cette soirée se sont beaucoup estompés. Cependant, je revois le dispositif scénique : le cercueil de la Daune au milieu de la scène. Côté jardin, l’espace dans lequel évoluait Hermine Karagheuz ; côté cour, une petite table éclairée chichement (une lampe frontale ?), sur laquelle étaient disposée une liasse de feuillets. B. Manciet lisait les extraits de son poème en insistant sur les accents et sur les consonnes finales, avec un débit lent et continu, incantatoire, qui laissait peu de place au silence entre les mots. Hermine Karagheuz récitait la traduction française en l’accompagnant d’une gestuelle discrète. Je mesurai ma grande ignorance de ce parler de la Haute Lande, que je tentais de restituer après coup à partir de la traduction française sans vraiment y parvenir.

Portraits croisés

Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Vincent de Paul :

portraits croisés par Bernard Manciet

En conclusion de son livre Le triangle des Landes (Paris, Éditions Arthaud, 1981), Bernard Manciet, grand orfèvre ès langues –  le gascon de Sabres ou, à la rigueur, le français – trace les portraits croisés de deux illustres landais, ou peu s’en faut, puisque le premier a ses origines dans la Basse-Navarre et dans le Labourd. Ils sont nés tous deux la même année, en 1581, et, si j’ai bien compris, se sont à peine croisés de leur vivant, ce qui fournit deux bonnes raisons pour les réunir dans un même chapitre, selon une logique toute poétique que l’auteur pratiquait avec allégresse.

Pour parler d’eux, on dispose de deux ouvrages monumentaux, qui ne nous laissent rien ignorer ni de l’un ni de l’autre: le Port-Royal de Sainte-Beuve pour Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Le grand saint du grand siècle : Monsieur Vincent, de Pierre Coste. Les nombreuses citations qu’ils contiennent nous épargnent la fastidieuse lecture des œuvres de Jansénius ainsi que de la correspondance des deux héros. Du moins, n’ai-je pas honte de l’avouer, mais je me garderai bien d’affirmer catégoriquement que Bernard Mancier usa du même subterfuge, même si l’abondance de notes qui renvoient à ces deux ouvrages pourrait le suggérer.

La prose du poète, qui est un festival de formules surprenantes et toujours bien troussées, bref, de perles en tout genre, laisse peu deviner si le discours suit un plan rigoureux. Pourtant, j’ai cru percevoir qu’il existe et c’est sur lui que je m’appuierai pour commenter, au fil de ma pauvre plume, ce double portrait.

Années de formation

Nos deux riverains de l’Adour ne lambinent pas dans leur apprentissage. Une fois ordonnés sous-diacre, en 1597 pour l’un, l’année suivante pour l’autre, ils empruntent des itinéraires séparés en vue de parfaire leur formation. Celle-ci est couronnée, en 1604, pour de Hauranne, par une maîtrise en philosophie au collège de Jésuites de Louvain, pour de Paul, par le titre de bachelier en théologie, obtenu à l’Université de Toulouse. Puis tous deux se retrouvent à Paris, de Hauranne, chargé par la Cour de missions diplomatiques, de Paul, au service du pape Paul III. Mais on suppute que ce séjour parisien, autant ou plus qu’au talent de nos deux jeunes gens, est à mettre à l’actif de l’évêque de Bayonne, Bertand d’Eschaux, favori de Henri IV, avec qui il s’entendait à merveille : « le roi et le prélat et la Cour savent se dire les choses en un gascon bien senti, dont le français n’est que le protocole et le latin la périphrase », comme le résume joliment Bernard Manciet.

L’évêque réunit autour de lui un cercle de courtisans issus d’illustres familles gasconnes, les Candale, Cramail, de La Noue. De Hauranne et de Paul y trouveront des protecteurs aristocrates, grâce auxquels ils pourront mener leurs futures entreprises. Entre ce cercle et la meilleure noblesse du temps, la porosité est considérable, à preuve le fait que le dacquois sera nommé aumônier de la reine Margot et de Hauranne celui de la reine Médicis, tous deux à titre honoraire plutôt qu’effectif, mais sans préjudice du prestige que ces nominations comportent.

L’un et l’autre sont de grands travailleurs. À peine âgé de 25 ans, de Hauranne, grâce au canonicat que lui a fait obtenir l’évêque de Bayonne, se consacre, dans sa demeure familiale de Camp-de-Prats, en compagnie de son ami Corneille Jansen, à l’étude le la Bible et des Pères de l’Eglise, d’où sortira le jansénisme. Pendant ce temps, Vincent de Paul obtient la cure de Saint-Médard à Clichy, y pratique son sacerdoce tout en se familiarisant avec les œuvres de charité auxquelles sa protectrice consacre une bonne partie de sa fortune.

Pendant la Régence, les Gascons ne sont plus si bien en Cour. Le ci-devant évêque de Bayonne se voit promu à l’archevêché de Tours, siège prestigieux s’il en fut, qui est le moyen dont on use habituellement pour éloigner un éminent personnage qui n’a plus l’oreille du souverain ou de son ministre. Il conserve, cependant, le titre de premier aumônier du roi, mais perd de vue ses protégés. La Providence place alors sur le chemin de nos deux landais le cardinal de Bérulle.

Après Deschaux, Bérulle

Le cardinal, qui sait reconnaître les talents en herbe, intéresse nos deux landais à son projet d’Oratoire de France, d’abord conçu pour éduquer le clergé puis voué à l’enseignement, ce qui en fera le rival direct de la Compagnie de Jésus. Pierre Coste, biographe enthousiaste de monsieur Vincent et, pour cette raison, quelque peu sujet à caution, assure même que de Hauranne et de Paul à sa demande « se rencontrèrent en Enfer », soit dans la rue d’Enfer (aujourd’hui Denfert-Rochereau) où la Société possédait une résidence, pour négocier la libération d’un neveu du premier retenu prisonnier en Espagne.

L’occasion de cette première rencontre entre eux, selon Sainte-Beuve, fut l’acquisition d’un local pour la maison de Saint-Lazare que les religieux de Saint-Victor voulaient pour eux. Saint-Cyran « insista si fort auprès de son intime ami M. Jérôme Bignon, avocat-général, qu’il lui fit changer ses conclusions, d’abord peu favorables à M. Vincent » (p. 306).

B. Manciet imagine que les deux jeunes gens s’entretenaient de sujets bien plus graves, comme de la superstition qui sévissait dans la Lande plus qu’ailleurs, à en croire Pierre Duval, qui accompagna l’évêque d’Aire, Mgr Gilles Boutault, dans sa visite générale du diocèse en 1640 et 1641.

Quelques uns d’entr’eux sont grands sorciers, d’autres grandement superstitieux & adonnez à de mauvaises coutumes, dont il est tres-difficile de les retirer. Cela arrive plus souvent à la grand Lande, qui est hors du Diocese d’Aire, & où ils ne sont presque point catechisez.

Ils parlèrent peut-être de « ces sorcières gasconnes qui s’envolaient par la cheminée ». Peut-être même commentèrent-ils la formule incantatoire « pet-sus-fuelha » (le pied au-dessus des feuilles) qui les emportait dans l’espace (Jean-Pierre Piniès, « Pet-sus-fuelha ou le départ des sorcières pour le sabbat », Heresis, n° 44-45, année 2006).

Mis à part le fait qu’ils fréquentaient les mêmes milieux, qu’y-a-il de commun entre nos deux landais ? Tous deux se vouent à leurs œuvres, mais que de distance entre elles ! Saint-Cyran pousse Jansen à rédiger son commentaire de saint Augustin, puis se charge « d’en propager l’esprit dans la pratique »[1], à Port-Royal et ailleurs. Pendant ce temps, monsieur Vincent se débat pour procurer aux siennes – Sœurs de la Charité et Congrégation de la Mission (les Lazaristes) – les moyens matériels nécessaires à leur existence et à leur développement.

Dialogue à peine imaginaire

Les amis de de Hauranne, bientôt promu abbé de Saint-Cyran-en-Brenne, ne cessent de lui vouer une admiration sincère, mais ne manquent pas d’être effrayés lorsqu’il révèle le fond de sa pensée et les blâmes sévères qu’il formule contre l’ordre présent. Sainte-Beuve affirme, sans citer sa source, qu’il aurait un jour confié à de Paul cette terrible métaphore fluviale appliquée à l’Église :

[Dieu] m’a fait connoître qu’il n’y a plus d’Église… ; non, il n’y a plus d’Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans : auparavant, l’Église étoit comme un grand fleuve qui avoit ses eaux claires : mais maintenant, ce qui nous semble l’Église, ce n’est plus que bourbe ; le lit de cette belle rivière est encore le même, mais ce ne sont plus les mêmes eaux.

B. Manciet donne une version moins crue des propos échangés par Camp de Prats (de Hauranne) et Pouy (de Paul, prononcer Pouil) à partir d’un montage de citations tirées de leur correspondance.

Vous êtes un grand ignorant. Je m’étonne que votre congrégation vous souffre à sa tête, Pouy !

Je m’en étonne plus que vous, Cam-de-Prats, car mon ignorance est encore plus grande que ne pensez.

Vous êtes en colère…

Dieu est en colère, et veut nous ôter la foi, dont on s’est rendu indigne.

J’aurai néanmoins la patience qu’il a lui-même de vous laisser faire.

En bons landais, tous deux sont sujets à des emportements passagers, qu’ils regrettent tout aussitôt. Tous deux « ont les impatiences d’une longue et secrète obstination ». Chez Saint-Cyran, ces emportements se muent en attaques frontales, tandis que Monsieur Vincent, lorsqu’il s’enflamme, ce qui lui arrive souvent, se laisse emporter par sa verve, est « toujours trop long » mais sans rien commettre d’irréparable. Il pratique l’art de ne rien dire en parlant beaucoup, ce qui est moins dangereux. L’abbé a un comportement de factieux, alors que de Paul se contente d’être subversif, ne cédant à d’autre dictature que celle du sourire landais.

Tous deux ont découvert une certitude, une base inébranlable, l’empire de la conscience pour Saint-Cyran, celui de la charité pour Monsieur Vincent, qu’ils comptent « étendre à tout l’univers ». Mais le premier peine à ne pas révéler au grand jour une pensée qui l’exposera, à n’en pas douter, à la vindicte des pouvoirs en place. Monsieur Vincent, quant à lui, ne songe qu’à ménager les puissants, sans pour autant s’abaisser devant eux, car il les rappelle à leurs devoirs de chrétien et au premier d’entre eux, l’exercice de la charité.

Question de méthode. « Saint-Cyran abordait de front les princes, les tançait, les rabaissait », alors que Monsieur Vincent, qui savait l’usage des méandres, réunissait les grands dans le fameux Conseil de Conscience, autour d’Anne d’Autriche et de Mazarin, se donnant ainsi le moyen de faire nommer des évêques capables de réformer l’Église en profondeur, dans les diocèses.

Un profond malentendu finit par s’instaurer entre le farouche réformateur et ses amis, parmi lesquels monsieur Vincent. L’abbé finit par dresser contre lui non seulement les Jésuites mais l’Église toute entière, enfin, Richelieu : « […] un ministre puissant [qui] tenait l’État dans sa main, et avait l’œil sur l’Église avec la jalousie d’un despote et la prétention d’un théologien » (Sainte-Beuve, p. 316), ce qui lui vaut la prison en mai 1638. Il n’en sortira qu’en 1643, deux mois après la mort du tout-puissant ministre, pour mourir lui aussi peu après.

 

Les Landes, encore et toujours

[Ce peuple] n’en demeure pas moins d’une imbattable modestie, sans existence, peuple dérisoire, ‘sur un canton’ de sable, ‘sans feu ni lieu’, toujours sur les routes – les Landes sont-elles autre chose que routes ? –, nomade en quelque sorte, par marais et par fougères, avec ses bergers et ses chasseurs suspects, « peuple monstrueux’, attaché à une langue raboteuse et burlesque, à des mœurs sauvages qui vont jusqu’à lui faire dire que le cannibalisme, après tout, amène des effets moindres que les guerres européennes. En somme ‘maudit’.

En guise de colophon, B. Manciet verrait bien dans ces deux destins croisés l’empreinte génétique des Landes : « Car obstinément elles reviennent à la surface ». La constante du pays landais n’est-elle pas de desserrer l’étreinte des civilisations voisines pour tenter des aventures saugrenues, politiques ou mystiques, qui finissent par se concrétiser, du Groenland à Madagascar ; ses habitants, sous leur apparence modeste, ne dénoncent-ils pas tous les clichés dont on les affuble ?

Familier des grandes synthèses planétaires, apprises au long de sa carrière diplomatique, le poète a voulu écrire, sur le ton de l’épopée, une nouvelle Iliade, dont Saint-Cyran et Vincent de Paul seraient l’Hector et l’Énée, et ses acteurs, une sorte de peuple cartaginois vainqueur, capable d’embrasser des horizons plus larges que le triangle de son territoire. Paradoxe, si l’on veut, que l’art du poète résoud dans des métaphores qui retirent sa banalité au quotidien jusqu’à rendre crédibles les idées les plus extravagantes.

Septembre 2024



[1] « On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et insassiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint-Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens ». Sainte-Beuve, p. 293.