Catégorie : Textes inédits

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Aristide Rumeau, 28 juin 1980

Cette lettre d’Aristide Rumeau fait suite à un échange dont je n’ai pas gardé de traces écrites mais qu’il m’est possible de reconstituer. Je venais de soutenir ma Thèse d’État (le 21 juin), à laquelle j’avais dû inviter mon ancien Professeur de Licence. Il me répondit, sans doute pour décliner l’invitation, mais il accompagna sa réponse d’un tiré-à-part de sa contribution à Les Cultures Ibériques en devenir, publié en hommage à la mémoire de Marcel Bataillon : « Notes au Lazarillo. La question des variantes : un autre exemple ». Je suppose qu’il m’a demandé alors si, dans le Rimado de Palacio de Pedro López de Ayala, on trouvait de quoi appuyer ou contredire ses propos. Je n’ai pas conservé ma réponse, mais j’ai dû commenter la copla 471 de mon édition parue deux ans auparavant chez Gredos, dans laquelle on trouve effectivement un cas problématique de cardinal, à propos duquel les deux manuscrits divergent. Le Ms de la Biblioteca Nacional (N) dit « dozientas e sesenta », tandis que celui de l’Escurial (E) propose « dozientos e setenta ». Dans mon édition, j’avais choisi de reproduire N, mon manuscrit de base, et de ne lui substituer la leçon de E qu’en cas d’erreur manifeste dans celle de N. C’est le parti que j’ai pris pour cette strophe : je conserve donc sesenta mais introduis la variante dozientos de E en lieu et place de dozientas de N. Je commente ce choix en note.

            Copla 471 dans mon édition de 1978 (Gredos) :

Yo alcanço a contadores   bien dozientos e sesenta :

si dizen que asi no es,   posense luego a cuenta.

Bien sé que non les fallesçe   destos que digo çinquenta,

E andan en devaneo   por me poner en afruenta.

Note : dozientas e sesenta, conservo el verso de N que respeta el metro, pasando sólo al masculino dozientas, como nos lo sugiere el mismo Ms. en : destos que digo (« maravedis »).

Cette décision eut l’heur de plaire à A. Rumeau, comme il le commente dans sa lettre.

28 juin 1980

Mon cher Garcia,

Je me réjouis d’apprendre que votre soutenance s’est bien passée. L’indulgence du jury est de règle car la plupart du temps, et même toujours, le candidat est le plus fort sur son terrain. Compliments, donc, et bonne continuation de carrière.

Merci pour le temps que vous avez passé à mes adjectifs cardinaux. Votre façon de traiter la strophe 471 du Rimado est irréprochable. Dozientas est une faute. Dans ce cas, la question de la présence du féminin ne se pose pas. Il faudrait, pour qu’elle se pose, 270.000 contadores.

La forme périphrastique avec vezes n’existe que pour les multiples de mille où elle coexiste d’abord avec la forme simple (García de Diego) mais où elle cède du terrain peu à peu devant la forme simple qui la chasse des unités de mille, puis des dizaines de mille.

Je ne sais pas quand apparaît la forme que j’appelle « allégée » de la forme périphrastique, mais son existence ne fait pas de doute. Son apparition ne peut être constatée que dans les centaines de mille car c’est là seulement que vezes entraîne le féminin cientas et que quinientas vezes mil (par exemple) devient quinientas mil sans tenir compte du genre du mot qui suit puisque quinientas reste accordé à vezes disparu. Du moins, c’est ce qu’on peut expliquer ainsi et qui paraît logique.

En laissant de côté ce jeu de logique et d’imagination, ce qui est un fait indiscutable c’est l’existence de formes du type dozientas mil mrs, o lo que sea.

J’ai l’impression qu’on n’y a pas fait attention. Les historiens, le plus souvent, se contentent du nombre et se moquent de la graphie. Il m’a fallu revenir au MS [manuscrit] des Cuentas de Gonzalo de Baeza, à Simancas, pour en avoir le cœur net. La première fois que j’ai ouvert l’œil à ces formes c’était en revoyant des pièces d’archives transcrites par Pérez Pastor dans sa Imprenta en Medina del Campo. Quand j’ai consulté des archiveros, ils ont reconnu qu’en effet ces formes existent et qu’elles leur sont familières, mais sans se poser de questions à ce sujet.

J’ai donc consulté tout ce que j’ai pu d’historiens de la langue et, bien que je n’aie rien trouvé, ma grande frousse était que la question fût archiconnue et archiélucidée, à mon insu. A tel point que mon paquet de separatas est resté presque intact.

Merci de m’avoir rassuré et excusez-moi de rabâcher ce dada paralazarillesque.

Vous avez mille fois raison quand vous dites qu’il y a plus de survols et de répétition du déjà dit, dans notre discipline, que d’études en profondeur. Je vois là, avec plaisir, le fruit de votre propre expérience. L’observation est peut-être valable pour d’autres disciplines. Nous sommes des perroquets par métier ! Mais l’espèce la plus agaçante est celle des perroquets prétentieux et qui s’ignorent  en tant que perroquets.

Je deviens médisant comme l’auteur du Rimado*. [* Mais quels tableaux !] Il est donc temps de s’arrêter.

Bonnes vacances, bien méritées.

     Bien cordialement

A.    Rumeau

 

Dans son article, A. Rumeau s’était proposé de commenter les divergences que présentent les trois éditions du Lazarillo de Tormes les plus anciennes, dans un passage du chapitre de l’hidalgo, dans lequel ce dernier évalue le « solar de casas » qu’il possède à une valeur très supérieure à la réalité :

Burgos : valdrian mas de dozientas vezes mil marauedis

Anvers : valdrian mas de dozientos mil marauedis

Alcalá : valdrian mas de dozientas mil marauedis

Il concluait que les trois formes étaient légitimes et usuelles en 1554, aussi bien celle qui accorde l’adjectif au masculin de l’unité de mesure, maravédi, real, etc. (Anvers), que celles qui l’accordent aux substantif fémin vezes, qu’il soit explicite (Burgos) ou implicite (Alcalá). En justifiant l’amendement proposé – du féminin au masculin – dans mon édition par l’occurrence du complément destos, dont le masculin renvoie à une unité non explicitée, j’excluais de fait la coexistence possible des deux genres dans les numéraux, dont A. Rumeau montre, au contraire, qu’elle était envisageable. S’il n’y trouva pas à redire, j’ai, quant à moi, le sentiment d’avoir choisi, à l’encontre des pratiques de la critique textuelle, une solution facile (lectio facilior) face à celle qu’il préconisait (lectio difficilior). Il est vrai, qu’à l’époque, l’article d’A. Rumeau n’était pas encore paru.

Mon interprétation du passage était la suivante:

sur la ligne de crédit de deux cent soixante que le chevalier revendique dans le livre des comptes (contadores), s’il doit en rabattre, c’est tout au plus de cinquante.

Ces cinquante correspondant à une unité de compte au masculin (« destos »), l’on doit inférer que les deux cent soixante mentionnés deux vers plus haut doivent être aussi transcrits au masculin.

De son côté, A. Rumeau exclut toute autre posibilité que le masculin dans la strophe du Rimado au nom d’un argument qui me laisse aujourd’hui passablement perplexe. En quoi la référence aux contadores rendrait-elle inévitable le recours à un féminin ? Je me perds en conjectures. Il est possible que, dans sa précipitation, il ait mal interprété « yo alcanço a contadores » et l’ait confondu avec une unité de compte, mais, alors, pourquoi le féminin ? C’est d’autant plus surprenant qu’il a démontré, dans son article, que le genre de l’unité, par exemple le maravédi, n’influait pas, dans l’usage, sur celui de l’adjectif et que l’on pouvait fort bien écrire « dozientas mil maravedís ». En quoi contadores aurait-il changé la donne ?

Strophe 470 de l’édition de 2016

Dans mon édition nouvelle du Rimado (Libro del Canciller o Libro del Palacio, 2019), la strophe 471 porte désormais le n° 470 et la leçon du vers a n’est plus dozientos mais dozientas.

J’ai donc choisi de reproduire la leçon du manuscrit de base (N) et, contrairement à mon édition antérieure, de ne pas inclure la variante de E, dès l’instant où la leçon de celui-là n’était pas clairement fautive.

Mon interprétation d’ensemble du passage n’a pas changé depuis mon édition de 1978. Je continue à penser que destos renvoie à doscientas sesenta. Pourtant, il semble qu’à ce moment, j’aie fait abstraction de la relation étroite qu’entretiennent ces deux syntagmes et qui, selon la suggestion d’A. Rumeau, n’implique aucune contradiction, et recherché une solution acceptable pour le premier en oubliant le second.

Mon attention s’est, dès lors, portée sur la nature de l’unité de compte implicite. J’ai observé que maravedi n’apparaît jamais dans le Poème, non plus que real, les deux unités masculines les plus courantes à l’époque ; en revanche, la dobla y est plusieurs fois mentionnée. C’est ce qui m’a conduit à insérer une note : « doscientas sesenta mil doblas ». Ainsi se trouvait justifié, me semblait-il, le féminin de dozientas.

Avais-je encore en tête l’article d’A. Rumeau ? J’en doute et je le regrette. J’aurais été moins affirmatif car, si l’adjectif numéral féminin peut s’accommoder d’un substantif masculin, le contraire n’est pas vrai, et il m’est difficile de prétendre que destos puisse renvoyer à doblas. Au reste, il existe aussi dans le Poème quelques exemples de numéraux au masculin. Le plus significatif est celui qu’on lit à la strophe 459 :

459 ¶La mi mula valia   dos mill de buena moneda

estaua por quatroçientos   ella e vn jaque de seda

quitalo don Fulano   e la mula con el queda

asy fizo el mi jaque   e comigo la maseda.

Quelle est cette « monnaie de bon aloi » à l’aide de laquelle est évaluée la mule, qui fut mise en gages pour quatre cents en même temps qu’un pourpoint de soie. On pense à l’écu. Ce n’est plus une monnaie de compte mais une valeur monétaire matérialisable en espèces sonnantes et trébuchantes.

 

PS. Le premier paragraphe de la lettre contient un clin d’œil qu’A. Rumeau a indiqué par un souligné. « le candidat est le plus fort sur son terrain ». A. Rumeau avait été élève de l’École Normale d’instituteurs de Carcassonne. Lorsqu’il sut que je l’avais été de celle de Dax, il me rappela que les équipes de rugby des deux établissements s’étaient rencontrées à l’occasion d’un championnat universitaire, et que les Audois avaient trouvé dans les Landais des adversaires redoutables. Or, il est bien connu que recevoir l’équipe adversaire à domicile, sur son terrain, offre un avantage certain sur l’équipe visiteuse.

 

Jean Roudil, avril 1977

Correspondance avec Jean Roudil

Avril 1977

Profitant de quelques semaines de vacances à Dax, puis à L’Olive (Chinon), les premières que nous nous accordions en France depuis ma nomination à la Casa de Velasquez (septembre 1976), j’eus l’idée de rédiger une lettre à l’intention de mes collègues de Paris XIII, adressée à notre directeur de Département, Jean Roudil. Il me semblait que je leur devais bien cela, moi qui les avais abandonnés pour me consacrer pleinement à ma Thèse d’État sur Pedro López de Ayala, sans que mon absence fût compensée par un remplacement.

Je rédigeai d’abord cette lettre pour les informer, mais je le fis aussi pour moi-même, pour faire le point sur les travaux que j’avais menés pendant ces six mois et m’assurer que je n’avais pas trahi la confiance que l’on avait déposée en moi. Cet exercice, très utile pour compenser une mémoire défaillante, je l’avais découvert lors de ma soutenance de ma Thèse sur Escavias – le candidat étant invité à décrire en détail la démarche qu’il a suivie -, et j’ai continué à le pratiquer depuis, pour ma Thèse principale mais aussi dans d’autres circonstances, comme la constitution de dossiers personnels.

Dans cette lettre, je me livre assez librement, parce que je m’adresse à des amis autant qu’à des collègues et que l’atmosphère de notre section à Villetaneuse était excellente.

J’avais le sentiment que Michèle, mes enfants et moi vivions un moment exceptionnel. Nous découvrions un paysage –  physique, humain, politique – nouveau, dans des conditions très favorables, celles d’expatriés privilégiés. Nos conditions de vie étaient aussi bonnes ou meilleures que celles que nous avions momentanément abandonnées. Pouvoir fréquenter en permanence des amis qui nous étaient très chers nous ravissait d’aise. Notre appartement ne désemplissait pas et notre table, remarquablement servie par les talents culinaires de Michèle, était très appréciée. Surtout, Franco étant mort, nous n’avions plus ce pénible sentiment de servir d’alibi au Régime, que nous ressentions souvent, lorsque nous nous rendions en Espagne pour effectuer nos recherches.

En ce qui me concernait personnellement, je pouvais enfin m’adonner à la fréquentation des archives et bibliothèques sans avoir à la rentabiliser à outrance, comme pendant les brefs séjours effectués pendant des vacances universitaires. Les aléas de la consultation – erreurs de cotes, mauvaise volonté du personnel, fatigue passagère, etc.  – étaient aisément surmontés et la visite pouvait être remise sans conséquence grave à une date ultérieure. Je pouvais même envisager de parcourir 1000 kms (aller-retour) à seule fin de me familiariser avec le cadre de vie d’un seigneur lettré du XIVe siècle, contempler longuement son gisant dans la chapelle du palais de Quejana, converser avec le jeune chapelain du couvent des dominicaines, admirer la statue de la Vierge probablement fabriquée par un orfèvre de Montpellier de l’époque, sans être importuné par qui ce soit.

La réponse de Jean Roudil m’avait rassuré. Le fait de n’être plus Doyen venait à point nommé. Il pouvait désormais consacrer plus de temps au Département et, ce que je redécouvre en lisant son mot, rétablir un état de santé qui avait été mis à mal par son surcroît de travail, ce qui, je m’en souviens, m’avait incité à accepter, pendant deux ans, un vice-doyennat (selon le jargon de l’époque, « assesseur aux moyens »), pour le soulager quelque peu. Il m’en a été toujours très reconnaissant. Il n’y manque même pas une note amusante : je n’avais pas encore complètement mémorisé le titre de la revue récemment créée par lui, et qui sera appelée à un bel avenir, avec un titre différent, sous la direction de Georges Martin et de Carlos Heusch. Apparemment, mon collègue ne s’en était pas offusqué.

Chinon, le 4 avril 1977

Cher Ami,

Je n’ai pas voulu effectuer ce bref séjour à Chinon sans vous donner de mes nouvelles. C’est sans doute le raccourcissement des distances qui me séparent de mon lieu de travail habituel et de mes collègues qui m’amène à remplir ce que je considère comme une – douce – obligation : celle de vous tenir informé de mes activités d’enseignant détaché à la Casa de Velasquez.

Depuis six mois que nous résidons à Madrid, nous n’avons guère chômé. Je dis « nous » parce qu’une installation à l’étranger et l’adoption d’un mode de vie nouveau ne peuvent être réussis que si toute la famille s’en mêle. Je dois dire que les enfants nous ont considérablement aidés en s’adaptant très vite, non seulement à la vie de Madrid, à nos nouveaux amis, aux nouveaux horaires, mais aussi à leur nouvel établissement scolaire, ce qui n’était pas le plus facile, étant donné les monstrueuses dimensions du Lycée français et la pédagogie « tous terrains » qui y sévit. Ils s’expriment déjà assez bien en castillan et se sont faits des amis.

Pour nous aider dans cette période d’adaptation, nous avons bénéficié, en outre, des commodités apportées par l’appartement que j’ai eu la chance de trouver : grand, ensoleillé, silencieux et très bien situé, ce qui réduit considérablement la fatigue et la perte de temps qu’entraîne le moindre déplecement dans un grande ville. Je me rends à pied à la BN, aux Archives nationales ; en 10 mn par le bus, je suis à la Academia de la Historia et à l’Academia de la Lengua. De plus, nous sommes à égale distance du Lycée français et de la Casa de Velasquez.

J’ai donc pu me mettre à la tâche sans délai. Il le fallait bien si je voulais réaliser le programme que je m’étais fixé : travailler sur ma Thèse sur Pedro López de Ayala ; achever tous les travaux que je ne cessais de remettre à plus tard ; combler, autant que possible, le puits sans fond des lacunes de toute sorte.

Dans un premier temps, j’ai mis l’avant-dernière main à mon édition du Rimado de Palacio. Elle est depuis le début janvier entre les mains des éditeurs de Gredos et j’aurai une réponse ferme le 15 de ce mois. J’ai bon espoir que le texte sera publié dans le courant de l’année 1978 (pour pouvoir figurer à l’Agrégation de 1978-1979).

Lorsque j’ai commencé à avoir le tournis, à force de lire, relire, corriger et réviser le Rimado, j’ai entrepris de visiter les Archives. Je n’ai pas fait de grandes découvertes mais vous savez aussi bien que moi qu’il faut avoir tout lu dans les documents originaux pour qu’une Thèse soit digne de ce nom.

Je croyais avoir localisé une copie, datée du XVIIIe siècle, du Cancionero de Martínez de Burgos, qu’ont disait perdu depuis que Rafael de Floranes en avait donné une description dans les Memorias de Alfonso VIII. En fait, la découverte avait été faite, il y a deux ans, par notre collègue Dorothy Severin et elle lui a consacré un volume de la petite collection de l’Université d’Exeter (Exeter Hispanic Texts, XII) paru récemment. Il reste encore beaucoup à dire sur le sujet et c’est ce que je m’efforce de faire en rédigeant un article qui menace d’être long.

Je voudrais en avoir pratiquement fini avec la documentation sur la vie du Chancelier et de sa famille en juillet. A cette fin, je me suis rendu, la semaine dernière, dans le palais de la famille à Quejana (Alava), où j’ai pu accéder aux documents qui y sont conservés. Ils n’y sont pas tous, hélas, parce qu’un bon père dominicain en a transporté certains, et non des moindres, à Santo Domingo el Real, rue Claudio Coello, soit à 200m. de notre appartement madrilène, et fait quelques difficultés pour me les laisser consulter. Il me reste aussi à effectuer quelques vérifications dans les Archives de Vitoria et de Burgos. Je n’exclus pas évidemment de recueillir d’autres informations biographiques, mais j’estime que j’aurai vu l’essentiel de ce qui existe. L’heure alors sera venue d’ordonner le tout et de voir quelle place précise je compte lui assigner dans la Thèse.

J’essaie d’être sage et évite de me disperser, cependant, j’ai d’autres projets. Le plus avancé – dans ma tête, du moins – est une édition des textes mineurs de cuaderna vía, que j’ai soumis aux éditions Alhambra, à la demande du collègue qui y dirige une collection.

Les instruments de travail dant je dispose ici sont remarquables ou uniques (dans le cas des archives ou des collections manuscrites). La bibliothèque de la Casa a de quoi combler le médiéviste le plus exigeant. En matière d’éditions anciennes, elle contient de petits joyaux. Les collections de revues sont exceptionnelles : la Revue hispanique est complète et tout à l’avenant. J’ai, en outre, accès aux bibliothèques du CSIC, calle del Duque de Medinaceli ou calle Serrano.

La Casa, quant à elle, est accueillante et les contacts avec les autres chercheurs et les artistes sont cordiaux. On peut juste regretter qu’elle ne soit pas le lieu de rencontre et d’animation culturelle qu’elle pourrait être. Les contacts avec les intellectuels espagnols sont trop rares à mon gré, et nos collègues français de passage n’en font pas une étape obligatoire, ce qui est bien significatif. Mais, au fond, j’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre, parce que ma femme et moi-même sommes très pris, dans notre désir de participer le plus possible à cette période de transition si riche en événements. Tout semble posible, comme si nous étions dans un pays neuf. Il y a la presse, les spectacles, les amis, chaleureux et disponibles comme seuls savent l’être les espagnols. Enfin, la découverte du pays, pour nos enfants et pour nous-mêmes, est une exigence absolue. Quand aurons-nous une occasion aussi extraordinaire de visiter l’Espagne, hors des moments de presse touristique ? Nous avons accompli deux fois le pèlerinage au village natal de mon père, où vivent toujours son vieil oncle et sa vieille tante, ainqi qu’une de leurs filles. Nous avons fait un séjour chez des amis à Séville. À la Pentecôte, nous avons le projet de passer trois jours dans le Parador de Cazorla, que vous connaissez bien, je crois. Je suis invité à participer à la rencontre annuelle de l’Instituto de Estudios Giennenses qui, cette année, aura lieu à Andújar : rien moins que chez mon alcaide Pedro de Escavias. Il existe aussi un projet d’hommage à Jorge Manrique, dont le village de Segura revendique d’être le berceau et dénonce l’usurpation dont se rendent coupables les habitants de Paredes de Navas.

Au milieu de tant d’activités, il me reste assez de loisirs pour mesurer la chance que j’ai de pouvoir me consacrer ainsi, dans ces conditions idéales, à ce que j’aime par dessu tout, la recherche. C’est aussi bien que je l’avais imaginé.

Je n’en oublie pas pour autant le surcroît de travail que mon absence a dû entraîner pour vous et pour mes collègues. Je leur suis très reconnaissant de s’en acquitter. De même, je vous sais un gré infini de m’avoir épargné un voyage à Paris pour les examens de la seconde session et pour les soutenances de maîtrise, s’il y en a eu. Il valait mieux qu’en ce début d’année scolaire et compte tenu des changements occasionnés, je sois à Madrid auprès de ma femme et de mes enfants. Je me doute qu’il n’a pas été facile de me remplacer dans certaines UV, en galicien par exemple. Quant aux maîtrises, je soupçonne beaucoup de mes candidats d’avoir lâché en cours de route. J’ai dû écrire à deux d’entre elles pour leur demander de me renvoyer un document que je leur avais confié.

Je suppose que vous êtes libéré des charges administratives qui ont si longtemps pesé sur vos épaules. Vous aurez eu la consolation de constater que votre départ de la tête de l’UER avait été regretté. Qui a eu le redoutable privilège de vous succéder ? Je présume que vos recherches ont repris de plus belle et que le traitement de la Crónica General avance à pas de géant. Je serais très heureux si vous me teniez, même brièvement, au courant.

Dans ma précipitation, je n’ai pas pris d’abonnement aux Cahiers de linguistique de Paris XIII (est-ce bien le titre exact ?). Lors de son passage à Madrid, en février, j’avais chargé Elisabeth Douvier de m’envoyer toute information à ce sujet. Au cas où elle aurait oublié, pourriez-vous m’adresser deux exemplaires de cette documentation de façon que j’y abonne aussi la Bibliothèque de la Casa ?

Je me tiens à votre entière disposition, ainsi qu’à celle de mes collègues, pour leur apporter toute aide qu’ils solliciteraient de moi. Si, par bonheur, vous passez par Madrid, n’hésitez pas à nous faire signe. Vous savez que esta casa es la vuestra.

J’oubliais : mon détachement a été reconduit pour 1977-1978. C’est la règle pour la deuxième année ; ce sera plus difficile pour la troisième, encore que je pense pouvoir l’obtenir aussi.

Je profite de cette lettre pour adresser, par votre intermédiaire, à tous les collègues de la Section – ainsi qu’à ceux de l’UER qui s’enquerraient de moi – mes très cordiales salutations.

Ma femme se joint à moi pour vous adresser, ainsi qu’à madame Roudil, notre fidèle souvenir.

 

Villetaneuse, le 29 avril 1977

Cher Ami,

J’ai été très sensible à votre longue lettre, envoyée de Chinon. La mienne sera sans doute plus brève. Vos lignes m’ont permis de vous suivre quelque peu. Il doit être passionnant de vivre à Madrid actuellement : profitez-en pleinement avec toute votre famille !

Je commence à respirer, après de lourdes années d’administration. Un certain temps est nécessaire pour retrouver la bonne voie. La préparation de la Primera Crónica General s’achève. Un lourd travail de correction doit encore être fait. L’index des formes sortira en octobre-novembre 1977. Le n° 2 des Cahiers de linguistique hispanique médiévale va être mis en vente. 274 pages. De très bonnes pages. J’attends sa parution et je vous enverrai alors les deux premiers numéros. Je ne voudrais point oublier l’Assesseur aux Moyens et son aide très efficace.

Avez-vous reçu une réponse pour ce qui est de l’édition du Rimado ?

[…]

De famille à famille, toute notre amitié.

     Et en très grande cordialité

                 Roudil

Chinon sur Vienne

Chinon sur Vienne

Notre région est structurée par un réseau dense de rivières, l’Allier, le Cher, l’Indre, la Vienne, la Creuse. Sauf pour leurs riverains, le nom de ces cours d’eau est souvent éclipsé par celui de la Loire, dont ils sont les affluents directs ou indirects (pour la Creuse).

J’ai déjà relevé cette confusion dans l’ouvrage de Barbara Frale sur le Parchemin de Chinon (cf. Thèmes tourangeaux / Note sur le Parchemin de Chinon), qui situe le château de Chinon sur la Loire.

Je la retrouve dans le long et bel article que Marguerite Yourcenar a consacré au château de Chenonceau (« Ah, mon beau château », Sous bénéfice d’inventaire, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 70) :

Louise [de Lorraine, épouse d’Henri III] se trouvait sur le point de quitter Chinon, où venait d’éclater la peste, lorsque y parvinrent par le même messager la dernière lettre du roi et la nouvelle de sa mort. Ses familiers lui cachèrent l’une et l’autre. Ils s’arrangèrent pour ne rien lui dire avant de l’avoir ramenée à Chenonceaux qui était certes moins à l’abri des coups de main que l’énorme forteresse au bord de la Loire, mais plus commode, plus plaisant, plus frais sans doute par ces mois d’été et peut-être moins exposé à l’épidémie.

Dès lors, comment ne pas être reconnaissant à Henry James qui, pris de remords pour avoir dû renoncer à se rendre à Chinon lors de son périple tourangeau de 1883 et s’acquittant de sa dette en décrivant la ville d’après des photographies, ne commit pas la même erreur (Henry James à Chinon, dans Chroniques tourangelles, n° 11, academie-de-touraine.com)  :

Vu de cette façon, le château de Chinon me fait l’effet d’une énorme ruine, d’une forteresse médiévale dont la taille atteint presque celle d’une ville. Il couvre une colline qui domine la Vienne : imprenable de son temps et indestructible du nôtre.

De ce genre d’erreur, l’appellation consacrée de « Châteaux de la Loire » est largement responsable. Pour le non-initié, elle invite à placer sur les rives du grand fleuve des monuments comme Chambord, Cheverny ou Chenonceau. Accessoirement, elle dénonce ceux qui parlent d’un site sans l’avoir connu. Comment, en effet, ignorer que Chinon est sur la Vienne lorsqu’on l’a visitée ? À moins de supposer quelque empêchement majeur, comme celui que décrit cette scène sur le Pont Alexandre III. Un monsieur, juché sur la rembarde, regarde intensément vers le bas. Un passant qui s’enquiert du motif, s’entend répondre qu’il a laissé tomber ses lunettes dans la Loire. « – Dans la Seine, voulez-vous dire ? – Oh moi, monsieur, sans mes lunettes… ».

Je constate que Marguerite Yourcenar est victime de ce cliché plus touristique qu’historique (ibid., p. 45) :

Plus petit que la plupart des châteaux royaux de la Loire, doucement clos dans le paysage idyllique d’un recoin de Touraine, il n’évoque pas, comme Amboise ou Blois, ses grands voisins, le souvenir de moments décisifs de l’histoire de France. Il n’est pas non plus, comme Chambord, un immense pavillon de chasse né du caprice dispendieux d’un roi.

Dans cet essai de 45 pages, le Cher n’est nommément désigné par Marguerite Yourcenar que quatre fois, la première au bout de six pages et comme par ricochet : « Le pont qu’elle projetait de jeter sur le Cher ne fut construit que par Catherine de Médicis » (p. 50). À la page 58, il est question à nouveau du pont mais sans référence à la rivière et encore moins à son nom :

La reine entreprit d’ajouter au château le pont couvert prévu aussi par l’architecte de Catherine Bohier et par celui de Diane [de Poitiers], destiné à servir de salle de fêtes, mais surtout à unir le présent logis à une annexe future, symétriquement posée sur l’autre bord de la rivière, et que seul le manque de fonds empêcha de construire.

La référence suivante ne fait pas plus d’honneur à la rivière, même si elle mentionne son nom :

Entre ces personnes enfermées dans le château sur le Cher comme à l’intérieur d’un navire se formaient de petites rivalités, les petites rancunes habituelles aux gens forcés à vivre longtemps côte à côte ; des niaiseries s’échangeaient entre les dames d’honneur.

Enfin, le nom réapparaît dans une autre périphrase, qui ne désigne plus le château mais le domaine et son site : « Le domaine du bord du Cher appartient durant près des deux tiers du XIXe siècle au petit-fils de Dupin de Francueil, le comte de Villeneuve ».

Le bilan est maigre et Marguerite Yourcenar manque l’occasion que lui offre une des rares descriptions qu’elle fait du domaine, celle qui clot son essai, pour célébrer le nom de cette respectable rivière à la mesure de sa beauté :

Un pas encore plus loin de toute préoccupation humaine, et voici l’eau de la rivière, l’eau plus ancienne et plus neuve que toutes les formes, et qui depuis des siècles lave les défroques de l’histoire.

Par opposition, on sait gré à des visiteurs anciens de n’avoir pas omis de citer le nom de cette eau courante qui est indissociable du château et contribue pour une bonne part à sa beauté et à son prestige. Marguerite Yourcenar en cite deux :

Ayons cependant le courage de ressasser des faits connus ; ils le sont souvent moins qu’on ne croit. « Diane de Poitiers », s’écriait l’autre jour un jeune romancier français qui a du talent, et même quelque culture, « oui, cette maîtresse de François 1er qui se baignait nue dans le Cher, en public à la lueur des flambeaux…

Sans cette anecdote située au-début de l’article, dont on peut se demander si l’objet principal n’est pas avant tout d’envoyer une pique à de jeunes auteurs soupçonnés d’inculture, le lecteur pourrait ignorer la relation étroite que le château entretient avec le Cher. Encore lui faudra-t-il une bonne dose d’attention pour déduire que la scène décrite par le jeune romancier a eu lieu à Chenonceau.

L’autre citation est le bref passage des Confessions dans lequel Jean-Jacques Rousseau rapporte son séjour à Chenonceau, à l’invitation de madame Dupin, femme du Fermier général (Seconde Partie, Livre septième) :

En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. […] J’y composai d’autres ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée L’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du parc qui bordait le Cher […]

Grâce à ces deux témoignages d’emprunt, le Cher sort de l’anonymat dans lequel l’avait plongé Marguerite Yourcenar. Cela ne fait que confirmer le rôle secondaire que les historiens concèdent aux cours d’eau au regard de l’attention qu’ils portent aux édifices érigés sur leurs rives, sans songer que la beauté des uns contribue grandement à celle des autres.

Les députés de la Constituante s’étaient montrés plus attentifs à cette composante essentielle de la géographie française et de ses paysages. En puisant de nombreux noms de départements dans la toponymie hydrographique du territoire national, ils ont introduit une touche de poésie inattendue dans un acte prosaïquement administratif.

La Vienne, la Creuse, l’Indre, le Cher, L’Allier.

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L’essai de Marguerite Yourcenar a paru sous le titre « Ah, mon beau château » dans son recueil d’essais Sous bénéfice d’inventaire, à Paris, éd. Gallimard, 1962, (deuxième édition, 1978, p. 45-89). Il est daté de Mount Desert Island 1956 et 1961. Sa première rédaction, de 1956, était intitulée « Celle qui aima Henry III ». Elle fut proposée à une revue, qui la refusa (cf. Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Paris, éd. Gallimard, col. Folio 1990, p. 383). L’essai paraîtra sous le même titre, mais dans une version révisée, dans le Figaro en décembre 1961, puis dans le recueil de 1962.

Marguerite Yourcenar, accompagnée de Grace Frick, a effectué, en mars 1955, un voyage qui la mena à Bordeaux, Poitiers où elle donna une conférence, Tours et Blois. On peut supposer qu’elle profita de son étape de Tours pour visiter Chenonceau, ce qui lui inspira l’idée de rédiger un essai dédié à cette « demeure de femmes » (ibid., p. 45).

Octobre 2024

 

Marguerite Yourcenar et l’Andalousie

MARGUERITE YOURCENAR ET L’ANDALOUSIE

Le 18 mai 1951, Marguerite Yourcenar, avec sa compagne Grace Frick, embarque à New-York pour la France sur le Mauritania, afin de signer chez Plon le contrat d’édition des Mémoires d’Hadrien. Les deux femmes séjourneront sur le continent européen pendant quinze mois, jusqu’en août 1952. Vers la fin de ce séjour, une fois remplies les obligations mondaines requises par la publication d’un ouvrage de cette importance, elles décident de rejoindre l’Italie, où elles séjournent à compter du début février 1952. Le 22 avril, elles embarquent à Naples pour un voyage en Andalousie qui durera jusqu’au 20 mai.

Pour retracer ce périple, nous disposons d’une information de première main, celle qui est contenue dans les carnets que Grace tenait journellement et qui sont conservés dans les archives Yourcenar à la Houghton Library à Harvard. Je dois à l’obligeance de Jesús Rodríguez Velasco, Professeur à l’Université de Yale, de m’avoir guidé dans ma démarche. M. Lee Davis, Reference Librarian de la Houghton, a eu l’extrême amabilité de  rechercher les appointment books de Grace Frick et, ayant trouvé celui qui m’intéressait, de me communiquer une reproduction photographique des pages correspondants à cette période. Je tiens à les remercier tous deux.

Malgré la joie que j’ai ressentie à voir s’accomplir ainsi un souhait que je croyais difficilement réalisable, dans l’incapacité où j’étais de me déplacer à Harvard et de consulter directement ces archives, j’ai éprouvé bientôt un scrupule. Lire ces notes sans apprêt, rédigées à la va-vite, c’était comme surprendre une femme dans sa chambre d’hôtel, en négligé. La réaction paraîtra peut-être excessive, à une époque où le moins que l’on puisse dire est que la pudeur n’est pas la vertu la mieux partagée, mais, en 1952, j’étais déjà leur contemporain et je ne me vois pas faire aujourd’hui ce que je me serais interdit de faire alors. Pourquoi dirais-je que Grace a été malade tel jour, qu’elle s’est rendue à la banque deux fois, qu’elle et sa compagne n’appréciaient pas outre mesure la cuisine andalouse, qu’elles se sont parfois commises dans des spectacles pour touristes, etc. ? Ce sont des informations sans intérêt pour une bonne connaissance de leurs personnalités, encore moins pour éclairer la signification d’un écrit, bref, tout juste bonnes à trivialiser l’image que l’on peut avoir d’elles. Je ne pouvais pourtant pas me priver d’une information nécessaire au déchiffrement de l’article que Marguerite allait publier à son retour en France et qu’elle reprendrait trente ans plus tard dans son recueil Le Temps, ce grand sculpteur. Face à ce dilemme, j’ai choisi de ne pas reproduire l’intégralité des notes de ces carnets, de n’en extraire que celles qui pouvaient être utiles à mon projet et aussi peu compromettantes que possible pour leur mémoire. En revanche, je conserverai toute ma liberté pour le commentaire du texte de l’article.

Le séjour en Andalousie

         Calendrier

Mardi 22 avril au samedi 26 avril à midi : voyage par mer de Naples à Gibraltar via Gênes et Cannes

Dimanche 27 avril au mardi 28 avril : Cadix

Lundi 28 avril : voyage de Cadix (départ 5h30) à Séville (arrivée à 21 h.)

Mardi 29 avril au vendredi 9 mai : Séville

Samedi 10 mai au vendredi 16 mai : Grenade

Samedi 17 mai : Séville

Dimanche 18 mai à lundi 20 mai : Cordoue

Mardi 20 mai : Madrid

Mercredi 21 mai : Hendaye et Bayonne

Jeudi 22 mai : Paris

Soit : 2 jours à Cadix ; 11 jours à Séville ; 6 jours à Grenade ; 2 jours à Cordoue ; quelques heures à Madrid.

Le 17 mai, Marguerite apprend, par un télégramme des éditions Plon, qu’elle vient d’obtenir le prix Femina Vacaresco. Les voyageuses se réservent cependant deux jours pour visiter Cordoue, les 18 et 19 mai. Le retour en France se fait de façon précipitée, et principalement de nuit, de Cordoue à Madrid (une journée entière à Madrid, sans nuit d’hôtel) puis de Madrid à Hendaye.

 

         Voyage d’agrément

J’ignore la date à laquelle Marguerite et Grace ont projeté de se rendre en Andalousie ainsi que leurs motivations exactes. L’agenda de Grace n’apporte aucune précision à ce sujet. Cependant, il m’apparaît clairement que ce voyage répond au désir de découvrir des monuments et des paysages qui ont été évoqués dans les Mémoires d’Hadrien à partir des seules sources livresques. Curiosité ou scrupules d’auteur sont des raisons suffisantes sans qu’il soit besoin d’en chercher d’autres.

Tout en étant très studieuse, la démarche de M. et G. ne les prive pas des agréments qu’offre un tourisme de luxe. Il suffit de constater que les hôtels dans lesquelles elles ont choisi de descendre, à leurs frais, car il s’agit d’un voyage stristement privé, sont tous des établissements haut de gamme. En voici la liste avec quelques impressions tirées du carnet : Gibraltar : Rock Hotel (« point de vue admirable ») ; Cadix : Hotel Atlántico ; Séville : Hotel Cristina ; Grenade : « petit hotel California en ville » (10 mai), puis hotel Washington Irving, le 12 ; Séville : Hotel Andalucía ; Cordoue : Hotel Regina.

Ce sont tous des établissements célèbres. Le Cristina a été inauguré par le roi Alphonse XIII en 1929. Le vénérable hôtel Washington Irving, du nom de l’auteur des Contes de l’Alhambra, qui y séjourna en 1829, est situé au pied de L’Alhambra et tout près des jardins du Generalife ; M. et G. durent attendre deux jours avant d’y trouver une chambre. L’Hôtel Regina de Cordoue, inauguré en 1923 tout près des Arènes, était, lui aussi, luxueux. C’est là que s’habillaient les toreros avant la corrida. Je soupçonne que cette coïncidence poussa nos deux voyageuses à se rendre, le 19 mai, sur la tombe du plus célèbre matador cordouan, Manolete (« Visite au cimetière pour la tombe de Manolette »), qui fut tué en 1947, à une époque où son souvenir demeurait encore vivace. Mais elles ont pu céder aussi à l’injonction de leur amie Malvina Hoffman (cf. infra).

La plupart de ces hôtels ont été rasés ou ont subi de grandes transformations dans les années 60 du siècle dernier. On peut dire que M. et G. les connurent dans leur état premier. Elles y ont été traitées en clientes de marque : elles prennent le café avec le directeur du Cristina.

         Tourisme studieux

Les deux voyageuses cherchent à tirer le meilleur parti possible de leur périple en s’imposant un rythme soutenu. Ainsi, elles effectuent une visite express de Cadix et de Cordoue. La première n’est qu’une étape avant Séville ; malgré tout, elles trouvent le temps d’aller au Musée archéologique à la recherche de traces de la présence carthaginoise (la tombe punique), de visiter la cathédrale et de se promener (en voiture). Elles n’abandonnent pas non plus une visite à Cordoue, même si l’urgence d’un retour à Paris rendu nécessaire par l’obtention du prix Fémina Vacaresco en a manifestement réduit la durée. Les quelques heures passées à Madrid, entre deux trains, leur donnent l’occasion de visiter le Prado, d’abord le matin puis l’après-midi, malgré des démarches urgentes à accomplir. Elles ne quittent pas Hendaye sans se rendre dans l’île des Faisans.

Les deux seuls séjours qui ne sont pas placés sous le signe de la précipitation sont ceux qu’elles effectuent à Séville (11 jours) et à Grenade (6 jours). Or, même alors, elles prennent le temps de se consacrer à des tâches d’écriture. La plus occupée est Grace, qui s’est attelée à la traduction des Mémoires d’Hadrien. Le mot « Travail » est celui qui revient le plus fréquemment sous sa plume. À Gênes, « lettres et travail ») ; à Cannes (« travaillé aux notes ») ; en mer (« Travaillé aux notes ») ; à Séville, le 5 mai, « travaillé à la traduction tout le jour » (il est vrai qu’il a plu, ce jour-là) ; l’après-midi du 6 mai, après un déjeuner dans une cafetería de la rue Sierpes, « travail » ; le 13 mai, à Grenade, entre une visite de l’Alhambra (le matin) et de la Silla del Moro (l’après-midi), « Travail » ; le soir du jeudi 15 mai, de retour de l’Alhambra, la soirée est consacrée au « travail ». Cette constance est d’autant plus méritoire que Grace n’est pas en très bonne santé et qu’elle a aussi la responsabilité de l’intendance.

Quant à Marguerite, la seule tâche d’écriture dont elle semble s’être acquittée pendant ce voyage est la mise au propre d’un article (« Typed an article »), qui pourrait bien être « Comment j’ai écrit les Mémoires d’Hadrien », qui paraîtra dans Combat, le 17 mai, soit deux semaines plus tard, et dont elle avait rédigé une première mouture à Rome.

 

         Échanges

À Séville, Marguerite avait rencontré le directeur du Musée d’archéologie, don Juan Laffita Díaz, lors de sa deuxième visite du lieu, le 4 mai, la première ayant eu lieu la veille. Elle chercha à le revoir le 7, mais il était absent. Lors de l’étape sévillane d’une journée entre Grenade et Cordoue, le 17, c’est le directeur qui prit l’initiative de venir à l’hôtel rendre une visite de courtoisie, témoignant ainsi de l’estime que lui avait inspirée cette visiteuse férue de connaissances en archéologie.

Les occasions d’échanger avec des indigènes auront été rares. Ce n’était pas faute d’essayer. Ainsi, le carnet indique, à la page du lundi 12 mai, « conversation avec un espagnol rencontré sur un banc ». Cette rencontre a lieu après un thé pris au Parador de San Francisco de Grenade. Ce personnage, croisé dans un endroit si chargé de culture, dut inspirer confiance aux deux visiteuses. J’ignore dans quelle langue elles communiquèrent avec lui. À moins de supposer que « l’espagnol » pratiquât le français ou l’anglais, ce qui était relativement peu courant à l’époque, je soupçonne les deux femmes d’avoir usé d’un sabir aux ¾ italien, qui était la langue étrangère qu’elles connaissaient le mieux et qu’elles venaient d’utiliser pendant des semaines. On perçoit, a contrario, qu’elles ne parvinrent pas à réaliser une véritable immersion dans la vie andalouse. Pourtant, Marguerite et Grace firent de réels efforts pour y parvenir : spectacle de danses pour leur première soirée à Séville (le 29 avril) ; corrida à la Maestranza de Séville, le dimanche 4 mai[1] ; visite à la Macarena (8 mai) ; visite de l’atelier d’un « tailleur de toreros » (9 mai) ; danses gitanes à Grenade (12 mai), sans compter les promenades dans les rues, à pied ou en calèche (Grace les désigne du terme italien de carrozza).

Marguerite et Grace durent souffrir de cet isolement. Le 7 mai, pour se consoler peut-être de l’absence de Juan Laffita, elles déjeunèrent « avec deux marins américains invités par [elles] à la Bottega »[2], un restaurant qu’elles affectionnaient particulièrement, préférant sans doute persister dans leurs habitudes italiennes que de se risquer dans la cuisine andalouse. Certains aspects de la vie courante retiennent aussi leur attention : un rossignol au Parador de San Francisco de Grenade (le 12 mai : « rossignol ») ; « chevraux (sic) égorgés », le 19 mai à Cordoue. Ces détails seront repris dans l’article.

À Grenade, elles jouiront de la présence de leur vieille amie new yorkaise, la sculptrice Malvina Hoffman et sa compagne, qui les accompagneront, le 13 mai, pour une « visite de la silla del Moro », avant de quitter la ville, le lendemain. Grace et Marguerite retrouveront Malvina à Madrid, pour un thé au Ritz, avant de prendre le train pour Hendaye. Ce sont les seules rencontres avec des personnes de leur connaissance qui soient enregistrées dans les carnets. Elles ne sont pas fortuites. Malvina résidait à l’époque en Espagne, où elle a composé une série de sculptures consacrées au thème de la corrida. En 1962, elle sculptera un buste de Marguerite.


 

 

LES DEUX RÉDACTIONS

Peu après leur séjour en Andalousie, Marguerite Yourcenar publie un article intitulé « Regards sur les Hespérides » dans les Cahiers du Sud [n° 315 (second semestre), T. 36, p. 230-241]. L’article sera repris sous le titre « L’Andalousie et les Hespérides » dans le recueil Le Temps, ce grand sculpteur, Paris, éd. Gallimard, 1983, p. 167-181. Entre la première version, rédigée « à chaud », et la réédition se sont écoulées trente années. Ceci suffirait à expliquer que l’autrice ait souhaité apporter des modifications au texte initial. Cependant, l’explication reste un peu courte tant sont nombreuses et parfois substantielles les variantes entre les deux versions.

 

Divergences rédactionnelles

Sous chacun des textes du recueil Le Temps, ce grand sculpteur, Marguerite Yourcenar ou son éditeur a pris soin de mentionner la date de la rédaction : 1976, 1931, 1972, 1954-1982, 1977, 1980, 1976, 1975, 1957, 1976, 1977, 1977, 1982, 1982, 1970, 1952, 1955, 1972, 1972, 1980, 1929, 1969, 1976. On observera que la table ne respecte pas la chronologie de composition, ce qui suggère des rapprochements liés au contenu. Par ailleurs, chaque texte forme à lui seul un chapitre, à l’exception de sept d’entre eux, qui ont fait l’objet d’un regroupement : quatre sous l’intitulé « X. Fêtes de l’an qui tourne » et trois sous celui de « XVIII. « Tombeaux ». Je les ai figurés en italiques. Quant aux chapitres dont la pagination est transcrite en caractères gras, le premier d’entre eux est celui qui a donné son titre au recueil (Le Temps, ce grand sculpteur) et le deuxième est « L’Andalousie et les Hespérides ».

Ces textes sont brefs, la plupart n’excédant pas 10 pages. « Ton et langage dans le roman historique », le plus long, occupe 28 pages, cependant que trois d’entre eux en occupent une quinzaine. C’est le cas de « L’Andalousie ou les Hespérides ».

La bibliographie établie par Valérie Cadet, jointe en annexe à la biographie de Josyane Savigneau, qui propose une liste chronologique des « Articles et prépublications », indique précisément la date et le lieu de la première publication. Ainsi, pour les textes les plus anciens : « Tombeau de Jeanne de Vietinghoff » est paru dans la Revue Mondiale (15 février) 1929, pp. 413-418 (sous un titre différent « En mémoire de Diotime : Jeanne de Vietinghoff ») ; « Sixtine » dans la Revue Bleue, 69ème année (1931), n° 22 (novembre), pp. 684-687 ; « Regards sur les Hespérides » (cf. supra) ; « Le Temps, ce grand sculpteur », dans la Revue des voyages, n° 15 (décembre 1954), pp. 6-9 ; « Oppien ou les chasses » sert de Préface à la Cynégétique d’Oppien, dans la traduction de Florent Chrestien, Paris, Société des Cent-une, 1955, pp. i-vi ; « Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Gavinda », dans Cahiers du Sud, n° 342 (septembre 1957), pp. 218-228. Ceci pour les plus anciens. Le lieu et la date de publication des textes plus récents est également répertoriée.

Le deux textes qui portent tous deux la date de 1982, « Jours des morts » et « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? », ne figurent pas dans la bibliographie, ce qui laisse supposer qu’ils étaient inédits au moment où l’ouvrage a été constitué, dont je rappelle qu’il a été imprimé à la fin de l’année 1983.

Il s’agit donc d’un volume composite qui regroupe des textes parus antérieurement, et parfois plusieurs décennies auparavant, et qui n’avaient pas fait l’objet d’une réédition, encore moins d’une révision. C’est le deuxième recueil d’essais composé par Marguerite Yourcenar mais le premier, Sous bénéfice d’inventaire (1962, éd. déf. 1978), ne contenait que des textes restés inédits. Il y en aura un troisième, posthume, En pèlerin et en étranger, qui sera publié en 1989.

Contrairement à ce que laisse supposer l’indication de date qui conclut chaque texte, ils ne sont pas reproduits dans leur version originale. Il suffit pour s’en convaince de relever que l’article qui a donné son titre à l’ouvrage comporte deux dates, 1954 et 1982 ; la première étant celle de sa première parution, on déduit que l’autre est celle de sa révision en vue de son incorporation dans le volume. On ne peut interpréter autrement l’ajout de la seconde. Le fait que cette double datation n’apparaisse qu’à la fin de cet article ne signifie par pour autant que les autres n’aient pas également fait l’objet d’une révision. La preuve en est administrée par les nombreuses variantes, y compris de titre, incorporées dans la version de « Regards sur les Hespérides » publiée dans les Cahiers du Sud pour aboutir à « L’Andalousie et les Hespérides » qui figure dans le recueil. Je me propose ici d’analyser ces variantes en détail.

           

NB. Je présente les variantes sur deux colonnes : celle de gauche reproduit la version des Cahiers du Sud, celle de droite celle du recueil. Je signale par le chiffre 0 l’absence d’un passage dans une des deux versions. Je transcris en caractères gras les termes ou locutions brèves qui ont été modifiées ou abandonnées. Je souligne les passages qui ont fait l’objet d’une nouvelle rédaction, même lorsqu’il sont relativement brefs. J’attribue un numéro à chaque passage divergent afin de disposer d’un moyen commode pour les désigner dans mon commentaire, et je veille à élargir leur contexte textuel de façon à épargner au lecteur de devoir se reporter au recueil.

Liste des variantes

 

                   Cahiers du Sud                          Le Temps ce grand sculpteur

 

1. Suez, fissure artificielle faite de main d’homme

                                                                            Suez, fissure faite de main d’homme

 

2. Cadix, Ultima Gades, servit au monde gréco-romain de portail sur l’Atlantique comme l’antique Byzance sur la Mer Noire et l’Asie. À Grenade comme à Constantinople nous rencontrons la pointe avancée du monde de la tente et du désert établi au sein des jardins d’Europe

À Grenade comme à Constantinople … au sein des jardins d’Europe. Cadix, Ultima Gades, … Mer Noire et l’Asie. [inversion des deux phrases]

 

3. L’Espagne a surtout été approchée par la Méditerranée, c’est-à-dire par le flanc gauche

L’Espagne a surtout été appréhendée par le flanc gauche

4. Tout ce qui compte en Andalousie                   

                                                                            Ce qui compte le plus en Andalousie

 

5. Atteint son apogée dans les rougeurs d’une fin de Renaissance

N’atteint son destin qu’en pleine aventure de la Renaissance

6. L’abîme qui mine son flanc droit était en un sens moins menaçant que la grande masse asiatique

                                                                            L’abîme qui borde … était certesplaine

 

7. les Champs-Elysées d’Achille; en plein Moyen-Age,.           

les Champs-Elysées d’Achille, qu’une autre tradition place au bord opposé du monde alors connu, dans la mer Noire. En plein Moyen Age

 

8. Dante reprenant ce grand thème atlantique entraînait son Ulysse bien loin d’Ithaque pour le faire sombrer corps et biens en vue des Açores, vaincu par cet océan dont Colomb triomphera deux siècles plus tard.

En vue des Canaries, ou peut-être du Cap Vert sous un ciel où pointent des étoiles déjà différentes, et dans des parages que les conquistadores connaîtront plus tard.          

 

9. Au moment où

                                                                            tout près de l’époque

 

10. l’image de la Toison d’Or devient effectivement pour l’Espagne la Mer Hospitalière, la Mer Noire, dont Pizarre

devient effectivement la mer Océane, dont Colomb, Pizarre

 

11. 0                                                                    La nudité et la force de cette terre, les vastes espaces inoccupés des plateaux et des sierras rapprochent pour ainsi dire l’Espagne, par-delà l’Océan, des pays encore presque sans histoire.

 

12. Le dedans du sarcophage recèle

                                                                            révèle

 

13. Sagonte et Numance liées jusqu’à la mort et aux flammes du bûcher, l’une à Rome, l’autre à l’alliance de Carthage dressent sur le sol ibérique deux exemples contradictoires de fidélité.   

fidèles jusqu’à la mort et aux flammes du bûcher, l’une à Rome et l’autre à Carthage dressent sur le sol ibérique deux exemples contradictoires de loyauté.

 

14. le dur palais Renaissance de Charles-Quint s’oppose dans Grenade aux délices de l’Alhambra musulmane                          

                                                                            À l’Alhambra éventé par les souffles de l’Orient islamique s’oppose dans Grenade le sévère palais de Charles-Quint.

 

15. tint à reposer face à l’Albaicin conquis

                                                                            voulut reposer face à la ville conquise

 

16. des influences plus orientales se font jour

                                                                            plus antiques encore

 

17. Macarena aux lourds ornements d’idole asiatique           

                                                                                   Macareña scintillant de pierres

 

18. des Borgia                                                    

                                                                            des Borgias

 

19. retrouver ici                                                  

                                                                            retrouver chez Hadrien, ici

 

20. réintroduite par le biais de l’Italie

                                                                            réintroduite par l’Italie

 

21. le Cirque et ses beaux jeux sanglants              

                                                                            le Cirque et ses jeux sanglants

 

22. À Médina Alzahara, près de Cordoue, le Versailles des Califes n’offre aux yeux qu’un tas de décombres

                                                                            Le palais de Medina Alzahara, près de Cordoue,       n’est plus qu’un tas de décombres

 

23. Tout pittoresque historique s’annule devant une telle suavité

Une telle suavité littéraire annule tout pittoresque

 

24. D’autres palais grenadins ont disparu sans laisser de trace: leur perte ne nous cause pas l’amer dépit qui ailleurs s’empare de nous à l’idée d’un temple grec anéanti ou d’une cathédrale supprimée:

On n’éprouve pas l’amer dépit … cathédrale bombardée

 

25. Il accepte les mariages mixtes, les doux adultères  

                                                                            les unions mixtes, les secrets adultères

 

26. La victoire finale de l’Occident

                                                                            le triomphe définitif

 

27. Cette architecture tout extérieure détonne au coeur de la mosquée comme un clairon dans un concert de flûtes.

Cet art tout de pompe et de parade soufflette le visiteur au moment où d’arceaux en arceaux, de colonnades en colonnades, il approche du centre de l’édifice, et fait voler en miettes, comme sous l’effet d’une bombe, l’une des plus nobles méditations jamais faites sur le plein et le vide, la structure de l’univers, le mystère de Dieu.

 

28. rechercher ailleurs                                        

                                                                            en d’autres pays

 

29. comme dans ce caveau béant et nu, cette espèce de pourrissoir où quatre cercueils rouillés s’alignent côte à côte, qui s’ouvre à Grenade sous les tombes de marbre blanc des Rois Catholiques.

côte à côte, à Grenade, sous les tombeaux d’apparat

 

30. une église byzantine                                      

                                                                            un oratoire byzantin

 

31. fait partout pour impressionner                       

                                                                            fait pour impressionner

 

32. est devenu foncièrement étranger. L’austérité de l’architecture Renaissance, la profusion du Baroque offrent dans ce pays l’équivalent de la sévérité romane ou du flamboiement gothique d’autres régions de l’Europe chrétienne; de même les manifestations de la vie andalouse les plus enracinées dans le Moyen-Age ou dans un passé plus lointain encore empruntent au Baroque l’aspect définitif sous lequel nous les connaissons aujourd’hui: pompons et broderies de toreros, costumes des danseurs du Corpus Christi, argenterie et catafalques de Vendredis Saints. L’esprit ici retarde sur la forme.

      

est devenu foncièrement étranger. Les manifestations les plus baroques de la vie andalouse sont aussi les plus enracinées dans le Moyen Âge chrétien ou dans un passé antique et non-chrétien plus lointain encore: pompes des processions tauromachiques, broderies des costumes de toreros, souvent déchirés et sanglants, que raccommodent des petites mains dans un atelier de couture de Séville, costumes des danseurs du Corpus Christi, pourpre du Nazaréen flagellé et exposé au peuple, traînant comme une vague de sang sur les têtes de la foule, argenterie et catafalques des Samedis Saints.

 

33. La statuaire polychrome de l’Espagne n’est pas spécifiquement andalouse, mais elle a trouvé à Grenade son Praxitèle dans Alonzo Cano, et c’est en Andalousie surtout que se perpétue l’état de ferveur religieuse et d’émotion humaine sans lequel ces chefs-d’œuvre presque toujours anonymes ne seraient plus aujourd’hui que de froids objets de culte désaffectés. Les statues peintes à elles seules suffiraient à témoigner du singulier conservatisme de l’Espagne ; de nos jours, c’est seulement dans les églises et sur le pavois des processions de la péninsule que l’amateur d’art grec prend contact avec ce que fut la statuaire antique sous son aspect et dans sa fonction véritables. Plus qu’aucun autre peuple, les Grecs pensèrent en sculpteurs, et cependant, ou peut-être pour cette raison même, ils ne renoncèrent jamais aux prestiges de la couleur posée sur la forme : leurs blancs marbres reçurent d’eux jusqu’au bout le glacis pâle et rose de la vie, le roux et le noir des toisons, la fixité brillante de l’œil, tout le revêtement des vieilles idoles chargées d’effluves magiques, des figurines d’envoûtement et des cires funéraires, qui ne survit aujourd’hui, incompris et ravalé, que dans les poupées et les mannequins de vitrine. Là-aussi, le christianisme approfondit, condense, mais aussi rétrécit l’expression humaine : de ce monde de gestes, de ce peuple de formes, la statuaire polychrome de l’Espagne chrétienne ne garde que quelques types, quelques attitudes rigides ou prostrées, mais dont la violences d’émotion dépasse de beaucoup ce que se permit le pathétique grec. Ces groupes d’Office des Ténèbres, ces Maries navrées penchées sur des Christs sanglants rentrent dans tradition syrienne des Adonies, mais aucun jeune dieu renversé sur un lit funèbre, aucune Vénus en larmes n’a jamais atteint au réalisme patibulaire de ces corps transpercés, à la douleur de ces bouches qui tremblent. Ces Reines du Ciel drapées d’étoffes bouillonnantes ou roides, le pied posé sur la lune ou sur le serpent, descendent en droite ligne des orientales Astartés, mais expriment avec une gravité poignante la gloire de la femme inabordable, convoitée et chaste. La beauté virile fait défaut : le corps de l’homme n’est que le cadavre du supplicié aux muscles mous ou la carcasse décharnée de l’ascète. La veine de gaîté populaire de la sculpture des cathédrales, les démons joviaux, frères dégradés des satyres antiques, sont complètement absents ; la volupté ne figure que sous forme d’extase ; la chair ne se révèle sourdement que dans le lourd balancement des anges aux rondeurs féminines suspendus devant le maître-autel. Malgré la popularité des crèches de Noël, où se révèle peut-être une influence napolitaine, on chercherait en vain les images de Marie allaitant ou câlinant son fils ; le Jésus enfant est ici le Petit Roi de Gloire et non le nourrisson serré dans ses langes ; en dépit du pullulement des Ordres Mineurs, l’Espagne est peu touchée par la douceur franciscaine.

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34. La peinture andalouse                                   

                                                                            sévillane

 

35. Ici, au contraire, le profond christianisme et le réalisme foncier de l’Espagne s’entendent pour revêtir chaque fois d’un tragique et d’une dignité

s’unissent pour revêtir d’une dignité et d’une singularité tragiques

 

36. la raison d’être de chaque créature contemplée. Aucun art

                                                                                   rencontrée. Pas d’art

 

37. Ce n’est pas la vision béatifique des moines de Zurbaran qui nous est montrée

Dans les images de saints en extase de Zurbaran ou d’Alonzo Cano, ce n’est pas la vision béatifique qui nous est montrée

 

38. Cette concentration sur la figure humaine

                                                                            Cette obsession de l’individu

 

39. L’italianisme baroque élimine jusqu’à la dernière trace arabe ou mudéjare

En même temps le faste baroque élimine jusqu’à la dernière trace des raffinements arabes et mudéjares

 

40. La Vénus de Velasquez et la Maja de Goya sont des chefs-d’oeuvre

                                                                            La Vénus de Vélasquez est un chef-d’oeuvre

 

41. 0

La Maja desnuda de Goya, point andalouse, mais qui n’étonnerait pas cigarière à Séville, rentre au contraire dans la tradition du réalisme individuel par son capiteux corps mal bâti.

 

42. Inséparable de leurs haillons; leurs haillons semblent faire partie d’eux-mêmes

inséparable de leurs haillons qui semblent une part de leur substance

 

43. trop pris par l’immédiat, l’accidentel              

                                                                            par le détail, l’accidentel

 

44. Dans la scène de genre ou la nature morte, l’école andalouse s’impose par ce même réalisme

                                                                            ce même réalisme typiquement espagnol

 

45. ces puissants peintres réalistes de l’école de Séville ne donnent pourtant de leur pays qu’une image, extraordinairement intense il est vrai, mais limitée à certains aspects presque obsessionnels de l’Espagne: les maîtres florentins, vénitiens, flamands …

presque obsessionnels de l’Espagne; l’indolence ou la sévérité sévillanes en sont presque absentes. Jusqu’à Goya qui croquera les belles promeneuses madrilènes (les laides aussi) ou le tohu-bohu des pèlerinages du même trait net qu’il note ailleurs un accident un accident ou une échauffourée sur la place publique, la peinture espagnole a rarement essayé de rendre librement la vie au-dehors et en plein jour. Les peintres flamands, florentins ou véitiens

 

46. ou s’arrêtent jeunes: tout ce qui leur arrive après leur bref âge d’or est du domaine de la survie

tout ce qui suit leur brève période de vigueur est du domaine de la survie

 

47. l’Andalousie reconquise tend à se fondre dans ce brûlant concert de l’Espagne chrétienne

                                                                            l’Andalousie se fond

 

48. Jeanne la Folle errant le long des routes avec un cercueil, couvant

                                                                            suivant le long des routes un cercueil, couvant

 

49. Jean de la Croix […] effaçant de son esprit ces formes à demi visibles à la lumière des étoiles

                                                                            écartant de son esprit … à la lueur

 

50. Miguel Mañara allant de femme en femme dans les rues du Barrio de la Cruz sous l’habit de serviteur des pauvres; et, par-delà les hauts murs crépis à la chaux, l’immortelle voix triste d’Elvire

sous l’habit de serviteur des pauvres, oublieux sans doute de la triste voix d’Elvire

 

51. Pour que Miguel Mañara devînt Don Juan

                                                                            devienne et reste Don Juan

 

52. Belles images, faits plus ou moins isolés dans l’expérience de la race, qui ne nous renseignent pas moins sur ce qu’un peuple a cru trouver en soi d’essentiel

                                                                            qui nous montrent surtout ce qu’un peuple

 

53. il a fallu Tirso de Molina, il a fallu surtout Molière, et Byron, et Mozart.

Et Mozart, et Byron, et tel conte de Balzac, et tels vers de Baudelaire, et, de nos jours encore, telle farce tragique de Montherlant.

 

54. Cette terre si célébrée est merveilleusement vierge d’artifices littéraires; la vie couve et flambe à même ce sol si plein de chefs-d’oeuvre. Peu de contrées ont été plus rongées par la fureur des guerres de religion, de races et de classes;

vierge d’artifices littéraires; la préciosité même de certains de ses poètes ne l’affecte pas. Ce sol d’où jaillirent tant de chefs-d’oeuvre n’est pas d’emblée senti, comme l’Italie, une patrie privilégiée des arts, mais la vie y bat comme le sang dans une artère. Peu de contrées ont été plus dévastées

 

55. Si nous supportons le souvenir ou la présence de cette haine et de cette cruauté, c’est qu’elles nous apparaissent ici plus nues, plus spontanées et moins hypocrites qu’ailleurs, presque innocentes dans leur goût avoué de la douleur, simples manifestations de la vieille inimitié de l’homme envers l’homme.

le souvenir de tant de fureurs inexpiables, c’est qu’elles nous apparaissent ici plus nues, plus spontanées et moins hypocrites qu’ailleurs, presque innocentes dans leur aveu d’un plaisir qu’a l’homme de faire du mal à l’homme[3].

 

56. Pas de pays plus dominé par une religion puissante qui aboutit le plus souvent, dans la pratique, à la bigoterie et à l’intolérance, mais pas de pays non plus où l’on sente d’avantage, sous le brocard des dévotions ou la pierre du dogme, sourdre le sang et la sève humaine;

qui favorise le plus souvent la bigoterie et l’intolérance mais pas de pays non plus où l’on sente d’avantage sous le brocart des dévotions ou la pierre des dogmes, sourdre la ferveur humaine;

 

57. Grenade était belle, mais ce rossignol qui chanta toutes les nuits, cette gorge brune gonflée de sons

                                                                            cette gorge gonflée de sons

 

58. ce jeune garçon aux jambes brunes, enfoncé à mi-cuisses dans l’eau pâle et bleue comme ses loques délavées, soucieux seulement des profits et des déboires de sa pêche

comme ses haillons délavés … et des déconvenues de la pêche

 

59. l’immensité massive de la cathédrale de Séville semblait justifiée par la présence d’une femme solitaire

                                                                            semblait expliquée ou justifiée, peut-être

 

60. à ce tas de chevreaux égorgés dans une charrette au seuil d’un boucher

                                                                            de moutons

 

61. à ces fleurs un peu moites, froissées par les mains chaudes d’un petit mendiant d’Italica,

                                                                            par les mains tièdes d’un petit mendiant

 

62. à cette grenade d’où suinte un jus rose…

                                                                            d’où gicle un jus rose…

 

Commentaire

La plupart des modifications pourraient passer pour des corrections de style, dans la mesure où elles ne concernent qu’un mot ou une expression. Mais cette approche ne résiste pas à une étude au cas par cas. Le regard critique que MY porte sur sa première version, dont on mesure la portée aux modifications qu’elle y introduit, est celui d’une lectrice exigeante qui, tout en assumant la paternité de son premier jet, se montre sans indulgence à son égard. Le temps écoulé entre cette première version et sa reprise, trente années plus tard, ne lui permet plus de se glisser dans sa vêture d’antan. Elle ne le recherche d’ailleurs visiblement pas et songe, au contraire, à proposer un texte en accord avec ses idées du moment et, par conséquent, à retoucher ce qui lui paraît mériter une mise à jour. Bien des corrections évoquent la plume sévère, et parfois agacée, du professeur qui s’impatiente devant certaines leçons mal comprises par son élève. En tous cas, elle ne laisse rien passer.

Suppressions et substitutions

Quelques suppressions de mots en témoignent (1, 3, 21, 22, 29, 31, 42) : un adjectif et une précision géographique inutiles, une formule grandiloquente, un verbe innécessaire, un adverbe de trop, une répétition mal venue.

Les plus nombreuses prennent la forme de substitutions : 4, 6, 8, 9, 12, 15, 16, 17, 23, 24, 25, 26, 28, 30, 34, 36, 38, 43, 48, 52, 56, 58, 60, 61, 62. Trouver une explication à chacune d’entre elles est largement illusoire, mais on peut s’y risquer dans le but de déceler les partis-pris stylistiques de Marguerite Yourcenar à ce moment de sa vie d’écrivaine.

Certaines inexactitudes ou jugées telles à la relecture sont corrigées : la lecture de Dante ne conduit plus vers les Açores mais vers les Canaries ou le Cap-Vert (8) ; ce qui relit Numance à Carthage est plus qu’une alliance (13) ; « oratoire » est préféré à « église » pour désigner un lieu de culte byzantin (30) ; le commentaire ne s’applique à la peinture andalouse mais à celle des sévillans (34), de même que l’on substitue des influences antiques à des influences orientales (16) ; comparer la Macarena à une idole asiatique est excessif et inutile (17) ; enfin, on préfère évoquer des moutons égorgés, plutôt que des chevreaux, quand bien même Grace dit le contraire dans son carnet (60). On corrige aussi des affirmations hasardeuses ou des références inutiles : « la mer Océane » (10) ; on supprime la référence à l’Italie (39).

D’autres modifications, plus formelles, peuvent s’interpréter comme le désir de nuancer le propos en évitant : des répétitions (42, 57), des formules trop péremptoires (4, 6), trop vagues (9, 19, 24, 28, 38 ) ou trop réductrices (15, 36), inutilement recherchées (12, 43, 48, 52, 56, 62), triviales (25, 26). Certaines consistent en une recomposition par inversion de deux phrases (2), ou des syntagmes à l’intérieur de l’une d’entre elles (23). MY se montre aussi exigeante dans le choix des termes, en particulier des adjectifs : le « dur » palais devient « sévère » et les « délices » de l’Alhambra, qui, en effet, relèvent du cliché, sont remplacés par un syntagme (14) ; « tragique » passe du statut de substantif à celui d’adjectif, qui lui convient mieux (35) ; les « loques » laissent place aux « haillons » et les « déboires » aux « déconvenues » (58) ; les mains « chaudes » aux mains « tièdes » (61). Certaines formulations peu heureuses sont réécrites dans la recherche d’une plus grande simplicité (50, 55) : de l’emphase à la simplicité (50) ; parfois, la nouvelle version n’est guère meilleure que la précédente (46).

La version définitive n’introduit que quelques brefs ajouts (7, 37, 44, 59). Ils ont pour objet de compléter la rédaction primitive pour le premier, ou de la nuancer pour les deux autres.

Ces modifications ponctuelles ne doivent pas s’analyser isolément, ou pas seulement isolément, car elles appartiennent parfois à une série ou à un passage qui a fait l’objet d’une révision particulière. Ainsi, la suppression de « brune » (57) s’explique par le désir d’éviter la répétition d’un mot qui réapparaît quelques lignes plus bas (58). Dans certains passages, stratégiquement situés (par exemple à la fin du texte), l’autrice s’attache au moindre détail, ce qu’il ne fera peut-être pas pour d’autres passages sans que cela signifie qu’elle y adhére plus volontiers (15 à 31, 34 à 36, 57 à 62).

Ajouts et réécriture

En revanche, les ajouts plus substantiels (11, 41, 45, 53, 54) méritent un commentaire à part, parce qu’ils semblent répondre à une approche différente.

La variante 11 est une parenthèse, un hors-texte, qui rompt le fil du discours et dont on cherche la justification. MY semble gênée par un rapprochement qui frise l’équivalence entre la patrie des conquistadors et les terres qu’ils découvrent. Elle relativise son propos en se référant à l’histoire, qui est un apanage de la première, et introduit habilement le paragraphe suivant qui évoque les Archives des Indes conservées en Andalousie. Cela confirme sa répugnance à trancher dans le vif du texte primitif ce qui aurait peut-être mérité de l’être.

La variante 14 substitue à une formulation froide et équivoque (“dur”, “délices”) une phrase bien rythmée et poétiquement réussie (“À l’Alhambra éventé par les souffles de l’Orient islamique”).

Dans la rédaction première, la chapelle qui matérialise l’éventrement de la mosquée de Cordoue est à peine évoquée, dans une comparaison qui détonne dans sa trivialité (27). On comprend que MY ait souhaité l’amender. Dans ce but, elle lui substitue une expression métaphorique inspirée de la visite du monument : un autre fracas, celui des bombes, remplace avantageusement les clairons primitifs.

La variante 32 offre un bon exemple de réécriture. Le rapprochement avec d’autres régions de l’Europe chrétienne est supprimé. Quant aux manifestations spécifiques de la culture andalouse, elles se nourrissent directement des souvenirs du voyage. Ainsi de l’habit déchiré du matador que les petites mains d’un atelier de couture se chargent de raccommoder. En revanche, Marguerite et Grace sont arrivées trop tard à Séville, à une semaine près, pour pouvoir assister aux processions de la Semaine Sainte, en particulier, le Vendredi Saint (et non le Samedi), à celle du paso du Christ flagellé ; elles sont reparties trop tôt pour pouvoir suivre les évolutions des danseurs de la Fête Dieu (12 juin). Ces précisions s’appuient sur des lectures et sur des souvenirs – visites d’églises et de musées – qui ont fini par s’estomper.

La Maja desnuda de Goya reçoit un traitement particulier dans la rédaction finale, alors qu’elle n’avait fait l’objet que d’une allusion, associée à la Vénus de Velasquez, dans la première (41). Ce petit paragraphe contredit la version primitive, mais il est vrai qu’associer le tableau de l’aragonais à celui du sévillan pour illustrer le commentaire sur la peinture sévillane a de quoi surprendre. Malgré tout, le tableau de Goya sert trop bien la démonstration pour le supprimer, même si on le considère comme une exception. Plus loin (45), Goya illustre à nouveau, par contraste, le caractère peu eclectique de la peinture espagnole. Les deux passages rompent avec la logique du discours mais, apparemment, MY ne se contentait plus d’une vision étroite de la peinture espagnole, uniquement basée sur les œuvres des peintres du Siècle d’Or.

La diffusion du mythe de Don Juan inclut la référence à Molière, Byron et Mozart, écrivains et musicien étrangers à l’Espagne, qui sonne étrangement dans le contexte de l’article (53). Il semble que MY ait perçu cette anomalie mais, au lieu de la supprimer, l’a amplifiée en ajoutant Balzac, Baudelaire et Montherlant. On peut s’interroger sur le bien-fondé de cette décision. Enfin (54), la nouvelle rédaction n’hésite pas à contredire l’observation qui précède (“vierge d’artifices littéraires”) et, plutôt que de la supprimer, l’explicite en introduisant une comparaison avec l’Italie, qui constitue en matière d’art une référence majeure pour MY.

Ces modifications témoignent d’une relecture minutieuse du texte initial et de la volonté de l’amender non seulement dans la forme mais aussi dans le contenu. Toutefois, Marguerite Yourcenar ne le réécrit pas de fond en comble. On perçoit même parfois qu’elle retient le scalpel pour ne pas pénétrer trop profondément dans une chair qu’elle estime encore vivante.

La principale leçon que l’on puisse tirer de ces corrections est que Marguerite Yourcenar continue à souscrire, pour l’essentiel, en 1982, au contenu de son article de 1952. Le fait qu’elle l’incorpore, trente ans plus tard, à son recueil est une indication utile, mais pas aussi significative qu’on pourrait le penser, puisqu’elle s’applique aussi aux autres textes qui composent le volume. On pourrait y voir tout autant l’insistance de l’éditeur, soucieux de tirer profit de la notoriété acquise par l’autrice après son élection à l’Académie française. Ce fut un évènement d’une ampleur nationale, retransmis à la télévision d’État, en présence du Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui était sur le point, il est vrai, de s’engager dans une nouvelle campagne électorale.

Développement sur la statuaire

Le numéro 33 constitue une exception à plus d’un titre : il s’agit d’un chapitre en soi, qui appartient à la version primitive et dont le contenu n’est pas repris, même modifié, dans la version définitive. Le constat est d’autant plus intrigant que visiblement Marguerite Yourcenar l’avait rédigé avec un soin particulier et que le passage n’aurait pas dépareillé dans la version définitive. Elle s’y adonne à un de ses exercices favoris : rapprochement entre des cultures différentes et très éloignées dans l’espace et dans le temps, et identification d’une influence ancienne dans des créations contemporaines. La polychromie de la statuaire espagnole comme conservatoire d’une pratique habituelle chez les Grecs anciens est une idée excitante, en effet. Par ailleurs, la deuxième partie du paragraphe illustre les restrictions qu’une inspiration exclusivement chrétienne apporte à cet art, en se limitant à « quelques attitudes rigides ou prostrées » et en excluant la « beauté virile ». Ce raisonnement s’inscrit parfaitement dans le contexte de l’article[4]. Il faut donc rechercher ailleurs le motif de sa suppression.

On ne manquera pas d’observer que le titre général du volume reprend celui d’un article intérieur, « Le Temps, ce grand sculpteur », et que ce dernier est entièrement consacré à la statuaire antique. En introduction, Marguerite Yourcenar y rappelle que les sculptures originales grecques étaient peintes avant de décrire par le détail les innumérables processus de dégradations que la nature et l’homme se sont conjugués à faire subir à ces œuvres, ainsi que les effets inattendus que ces processus provoquent. Des restes apparemment informes conservent parfois la trace de la main qui les a fait naître. Pour d’autres, ils perdent leur signification première pour en adopter de nouvelles, souvent inattendues. Les restaurer ne garantit pas qu’on leur restitue leur véritable visage et cette tentation a perdu de sa vigueur parmi nos contemporains. Enfin, les sculptures qui gisent au fond des océans tendent à retrouver l’aspect informe de leur matériau de départ, réduisant la durée de leur vie d’œuvre d’art à un bref épisode temporel.

La présence de ce bref article et le sort particulier qui lui a été réservé, au point de fournir le titre du recueil, suffisent-ils à expliquer que Marguerite Yourcenar ait jugé que la présence d’un développement sur la statuaire espagnole contenu dans un autre article pouvait nuire à la cohérence du volume et égarer ses lecteurs dans des voies qu’elle ne souhaitait pas leur voir emprunter ? L’hypothèse n’est pas à écarter, mais on est bien obligé de constater que cet article sur la statuaire antique n’a rien de commun, si l’on excepte la brève référence à la polychromie de la statuaire grecque, avec le paragraphe de « L’Andalousie et les Hespérides » qui a été retiré de la version définitive. On serait donc tenté d’attribuer la décision de Marguerite Yourcenar à une motivation autre que le risque d’une répétition mal venue dans un même volume. Un doute subsiste, cependant, si l’on veut bien considérer que la solution radicale adoptée à l’encontre de ce développement est unique et que le texte concerné ne méritait pas un tel opprobe. Le lecteur pourra en juger par lui-même.


 

 

 

COMMENTAIRE DE L’ARTICLE

La théorie à l’épreuve des faits

J’ai lu à peu près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit. La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m’a éclairci les livres. Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères

(Mémoires d’Hadrien, p. 37).

Le voyage en Andalousie se déroule après la publication des Mémoires d’Hadrien, Pourtant, même après la parution, s’impose comme une nécessité le contact direct avec une réalité géographique et humaine jusque-là uniquement appréhendée à travers la bibliographie. L’exercice est risqué puisqu’il soumet à l’épreuve d’une présence physique une reconstruction élaborée à partir de témoignages livresques, mais il contribue aussi à satisfaire l’exigence d’exactitude et d’honnêteté que la romancière s’est imposée dans l’élaboration de cet ouvrage et, plus généralement, de toute son œuvre. C’est là tout le mérite de ce court traité : fournir l’occasion de corriger certaines erreurs, tout en se donnant le moyen de confirmer, lorsque c’est le cas, la pertinence du propos.

Depuis les temps préhistoriques, selon Marguerite Yourcenar, l’Espagne n’existe que comme une finis terræ à laquelle on accède par la mer. Ce paradoxe, qui mériterait peut-être d’être nuancé par l’étude de l’implantation humaine en ces temps reculés, découle d’une vision éminemment historique et ne prend en compte que les indices laissés par des cultures méditerranéennes, à commencer par les Phéniciens, sur le territoire de la Péninsule. Le contact se fait uniquement par la Méditerranée. Cette affirmation péremptoire est nuancée et, dans une large mesure, contredite par la référence à l’Atlantique mais dans des termes ambigus : l’Espagne est certes méditerranéenne mais « ne l’est pourtant qu’à moitié. Elle est en porte-à-faux sur l’Atlantique comme la Grèce sur l’Asie ». Autant dire que l’océan offre peu de champ à l’analyse du peuplement de la Péninsule et, pour un peu, s’apparenterait à une erreur de la nature.

Les premières attestations de l’Espagne sont de type légendaire ou mythique :

Dès l’Antiquité, les Grecs avaient vaguement situé au large de la côte ibérique l’île des Héros, les Champs-Elysées d’Achille, qu’une autre tradition place au bord opposé du monde alors connu, dans la mer Noire. En plein Moyen Age, Dante reprenant ce grand thème atlantique, entraînait son Ulysse loin d’Ithaque pour le faire sombrer corps et biens en vue des Canaries, ou peut-être du cap Vert, sous un ciel où pointent des étoiles déjà différentes, et dans des parages que les conquistadores connaîtront plus tard (p. 168-169).

Même dans ce domaine, les données sont sujettes à caution et les témoignages difficiles à concilier compte tenu de la distance qui sépare la naissance du mythe achiléen et l’œuvre de Dante, sans parler de l’allusion aux conquistadors. Reste l’étrangeté de ces lieux méconnus du monde grec et latin et qui fit l’objet d’une colonisation tardive.

Marguerite Yourcenar débarque en Andalousie avec quelques présupposés, tous hérités de sa connaissance érudite de l’Antiquité grecque et latine, ce qui la pousse à négliger d’autres possibles pistes de réflexion et à ne s’intéresser qu’à l’extrémité sud de la Péninsule, au détriment des régions méditerranéenes plus septentrionales et, à plus forte raison, des régions centrales et occidentales de la Péninsule.

L’idée maîtresse est que l’Andalousie et Séville constituent le pendant occidental de la Grèce et d’Athènes, même si leur « entrée sur la scène universelle » est bien plus tardive. Cette nuance enlève beaucoup de force à cette affirmation, dans la mesure où les événements similaires n’interviennent de façon concommittante dans ces deux régions que pendant une période relativement réduite, qui, pour l’Andalousie, débute avec la colonisation carthaginoise, la première à posséder une dimension politique et non exclusivement commerciale. Ce rapprochement est d’ailleurs passablement forcé : « Et l’air sec et léger de Séville, son rythme d’existence à la fois continental et maritime rappellent irrésistiblement Athènes » (p. 168) ne résiste pas à un séjour un peu prolongé dans la capitale andalouse.

Ce cadre posé, il convient de tirer parti de l’observation directe des lieux. Il ne faut pas se cacher que le bilan risque d’être mince, à moins d’avoir la naïveté de croire que les dix-neuf siècles qui ont passé depuis l’époque d’Hadrien ont pu laisser des traces concrètes. Bien entendu, Marguerite Yourcenar n’est pas dupe mais elle sait aussi que la géographie des lieux garde une mémoire de son passé même lorsqu’ils ont été abandonnés de longue date.

L’Espagne romaine a duré environ sept siècles, qui constituent de beaucoup la plus longue période de paix qu’ait connue la péninsule. Partout, sur la carte et sur le sol de l’Andalousie actuelle, affleurent les villes, les routes, les aqueducs, les ports, les monuments de l’Espagne tranquille […]. Italica, patrie de Trajan, d’Hadrien, de Théodose, est plus qu’aux trois quart enfouie sous la terre, mais ses mosaïques et ses quelques statues attestent une splendeur due aux efforts de l’artisan local hellénisé ou au luxe des importations de Grèce et de Rome.

Italica, patrie de la famille de l’empereur Hadrien et son lieu de naissance, n’est plus qu’un monceau de décombres, mais ses vestiges parlent encore à ceux qu’une longue fréquentation des sites archéologiques à travers le monde grec et romain a rompus à cet exercice de déchiffrement. Celui-ci a tout de même ses limites, car il ne permet pas de distinguer la production artistique locale, s’il y en eut une, de l’importation d’œuvres, dont on sait, ne serait-ce que par les naufrages de vaisseaux dont les cargaisons noyées dans la Méditerranée finissent parfois par être repérées, qu’elle donna lieu à un commerce intense. En fin de compte, la visite du site dévie bien vite vers la vision mélancolique du poète Rodrigo Caro de la précarité des choses humaines, ce qui ne nous informe guère sur la période de sa splendeur et sonne comme un avis d’impuissance à en tirer un vrai parti.

Que penser des autres rapprochements qui, pour Marguerite Yourcenar, témoignent d’une permanence au-delà des siècles ? Un séjour d’un mois est bien trop bref pour fournir une matière solide à ce sujet et ne donne lieu, le plus souvent, qu’à des remarques anecdotiques, qu’il s’agisse des traditions culinaires andalouses ou des noms de rues de Séville. Beaucoup plus révélateurs sont les témoignages qui ne sont pas à proprement parler andalous. Ainsi du sarcophage punique du musée de Cadix qui atteste de l’étroite relation entre ibéres et carthaginois, qui ne mérite qu’un trop bref commentaire final.

Le petit musée provincial de Cadix contient un sarcophage punique, frère des sarcophages sidoniens du Louvre : une lourde forme anthropoïde, un bras replié dans une des poses habituelles aux morts, et dont la main serre une grenade ou un cœur. Le dedans du sarcophage révèle[5] un squelette vigoureux comme un tronc d’arbre. Ce punique inconnu résume par avance une des grandes aventures de l’Espagne.

Marguerite Yourcenar ne le dit pas, mais cette « grande aventure » fut définitivement interrompue par les victoires des Scipions, grâce auxquelles les ancêtres de l’empereur firent souche dans la Péninsule en profitant de la romanisation à marches forcées de la Péninsule qui suivit la destruction de Carthage : « [Marullinus, mon grand-père] descendait d’une longue série d’ancêtres établis en Espagne depuis l’époque des Scipions » (Mémoires d’Hadrien, p. 47).

De cette tardive implantation de la lignée en Andalousie, elle tire des conséquences dont on ne sait si elles sont attestées ou simplement supposées. Le mutisme du grand-père, sa passion pour l’astronomie, l’austérité du père et leur attention commune à une administration rigoureuse et à la richesse qui en découle, leur désintérêt pour les arts, présenté comme un trait commun à toute la société péninsulaire (« il n’y avait pas, je crois, une seule bonne statue grecque dans toute la péninsule », Mémoires d’Hadrien p. 52) contribue à définir un cadre provincial auquel il ne manque même pas l’accent, dont le futur empereur dut se défaire dès ses premières interventions publiques. Le profil de la mère d’Hadrien, « cette figure allongée d’Espagnole », est peut-être corroborée par « le buste de cire du mur des ancêtres », mais elle évoque trop précisément une certaine ligne du visage qui, au moins depuis les portraits d’Isabelle la Catholique, est un trait propre à la femme hispanique pour ne pas être suspecte.

De même, l’identification d’éléments hispaniques introduits dans la culture romaine par ceux que Marguerite Yourcenar appelle « le clan espagnol à Rome » est tentante mais n’aboutit qu’à des considérations générales peu convaincantes en fin de compte, qu’il s’agisse du « goût des constructions colossales », « celui des fastes funèbres », « l’outrance d’un Sénèque ou d’un Lucain, ou le nihilisme ascétique de Marc-Aurèle ». Elle le reconnait elle-même en suggérant une interprétation inverse, « ces plis si fortement marqués du tempérament ou de la pensée espagnole [auraient tout aussi bien pu être] marqués par l’influence romaine ».

On mesure là toute la difficulté de l’exercice consistant à tirer des conclusions solides de rapprochements trop liés à une approche personnelle. Le fait est d’autant plus patent lorsque l’on se propose de tracer de vastes tableaux comparatifs, sans s’imposer de limites spatiales ou temporelles, exercice qui constitue l’essentiel de la première moitié de « L’Andalousie ou les Hespérides ». Les phrases regorgent de noms de lieux et de personnes, mythes et légendes s’y bousculent ; le tout débouche sur des jeux d’équivalence hardis auxquels on n’est pas tenu d’adhérer :

La Vierge des Vendredis saints, la Macareña [sic] scintillant de pierreries a pour sœur au début des temps la dame d’Elché sous ses parures phéniciennes. Une plastique grecque ou héritée des Grecs a contribué de part et d’autre à l’élaboration de ces deux pures idoles ; les traits durs et fins sont ceux de la beauté ibérique, mais l’ardeur et la fierté, la fixité, et les pesants joyaux sont venus d’Orient.

La présence arabe en Espagne, d’une durée équivalente à celle de l’empire romain, a laissé d’innombrables traces dans l’architecture et dans l’art de l’Andalousie. Marguerite Yourcenar peut s’en pconvaincre lors de ce séjour ; elle n’en maintient pas moins le rapprochement suggéré avec l’orient gréco-romain, bien que « la marée turque envahit l’Orient chrétien » au moment-même, à un demi-siècle près (1453 / 1492), où tout état musulman disparaît de la Péninsule. Cependant, elle introduit une nuance de taille : « l’Islam en Espagne a sur sa contrepartie dans l’Orient grec l’avantage d’être plus près de ses sources, de ses origines, l’Hégire ».

 

Considérations sur l’art espagnol

Cette précision temporelle, au demeurant banale puisque l’invasion de l’Espagne par les arabes (711) survient moins d’un siècle après le début de l’ère musulmane, ouvre le champ à une analyse qui se nourrit, là aussi, de connaissances antérieures, en l’occurrence sur les premiers temps de l’Islam et même au-delà. Les ruines du palais de Medina-al-Zahra évoquent aux yeux de Marguerite Yourcenar une époque plus ancienne que l’hégire :

C’est une Asie plus immémoriale que l’Islam, c’est l’Iran achéménide, ce sont les vers mélancoliques des poètes persans sur les demeures royales hantées désormais par l’onagre et la gazelle qu’on évoque dans ces salles nues, en présence d’un cerf de bronze où s’affirme une technique millénaire, de ces stucs et de ces tessons où l’obsession de la forme animale se déguise en arabesques et en rinceaux.

L’affirmation surprend, sachant que la ville et le palais furent édifiés au Xe siècle, soit plus de trois cents ans après l’hégire et qu’on conçoit mal que ces siècles n’aient pas effacé des traces encore plus anciennes. Mais l’idée de la proximité de la conquête arabe de l’Espagne avec les débuts de l’Islam réveille des images qui doivent beaucoup aux lectures effectuées pour la rédaction des Mémoires d’Hadrien, car ces contrées furent souvent parcourues par l’empereur. On peut supposer aussi que les vestiges de Medina-al-Zahra, contrairement à ceux d’Italica, se prêtaient à une lecture qui, en interdisant une restitution de la vie palatine à l’époque de la splendeur du califat de Cordoue, débouchait sur l’évidence d’un art oriental perçu dans son essence, aux limites de l’abstraction :

[…] l’art d’une civilisation[6] pour qui tout délice et toute géométrie aboutissent à la forme humaine se voit remplacé par un art voué à la seule modulation de lignes qui s’étirent, se caressent, ne signifient plus rien qu’elles-mêmes, musique abstraite, méditation mathématique éternelle.

Ce graphisme formel qui définit si bien l’ornementation des édifices arabes est qualifié plus loin de « plus féminin ». Il éloigne l’observateur émerveillé des contingences historiques, fussent-elles les plus cruelles ou les plus tragiques, dans lesquelles cet art fut créé, lequel emprunte « aux corolles, aux grottes, aux alvéoles des ruches leur secret si profondément naturel et si éloigné de l’humain ». Cette évocation d’un lyrisme maîtrisé exprime à l’évidence un sentiment profondément ressenti, un véritable choc émotionnel devant une scène bouleversante et inattendue :

Cette perfection quasi végétale se passe de l’unité de style, ne dépend pas de l’authenticité du détail, subit avec une ravissante docilité toutes les injures : le Généralife aux revêtements effacés, aux pavillons refaits, aux bosquets retouchés par des jardiniers modernes reste ce que son constructeur arabe souhaitait qu’il fût : le paradis des méditations paisibles et des joies faciles. On n’éprouve pas, à l’idée d’autres palais grenadins anéantis ou tombés en ruines, l’amer dépit qui nous saisit devant les blessures du Parthénon ou sur l’emplacement d’une cathédrale bombardée : on accepte que ces beaux objets aient fleuri et passé comme des narcisses.

Cet art n’est pas figé dans ses manifestations. Il révèle plus qu’il ne montre et, de ce fait, nourrit une réflexion sur la création artistique et son histoire, ce qui intéresse au plus haut point Marguerite Yourcenar.

Les autres périodes architecturales présentes en Andalousie n’ont pas droit à un traitement aussi enthousiaste. Le gothique , « art militaire, implanté par la Reconquête, ramené du Nord, sorte de moine armé » se limite à la cathédrale de Séville, « énorme forteresse de la foi catholique » et ne mérite une mention que parce que l’édifice recèle « la cour arabe des Orangers ». Cette parenthèse fermée, on en vient à la Renaissance et à « ses succédanés baroques », non tant pour eux-mêmes que parce qu’ils semblent n’avoir eu pour mission que d’exalter jusqu’à l’excès une foi catholique qui n’admet pas de rivaux même anciens. Cet art venu d’Italie se rapporte fort mal à son modèle : « à un homme vêtu de soie un homme vêtu d’acier ». C’est un art de combat. Cordoue et Grenade en témoignent, l’une par « l’éventrement de sa mosquée » pour faire une place au palais de Charles-Quint, l’autre, par « cet espèce de pourrissoir où quatre cercueils rouillés s’alignent côte à côte, […] sous les tombeaux d’apparat des Rois Catholiques ».

Cédant au plaisir des rapprochements inattendus, Marguerite Yourcenar fait remonter l’inspiration du baroque espagnol au Moyen Age chrétien « ou dans un passé antique et non-chrétien plus lointain encore », preuve, s’il en était, que la Renaissance a été ignorée par « un peuple habitué désormais aux tensions extrêmes ». Elle en trouve la preuve dans les manifestations, à ses yeux, les plus baroques de la vie andalouse » :

pompes des processions tauromachiques, broderies des costumes de toreros, souvent déchirés et sanglants […], costumes des danseurs du Corpus Christi, pourpre du Nazaréen flagellé et exposé au peuple, traînant comme une vague de sang sur les têtes de la foule, argenterie et catafalques des Samedis Saints.

Cette vision folklorisante, dont on trouve la source dans les carnets de Grace, propose une conclusion anecdotique à une réflexion ambitieuse. Elle témoigne surtout de cette tendance à ne rien laisser en route qui puisse illustrer son propos.

La dernière séquence de l’article est une longue réflexion sur la peinture sévillane et sur ses modèles. Si elle s’inscrit dans les grands courants européens issus de la Contre-Réforme, la peinture de Murillo, Valdés Leal, Velázquez et Zurbarán s’en distingue par un cru réalisme, qui la prive de toute projection vers un au-delà du sujet traité, « des leçons que nous devinons universelles » : « ce n’est pas la mort qui nous est présentée dans ce tableau de Valdez Léal dont Murillo disait qu’il pue, c’est un cadavre, et ce cadavre est un portrait ».

L’art pictural est un terrain que Marguerite Yourcenar, en bonne flamande, connait bien, ce qui explique ces formules percutantes qui emportent la conviction du lecteur. Ainsi du nu, domaine privilégié de l’humanisme classique (« la gloire du nu ») que les espagnols ont ignoré, à de très rares exceptions près, Velasquez et Goya ; et même chez ces derniers, « le détail, l’accidentel et l’instantané » les éloigne du « pur chant des formes ». De même, dans la scène de genre ou la nature morte, ces peintres nous montrent « non pas l’Essence ou l’Idée, mais la Chose ». Marguerite Yourcenar conclut ces paragraphes sur une observation d’une grande justesse sur les limites d’un prétendu réalisme :

Les peintres flamands, florentins ou vénitiens nous en apprennent plus, respectivement, sur leur ciel et sur l’air des rues que les peintres de l’âge d’or sévillan.

 

Bilan

Sacrifiée à l’idéologie castillane de la race, l’Andalousie a été reléguée à une position subalterne qui ne lui a laissé d’autre perspective qu’une quête inassouvie, incarnée par « ces figures d’histoire et de légende [qui] se définissent toutes par ce puissant mot quero (sic pour quiero) qui signifie à la fois aimer et chercher » : errance de Jeanne la Folle avec le cercueil de son époux[7] ; visions nocturnes de Jean de la Croix ; aventures féminines de Miguel Mañara, à l’origine du mythe de don Juan ; doña Belize et Bernarda Alba, héroïnes du théâtre de Lorca. C’est une terre de poètes qui, pour être « perpétuellement aimée et recréée à distance », a nécesité les talents de Tirso de Molina, Molière, Mozart, Byron, Balzac et Baudelaire (à nouveau le mythe de don Juan).

Ce condensé schématise certainement la pensée de Marguerite Yourcenar mais révèle aussi ce qu’a d’approximatif ce raisonnement fait d’idées générales illustrées par des exemples empruntés à des époques différentes et sortis de leur contexte. C’est une pratique courante dans la critique française de l’époque, que dénonçait si justement Gómez Baquero dans la conférence de Jean Cassou (cf. Textos inéditos / Literatura del siglo XX / Controversia literaria).

La page finale est beaucoup plus convaincant parce qu’elle s’appuie sur les observations personnelles de Marguerite Yourcenar au cours du voyage :

Et nous commençons à comprendre ce qui nous touche dans ce pays et parfois nous bouleverse : le contact direct avec la réalité, le poids brut de l’objet, l’émotion ou la sensation forte et simple, antique et toujours neuve, dure ou douce comme l’écorce ou comme la pulpe d’un fruit.

Ces lignes confirment combien l’historien doit se garder d’une trop étroite dépendance de la bibliographie, surtout s’il dispose d’éléments de comparaison accumulés lors de ces nombreux voyages culturels. C’est grâce à cet acquit personnel que Marguerite Yourcenar peut affirmer avec raison : « Ce sol d’où jaillirent tant de chefs-d’œuvre n’est pas d’emblée senti, comme l’Italie, une patrie privilégiée des arts… ». De même, les traces laissées par la récente Guerre civile, qui s’est achevée à peine dix ans auparavant mais que le régime en place s’évertue à pérenniser, autorisent-elles à affirmer que « peu de contrées ont été plus dévastées par la fureur des guerres de religions, de races et de classes ». Quant à l’omniprésence de la religion et au spectacle de la misère, ils témoignent de l’état de la société à cette époque et au choc ressenti par des citoyennes d’un pays durement éprouvé par la guerre mais à qui fut épargné la destruction et la défaite, les États-Unis d’Amérique.

Loin de s’arrêter à ce ce triste constat, Marguerite Yourcenar recherche les indices d’une liberté que nulle contrainte ne peut complètement étouffer et dresse un bilan, somme toute optimiste, qui montre que la tradition n’est pas seulement l’instrument d’un conservatisme rétrograde mais qu’elle conserve les germes de résurgences inattendues :

Énumérons nos délices : Grenade était belle, mais ce rossignol qui chanta toutes les nuits, cette gorge brune gonflée de sons nous en apprit tout autant sur la poésie arabe que les inscriptions de l’Alhambra. À Cadix, au bord de l’Océan, parmi les blocs submergés qui sont peut-être ceux du temple de l’Hercule gadéditain (sic), ce jeune garçon aux jambes brunes, enfoncé jusqu’à mi-cuisses dans l’eau pâle et bleue comme ses haillons délavés, soucieux seulement des profits et des déconvenues de sa pêche, ne nous émouvait pas moins qu’uns statue antique trouvée à fleur d’eau ; cette vieille religieuse à demi aveugle qui nous montrait sans les voir les tableaux de l’Hôpital de la Caridad prend place dans nos souvenirs à côté des figures peintes ; l’immensité massive de la cathédrale de Séville semblait expliquée, ou justifiée peut-être, par la présence d’une femme solitaire priant les bras en croix. Moins encore ou mieux encore, je pense à ces deux paysans couchés au bord de la route dans leurs vêtements de laine rayée, à ce tas de moutons égorgés dans une charrette au seuil d’un boucher, pleine de la présence obscène et candide de la mort, à ces fleurs un peu moites, froissées par les mains tièdes d’un petit mendiant, à ce pain sur une table que survole insidieusement une mouche, à cette grenade d’où gicle un jus rose…

Ces scènes de rue sont tout sauf anecdotiques. L’interprétation qu’en donne Marguerite Yourcenar lui épargne l’écueil de l’exotisme qui menace le touriste, fût-il cultivé et curieux d’autre chose que de couleur locale. Mais qu’elle ait songé à clore ainsi son article en dit long sur le choc qu’elle a pu ressentir à la vue de ces scènes, confirmé par la lecture des carnets de Grace. Cette découverte d’un présent misérable ramène à de plus justes proportions la place parfois démesurée qu’occupe chez l’érudit l’analyse du passé.

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ANNEXE

Dans ses carnets, à la date du jeudi 1er mai, Grace Frick note que Marguerite Yourcenar a tapé un article (« Typed an article »). J’émets l’hypothèse, comme le suggère fortement la chronologie, qu’il s’agit du texte qu’elle a commencé à rédiger à Rome, quelques semaines auparavant, et que publiera le quotidien Combat, dans son édition du samedi 17-dimanche 18 mai. À ma connaissance, ce texte n’a jamais été publié ailleurs que dans ce journal. Je le reproduis ci-dessous.

Il est paru sur deux colonnes en haut de la page 6. La photographie qu’en propose Gallica ne permet pas de lire les fins de ligne de la seconde colonne, la marge intérieure étant cachée par la pliure. J’ai tenté de restituer l’intégralité du texte et y suis généralement parvenu. Il reste, cependant, quelques mots partiellement ou totalement illisibles. J’ai comblé les vides entre crochets par des lectures conjecturales ou un blanc lorsque j’ai dû renoncer à le faire.

 

Comment j’ai écrit

les « Mémoires d’Hadrien »

par Marguerite yourcenar

                                    Madame Marguerite Yourcenar à qui le jury Femina vient de

                        décerner le prix Femina Vacaresco pour son dernier ouvrage Les Mé-

                        moires d’Hadrien, a tenté l’interprétation psychologique d’un très

                        grand homme qui assura au monde un demi-siècle de paix et lé-

                        gua le pouvoir à Marc-Aurèle.

                                    Elle explique elle-même dans l’article ci-dessous comment

                        elle écrivit son remarquable livre.

Alfred de Vigny a écrit quelque part cette phrase que je cite de mémoire : « Une belle vie, c’est une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr ». Si cette formule contient quelque vérité, ma vie aura été belle. Ces « Mémoires d’Hadrien » furent projetés pour la première fois au cours d’une promenade à la Villa Adriana, pendant un séjour à Rome : j’avais environ vingt ans. Ecrit tout entier, puis jeté au panier, repris, puis abandonné plusieurs fois, ce livre, ou plutôt ce projet de livre, m’accompagna en Grèce pendant des années. Mes recherches, mes lectures ne cessèrent jamais de s’y reporter, même au moment où je m’étais découragée de l’écrire. Une nouvelle rédaction du début, écrite en 1937, se perdit en 1940 : elle fut retrouvée en 1948 et me parvint aux Etats-Unis. J’acceptai ce hasard comme un signe et me consacrai exclusivement à cette œuvre si longtemps restée en suspens ; je me remis dans les bibliothèques américaines, à compléter, à réviser minutieusement la documentation d’autrefois.

On a trop l’habitude de mettre d’une part le travail de la création littéraire, avec ce qu’il suppose d’ardeur, d’émotion, d’élan instinctif, et de l’autre le labeur patient de l’érudit sagement enfermé dans l’étude des textes et dans leur explication. Pour moi, pendant les trois années qu’a duré la dernière rédaction de ce livre, ces deux formes de prises de contact avec le passé n’en faisaient qu’une. Le mot roman historique est un terme bien trompeur : il ne s’agissait pas, dans mon cas, de prendre la vie d’un grand homme du passé comme prétexte à fabulation, mais au contraire, d’apprendre à me servir, avec des prudences et des soins infinis, de ces milliers de documents qui vont des papyrus d’Oxyrinchus au T[ ], des écrits de Galien et de Marc Aurèle aux chroniqueurs du Bas-Empire, pour reconstituer cette grande figure dans son entièreté, dans ses constructions apparentes, dans son être intime. Bien plus qu’aux procédés du roman, la technique adoptée ici s’apparentait à celles de l’essai ou de la tragédie, à celle de Montaigne et de Shakespeare rêvant sur les pages refermées d’un volume de Plutarque à l’individualité [physi]que de César ou de Marc Antoine. C’est d’ailleurs pour avaliser pleinement le mode de la méditation tragique, si riche de réticences et d’aveux que j’ai choisi de mettre le récit de la vie d’Hadrien dans sa propre bouche, d’exprimer en [termes] qui fussent siens ses actions et les motivations de celles-ci. Hadrien pouvait parler de lui-même avec plus d’assurance et plus de subtilité que moi.

J’écris ces lignes en Italie à la Villa Adriana où Hadrien acheva de vivre, à Baies, où il mourut, à Rome, où il [e…] sous la coupole de son Panthéon une pensée religieuse aussi profonde que celle de nos cathédrales, mais d’essence différente, dans le caveau funéraire du Château Saint-Ange, où ses cendres impériales reposèrent jusqu’à l’arrivée des Barbares. [Ici] on peut, plus facilement qu’ailleurs, prolonger cette méditation, autour de cet homme de réflexion, de passion et d’action, autour de l’amateur de culture grecque, du Prince. La vie d’Hadrien a commencé en Espagne ; ses ardentes [..]lections ont été pour la […] ses faits et gestes de […] voyageur sont encore […] sur toutes les routes de son immense empire ; mais son destin s’est noué et s’est [accompli] à Rome.

Combat, samedi 17-dimanche 18 mai 1952, p. 6.

Octobre 2024

 



[1] À proprement parlet, il ne s’agit pas d’une corrida mais  d’une novillada, réservée aux apprentis matadors n’ayant pas encore reçu l’alternative, qui affrontent des taureaux de 3 à 4 ans d’âge. Cette subtilité, qui ne peut échapper à un aficionado, était apparemment ignorée de nos deux voyageuses. Morenito de Córdoba, Sánchez Saco et Paco Ruiz ont toréé, ce jour-là, six novillos du marquis d’Osborne. Paco Ruiz fut renversé par son adversaire, sans être blessé ; Sánchez Saco fut également accroché mais sans autre conséquence qu’une culotte (taleguilla) déchirée. Cf. le quotidien La Patria de Grenade, mardi 6 mai 1952, p. 6. Je remercie María Rosalía Calzado et Hervé Touya de m’avoir aidé dans ma recherche sur cette novillada.

[2] À Séville et non à Algésiras, comme l’indique par erreur Josyane Savigneau, p. 351.

[3] Cette formulation, familière à l’autrice, se retrouve dans dans Quoi? L’éternité : « La vieille haine de l’homme pour l’homme était du coup justifiée : tuer était excusé par mourir » (à propos de la Grande Guerre).

[4] Est-il interdit d’y voir un écho d’échanges qu’elle a pu avoir sur le sujet avec Malvina Hoffman lors de leur séjour partagé à Grenade et lors de leur rencontre de Madrid ?

[5] CS : « recèle ».

[6] CS : l’art d’une race.

[7] L’errance de Jeanne ne dépassa pas les limites de la Castille.

Ramón Pérez de Ayala, A. M. D. G.

Ramón Pérez de Ayala, A. M. D. G.

Traduction de Jean Cassou

Le deuxième roman de l’écrivain asturien Ramón Pérez de Ayala (1880-1962), A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites, a été publié en 1910. L’intrigue, qui s’inspire largement des années de collège de son auteur, est une charge féroce contre l’esprit et la méthode de la Compagnie de Jésus. Il a été traduit en français par Jean Cassou et publié aux éditions de La Connaissance en 1929.

 

 

On en sait plus sur les circonstances qui présidèrent à cette traduction grâce au témoignage de l’éditeur, René Louis Doyon (Mémoire d’homme. Souvenirs irréguliers d’un écrivain qui ne l’est pas moins. Ed. La Connaissance, 1952, p. 105) :

Je me réjouis d’avoir publié de très nobles études de Cassou et de lui avoir demandé la traduction du douloureux roman du Castillan Perez de Ayala, A. M. D. G., Scènes de la vie dans un collège espagnol de Jésuites. Cette traduction, à quoi on a reproché même sa minutieuse exactitude, eut un grand retentissement, non seulement dans les milieux littéraires, mais dans le monde pédagogique. Je ne comprends pas encore pourquoi Jean Cassou ne l’a jamais comprise dans son Panorama de la Littérature espagnole, non plus que dans ses différentes bibliographies. Il a toujours convenu que c’était par oubli, et c’est fort probable, car il a des négligences de poète.

Il est exact que dans le volume des Panoramas des Littératures contemporaines consacré à la Littérature espagnole, rédigé par Jean Cassou et publié en 1931, soit deux ans après la parution de sa traduction, ce dernier ne la mentionne pas, sans pour autant omettre de commenter élogieusement le roman de Pérez de Ayala :

La perfection stylistique de Pérez de Ayala n’est pas autre chose qu’une forme de burlesque espagnol si grave et si subtil. Sous des aspects divers, qu’il écrive des poèmes, des romans ou des essais, c’est ce rire profond et retenu qu’il fait entendre. Ce qu’il veut, ce n’est point tant nous présenter des personnages ou nous proposer des thèses que d’exercer notre esprit en une suite de vacillations éblouissantes et pleines de risques. Ayala a de qui tenir cette dialectique savante et trouble :et c’est contre ses premiers maîtres qu’il a retourné ses armes. A. M. D. G. (1910) est le livre le plus noir qu’on puisse rêver : c’est un chef-d’œuvre d’ironie pesante. Et pour cette horrible critique de l’éducation jésuite la phrase d’Ayala s’est faite à la fois plus caressante et plus blessante que jamais.

Il y a du prêtre chez Ayala ; il y a aussi du torero.

Malgré ce que laissait espérer ce commentaire élogieux, l’idée de traduire cet ouvrage ne lui vint pas naturellement ; elle lui fut suggérée par son éditeur, s’il faut en croire ce dernier, cité plus haut. Entreprendre la traduction d’un roman publié quelque vingt ans auparavant ne manifeste pas, en effet, un grand empressement de la part du traducteur. Aussi est-il plus logique de penser que c’est à l’initiative de René-Louis Doyon qu’on la doit.

L’adjectif « douloureux » dont celui-ci qualifie le roman suggère qu’il en fut ainsi. Car, s’il est fort probable, en effet, que remuer ces cruels souvenirs d’enfance pût être une épreuve pour Pérez de Ayala, on doute qu’il en ait été de même pour le traducteur français. En revanche, cet adjectif pouvait venir naturellement sous la plume de l’éditeur, dont on sait qu’il fut lui aussi élève des Jésuites. Dans Mémoire d’homme (p. 15), il expédie cet épisode de sa vie en une phrase qui tombe comme un couperet : « Après un séjour en Piémont dans un collège de R. R. P. P. Jésuites[1], où je bâclais hâtivement quelques humanités, en 1908, je devais regagner Alger par Marseille ». On est bien loin d’une quelconque adhésion aux bons Pères. Doyon s’éloigne d’ailleurs radicalement de toute vocation religieuse dès sa jeunesse, à la suite, assure-t-il, d’un pèlerinage à Lourdes décevant. D’où l’idée que le rappel de ces années pût lui être « douloureux » et lui ait inspiré le désir d’ajouter à son catalogue d’éditeur une traduction du roman d’Ayala qui témoignait de sentiments proches des siens.

L’implication personnelle de René-Louis Doyon dans le projet est confirmée par la longue Préface (84 pages) datée de septembre 1928, dont il fait précéder la traduction : « Iñigo de Lozoya ou le triomphe de l’esprit militaire par René-louis Doyon ». Il la qualifie « d’essai d’ensemble sur l’organisme, l’esprit et l’activité de la Compagnie » (p. lvii), ce qui n’est pas usurpé, parce qu’elle s’appuie sur une bonne connaissance des textes réglementaires de la Société de Jésus et sur une bibliographie susbtantielle, pour autant qu’on puisse en juger, car il ne s’y réfère pas toujours directement.

Quant à l’esprit avec lequel il aborde le thème, il le présente ainsi :

Par précaution, il est peut être superflu de prévenir le lecteur avec quelle indépendance de vues, quelles considérations déférentes sans être sympathiques, les ressorts de la Compagnie vont être démontés. Ennemi irréductible de la société anonyme, des puissances qui utilisent une armée d’obscurs sacrifiés même sous un généreux pavillon, attaché aux psychologies des esprits renoncés qui ne peuvent vivre qu’à l’ombre des maisons mystiques, l’auteur n’apportera, dans cet essai, qu’une impartialité méritoire, même si elle est passionnée.

Disons, pour être plus simple (Doyon était connu pour son style volontiers pédant et même amphigourique), qu’il aborde son sujet en toute objectivité, mais qu’il n’hésitera pas à dénoncer ouvertement ce que la Compagnie tient à tenir caché. Il s’attache tout d’abord à la personnalité du fondateur puis analyse les principes qui régissent le fonctionnement de la Compagnie, sa puissance économique et son ambition politique.

Cet essai liminaire n’a guère de lien avec le roman qui suit. Il ne réserve qu’une brève allusion à son dénouement. Au Père Atienza, qui s’enfuit du collège, son ami Trelles demande : « Croyez-vous que l’on devrait détruire la Compagnie de Jésus ? ». Le personnage de Pérez de Ayala y répond sans ambages : « De fond en comble ! ». Doyon, en revanche, est beaucoup plus nuancé (p. lxxxiii) :

En résumé, les jésuites sont-ils un danger social ; ou doit-on poser cette question comme le héros du beau roman de R. Perez de Ayala : « Faut-il détruire la Compagnie ? ». L’auteur de cet essai ne répondra point par l’affirmative ; il ne croit pas la force des jésuites si redoutable ; leur action n’est nocive qu’à certains tempéraments qui subissent leur emprise ; […] les États, certes, ont le droit de limiter son action quand elle va à l’encontre de la liberté des citoyens et établit des compromis d’autorité, des ingérences extérieures. Si l’on reconnaît à l’œuvre d’Iñigo qu’elle n’agit que pour recruter d’autres soldats, on redoutera moins son autofécondation ; ne rentrent dans les ordres religieux, ne restent chez les jésuites que les esprits que convainc, qu’abaisse la vérité enseignée par ce saint tragique de la tragique Espagne.

En ne condamnant pas la Compagnie aussi radicalement que le personnage de Pérez de Ayala, Doyon prend, de fait, ses distances à l’égard du roman. Cette attitude, pour le moins ambiguë, est, en outre, inexplicable, parce qu’elle contredit le fait que, tout au long de son traité, il n’épargne pas cette institution. Elle est aussi maladroite. On attendrait, en effet, que l’éditeur, dont on a tout lieu de penser qu’il fût à l’initiative de la traduction, ne se contentât pas de le qualifier de « beau roman », ce qui s’apparente à une formule de courtoisie obligée plutôt qu’à une opinion sincère.

Quant au reproche fait à Cassou de n’avoir jamais mentionné sa traduction « dans son Panorama de la Littérature espagnole, non plus que dans ses différentes bibliographies », il est justifié, même si elle figure dans la liste de ses œuvres reproduite en page de garde.

On ne peut donc écarter l’idée que Jean Cassou ait pris ombrage de l’encombrante présence de son éditeur en tête de sa traduction et qu’il n’ait pas partagé sa façon de ménager la Compagnie de Jésus. Peut-être n’a-t-il pas voulu faire de publicité à cet essai liminaire. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle expliquerait un silence qui visiblement importunait son éditeur.

Il pouvait s’agir aussi d’une fâcherie passagère, entre deux connaissances d’assez longue date. Dans sa Mémoire d’homme, Doyon évoque les nombreux hommes de lettres qui fréquentaient sa maison d’édition et collaboraient à sa revue (p. 104-105)[2].

Parmi nos jeunes amis, le groupe dit des Lettres Françaises, Jean Cassou, Georges Pillement, Maurice Moreau et André Wurmser, furent d’actifs collaborateurs. Le premier d’entre eux, Jean Cassou, tant par l’antériorité de notre rencontre que par la considération que je lui ai témoignée et lui garde toujours, est un esprit riche de dons, d’une psychologie curieuse, un véritable volcan d’imagination, de lyrisme, de suggestion : c’était le Belphégor de cette pléïade dissociée.

Le portrait que Doyon trace de Jean Cassou est certes élogieux et probablement sincère, mais on y perçoit une forme d’incompréhension devant certains comportements de son jeune ami, compensée par l’indulgence qu’autorise leur différence d’âge (Doyon est plus âgé de douze ans). Cette attitude protectrice de Doyon a pu aussi indisposer Jean Cassou qui, en 1929, n’était probablement pas disposé à supporter un quelconque chaperon.

 

Couverture et 4ème de couverture de l’édition numérotée.

On observera la coquille de la date : mcmxxvix pour mcmxxix.

 

 



[1] Le collège de Salussola, selon l’auteur de sa notice wikipédia.

[2] Ce passage se conclut sur le paragraphe transcrit au-début de cette chronique.

Portraits croisés (2). Ignace de Loyola et l’abbé de Saint-Cyran

Ignace de Loyola et Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran :

portraits croisés par René-Louis Doyon

 

La comparaison est un moyen commode pour dessiner le caractère d’un personnage. Il suffit pour cela de le confronter à un individu ayant exercé dans le même domaine et faire ressortir par contraste les différences qui font son originalité.

On pourrait comparer [Ignace de Loyola] pour mieux éclairer sa physionomie, au vaincu de ses successeurs[1]: Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran[2]; ils sont Basques tous deux, chacun d’un versant pyrénéen; tous deux ont la même rudesse, la même froideur, la même ardeur à entreprendre, à commander, la même inflexible maîtrise de leur caractère; l’un [Loyola], avec plus de souplesse, déploya tout son génie de conquête à capter doucement les hommes, puis à les réduire au service jusqu’à la destruction de la personnalité; l’autre [Saint-Cyran], dans une sombre spéculation théologique, destinait aux enfers les enfants sans baptême et maintenait l’homme dans l’épouvantement d’un destin irrévocable; le premier glaçait le cœur, le second la raison ; celui-là servit le pouvoir et ne compta pour rien[3] les concessions, les souplesses, les épreuves sociales qui devaient assurer ses fins ; Duvergier se heurta à un génie inflexible, et, n’ayant pas traité de puissance à puissance, perdit toute sa vie ; et sa pensée à peine écrite, transmise par des témoins, pourchassée dans ses moindres manifestations, mal comprise, calomniée, montée en épouvantail, servit de dispute à un siècle et au triomphe de l’autorité ignatienne ; l’abbé de Saint-Cyran eut peut-être plus de génie théologique ; ce n’était pas un homme d’action, un chef : il était surtout un abstracteur ; Iñigo connaissait mieux les hommes, leur maniement : il était tacticien et fin psychologue. En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite, la chance ayant fait de l’un le créateur d’une société destinée à maintenir, à développer l’ordre catholique romain, et de l’autre, une manière de réformateur qui eût transporté à Paris le siège de Saint-Pierre et mêlé au paganisme romain le rigorisme chrétien. Duvergier a échoué en théologien diffus ; Iñigo a triomphé en commandant d’armée. Qu’on s’étonne maintenant qu’il exerce encore un prestige sur les hommes d’action et que Napoléon ait consulté, dit la légende, un de ses traités sur les sièges de places fortes.

René-Louis Doyon, « Iñigo de Loyola ou le triomphe de l’esprit militaire »,

Étude préliminaire à Ramón Pérez de Ayala,

A. M. D. G. Scènes de la vie dans un collège de jésuites¸

traduit de l’espagnol par Jean Cassou,

Paris, La Connaissance, 1929, p. XVIII-XIX.

Pour pouvoir comparer deux personnages, il faut qu’ils aient quelques points communs. Le monde a bien changé, aussi bien dans le domaine politique que religieux, pendant le siècle qui sépare le fondateur de la Compagnie de Jésus du promoteur du jansénisme et on pourrait en déduire que la comparaison est vouée à l’échec. Cependant, la tentation est grande de confronter ces deux purs produits de la race basque, Ignace, né dans la province de Guipuzcoa, et le bayonnais Duverger de Hauranne. Le terroir d’origine n’explique pas tout, mais on est tenté de retrouver sa trace dans certains de leurs traits de caractère, à en juger par leur parcours personnel : froideur, ardeur à entreprendre, goût du commandement, inflexibilité de la volonté. Ces ressemblances existent aussi, encore qu’à un degré d’intensité moindre, entre Saint-Cyran et Vincent de Paul, son contemporain (cf. Thèmes landais / Portraits croisés). Mais ce rapprochement ethnique, s’il satisfait le chauvinisme des historiens locaux, ne suffit pas à rendre compte de la complexité de deux vies humaines.

Les différences sont beaucoup plus nombreuses et d’autant plus significatives qu’on peut les opposer terme à terme, avec un accent mis sur des questions de méthode. Ignace de Loyola se montre conciliant à l’égard de ses interlocuteurs officiels et sait attirer à lui de potentielles recrues. En revanche, il réserve sa rigueur, qui était grande, aux garnisaires (terme qu’apprécie particulièrement Doyon et qu’il emploie souvent dans son traité) de la Compagnie, du novice au profès, sans oublier les coadjuteurs spirituels et les coadjuteurs temporels. Ce terme désigne de véritables « bêtes de somme » condamnées à végéter toute leur vie dans un statut de subalternes, à qui on interdit tout apprentissage intellectuel, au point qu’ils ne peuvent apprendre à lire et à écrire s’ils sont illettrés. Il existe un fort contraste entre l’image que le fondateur de la Société de Jésus propose à l’extérieur et la pratique interne de la Compagnie.

Par opposition, l’abbé de Saint-Cyran ne sait pas feindre. La sévérité qu’il proclame à l’endroit des principes de la religion sont énoncés sans ambages et le refus d’une grâce quelconque offre peu de perspectives souriantes au croyant. Sa conviction est telle qu’elle ne laisse transparaître aucune humanité et qu’elle s’aliène nécessairement les meilleures volontés. Son projet de réforme de l’Église, qui s’appuie sur une interprétation sans concessions des Textes saints, faute de lui attirer des appuis nombreux hors un petit cercle de religieux, est promis à l’échec. Il finit par irriter le cardinal de Richelieu et par connaître la prison dont il ne sortira que pour mourir quelques mois plus tard.

Ce jeu de contrastes entre les deux personnages est une illustration, volontairement ou non de la part de Doyon, de l’opposition entre les Armes et les Lettres, motif qui court tout au long de la Renaissance. Mais, alors que l’humanisme s’est évertué à faire dialoguer ces deux états entre eux, Doyon, loin de chercher à les concilier, s’évertue, au contraire, à les opposer de façon systématique. Loyola, pur produit d’une vision guerrière du monde, organise sa Compagnie selon des principes militaires et n’accorde de vertu qu’à la sujétion des individus au profit d’une entreprise qui ambitionne de conquérir les esprits par la force et de les gouverner par la terreur. L’abbé de Saint-Cyran, tout au contraire, n’use d’autre arme que du raisonnement érudit et n’aspire qu’à gagner les esprits à sa vision d’une Église idéale, convaincu qu’il est que la justesse de son raisonnement finira par conquérir les volontés les plus rebelles, pour peu qu’elles soient honnêtes. On imagine sans peine qui devait sortir vainqueur de ce combat.

Doyon conclut, en manière de flèche du Parthe, sur un trait commun aux deux personnages qu’il avait volontairement omis de signaler au-début : « En fait, ils sont tous deux sans poésie et leur parallèle va jusqu’à cette limite ». Ce défaut rédhibitoire les condamne donc tous deux à ses yeux.



[1] NdE. Saint-Cyran fut la victime de la cabale menée par les Jésuites, successeurs d’Ignace de Loyola.

[2] Note de Doyon. Un seul trait souriant dans la vie de ce dur ascète, c’est la lettre charmante qu’il écrivit de son effroyable prison de Vincennes, à sa nièce qui lui offrait un petit chat ; le jansénisme n’a pas de sourires comme celui-là. [NdE : cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 491, n. 1. C’est sans doute là que Doyon a lu cette lettre par laquelle il refuse l’offre de sa nièce : « J’aurois volontiers retenu votre chat qui étoit si beau ; mais ma chambre est si petite que nous n’y pouvions demeurer tous les deux : conservez-le moi pour un autre temps que je vous le demanderai ».]

[3] NdE. « ne fit aucun cas, ne ménagea pas ».

Bernard Manciet sur scène

Bernard Manciet sur scène

Du 2 au 9 décembre 1996, le Festival d’automne à Paris avait programmé, au Théâtre Molière-Maison de la Poésie, rue Saint-Martin, un spectacle intitulé Bernard Manciet, poète de la Lande. J’ai assisté, le dimanche 8 décembre, pour la somme de 120 F, – le ticket que j’ai conservé en fait foi – au second des spectacles proposés, L’Enterrement à Sabres.

Je connaissais à peine le nom de Bernard Manciet et n’avait rien lu de lui. Ce n’est qu’après cette expérience que j’ai acquis son ouvrage Le triangle des Landes, publié en 1981 aux éditions Arthaud, que j’ai souvent relu depuis. Le dépliant du spectacle de la Maison de la Poésie m’a donc servi d’introduction à la connaissance du poète et de son œuvre. C’est sans doute ce qui explique que je l’aie soigneusement conservé. Je crois utile d’en reproduire ci-dessous le contenu.

 

 

Le modeste dépliant de 4 pages, en noir et blanc, dont la première page était occupée par une photo du poète par Marc Enguerand, proposait deux programmes en alternance.

1. Per el Yiyo / Poème épique en quatre actes en hommage au tragique destin des / toreros Paquirri et El Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin.

2. L’enterrement à Sabres / Récit flamboyant et méditation mystique / La geste d’un peuple en quête d’un dieu qui se dérobe / Réalisation Hermine Karagheuz / échange français-occitan avec la participation / de Bernard Manciet.

Les deux pages centrales sont réservées, celle de gauche, au premier spectacle, celle de droite au second. À cheval sur les deux pages centrales, un court texte-annonce :

La Dauna régnait sur la Lande, “terre reflet du ciel”, désert biblique.

El Yiyo vivait au cœur de l’arène, et il y périt, tout jeune encore.

Ces deux œuvres, ancrées dans la terre occitane, d’une beauté inouïe,

majestueuses et puissantes, seront présentées en alternance.

Pour donner à Manciet sa juste place au sommet de l’art poétique.

Au-dessous, deux encadrés.

Page de gauche :

Per el Yiyo / Réalisation Jean-Louis Thamin / Décor / Steen Halbro / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Ghaouti Faraoun / Jérôme Robart / Thomas Roux / Mardi 3, jeudi 5, samedi 7 et lundi 9 décembre à 21 heures.

Page de droite :

L’Enterrement à Sabres / Adaptation / Bernard Manciet, Hermine Karagheuz / Réalisation et dispositif scénique / Hermine Karagheuz / Lumières / Jean-Pascal Pracht / avec / Hermine Karagheuz / Bernard Manciet / Michael Chirinian / lundi 2, mercredi 4, vendredi 6 décembre à 21 h et dimanche 8 à 16 h.

Haut de la page de gauche, sous le titre :

Le 26 septembre 1984 dans l’arène de Pozo-Blanco, Paquirri succombe à un coup de corne à l’aine. El Yiyo tue immédiatement le taureau. Le 30 août 1985, à Colmenar Viejo, El Yiyo meurt à son tour d’une coup de corne qui lui transperce le cœur. Il a alors vingt-deux ans. Bernard Manciet, qui avait commencé à composer un hommage à Paquirri, modifie alors son texte qui devient « Per el Yiyo », tragédie en quatre actes où se mêlent incantations, apostrophes et provocations, dans l’arène, là où le sacrifice est règle, là où la mort est acte d’amour.

Haut de la page de droite, sous le titre :

Écrit en occitan et traduit en français par l’auteur, ce poème d’environ 5000 vers, composé de seize chapitres, suit, sans toutefois la respecter, l’ancienne cérémonie de la liturgie latine consacrée aux défunts : de la levée du corps à l’ensevelisement.

Les gens de Sabres, bourgade des Landes, enterrent une des leurs, la vieille, la Dame, la “Donne” : elle incarne la lande, “pas du tout le département, mais la tribu au sens biblique”. Le cortège funèbre nous projette dans la rondes des temps antiques… contemporains : la cérémonie funèbre se fait “insurrection, résurrection”, noces cosmiques. La langue de Gascogne est portée aux nues: “je l’enterre” dit Manciet mais “je l’enterre vivante”. Les vers flamboyent comme les images de Paradjanov. Le “Sabres” de Manciet nous submerge comme la “Roma” de Fellini. (H. Karagheuz).

“L’enterrement à Sabres” édition bilingüe Ultreia épuisée) réédité par les Éditions Mollat-Bordeaux 1996, distributeur le Seuil.

Haut de la page 4.

“Il faudrait que notre parole tienne le coup face au parler de l’océan, et à ce moment-là, nous serons dignes d’être poètes. Mais c’est imposible… L’Océan; ce n’est pas seulement, comme le dit Virginia Woolf, de l’eau” (Bernard Manciet)

Né à Sabres (Landes) en septembre 1923, Bernard Manciet retourne définitivement dans les Landes en 1955, après des études secondaires à Bordeaux, supérieures à Paris, et une dizaine d’années passées dans la carrière dilomatique, à l’étranger (Allemagne, Brésil) ainsi qu’à Paris. Il vit et écrit à Trensacq.

Quarante-cinq années d’écriture ininterrompue se traduisent par un nombre et un rythme croissants de publications,, par des “interventions” toujours plus nombreuses mais concises, par des écrits qui, initialement publiés en revue ou patiemment réservés et mûris, donnent à présent matière à de volumineux ouvrages, à une œuvre enfin rendue publique.

Des essais écrits en français l’ont fait connaître d’un public plus large, de même que ses prestations avec des musiciens comme Bernard Lubat ou Beñat Achiary.

Suit un portrait du poète par Christian Delacampagne publié dans le supplément du Monde du 14 septembre 1996: “Bernard Manciet est notre Virgile, mais seuls les initiés le savent. […] Secret et singulier, baroque et classique à la fois, Manciet est un grand poète de la lande: s’ils ont un tant soit peu de curiosité, les Parisiens eux-mêmes devraient finir par s’en apercevoir.”

 

 

**

Les souvenirs que je conserve de cette soirée se sont beaucoup estompés. Cependant, je revois le dispositif scénique : le cercueil de la Daune au milieu de la scène. Côté jardin, l’espace dans lequel évoluait Hermine Karagheuz ; côté cour, une petite table éclairée chichement (une lampe frontale ?), sur laquelle étaient disposée une liasse de feuillets. B. Manciet lisait les extraits de son poème en insistant sur les accents et sur les consonnes finales, avec un débit lent et continu, incantatoire, qui laissait peu de place au silence entre les mots. Hermine Karagheuz récitait la traduction française en l’accompagnant d’une gestuelle discrète. Je mesurai ma grande ignorance de ce parler de la Haute Lande, que je tentais de restituer après coup à partir de la traduction française sans vraiment y parvenir.

Portraits croisés

Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Vincent de Paul :

portraits croisés par Bernard Manciet

En conclusion de son livre Le triangle des Landes (Paris, Éditions Arthaud, 1981), Bernard Manciet, grand orfèvre ès langues –  le gascon de Sabres ou, à la rigueur, le français – trace les portraits croisés de deux illustres landais, ou peu s’en faut, puisque le premier a ses origines dans la Basse-Navarre et dans le Labourd. Ils sont nés tous deux la même année, en 1581, et, si j’ai bien compris, se sont à peine croisés de leur vivant, ce qui fournit deux bonnes raisons pour les réunir dans un même chapitre, selon une logique toute poétique que l’auteur pratiquait avec allégresse.

Pour parler d’eux, on dispose de deux ouvrages monumentaux, qui ne nous laissent rien ignorer ni de l’un ni de l’autre: le Port-Royal de Sainte-Beuve pour Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Le grand saint du grand siècle : Monsieur Vincent, de Pierre Coste. Les nombreuses citations qu’ils contiennent nous épargnent la fastidieuse lecture des œuvres de Jansénius ainsi que de la correspondance des deux héros. Du moins, n’ai-je pas honte de l’avouer, mais je me garderai bien d’affirmer catégoriquement que Bernard Mancier usa du même subterfuge, même si l’abondance de notes qui renvoient à ces deux ouvrages pourrait le suggérer.

La prose du poète, qui est un festival de formules surprenantes et toujours bien troussées, bref, de perles en tout genre, laisse peu deviner si le discours suit un plan rigoureux. Pourtant, j’ai cru percevoir qu’il existe et c’est sur lui que je m’appuierai pour commenter, au fil de ma pauvre plume, ce double portrait.

Années de formation

Nos deux riverains de l’Adour ne lambinent pas dans leur apprentissage. Une fois ordonnés sous-diacre, en 1597 pour l’un, l’année suivante pour l’autre, ils empruntent des itinéraires séparés en vue de parfaire leur formation. Celle-ci est couronnée, en 1604, pour de Hauranne, par une maîtrise en philosophie au collège de Jésuites de Louvain, pour de Paul, par le titre de bachelier en théologie, obtenu à l’Université de Toulouse. Puis tous deux se retrouvent à Paris, de Hauranne, chargé par la Cour de missions diplomatiques, de Paul, au service du pape Paul III. Mais on suppute que ce séjour parisien, autant ou plus qu’au talent de nos deux jeunes gens, est à mettre à l’actif de l’évêque de Bayonne, Bertand d’Eschaux, favori de Henri IV, avec qui il s’entendait à merveille : « le roi et le prélat et la Cour savent se dire les choses en un gascon bien senti, dont le français n’est que le protocole et le latin la périphrase », comme le résume joliment Bernard Manciet.

L’évêque réunit autour de lui un cercle de courtisans issus d’illustres familles gasconnes, les Candale, Cramail, de La Noue. De Hauranne et de Paul y trouveront des protecteurs aristocrates, grâce auxquels ils pourront mener leurs futures entreprises. Entre ce cercle et la meilleure noblesse du temps, la porosité est considérable, à preuve le fait que le dacquois sera nommé aumônier de la reine Margot et de Hauranne celui de la reine Médicis, tous deux à titre honoraire plutôt qu’effectif, mais sans préjudice du prestige que ces nominations comportent.

L’un et l’autre sont de grands travailleurs. À peine âgé de 25 ans, de Hauranne, grâce au canonicat que lui a fait obtenir l’évêque de Bayonne, se consacre, dans sa demeure familiale de Camp-de-Prats, en compagnie de son ami Corneille Jansen, à l’étude le la Bible et des Pères de l’Eglise, d’où sortira le jansénisme. Pendant ce temps, Vincent de Paul obtient la cure de Saint-Médard à Clichy, y pratique son sacerdoce tout en se familiarisant avec les œuvres de charité auxquelles sa protectrice consacre une bonne partie de sa fortune.

Pendant la Régence, les Gascons ne sont plus si bien en Cour. Le ci-devant évêque de Bayonne se voit promu à l’archevêché de Tours, siège prestigieux s’il en fut, qui est le moyen dont on use habituellement pour éloigner un éminent personnage qui n’a plus l’oreille du souverain ou de son ministre. Il conserve, cependant, le titre de premier aumônier du roi, mais perd de vue ses protégés. La Providence place alors sur le chemin de nos deux landais le cardinal de Bérulle.

Après Deschaux, Bérulle

Le cardinal, qui sait reconnaître les talents en herbe, intéresse nos deux landais à son projet d’Oratoire de France, d’abord conçu pour éduquer le clergé puis voué à l’enseignement, ce qui en fera le rival direct de la Compagnie de Jésus. Pierre Coste, biographe enthousiaste de monsieur Vincent et, pour cette raison, quelque peu sujet à caution, assure même que de Hauranne et de Paul à sa demande « se rencontrèrent en Enfer », soit dans la rue d’Enfer (aujourd’hui Denfert-Rochereau) où la Société possédait une résidence, pour négocier la libération d’un neveu du premier retenu prisonnier en Espagne.

L’occasion de cette première rencontre entre eux, selon Sainte-Beuve, fut l’acquisition d’un local pour la maison de Saint-Lazare que les religieux de Saint-Victor voulaient pour eux. Saint-Cyran « insista si fort auprès de son intime ami M. Jérôme Bignon, avocat-général, qu’il lui fit changer ses conclusions, d’abord peu favorables à M. Vincent » (p. 306).

B. Manciet imagine que les deux jeunes gens s’entretenaient de sujets bien plus graves, comme de la superstition qui sévissait dans la Lande plus qu’ailleurs, à en croire Pierre Duval, qui accompagna l’évêque d’Aire, Mgr Gilles Boutault, dans sa visite générale du diocèse en 1640 et 1641.

Quelques uns d’entr’eux sont grands sorciers, d’autres grandement superstitieux & adonnez à de mauvaises coutumes, dont il est tres-difficile de les retirer. Cela arrive plus souvent à la grand Lande, qui est hors du Diocese d’Aire, & où ils ne sont presque point catechisez.

Ils parlèrent peut-être de « ces sorcières gasconnes qui s’envolaient par la cheminée ». Peut-être même commentèrent-ils la formule incantatoire « pet-sus-fuelha » (le pied au-dessus des feuilles) qui les emportait dans l’espace (Jean-Pierre Piniès, « Pet-sus-fuelha ou le départ des sorcières pour le sabbat », Heresis, n° 44-45, année 2006).

Mis à part le fait qu’ils fréquentaient les mêmes milieux, qu’y-a-il de commun entre nos deux landais ? Tous deux se vouent à leurs œuvres, mais que de distance entre elles ! Saint-Cyran pousse Jansen à rédiger son commentaire de saint Augustin, puis se charge « d’en propager l’esprit dans la pratique »[1], à Port-Royal et ailleurs. Pendant ce temps, monsieur Vincent se débat pour procurer aux siennes – Sœurs de la Charité et Congrégation de la Mission (les Lazaristes) – les moyens matériels nécessaires à leur existence et à leur développement.

Dialogue à peine imaginaire

Les amis de de Hauranne, bientôt promu abbé de Saint-Cyran-en-Brenne, ne cessent de lui vouer une admiration sincère, mais ne manquent pas d’être effrayés lorsqu’il révèle fond de sa pensée et les blâmes sévères qu’il formule contre l’ordre présent. Sainte-Beuve affirme, sans citer sa source, qu’il aurait un jour confié à de Paul cette terrible métaphore fluviale appliquée à l’Église :

[Dieu] m’a fait connoître qu’il n’y a plus d’Église… ; non, il n’y a plus d’Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans : auparavant, l’Église étoit comme un grand fleuve qui avoit ses eaux claires : mais maintenant, ce qui nous semble l’Église, ce n’est plus que bourbe ; le lit de cette belle rivière est encore le même, mais ce ne sont plus les mêmes eaux.

B. Manciet donne une version moins crue des propos échangés par Camp de Prats (de Hauranne) et Pouy (de Paul, prononcer Pouil) à partir d’un montage de citations tirées de leur correspondance.

Vous êtes un grand ignorant. Je m’étonne que votre congrégation vous souffre à sa tête, Pouy !

Je m’en étonne plus que vous, Cam-de-Prats, car mon ignorance est encore plus grande que ne pensez.

Vous êtes en colère…

Dieu est en colère, et veut nous ôter la foi, dont on s’est rendu indigne.

J’aurai néanmoins la patience qu’il a lui-même de vous laisser faire.

En bons landais, tous deux sont sujets à des emportements passagers, qu’ils regrettent tout aussitôt. Tous deux « ont les impatiences d’une longue et secrète obstination ». Chez Saint-Cyran, ces emportements se muent en attaques frontales, tandis que Monsieur Vincent, lorsqu’il s’enflamme, ce qui lui arrive souvent, se laisse emporter par sa verve, est « toujours trop long » mais sans rien commettre d’irréparable. Il pratique l’art de ne rien dire en parlant beaucoup, ce qui est moins dangereux. L’abbé a un comportement de factieux, alors que de Paul se contente d’être subversif, ne cédant à d’autre dictature que celle du sourire landais.

Tous deux ont découvert une certitude, une base inébranlable, l’empire de la conscience pour Saint-Cyran, celui de la charité pour Monsieur Vincent, qu’ils comptent « étendre à tout l’univers ». Mais le premier peine à ne pas révéler au grand jour une pensée qui l’exposera, à n’en pas douter, à la vindicte des pouvoirs en place. Monsieur Vincent, quant à lui, ne songe qu’à ménager les puissants, sans pour autant s’abaisser devant eux, car il les rappelle à leurs devoirs de chrétien et au premier d’entre eux, l’exercice de la charité.

Question de méthode. « Saint-Cyran abordait de front les princes, les tançait, les rabaissait », alors que Monsieur Vincent, qui savait l’usage des méandres, réunissait les grands dans le fameux Conseil de Conscience, autour d’Anne d’Autriche et de Mazarin, se donnant ainsi le moyen de faire nommer des évêques capables de réformer l’Église en profondeur, dans les diocèses.

Un profond malentendu finit par s’instaurer entre le farouche réformateur et ses amis, parmi lesquels monsieur Vincent. L’abbé finit par dresser contre lui non seulement les Jésuites mais l’Église toute entière, enfin, Richelieu : « […] un ministre puissant [qui] tenait l’État dans sa main, et avait l’œil sur l’Église avec la jalousie d’un despote et la prétention d’un théologien » (Sainte-Beuve, p. 316), ce qui lui vaut la prison en mai 1638. Il n’en sortira qu’en 1643, deux mois après la mort du tout-puissant ministre, pour mourir lui aussi peu après.

 

Les Landes, encore et toujours

[Ce peuple] n’en demeure pas moins d’une imbattable modestie, sans existence, peuple dérisoire, ‘sur un canton’ de sable, ‘sans feu ni lieu’, toujours sur les routes – les Landes sont-elles autre chose que routes ? –, nomade en quelque sorte, par marais et par fougères, avec ses bergers et ses chasseurs suspects, « peuple monstrueux’, attaché à une langue raboteuse et burlesque, à des mœurs sauvages qui vont jusqu’à lui faire dire que le cannibalisme, après tout, amène des effets moindres que les guerres européennes. En somme ‘maudit’.

En guise de colophon, B. Manciet verrait bien dans ces deux destins croisés l’empreinte génétique des Landes : « Car obstinément elles reviennent à la surface ». La constante du pays landais n’est-elle pas de desserrer l’étreinte des civilisations voisines pour tenter des aventures saugrenues, politiques ou mystiques, qui finissent par se concrétiser, du Groenland à Madagascar ; ses habitants, sous leur apparence modeste, ne dénoncent-ils pas tous les clichés dont on les affuble ?

Familier des grandes synthèses planétaires, apprises au long de sa carrière diplomatique, le poète a voulu écrire, sur le ton de l’épopée, une nouvelle Iliade, dont Saint-Cyran et Vincent de Paul seraient l’Hector et l’Énée, et ses acteurs, une sorte de peuple cartaginois vainqueur, capable d’embrasser des horizons plus larges que le triangle de son territoire. Paradoxe, si l’on veut, que l’art du poète résoud dans des métaphores qui retirent sa banalité au quotidien jusqu’à rendre crédibles les idées les plus extravagantes.

Septembre 2024



[1] « On assiste chez Jansénius au commencement de cette longue et insassiable étude qui lui fit lire, comme il l’assurait, dix fois tout saint-Augustin (Baïus ne l’avait lu que neuf fois), et trente fois les traités contre les Pélagiens ». Sainte-Beuve, p. 293.

Parler landais

Parler landais

Les Landes n’ont pas de poètes. Et c’est bien fait. Qu’elles s’en prennent à leur langue « épouvantable » et « primitive ». Le gascon paraît déjà suffisamment barbare et raboteux aux autres peuples de langue d’oc. Le Landais s’y distingue en y rajoutant des accrocs à écorcher les oreilles. Tantôt des tthieuh, tantôt des ddhieuh, inconnus de la civilisation[1]. Tantôt encore il s’en donne à cœur joie dans les ouèn ou les oueun, les bruc et les mocr, les grm, les thioc et les bartoc… Votaire a fort bien dit : « Beaucoup de consonnes et peu d’esprit ». Sauf l’esprit rude, ce h aspiré qui attaque le mot comme un « han ! » de bûcheron, et qui huche à plaisir tout au long de phrases sans tête ni queue, aux propositions capricieusement combinées en casse-tête chinois ou en contre-plaqué. Tout irait encore à peu près, sans l’inévitable, inextirpable et archaïque que, qui croit remplacer à tout propos de bons pronoms personnels. Que si le gascon, en effet, l’utilise couramment, comme une note gaie de piano-forte, le landais le cahote, et le hoquette en à-coups sourds et sombres. Comme si les e muets ne se trouvaient pas assez nombreux déjà dans ce « parler noir », guttural, qui vous met « dans la gorge comme la rumeur de la mer sur les galets » [Emmanuel Delbousquet, En Gascogne, Mont-de-Marsan, 1929, p. 17]. Parler « noir » qui, pour un Béarnais, ne peut faire figure que de patois, dégénéré ou plutôt sous-développé comme les sonorités punks. Au moins pourrait-il se rendre en quelque manière intelligible. Mais alors que les grammairiens occitans réussissent à la longue à faire cadrer le gascon avec les principes de la norme occitaniste, lorsqu’il s’agit de torturer le landais, ils renoncent avec agacement. Lorsqu’ils cherchent à unifier le vocabulaire des langues d’oc, ils ne trouvent dans le landais que l’unité de l’incohérence. Les mots changent de village à village, de tribu à tribu :  « Comment dit-on, chez toi, entonnoir ? – Ulhete ; et chez toi ? – Ahonilh… – C’est pas pareil… ». Comment donc tirer la moindre poésie de si peu d’académie ? En approfondissant l’études des langages landais, peut-être obtiendrait-on tout de même quelque sonorité commune, qui permettrait que l’on s’entendît avec des rudiments musicaux, comme les volatiles ou les félidés. Mais aucun chant national – et l’on connaît les liens étroits de la poésie et de l’histoire – aucune épopée ne paraissent posssibles, aucune Marseillaise. Sauf toutefois la « Marseillaise landaise », le cantique Estela de la mar, qui, chanté dans les pèlerinages, ne devient que l’harmonie du chaos : le Maransin rudoie ; les Petites Landes ondoient ; le Médoc grommelle ; les Grandes Landes huent. Un compositeur de chants populaires landais s’était rabattu sur un seul dénominateur commun : « Il faut que ça monte et que ça descende. »

Voilà donc, sans nul doute, une langue de rebut.

Bernard Manciet, Le triangle des Landes,

Paris, Arthaud, 1981, p. 173-174.

Avec beaucoup de malice, Bernard Manciet se fait l’avocat du diable. Lui qui avait choisi cette « langue de rebut » comme organe de prédilection pour composer son œuvre poétique, reprend tous les clichés qui, dans le reste du domaine occitan et chez bien des linguistes, tendent à déconsidérer ce parler neugue auquel il tenait tant.

Je n’ai jamais « parlé patois », selon la formule qui, pendant mon enfance, désignait la langue gascone en usage dans les Landes. Nos maîtres ne nous y incitaient pas, même si tous ne mettaient pas un réel acharnement à défendre l’usage exclusif du français, qui était une des obligations des hussards de la République. Certains y veillaient de près. Mon camarade Jacques Dalès se souvient que notre instituteur du cours moyen à l’école publique Saint-Vincent de Dax, M. Dassé, au demeurant un homme peu sévère dans le contexte plutôt répressif du Primaire d’alors, n’admettait pas la moindre entorse à cette règle. D’autres, au contraire, ne rougissaient pas s’il leur échappait quelques mots dans cette langue. Il y en eut même, mais je ne le sus que plus tard, qui la pratiquaient couramment, en-dehors de l’école, s’entend. Ainsi, c’est en patois que Pierre Roumégous, qui avait la charge de la classe du certificat d’études, rédigeait ses articles pour Le Travailleur landais et sa correspondance à l’intention d’autres militants socialistes. À l’initiative de sa fille, Micheline, certains des écrits de son père ont fait l’objet d’une publication en volume (Pierre Roumégous, Leutres à l’Henri, lettres à Henri. Chroniques politiques gasconnes du Travailleur landais (1936-1948). Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014) ou sous forme d’articles dans le Bulletin de la Société de Borda (n° 526, 2ème trimestre 2017 ; n° 547, 3ème trimestre 2022).

Nos parents en possédaient quelques rudiments, qu’ils avaient acquis, pour l’un, sur les chantiers forestiers de la Haute Lande, pour l’autre, dans les maisons où elle avait été placée. Ils en savaient assez pour pouvoir s’entretenir avec des amis paysans, comme les Lesfauries, à Bénesse-lè-Dax, chez qui je me suis familiarisé avec la vie de ferme. Mon père allait se ravitailler chez eux pendant la guerre – sept bons kilomètres à vélo, avec la rude côte de Saint-Pandelon, longue d’un kilomètre, à franchir à l’aller – : il leur cédait une partie du sel qu’il recevait de l’usine des Salines, où il travaillait, et en rapportait beurre, fromages, etc. Les parents Lesfauries ne parlaient que patois à la maison, même si leurs enfants, surtout les filles, qui avaient notre âge, répugnaient à l’utiliser avec des urbains, car c’est ainsi qu’elles nous percevaient. De ces relations très épisodiques, je n’ai retiré qu’une connaissance superficielle, essentiellement limitée à quelques termes ou locutions de la vie courante. Mais je les ai conservés et j’en fais volontiers usage en famille, pour le plaisir mais aussi parce qu’ils véhiculent des nuances que le français ignore. J’en ai fait un bref inventaire, que je reproduis ci-dessous.

Français à la sauce gascone

À jour passé : tous les deux jours.

Charlotade

   – bouffonnerie ; emploi courant dans une corrida ratée

   – certaines figures dans les courses de vachettes.

Connaître

   – Ça n’est pas à connaître. « J’ai fait le ménage il y a deux heures et ce n’est plus à connaître ; « Tu t’es lavé les mains ? Ça n’est pas à connaître ».

   – Ça se connaît : ça se remarque, c’est évident, je vois bien (tournure inspirée du castillan ‘se conoce’, qui a le même sens ?)

Deuil

   – ça me fait deuil : il m’en coûte, j’en ai du regret. Du médiéval français dueil.

D’ici étant : vu d’ici

Dit, le

   – Il ne veut pas que ce soit le dit : il ne veut pas l’admettre ; il ne veut pas qu’on le soupçonne ; il ne veut pas que cela se sache.

Souvenir

   – Ça me souvient : il m’en coûte

Virer

   – tourner

 

Termes ou locutions gascons

aganit, aganide : avare

apiter : planter bien droit, faire tenir un objet droit.

barrat a clau : fermé à double tour.

bechigue : vessie ;  terme désignant tout ballon fait de cuir. Au moment de la tuaille (voir ce mot), les enfants attendaient qu’on leur donne la vessie du porc sacrifié. Après l’avoir débarrassée de sa graisse et l’avoir laissé sécher, ils la gonflaient et s’en servaient comme d’un ballon de rugby. Elle ne résistait pas longtemps à ce régime. Dans ces commentaires des matches du Tournoi des Cinq Nations, Pierre Albaladejo ne manquait jamais l’occasion de désigner ainsi le ballon.

beriac, beriague : ivre

caguer : chier. J’emploie plus volontiers caguer parce que je lui trouve, peut-être à tort, un côté enfantin qui atténue la crudité des expressions qui utilisent « chier » : « ça me fait caguer » ou « il a cagué partout ».

   – cagade : maladresse.

canique ou gayère (gaillère ?) : bille de terre ou de verre.

castagne : châtaigne et sa valeur métaphorique, « coup de poing » (‘on s’est castagnés’).

chuque lit, niaque poupe : désigne le petit enfant : il suce du lait et mord son poing.

cigarline : lézard des murailles (Podarcis muralis).

craspec : sale, crade, cradingue.

   Désignation des enfants

– cochou : gamin.

gouyat, gouyate : jeune garçon, jeune fille.

meinadje : enfant

escaner (s’), (var. vulg. s’entougner) : s’étouffer (en mangeant ou en buvant)

estrabuc : accident inopiné.

ganure, la : le cou, ‘serrer la ganure’.

gorgule : fruit du marronnier.

hagne : la boue (même étymologie que le fr. ‘fange’).

hu !: exprime l’étonnement ; var. eh bè !

lagagne :

   – châsse des yeux, ‘avoir les yeux pleins de lagagnes’

   – lagagnous : yeux châssieux.

mahutre : celui qui ne sait utiliser que la force.

moussiu : monsieur. On désignait ainsi le cochon élevé par la famille. Mon ami asturien Luis ne désignait jamais le cochon que comme « el señor cerdo » ou « el marqués » (le marquis).

niaquer : mordre. « avoir du niac » : avoir du mordant, la volonté de vaincre.

Pimbo : très loin ; Pimbo est un village au sud d’Aire-sur-l’Adour. Peut-être à cause de cette expression, je ne suis jamais allé à Pimbo. Var. ‘à Pampelune’. En revanche, je connais la capitale de la Navarre.

pinhada, pignada : forêt de pins

pouchïou (rester au) : gêner, faire obstacle aux évolutions des autres.

   Chanca (prononcer : tianca)

– échasse ; castillan, zanco.

– chancayre, échassier (berger monté sur échasses)

– chanquer  : boiter.

tuaille : sacrifice du cochon aux premiers jours de décembre.

 



[1] Le hameau de Soustons où se trouve la bergerie des Mitterand, Latche, se prononce en landais Latthieuh et non Latché (MG).

Faire flèche de tout bois

Faire flèche de tout bois

La locution proverbiale « faire flèche de tout bois », qui signifie « utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins » est empruntée au vocabulaire guerrier, à une époque où les combattants usaient encore d’arcs et de flèches. Le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) la répertorie sous la forme « faire de tout bois flesches » (Jean de Léry, 1563-1578). Elle continue à figurer dans les dictionnaires du XIXe et du XXe siècles, dont le Littré, et aussi dans les plus récents comme le Petit Robert 1987 : « Faire flèche de tout bois : utiliser tous les moyens disponibles, même s’ils sont mal adaptés ». La tige des flèches était confectionnée en bois. La locution laisse entendre que ce matériau était plus ou moins adapté à son usage et que, en cas de nécessité, on devait se contenter d’un bois médiocrement résistant, sans pour autant renoncer à se battre, ce que confirme un autre dicton, lui aussi recueilli par Littré : « Tout bois n’est pas bon à faire flèche ». C’est dans ce contexte guerrier que la locution prend tout son sens.

  Faire feu de tout bois

Cette locution est plus récente. Elle ne figure ni dans le Littré ni dans le Petit Robert 1987, en revanche, on la trouve dans le TLF (s. v. « feu » : Faire feu de tout bois*. Employer tous les moyens possibles pour parvenir à ses fins »). Cette définition, qui reproduit presque littéralement celle que le Littré donne de la précédente (s. v. flèche : « Faire flèche de tout bois, mettre tout en œuvre pour arriver à quelque fin »), atteste de la parenté entre les deux locutions.

La définition que Wikipedia donne de « faire feu de tout bois » confirme ce fait : « Se servir de tous les moyens, de toutes les ressources dont on dispose ». En outre, l’article propose trois exemples, dont le plus ancien date de 1962 (Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, Denoël, 1962, p. 22). Comme l’article « feu » du Petit Robert 1987 ne retient pas la seconde, on peut en conclure que la locution n’est pas alors encore d’usage assez courant pour être répertoriée. Il est permis, par conséquent, d’affirmer que « faire feu de tout bois » est plus récente que « faire flèche de tout bois ».

  De Faire flèche de tout bois à Faire feu de tout bois

La question se pose de savoir si le rapport entre les deux locutions ne dépasse pas de simples considérations chronologiques et si la seconde n’est pas une simple variante de la première.

La signification des deux formes étant identique, ce qui les distingue concerne le seul vocabulaire. La substitution de « faire flèche » par « faire feu » peut certes s’interpréter comme une actualisation des pratiques guerrières, les armes à feu ayant remplacé les armes de trait, mais le sens littéral de la locution se trouve profondément modifié dès lors que l’élément « bois » est conservé car, de matériau, il se trouve ramené au rang de combustible. Dès lors, « Faire feu » ne se limite pas à être l’équivalent moderne de « faire flèche » mais prend la signification de « faire du feu ». On en oublie la valeur du « faire » initial qui, dans la première locution, suggère la détermination d’un combattant qui fait fi des contingences. La deuxième, quant à elle, relève d’un simple constat et se contente de renvoyer à des considérations platement quotidiennes.

La notion de confort l’emporte désormais sur celle d’héroïsme et il est à craindre que la valeur originelle du dicton ne soit définitivement perdue dans l’usage courant. Reste à se demander ce que la nouvelle version conserve de la première pour ceux qui l’ignoraient ou l’ont oubliée : probablement une notion de constance voire d’entêtement contre l’adversité.