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Quevedo

VISITE ET ANATOMIE DE LA TÊTE

DE L’ÉMINENTISSIME CARDINAL ARMAND DE RICHELIEU

 

Avant-propos

Le genre de la satire se prête à bien des licences. Le degré de pertinence de son propos ne se mesure pas en termes de vraisemblance mais uniquement d’efficacité. Tous les moyens sont bons pour parvenir au but recherché, qui est de discréditer la victime choisie et de rechercher l’approbation d’un lectorat porté au sarcasme ou fanatisé.

L’auteur de cette fable satirique ne se prive pas des possibilités quasiment illimitées qui s’offrent à lui, qu’elles concernent les personnes, les lieux, les époques ou le recours à des discours normés détournés de leur objet. Qu’on en juge.

Réunir à l’École de médecine de Montpellier des personnalités aussi différentes que l’abbé d’une abbaye vendéenne et le bordelais sieur de Montaigne ; faire se côtoyer dans une même assemblée des personnes qui, n’étant pas contemporaines les unes des autres, n’eurent guère le loisir de se connaître ne sont que broutilles dont l’absurdité n’embarrasse guère un auteur satirique.

Les ressorts de l’écriture n’échappent pas non plus à ces hardiesses. Il est possible d’emprunter la dédicace et le nom du dédicataire à un autre écrit et même le nom de l’auteur présumé, qui se trouve être le même que celui de la Satyre Ménippée, à en croire son imprimeur parisien ; d’utiliser, comme si elles étaient d’actualité, des œuvres antérieures de près d’un demi-siècle aux événements considérés ; d’y puiser des éléments du récit – intitulés de chapitres, passages entiers -, et de les transcrire littéralement.

Certaines de ces citations sont détournées de leur signification. Un vers de Juvénal, placé à l’origine dans la bouche d’une épouse capricieuse, se transforme en proclamation d’autocratisme prêtée au Cardinal (« Hoc volo, sic jubeo ; sit pro ratione voluntas »). L’exemple le plus flagrant est le large extrait reproduit du libelle attribué à Chicot, qui était une charge contre Henri IV et qui se trouve appliqué ici à Richelieu, dans un contexte politique sans commune mesure avec celui du début du règne du roi Bourbon. Ces manipulations ne sont rendues possibles que parce que l’on ne retient du discours que sa signification littérale, en dehors de toute considération des circonstances qui l’ont inspiré. Somme toute, une confusion d’un demi-siècle n’est qu’un saut de puce au regard des rapprochements que l’on n’hésite pas à faire, dans la liste des princes qui « feignent le catholique », de Maxence (l’an 311) à Elisabeth d’Angleterre (l’an 1558). Tout se vaut, à condition d’impressionner le lecteur par l’accent de vérité que, sous couvert d’érudition, de tels rapprochements ne peuvent manquer de produire sur lui.

Face à ces pratiques, dont on ne connait jamais précisément les limites, le traducteur est très embarrassé. L’exactitude dans la version du texte qu’il se propose butte sur l’extrême liberté, y compris langagière, que se permet l’auteur. Il ne peut pas, non plus, céder à sa fantaisie, au risque de dénaturer le texte dont il se propose de donner une version et de ne pas être compris de ses lecteurs. Le commentateur qui accompagne toujours le traducteur s’aperçoit bien vite que la méthode lui fait défaut pour appréhender à sa mesure le texte qu’il affronte, outre qu’il répugne à tomber dans le ridicule de « celui qui sait » dans un exercice, la satire, où la rigueur du savoir importe moins que le plaisir.

Aussi, contrairement à mes habitudes, le texte de ma traduction sera précédé de quelques considérations critiques qui viseront à éclairer le lecteur sur la démarche que j’ai adoptée et, si possible, partager avec lui les doutes qui m’assaillent.

 

Une thématique française

Un des premiers devoirs du commentateur est d’identifier les sources écrites qui ont été utilisées par l’auteur et d’analyser l’usage qu’il en a fait. Il est frappant de constater que tous les extraits cités dans cet écrit proviennent de sources exclusivement françaises, dont la rédaction s’échelonne du début du règne d’Henri IV à la date de 1635.

Le sujet lui-même se rapporte à un moment précis de l’histoire de France (entre 1631 et 1635), celui où Richelieu, ayant réprimé tous ceux qui s’opposaient à son pouvoir personnel, – places de sûreté protestantes, dont La Rochelle ; répression du soulèvement des mécontents qui se conclut avec l’exécution du duc de Montmorency ; exil de la Reine-mère et de Monsieur, frère du roi, etc. -, peut exercer la plénitude des pouvoirs qu’il s’est octroyés. De ce point de vue, il est permis d’affirmer qu’il s’agit d’un texte lié à une actualité française parfaitement identifiable.

La question dès lors se pose de savoir au terme de quel processus un texte si étroitement lié à la France, et dont on ne connait pas de version française, a pu être conservé dans une version espagnole. On est obligé de constater que, s’il n’avait pas bénéficié de copies en castillan, datées de 1644 pour la plus ancienne, du XVIIIe siècle, pour les autres, nous ignorerions son existence. On se trouve, par conséquent, devant un paradoxe puisque cet écrit semble ne pas avoir intéressé ceux à qui il était, en principe, destiné, et qu’il a été recueilli dans une langue et un royaume étrangers. Précisons cependant qu’en Espagne, sa réception a été pour le moins limitée et qu’il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que ce texte soit imprimé.

 

Composantes du récit

La question se pose de savoir quelle place occupent les emprunts à la littérature satirique française de l’époque, s’ils servent à illustrer le propos du rédacteur espagnol ou, au contraire, s’ils jouent un rôle décisif dans la structuration du récit. Pour y répondre, le mieux est d’envisager, séquence après séquence, la part qui revient aux emprunts et à la création d’un texte nouveau.

Le récit se décompose en plusieurs séquences : a) Pièces liminaires ; b) installation de l’assemblée des médecins ; c) localisation de la tête du Cardinal ; d) projet de Vésale ; e) symptômes du mal royal ; f) Vésale compte pénétrer par les oreilles ; g) premier récit de Vésale ; h) entrée de Montaigne ; i) récit de la visite de l’entendement ; j) récit de la visite de la volonté ; k) diagnostic et remède.

a) La source est française et identifiée mais son usage évoque la technique du collage (qu’on veuille bien me pardonner l’anachronisme). On a retenu de la dédicace de la Satyre Ménippée le nom du dédicataire et celui de l’auteur présumé, ainsi que la formule de politesse. Le titre n’est transcrit que partiellement : Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des estats de Paris. Il est réduit à sa partie centrale (Le livre du Catholicon d’Espagne), la seule qui fasse expressément référence à l’Espagne.

b). Sous l’apparence vraisemblable d’une assemblée de médecins chargée de diagnostiquer une épidémie et de la combattre, pratique sanitaire habituelle en pareil cas, c’est une fable qui exige de son auteur assez de familiarité avec l’histoire et la littérature médicales pour mélanger époques et personnages de façon à produire un effet comique. La présence de Jacques de Billy (mort en 1581) détonne, puisqu’il n’est pas médecin. C’est en qualité de théologien qu’il préside l’assemblée, puisqu’il n’est caractérisé que par son titre d’abbé, et non par ses publications, qui sont pourtant considérables et auraient pu le qualifier à elles seules pour cette mission. L’explication réside peut-être dans le fait, comme le suggère J. Riandière[1], que l’épidémie pouvait être de nature sipirituelle et que sa cure devait se faire par voie d’exorcisme.

La désignation réservée à Rodolphe le Maître est tirée de la page de titre de sa Doctrina Hippocratis (cf. infra, analyse de la variante n. 28). Par ailleurs, la présence de ce dernier pose un problème de taille. Il est le seul qui fût vivant en 1634 et, si on recherchait un minimum de vraisemblance dans ce genre d’écrit, on pourrait s’étonner que le médecin du roi fût associé à la condamnation de son ministre, ce qui n’aurait pas manqué d’entraîner de très fâcheuses conséquences pour sa charge et pour sa personne.

c) Cette séquence, très dense, dresse le tableau de la situation politique de l’époque en France et hors de France et synthétise les arguments auxquels les adversaires de Richelieu ont recours dans les nombreuses controverses qu’ils entretiennent avec ses partisans.

Le premier consiste à dissocier le roi de son ministre. Le roi est au-dessus de toute critique et tout le mal dont souffre la France provient du Cardinal. Le deuxième consiste à dénoncer la duplicité de ce dernier, ici transposée dans la figure de Janus et dans son don d’ubiquité.

Elle évoque aussi des événements concrets survenus il y a peu et dont elle attribue la cause au Cardinal et au rôle qu’il joue dans la Guerre de Trente Ans : menaces à l’encontre de Monsieur et du roi lui-même ; exécution du connétable de Montmorency ; mort au combat du roi de Suède ; exécution de Wallenstein, duc de Friedland.

Un détail mérite d’être relevé, l’allusion à la petite vérole, qui ne s’imposait pas, et qui pourrait passer pour une flèche anti-française, ce qui dénoterait un rédacteur étranger, probablement espagnol, puisque mal francés o mal gálico est une désignation habituelle de cette maladie (bubas) en castillan.

d) Le subterfuge imaginé par Vésale a surtout une finalité narrative.

e) La maladie diagnostiquée est le morbus regius ou mal royal, dénomination qui prête à confusion pour un Français de l’époque, parce qu’elle devait désigner pour lui les écrouelles, que le roi de France guérissait. Il faut donc chercher la source de ce développement dans la tradition hispanique, tout en observant que Richelieu passait pour avoir un teint bilieux qui pouvait être un symptôme de cette maladie, mais ce n’est probablement qu’une coïncidence.

La terminologie qui accompagne les différentes variantes de la maladie – loriot, couleur d’or, maladie arc-en-ciel – semble provenir de l’article Tiricia du dictionnaire de Sebastián de Covarrubias, publié en 1611. C’est là surtout que l’on retrouve la faculté qu’a le malade, en le fixant du regard, de faire mourir le loriot, phénomène que le narrateur transpose pour en faire une arme létale au service du Cardinal. Mais les illustrations de cette faculté sont appliquées à des événements récents parfaitement identifiables : exécution du duc de Montmorency, exil de la Reine-mère et de Monsieur. On relève aussi une surprenante précision, selon laquelle Marie de Médicis ne revit pas le roi, son fils, après son retour de Bruxelles. Elle dénote, en effet, une connaissance précise de la politique française. Le développement sur la variante morbus arquatus (mal arc-en-ciel) de la maladie est, en revanche, originale et très inventive et se conclut sur un jeu de mot hardi.

En revanche, la conclusion du passage consacrée aux trois causes extrinsèques de la maladie évoque irrésistiblement les reproches que les meilleurs polémistes français, à l’image de Mathieu. de Morgues, adressent au Cardinal à longueur de libelles : envie, cumul des charges et dignités, causeur de guerres.

f) Ce passage, d’un esprit très rabelaisien, résume en peu de mots la stratégie utilisée par le Cardinal pour compromettre le roi, la Reine-mère et Monsieur, tels qu’on pourrait les lire sous la plume de M. de Morgues. Cependant, l’auteur prend la peine de le rattacher au développement sur le mal arc-en-ciel et introduit une touche d’espagnolité inattendue (« con la confaccion de España »), qui complique passablement la tâche du traducteur.

Le rédacteur utilise la forme « asasinamientos » au lieu de « asasinatos » qui semble la seule attestée à l’époque en castillan. Il s’agit probablement d’un calque du français « assassinement », qui, lui, est attesté au XVIe siècle (Greimas & Keane, Dictionnaire du Moyen français, s.v. « assassin »).

g) Le séjour de Vésale dans la tête du Cardinal est escamoté. Le récit qu’il en fait vient après coup et correspond plutôt à un rapport de mision à l’intention des commanditaires de l’expédition. Ce choix favorise la forme de la description plutôt qu’un véritable récit. Faut-il y voir un trait d’époque ?

Placée sous une inscription extraite de L’Île des Hermaphrodites plutôt que d’un traité de médecine, le crâne, qui associe le Turc à Hugues Capet au milieu d’un fatras de livres, est à l’image de la confusion qui règne dans la tête du Cardinal. La visite de la mémoire est plus apaisée mais tout aussi cruelle, puisque celle de Richelieu se distingue par sa faculté d’oubli. Ici le paradoxe est au service d’une politique qui n’hésite pas à détourner la vérité contenue dans le traité d’Alain de Laval, que l’auteur cite et glose abondamment, pour favoriser les noirs desseins du personnage.

Ayant abandonné l’espace de la mémoire, Vésale découvre deux volumes, les œuvres de Rabelais et les Paraboles de Cicquot, bouffon d’Henri III, comme s’il s’était introduit dans le cabinet de lecture du Cardinal et avait découvert le ressort secret de son action coupable, le cœur de la « bibliothèque armandine ». Le volume de Rabelais n’a droit qu’à une reproduction partielle de sa page-titre, agrémentée d’une condamnation sans équivoque (« todos vnos peores que otros »), alors que celui de Cicquot, est opportunément ouvert à la page 18, où une marque marginale de la main du Cardinal, puisqu’elle se conclut sur un « amen » doré couvert d’un chapeau rouge, signale un paragraphe qui est une proclamation ouvertement hérétique. Il y a lieu de se demander si, dans ce passage plus polémique que réellement satirique, la mention des œuvres de Rabelais ne résulte pas d’un ajout circonstanciel, ce qui expliquerait qu’elle ait beaucoup moins d’incidence sur la démonstration de Vésale que la citation de Cicquot. En tout état de cause, on se trouve là dans un contexte éminemment français.

h) L’arrivée inattendue de Michel de Montaigne est pour le moins surprenante. Les libertés que le texte prend avec la vraisemblance nous dispensera d’imaginer un heureux concours de circonstances pour expliquer sa venue. La justification que Bacchanello (pourquoi lui et non Jacques de Billy, qui pourtant préside l’assemblée ?) donne à cette présence est que le débat qui, jusque-là, relevait d’une approche excusivement médicale, prend une tournure plus politique, puisque Montaigne est présenté rien de moins que comme « l’oracle des aphorismes d’État »[2], c’est-à-dire l’équivalent d’Hippocrate et de Galien pour les aphorismes médicaux.

i) L’irruption de Montaigne dans le récit répond à une nécessité littéraire, tant il est vrai que la métaphore médicale est arrivée à son terme. Elle s’achève sur le phénomène de succion grâce auquel l’entendement se nourrit de la mémoire. À partir de là, la description que fait Vésave de l’antre dans lequel il pénètre est déjà politique, puisqu’il met en cause, non les facultés physiologiques de Richelieu mais son action et ses ambitions.

Ce moment du récit est occupé par un monologue, sous la forme d’un exercice de virtuosité pure, une disputatio d’école, pendant laquelle le Cardinal, par ailleurs très agité, occupe à la fois la place du maître (defendens) et celle de l’opositeur (opponens). L’auteur prend un malin plaisir à imiter ce rituel universitaire, sans pour autant restituer précisément la rhétorique de la disputatio. Lui (ou son traducteur) en a fait un dialogue de théâtre, les points de suspension remplaçant la gestuelle de l’acteur en scène, qui est chargée de donner sens aux vides laissés dans l’écrit. Dans ce déluge d’arguments, il ne manque pas quelques clins d’œil, comme le vers de Juvénal qui n’a rien à faire ici, et cette joute imaginaire avec le Pape lui-même, qui doit s’avouer vaincu devant la force de conviction du Cardinal. Le lecteur n’ignore plus rien des pensées secrètes du Cardinal et se prépare à entendre la sentence finale, dont le sieur de Montaigne donne un aperçu anticipé en associant Richelieu au Diable lui-même.

j) La visite de la volonté complète la noirceur du tableau en y ajoutant une touche d’hypocrisie, à travers la réserve de larmes factices toujours prêtes à couler pour donner le change.

k) La double conclusion, médicale puis politique, qu’énonce Montaigne ne ménage pas d’effet de surprise. Observons, cependant, que les propos qu’on lui prête ne dépassent pas le niveau de simples considérations pratiques.

 

Processus d’élaboration du texte

Le texte recèle de nombreux indices qui permettent de savoir à partir de quel matériau il a été composé.

 

Sources

Historial des rois non catholiques d’Alain de Laval (1592)

La troisième partie de cet ouvrage dresse la liste des princes qui perdirent leur trône pour n’avoir pas été catholiques : « Maxentius, Licinius, Iulien, Anastase, Leon 4, Michel le Begue, George Roy de Boheme, Elizabet R . d’Angleterre, Henry 2, Roy de Nauarre ». L’auteur transcrit la série en entier, ainsi que la formule qui caractérise chacun d’entre eux : « feint le catholique pour estre receu Empereur [Roy ou Royne] ; contre-fait le Catholique…  ». Cette exactitude, d’autant plus frappante qu’elle dispense l’auteur de se reporter au contenu des chapitres, montre bien quel usage l’auteur a fait de ce volume et nous assure, par voie de conséquence, qu’il l’a consulté directement.

Il est vraisemblable aussi que c’est de l’Epistre liminaire de l’ouvrage d’A. de Laval qu’il tire l’existence de « la très sainte loi de France qui exclut le roi qui y est né s’il n’est pas catholique », sur laquelle se fonde la légitimité des rois de France depuis les temps les plus reculés. Pour confirmer cette impression, il suffit d’observer qu’il reconnait avoir emprunté à cet ouvrage la citation d’un passage de l’Histoire générale des rois de France de Bernard de Girard.

 

Rabelais, Cicquot, Artus

Parmi les ouvrages cités dans le texte, un sort particulier est réservé à deux volumes; l’un contient les œuvres de Rabelais et l’autre, les Paraboles de Cicquot.

Tout d’abord, contrairement aux autres ouvrages, qui n’existent qu’à travers des citations de leur contenu, ils sont présentés dans leur réalité physique : un fort volume pour l’un, plus petit pour le second. Par ailleurs, l’auteur admet implicitement avoir feuilleté le volume de Rabelais, puisqu’il reproduit partiellement la page de titre, son ex-libris et qu’il signale les nombreuses inscriptions que comporte l’ouvrage, qu’il attribue au Cardinal. Quant aux Paraboles de Cicquot, il se contente de copier le passage signalé en marge dans la page opportunément laissée ouverte par le lecteur précédent, ce qui revient à reconnaître qu’il ne l’a pas manipulé.

Quel sens faut-il prêter à ces précisions, apparemment superflues, ainsi qu’au rapprochement de ces deux volumes dans la même séquence narrative ?

La citation des Paraboles vient à point nommé pour illustrer, hors contexte, le cynisme de Richelieu, pour lequel tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins. Du volume de Rabelais, dont l’auteur tient à préciser la malignité (« et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres »), il ne retient que le fait qu’il témoigne d’une lecture assidue par le Cardinal. Les deux ouvrages sont donc utilisés comme une charge contre Richelieu, surpris dans l’intimité de son cabinet de lecture.

Mais l’œuvre de Rabelais considérée comme l’équivalent d’un bréviaire, ce qui ne manque pas de sel s’agissant d’un prélat, accentue encore l’attaque dirigée contre Richelieu.

 

L’Isle des Hermaphrodites

La référence à L’Isle des Hermaphrodites de Tomas Artus se limite à une seule mention, il est vrai, mise en exergue par sa localisation, puisqu’elle recouvre tout le plafond du crâne du Cardinal. La traduction qu’en propose l’auteur ne correspond que partiellement à la lettre du texte original : il ajoute le terme de « seigneur » après « souverain » et omet « & le soulageant autant en sa charge, en prenant tout le faix, & la conduicte, […] ». Ces variantes laissent à penser qu’il n’a pas utilisé l’ouvrage original ; il s’agit probablement d’une citation de seconde main, à la manière de celle de B. Girard reproduite d’après A. de Laval, sauf que, dans ce cas, il ne précise pas à qui il l’a empruntée.

Au demeurant, l’ouvrage d’Artus, pas plus que les Paraboles de Cicquot, dont il est contemporain, ne peut s’appliquer ici qu’au prix d’une contorsion, qui oblige à confondre le Cardinal avec les « gouverneurs de nos Provinces », ce qui est, pour le moins approximatif. L’ouvrage contient bien d’autres passages susceptibles d’être transposés dans le règne de Louis XIII, qu’il s’agisse des articles de foi, de l’exercice de la justice, de la police, etc. On peut penser que cet extrait isolé appartenait à un corpus de textes d’origine diverse réunis à charge contre le Cardinal, dans lesquels on pouvait puiser selon les besoins.

 

Mathieu de Morgues

À côté de ces passages dont l’auteur revendique expressément l’emprunt, il en existe d’autres qui ne peuvent s’expliquer que par ce moyen. Bien que ni l’auteur ni les œuvres ne soient indiquées, la copieuse littérature polémique de Mathieu de Morgues semble avoir inspiré bien des passages de la Visita y anatomía (j’indique les principales dans la Bibliographie[3]). Il est intéressant d’observer que le nom de Mathieu de Morgues n’est pas mentionné, alors que l’auteur ne répugne pas à le faire pour d’autres écrivains français. Le fait qu’il s’agisse d’un auteur encore vivant en 1635, et très engagé personnellement (il était sous une menace d’exécution capitale s’il rentrait en France) dans des controverses d’actualité, en tant que Premier aumônier de la Reine-mère, aurait pu inciter à la prudence un rédacteur espagnol.

La mention de ces ouvrages nous conduit à nous interroger sur les moyens employés par l’auteur pour accéder à des écrits rédigés en français, dont on peut penser qu’ils ne circulaient pas librement dans le royaume d’Espagne, où ils ne bénéficiaient pas de traductions. En tout état de cause, à supposer que ce fût le cas, on se doute que l’auteur espagnol n’en aurait pas fait état pour ne pas s’exposer à des poursuites, toujours possibles, s’agissant d’imprimés étrangers à thématique politique, alors que les intérêts de royaumes aussi proches que la France et l’Espagne étaient si étroitement imbriqués en ces périodes de troubles.

L’hypothèse la plus plausible est, au contraire, que les ouvrages cités ne figurent pas dans sa bibliothèque mais que ce qu’il en tire relève de lectures occasionnelles. Comment dès lors ne pas songer aux libraires français dont on sait qu’il y en avait qui faisaient commerce à Madrid ?

 

Réception du texte

L’analyse des variantes que présentent les versions manuscrites permet de mieux connaître l’histoire de la réception du texte.

Bien que relativement nombreuses, dans leur très grande majorité elles n’ont pas d’incidence majeure sur l’interprétation du texte. Je ne retiendrai que les plus significatives.

-n. 11. Con licencia de los superiores (M4) : ajout surprenant, qui renvoie peut-être au cadre universitaire dans lequel s’est tenue l’assemblée de Montpellier.

-n. 13. L’absence de dédicace dans M1 interpelle, mais le fait qu’elle figure dans tous les autres témoignages, y compris M4, le plus proche de M1, pourrait laisser penser à une amputation matérielle du codex. En tout état de cause, il n’y a aucune raison pour estimer qu’il s’agit d’un ajout postérieur.

-n. 28. M1 substitue « Archivo » à « Archiatro », qui est conservé dans les autres manuscrits. Mais tous s’accordent à lire « libros » au lieu de « hijos », ce qui signifie que M2, M3 et M4 ont conservé « archiatre » sans comprendre la signification du mot, et ont adopté la leçon « libros » de M1, pensant ainsi avoir trouvé la clef de cette énigme.

-n. 53 et 138. M1 a choisi la forme « celda », là où les autres témoignages écrivent « celula », ce qui laisse entendre que le terme d’origine était le français « cellule », qui peut se traduite des deux façons.

-n. 66. Ni « calorcillo » ni « colorcillo » ne sont réellement convaincants. L’épisode évoqué, tel que l’imagine Vésale, se plaçant à la fin de la visite, « codicilo » serait plus pertinent.

-n. 74. Aucun des copistes ne connaissant le mot « Icteros », ils se sont contentés de reproduire au plus près la graphie du terme qu’ils avaient sous les yeux. Les transcriptions les plus proches sont celles de M2 et M3, qui ont confondu la lettre initiale I, probablement écrite en majuscule,  avec un L.

-n. 82. Tous les copistes sauf celui de M1 ont lu « morbo ». La leçon de M1 (« amado ») est visiblement fautive mais, en introduisant le suffixe -ado, elle ouvre la voie à une restitution conjecturale probable, qui est celle que propose J. Riandière, « amorbado », c’est-à-dire « infecté par le mal royal ».

– n. 149. Il n’y a pas lieu de corriger, sous prétexte que Henri IV n’intervint pas pour l’obtention du chapeau de Cardinal, puisque tous les témoignages concordent. En revanche, on cherchera vainement sous la plume d’un historien français une erreur de cet acabit.

– n. 160. La citation ne reproduit pas, comme en d’autres passages, la lettre de la source, mais en propose une paraphrase. Il faudra se pencher sur ce fait ainsi que sur l’ajout final (« y esto porque […] que de sus Padres »). Comme pour n. 149, il s’agit probablement d’un ajout de l’auteur espagnol.

Il semble donc que tous les copistes aient été confrontés aux mêmes difficultés d’interprétation de leur modèle respectif (n. 28, n. 66, n. 74, n. 82). Le fait mérite d’être souligné parce que, si la difficulté rencontrée par eux découle de l’état matériel de leur modèle, il faudrait en conclure que toutes les versions découlent d’un même archétype. Dans ce cas, on aurait la preuve de la faible diffusion du texte, qui aurait été conservé en un seul exemplaire.

Cependant, les variantes de la n. 28 nous éloignent de cette hypothèse purement matérielle et nous obligent à prendre en considération le contenu du passage. M1 propose la rédaction suivante :

el mui erudito Doctor Rodolpho Magistro Consexero Regio y Archibo de los libros Reales Medicos de Luis Decimo Rey Christianissimo de Francia a quien dedico su libro intitulado Doctrina Hippocratis.

Les autres témoignages disent « Archiatro » au lieu de « Archibo », « Medico » au lieu de « Medicos » et rétablissent « Tercio » dans la désignation du roi.

Les corrections apportées à M1 sont les bienvenues, même si cette rédaction n’est pas entièrement satisfaisante. Comme le précise J. Riandière, il faut comprendre que la charge de R. Le Maître est celle d’archiatre ou premier médecin des enfants royaux, ce qui oblige à amender « libros » en « hijos ».

Pour dissiper les doutes, il suffit de se reporter à la page de titre du livre de Le Maître pour comprendre les raisons de cette erreur d’interprétation : « Authore Rodolpho Magistro, Regis Consiliario, & Regiorum Franciae Liberorum Archiatro ». Celui qui a traduit littéralement ce texte a lu « Librorum » pour « Liberorum » et introduit la leçon fautive « libros » (au lieu « d’enfants ») reprise par les manuscrits. En outre, il ignorait la signification du terme « archiatre », inusité en castillan, malgré sa transparente étymologie grecque.

Cette variante montre, par ailleurs, que le traducteur castillan peut être confronté à un texte latin. Ici, il a choisi de le traduire, mais son attitude change selon les circonstances. Ainsi, pour désigner les ouvrages dont les médecins de Montpellier sont les auteurs, il utilise alternativement le castillan et le latin. Ce choix laisse entendre qu’il a apporté quelques modifications car, à supposer que la série des quatre médecins eût existé dans un texte français préalable, elle respecterait un principe unique, celui de ne comporter que des titres latins. Dès lors, deux hypothèses sont envisageables : soit les choix effectués par le traducteur castillan se limitent aux titres des ouvrages ; soit la liberté qu’il prend à l’égard de son modèle est extensible à la série tout entière, et remet même en cause le nombre des participants à l’assemblée.

Ce doute ne peut qu’embarrasser le traducteur, partagé entre le désir de restituer le texte du modèle supposé ou de s’en tenir à une traduction du texte castillan.

 

CONSIDÉRATIONS FINALES

 

Depuis l’édition de Josette Riandière La Roche publiée en 1984, ses travaux ultérieurs et ceux d’autres chercheurs, il est admis que Quevedo est l’auteur de ce pamphlet. Me fiant à un avis aussi unanime qu’autorisé, c’est dans cet esprit que j’avais entrepris initialement de réaliser une traduction commentée du texte en français. Au fur et à mesure que j’avançai dans mon étude du texte, j’ai éprouvé un doute quant à la paternité de l’œuvre, tout en continuant à considérer que c’était l’hypothèse la plus plausible.

On pouvait, à bon droit, juger cette prudence excessive mais j’ai préféré réserver à la fin de mon étude la question de l’auteur, même si ce parti-pris m’a obligé à quelques contorsions lorsqu’il me fallait mentionner le personnage sans citer son nom. Mais c’était l’assurance que je n’userais pas de lunettes à une seule focale (des quevedos en quelque sorte) et que je serais prêt à envisager d’autres hypothèses et, par conséquent, à enrichir le débat en ouvrant des perspectives inattendues.

Cet écrit a été conservé dans les papiers de Quevedo, ce qui devrait suffire à lever tous les doutes. Il n’en reste pas moins qu’il n’a pas connu les honneurs de l’impression, ce qui est rarement survenu aux œuvres de cet auteur. Par ailleurs, le texte montre quelques défaillances peu habituelles chez lui. La plus grosse, évidemment, est la traduction erronée de “liberorum” et le contre-sens qu’elle a entraîné pour le reste du passage, impensable chez un aussi bon latiniste. On comprend mal aussi qu’il ait pu mêler à sa fable un conseiller du roi de France en activité, ce qui dénote une évidente ignorance de la réalité politique de l’époque, alors qu’il aurait fort bien pu se contenter de convoquer des personnages morts depuis longtemps, ce dont il ne s’est d’ailleurs pas privé.

D’autres erreurs manifestes consistent à appliquer le passage des Paradoxes de Cicquot à une réalité toute différente que celle qui l’a inspiré, ou à attribuer l’obtention du chapeau de cardinal à Henri IV. Ce ne sont pas, à proprement parler, de ces libertés coutumières chez les satiriques, mais bien des erreurs factuelles.

Il est, en revanche, plus difficile de porter une appréciation sur certains choix, y compris de style, parce que le risque d’anachronisme est toujours présent. Il n’en reste pas moins qu’adapter l’entrée Tiricia du dictionnaire de Covarrubias, c’est faire beaucoup d’honneur à une source de peu d’intérêt et, s’il s’avère que Quevedo a voulu se moquer d’un auteur pour lequel il n’avait guère d’estime, le résultat est qu’il oriente l’attention du lecteur vers un sentier détourné. Le rapprochement entre le volume de Cicquot et celui de Rabelais laisse perplexe. La disputatio d’école, au-delà de son caractère farfelu, manque de rigueur dans le maniement des règles de la logique et donne l’impression d’une rédaction inachevée. La conclusion du débat mise dans la bouche de Montaigne n’est pas à la hauteur d’un « oracle des aphorismes politiques ».

Cependant, on reconnait la patte de Quevedo à certains traits, le premier étant l’usage qu’il fait de la bibliographie dont il dispose et dont il sait se contenter, faute d’autres sources accessibles. Sa traduction des passages en français est d’excellente facture. On rencontre aussi certains traits caractéristiques de son style, que J. Riandière a signalés dans son édition. Enfin, le recours à Michel de Montaigne traduit bien l’admiration qu’il éprouvait pour cet auteur et sa parfaite connaissance des Essais[4]. C’est, à mes yeux, là que réside la véritable signature quévédienne de cet écrit.

Comme colophon, je voudrais attirer l’attention sur un détail qui a son importance. La date de la première copie manuscrite du texte que l’on ait conservée, 1644, suit de près le décès de Richelieu (4 décembre 1642) ainsi que celui du roi Louis XIII (mai 1643), comme si ce double événement avait redonné une actualité au texte. On peut imaginer que Quevedo ait voulu le sortir de l’ombre à cette occasion. Si cette hypothèse se vérifiait, cela impliquerait que, jusque-là, il l’avait passablement négligé, comme le fait un auteur pour les œuvres qu’il juge mineures.

 

NB. J’adresse mes remerciements à mes collègues Hélène Tropé, Paloma Bravo, Nathalie Peyrebonne et Olivier Biaggini, de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, pour m’avoir fourni une bibliographie de base, qui m’a permis de me familiariser avec un sujet et une époque que je n’avais pas abordés jusqu’ici. En outre, la lecture attentive de ma première rédaction réalisée par Olivier Biaggini m’a permis de corriger plusieurs erreurs ou maladresses.

Je n’aurais pas pu réaliser cette traduction si je n’avais pas disposé de l’édition commentée établie par Josette Riandière la Roche, dont je fus le collègue dans cette même Université. Ses choix de lecture et sa recherche des sources m’ont constamment guidé.

 

Francisco de Quevedo y Villegas

Visite et anatomie de la tête

de l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu

Visite et anatomie de la tête de l’Éminentissime Cardinal Armand de Richeleu, faite par l’École de Médecine de Montpellier, à l’instance de Maître Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her[5], écrite en français par Acnoste, auteur du livre intitulé Catholicon d’Espagne[6], traduite en castillan par Pierre Gemin, français, marchand à Milan. Imprimée à Milan par Jean-Baptiste Malatesta, imprimeur royal et ducal, aux dépens de Carlo Ferranti, libraire. Année 1635[7].

 

À Monseigneur le duc de Mercur[8], Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roi au Pays et duché de Bretagne.

 

Monsieur,

Moi qui avais écrit le livre du Catholicon d’Espagne à l’encontre de cette nation, étant pénétré de l’amour de la mienne, désormais découragé par les tumultes de notre France, aujourd’hui rendue furieuse et ensorcelée par les démons naturels qui sont entrés en son corps, j’ai décidé d’écrire ce traité du Calvin français[9], sous le titre de Visite et Anatomie et d’autres œuvres d’exorcisme, en espérant pouvoir guérir ma patrie. Toujours vous avez protégé la cause catholique et elle n’a jamais eu autant besoin de vous, ni moi qui, en son nom, sollicite votre protection, confiant en l’honneur que, toujours, vous qui êtes mon seigneur, m’avez fait. Orléans, 12 octobre 1635.

Monsieur[10], que Dieu conserve longtemps Votre Grandeur pour le bien et le plus grand profit de cet État[11].

Votre très humble

et très obéissant serviteur

                                                                                                                                  D’Acnoste

 

À l’instance du doctissime défenseur de la vérité catholique romaine, Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel-en-Her, s’est réunie toute l’École médicale de Montpellier en grand concours, étant président de l’assemblée André Vésale, assisté par le doctissime Joubert, auteur des Paradoxes médicaux, Pierre Bayro, pour son livre intitulé Veni mecum, Jean Bacchanello, qui écrivit le Consensus des médecins[12], et le très érudit Rodolphe Le Maître, Conseiller du Roi et archiatre des Enfants royaux[13] de Louis le Treizième, Roi Très chrétien de France, auquel il a dédié son livre intitulé Doctrina Hippocratis.

Étant tous suspendus, silencieux et attentifs, Jacques de Billy prit la parole :

– Constatant que, jusqu’à ce jour, la pire, la plus contagieuse et la plus dégoûtante des humeurs qui aient infesté le monde était ce qu’on appelle le mal français[14] ; qu’aujourd’hui s’est répandue et parcourt tous ses membres une humeur pire émanant d’un français encore pire ; sachant que toute la science affirme que ces humeurs découlent des intempérances de la tête, et qu’il est certain qu’elle ne procède pas de celle de notre seigneur le Roi, laquelle est bien tempérée et conformée et assistée par un royal tempérament ; recherchant quelle tête peut être la source de tout ce venin, j’ai trouvé que c’était celle de l’Éminentissime Cardinal de Richelieu, non par conjectures, mais par certification oculaire et au terme d’une expérimentation très poussée; et, comme pour la guérir il est nécessaire de remonter à son origine et de l’identifier, j’ai décidé de m’adresser à vous, doctissimes médecins, pour que vous étudiiez de quelle manière on pourrait explorer, au moyen de l’anatomie de cette tête, la racine de cette pestilence. Que votre conclusion réponde à ma proposition.

Ils conférèrent tous entre eux et Joubert répondit en leur nom par ces mots :

– La Faculté conclut que la maladie et la contagion proviennent de la tête du Cardinal et dit que la plus grande difficulté est de savoir en quel lieu se trouve la tête dudit Armand de Richelieu.

– ¿Qui doute – répondit Jacques de Billy – qu’elle est sur ses épaules ? Il semble que vous vouliez ajouter vos paradoxes plutôt que de me répondre.

– Non, Monsieur – répliqua Joubert – car beaucoup affirment qu’ils ont vu sa tête sur celle de Monsieur, frère du Roi ; d’autres l’ont vue voltiger sur la Couronne de France ; d’autres qu’il l’a échangée avec celle de Montmorency ; d’autres qu’elle est enterrée avec celle du roi de Suède ; d’autres, qu’elle est en morceaux auprès de celle de Friedland[15]. Ce doute est si fort et véritable qu’à la question qu’un de ses familiers fit à ce sujet à l’Éminentissime Cardinal, il répondit qu’il ne savait plus où il avait la tête. Aussi, avant tout, il convient de trouver sa tête. Une fois trouvée, André Vésale s’offre à y pénétrer par des moyens d’anatomie inédits, et à la visiter une cavité après l’autre, une cellule après l’autre, et un sinus[16] après l’autre.

La remarque plut à l’abbé et, convaincu, il dit que, puisque le grand Vésale se risquait, ayant trouvé la tête, à la visiter, ce qui était le plus difficile, il avait entendu dire que la tête du Cardinal était à Rome sur une statue de Janus à deux faces, une, devant, l’autre derrière, regardant la paix avec la face de la guerre et Judas avec celle de la paix[17]. Sur ce point, il avait vu des gazettes et en avait eu la confirmation par des Français qui étaient arrivés il y a peu de jours à cette Cour. Le fait était si certain, qu’il offrait à Vésale, sur les rentes de son abbaye, de couvrir avec largesse les frais du voyage pour sa personne et pour ses serviteurs.

Cependant, il désirait savoir, parce qu’il le jugeait impossible, comment il pourrait entrer et sortir dans une tête aussi dure et, qui plus est, vivante. Vésale répondit que sa remarque était celle d’un homme docte ; puisqu’il avait accepté son offre et sa proposition de réaliser la visite, il voulait satisfaire à ses doutes et lui dit :

– À peine serai-je parvenu en vue de la tête du Cardinal, j’y entrerai sans frapper, car, comme je serai revêtu de tromperie et de mensonge, dès qu’elle m’aura vu, elle s’ouvrira toute grande pour me recevoir. Lui-même me mènera dans toutes ses cavités et, après que je les aurai vues, sous le couvert d’un léger avertissement ou bon conseil, sans que j’aie à le lui demander, il me jettera hors de lui. Alors, je viendrai vous informer de tout ce que dans son cerveau et entendement j’aurai reconnu, afin que ces messieurs rédigent une ordonnance appropriée. Et, comme il importe tant de faire ce voyage, je vais m’y préparer sans tarder.

Pierre Bayro dit qu’il était important qu’avant de partir, puisqu’il devait revêtir un mensonge pour entrer en ladite tête, il révélât lequel et de quelle sorte.

Il répondit qu’il était certain que la tête et le cou du Cardinal souffraient du morbus regius [jaunisse], qui veut dire mal royal, comme le prouve ses divers noms.

Le mal royal est le premier.

Le deuxième que lui donnent les Grecs est ikteros, inspiré de l’oiseau qui porte ce nom [loriot] dont Pline dit que, si celui qui est atteint du mal royal le regarde, le malade guérit et l’oiseau meurt. C’est ce qui advint à Montmorency lequel, voyant que le Cardinal était affecté de ce mal royal, se planta devant lui en compagnie de beaucoup d’autres personnes, et tous moururent lorsque le Cardinal jugea qu’ils étaient loriots. La sérénissime Reine-mère, si elle ne s’était retirée en Flandres pour ne pas être vue par le Cardinal infecté par le morbus regius, aurait aussi été loriot. Monsieur[18] ne fut pas non plus loriot parce qu’il se réfugia là où le morbatus regius ne pouvait le voir. Lorsqu’il revint, il veilla à ne pas être vu[19].

Le troisième nom est aurigo [jaunisse]. Celse la nomme ainsi à cause de la couleur de l’or que la bile, répandue dans tout le corps, imite. On voit bien que la bile du Cardinal est avaricieuse, car non seulement il cherche à amasser de l’or mais à transformer sa peau et toute sa personne en une bourse de la couleur de l’or.

Le quatrième nom est morbus arquatus, “maladie de l’arc” parce que, par la variété des couleurs, elle ressemble à l’arc-en-ciel. À la vue de tous éclate la justesse de ce nom parce que, dans le Cardinal, on observe nombre de couleurs différentes. On y voit le noir du deuil des nobles qu’il a fait mourir sans motif et sans nombre ; le jaune du désespoir de tant de grands seigneurs français qu’il a exilés et dépouillés ; la pâleur de la frayeur des bons catholiques de France et de toute l’Europe ; le vermeil et l’ardeur des flammes de Calvin et de Luther ; le blanc des coiffes du Turc ; le rouge du chapeau. Jugez par ces couleurs combien le Cardinal ressemble à l’arc-en-ciel ! Cependant, comme les couleurs signifient pacte et sécurité[20] et dans celui-ci ce sont autant de flèches, je ne lis pas comme les autres médecins « arc-céleste » mais « arc-sceleste [21] », qui veut dire scélérat et criminel.

Les causes extrinsèques du mal royal sont au nombre de trois : la piqûre venimeuse de quelque animal ; l’absorption d’aliments qui provoquent l’ictère ou qui engendrent la bile et l’obstruction du conduit bilieux ; force activités sous un chaud soleil.

Que le Cardinal ait été mordu par un animal venimeux, en témoignent sur tout son corps les dents de l’envie qui le rongent et mâchent jusqu’à ses entrailles. Qu’il ait mangé des aliments qui provoquent le mal royal, cela se constate en ce qu’il a incorporé en lui tous les pouvoirs, charges et dignités de France, au sommet du gouvernement et de l’État, aussi bien spirituelles que temporelles. L’excès de travail sous un chaud soleil, chacun s’en aperçoit dans la peine qu’il se donne à introduire le feu infernal dans la lumière qui, comme un soleil, éclairait jadis[22] et désormais embrase et détruit.

Étant donc avéré que le Cardinal souffre du mal royal, doré et arc-en-ciel, j’endosserai un nouveau dessein et tromperie, celui de le couronner et de l’enrichir. En donnant la couleur du chapeau au turban, celle du turban au deuil, le noir aux flammes ; grâce à ces mélanges et à ces nouveaux apprêts mortuaires, ayant transformé les mariages en divorces et les divorces en mariages ; ayant augmenté le risque que le Roi soit vaincu ou tué – ce que Dieu ne veuille – ; celui des attentats dans lesquels Monsieur soit tué ou coupable ; des faux témoignages qui entretiennent chez le Roi la haine de sa mère et, chez elle, les soupçons à son égard ; non seulement je serai admis par la tête du Cardinal mais fêté et solennellement reçu par toutes ses puissances.

Cependant, après avoir songé par où il me serait le plus facile d’entrer, j’ai trouvé que c’était par les oreilles parce que, bien qu’en elles s’agite tout le commerce des démons, sans qu’il y manque, de jour comme de nuit, mouchards, rapporteurs, flagorneurs, mensonges, intrigants, médisants et malédictions, habitué à la confusion espagnole[23] et muni d’une lanterne de Gênes pour vaincre l’obscurité des colimaçons de ses oreilles, je passerai sans dommage. En effet, s’il est vrai que sa bouche offre un passage plus large, comme il ne cesse de vomir des ordres d’assassinat de provinces et de familles, je craignis d’être emporté par le courant de l’un d’entre eux et d’être craché en mille morceaux.

Bacchanello dit qu’il jugeait que ce qu’il avait dit était de bonne médecine et Rodolphe Maître, en tant que médecin du Roi Très Chrétien, instruit par la proximité de sa pratique, l’approuva. Tous, ayant loué le discours de Vésale, s’en remirent à sa diligence et lui souhaitèrent un heureux voyage et un heureux retour.

Vésale fit ses adieux et l’abbé Jacques de Billy sortit avec lui. Il lui donna largement ce dont il avait besoin pour le voyage, que le grand anatomiste entreprit aussitôt. Il arriva en Italie, trouva la tête du Cardinal où on le lui avait dit. Dès son arrivée, il la visita, en sortit et retourna à Montpellier, réunit la Faculté dans sa même composition et rendit compte de ce qu’il avait vu dans ladite tête en ces termes.

– Mon dessein a connu une fin si heureuse et mon déguisement fut si approprié qu’à un tir de mousquet, l’oreille du Cardinal, assoiffée de mensonges, vraie Charybde avaleuse de tromperies, m’emporta dans des tourbillons et des tempêtes de vent, et me fit tournoyer dans les cartilages de son ouïe[24]. J’y entrai, me cognant à d’autres innombrables intrigues qui y entraient aussi, tellement que nous ne contenions pas à l’intérieur et qu’entre mensonges, nous nous disions : « Écartez-vous ! ».

Lorsque je me vis à l’intérieur de la tête, je regardai le plafond et j’y vis écrite une loi de celles que les Hermaphrodites observent en leur Île abominable, qui disait ceci :

Ceux de nos ministres qui voudraient entreprendre quelque chose contre l’autorité de leur souverain seigneur, le déchargeant par charité de ses états, et le soulageant de sa charge et usurpant tout son pouvoir, muguetteront le peuple avec toute l’humilité pour acquérir l’autorité de commander et pour s’établir. Mais, lorsqu’ils se seront emparés de tout, nous leur permettons d’être impérieux et insupportables[25].

Cette loi était inscrite dans toute la concavité du crâne. Elle commençait au siège de la mémoire, se poursuvait à celui de l’entendement et elle s’achevait à celui de la volonté, de sorte qu’elle était la seule étude des trois puissances de l’âme. Ainsi, j’appris à connaître la racine et origine de son mal royal à travers la loi des Hermaphrodites mieux qu’à travers les aphorismes d’Hippocrate et de Galien.

Je fus la victime – ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant – de mes yeux abusés, car, alors que je tenais pour certain que la tête du Cardinal ne contenait pas de cervelle[26], je vis que le lieu qui lui était réservé était plein à ras bord. Comme c’était contraire à ce que je croyais, très étonné, j’entrai dans la cellule avec mes instruments et, en faisant usage, je vis que c’était un turban, placé et aplati à tel point qu’au début, même si j’y trouvai quelques demi-lunes, je doutai si c’était de la cervelle ou un turban.

Lorsque je commençai à me déplacer dans sa tête, je crus être entré dans l’Enfer, car je n’y trouvai que confusion et aucun ordonnancement parmi les furies, souffrances, damnés, tourments, démons et obstination[27]. J’y vis aussi une chose surprenante qui, bien qu’elle ait transparu dans ses œuvres, n’a point été vue, à savoir que, portant le chapeau, il y avait deux Hugues, un huguenot en religion et un Hugues Chapeau désireux de se voir couronné. Et je vis la dispense accordée à ces deux Huguescapelies[28], signée par le Père Joseph[29].

La grande quantité de livres me causa une grande gêne et un grand embarras : ragguagli[30], avis, démonstrations, histoires, manifestes, contremanifestes, très doctes satires de l’État français entraient par une oreille et ressortaient par l’autre.

Pour ne pas perdre de temps, je commençai la visite par sa mémoire et je trouvai, chose étrange, qu’elle était gouvernée par l’oubli[31], qui avait effacé ses débuts : le premier état que lui avait donné la Reine-mère et la dignité de cardinal que, par son intercession, lui avait concédée le grand Henri[32]. Il avait expulsé aussi les vilenies que Luynes avait subies à son initiative ainsi que les reproches violents qu’il lui avait faits devant sa femme et un autre chevalier, la dernière nuit où il alla le tenter comme un lutin avec ses abominations[33]. De même, il avait exilé, sans laisser la moindre trace, l’église du Saint-Esprit, dont, pauvre bénéficier, il tirait sa pitance[34].

Mais ce que l’oubli avait le mieux effacé de sa mémoire, c’était la très sainte loi de France qui exclut du trône le roi qui y est né s’il n’est pas catholique[35], laquelle fut confirmée par nombre d’élections de princes catholiques, exclus par leur lignée mais admis comme catholiques et préférés, pour coiffer la couronne de France (c’est pourquoi on l’appelle Très chrétienne), aux héritiers légitimes mais hérétiques, comme on l’a vu dans les cas du Prince de Condé, de Childéric et de Charles, duc de Lorraine[36], qui furent déposés, celui-là parce qu’il ne remplissait pas convenablement les devoirs d’un bon catholique et celui-ci parce qu’il combattait la religion. C’est ce qu’affirme Girard dans sa harangue à Charles, dans laquelle il reconnait que la couronne de France lui appartient à lui et non à Hugues Capet, mais que les mêmes lois qui le désignent pour la succession l’en excluent, car, pour être roi de France, il faut être fils légitime de l’Église catholique avant de l’être de ses parents[37]. On le lira plus au long dans l’Histoire des rois non catholiques rédigée en français par le très docte Alain de Laval, sieur de Vaudoré. Les lois très chrétiennes de France n’attendent pas que l’héritier légitime se comporte en hérétique pour lui retirer la couronne mais le déposent comme inutile à la défense de la foi catholique, comme on l’a vu pour Charles le Gros, empereur d’Occident et roi de France, et pour Louis le Fainéant[38].

Alors je considérai que, si les lois de France déposent ou ont déposé leurs rois légitimes parce qu’ils étaient inutiles à la défense de la religion catholique, à plus forte raison s’opposeront-elles à ceux qui se montreraient tant soit peu utiles à l’offenser. Gardons ces points en mémoire, car ils sont tous hors de la mémoire du Cardinal.

Mais j’y trouvai Maxence, qui feignit d’être catholique pour être empereur de Rome ; Licinius, qui feignit de même pour être empereur ; Julien, qui feignit de même, avec une hypocrite sagacité, pour être reçu empereur ; enfin, Anastase I qui feignit de même pour être couronné. Il y avait là Léon IV qui se fit empereur au moyen de la même tromperie ; Michel, surnommé le Bègue[39], qui fut empereur en usant du même stratagème ; Georges de Poggebra, roi de Bohême, qui contrefit le catholique pour obtenir le royaume ; Elizabeth, reine d’Angleterre, qui feignit d’être catholiquissime pour régner ; Henri II, roi de Navarre et Vicomte de Béarn, qui feignit être catholique pour être reçu roi[40]. Avec ces personnages, le Cardinal avait toute la mémoire pleine de couronnes et de catholiques feints et falsifiés, de chrétiens d’alchimie, mais l’oubli qui gouverne sa mémoire et la préside avait effacé les désastreuses fins et les misérables morts qu’ils connurent tous.

Lorsque je compris qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans la mémoire de l’Éminentissime, j’aperçus deux volumes, l’un plus gros que l’autre, et une inscription qui disait : « Bibliothèque armandine rochelaine[41] ». L’un avait pour titre : Œuvres de maître François Rabelais, docteur en médecine, qui contient cinq livres de la Vie, faits et dits héroïques de Gargantua et de son fils Pantagruel, la Pronostication de Pantagruel, avec L’oracle de la dive Balbuc[42], et beaucoup d’autres semblables traités, aussi mauvais les uns que les autres. Il était très bien relié et si rempli d’annotations que je compris que c’était le bréviaire de son Éminence. L’autre avait pour titre Les Paraboles de Cicquot en forme d’advis[43]. Tous deux étaient imprimés en langue française.

Ce dernier, qui était le plus petit, était ouvert à la page 18 et, dans la marge au haut de la page, était un sceptre dans une main qui signalait cette phrase[44] :

Avant que d’employer toutes vos forces à quelque notable effet, faites-leur préalablement prêter le serment et jurer solennellement qu’ils quittent Dieu, le ciel, l’honneur et la foi pour vous, et que, dès à présent comme dès lors et dès lors comme dès à présent, ils se donnent, corps et âme, tripes et boyaux, harnais et chevaux, à tous les diables d’enfer pour vous faire prince universel de la monarchie française, en dépit des influences des astres, des éclipses, des conversions, des constellations, et des entreprises suprêmes, moyennes et inférieures.[45]

La fin de cette phrase était marquée dans la marge d’un « Amen » doré et couvert d’un chapeau rouge. Scandalisé, je passai, dans l’éminentissime tête, de la mémoire à l’entendement.

À ce moment du récit de Vésale entra un portier disant que Michel, seigneur de Montaigne, était à la porte et qu’il demandait la permission d’entrer. Tous se réjouirent extrêmement de sa venue en pareille occasion. Ils se levèrent pour aller le recevoir et revinrent en sa compagnie, lui cédant la place d’honneur – qu’il refusa bien qu’elle lui revînt pour ses bonnes lettres et sa qualité -. Il finit par l’occuper et dit que, lorsqu’il eut appris tout ce qui s’était passé dans cette assemblée, il s’était disposé à y paraître par loyauté et zèle catholique. Au nom de tous, Bacchanello lui répondit que sa personne était si importante que sa venue aurait dû être précédée par la sollicitation et prière de l’Université, puisque, comme ils l’avaient constaté, l’origine du mal de France était reconnue par les aphorismes médicaux, mais que la guérison nécessitait les aphorismes d’État, dont il était l’oracle.

Ils demandèrent à Vésale de résumer tout ce qu’il avait dit ; il le fit, puis dit :

– Seigneur, vous êtes arrivé au moment où nous avions besoin de vous, alors que je m’apprêtais à rapporter la visite de l’entendement du Cardinal, qui se passa ainsi.

J’observai que son entendement se nourrissait en tétant depuis sa mémoire, à travers des orifices et des veinules secrètes, un aliment visqueux et âcre. Présidait à l’opération un méchant démon dont le nom était « Je m’entends ». En ce lieu, le bruit, la confusion et les ténèbres étaient également fortes, au point que, malgré la lumière de ma lanterne, je prenais une chose pour l’autre. Veuillez considérer ce que fera son propre entendement qui ne veut ni ne supporte la lumière du jour ou l’obscurité de la nuit ! Je préférais attendre plutôt que d’explorer. Ayant pris ce parti, je vis que son entendement était entièrement occupé à des manigances et à des chimères, et que sa tâche principale était de tirer les conséquences de ce qu’il avait dans sa mémoire.

Pour persuader sa volonté, il forgeait des arguments tels que ceux-ci :

« Tous ceux qui ont feint d’être des catholiques ont été couronnés ; moi ergo … Si la Reine-mère ou Monsieur, frère du roi, n’ont pas feint d’être des catholiques parce qu’ils le sont vraiment, par conséquent nenni. En France, on dépose les rois qui sont inaptes à la défense de la religion ; moi, en l’abusant, j’ai rendu mon roi apte à l’offense de la religion : ergo… Il n’a pas de fils parce que le divorce que j’ai sollicité solennellement, bien que je n’aie pu l’obtenir ni l’appliquer, je l’ai exécuté par des mensonges : sequitur qu’il n’aura pas de succession. Il a un frère pour héritier, mais je l’ai fait déclarer par jugement inapte à la succession : igitur… Le Prince de Condé est déclaré inapte à la couronne : ergo

« Je prétends descendre, en dépit du ventre de ma mère et de la paternité de mon père, ce qui revient à deux manières de paternité[46], de Louis le Gros : probo consequentiam. J’ai uni ma lignée à celle du duc de Soissons[47] : sequitur corona.

« Du peuple de France je n’ai rien à craindre puisque j’ai soumis La Rochelle, Montauban, Montpellier, Saint-Jean d’Angély, Lunel et Nîmes[48] : igitur je pourrai aussi soumettre Paris. Ceux qui sont en faveur de ces partis pouvaient me freiner en se déclarant « mécontents »[49] ; je les ai exterminés, pour qu’il n’y ait pas d’autres mécontents que la Reine-mère, le roi et leurs féaux. Grâce à quoi et aux terribles conflits dans lesquels j’ai placé le roi, en le faisant ennemi de tous les Princes du monde – des hérétiques parce qu’il les a combattus, des catholiques parce qu’il les vide de tout leur sang – je compte le réduire à un tel degré de désespoir et de repentir qu’il me cèdera ce que je veux lui retirer : tenet consequentia

« Opponitur Savoie, à cause de sa femme : transeat, car je l’ai ainsi inclus et conclu[50]. Argumentatur contre l’Angleterre pour la même raison : je réponds « loi salique » et « inimitié entre ces nations »[51]. Si elle réplique, nego Papam, cela revient à dire : concedo in omnibus.

« En entendant nego Papam, le roi d’Espagne entre dans la controverse, parce qu’il est grand défenseur du Saint Siège. Il dit : argumento sic et propose son syllogisme. Je résume : nego maiorem et prouve, nego minorem, parce que j’ai coutume de nier le plus et le moins. Il poursuit distingo ; je réfute : je renie, fais un éclat[52], puis je m’en remets au texte, quoi qu’il arrive ».

Tandis qu’il répétait ces propositions, il était agité d’un perpétuel mouvement circulaire, dessinait des labyrinthes, agitait ses bras et tournait sur lui-même tellement que le voir me donnait la nausée.

Le sieur de Montaigne dit :

– « Il est certain que le Cardinal a étudié dans les registres de Lucifer, puisque toute sa doctrine consiste à déposer son seigneur. »

Vésale poursuivit :

– « Je passai à la volonté. À l’entrée était écrit : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas[53]. Je trouvai la volonté si ulcérée et si rouge qu’on aurait dit qu’elle avait porté le chapeau[54]. Je vis ceux pour qui elle avait eu de l’affection couverts de sang, et ceux pour qui elle n’en avait pas eu, craignaient pour leurs veines menacées. Il avait dans la volonté tout ce qu’il avait dans l’entendement et, dans une cavité séparée, vers le front, au-dessus des yeux, il avait une mare d’humeurs aqueuses qui m’étonna, et je vis que c’étaient des larmes postiches qu’il avait pour pleurer chaque fois qu’il lui importait de fertiliser ses mensonges en les arrosant. Il attirait cette humeur en voyant les pleurs qu’il causait à toute l’Europe pour, ensuite, les verser de ses propres yeux afin de se disculper de sa férocité.

Voilà ce que j’observai, vis et trouvai ; à vous de décider ce qui convient.

L’École déclara que la maladie du Cardinal, dans toutes les puissances de son âme, était le morbus regius et que, depuis sa tête, il diffusait en France et dans toute l’Europe cette épidémie que l’on devait appelait « armandine » ;

que, pour ce qui était de la santé du Cardinal, elle était devenue incurable ;

que, pour préserver les autres têtes, en particulier celle du roi Très chrétien, celle de Monsieur, celle de la Reine-mère et celle du royaume, seuls étaient efficaces les aphorismes d’État ; c’est pourquoi, ils s’en remettaient au sieur de Montaigne, mais estimaient, quant à eux, qu’il pouvait être profitable de référer au roi Très chrétien ce qu’on avait vérifié dans l’éminentissime tête.

Le sieur de Montaigne parla et dit :

qu’il ne convenait pas de faire une telle relation au roi, parce que, comme il entendait, voyait, comprenait et parlait à travers cette tête, il prendrait l’accusation comme une injure personnelle plutôt que comme la faute d’un autre ;

que le roi avait déjà entendu certaines de ces choses auxquelles avaient répondu, en faveur du Cardinal, le sieur de Cléonville[55] et d’autres de ses pairs dans leur livre intitulé Avertissements aux provinces ;

qu’ainsi le Cardinal fait grandir ses mérites auprès du roi, se posant en martyr à son service, combattu qu’il est par la haine de tous[56] ;

que son avis était qu’il fallait attirer un confident du Cardinal aux côtés du roi, afin qu’il fasse un suprême éloge du Cardinal et lui laisse entendre que tout le royaume était d’avis que sa Majesté devait faire à son égard ce que, de notoriété publique, le Cardinal envisageait de faire aux dépens du roi et de sa lignée. Ce moyen engendre forcément la jalousie dans l’esprit des rois, parce qu’ils découvrent le mépris dans lequel ils sont tenus ; or, rien ni personne n’est en sécurité face à la jalousie des souverains.

« Que l’on envisage calmement cela et, dans une seconde séance, nous nous déciderons ».

Ils l’approuvèrent tous. Ils fixèrent un jour pour se réunir, puis allèrent accompagner le sieur de Montaigne à son logis.

 

BIBLIOGRAPHIE

ÉDITION

Quevedo y Villegas, Francisco, Visita y anatomía de la cabeza del Eminentísimo Cardenal Armando Richeleu, Introducción, edición y notas por Josette Riandière La Roche, Criticón, 25 (1984), p. 19-113.

 

SOURCES

– Anglerais, Jean-Antoine d’, Les Paraboles, en forme d’auis, sur l’estat du Roy de Nauarre (à Paris, Iouxte la coppie Imprimee à Lyon, 1593).

– Anonyme, Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenuë des estats de Paris.

– Artus, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites de Thomas Artus (1593).

– Bacchanello, Jean, De consensu medicorum in curandis morbis libri quatuor (Lyon, 1573).

– Bayro, Pierre, De medendis humanis malis enquiridion, vulgo veni mecum dictum (Lyon, 1573).

– Cicquot (Chicot), voir Anglerais, Jean-Antoine d’

– Cléonville, cf. Simond, Jean

– Girard, Bernard de, Histoire générale des Rois de France (1576) seigneur du Haillan (1535-1610).

– Joubert, Paradoxorum decas prima atque altera (Lyon, 1556).

– Laval, Alain de, Historial des rois non catholiques (1592).

– Le Maître, Rodolphe, Doctrina Hippocratis (Paris, 1613).

– Morgues, Mathieu de,

          – Satyre d’Etat. Harangue faicte par le maistre du Bureaud’addresse à son Eminence le cardinal de Richelieu et le remerciement dudit cardinal (1635);

          – Lumières pour l’histoire de France pour faire voir les calomnies, flatteries et autres défauts de Scipion Dupleix (1636) ;

          – Diverses pièces pour la défence de la Royne mère du Roy très-chrétien Lovys XIII (1637) ;

          – La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632), in Diverses pièces… ;

          – Très-humble, très-véritable et très-importante remonstrance au roy, in Diverses pièces.

          – L’Ambassadeur chimérique ov le cherchevr de duppes du Cardinal de Richeliev, reueuë & augmentée par l’Autheur, s.l s.d. ; [Traduction castillane de Joseph Pellicer de Tovar, 1639].

– Quevedo y Villegas, Francisco de,

          – Carta al Serenissimo muy alto y muy poderoso Lvis XIII Rey Christianissimi de Francia (1635) ;

          – Vida de Marco Bruto (1648) ;

          – Virtud militante contra las quatro pestes del mundo … (1651) ;

          – Nombre, origen, intento, recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las calumnias vulgares (1699).

– Rabelais, François, Les œuvres de François Rabelais docteur en Medecine. Contenant cinq liures, de la vie, faicts & dits héroïques de Gargantua, & de son Fils Pantagruel. Plus, la Prognostication Pantagrueline, auec l’oracle de la Diue Bacbuc, & le mot de la  Bouteille. Augmenté des Nauigations & Isle Sonante. L’Isle des Apedeftes. La Cresme Philosophale, auec vne Epistre Limosine, & deux autres Epistres a deux  Vieilles de differentes moeurs. Le tout par Me François Rabelais. A Lyon Par Jean Martín (1558).

– Sirmond, Jean alias le seigneur de Cléonville Avertissement aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume (1631).

 

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

– Arranz Lago, David Felipe, “Quevedo contra Richelieu: Visita y anatomía, sátira menipea y aguja de navegar cabezas cardenalicias”, Perinola (Pamplona), 2009-01 (13), p.167-182.

– Blanco, Mercedes, “Del Infierno al Parnaso. Escepticismo y sátira política en Quevedo y Trajano Boccalini”, La Perinola, 2 (1998), p. 155-193.

– Fernández, Enrique, “La interioridad de Richelieu anatomizada por Quevedo”, Bulletin hispanique, 2003, Vol.105 (1), p. 215-229.

Riandière La Roche, Josette,

          – « Quevedo y la Satyre Ménippée francesa de 1593 : de la Ligue al partido Dévot, algunos elementos de una continuidad, Homenaje al Profesor D. José Antonio Maravall Casesnoves, Madrid, 1985, p. 259-269.

– « La folie médicale et son utilisation dans la satire politique : étude d’un pamphlet de Quevedo, Visages de la folie : 1500-1650, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981.

– Tato Puigcerver, José Julio, “Sobre la Visita y anatomía de la cabeza del cardenal Richelieu, de Francisco de Quevedo”, Espéculo. Revista de Estudios Literarios, vol. 39, 2008.

– Valdés Gázquez, Ramón, “Francisco de Quevedo por las sendas de la sátira menipea”, La Perinola, 2016, vol.20 (20), p. 221-270.

– Vallejo Rodríguez González, Ángela de, “Anatomía de una visita”, 14 Jornadas Estatales DEAC Museos, Cabildo Insular de Gran Canaria, Centro Atlántico de Arte Moderno, 2008, p. 144-155.



[1] « La folie médicale… », p. 165.

[2] Baltasar Gracián utilise dans El político don Fernando el Católico (1640), une formule très proche pour caractériser le roi Ferdinand d’Aragon (1474-1516) : « don Fernando el Católico, aquel gran maestro del arte de reinar, el Oráculo mayor de la razón de estado » (« l’Oracle majeur de la raison d’État »). La coïncidence des dates suggère un possible emprunt de la part de l’auteur de la Visite.

[3] Dans « La folie médicale », J. Riandière se réfère à M. de Morgues et plus précisément à la Très-humble, très-véritable et très-importante remonstrance au roy.

[4] Cf. Nombre, origen, intento, recomendación y descendencia de la doctrina estoica, defiende Epicuro de las calumnias vulgares, dans lequel il cite Montaigne à l’égal des plus grands : « Defiendo su opinion infamada por los embidiosos, no con mis palabras, sino como se ha leydo con las de Diogenes Laercio, con las de L. Torquato, con algunas de Cicero, con Eliano, con toda la pluma de nuestro gran Seneca, con la servidad de Juvenal, con el peso elegante y admirable del juyzio del Señor de Montaña, con la diligencia de Arnaudo » (p. 466). On connait l’éloge des Essais contenu dans le même traité : « libro tan grande, que quien por verle dexare de leer à Seneca, y à Plutarco, leerà a Plutarco, y a Seneca”.

[5] Saint-Michel-en-Herm. « Her » pour « Herm » : orthographe attestée dans les publications de Jacques de Billy. Cf. la page-titre des Sonnets spirituels (1573) : « Par Iaques de Billy, Abbé de S. Michel en Her ». Billy était abbé, entre autres, de cette abbaye et de celle des Châteliers dans l’île de Ré [où était morte Marie d’Anjou, reine de France, épouse de Charles VII, à son retour du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle], toutes deux situées dans le diocèse de Luçon, dont Richelieu sera, bien des années plus tard, le titulaire, ce qui explique peut-être qu’on ait voulu qu’il préside cette assemblée pour juger le cardinal.

[6] Acnoste : Agnoste, pseudonyme de l’auteur collectif de la Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenue des estats de Paris.

[7] Le manuscrit de référence M1 comporte ici la mention : « Elle fut copiée à Madrid le 17 septembre 1644. »

[8] Mercur pour Mercœur (les manuscrits proposent « Mercure »). Ce n’est peut-être que la transcription de la prononciation française de l’époque. Quant à « Richeleu » pour « Richelieu », un doute subsiste sur les raisons de cette variante, mais l’on sait que le jeu sur le nom du cardinal est un exercice prisé de ses ennemis.

[9] Allusion transparente au cardinal de Richelieu, accusé de faire le jeu des calvinistes.

[10] En français dans le texte.

[11] La désignation du dédicataire est identique à celle de l’épître liminaire de l’Historial des Rois non chrétiens d’Alain de Laval, également adressée au duc de Mercœur (là aussi orthographié « Mercure »). La formule de politesse est également très proche : « […] et vouloir, Monseigneur, conserver votre grandeur en toute prosperité au bien & repos de cet Estat & à l’extirpation des heretiques. Vostre tres-humble & tres obeissant seruiteur DE LAVAL ».

[12] Ces trois ouvrages ont été imprimés à Lyon, en 1566, pour le premier, et en 1573 pour les deux derniers. Laurent Joubert fut chancelier de la Royale académie de Montpellier en 1579.

[13] Tous les témoignages disent « des livres royaux ». Sur la lecture erronée librorum pour Liberorum cf. supra « Réception du texte ».

[14] Le mal français : la syphilis.

[15] Le duc de Montmorency fut exécuté en octobre 1632 ; le roi de Suède Gustave Adolphe II mourut des suites de ses blessures reçues lors de la bataille de Lutzen (1632) ; Wallenstein, duc de Friedland, fut exécuté en février 1634. Ces trois événements sont donc récents au moment où est rédigé le texte. Le Cardinal eut une part dans chacun d’entre eux. C’est lui qui ordonna la mise en jugement de Montmorency. En outre, il ne cessa de jouer de son influence dans la Guerre de Trente Ans, favorisant en sous-mains le roi de Suède et contribuant, après une intervention auprès de l’empereur, à la mise à l’écart de Wallenstein et à ses condamnation et exécution. L’image de la tête du Cardinal flottant au-dessus de ces personnages est celle d’un manipulateur dangereux, dont la proximité constitue une menace, le plus souvent mortelle.

[16] Le terme « seno » est synonyme de « cavité ». Pour éviter la répétition, je le traduis par son étymon latin sinus, qui pourrait bien être la leçon de l’original français.

[17] Représentation de la duplicité du Cardinal, reproche habituel qui lui est fait par ses adversaires. Mathieu de Morgues y recourt constamment dans ses écrits.

[18] La Reine-mère est Marie de Médicis et Monsieur, Gaston d’Orléans, frère du roi Louis XIII.

[19] mire (« qu’il veille »). La leçon ne fait pas sens. Je suppose qu’il faut lire le prétérit « miró ».

[20] Cf. Genèse 9, 11-17. L’arc-en-ciel représente le pacte que Dieu établit avec la terre et l’assurance qu’il n’y aura pas d’autre Déluge [source identifiée par J. Riandière].

[21] Du latin scelestus,

[22] Le soleil et sa lumière guident les rois. Quevedo reprendra cette idée dans la Vida de Marco Bruto (1644) [source identifiée par J. Riandière].

[23] « preparado en la confacción de España ». La formule est obscure mais semble suggérer que tout espagnol est accoutumé à fréquenter des personnes d’origine diverse et peut donc s’accomoder de la confusion qui règne dans l’oreille du Cardinal. Mais, de ce fait, Vésale, puisque c’est lui qui parle, se confond avec un sujet de Philippe IV.

[24] La métaphore maritime est inspirée par la figure de Charybde qui, depuis son rocher, dévorait tout ce qui passait à sa portée.

[25] Artus d’Embry, Thomas, L’Isle des Hermaphrodites, ed. 1605, p. 142. La traduction proposée par Quevedo modifie quelque peu le texte original (cf. infra Commentaire). Je reproduis le texte original, ainsi « mugueter » pour « flatter ».

[26] C’est-à-dire qu’il était fou.

[27] Obstination = persévérance dans l’erreur.

[28] Jeu sur la proximité phonétique de « Hugues » et « huguenot », d’une part, de « Capet » et « chapeau » (de cardinal), d’autre part, pour finir sur le mot composé par la réunion des deux. C’est la leçon que reproduisent, avec quelques variants de détail, M1 et M4 (Hugos Capelia et Hugescapelia).

[29] Le Père Joseph, religieux capucin, était le conseiller et confident du Cardinal.

[30] Terme italien signifiant libelle satirique, rendu célèbre par les Ragguagli di Parnaso, de Trajan Boccalini (1617).

[31] Cf. Mathieu de Morgues, La Très humble Remontrance de Caton chrestien av cardinal de Richeliev, [début], p. 120-121 : « Ie recherchois ces iours passez d’où procedoit cette furie & fieure phrenetique, qui a produict en vous vne si grande oubliance de vostre nom, de vostre naissance, de vostre nature mortele & fragile, de la Prestrise, de l’Episcopat, & du Cardinalat ».

[32] Henri IV n’est pour rien dans la concession du cardinalat à Richelieu. Il semble que cette information soit un ajout intempestif de l’auteur espagnol.

[33] Rencontre secrète évoquée par M. de Morgues dans la Satyre d’État.

[34] Église du Saint-Esprit. Ancienne chapelle de l’hôpital Saint-Esprit, près de la Place de Grève, où le futur cardinal était tenu de dire une messe journalière : « où vous alliez tous les iours carabiner [expédier] vne messe », selon les termes de Mathieu de Morgues, Ibid. Dans la Très humble Remontrance, M. de Morgues lui attribue aussi des prédications à Saint-André-des-Arts.

[35] C’est dans ces termes qu’Alain de Laval, explicite cette loi (Historial des rois non catholiques…, p. 7) : « De ne deuoir en vn royaume Christianisé receuoir ni tollerer autre pour Roy qu’un Catholique ».

[36] Louis I de Bourbon, Prince de Condé (1585) ; Childéric III, dernier roi mérovingien (751) ; Charles I de Lorraine (988).

[37] La citation n’est pas tirée directement de l’ouvrage de Girard mais de la version qu’en donne A. de Laval, laquelle fait elle-même l’objet d’une paraphrase augmentée dans le texte castillan. On y substitue « l’en excluent » à « te jugent indigne » et on ajoute la formule finale : « il faut être fils légitime de l’Église catholique avant de l’être de ses parents ».

[38] Charles III le Gros et Louis V le Fainéant (887). Le surnom de ce dernier est en castillan un calque du français : Hace nada, pour Fait néant.

[39] Le texte castillan donne à Michel le Bègue le surnom de « gangoso (« nasillard).

[40] Tous ces princes « qui ont feint, & contrefait d’estre Catholiques… » constituent la 3e partie de l’ouvrage de Laval. Pour Georges de Podebrad, Quevedo reproduit la graphie adoptée par Laval, « Poggebra ».

[41] Comme beaucoup de ses contemporains ennemis du cardinal, Quevedo se plaît à jouer sur son nom, l’appelant « Richeleu » ou « Rocheleu », dont on fait dériver l’adjectif « rochelain », pour le discréditer en lui prêtant une origine étrangère, généralement italienne (Rucheli, Ruchili). « Armandine » est un dérivé du prénom du cardinal.

[42] Transcription partielle de l’intitulé de l’édition de Lyon (1558) des œuvres de Rabelais.

[43] Transcription partielle du titre de l’ouvrage Les Paraboles de Cicquot en forme d’aduis, sur l’estat du Roy de Nauarre, imprimé à Paris et Lyon en 1593.

[44] Marque traditionnelle, généralement une main avec l’index pointé, que les lecteurs plaçaient à la marge du manuscrit ou de l’imprimé pour signaler un passage qui avait particulièrement retenu leur attention. Le discours qui suit, adressé au roi Henri comme tout l’ouvrage, lui conseille le moyen de se doter de « forces et armées », tant il est vrai que « les royaumes s’aquierent par armes & non par Religion ».

[45] Je reproduis le passage d’après la version numérisée d’un exemplaire conservé à la Bigham Young University, que m’a aimablement communiquée Jean-Marc Dechaud, éminent libraire antiquaire tourangeau. Elle reproduit une édition de Paris, « iouxte la copie imprimee à Lyon », datée de 1593, attribuée à Jean-Antoine d’Anglerais (p. 25). J’en ai modernisé la graphie. Comme le signale justement l’éditrice, Josette Riandière, Quevedo est si fidèle dans sa traduction mot à mot, que, pour traduire « quitter » (« qu’ils quittent Dieu… »), il utilise le verbe « quitar » (ôter), s’exposant ainsi à provoquer la confusion chez ses lecteurs castillans.

[46] On a prêté à Richelieu un père notaire ecclésiastique de la Curie romaine, ce qui le faisait deux fois « père », puisqu’il avait droit aussi au traitement de « mon père » du fait de son état.

[47] Affirmation sujette à caution. Le titre de « comte » (et non duc) de Soissons, est détenu par une branche de la famille Bourbon-Condé. Mathieu de Morgues affirme que le Cardinal, dans sa folie, « [veut] faire espouser sa Niepce la vesue [Marie-Madeleine, fille de sa sœur, Françoise du Plessis], franche pucelle, à Monsieur » (L’Ambassadeur chimérique, p. 34). Après un mariage avec Antoine de Beauvoir, qui ne semble pas avoir été consommé et s’acheva au bout de deux ans, à la mort de son époux, Marie-Madeleine ne se remariera pas.

[48] Les places de sûreté protestantes, protégées par l’Édit de Nantes, durent se soumettre et perdirent leurs privilèges avec l’édit de grâce d’Alès en 1629. Cette même liste, à l’exception de Lunel, se retrouve dans la Lettre au roi Louis XIII de Quevedo, mais dans des termes élogieux à l’égard du roi qui, encore enfant, tel Hercule, « a étouffé dans ces bras […] ces serpents de pierre et de chaux, dotés d’autant de têtes que d’habitants ». 

[49] Le terme désignait les adversaires de Richelieu.

[50] « Le duc de Savoie s’y oppose ». Victor-Amédée Ier était l’époux de Christine de France, fille d’Henri IV et de Marie de Médicis, et, à ce titre, pouvait prétendre à la couronne si le roi de France n’avait pas de descendants directs. transeat, terme de logique qui équivaut à « passe » et suppose qu’une proposition est vraie.

[51] L’application de la loi salique, qui réglait la succession de la couronne de France, excluait la candidature du roi d’Angleterre comme du duc de Savoie, tous deux mariés à des sœurs de Louis XIII.

[52] « hagole bulla » : littéralement, « je lui fais du grabuge ». Quevedo joue sur les deux significations du mot « bulla » : « bruit de foule » et « bulle papale », dont c’est une graphie possible, la plus courante étant « bula ». Sur les projets de Richelieu à l’égard du Pape, cf. Mathieu de Morgues, L’Ambassadeur chimérique (p. 36) : « Et d’autant que la plus haute folie de l’Eminentissime par-dessus les mortels semble estre, d’auoir envoyé le Marechal d’Estré à sa Sainteté, pour lui faire des demandes impertinentes & tascher de la contraindre par des menaces à donner ses ports aux François [Civita Vecchia et Ostie] ».

[53] Juvénal, satire VI, vers 223. Dans la Lettre au roi Louis XIII, on relève aussi une citation de Juvénal (satire 10, vers …), ce qui conforte l’hypothèse de l’attribution de la Visite et anatomie au même auteur.

[54] Le chapeau du cardinal était rouge et avait donc dû déteindre sur la volonté.

[55] Avertissement aux Provinces sur les nouveaux mouvements du royaume, de Jean Sirmond alias le seigneur de Cléonville publié en 1631. Quevedo aurait possédé un exemplaire de cet ouvrage. M. de Morgues a rédigé une réponse à cet écrit : La Response de Nicocleon à Cleonuille (1632).

[56] Cette idée se retrouve aussi sous la plume de Scipion Dupleix, dont M. de Morgues reproduit un passage extrait de Lumières pour l’histoire de France povr faire voir les calomnies, flatteries, et avtres defavts de Scipion Dvpleix (MDCXXXVI), p. 19, : « […] de sorte que la Royne Mere en remuant toutes pierres pour [le Cardinal] perdre, raffermit dautant plus son credit & faueurs enuers le Roy : & luy arriua ce que les Poëtes chantent de la Deesse Junon, qu’elle accreut la gloire & reputation d’Hercule, en opposant les monstres à sa vertu ».

L’autre Père François

L’autre Père François. Conte drolatique

de Ramón Pérez de Ayala (1903)

Texte et traduction

 

Le plus ancien texte publié par Ramón Pérez de Ayala (1880-1962) qui ait été conservé est un conte intitulé Une aventure du Père François (Una aventura del Padre Francisco). Il parut dans le numéro 3 (juin 1903) de la revue madrilène Helios et figure en tête du premier recueil de nouvelles de cet auteur, Bajo el signo de Artemisa (1924) avec un titre remanié, El otro Padre Francisco. Cuento drolático.

À l’occasion des 9e Rencontres de Thélème, organisées à Chinon sous la direction de Lakis Proguidis, le 1er et le 2 octobre 2022, j’ai fait une communication sur le sujet, qui a été publiée dans la livraison de mars 2023 de la revue L’atelier du roman (n° 113). Par ailleurs, j’ai fait paraître une ANNOTATIUNculÆ sur la référence à Théocrite que contient le conte (« Théocrite et Rabelais »), dans L’Année rabelaisienne 2023 (p. 297-301). Enfin, sous le titre L’autre Père François, conte drolatique, j’ai fait paraître en mai 2023 le texte français assorti d’un commentaire aux éditions La Guêpine (10, Mail de la Poterie. 37600 Loches).

Je reproduis ci-dessous le texte original suivi de ma traduction.

 

El otro Padre Francisco. Cuento drolático

 

El jardín del monasterio sonríe, recatado en la penumbra tibia de la tarde otoñal. No es un jardín austero y místico, a la manera del que Walhagried Strabus (el bizco) describe en su Hortulus. En él no crecen las plantas claustrales, de piadoso simbolismo, entre las cuales hay hierbas humildes de jugo tónico o anodino y santa virtud curativa: salvia, ruda, abrótano, hinojo, menta, apio silvestre, agrimonia y betónica; ni las rosas exsangües insinúan su blanca y virginal pudicia. Es más bien un parque pagano, afrodisíaco, poblado de rosas carnales, pinos eréctiles y olorosos laureles, cuya regalada sombra es propicia a la égloga. Los árboles indolentes rozan entre sí las ramas con suave temblor de voluptuosidad bucólica. La hierba, crecida, se rinde blandamente al halago de un viento indolente, cargado con aromas prolíficos, enervantes.

Junto al tronco rugoso de un pino, que brinda ondulante palio con la expansión de su copa, en el suelo mullido un fraile dormita. Sostiene con la diestra mano, caída sobre el césped, un infolio pergaminoso y mugriento, y apoya la siniestra en el vientre rotundo, que sube y baja a compás. El monje parece pequeño de alzada; es rechoncho, rostro cocido al sol, chata nariz carminosa, henchidos labios sensuales. Muestra, bajo el desorden del hábito talar, la recia musculatura de una pantorrilla, y el pie, no muy aseado, con tosca sandalia de vacarí. Entre los pliegues de la cogulla cenicienta brilla el cráneo, lustrado por la tonsura monacal.

Oyese un susurro discreto de la parte de un portón ojival abierto en el muro del lado de Oriente. Luego, los pesados batientes de nogal oscuro con hierros de forja, giran en los gonces con estridencia. El monje se incorpora, perezoso y lánguido.

– Buenas tardes nos dé Dios, Padre Francisco.

– Siéntate aquí, a mi vera, dulce Juanita.

La aldeana va a sentarse en el prado, cerca del fraile. Es una moza fresca y copiosa, como manjar de prior. Del lino rudo de su jubón blanco surge firme la garganta, en limpio florecer de carne sana. La sonrisa brota entre sus dientes y va a fundirse en el rosa ambarado de los carrillos, que el sol ha melado como los frutos otoñales.

Oleadas rojas flamean en el rostro del monje, el cual se extiende por tierra y lo frota sobre el frescor de la hierba lozana. Cuando atina a erguirse, algunas hierbas y hojas, entre las guedejas hirsutas del cerquillo, lo coronan como a divino pradial. Su boca se dilata en ancha risa de Término lascivo, y en sus ojillos centellea el mismo fuego que debió de abrasar a los místicos sátiros cuando perseguían en las selvas de Jonia a las ninfas, pulcras, incautas e inocentes como palomas.

– ¿Qué ofrenda has traído, Juanita?

La moza presenta dos aves: un gallo y una gallina, que cacarean, aleteando por soltar la cuerda que los traba de las patas.

– El Prior te hubiera agradecido más un azumbre de vino -dijo el monje, arrastrando con pecaminosa deleitación sus ojos por el cuello resbaladizo de la campesina hasta clavarlos, insistentes y perspicaces, en el latir del seno bajo el jubón de nieve.

– Acabóse ya el vino de la anterior cosecha, y tocante al de hogaño, los feudatarios del Conde, nuestro Señor, no han dado cabo todavía a la vendimia. Mírelos el Padre Francisco.

El monje, con torpe tardanza, como rezagándose, retira la vista de los lugares íntimos en que hallaba contentamiento y fruición, para mirar ahora en el derrotero que la moza le señala con el índice de su mano gordezuela y mantecosa.

Desde el jardín del monasterio de Fonteney (sic) le Comte se atalaya el valle de la Vendée. En el fondo, el río se desliza, augusto, rítmicamente ondulado, como las barbas de las ancianas divinidades clásicas. Hay embarcaciones, temblando en su bruñida superficie. En las márgenes, los prados verdes veronés se alborozan en la viveza de su tono. Montículos y altores, plantados de viñedo y e olivo, caminan hacia el horizonte violáceo. El castillo el Conde de Poitou, construido con piedra bermeja, destaca su mole mazorreal y almenada sobre el cielo, que tiene palidez de seda. En los alrededores menudean manchas rojas, pardas, blancas, azules, entre las matas verdinegras y cobrizas de las cepas sinuosas. Son los viñaderos, siervos de la gleba, adscritos al terruño, que conllevan cantando su esclavitud feudal.

El Padre Francisco suspira. Eleva hacia el cielo pálido los ojos nostálgicos; ojos venosos, sobretejidos por una red sanguinolenta. En tanto el fraile habla, la moza le contempla con curiosidad cándida:

– ¿Qué se hicieron las bacantes con su seguimiento de dóciles panteras pintadas? Los viejos Silenos bonancibles, ¿qué se hicieron? Sangre de Dionisos, sangre es, en la nueva ley, del propio Jesús. Mas los siervos de Dios apenas si lo catan. ¡Lejanos tiempos de idilio!

A esta razón, las aves, que han deshecho la traba, corren por el jardín. El gallo intenta rendir a su pareja; cacarea por lo bajo, con golpes espasmódicos y en tono petulante, su concupiscencia; arrastra el ala en torno de la gallina; ejercita el imperio masculino, y después se vanagloria del triunfo, dando al aire un quiquiriquí donjuanesco; finalmente, e sacude y espulga, como quien se asea y acicala, con aire de seductor habitual.

-Glosa, escolio, comento sublimes los de esas aves de corral en esta tarde eglógica- balbuce el monje, y reposa su mirada densa sobre el corpiño combado, que se agita a impulsos de la respiración anhelante de la niña.

El Padre Francisco toma el pergaminoso libro, lo apoya en el regazo como en facistol, y lee:

μαλα τοι το καταπτυχες εμπεροηαμα

τουτο πρετει

Y como la campesina permanece absorta, el buen religioso exclama, irónico y galante:

– Acaso no lo comprendes. Tampoco lo comprendería el Padre Prior, ni Monseñor, el obispo de la diócesis. Buena yunta de asnos garañones. Esto es del hechicero Teócrito: háblase de la celebración de las fiestas de Adonis. Los versos que acabo de leerte significan: Juanita, muy bien te cae esa abotonada vestidura curva. Pero me agradarías más sin el jubón. Esto último no está muy claro en el original de Teócrito.

La moza rompe en risa de cazurra suspicacia.

Juanita y el fraile son buenos camaradas. Se conocieron pocos días después de haber llegado el Padre Francisco al monasterio. Desde aquel punto, la amistad hubo de ir estrechándose, hasta llegar al período improrrogable de la franqueza llana y del cortejo.

No tardaremos gran tiempo en hacer la bestia de dos lomos y cuatro patas. Te le fío, Juanita -asegura el Padre Francisco con expresión cruda y picaresca, que consta en la Erótica Verba Rabelesiana. Narra el monje a la moza sus cuitas. Ella le escucha, siempre embelesada. ¡Ay, sólo en la dadivosidad de Juanita reside el bálsamo que restañe las heridas del atribulado fraile! Sus hermanos de comunidad (los llamados del cordón, y también cordeleros) le envidian y le odian. Le sospechan de hereje, encantador y endiablado. “Hombre que habla nueve hablas, y algunas tan torcidas y revesadas, que del infierno han de provenir, que ningún fiel de cristiandad acierta a entenderlas”, dicen los demás hermanos; róbanle taimadamente preciosos manuscritos helénicos y latinos, los cuales raspan y lavotean, y luego escriben encima monserga frailuna. Han hecho desaparecer así las Catilinarias del más atildado y viril de los retóricos para trazar en su vez las epístolas de Pablo de Tarsis, un bárbaro que apenas sabía latín. Quieren ahora apoderarse de su amado Teócrito para sustituir los idilios con las ordenanzas del venerable Scoto. Al pobre Padre Francisco le acongoja semejante turba de ignorantes, libidinosos y glotones, descendientes fornacinos del Santo de Asís. Pero su ingenio es fecundo en ardides, trazas y burlas con que vengarse.

Un runrún cercano detiene las razones del Padre Francisco, el cual musita misteriosas palabras al oído de su tierna confidente. Por la puerta del claustro asoma un nuevo monje. Es el Prior, frey Domenico Patavino, llamado así por ser nacido y profeso en Padua. Cierra la pesada puerta con golpe rudo y se llega al paraje donde platican sentados la moza y el fraile. Las facciones del Prior se dibujan apenas en la masa informe del rostro, cárdeno y congestionado. Los ojos brillan aviesos bajo la carne inflamada de los párpados. Su respiración es resuello asmático, y le impide hablar. Logra por fin decir, con voz temblona de ira:

– Refocilaos, Padre Francisco: divertid a una moza con charla ladina, que por profano a la Orden os hace aparecer.

El Padre Francisco permanece inmóvil, con sonrisa de ironía vagamente bosquejada. El Prior, entonces, dirígese a la moza:

– ¿Qué diligencia te trae por aquí?

La campesina responde, la mirada hacia el suelo y opaca la voz:

-Traigo la ofrenda al Santo, e indica la pareja de aves, que picotea en el jardín.

– Criaturas avariciosas; perseguís vuestra eterna condenación. ¿Juzgáis, por ventura, digna de la santidad de nuestro monasterio tan ruin ofrenda? Rebosa de animales lucios vuestro corral, vuestro granero de trigo y de pingües bastimentos vuestra despensa; y a Dios, al buen Dios, creéis que puede satisfacerle esta miseria… Lleva esos animales al lego marmitón.

La moza balbuce:

– Míseros somos; en pobreza nos consumimos. Otra dicha no gozamos sino aquella que Dios, Padre universal, hasta a las desvalidas animalias concede; los bienes que a todos pertenecen, el calor del sol, el respiro del aire, el recreo de los ojos ante el cielo y la tierra, la dulzura de las aguas del río, o aquella otra de que a nadie, ni aun al más oprimido, se le puede desposeer, los deleites del propio cuerpo -y luego, atenta al mandato del Prior, la moza corre y atrapa a las aves entre los troncos de un laurel, cuyas hojas le hacen en la frente y los pómulos una caricia perfumada.

Piérdense los frailes claustro adentro, y la aldeana, a través del portón ojival.

El sol oblicuo de la mañana (tarde) recorta sobre las losas del claustro grandes ojivas amarillas, que se doblan y suben luego por el muro. Algunas golondrinas, anidadas en los rosetones labrados de la techumbre, trazan al sesgo, piando, largas estrías negras dentro de la luz en haces. Hay un viento otoñal y aromático que unge de bienestar los cráneos relucientes de los monjes, alineados en dos filas: una, a lo largo de las columnas; la otra, al frente, pegada a la pared, bajo las pinturas murales que representan al fresco escenas de la vida del Señor Jesucristo. El Prior ostenta la cruz pectoral de oro y, en el centro de sus monjes, los escruta con pupila despótica, de caballero feudal. Interroga por el Padre Francisco; nadie sabe darle cuenta de él. La ira reverbera en los purpúreos carrillos abaciales. Llega entonces un fraile aniñado, imberbe. Es el favorito del Prior, y en la propia celda prioral tiene su yacija. En la comunidad se murmura que, pese a lo haldudo del hábito y a la obstinada ocultación de la cogulla, calada siempre hasta más debajo de la nariz, este frailecito insinúa maneras y gestos, en el porte y en la voz, que denotan bien a las claras su condición femenina -no es doncel, que es doncella-. El frailecito ha recorrido todo el monasterio sin dar con el perdido Padre Francisco, y pone tan mimosa compunción y tan desolada tristeza en su relato, que la oronda fisonomía prioral traiciona, bajo la ira antecedente, una congoja misericordiosa y amorosa por consolar al apenado novicio. Pero frey Domenico da una orden, y las filas monacales avanzan hasta el templo. Dentro, colócanse unos de la banda de la Epístola y del Evangelio los otros. La plebe labriega, que aguardaba impaciente, tiene un murmurio largo y se remueve compacta, despidiendo vaho. Las altas bóvedas de la iglesia están sumidas en sombra. En el altar mayor, la penumbra extiende densos velos: rodeada de luces inmóviles y mortecinas, como manojitos de azafrán, hay, en el comedio del retablo, una hornacina lóbrega, la de San Francisco; se entrevé, como en profundidad lejana, el bulto borroso y grisáceo del Santo. A entrambos costados de la nave refulgen, como celestes jardines, sendos vendanales de vidrios de colores emplomados, obra de un artífice veneciano: representan escenas de santos rígidos y enjutos, inspiradas en la iconografía hierática de Bizancio. De las efigies manan chorros policromos, que derramándose en algunas testas rústicas, las aureolan de colores litúrgicos.

Ante el órgano, de monumental trompetería, que parece el albogue de Pan, pero exagerado, amplificado hacia el Empíreo, un monje, organista e himnógrafo, aguarda el comienzo de los oficios rituales: un rayo lateral de luz infunde en su hábito, cenizoso y tubular, diafanidades azules. Tiene el rostro enmagrecido y espiritualizado, las manos largas y casi transparentes; diríase una figura de vidriera, un ser vaporoso que ha descendido hasta el órgano por un sendero de luz. El Prior coloca sobre el pecho los brazos, en forma de equis. El monje músico pasea por el pálido marfil de las teclas sus manos de vidrio, y se desata, de entre el espeso y alto boscaje del órgano, la cadencia del Kirie gregoriano, implorante y plañidera melodía gótica. En el altar mayor, ofician y pululan el presbítero, el diácono y el subdiácono, vestidos de gran pontifical, con recias, fastuosas dalmáticas y casulla orientales, tejidas en tisú de oro. El ceroferario ostenta en sus manos rollizas, anilladas de rubíes y amatistas, el robusto cirio lacrimoso. Los monjes, a coro, salmodian el canto llano. El pueblo, abigarrado y estremecido, escucha lleno de recogimiento. El Kirie va agonizando, con desolación nazarena.

El Prior, vuelto hacia la turba de labriegos, inicia una plática de amonestación. Al principio, su voz es untuosa. Luego, la ira le impele y prorrumpe en vociferaciones, que repercutan en la bóveda acremente. Díceles que han perdido caridad y fe; que las ofrendas, por lo mezquinas, más que tales semejan limosnas; que la cólera de Dios está pronta a verterse; que el Santo, desde el Cielo, ha de enviar ejemplares castigos, y otras muchas amenazas temerosas. Los campesinos vuelven los ojos angustiados hacia la imagen de San Francisco. Un terror pánico se apodera de ellos. El Santo, en su hornacina, está moviéndose. Óyense gritos de espanto. La voz del Prior se ahoga en la garganta. La veneranda efigie, animada sin duda por voluntad divina, rota la catalepsia escultórica del leño esculpido, se ha llevado entrambas manos al vientre y estalla en carcajadas sonoras, que ruedan por el templo con ímpetu jovial. No es San Francisco: es el Padre Francisco, que, por chanza, se ha colocado allí, sustituyendo a la imagen del Santo. Le ha traicionado su risa de Término, aquella risa que ha conmovido tantas veces con su ulular profano el refectorio monacal. Y el Padre Francisco habla a gritos desde el altar:

– Fetiche por fetiche, tanto vale este mísero costal de miserias, pecados y altos pensamientos, que es el pobre Père Francisco, como aquel vaso de pureza y santidad que fue el pobrecito de Asís, el seráfico Francisco. No adoréis ídolos humanos. Seguid lo que de natural y de sobrenatural haya en los hombres más hombres: la inteligencia magistral, el corazón ardoroso, el instinto fuerte. Hermana paloma, sí; y hermano lobo. Y también, hermano macho cabrío. Alegría, alegría. Aleluya, aleluya. Buscad y sorbed el sustantífico meollo. Haceos libres, amigos, dejando libre vuestra humanidad aherrojada, edte aner philou (sed hombres, Amigos).

A una señal del Prior, cuatro frailes se encaraman en el retablo y aprehenden al diabólico hermano, que, con sacrilegio y blasfemia, ha interrumpido los sagrados ritos. Lo arrastran hasta el claustro. La comunidad, rugiendo, se encarniza sobre él; unos le patean, otros le desgarran la vestidura, éstos le escupen, aquéllos le magullan, y todos, a la postre, le azotan con sus cordones, ensañándose. Luego de partirse los frailes, algunos campesinos acuden a socorrer a la víctima: entre ellos viene Juanita, la buena moza, amada del Padre Francisco. Cuando el monje la siente cerca de sí, abre los ojos, llenos de inteligencia, sensualidad y malicia; dilátanse sus labios en ancho gesto pecaminoso y afable, y con el cuerpo desnudo, amoratada, sangriento a trechos, parece un sátiro después de la vendimia, embadurnado con el hollejo de las uvas negras: un sátiro ebrio que sabe amar siempre.

Este es un episodio -no sabemos si apó-

crifo o fabuloso- de la vida de Fran-

cisco Rabelais: fue padre de la

risa francesa y enseñó huma-

nidad a los hombres.

1902.


 

 

L’autre Père François. Conte drolatique

 

Le jardin du monastère sourit, plongé dans la pénombre tiède de la soirée automnale. Ce n’est pas un jardin austère et mystique, à la manière de celui que Walhafrid Strabo (le Bigleux) décrit dans son Ortulus. Il n’y pousse pas de plantes claustrales au pieux symbolisme, parmi lesquelles on trouve des herbes modestes dont le suc tonique ou anodin est doué d’une sainte vertu curative : sauge, rue, armoise, fenouil, menthe, céleri sauvage, aigremoine et bétoine ; des roses exsangues n’y insinuent pas leur blanche et virginale pudeur. C’est plutôt un parc païen, aphrodisiaque, peuplé de roses incarnat, de pins érectiles et de lauriers odorants, dont l’ombre délicieuse est propice à l’églogue. Les arbres frottent mutuellement leurs branches avec un léger tremblement de volupté bucolique. L’herbe haute s’incline doucement sous la caresse d’un vent indolent, chargé d’arômes prolifiques, énervants.

Près du tronc rugueux d’un pin, dont les longues branches lui offrent un dais ondulant, sur le sol moelleux, un Frère somnole. Il tient dans sa main droite, qui repose sur le gazon, un in folio crasseux couvert de parchemin, et appuie sa main gauche sur son ventre rebondi, qui se soulève et s’abaisse régulièrement. Le moine semble de petite taille ; il est rondouillard, son visage est recuit par le soleil, son nez camus couleur carmin, ses lèvres sont pleines et sensuelles. Il laisse apercevoir, sous le désordre de sa bure, la forte musculature de son mollet, et un pied peu soigné dans sa sandale de cuir. Au milieu des plis de la cagoule cendrée, brille son crâne, lustré par la tonsure monacale.

On entend un susurrement discret du côté du portail ogival découpé dans le mur du côté du levant. Puis, les lourds battants de noyer foncé et leurs fers forgés tournent sur leurs gonds avec un bruit strident. Le moine se redresse, paresseux et languissant.

– Que Dieu vous ménage, Père François.

– Assieds-toi ici, tout près de moi, ma douce Jeanneton.

La villageoise s’assoit sur l’herbe près du Frère. C’est une jeune fille fraîche et rondelette, mets digne de la table d’un Prieur. Du rude lin de son corselet dépasse une gorge ferme, comme un beau bouquet de chair pleine. Son sourire se glisse entre ses dents et finir par se fondre avec le rose d’ambre de ses joues, que le soleil a miellé comme un fruit d’automne.

De rouges bouffées flamboient sur le visage du moine, qui s’étend sur le sol pour le frotter sur la fraîcheur de l’herbe drue. Lorsqu’il parvient à se redresser, quelques brins d’herbe et quelques feuilles, au milieu des mèches hirsutes, le couronnent à la manière d’une divinité des prairies. Sa bouche s’élargit en un large rire de dieu Terme lascif et, dans ses yeux, scintille le même feu qui dut embraser les mystiques satyres lorsqu’ils poursuivaient dans les forêts ioniennes les nymphes, délicates, imprudentes et naïves comme des colombes.

– Quelle offrande apportes-tu, Jeanneton ?

La jeune fille présente deux volailles, un coq et une poule, qui caquètent, battant des ailes pour défaire la corde qui entrave leurs pattes.

– Le Prieur aurait mieux aimé une bombonne de vin -dit le moine, en promenant avec une délectation coupable ses yeux le long du cou lisse de la paysanne pour les clouer, insistants et perspicaces, sur le battement du sein sous le corselet de neige.

– Nous avons fini le vin de la précédente récolte et, pour ce qui est d’aujourd’hui, les métayers du comte, notre seigneur, n’ont pas encore fini la vendange. Regardez-les, Père François.

Le moine, d’un mouvement lent, finit par retirer, comme à regret, les yeux des lieux intimes dans lesquels il trouvait contentement et jouissance, pour regarder dans la direction que la jeune fille lui signale, de l’index de sa main dodue et grassouillette.

Depuis le jardin du monastère de Fontenay-le-Comte, on domine la vallée de la Vendée, au fond de laquelle la rivière se glisse, impériale, rythmiquement ondulée, comme la barbe des vieilles divinités classiques. Il y a des embarcations, qui tremblent sur la surface de l’eau brunie. Sur les rives, les prairies d’un vert Véronèse s’agitent sous l’effet de leur vive couleur. Des collines et des coteaux, plantés de vigne et d’oliviers, gagnent un horizon violacé. Le château du comte de Poitou, construit en pierre vermeille, détache sa masse rude et crénelée sur le ciel, qui a une pâleur de soie. Aux environs, se multiplient des taches rouges, brunes, blanches, bleues au milieu des buissons vert sombre et cuivrés des ceps tortueux. Ce sont les vignerons, serfs de la glèbe, assujettis à la terre, qui supportent en chantant leur esclavage féodal.

Le Père François soupire. Il lève vers le ciel pâle ses yeux nostalgiques ; des yeux veineux, zébrés d’un filet sanguinolent. Tandis que le Frère parle, la jeune fille le contemple avec une curiosité candide :

– Que sont devenues les bacchantes et leur cortège de panthères peintes ? Les vieux Silènes bienveillants, que sont-ils devenus ? Le sang de Dionysos, dans la Loi nouvelle, c’est le sang de Jésus. Mais les serviteurs du Seigneur ne s’en soucient guère. Qu’il est loin le temps de l’idylle !

Sur ces mots, les volailles, qui ont défait leurs liens, courent dans le jardin. Le coq tente de soumettre sa femelle ; il caquète doucement sa concupiscence, avec des secousses spasmodiques et un air pétulant ; il enveloppe la poule de son aile ; il exerce l’empire du mâle puis se vante de son triomphe, lançant un cocorico donjuanesque ; finalement, il se secoue et s’épuce, comme pour se toiletter et se faire beau, avec les airs d’un séducteur sûr de lui.

– Glose, scholie, commentum sublimes nous offrent ces volailles en cette soirée d’églogue, balbutie le moine et il pose à nouveau son regard aigu sur le corsage gonflé, qui s’agite sous l’effet du halètement de la respiration de la jeune fille

Le Père François prend le volume au parchemin, le pose sur ses cuisses comme sur un lutrin et lit :

μαλα τοι το καταπτυχες εμπεροηαμα

τουτο πρετει

Comme la paysanne reste interdite, le bon religieux s’exclame, ironique et galant :

– Peut-être ne comprends-tu pas. Le Père Prieur et Monseigneur, l’évêque du diocèse, ne le comprendraient pas non plus. Jolie paire d’ânes bâtés que ces deux-là ! C’est de l’ensorceleur Théocrite : il y parle de la célébration des fêtes d’Adonis. Les vers que je viens de te lire signifient : « Jeanneton, il te va très bien ce vêtement boutonné et moulé. Mais tu me plairais plus encore sans le corselet ». Ce dernier point n’est pas très clair dans l’original de Théocrite.

La jeune fille éclate d’un rire plein de sous-entendus coquins.

Jeanneton et le Frère sont bons camarades. Ils ont fait connaissance peu après l’arrivée du Père François au monastère. Dès cet instant, leur amitié alla se resserrant, avant d’atteindre l’impérieux moment de la franchise sans apprêts et de la séduction.

– Nous ne tarderons guère à faire la bête à deux dos et à quatre pattes ; je te le dis tout net, Jeanneton, assure le Père François, reprenant l’expression crue et picaresque qui figure dans l’Erotica Verba Rabelesiana.

C’est à la jeune fille que le moine confie ses peines. Elle l’écoute, captivée. Hélas, seule, la générosité de Jeanneton contient le baume capable de soigner les blessures du Frère persécuté ! Les Frères de la communauté (on les appelle Frères du cordon et aussi Cordeliers) l’envient et le haïssent. On le soupçonne d’être un hérétique, un sorcier et un suppôt du diable : « Un homme qui parle neuf langues, certaines si tordues et compliquées qu’elles ne peuvent émaner que de l’enfer, car nul chrétien ne parvient à les entendre », disent les autres Frères. On lui vole sournoisement de précieux manuscrits grecs et latins, on les râpe et on les délave, puis on écrit par-dessus un galimatias monacal. Ils ont fait disparaître les Catilinaires du plus brillant et viril des rhéteurs pour copier à leur place les épîtres de Paul de Tarse, un barbare qui savait à peine parler latin. Ils veulent maintenant s’emparer de son cher Théocrite pour remplacer les Idylles par l’Ordinatio du vénérable Duns Scot. Le pauvre Père François est angoissé face à une pareille tourbe d’ignorants, de libidineux et de gloutons, fils adultérins du saint d’Assise. Mais son génie est fécond en ruses, astuces et mauvais tours pour se venger.

Un ronronnement proche interrompt les propos du Père François, qui susurre de mystérieuses paroles à l’oreille de sa tendre confidente. À la porte du cloître se montre un nouveau moine. C’est le Prieur, Frère Dominique Patavinus, ainsi nommé parce qu’il est né et a fait profession à Padoue. Il ferme la lourde porte d’un geste rude et il s’approche du lieu où, assis, conversent la jeune fille et le Frère. Les traits du Prieur se dessinent à peine dans la masse informe de son visage, rouge et congestionné. Ses yeux, retors, brillent sous la chair enflammée de ses paupières. Sa respiration est un souffle d’asthmatique, qui l’empêche de parler. Il parvient enfin à dire, d’une voix tremblante de colère :

– Réjouissez-vous, Père François : divertir une jeune fille par des propos impies font de vous un profane à l’Ordre.

Le Père François reste immobile, avec un sourire ironique vaguement ébauché. Le Prieur s’adresse alors à la jeune fille :

– Qu’est-ce qui t’amène ici ?

La paysanne répond, les yeux baissés, d’une voix sans timbre :

– J’apporte l’offrande au saint, et elle désigne la paire de volailles qui picore dans le jardin.

– Créatures avaricieuses ; vous persévérez dans la voie de votre damnation éternelle. Jugeriez-vous, par hasard, digne de la sainteté de notre monastère une offrande aussi misérable ? Votre basse-cour déborde d’animaux gras, votre grenier, de blé, et votre dépense, de provisions abondantes. Or, Dieu, le Bon Dieu, vous croyez le satisfaire avec ces misères… Emporte ces animaux au Frère lai marmiton.

La jeune fille balbutie :

– Misérables nous sommes ; nous nous consumons dans la pauvreté. Nous ne jouissons que de ce que Dieu, le Père Universel, accorde aux animaux les plus déshérités : les biens qui appartiennent à tous, la chaleur du soleil, l’air qu’on respire, le plaisir des yeux devant le spectacle du ciel et de la terre, la douceur de l’eau de la rivière ; enfin le plaisir qu’à nulle créature, même la plus opprimée, on ne peut retirer, celui que l’on tire de son propre corps.

Puis, obéissant à l’ordre du Prieur, la jeune fille part en courant et attrape les volailles au pied des troncs d’un laurier, dont les feuilles lui font sur le front et sur les pommettes une caresse parfumée.

Les Frères disparaissent à l’intérieur du cloître et la villageoise au-delà du porche ogival.

Le soleil oblique du matin découpe sur les dalles du cloître de grandes ogives jaunes, qui se plient ensuite le long du mur qu’elles escaladent. Quelques hirondelles, qui ont fait leur nid dans les rosaces sculptées de la voûte, tracent en biais, en piaillant, de longues stries noires à l’intérieur des gerbes de lumière. Il souffle une brise automnale et parfumée qui ouvre d’une onction apaisante les crânes luisants des moines, alignés sur deux rangées : l’une, le long des colonnes, l’autre de l’autre côté, le long du mur, sous les peintures murales qui représentent à fresque des scènes de la vie du Christ, notre Seigneur. Le Prieur exhibe la croix pectorale d’or et, placé au centre de ses moines, les scrute d’une pupille despotique, tel un chevalier féodal. Il demande où est le Père François ; nul ne le sait. La colère se réverbère dans les abbatiales pommettes pourprées. Survient un Frère imberbe, presque un enfant. C’est le favori du Prieur ; il a sa couche dans la cellule priorale. Dans la communauté, on murmure que sous le long habit et la cagoule obstinément abaissée plus bas que le nez, ce jeune Frère laisse percer des attitudes et des gestes, dans le port et dans la voix, qui révèlent clairement sa nature féminine, de jouvencelle et non de jouvenceau. Le jeune Frère a parcouru tout le monastère sans rencontrer Père François, l’égaré, et il met tant de componction maniérée et de tristesse désolée dans son récit, que la ronde physionomie du Prieur trahit, sous la colère précédente, une angoisse miséricordieuse et amoureuse dans le but de consoler le malheureux novice.

Mais Frère Dominique donne un ordre et les moines, en deux files, s’avancent vers le temple. Ils s’y rangent, les uns, du côté de l’Épître ; du côté de l’Évangile, les autres. La plèbe des laboureurs, qui attendait impatiente, fait entendre un long murmure et agite sa masse compacte, exhalant une vapeur. Les hautes voûtes de l’église sont plongées dans l’ombre. Sur le grand autel, la pénombre étend ses voiles épais : entourée de lumières immobiles et pâles, comme des bottes de safran, au milieu du retable, une niche lugubre, celle de saint François ; on entrevoit, comme dans une lointaine perspective, la statue confuse et grisâtre du saint. Des deux côtés de la nef resplendissent, tels des jardins célestes, deux fenêtres aux vitres colorées et plombées, qui sont l’œuvre d’un artiste vénitien : elles représentent des scènes de la vie de saints, raides et décharnés, inspirés de l’iconographie hiératique de Byzance. De ces effigies sourdent des coulées polychromes qui, en se répandant sur certaines têtes rustiques, les auréolent de teintes liturgiques.

Face à l’orgue, à la monumentale tuyauterie, qui évoque une flûte de Pan aux proportions exagérées, comme si elle cherchait à atteindre l’empyrée, un moine, organiste et hymnographe, attend que commencent les offices rituels : un rayon de soleil infuse dans son habit, cendreux et tubulaire, des diaphanéités azuréennes. Il a un visage maigre et illuminé, des mains longues presque transparentes ; on dirait un personnage de vitrail, un être vaporeux qui est descendu vers l’orgue par un sentier de lumière. Le Prieur croise les bras sur sa poitrine en forme d’X. Le moine musicien promène sur le pâle ivoire des touches ses mains de verre ; alors s’élève de l’épais et haut bocage de l’instrument la cadence du Kirie grégorien, implorante et plaintive mélodie gothique. Au maître-autel, officient et s’agitent le prêtre, le diacre et le sous-diacre ; ils ont revêtu, comme pour une messe pontificale, de raides et fastueuses dalmatiques et une chasuble de style oriental, tissées de fils d’or. Le céroféraire supporte dans ses mains rondes, ornées d’anneaux de rubis et d’améthystes, le robuste cierge et ses larmes de cire. Les moines, en chœur, psalmodient le plain-chant. Le peuple, bigarré et tremblant, écoute dans un grand recueillement. Le Kirie agonise lentement, dans une désolation nazaréenne.

Le Prieur, tourné vers la masse des culs-terreux, entame un sermon d’admonestation. Au début, sa voix est onctueuse. Puis, la colère le gagne et il éclate en vociférations qui se répercutent durement sur la voûte. Il leur dit qu’ils ont perdu la charité et la foi ; que les offrandes, tant elles sont misérables, ressemblent plutôt à des aumônes ; que la colère de Dieu est sur le point de se répandre ; que le saint, depuis le Ciel, va envoyer des châtiments exemplaires ; et beaucoup d’autres redoutables menaces. Les paysans tournent leurs yeux angoissés vers la statue de saint François. Une terreur panique s’empare d’eux. Le saint, dans sa niche, s’est mis à bouger. On entend des cris d’effroi. La voix du Prieur s’étrangle dans sa gorge. L’effigie vénérable, animée sans nul doute par la volonté divine, ayant rompu la catalepsie sculpturale du bois taillé, a porté ses deux mains à son ventre et explose en sonores éclats de rire, qui roulent dans le temple avec une impétuosité joviale. Ce n’est pas saint François, c’est le Père François qui, par plaisanterie, s’est placé là, en lieu et place de la statue du saint. Il a été trahi par son rire de dieu Terme, ce rire qui a troublé si souvent de son ululement profane le réfectoire monacal.

Le Père François s’écrie du haut de l’autel :

– Fétiche pour fétiche, ce misérable sac de misères, de péchés et de pensées élevées, qu’est le Père François vaut bien ce vase de pureté et de sainteté que fut le pauvre d’Assise, le séraphique François. N’adorez pas d’humaines idoles. Suivez ce qu’il y a de naturel et de surnaturel dans les hommes les plus humains : l’intelligence magistrale, le cœur ardent, le fort instinct. Sœur colombe, oui ; et frère loup. Mais aussi frère bouc. Allégresse, allégresse. Alléluia, alléluia. Recherchez et sucez la substantifique moelle. Rendez-vous libres, mes amis, en libérant votre humanité enchaînée, εςτε άνηρ φιλου (soignez de hommes, mes amis).

Sur un signe du Prieur, quatre Frères escaladent le retable et se saisissent du diabolique Frère, qui, par son sacrilège et son blasphème, a interrompu les rites sacrés. Ils le traînent jusqu’au cloître. La communauté, rugissante, s’acharne sur lui ; les uns le piétinent, les autres déchirent son vêtement, les autres lui crachent dessus, ceux-là le meurtrissent, et tous, en fin de compte, le fouettent de leur cordon, pleins de rage. Une fois les Frères partis, quelques paysans viennent au secours de la victime, parmi lesquels Jeanneton, la bonne fille, aimée du Père François. Lorsque le moine la sent près de lui, il ouvre les yeux, pleins d’intelligence, de sensualité et de malice, ses lèvres se dilatent dans une large moue complice et affable. Avec son corps dénudé, couvert de bleus, sanglant par endroits, il ressemble à un satyre après la vendange, barbouillé par la peau des raisins noirs : un satyre ivre qui sait aimer toujours.

Ceci est un épisode – nous ne savons s’il est apo-

cryphe ou fabuleux -, de la vie de François

Rabelais : il fut le père du rire

français et enseigna l’huma-

nité aux hommes.

1902

Rubans rouges

José LÓPEZ PINILLOS (PARMENO)

 

(Rubans Rouges)

 

Nouvelle publiée dans la collection La novela corta, 14 octobre 1916

 

Édition, traduction et commentaire de Michel GARCIA

 

 

AVANT-PROPOS

Pour la très modique somme de 5 centimes de pésète, la « Revue hebdomadaire littéraire » La Novela Corta, fondée à Madrid au début de l’année 1916 par José Urquía, proposait, chaque samedi, dans un fascicule d’une trentaine de pages, le texte inédit d’un auteur reconnu. Le samedi 14 octobre, le fascicule n° 41 publie Cintas Rojas (Rubans Rouges), de José López Pinillos, qui figure parmi les collaborateurs exclusifs de la revue sous la rubrique des « journalistes illustres ». Imprimés sur du mauvais papier, y compris la couverture, illustrée par le visage de l’auteur qui déborde des limites de la page, le tout retenu par une seule agrafe centrale, ces textes n’étaient pas appelés à survivre aux manipulations des lecteurs auxquels ils parvenaient. Aussi furent-ils souvent repris dans des recueils ultérieurs de leurs auteurs, voire, pour les plus illustres d’entre eux, dans leurs Œuvres complètes[1]. José López Pinillos (1875-1922) mourut trop jeune pour avoir pu réserver une fin aussi honorable à ses créations ; c’est donc au hasard, qui est la providence des lecteurs curieux, que je dois d’avoir trouvé, il y a fort longtemps déjà, dans une boîte de bouquiniste de la Cuesta de Moyano, à Madrid, un exemplaire encore en état d’être lu, provenant sans doute des invendus du fonds éditorial[2]. La lecture de ces pages m’impressionna profondément et durablement, car elles dressaient avec une remarquable efficacité le processus qui mène un individu « normal » aux pires excès criminels.

Ce parti-pris d’objectivité, c’est-à-dire de curiosité sans complaisance, un observateur de la nature humaine tel qu’André Gide ne l’aurait pas désavoué. De fait, il y a lieu de penser que López Pinillos s’est inspiré, non seulement d’un fait-divers déjà ancien (1890), qui eut pour théâtre une orangeraie des environs de Cordoue, mais aussi d’un fait-divers récent à l’époque où il rédige la nouvelle (l’affaire Redureau), qui intéressa au plus haut point l’écrivain français, encore impressionné par son expérience de juré d’assises. Pareille coïncidence méritait d’être soulignée et commentée, car l’assassin français a fourni plusieurs traits au protagoniste Rubans rouges.

Cette nouvelle sortit de son complet oubli lorsqu’il fut établi qu’elle avait inspiré pour une part non négligeable le roman de Camilo José Cela, La familia de Pascual Duarte (1941), ce que son auteur et futur Prix Nobel (1989) reconnaissait volontiers. Cette révélation aurait dû susciter un regain d’intérêt pour ce texte, pourtant, il n’a fait l’objet que d’une seule réédition, tardive et relativement confidentielle, parmi d’autres nouvelles du même auteur[3]. Il n’a jamais été traduit en français. Qu’un écrit de si modeste apparence, publié dans des conditions aussi précaires, ait pu, tant soit peu, influencer l’œuvre qui marque un tournant décisif dans la création romanesque espagnole du xxe siècle, ne devrait pourtant pas laisser indifférent.

Si, de surcroît, des rapprochements s’imposent avec la prose narrative française contemporaine du roman de Camilo José Cela, ce texte cesse d’être l’illustration d’un fait-divers purement espagnol, pour inspirer une réflexion sérieuse sur le traitement littéraire d’un phénomène qui, deux guerres mondiales et une Guerre civile plus tard, a débordé les frontières nationales et touche tant l’Espagne que la France : la violence des individus dans ses manifestations les plus irrationnelles.

 

NOTE À LA TRADUCTION

La langue de López Pinillos associe des registres contrastés, à l’image de la diversité de sa création : journalistique, dramatique, littéraire. Notre traduction cherche à les rendre perceptibles, sans pour autant les exacerber, tant il est vrai que la fidélité au style de Parmeno ne vaut pas adhésion à ses partis-pris esthétiques, comme la fréquente recherche de l’effet pour l’effet ou la facture exagérément dramatique des dialogues, avec la récurrence quasi systématique des termes échangés.

La principale difficulté pour le traducteur réside dans la langue des personnages rustiques. López Pinillos affectionne dans ses œuvres la transcription du parler populaire andalou, jusques et y compris dans sa phonétique. La substitution du « c » interdental par « s » (« Sintas » pour « Cintas ») ; celle du –l- par –r- (« er arma » pour « el alma ») ; la chute du -r final de l’infinitif, remplacé par un accent (« ayudá » pour « ayudar ») ; la chute du -d- à la terminaison des participes (« tenío » pour « tenido »), mais aussi dans la catégorie du nom ou de l’adjectif (« testarúos » pour « testarudos »), ou de l’adverbe ou adjectif (« to » pour « todo ») ; la substitution du « b » initial par « g » (« güeno » pour « bueno ») ; celle de l’aspirée par « j » (« ajogo » pour « ahogo ») sont quelques traits parmi les plus fréquents. Pareille option est inaccessible au traducteur, sauf à choisir de faire parler ses personnages en un français patoisant. Mais, dans ce cas, sans vraisemblance aucune, sachant que toutes les références géographiques renvoient à Cordoue et à ses environs. On a donc choisi de prêter aux personnages rustiques une langue parlée, telle qu’un lecteur français d’aujourd’hui puisse l’identifier et la distinguer de celle du narrateur.

Nous explicitons en note ce que nous n’avons pu rendre exactement ou ce qui pourrait paraître obscur à un lecteur peu familier avec la pratique langagière andalouse.

 



[1] À titre d’exemple, la nouvelle Luz de domingo (Lumière du dimanche), parue dans la fascicule n° 13, en date du 8 avril 1916, figure dans le volume des Œuvres complètes de son auteur, Ramón Pérez de Ayala.

[2] Il en existe neuf exemplaires à la Bibliothèque Nationale, provenant sans doute du dépôt légal.

[3] López Pinillos, José, Novelas cortas andaluzas. Étude et édition de Sánchez Bautista, Fernando José. Sevilla: Guadalquivir Ediciones, 1999.




Rubans Rouges

Nouvelle inédite

de

José López Pinillas (Parmeno)

_______

A Don Francisco Vigueras

 

I

Dès que le jeune valet fut parti, Rafael Luarca, qui le surveillait, les yeux mi-clos, se redressa et sauta de sa couche. Le soleil enfonçait déjà la roseur de ses épées matinales dans la chaumière, teignait de pourpre le grabat et se glissait dans le tunnel sombre qui menait à l’écurie. Au-dehors, les coqs se lançaient des défis, les deux mules grognaient de plaisir au frais, sous le dais d’un vénérable chêne-liège, les hirondelles folâtraient, se balançant dans le vent, et les abeilles sortaient de leurs laboratoires obscurs pour entreprendre leur tâche mirifique[1].

Rafael roulait consciencieusement sa cigarette, lorsqu’il entendit la voix de son oncle.

¬Eh, Alguazil[2] ! Bien le bonjour. Tu pourrais me saluer, je ne suis pas le loup.

¬Mille pardons, je ne t’avais pas vu. Bonne et sainte journée à toi.

¬Tu vas à Cordoue ?

¬A la foire, acheter un jeune mulet.

¬Bonne chance.

¬Que Dieu te protège. Je te ramènerai Rubans Rouges couché dessus, occupé à cuver son vin.

Alguazil éclata de rire et l’oncle, tout en riant lui aussi, répliqua :

¬Pour le coup ! Si Rubans ne trouve pas une mine d’or pas plus tard que ce matin, m’est idée que tu ne verras pas le bout de son oreille.

Luarca, très irrité, protesta, comme si on pouvait l’entendre :

¬Sûr qu’il la trouvera, cette mine d’or. Et même cinquante s’il le faut !

Puis, tremblant d’impatience et de colère, il écarta le montage rustique de la couche, fait de bouts d’olivier avec leur écorce, ouvrit le coffre qu’il recouvrait et en tira le costume qu’il exhibait dans les grandes occasions : le chapeau sévillan aux bords étroits et très brillant, le pantalon d’une panne aussi fine que du velours, la veste de lainé bleue, les bottes de cuir safran, les chaussettes aux motifs verts, le caleçon de coton blanchâtre, si serré que le roi lui-même n’en devait pas porter de tel, et la chemise à plastron brodé, qui ne pouvait être repassée que dans les ateliers des artistes cordouanes. Il s’habilla en un tournemain ; il prit, par coquetterie, une montre à savonnette[3] de nickel qui ne marchait pas depuis le jour où, afin d’éprouver la solidité du mécanisme, il l’avait écrasée sur le nez de l’horloger ambulant à qui il venait de l’acheter ; il glissa dans sa ceinture le compagnon d’Albacete[4], puis se montra à la porte. Son oncle, le filiforme monsieur Joseph, qui déjeunait assis près des mules, ne put cacher son admiration.

¬Te voilà beau comme un astre, nom d’un petit bonhomme ! s’exclama-t-il en clouant sur lui ses petits yeux.

Rubans Rouges gratifia l’éloge d’une moue méprisante.

¬Un astre ? articula-t-il. Tout au plus une chandelle ! Je n’ai pas les sous qu’il faudrait pour être un astre.

¬La bonne mine vaut plus que l’or. Je suis bien placé pour le savoir, mon petit Rafael.

¬La bonne mine, la bonne mine ! Elle n’est pas née celle qui me donnera un sou sur ma bonne mine ! Je vous en ficherai, des bonnes mines !

Le vieillard répondit en souriant :

¬Ouvre les yeux, aiguise ton flair et tu en trouveras.

Il aurait sûrement pu trouver quelque bonne fille, séduite par son allure, prête à lui ouvrir les bras, si son parler rustique et grossier et son caractère rude et sauvage ne faisaient fuir les mieux disposées. Il était bien charpenté et musclé, bâti en hercule, sujet à des colères, provocateur et fort en gueule. Il avait un regard insolent, un nez agressif, une bouche énergique, les sourcils fournis et broussailleux, propres à souligner ses expressions furibondes, et il se vantait d’être plus vigoureux qu’un bœuf et plus têtu qu’un mulet[5].

¬Assez causé, dit-il après quelques instants d’hésitation-, vous voulez bien me prêter quelques sous ?

Le vieux remua la tête avec mélancolie, soupira et se mit à parler sans le regarder :

¬Faut-il que tu sois entêté, saint Rafael de mon cœur ! Mon ventre sonne creux… Et tu me demandes des sous !

Il se frappa la poitrine du plat de la main, comme s’il était furieux, et ajouta :

¬Tu trouves que je ne t’en ai pas donné assez ? Je ne t’ai pas nourri et logé tout l’hiver ?

¬À me tourner les pouces, peut-être ? demanda le rustre, avec une lenteur menaçante.

¬Tu parles d’un travail ! Est-ce que j’avais besoin d’ouvriers pour cultiver ce mouchoir de poche ? Je ne regrette pas le pain que tu manges et je ne t’en fais pas reproche. Mais, nom d’un petit bonhomme, il faut dire ce qui est, si on ne veut pas que les mots vous restent en travers de la gorge.

¬C’est bon, mon oncle.

Ils se turent, et le vieux, qui était à la torture, sous l’effet conjugué de la misère et des tentations de la générosité, rompit le silence, pour formuler avec difficulté une question :

¬Deux réaux, ça t’irait [6] ?

¬Deux réaux ? Deux réaux, rien que ça ?

¬C’est mieux que rien, mon petit Rafael.

¬Je dirais même plus, c’est une grosse somme, mon oncle. Avec deux réaux, à Cordoue, j’achète la mosquée et une voiture attelée à quatre chevaux, une redingote, on me nomme gouverneur et vous ne me revoyez plus. Non, je n’en veux pas de vos deux réaux.

¬Fichtre, quelle dégelée !

¬Je sais… et je m’en vais pour ne pas vous en flanquer une autre. Salut.

Il franchit d’un saut la terrasse[7], coupa par l’oliveraie, délaissant le chemin et, quelques instants plus tard, il traversait en courant les champs des Merinales, vers le manoir du marquis, certain que ce dernier s’y serait réfugié pour fuir le tohu-bohu de la foire. Rafael avait travaillé à la ferme, où l’on payait largement et où on traitait avec humanité les journaliers et, comme il était parti sans avoir eu de conflit avec les régisseurs du marquis, il espérait qu’on l’engagerait à nouveau. Dans ce cas, qui les empêcherait d’accéder à une modeste requête ? Il avait besoin de dix douros. Ces dix douros, on les prélèverait peu à peu sur son salaire, et personne ne subirait le moindre préjudice. Le marquis les lui refuserait, alors qu’il avait des millions ? Bah ! Le marquis, s’il était étrange, taciturne et grognon, on ne pouvait pas dire qu’il était avare. Décidément non, il ne les lui refuserait pas.

Par chance, le maître des Merinales, qui venait d’arriver à la ferme, accepta de le recevoir, et, après quelques hésitations, dans son désir de s’exprimer avec élégance, Rubans Rouges entreprit d’exposer sa requête :

­Monsieur le marquis se souvient que j’ai été deux annéess à la ferme des Salas… De braves gens, sauf le respect que je dois à monsieur le marquis, même si Luis fait le crâneur, à croire qu’il a du sang bleu.

¬Au fait.

¬J’y vais. J’ai dû partir en novembre, parce qu’il y avait tellement de ramasseurs d’olives, que moi, qui suis pourtant bon gauleur[8], je n’ai pas touché à la gaule. Rendez-vous compte : tout un saint hiver dans la chaumière de mon oncle, chez qui même les araignées ne mangent pas à leur faim, et sans un sou.

¬Au fait, au fait, Rubans Rouges.

¬Mais j’y suis, monsieur le marquis. Tout ce que j’ai dit, c’était pour dire qu’à cause du chômage de cet hiver, ¬qui est le moment où je mets des sous de côté¬, me voilà dans l’eau jusqu’au cou et à m’agiter dans tous les sens pour ne pas me noyer. Pour tout dire, je me noie si monsieur le marquis ne me donne pas un coup de main.

¬De quelle manière ?

¬En me prêtant dix douros et en me reprenant.

¬C’est que –affirma-t-il avec gravité¬ je ne suis pas un usurier.

¬L’idée ne m’en serait pas venue, monsieur le marquis. En me faisant un prêt, vous le faites à un de vos valets, et pas pour lui faire du tort mais une faveur.

¬Mais voilà, tu n’es pas un de mes valets.

¬Donc, vous ne voulez pas me reprendre.

¬Je ne veux pas te reprendre.

La froideur sèche et blessante de la réponse troubla le rustre.

¬On peut savoir pourquoi vous ne voulez pas me reprendre, don Salvador ?

¬Tu vas le savoir. Parce que tu es un insolent et un m’as-tu-vu.

¬Ben, mon chrétien. Ne vous fâchez pas, ou vous pourriez avaler votre dentier. Ce sont les dents d’un mort ?

Don Salvador, sans se troubler, ouvrit un tiroir, en tira un pistolet et, menaçant Rafael, qui haussait les épaules en signe de mépris, articula lentement :

¬C’est toi qui vas avoir les dents d’un mort, si tu ne files pas.

¬Allons donc ! marmonna-t-il sous la menace. Je parie que vous ne tirerez pas et que, si vous tirez, vous ne m’atteindrez pas. Alors, ils viennent ces dix douros ?

Le marquis abaissa le browning et Luarca se mit à rire.

¬Je vous avais bien dit que vous ne tireriez pas. Réservez vos tirs aux perdrix, vous leur ferez sûrement peur. Adieu.

Il lui tourna le dos et se retira en feignant un calme exagéré, tout en crachant des blasphèmes et en lançant des regards de côté aux domestiques du patron ; puis, dans le vestibule du manoir, dans un geste de provocation, il s’arrêta et alluma une cigarette. Le contremaître, qui arrivait à cet instant, l’interpella sur un ton moqueur :

¬Quel bon vent, Faël ? Attends, tourne-toi, que je puisse t’admirer ; maudit sois-tu, on dirait un général en grande tenue.

¬Plutôt deux fois qu’une, s’exclama Rubans, tournant sur lui-même en se pavanant.

¬Comme ça, tu vas à la ville ?

¬Pas de foire sans moi. Le cocher du gouverneur m’attend.

¬Tu as bien de la chance, mon petit Rubans. Quant à moi, je me contenterai d’y faire un saut demain, si on m’y autorise. On se voit aux arènes.

¬Pour sûr.

Sûr qu’ils s’y verraient ! Ce n’était pas pour épater les grives et les moineaux qu’il s’était fait beau. Avec ces bottes, ce chapeau, ce costume et tout ce luxe, cela faisait six années qu’il allait à Cordoue, depuis le jour où il avait vu pour la première fois Guerrita et avait été ébloui par la beauté sans égale des combats de l’arène ; et il comptait y aller à nouveau pour protester, la crête dressée, pour distribuer des coups comme un tigre en défense de son héros, pour l’encourager de ses hurlements et le gratifier de ses applaudissements. Quel grand toréador que ce cordouan ; quelle fête magnifique et exaltante que celle du taureau ! Ces hommes qui entraient dans l’arène avec un geste de défi, qui s’injuriaient ou se saluaient à grands cris ; ces taureaux qui mugissaient sous l’effet de la barbare piqûre du fer, et qui donnaient de la corne, saisis d’une colère infernale ; ces chevaux qui fuyaient en hennissant toutes dents dehors, tout en piétinant leurs entrailles déchirées ; les taches brunes dans le sable ; les cadavres de chevaux encore tremblants ; et, pour compléter le tableau, cette odeur de ventres ouverts et de sang, ces visages exaltés par la témérité ou pâles d’épouvante ; ces propos qui claquaient comme des coups de fouet et mordaient comme des vipères, et poussaient les combattants à rechercher le triomphe dans le danger[9].

Rubans Rouges, qui était sorti de sa première corrida à demi fou d’émotion et prêt à trucider le premier qui refuserait de se prosterner devant Guerra, ne pensa plus désormais qu’à son idole et semblait ne s’émouvoir que lorsqu’il rapportait et commentait ses exploits inouïs. Les yeux mi-clos et la voix rauque, dans les dortoirs de la ferme, il parlait de la passe de poitrine, du saut entre les cornes, des banderilles à contre-pied, du coup d’épée qui laissait le public bouche-bée d’admiration pour ce géant ; et il avait, pour faire son éloge, des enthousiasmes et des délicatesses toutes féminines. Il était si beau, si fort, si agile, si calme, si courageux, notre matador ! Dans le but d’économiser l’argent indispensable pour le voir tuer les taureaux, il se martyrisait tout au long de l’année, se privant de la cuite du dimanche, de la gorgée de gros rouge à l’apéritif et des joyeuses tournées de Noël ; même les piquantes tentations de Carnaval ne lui faisaient pas desserrer les cordons de la bourse. Au contraire ; tandis qu’il moissonnait, vendangeait ou gaulait, qu’il maniait l’émondoir, la charrue ou le sarcloir, il se donnait du courage en se remémorant les exploits de « son » toréador et chassait ainsi mille tentations. Comme il se rattrapait ensuite ! Pendant la fête, combien de doux excès il s’accordait pour gratter la rouille de sa vertu forcée. Disputes et rugissements à y perdre la voix ; un vinasserie agressive, un fort parfum de sang, au point que ses nerfs se changeaient en fils de fer électrisés ; enfin, des femmes et de l’alcool jusqu’à l’anéantissement. Pour un crâneur comme Salas, qui l’avait chassé lâchement, ou un crétin comme don Salvador, il allait rester à la campagne ? Tandis que des morveux avaient des billets et des douros plein les poches ?…

Il laissa là le contremaître et s’éloigna sans but précis. Qui solliciter ? Près des Merinales, il ne manquait pas de gens fortunés : le señorito de La Garbosa, le chanoine don Bonifacio, le père Juan, le grossiste… Mais le père Juan et le señorito devaient être à la foire, et il n’y avait pas moyen d’approcher le chanoine, car ses parents veillaient jalousement sur lui. Il ne lui restait donc que son compère[10], et son compère, qui était aussi têtu que lui, faisait la sourde oreille[11]. « L’année avait été très mauvaise et il avait la corde au cou ; il n’avait pas encore réuni les cent douros qu’on lui réclamerait à la Saint-Jean[12]… Il devait les réunir, sans compter qu’il fallait manger ». Pure avarice et mauvaise volonté. Il n’est pas plus difficile de réunir 550 pesetas que 500[13], non ? Cet avare n’avait qu’à se serrer un peu plus la ceinture ; ce n’est pas pour rien qu’ils étaient compères. Il s’exposait à un petit désagrément. On ne se moquait pas de lui. Sans détours, il mettrait cartes sur table.

Dans cette intention, il s’éloigna des Merinales et se dirigea vers La Fermette.

 

II

Le père Rafael Gros-Pif, le père Pierre Sourdingue et Sébastien Bien Léché interrompirent leur travail lorsqu’il les salua. Gros-Pif, qui l’avait effectivement gigantesque et qui était fier des proportions anormales d’un appendice si intéressant, était un vieillard musculeux, de haute taille, plein d’allant et de gaieté ; le père Pierre, la quarantaine, pauvre de mots mais extraordinairement bavard, recouvrait par miracle son ouïe chaque fois que cela lui était utile et se distinguait par son manque d’humour et par la faculté qu’il avait de passer des paroles aux coups ; quant à Bien Léché, sec comme une trique et aussi agité que des castagnettes, il tranchait par son exquise courtoisie avec les valets du moulin ou de la ferme.

Il fut le premier à parler :

¬A ton service, compagnon.

¬Et moi au tien, Bien Léché, et à toute la compagnie.

Le membre le plus jeune de la compagnie, Sourdingue, se contenta de baisser la tête, et le plus âgé, le père Rafael, lui serra la main et le gratifia d’une plaisanterie :

¬Pour moi, à moins de te prêter mon nez, pour faire le beau à la foire…

¬Merci, ami. Je ne le porterais avec autant de prestance que vous.

Sébastien acquiesça :

¬Tu saurais sûrement le porter, parce que tu es un vrai gaillard, tu n’as pas mal répondu.

¬Dieu te le rende, Bien Léché.

Il offrit du tabac à la ronde. Les laboureurs se roulèrent d’énormes barreaux et les allumèrent avec une délectation voluptueuse ; le père Pierre, pour le remercier, lui offrit aimablement de l’eau-de-vie.

¬Goûte-moi ça, c’est du meilleur, de Rute[14].

¬Du meilleur, en effet approuva-t-il, après avoir savouré la liqueur et passé le cruchon à Gros Pif. Vous vous la coulez douce par ici.

¬En travaillant un jour de foire ? demanda ironiquement le père Rafael. Demandez à mon gendre si la vie est si belle.

¬J’allais le voir. Il est à la ferme ?

¬Il y est.

La ferme, blanche comme une boule de neige, posée avec une malice sournoise au sommet d’une colline d’où l’on domine les terres de La Fermette, n’était pas très grande ; mais elle avait une grande salle lumineuse pour le maître, sa femme et le petit dernier, meublé d’une bonne maie et d’une literie à quatre matelas ; une autre pour la grand-mère et la fille ; une alcôve, dans laquelle Gros Pif et son petit-fils se berçaient mutuellement de leurs ronflements ; une superbe cuisine avec des bancs de pierre sur lesquels les journaliers dormaient comme des loirs ; de vastes écuries, des greniers spacieux et une grande basse-cour. Ses murs de torchis et de galets n’auraient pas résisté à l’impact du moindre boulet de canon ; mais ils pouvaient s’opposer à l’impétuosité brutale des tempêtes et aux traîtresses bourrasques. Les maîtres de La Fermette pouvaient dormir en paix tandis que les loups du vent hurlaient et que la grêle tambourinait sur les tuiles. En somme, leur luxe se résumait au luxe simple des murs blanchis à la chaux, des métaux qui brillent, du bétail bien soigné, de la volaille bien grasse.

Rubans Rouges s’arrêta quelques instants face à la maisonnette. Le soleil, traversant la frondaison d’un figuier, teignait d’un or verdâtre la terrasse. Une corneille aux ailes coupées grattait la terre à la recherche de chenilles, à côté des poussins, aussi timide et pusillanime que si elle n’avait jamais navigué au milieu des nuages lorsqu’elle avait ses ailes intactes, et comme si elle n’avait jamais ouvert son bec rouge pour croasser en liberté.

À quoi s’occupait-on dans la ferme ? Il tendit l’oreille et perçut le bouillonnement d’un fait-tout, le glouglou d’une cruche que l’on vide et le carillon sonore d’un mortier. Il entendit ensuite une toux enrouée, puis, tout aussitôt, des petits cris harmonieux qui le firent sourire : « Ah ! La méchante vieille qui tousse déjà ! Je m’en vais te la secouer ! » C’était Rosario, la jeune fille qui, depuis le grenier, où elle devait être occupée à se coiffer, criait assez fort pour que la vieille, réfugiée dans sa chambre, pût entendre le plaisant reproche. La mère devait être occupée à la cuisine et les enfants, derrière les murets, dans l’aire de battage ou au bout du champ d’orge, devaient jouer avec les agneaux. Mais l’homme ? Est-ce lui qui vidait la cruche ? Il le trouverait au milieu des femmes ? Il ne pourrait pas lui parler sans témoins ? Après tout, pour peu qu’il lui donne la galette…

Il avança d’un pas décidé, veillant à adoucir son visage d’une expression affable, et il entra dans la maisonnette. La maîtresse était seule, ce qui lui donna du courage.

¬Soyez en paix, madame Antonia.

¬Dieu vous garde, Rubans.

¬Où est-il, ce malotru ?

¬Vous le trouverez dans la basse-cour. Vous voulez le voir ?

¬Pour vous faire une faveur.

¬Quelle faveur ?

¬Faire de vous une veuve.

Antonia, par politesse, sourit à la plaisanterie, puis dit, en feignant une plaisante frayeur :

¬Ne me le tuez pas tout à fait.

¬Pourquoi pas ?

Il entra en riant dans la basse-cour et tomba nez à nez avec le fermier qui, sous l’appentis, réparait la roue d’une charrette. Le fermier Rafael Luque était un homme agreste, à la bouche largement fendue et à la nuque épaisse[15], qui avait des bras de boxeur et un tronc d’athlète. Il le reçut avec cordialité.

¬Bonjour, monsieur l’élégant.

¬Salut, compère.

¬Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?

¬Pas encore.

¬Comment se fait-il alors que votre Grâce soit sur son trente-et-un ?

¬Parce que je compte bien le trouver.

¬Mes félicitations[16].

¬C’est un peu tôt. Vous me féliciterez lorsque vous m’aurez donné les douros.

Le géant le fixa d’un regard noir et, sans mot dire, se remit à la tâche.

¬Comme ça, insista Rubans Rouges, vous n’avez pas l’intention de me les donner, compère ?

¬Je n’en ai pas l’intention et cela me peine. Cela me peine aussi, ajouta-t-il, de vous voir agir inconsidérément.

¬Ben, mon bonhomme[17] ! s’exclama le quémandeur, sur un ton mi moqueur, mi offensé.

¬J’en suis un, articula sèchement Luque. Et comme vous en êtes un aussi, je m’étonne que vous vous comportiez comme un enfant. Je vous ai déjà dit que je n’avais pas encore réuni la somme que je dois payer. C’est la vérité. Je ne mens pas. Depuis le temps, vous auriez dû comprendre.

¬J’ai bien compris. Ce que je n’avais pas compris, c’est que votre parole vaut de l’or. Quand vous dites « non », c’est « non », c’est ça, compère ?

¬Quand je dis « non » comme maintenant, vu que je ne peux pas dire « oui », c’est « non ».

¬Pas possible ? Avec dix douros en moins, vous en serez réduit à mendier ?

¬Avec dix douros en moins, je serais obligé de trouver dix douros en plus.

¬Vous voyez ce qu’il vous reste à faire.

¬Nous y voilà ! Rien de plus facile ! Des douros, il en pleut ! Bien, ça suffit. Ne me poussez pas à bout, compère.

¬Rien pour moi, et tout pour vous ? Vive la République[18] !

¬Vous commencez à m’ennuyer, compère.

¬Alors, alignez l’argent !

¬Tu as perdu la tête[19] ? Rubans, calmez-vous. C’est à croire que vous ne me connaissez pas et que vous voulez me faire peur.

Mais le rustre, loin de se calmer, lui répliqua, dressé sur ses ergots, l’expression encore plus menaçante :

¬Je ne veux pas vous faire peur. Je me moque que vous ayez peur ou non. Ce que je veux, c’est l’argent !

Il asséna ces mots avec une telle force, révélant si cyniquement sa pensée, que l’autre peu disposé à céder[20], désormais sur ses gardes, commença à se fâcher.

¬Réfléchissez un instant et regardez-moi bien dans les yeux, marmonna-t-il sur le ton sarcastique que lui dictait son courage. Regardez-moi bien dans les yeux et vous verrez que ce ne sont ni ceux d’un poitrinaire, ni ceux d’un enfant, ni ceux d’un trouillard.

¬Qu’ils soient à qui vous voudrez. J’exige mes billets !

¬Par la force ?

¬À vous de choisir.

Luque, très pâle, le mufle contracté et un charbon ardent dans chaque œil, leva ses poings comme des masses, prêt à les abattre sur son adversaire. Dans le ténébreux cerveau de Rubans, l’excitation face au danger fit éclore la larve noire d’une idée infâme et lui fit pousser des ailes : tuer. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Comment avait-il pu accepter de subir, depuis quinze jours, rebuffade sur rebuffade et humiliation sur humiliation ? Ces avares étaient-ils ses amis ? S’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce qui mettait un frein à sa fureur ? Tuer, tuer ! Il tira son poignard, fit sauter le fourreau d’une habile secousse pour ne pas perdre de temps, et se jeta sur son rival, lequel, surpris, recula pour se saisir de quelque objet et se défendre, tout en bramant de colère.

¬Ah ! Gros froussard ! Maudite ta mère, sale traître.

Il parvint à se saisir d’une pierre et à se redresser ; mais, en se redressant, il ne fit qu’épargner une course plus longue à la lame, qui s’enfonça dans sa gorge à la vitesse de l’éclair, et zigzagua comme un furet dans un terrier, déchirant tendons, vaisseaux et chair. Le lutteur, avec la lenteur pesante d’un chêne déraciné, vacilla un instant, porta les mains à son cou, d’où jaillissait le sang à gros bouillons, et s’écroula, tandis que l’air enfermé dans ses poumons s’échappait par l’horrible brèche, sans pouvoir parvenir à la bouche pour y former des paroles de haine et d’agonie.

Rubans Rouges quelque peu effrayé par la rapidité avec laquelle il avait fauché cette vie, sursauta en entendant la voix de la fermière : « Je viens, Rafael ». Rafael ? Dans la famille ils étaient trois à se prénommer Rafael : le père, l’époux et un des fils ; mais pour madame Antonia, il n’y avait pas d’autre Rafael que son compagnon : son fils, elle l’appelait Falico, et Gros Pif « père ». Elle s’adressait donc à l’égorgé, comme si elle l’avait entendu appeler. « J’arrive, Rafael ». Qu’elle y vienne, donc, même si elle devait voir, parce qu’après avoir vu, elle ne verrait pas une seconde de plus. Elle s’approcha de la porte et tendit l’oreille. Les poules caquetaient et sur la route sonnait la clochette d’un âne fatigué par sa marche monotone. On entendit à nouveau le glouglou de la cruche, la vieille se remit à tousser et la jeune fille à protester : « Par tous les saints[21], je ne connais pas de vieille plus mal embouchée ! » Enfin, la femme apparut et le « guerriste[22] », lui souriant innocemment pour ne pas l’alerter, l’arrêta :

¬Halte là, ma mignonne !

¬Mon mari ne m’a pas appelée ?

¬Votre mari ?

Les yeux du sauvage, sans que sa bouche cessât de sourire, furetaient comme deux hyènes repues dans le corsage et le cou de la fermière, hésitant sur l’endroit où s’enfoncerait la dent d’acier.

¬Votre mari, déclara-t-il après une pause, ne peut plus vous appeler. Ne vous avais-je pas dit que j’étais venu pour faire de vous une veuve ?

Madame Antonia l’examina, prise d’une subite appréhension. Que cachait ce sourire ? Derrière ces paroles ironiques, qu’y avait-il ? Et ce silence de la basse-cour que son époux ne rompait pas, que signifiait-il ? Et dans la main droite que son interlocuteur cachait, qu’y aurait-elle lu ?

¬Auriez-vous peur, commère ? s’exclama le rustre.

Bien qu’il formulât sa question avec un éclat sinistre dans le regard, la femme, soudain rassurée, éclata de rire :

¬Que vous êtes drôle ! lâcha-t-elle, confuse d’avoir eu des soupçons. Tu entends, Rafael ?

¬Il ne peut pas entendre.

¬Alors, vous me l’avez tué tout à fait, tout à fait ?

¬C’est si vrai que les enterrés ne sont pas plus morts.

La fermière s’approcha de l’appentis et regarda ; ses yeux s’ouvrirent démesurément ; une bouffée d’épouvantable angoisse contracta sa poitrine, et avant qu’elle l’ait dilatée assez pour envoyer le hurlement frénétique à la gorge, le poignard la fit taire.

¬Pas de bruit, marmotta le bourreau, en remuant le couteau. Pas question de donner l’alerte. Reposez en paix.

Elle tomba pour reposer éternellement et se retrouva en boule aux pieds de son compagnon, qui remplissait l’appentis de son cadavre gigantesque. Le sang qui sortait en jet continu de sa gorge se mêlait à celui qui, teignant le sol de rouge, le convertissait en une terre d’ocre puante. Un spasme secoua son corps, qui se redressa et émit un ronflement depuis la trachée ouverte ; alors Rubans, froidement, frappa à nouveau. Puis, avec un calme diabolique, comme s’il était dans un abattoir face à deux moutons égorgés, il alluma une cigarette et s’abandonna à la méditation. Il avait fait le plus gros, puisque Luque, dont le visage semblait désormais de marbre, ne gênerait plus, avant de pourrir, que le curé et les fossoyeurs. Il l’avait exécuté avec tant d’adresse, prenant les devants pour éviter le combat et maniant la lame avec la science d’un boucher, que le fleuve qui coulait dans les veines du géant, en débordant impétueusement, ne l’avait pas sali. Une légère éclaboussure sur les bottes, qu’il effacerait avec un linge humide, et une goutte sur le pantalon. Mais le plastron, la veste et le gilet étaient aussi propres que lorsqu’il les avait mis. Il n’avait donc pas à se plaindre. Ce qu’il lui restait à faire était rude, mais pas difficile : trouver les clefs, tuer la vieille, qui était déjà à l’article de la mort, la jeune fille, qui mourrait d’effroi, et les enfants, qui succomberaient comme des agneaux, puis s’enfuir avec l’argent.

¬Et voilà tout, proféra-t-il à haute voix. Ils l’ont bien cherché. Pour dix malheureux douros… si c’est pas malheureux !

Il essuya le poignard sur la robe de la fermière, se déchaussa et entra dans la ferme, au moment où la vieille se remettait à tousser.

¬Tu n’as donc pas pris ta pastille ? cria la jeune fille.

¬À quoi bon ? murmura la vieille d’une voix tremblante, certaine que sa petite-fille ne l’entendrait pas. Mon Dieu !

Une simple cloison la séparait de l’assassin, qui entendait sa respiration d’asthmatique et les crissements qu’elle arrachait à son fauteuil en bougeant.

¬ Mon Dieu ! Mon Dieu !

De quoi se plaignait cette momie ? Qu’espérait-elle à ses quatre-vingt-dix ans ? Il l’avait toujours vue dans sa tanière ou dans la cuisine, près du foyer, soupirant, criant ou se fâchant, sans comprendre qu’elle était une bouche inutile, un poids mort… Par pure méchanceté, il lui aurait laissé la vie sauve, pour qu’elle voie comment on végétait dans les asiles et qu’elle y apprenne la patience. Furieux, il monta lentement l’escalier, s’appuyant sur la cloison et posant le pied doucement de façon à ne pas faire gémir le bois, puis il pénétra dans le grenier. Rosarito qui, sans sa blouse et un sein hors de sa chemise, peignait ses cheveux devant une lucarne, ne l’entendit pas venir, et l’archi-démon s’immobilisa à deux toises de la jeune fille, subitement intimidé. Un souvenir mit le feu à son imagination, l’éblouissant comme un éclair lumineux : il travaillait à la vigne du chanoine ; un soir, après un festin, éclata un orage, et Rosario, avec d’autres jeunes filles qui durent coucher à la ferme, s’amusèrent dans leur chambre commune à comparer leurs mollets, sans soupçonner que les valets, qui avaient percé au préalable les planches du grenier, prenaient plaisir à observer les beautés qu’elles exhibaient avec tant de candeur. Celle de La Fermette, qui était la fille la plus formée, enthousiasma Luarca et, depuis lors, le rustaud faisait moins de simagrées, lorsqu’il rendait visite à la famille de son compère. Ces jarrets avaient une blancheur si laiteuse et un velouté si attirant ! Il en avait rêvé. Repensant à leur joliesse, il les voyait souvent lorsqu’il était éveillé, interrompant sa tâche, et avait finir par caresser l’espoir qu’un jour il serait le seul à pouvoir les contempler. Et maintenant, à cause d’un maudit avare, il était contraint de détruire la maîtresse de son trésor ! Loin de le faire hésiter, la colère lui donna le courage de poursuivre sa tâche monstrueuse.

¬Rosario, murmura-t-il.

La jeune fille couvrit son sein, se retourna vivement et, inquiète et rougissante, tenta de fuir.

¬Rubans, au nom de Dieu ! Pourquoi êtes-vous monté ? balbutia-t-elle, toute tremblante.

¬Ne crie pas ! ordonna l’assassin, en l’acculant dans un coin. Tais-toi et ne bouge pas.

¬Mais, vous…

¬Tais-toi ou tu es morte.

La jeune fille épouvantée se mit à pleurer et continua à parler, tout bas et en contenant ses sanglots.

¬Ce que vous allez me faire, ça n’est pas bien. Vous, qui  ne m’avez jamais adressé la parole, qui ne m’aimez pas ! Déshonorer une jeune fille sans l’aimer, c’est un très vilain péché, Rubans Rouges.

La déshonorer ? La brute fut décontenancée. Mais, sans se laisser attendrir par la douce créature résignée qui, n’écoutant que sa pudeur, craignait pour sa virginité plus que pour sa vie, inexorable, il décida de la posséder et de l’égorger ensuite.

­Viens, dit-il, la prenant par la taille et l’entraînant vers un tas de blé.

¬Rubans, Dieu ne te le pardonnera pas.

¬Allez, viens, bêtasse. Si tu savais comme je t’aime ! Allez…

¬Non, non et non. Si vous m’aimiez, vous ne me feriez pas ça ! Et puis, ma mère peut venir.

¬Penses-tu !

¬Allez-vous en, Rubans, au nom de ce que vous aimez le plus.

Non, il ne s’en irait pas. Et puisque Rosario avait confondu la faucille de la mort avec la flèche de l’enfant aveugle, il n’escrimerait pas le poignard avant d’avoir éteint le feu de la luxure qui le brûlait. Elle l’avait enflammé par ses paroles, alors que lui, en toute innocence, n’était monté que pour la tuer[23].

¬Couche-toi là !

¬Rubans !

Il la renversa, se jeta près d’elle dans le blé et, après avoir relevé sa jupe, il commençait à la caresser, lorsque, tout à coup, il blêmit en entendant un hurlement véritablement diabolique, d’une épouvantable violence, un hurlement dans lequel vibraient tout à la fois la haine, la peur, la souffrance, la férocité, un hurlement capable de faire trembler l’homme en bonne santé, de faire gémir le malade et de faire pleurer le moribond. Il se rapprochait aussi vite que s’il avait chevauché la croupe invisible et terrifiante d’un cyclone. Rubans Rouges, persuadé qu’il annonçait un danger imminent et convaincu qu’il aurait à se battre pour survivre, faucha d’un poignet ferme, d’un seul geste, le cou qu’il avait embrassé, puis empoigna une pelle et se mit à l’affût.

¬C’est Colonel, murmura-t-il sombrement, Colonel qui a dû les sentir.

Colonel, un molosse aux mâchoires de tigre, avait traversé la maison en hurlant, avait atteint la basse-cour, était entré sous l’appentis et, voyant les cadavres de ses maîtres, avait reculé, l’échine arquée, la tête basse et les poils hérissés, puis commença à glapir, saisi de terreur. La vieille appela, effrayée, et le monstre, en fureur, se précipita dans l’escalier, à la manière d’un éclair fatal. Il fallait faire taire les cris et les gémissements ; il fallait rétablir le silence, à coups de poignard, en triturant, en pulvérisant, parce que, si l’alerte était donnée, il n’en réchapperait pas. Il franchit la porte, pressé d’attaquer et eut juste le temps de lever la pelle et de l’abattre sur le chien qui, poussé par son instinct, l’attaquait, fou de rage ; mais l’animal tomba, la nuque brisée et, son horrible ululement s’étant éteint, le calme fut rétabli.

La malade continuait à appeler, mais d’une voix si faible…

¬Rosarito… Antonia… Mes enfants…

À deux pas de la terrasse on ne pouvait l’entendre, aussi, le bourreau ne s’inquiéta pas. Elle pouvait toujours appeler, puisque personne ne viendrait à son secours. Cependant, il vint quelqu’un, quelqu’un qui, à en juger par le bruit ténu de ses pas et par le calme avec lequel il sifflotait, devait être un être bien frêle, qui plus est, non prévenu. Mais, s’il avait quelque soupçon, n’aurait-il pas la force de courir de toutes ses forces et de crier à en perdre le souffle ? Et lui, comment pourrait-il s’enfuir, si tous les habitants des environs, sous le coup de l’épouvante, assiégeaient La Fermette ? Afin de poursuivre dans les meilleures conditions celui qui sifflotait, au cas où il s’enfuirait, il se chaussa, serra son poignard, puis alla à sa rencontre. Mais le nouveau venu parla et cette petite voix l’arrêta. C’était l’aîné des fermiers, un gamin de onze ans, aussi inoffensif qu’un pigeon, qu’il n’y avait pas lieu de craindre.

¬Grand-mère, grand-mère ! criait-il joyeusement. J’ai retrouvé mon tromblon ! Il était dans la haie !

¬Où est ta mère ? demanda la vieille.

¬Est-ce que j’en sais !

¬Elle n’est pas là avec toi ?

¬Pas ici, non.

¬Et ta sœur ?

¬Non plus.

¬Ton père n’est pas sorti de la basse-cour ?

¬Pas que je sache…

¬ Rubans Rouges, non plus ?

¬Je ne l’ai pas vu.

¬Alors, articula difficilement la vieille, après quelques secondes de silence, qui a bien pu entrer ?

¬Je n’en sais rien.

¬Seigneur ! Seigneur ! s’exclama la vieille avec angoisse.

¬Tu te sens mal ?

¬Je suis bien malade, mon petit. Dis-moi, comment se fait-il que le chien n’aboie pas ?

¬J’en sais fichtre rien.

¬Qu’est-ce que tu fais ?

¬Rien. Si j’avais de l’étoupe… J’aimerais en trouver pour charger mon tromblon.

¬Crie fort pour appeler ton père.

L’enfant cria :

¬Père, père, papa !

¬Il ne répond pas ? demanda la vieille.

¬Non.

¬Appelle ta mère, plus fort encore.

¬Mère, maman ! Mèèère !

¬On dirait qu’elle ne t’entend pas, murmura la vieille.

¬En effet, affirma l’enfant, tout étonné.

¬Alors, appelle ta sœur.

¬Sarito ! Rosaritooo ! Pas la peine de pleurer.

¬Je ne pleure pas. C’est cette maudite toux. Appelle encore.

¬Rosaritooo !

¬Non, elle ne répondra pas. J’ai toussé millante[24] fois sans qu’elle me gronde…

¬Sûr qu’ils sont tous allés au jardin du Sourdingue. Je vais jeter un œil par-dessus le mur.

¬Non, non, Falico ! Ne va pas dans la basse-cour ! N’y va pas, mon cœur.

Mais lorsque la gémissante mise en garde parvint aux oreilles de l’enfant, une serre était déjà sur sa bouche et le froid acier tiédissait dans le sang qui irriguait son cœur. Comme la vieille tendit l’oreille ! Avec quelle violence elle chercha à se lever ! Et au prix de quelles sueurs glacées d’agonisante elle tenta de bouger ses jambes sans vie ! Comme ses yeux examinèrent la paroi, tels des oiseaux aspirant à s’enfuir ! Avec quelle incroyable énergie elle désira ardemment que la Faucheuse ne pût l’arracher de son fauteuil ! Entendit-elle le ronflement aigu et horrible qui jaillit d’une trachée ouverte lorsqu’en sort un souffle qui voudrait, sans y parvenir, se muer en malédiction, en hurlement ou en sanglot ? S’avisa-t-elle qu’une force surnaturelle faisait pâlir la lumière, troublait et refroidissait l’atmosphère ? Perçut-elle quelque frôlement visqueux ou quelque odeur pestilentielle ? Peut-être pas. Mais, lorsque le monstre apparut, elle lut clairement dans son sourire félon et dans son regard fatidique, que c’était la Mort qui lui faisait face ; aussi s’en remit-elle à la divine miséricorde.

¬Mon Dieu !, gémit-elle sous l’emprise d’une épouvante infinie. Seigneur Dieu, recueille mon âme… Au nom du Père, au saint nom du Père !

Et la lame mit fin à l’ouvrage de la terreur.

Rubans Rouges écarta du pied le cadavre, plus léger qu’un sac de plumes, et se contenta de formuler une pieuse pensée : « La voilà à peine plus morte qu’avant ». À peine plus morte, et lui, beaucoup plus serein, réjoui et confiant. Si totale était sa confiance, qu’il sortit sans précaution de la pièce, et ne vit pas qu’un petit corps s’agitait sous les couvertures de son berceau sous l’effet d’une horrifique fébrilité, il n’entendit pas le faible bruit d’un grincement de dents, et ne fut pas alerté par le battement sourd d’un tout petit cœur, éperonné par l’épouvante. Tout était pour le mieux. Dans la ferme, pas d’autres poumons que les siens ne respiraient et personne ne pourrait le dénoncer. Quant à ceux qui respiraient encore au milieu des oliviers, il leur restait si peu de temps à vivre ! Ils l’avaient vu, lui avaient parlé ; ils l’accuseraient, sans nul doute, et même, s’ils parvenaient à le surprendre, ils se jetteraient sur lui comme des bêtes féroces pour le dépecer. Non, non ! La pelle et l’acier ! Crânes enfoncés et gorges grand ouvertes ! Il ne pardonnerait pas par bêtise, ne cèderait pas par peur, n’agirait pas comme une brute. Ils devaient succomber l’un après l’autre, sans précipitation ni faiblesse, sous l’effet de la terreur et de la surprise, comme les autres.

Il se montra à la porte et cria :

¬Eh ! petit père Rafael !

¬Qu’est-ce qu’il y a ?

¬Votre fille veut vous parler.

¬J’accours.

Il guetta à travers la fenêtre de la cuisine et vit Gros Pif monter avec agilité le raidillon, et il remarqua qu’il chantonnait.

¬Du diable s’il se figure qu’il va mourir, marmotta-t-il. Il arrive à toute vapeur et en chantant, comme s’il allait à une noce et non à un enterrement, pourtant il a dû entendre Colonel. Les humains ont moins d’instinct que les chiens !

Effectivement, le vieil homme, ragaillardi par la tiédeur, la lumière et les parfums de Mai[25], avançait d’un pas rapide et joyeux, rempli de soleil, sans soupçonner que de sa bouche édentée plus aucune chanson ne sortirait, et que ses yeux ne se plongeraient plus dans l’azur resplendissant du ciel, parce que chacun de ses pas était un coup de bêche de plus dans le creusement de sa tombe. Il s’arrêta sur la terrasse et caressa la corneille, qui lui était attachée.

¬Bonjour, compagnon, gambettes de danseur. Tu as faim ?

L’animal aux gambettes de danseur frappa de son bec rouge la jambe du pantalon du paysan, et croassa joyeusement.

¬Croa, croa, croa, croa !

¬Je sais bien que tu t’appelles Johan[26], mon petit.

Rubans, dans sa cache, serrait le manche avec tant d’impatience qu’il dut se contenir pour ne pas sortir hors de la maison et agresser le vieux.

¬Croa, croa, croa, croa !

¬C’est bon, viens mon joli. On trouvera bien quelques miettes.

« Johan » entra le premier, ses ailes déployées, se balançant comiquement, à sa suite Gros Nez, qui riait aux éclats et se baissa pour le prendre. Ainsi, comme s’il cherchait un billot pour lui offrir sa tête, il reçut le terrible coup et mordit la poussière, la nuque brisée[27].

« Johan », de grosses taches rouges sur sa casaque de deuil, s’enfuit en croassant et Rubans Rouges, avec un raffinement de prudence, traîna sa victime, l’égorgea dans la basse-cour et recouvrit d’une peau de mouton le sang qui salissait le sol de la cuisine. Immédiatement après, il attira un autre condamné.

¬Oh ! Bien Léché, hurla-t-il, Bien Léché, holà !

¬À vos ordres, exclama l’interpellé.

¬Dis au Sourdingue de venir. File-lui en une, qu’il vienne vite.

Bien Léché répliqua en riant :

¬File-la lui toi-même, je ne suis pas doué pour ça.

Sûr qu’il allait la lui en filer une ! Avec plaisir même, parce que le père Pierre, qui était aussi fort que son compère, se vantait d’être un client sérieux et un type vaillant, et lui, les clients sérieux et les types vaillants le faisaient vomir. Personne n’était  plus sérieux ni plus vaillant que le fils de sa mère. Les six qui étaient couchés là pouvaient en témoigner avec leurs plaies ; mais ils étaient bien en peine de parler.

Il regarda à nouveau à travers la fenêtre et contempla le Sourdingue qui, après avoir repris son souffle, approchait d’une allure majestueuse.

¬Je le tiens, murmura-t-il, se tenant prêt.

Mais le quarantenaire, sans doute surpris par le silence, se planta face à la maison, comme un mulet soupçonneux, puis annonça sa présence à grands cris :

¬Il est là le patron !

Le fou furieux était indigné. Sa nouvelle cible, pourquoi n’entrait-elle pas ? Avait-il flairé quelque chose ? De quoi avait-il peur ?

Après avoir répété son modeste ou hautain « Il est là le monsieur ! », le Sourd poursuivit à grands cris :

¬Rafael ! Père Falico ! Mame Antonia ! Holà !

Le bourreau se garda de souffler mot et le journalier, l’inquiétude peinte sur son visage, après avoir inspecté attentivement du regard la maison, exprima ses soupçons en formulant à voix haute une supposition mal venue :

¬Ou ils sont partis, ou ils sont devenus sourds, ou ils sont tous morts d’un coup.

Mais, comme il était bien décidé, au lieu de reculer, il puisa dans l’inquiétude et la surprise la force d’avancer : ayant arraché une verge, il se dirigea lentement vers la maison.

¬Allons-y voir ! s’exclama-t-il.

¬Ni voir ni entendre ! dit Rubans, l’assommant d’un coup ahurissant. Crève, gros lourdaud ! Crève à mes pieds !

Il l’égorgea sans nécessité, comme il l’avait fait pour Gros Pif, près de l’appentis. Il jeta son cadavre sur celui du molosse et, avec une impavidité orgueilleuse, il contempla le terrible tableau. Il y avait six morts, en comptant Colonel, qui avait manifesté plus de perspicacité, de force et de vigueur que beaucoup de ces humains. Parmi les défunts, dont le sang formait des rigoles et des flaques dans la basse-cour, il y en avait deux –Luque et le père Pierre¬ qui, de leur vivant, auraient déchiqueté un loup avec leurs dents. Cependant, ils étaient là. Vaincus par son astuce ; mais ils l’auraient été tout autant par son courage. « Ça, pensa-t-il avec une fierté sordide, personne ne l’a jamais fait avec des humains. Et avec les taureaux, même pas Guerra qui, pour en tuer sept, dut toréer trois corridas, un seul dimanche. » En revanche, lui, en moins d’une heure, à l’aide d’une rustique pelle et d’un bout d’acier, mais avec beaucoup d’habileté et beaucoup de décision, il avait expédié deux terreurs, un sexagénaire qui avait autant de cœur que de nez, un chien d’une terrifiante sauvagerie, un fantôme sans forces, un enfant et deux femmes… Huit adversaires qui avaient péri de ses mains au cours de cette éprouvante séance, sans même un comparse pour l’aider et sans les applaudissements pour lui donner du cœur à l’ouvrage. Cela lui était égal. Ils fêteraient le matador lorsque son exploit serait connu, ceux-là même qui auraient sonné l’alarme pour le pourchasser, avec l’intention de le voir gesticuler sur une potence. En guise d’applaudissements, ils lui offriraient leur curiosité, leur rage, leurs tremblements nerveux, leur pâleur, leur épouvante.

Tout souriant, flatté par ces pensées, il appela Sébastien. Mais il ne se cacha pas pour le tuer par derrière ; au contraire, désireux d’étudier l’effet que produirait son ouvrage sur un spectateur non averti, il décida de la lui montrer, lui ménageant ainsi, accessoirement, une mort chrétienne.

¬ Bien Léché, lui dit-il, dès qu’il fut entré dans la cuisine, tu as les nerfs solides ?

¬Plus ou moins. Pourquoi tu me le demandes ?

¬Parce que tu vas avoir une sacrée surprise.

¬De la part de qui ?

¬De tout le monde.

¬Comment ?

¬Si je te le dis, adieu la surprise. Viens à la basse-cour, ajouta-t-il en riant.

¬Allons-y.

¬Fais bien attention, il y a du sang sur le pavé, avertit-il aimablement, lorsque Sébastien eut remarqué les taches. Le pauvre Colonel est devenu enragé et il a fallu l’abattre.

¬C’est maintenant que tu me le dis ? cria le journalier, pris d’une frayeur subite. Est-ce que Colonel a mordu quelqu’un ? C’est ça qui serait une surprise !

Il entra précipitamment dans la basse-cour, et Rubans entendit un cri bref et aigu, qui s’acheva sur un « hélas ! » brisé.

¬Pas très solides, tes nerfs, n’est-ce pas ? marmonna-t-il. Bien Léché, tu as un foie de lièvre.

Mais Bien Léché n’était pas un lièvre, parce qu’un lièvre aurait été au moins capable de courir. Il s’était transformé en statue, une statue d’angoisse, d’ébahissement et de peur. Le visage blanc comme du plâtre, les mains inertes, le cœur transi, il détourna son regard des cadavres, comme s’il était attiré par les yeux terribles de Rubans, et, fasciné, il fixa ce compagnon qui s’était converti tout à coup en une bête féroce.

¬Tu es un lièvre, un misérable lièvre ! répéta le pervers, flatté par l’épouvante glacée qu’il inspirait au malheureux. Tu devrais avoir honte !

Le paysan approuva plusieurs fois de la tête, et, fasciné par les pupilles du monstre, se sentant incapable de fuir, tout sanglotant, il tomba à genoux.

¬Ne me tue pas, gémit-il dans un filet de voix, le visage trempé de larmes. J’ai toujours été ton ami.

¬Je ne veux pas d’amis aussi minables.

¬Mais, tu veux me tuer pour de vrai ?

¬Pour de vrai, je le regrette, parce que c’est assez répugnant. Tu as tout d’une grenouille de bénitier, Bien Poli.

¬Laisse-moi la vie sauve, Rafael !

Le misérable devint furieux.

¬Ah çà, es-tu fou ? Sors ton poignard, allons, et défends-toi, couille molle. Ne sois pas pire qu’une malheureuse fourmi ! Défends-toi, ou je te démolis à force de gifles !

¬Bats-moi, mais ne me tue pas ! Pense à ma mère, Rafael ! Elle t’a si souvent bisé quand tu étais petit ! Tu vas la priver de son pain ?

¬C’est toi qui l’en prives, en ne te défendant pas, lâche que tu es !

¬Je ne peux pas, je ne peux pas !

­Fais un effort, couille molle !

­Non, je ne peux pas !

¬Bon, alors, si tu veux mourir comme un sacristain, fais ta prière. Arrête tes simagrées. J’ai tué tout ce qui était en vie ici : la vieille, le gosse, Colonel… C’est ton tour maintenant. Tu n’es pas éternel.

¬Laisse-moi la vie sauve, Rafael !

¬Pour que tu ailles en courant te jeter dans les bras du premier garde civil ? Non, tu pourrais te fatiguer ! Sors ton cou.

¬Rafael !

¬Aide-moi, ce n’est pas pour rien que tu es bien léché.

¬Mais, tu veux me tuer pour de vrai ?

¬Tu en doutes encore ?

¬Seigneur Jésus-Christ ! balbutia Sébastien, horrifié par l’éclat livide de la lame. Vierge de la Sierra[28], protège-moi !

¬Pas ici ! Au ciel, Bien Léché ! Ne pleure pas et sors ton cou une fois pour toutes.

De la main gauche il lui força à présenter son cou, en appuyant sur le front et, tandis que le malheureux à genoux, saisi par une angoisse surhumaine et une peur mortifère, se recommandait à Dieu, d’un sauvage coup de poignard et en une seule taillade, il le mit en état de rejoindre la source, à la fois consolatrice et terrible, de la miséricorde et du châtiment.

Ayant victorieusement mis un terme à sa tâche, Rubans constata à la montre de son compère qu’il n’était pas encore dix heures et en fut tout ébahi. Il avait agi avec une célérité prodigieuse. Il lui restait du temps pour tout faire puisque, sans se presser, à un pas soutenu, il rejoindrait la ville, depuis La Fermette, en guère plus d’une heure et demie. Il pouvait donc opérer calmement. Avec la lenteur du journalier épuisé qui reçoit son salaire, il ouvrit la maie de Luque, y trouva les douros – précisément trente au-dessous de la centaine ¬, les empocha et se coucha pour se reposer sur le banc de la cuisine. On était si bien, sous le soleil, qui, après quelques jours de pluie, chauffait sans excès ! Et on jouissait entre ces murs d’une paix si appréciable ! Le pot-au-feu chantait en bouillonnant, demandant qu’on l’écume ; les poules s’empiffraient de quelques noirs caillots, dans la crainte qu’on ne les chasse à coups de balai ; la perdrix sautait dans sa cage, impatiente de se voir sur la terrasse… On aurait pu croire qu’une femme allait écumer le pot-au-feu, qu’une jeune fille allait chasser les poules hors de la cuisine, et qu’un homme allait accrocher la cage sous la treille… Mais, dans ces murs, dans cette atmosphère lumineuse et paisible, ne respiraient plus ni femmes, ni jeunes filles, ni hommes, ni vieux, ni enfants, puisque la famille toute entière –son passé, son présent, son avenir¬ avait été exterminée. Toute entière ?… Tout à coup, le tigre se souvint de son filleul et se redressa vivement inquiet. Où était Antoñuelo[29] ? Comment se faisait-il qu’il n’ait pas vu le petit qui pourtant ne s’éloignait jamais de sa mère. Mais sa mémoire le rassura bien vite : il était prévu qu’on transporterait le petit à la ville pour l’y faire examiner par les médecins ; il était sûrement auprès de la sœur d’Antonia, occupé à avaler des sirops. Il s’en réjouit, vu que, non par méchanceté –puisque si on l’avait gratifié des dix douros, il aurait continué à être aussi inoffensif qu’une mouche¬ mais par égoïsme, il aurait assassiné le petit enfant, comme les autres, pour l’empêcher de le dénoncer. Et le petit était si mignon !… Il comprit que, s’il pensait trop au gamin, il finirait par s’attendrir et, pour éviter que cette affection, qui le désarmait, ne l’exposât à se montrer faible, il voulut raffermir à l’aide de quelque réfection son estomac. La viande du pot-au-feu, à demi crue et fibreuse, se moquait de l’appétit le plus féroce ; mais les boudins invitaient à y mordre, aussi Rubans en détacha un et, interrompant toute activité mentale, se mit à manger. Qu’arriva-t-il tout à coup ? Quel bruit prétendait rivaliser avec celui de ses mâchoires ?

¬Toc, toc, toc !

La bouche ouverte, il écouta sans rien entendre ; mais, à peine l’avait-il refermée pour mâcher, il fut à nouveau alerté par le léger bruit :

¬Toc, toc, toc !

¬Des gouttières alors qu’il ne pleut pas ? se dit-il à lui-même.

C’étaient bien des gouttières ; de modestes petites gouttes, des billes d’une écarlate liquide, prisonnières de quelque veine pour faire battre un cœur, et qui, en recouvrant la liberté, avaient traversé un tas de blé et quelques planches mangées des vers, puis tombaient bruyamment et, brodaient une mare de carmin sur un tapis de soleil.

¬Toc, toc, toc !

Quoi de plus ridicule ! Pour le coup, il avait découvert la cause du bruit et la découverte, si elle ne l’avait pas vraiment troublé, ne contribuait pas non plus à lui redonner du courage. Le triste dégouttement n’avait rien d’insolite, ni de surprenant, ni de menaçant et, pourtant, l’assassin en avait été troublé.

¬Toc, toc, toc !

Des billes si petites, pourquoi tombaient-elles aussi vite que si elles avaient été de plomb et pourquoi faisaient-elles tant de bruit en s’écrasant ? … Et pour quelle raison rougissaient-elles à ce point la lumière ? Et par quel prodige resplendissaient-elles sur le sol comme des braises ?… Il craignit que ce sang, qui aurait teinté de rouge le sommeil du criminel le plus endurci, fît rougir la maison, les arbres, les nuages et, pour ne pas être trahi par la miraculeuse rougeur, il sortit prestement de la ferme et s’éloigna[30].

 

III

Le père Alguazil protesta en riant aux éclats.

¬Non, mon petit Rubans, ou on devra me ramener couché sur la monture ! Et alors, qui te ramènera, toi ?

¬C’est bon. Disons que ce sera l’avant-dernier.

¬On en a déjà avalé vingt ! Même la verrue de mon nez est bourrée !

¬Et après ?

¬Tu es riche à ce point ? Pourtant ton oncle disait qu’à moins de découvrir une mine d’or tu ne pourrais pas quitter la campagne…

¬Pas d’autre mine que mes économies. Trente douros comme trente soleils[31], enterrés ; même la terre qui les recouvrait ne le savait pas ! Trente douros qui, une fois que je les aurais mangés, me donneront autant de maux de ventre. Mais, je ne suis pas homme à rater Guerra ?

¬Faut-il que tu aies la passion des taureaux ! dit le père Alguazil, avec bienveillance.

Rubans Rouges frappa des mains et se mit à hurler :

¬Garçon ! Tu dors ou quoi, maudit feignant.

Ils étaient dans la cour d’une taverne, près d’une table couverte de verres, au milieu des paysans et des maquignons.

¬Tu viens juste d’arriver ? demanda le vieux.

¬Penses-tu ! À midi. J’ai déjà eu le temps d’aller dans la rue du matador, pour voir sa maison, et dans la rue Gondomar, pour faire un tour au club et j’ai fait plus de tours dans l’avenue du Gran Capitán qu’un mulet de noria[32]. Dans des occasions pareilles, le tout est de ne se refuser aucun plaisir.

Le garçon, d’une saleté repoussante[33], se présenta et s’excusa poliment.

¬Mille excuses. Même en courant comme un fou, pas moyen de faire face à cette heure. Qu’est-ce que vous prenez ?

¬La même chose, répondit Rubans Rouges.

¬Pour les trois ?

¬Je t’ai dit la même chose, non ? Et ne cours pas, vole, parce que je vais à la corrida, mon petit chou.

¬Je vole.

Comme les gens s’en allaient, le lambin, moins sollicité, les servit avec une relative promptitude.

¬Ma tournée, messieurs… Un verre pour monsieur, dit Rubans en plaçant un verre[34] de montilla devant le père Alguazil; un autre pour vous et un autre pour l’ami, qui va se remettre à marcher ! Et comment, qu’il va se remettre à marcher !

« L’ami », en l’occurrence la montre cassée, brillait au fond d’une coupe large, pleine à ras bords de vin, telle un crustacé chimérique.

¬Alors, proposa l’amphitryon, on avale notre petit crabe ?

¬Vas-y toi, répondit l’invité, avec une moue de dégoût.

¬Ben, à la revoyure, mon petit Jésus.

Il vida la coupe en trois ou quatre gorgées, sans reprendre son souffle ; il feignit d’avaler par inadvertance la montre et, pour mettre un comble à la plaisanterie, il la cracha à la face du garçon. Puis, flatté par les louanges qu’on lui adressa, il se retira après avoir acheté une miche de pain, quelques bouteilles et de la charcuterie.

Devant l’entrée des arènes, il dit au revoir à Alguazil.

¬Amuse-toi bien, Rubans.

¬S’il reste des billets, je vous invite.

¬Tu sais bien que les bêtes à cornes me font peur.

¬Quel drôle d’homme vous faites !

Sur les gradins, le public des passionnés[35] était si serré qu’il était difficile de se glisser, non seulement dans les gradins du haut, mais même dans ceux du bas, où ceux qui y prenaient place étaient condamnés à ne rien voir du spectacle. Mais notre journalier ne s’en soucia pas le moins du monde, qui cala ses fesses dans le premier fauteuil du premier rang qu’il trouva libre, aussi à l’aise que si c’était le sien[36].

¬Bien le bonjour… aux guerristes, s’exclama-t-il, enveloppant dans la salutation d’un homme poli la profession de foi d’un homme intransigeant.

Ses voisins, qui appartenaient au beau monde, le regardèrent sans répondre, et déjà il fronçait le sourcil pour renouveler son salut avec plus d’énergie, lorsqu’un hidalgo très gros, lui montrant un bout de papier, l’interpella :

¬Voulez-vous avoir la bonté ?

¬La bonté de quoi ?

¬De me rendre ma place ?

¬Non, monsieur. Je n’ai pas la bonté.

Le gros homme le regarda, stupéfait.

¬Mais, mon ami…

¬Pas d’ami qui vaille. Je suis arrivé avant vous et personne ne me fera lever.

¬C’est ce que nous allons voir. Placeur ! Par ici !

Le placeur s’approcha.

¬Qu’y a-t-il pour votre service ?

¬Indiquez-moi ma place. Voici mon billet.

¬Vous devriez le faire encadrer, marmonna Rubans, en riant.

Le placeur, intimidé, tourna et retourna le billet, puis s’exclama avec une naïveté sympathique :

¬Messieurs, je suis novice, vous comprenez ? C’est ma première journée comme placeur. Je ne connais rien à ces histoires. Pardonnez-moi. Ça ne s’apprend pas au berceau.

¬Je ne vois pas de quelle histoire vous parlez, affirma le paysan. Je ne bougerai pas, c’est tout. Regardez les arènes. Vous croyez que je vais tuer un enfant du Bon Dieu pour une place aux gradins ? Autant en tuer un pour une place numérotée !

¬Vous avez dit « tuer » ? demanda le lardibineux[37], de plus en plus furieux. Qui parle de me tuer ?

¬Celui qui est assez grand pour vous flanquer dehors. Et ne grognez pas, monsieur le Dégoûté, je sens que je vais vous faire désenfler de peur.

¬Moi, espèce d’animal ?

Sans se laisser intimider, il se jeta sur le paysan, qui leva la main droite pour le recevoir avec un coup de poing ; mais il se retint et les autres spectateurs, par pur égoïsme, tranchèrent.

¬Enfin, messieurs !

¬Au nom de Dieu !

¬Ça n’est pas croyable !

¬Il ne m’a pas menacé, peut-être ? criait le gros.

¬Et vous, vous n’avez pas voulu me chasser, peut-être ? répliquait le paysan.

Mais les trompettes sonnèrent et comme, chez le monsieur adipeux, la colère ne pouvait être plus fugace, et chez Rubans, plus grand le désir d’applaudir son matador, ils se calmèrent et, à la grande satisfaction de leurs voisins, celui qui l’avait payé prit ses aises sur le siège et son premier occupant s’assit sur le dossier.

À l’apparition des toréadors, le journalier, ébloui, tout tremblant, à moitié fou, commença à crier :

¬Olé ! Vivent les vaillants fils de Cordoue ! Vive la patrie du toreo !

Lorsque les combattants eurent abandonné leur cape d’apparat, il s’adressa à Guerra, remplissant l’arène d’une voix de stentor :

¬Pas de pitié pour le nattier[38], Rafael ! Fais-en une figue molle, que je le mette à sécher[39].

Il y eut quelques exclamations imprécatoires, mais elles furent étouffées par les applaudissements et les rires, et le rustre en fut tout flatté. Désormais, avec la constance d’une machine, l’entêtement d’un sauvage et une jubilation irrationnelle, il parla et discuta avec partisans et adversaires, s’interrompant de temps en temps pour s’adresser aux toréadors, les louanger, les offenser ou simplement rugir. Lorsque Guerrita approcha son premier taureau, comme Espartero avait tué le sien avec tant de courage que le fou furieux n’avait pu l’insulter –ce dont il enrageait¬ pour se venger, il offrit au sévillan[40] un conseil qui ne brillait pas spécialement par sa bienveillance :

¬Prends-en de la graine, Nattiérillon[41] ; tu ne sais même pas marcher ! Prends-en de la graine, pataud.[42]

Et, pour comble d’ignominie et au grand désespoir du conseilleur, « le pataud » ne reçut pas seulement une leçon de bien marcher, mais plusieurs leçons de bien s’enfuir, parce que Guerrita, effrayé par la nature déloyale du cornu, le toréa en sautillant, avec l’agilité d’un prestidigitateur ; et traîtreusement, comme un père de famille prudent aurait abattu une panthère, il l’assassina, enfonçant son épée de côté dans son cou.

Le public, à l’exception de quelques douzaines d’espartéristes atrabilaires qui sifflèrent le matador et applaudirent le taureau[43], fit l’éloge du héros cordouan pour son adresse et sa science. Comme il s’était montré habile à planter son épée basse et comme il s’était bien vite aperçu que son ennemi était un malotru et que nul ne pouvait briller face à lui[44] !

¬Mon œil, messieurs ! hurlait Rubans Rouges, abaissant de son index la paupière inférieure de son œil droit. Mon œil, vous dis-je, le taureau en savait plus à lui tout seul que deux greffiers réunis[45].

¬Et s’il avait touché celui du sparte ? grogna l’obèse, en riant sous cape.

¬Eh bien, il le mettait en pièces ! Jamais vu un bœuf pareil !

En revanche, la troisième bête, à la fois réservée et fourbe, plus corpulente, plus forte et plus craintive, ne lui sembla pas difficile à vaincre[46] ; aussi, quand le toréador sévillan, après l’avoir dominée avec une cape pas plus grande qu’un foulard et un cœur de lion, l’eut abattue en se couchant de tout son long sur le frontal et en enfonçant l’épée et sa garde dans la croix, tandis que le public manifestait un enthousiasme tumultueux, Rubans Rouges se contenta d’exprimer un jugement méprisant :

¬Du pur hasard ! Un homme qui court au suicide et qui ne meurt pas parce que son heure n’est pas encore venue.

Puis il ajouta avec indulgence, lorsque le vainqueur se fut retiré vers la barrière :

¬Bien, pataud, bien ! Tu as le courage du désespoir ! Envoie un câble pour qu’on enguirlande la Giralda[47].

Il s’exprimait avec calme, cachant son dépit sous un grand sourire, mais son amour-propre blessé saignait abondamment. Son champion, qui incarnait l’art, la force et la maîtrise, serait-il vaincu par ce petit bout d’homme mal habile, qui se tenait à peine sur ses jambes, qui n’avait jamais su faire qu’un quite[48] et trois passes, qui ne savait que risquer sa vie au moment de tuer ? Une foule sans dignité et dégénérée applaudirait à cette énorme injustice ? Il regarda dans le couloir pour ne pas voir le toréador qui continuait à saluer, ni le public qui le fêtait encore. Un mot isolé qui parvint à ses oreilles lui fit tendre l’oreille. Le mot « crime » avait été prononcé par un policier qui s’adressait très respectueusement au gros monsieur. Ce denier, très intéressé, l’interrogeait :

¬C’est si terrible que ça, Séraphin ?

¬Imaginez : huit morts[49].

¬Et les assassins ?

¬On n’a pas encore de détails. La chose s’est passée dans une petite métairie qui s’appelle La Fermette. On soupçonne une bande de Gitans.

¬Mon Dieu, mon Dieu !

¬On raconte qu’il y a des morts partout : dans la chambre, dans l’alcôve, dans la basse-cour… Une boucherie !

¬Mon Dieu ! Maudits Gitans[50] !

Le corps de Rubans Rouges s’emplit de toute l’allégresse du soleil des arènes. Les Gitans, bien sûr, les Gitans ! Il y avait là de quoi occuper un bout de temps juges, geôliers et bourreaux.

Le policier s’éloigna et l’adipeux don José, en tressaillant, murmura :

¬Huit ! Que c’est horrible, horrible !

Il eut la tentation de contredire le ventru ! Pourquoi horrible ? Ne fallait-il pas mourir un jour ? Qu’est-ce qui était horrible : la mort ? Bah ! Ce qui était horrible, c’était la faim, la souffrance, la maladie…, autant de démons qui n’étaient jamais entrés à La Fermette. La Fermette !… Il se la rappelait vaguement, comme si plusieurs années et non quelques heures s’étaient écoulées depuis le moment où il s’y était rendu. La toux de la vieille, le bec rouge de « Johan », les mugissements du compère, la confusion de la jeune fille, les sanglots du raffiné… Puis, la gouttière, la seule chose qui l’eût alarmé : ­« Toc, toc, toc ! ». Tout le reste… Tout le reste lui paraissait si ancien et si confus !… Cependant, il y avait de quoi épater les gens, les faire tressaillir, épouvantés, comme le ventru. Si on avait révélé de but en blanc à ce pauvre don Pepe[51] la prouesse de celui qui le serrait entre ses mollets, quel saut de cerf n’aurait-il pas effectué pour se lever et s’enfuir !

¬Vous prendrez bien un morceau, l’ami.

¬ Sans façon.

¬Pas de façons. Et vous, ajouta-t-il en s’adressant à ceux qui l’avaient soutenu, servez-vous aussi. Moi, à la corrida, j’aime régaler ceux qui sont à mes côtés. Je le fais de bon cœur, et comme je le fais de bon cœur, ou vous partagez ma collation ou vous vous battez avec moi. À vous de choisir.

¬Dans ce cas, manifesta jovialement don Pepe, tant qu’à choisir entre un morceau de jambon et une tarte, sans hésitation je choisis le jambon.

¬Va pour le jambon.

Rubans répartit le tout puis, tout fier et tout excité par le spectacle de l’arène, se mit à dévorer gloutonnement. Le quatrième cornu, très brave, fonçait avec une furie aveugle, subissait les coups de piques sans broncher, comme s’il était de bronze, et repoussait, culbutait et dépeçait les haridelles avec une violence implacable. Le rustre, hors de lui, s’agitait comme si, depuis sa place, il avait voulu aider l’animal à éventrer les chevaux, à briser les planches, à enfoncer les côtes des picadors. Il criait, hors de lui :

¬Va-s-y, taureau ! Va-s-y, taureau brave ! Frappe, frappe ces incapables ! Pas de pitié !

Guerra, dans un quite, s’agenouilla et essuya au passage le museau de l’animal, et ce trait d’audace enthousiasma le paysan.

¬Olé, olé, vive la mère qui t’a mis au monde, roi de l’univers ! Vous avez vu comment il a mouché la bête, comme si c’était un morveux ?

Il ajouta, menaçant Espartero d’une bouteille.

¬Allez, va-t’en cueillir ton sparte, incapable, couille molle ; je m’assieds[52] sur la Tour de l’Or et même sur l’ange de la Giralda !

Tandis qu’on bandérillait la bête, Guerrita, qui avait sauté dans le couloir pour qu’on lui rattache un lacet[53], accrut sa jubilation par quelques paroles inoubliables. Le gros, qui était l’ami du toréador, ¬cette supériorité le grandit beaucoup dans la considération du coupe-tête¬, lui demanda amicalement :

¬Il te plaît, le petit tacheté, Rafael[54] ?

¬Il est parfait. Grâce à Dieu, parce que j’en ai ma claque des bêtes sournoises.

¬Que la chance soit avec toi.

¬Comment pourrait-il en être autrement ? répliqua l’artiste avec superbe. Je vais lui faire une passe aidée, une autre naturelle pour préparer une passe de poitrine, une par le haut et une autre aidée par le bas, pour le mettre d’aplomb[55]. Et une fois d’aplomb, je me jette sur lui et je me retourne un ongle sur son cou[56], et d’une seule estocade je le réduis en cendres[57].

Sitôt dit sitôt fait. Guerrita, fidèle à ses prédictions, dessina les cinq passes en une minute et infligea, à la vitesse d’une flèche, une terrible estocade. Comme une rafale, une exaltation délirante priva dix mille humains de sens commun. Rubans Rouges, qui pleurait, tapait des pieds et applaudissait, hurlait de surprenantes trouvailles :

¬Vive Cordoue ! Vive son saint patron, Rafael, et vive le Calife[58] ! Voilà ce que j’appelle toréer et tuer, tas de cochons ! Prends ça dans les gencives ! Eh va donc, toi et ta tour de l’Or, que lâcha le cul du More[59] ! Si tu pouvais en crever de dégoût !

Les autres messieurs, y compris don José, les uns pâles les autres rouges, criaient du plus fort qu’ils pouvaient et fraternisaient désormais avec le fier-à-bras au poignard. Ils le prenaient pour un homme tout d’une pièce, sympathique au possible, doté de poumons à vous faire tomber à la renverse. Ils échangèrent des propos affectueux, commentèrent le triomphe de l’habile toréador, lorsque le fracas des applaudissements se fut éteint, sans gâter les éloges par des blâmes à l’intention du toréador vaincu, que même Rubans Rouges sembla prendre en pitié. Ils auraient poursuivi ainsi jusqu’à la fin du spectacle à échanger des politesses, à boire à la même bouteille, à s’offrir mutuellement des amabilités, s’ils n’avaient été interrompus par un horrible accident. Guerrita, le colosse, le prodige, l’invincible, eut une distraction digne d’un vulgaire toréador de village et une bête stupide le fit voler en l’air comme un pantin, l’enroula entre ses cornes et le jeta à terre avec une fureur sauvage. Lui, rien moins que Guerrita !… Don Pepe et les autres messieurs qui conversaient avec le paysan se précipitèrent aux nouvelles auprès des médecins. Quelques spectateurs poussèrent des cris d’hystériques[60] ; d’autres s’en remirent avec une confiance aveugle à la divine Providence, et jusqu’au moment où on apprit que le glorieux champion n’avait subi que de légères contusions, personne ne s’intéressa à ce qui se passait dans l’arène. Et moins encore que le guerrista le plus affolé, un petit vieux dont le nez était décoré d’une verrue rouge, qui, portant un enfant émacié dans les bras, entouré de gardes civils moustachus et graves, parcourait les arènes inspectant attentivement les rangs de spectateurs.

Espartero toréait déjà avec la muleta et Rubans Rouges, dont la frayeur causée par l’incident avait aiguisé la langue, le harcelait, déversant sur lui le meilleur de son répertoire d’insultes. Il salua le premier coup d’épée manqué par le toréador d’un petit rire sarcastique et de plusieurs remarques chargées de venin ; puis, à chaque tentative nouvelle, à mesure qu’il enfonçait un peu plus profondément son épée, il s’empressa de vider le sac de ses insolences, de ses grossièretés, de ses impudences afin de libérer son corps de cette pourriture avant que le taureau ne s’écroule. Mais le taureau, fort comme une montagne, ne voulait pas rouler sur le sol et, malgré trois coups d’estoc sur la bosse, avalant son propre sang, il s’appuyait sur la barrière pour éviter de tomber.

¬Quel martyre ! rugit le paysan. Tu n’as donc pas de pitié, tu as des tripes tannées[61] ? Tu n’as même pas appris à égorger, incapable que tu es.

Alors, le petit malade l’entendit, cacha son visage dans les bras du vieux à la verrue, et, de peur, ses dents grincèrent.

¬Qu’est-ce qu’il y a, Toinin?

¬Là-bas, là-bas !

Les gardes entourèrent l’enfant.

¬Ne pleure pas, mon tout beau. Qui as-tu vu ?

¬Le compère ! Il va nous tuer !

¬Tu l’as vu où ?

¬Là-bas, là-bas, en bas[62].

Alors, ils le découvrirent tous.

¬C’est bien lui, père Alguazil? demanda un garde.

¬Oui, c’est lui.

¬Allons-y. La chance soit avec nous.

Ils se concertèrent et aussitôt, lorsque deux d’entre eux furent parvenus dans le passage, deux autres se placèrent derrière le siège et un policier interpella le misérable :

¬Pas un geste, Rubans.

Mais Rubans Rouges, qui ne l’avait pas entendu et n’avait même pas remarqué les tricornes, ne songeait pas à fuir. À l’adresse du toréador qui, le visage décomposé par la colère, piquait le taureau sur le museau pour lui faire baisser la tête et pouvoir ainsi l’achever[63], Rubans Rouges bramait son indignation la plus généreuse :

¬A la potence, à la potence ! On ne fait pas ça à un taureau, assassin !



[1] López Pinillos tient visiblement à démarquer l’expression du narrateur de celle de ses personnages, en exagérant le caractère savant de sa prose, tandis qu’il réserve à ceux-ci un langage chargé de rusticité qu’il prétend transcrire fidèlement, jusque dans la phonétique.

[2] Fonction équivalente à garde-champêtre. Nous traduisons les surnoms mais nous conservons les prénoms des personnages dans leur forme castillane, ainsi que leurs diminutifs : Rafael, Fael, Falico.

[3] Montre à double boîtier.

[4] Un poignard. La ville d’Albacete est célèbre pour sa coutellerie.

[5] L’animalité de Luarca est annoncée dès le portrait initial qu’en fait l’auteur. Ces références seront nombreuses tout au long de la nouvelle.

[6] Le réal valait 25 centimes ; il y avait 4 réaux dans une pésète. L’oncle offre donc à Rafael une somme ridicule, qui représente le centième des 10 douros, soit 200 réaux, dont il estime avoir besoin pour aller à la foire.

[7] Je choisis de désigner ainsi le terre-plein, généralement ombragé par une treille, qui se trouve devant la porte d’entrée de la typique maison rurale cordouane.

[8] La récolte des olives consistait à frapper les branches à l’aide d’un bâton, et à les faire tomber sur des toiles étalées sur le sol. Le « gaulage » était réservé aux hommes vigoureux.

[9] Cf. la note 33 du commentaire.

[10] Luarca est le parrain du dernier-né des Luque.

[11] L’auteur laisse entendre que Luarca a déjà sollicité son compère et qu’il vient donc le relancer après avoir échoué dans ses autres tentatives. Ce détail a son importance pour la compréhension de la suite.

[12] Date traditionnelle du règlement du fermage au propriétaire.

[13] Le douro valait 5 pésètes. Les 50 pésètes que recherche Luarca représentent donc 10 douros, à ajouter aux 100 du fermage à payer à la Saint-Jean.

[14] La ville de Rute, au sud de la province de Cordoue, est renommée pour ses liqueurs, particulièrement les anis.

[15] Signe d’entêtement, selon la croyance.

[16] Luque n’ignore pas que son compère est à la recherche d’argent pour aller à la foire.

[17] L’interjection hombre (littéralement, « homme ») exprime ici la surprise et l’embarras du quémandeur. Nous conservons ce composé de « homme » pour respecter la glose qu’en fait Luque (« J’en suis un »).

[18] Façon de proclamer ironiquement que le principe d’égalité n’est pas respecté.

[19] Luque utilise exceptionnellement le tutoiement.

[20] Littéralement, « l’homme à la nuque épaisse » (cf. n. 15).

[21] On ignore le sens exact de l’expression « por vínchile ». Peut-être s’agit-il d’une déformation de « par saint Wenceslas » (« Venceslao » en castillan), qui fut un prénom relativement courant en Espagne à l’époque.

[22] Ainsi désignait-on les partisans du toréador Guerra. Cette façon d’évoquer la corrida juste après le premier meurtre de Rubans Rouges n’est sans doute pas due au hasard.

[23] L’auteur a recours tout d’abord à une préciosité érudite surprenante dans ce contexte (allusion à Éros), puis pousse le cynisme du personnage au-delà de toute limite (en toute innocence, il ne songeait qu’à tuer). Faut-il y voir un clin d’œil à l’intention du lecteur lettré ?

[24] Augmentatif de “mille” auquel on a adjoint le suffixe « –ante » (de « cinquante », « soixante », etc.)

[25] Rappelons que les événements se passent le 27 mai, jour de la fête de Notre-Dame de la Santé, patronne de Cordoue.

[26] Transposition comique du cri du corbeau en un prénom humain. On a adopté la forme ancienne de « Jean » à l’image du castillan, qui reprend toutes les voyelles du cri de l’animal, « ua ».

[27] L’assassinat du vieux s’apparente à une exécution capitale à la hache.

[28] La Vierge de la Sierra, patronne de la ville de Cabra, est vénérée dans toute la province de Cordoue.

[29] « Petit Antoine ». Selon la coutume, le fils aîné porte le prénom de son père et le cadet, celui de sa mère, chacun affecté d’une forme diminutive : Falico pour Rafael, Antoñuelo pour Antonia. López Pinillos pousse très loin le souci de la vraisemblance.

[30] L’assassin s’enfuit pour faire taire un sentiment ­la peur­ qu’il ne maîtrise pas, et refuser de voir un présage du châtiment à venir. López Pinillos soigne la chute de cette partie, au prix d’une certaine invraisemblance.

[31] Luarca compte dépenser trois fois plus que 10 douros dont il prétendait avoir besoin.

[32] López Pinillos commet ici un anachronisme. Le club (« er Clú ») Guerrita, créé à l’initiative d’admirateurs du toréador en 1896, ne se transporta rue Gondomar  qu’en 1902, soit plus de 10 ans après les crimes de Cintabelde. La rue Gondomar débouche dans l’avenue du Gran Capitán, à son commencement. Ces deux artères se trouvent au nord du centre-ville, non loin des anciennes arènes aujourd’hui détruites.

[33] Littéralement : « avec plus de taches qu’un grenadier », sans que l’on sache s’il s’agit de l’uniforme du soldat, dont la casaque était rouge, ou si le tablier du garçon semblait éclaboussé par les fruits de l’arbre.

[34] L’auteur utilise le terme « chato », qu’il met entre guillemets. Cette dénomination, réservée au verre de vin de petite taille, sans pied, est désormais usuelle. Le montilla est un vin blanc de consommation courante à Cordoue, comme dans le reste de l’Andalousie occidentale.

[35] Pour désigner le public passionné de tauromachie, López Pinillos utilise entre guillemets le terme de « la afición ». À l’époque cette appellation lui était réservée, alors qu’aujourd’hui elle s’applique à d’autres domaines (sports, arts, etc.).

[36] Les gradins désignent les places bon marché, qui occupent le haut des arènes. Les places les plus chères sont celles qui sont les plus proches de la barrière qui sépare le public de la piste et du couloir qui l’enserre. Rubans rouges avait sans doute acheté un billet de gradin.

[37] L’auteur emploie un calque de « libidineux » (pingüedinoso), avec un préfixe « pingüe » qui évoque l’excès de graisse.

[38] Le toréador en question avait choisi de s’appeler « Espartero », c’est-à-dire, fabricant de natte de sparte. Rafael refuse de le désigner par son nom d’artiste et le renvoie à son métier sur un ton méprisant : « ese del esparto » ; littéralement « le gars au sparte ».

[39] On faisait sécher les figues, une fois mûres, sur un support de sparte (esportón, restitué selon la prononciation andalouse espoltón). L’allusion blessante au toréador Espartero est évidente.

[40] Espartero était de Séville. La rivalité entre les deux capitales, toutes deux traversées par le Guadalquivir, a toujours été vivace.

[41] Luarca interpelle le toréador en affublant son nom d’arène d’un diminutif humiliant.

[42] Le jugement négatif de Rafael à l’égard du toréador sévillan était partagé par certains de ses contemporains, à en juger par la confidence de Lagartijo, rapportée par un témoin de l’époque : « ‘Les uns savent ce qu’ils font, les autres font ce qu’ils savent’. La première clausule se référait à Guerrita ; la seconde, à Espartero ». Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros. Obras completas. Vol. XII. Madrid : Renacimiento, 1925, p. 254¬255.

[43] Entendre applaudir son adversaire, avec éventuellement un tour d’honneur de sa dépouille, est la suprême injure pour un toréador mal inspiré.

[44] Un taureau a droit au qualificatif de noble lorsqu’il collabore avec le matador. La bête qui ne s’y prête pas mérite la censure.

[45] Le taureau découvre le combat de l’arène lors de sa première et ultime corrida. Il est donc par définition ignorant ou naïf. Le taureau savant, au contraire, devine le sort qui l’attend et contrarie la tâche du toréador en refusant de jouer le jeu, comme les greffiers, mais ce pourrait être tout homme de loi, utilisent leur connaissance du droit pour contourner la loi.

[46] Au contraire, l’auteur accumule sur ce taureau les défauts, qui en  font le plus redoutable adversaire possible.

[47] Le minaret de l’ancienne grande mosquée, transformé en clocher de la cathédrale après la conquête (1248), est, avec la Tour de l’Or, dont il sera question plus bas, le plus célèbre monument de la Séville almohade. On la décore de tapis et de guirlandes dans des occasions très exceptionnelles.

[48] Façon d’utiliser la cape pour détourner le taureau qui s’apprête à encorner un homme à terre, ou pour le présenter au mieux face au picador ou au banderillero.

[49] Le décompte du témoin omet le chien Colonel.

[50] Les Gitans sont toujours les premiers suspectés en cas de délit ou de crime en milieu rural.

[51] Diminutif familier de « José ». Faire précéder un diminutif de « don » et l’appliquer à une personne inconnue contribue à l’effet comique.

[52] L’auteur a écrit « me caigo en », qu’il faut lire comme variante de « me cago en » (« je chie sur »), juron très courant en Espagne. Cette délicatesse est surprenante dans la bouche de Luarca, mais se comprend mieux du point de vue de l’auteur, qui souhaite peut-être ménager ses lecteurs, voire éviter une censure. Ce juron peut s’interpréter comme l’exact pendant de « viva ». Ainsi Luarca aurait pu aussi bien «cagarse sur la mère qui mit au monde Espartero » que célébrer celle de son héros Guerra. Le versant sacrilège de ce juron, lui aussi fréquent, s’exprime ici aux dépens de la statue de l’ange qui couronne la Giralda.

[53] Lacet qui serre la culotte du toréador au-dessous du genou.

[54] Comme beaucoup de petits cordouans, le toréador Guerra a reçu comme prénom celui du patron de la ville, saint Raphaël.

[55] Les quatre pattes formant un rectangle, pour faciliter le passage de l’épée entre les omoplates et la colonne vertébrale.

[56] Le matador compte enfoncer l’épée jusqu’à la garde.

[57] Littéralement : « j’en fais du charbon ».

[58] L’auteur attribue ici à Guerrita le surnom qui appartenait à son aîné Lagartijo. Cordoue fut la capitale du califat abbasside, du viiie au xie siècles.

[59] Expression de mépris à l’égard des sévillans, qui joue sur l’homophonie entre « or » et « More ». La tour de l’Or, construite par le sultan almohade autour de 1220 au bord du Guadalquivir, doit sa teinte dorée à la qualité de son enduit. Le mot « culo » est illisible dans l’édition, à cause d’un défaut d’impression peu opportun, mais est facile à reconstituer à partir de la sentence.

[60] Au féminin dans le texte.

[61] Littéralement « des tripes cordouanes », autrement dit « des tripes en cuir de Cordoue ».

[62] Les gardes devaient rechercher Luarca en haut, dans les gradins, aux places les moins chères.

[63] Le toréador avait abandonné l’épée pour recourir au rejón, dont la pointe, qui se termine en croix, devait s’enfoncer dans le cervelet de la bête et l’achever.




Les antécédents

LES ANTÉCÉDENTS

Un motif traditionnel

Antonio de Hoyos propose une possible source dans l’affaire du paysan du Cagitán, contrée de la province de Murcie, qui, à une date indéterminée mais qu’il prétend antérieure à la publication de la nouvelle de López Pinillos, aurait tué quatre personnes, les aurait dépouillées puis serait allé à la corrida de la foire de Cieza[1]. Cette tradition locale mérite d’être signalée, car elle renvoie à un corpus plus ou moins légendaire dont le caractère diffus et intemporel peut avoir influencé, consciemment ou non, un créateur tenté par un sujet proche. Elle propose même une conclusion, – après le crime, il se rendit aux arènes -, qui s’apparente à une formule finale de conte traditionnel[2]. Il ne faut donc pas écarter d’emblée cette influence possible, même si d’autres affaires criminelles avérées constituent des antécédents bien plus plausibles.

Le crime de Cintas verdes (Rubans verts)

Cordoue 25 (soirée)

La foire, favorisée par un temps superbe, est très brillante.

Sur le marché, on observe beaucoup d’animation, particulièrement dans les transactions de bétail bovin et ovin.

On effectue aussi beaucoup de ventes de poulains et de juments.

Valdelomur. El Imparcial, 26 mai 1890

Le 27 mai 1890, jour de la Foire de Notre-Dame de la Santé[3] à Cordoue, est ensanglanté par un effroyable fait-divers. Lors de sa visite quotidienne à la ferme El Jardinito, propriété du Duc d’Almodóvar del Campo, au nord de la ville, sur la route du sanctuaire de Scala Cœli, le récoltant chargé de retirer les caisses d’oranges fraîchement cueillies découvre un épouvantable carnage : trois cadavres, ceux du fermier et des deux jeunes enfants du maître-valet ; deux agonisants, la femme du valet-maître, ainsi que le garde affecté à la propriété.

Cet événement eut un retentissement considérable, tant dans la presse locale que dans la presse nationale[4]. Dès son édition datée du lendemain, 28 mai, le grand quotidien de Madrid, El Imparcial, publie sous le titre Cinq assassinats, la paraphrase du télégramme adressé par le gouverneur de la province au ministre de l’Intérieur. Il revient sur le sujet, le jour suivant, se fondant cette fois sur le témoignage d’un voyageur débarquant du train de nuit.

Les faits, tels qu’ils ont été reconstitués pendant l’instruction et résumés dans le questionnaire soumis aux jurés avant leur délibération, sont les suivants.

L’assassin s’appelle José Pérez Cintabelde Pujazón. Ce jeune homme de vingt-sept ans, grand et bien proportionné, est originaire d’Almeria. Il vit et travaille à Cordoue depuis plusieurs années. Il y exerce des métiers divers, dont celui de maçon. Il n’a pas d’autre antécédent pénal qu’une condamnation pour jeux interdits (15 juillet 1889). Il se présente à dix heures du matin, le 27 mai, dans l’exploitation El Jardinito, à cinq kilomètres de Cordoue, dans l’intention de dérober le produit de la vente d’un attelage de vaches réalisée par le maître-valet à la foire qui a lieu à cette époque. Il y rencontre la femme de ce dernier, âgée de trente-quatre ans, en compagnie de ses deux filles, âgées respectivement de six et deux ans, le fermier qui loue l’exploitation au duc et le garde de la propriété.

La venue de Cintabelde ne surprend pas les personnes présentes car lui et sa maîtresse, Teresa Molinero Galloso, entretenaient des relations amicales avec le maître-valet et sa femme, Antonia, à l’époque où Teresa était la nourrice de la dernière-née du couple. Depuis la mort du bébé, leurs relations se sont un peu refroidies mais pas au point d’interdire à Cintabelde l’accès à El Jardinito.

Sous le prétexte de lui faire cueillir un demi cent d’oranges, le jeune homme entraîne le garde à l’écart dans l’orangeraie et, tandis qu’il est occupé à cueillir les fruits sur son échelle, il l’abat, sans crier gare, de six coups de poignard. Puis, il pénètre dans la maison, dans laquelle il trouve Antonia et ses enfants. Il tire une balle de son fusil à deux coups dans la tête de la femme puis se retourne contre le fermier, accouru au bruit de la détonation, auquel il inflige une première blessure à l’arme blanche au visage, avant de l’achever d’un coup de fusil à la tête. Il se saisit de l’aînée des petites filles, qui tentait de s’enfuir pour donner l’alerte, et lui tranche la gorge. La mère de l’enfant parvient à se relever en poussant des cris ; l’assassin décharge à nouveau son arme sur elle, l’oblige à avouer où est caché l’argent, puis tire à nouveau en la visant à la tête, sans parvenir toutefois à la tuer. Cintabelde égorge alors la petite fille de deux ans, dernier témoin du massacre, après l’avoir conduite à l’étage.

Dans la chambre où Cintabelde commet son dernier forfait, se trouve le coffre contenant l’argent la maison. Il s’empare de cent-vingt-cinq pésètes en argent dans une bourse et vingt dans un porte-monnaie, ainsi que d’un fusil. Il abandonne les lieux sans être vu par personne, la propriété étant isolée. Dans un ruisseau, il lave les traces de sang les plus voyantes et se débarrasse du porte-monnaie et du fusil. Puis il se rend chez sa maîtresse, dans le quartier de Santa Marina de Cordoue (rue Empedrada, n° 5), se change, déjeune avec appétit et se rend aux arènes pour la corrida. Peu après le départ de Cintabelde, le récoltant se présente à El Jardinito, découvre le massacre et recueille des lèvres du garde qu’il a été assassiné par « celui qui était là hier ». Il s’empresse de dénoncer le fait à la Garde Civile. Le lieutenant qui se rend sur place apprend d’Antonia la véritable identité de l’assassin : « le mari de la nourrice qui a allaité ma fille, qui s’appelle José Cintabelde ». Connaissant sa passion pour les taureaux, les autorités ne doutent pas que Cintabelde se soit rendu à la corrida. Aussi décide-t-on de filtrer le public à la sortie des arènes. L’assassin n’oppose aucune résistance et avoue son forfait.

De toute évidence, López Pinillos s’est directement inspiré de ce fait divers[5]. Les emprunts sont nombreux.

Le théâtre des faits se situe dans la campagne proche de Cordoue, ce qui représente une relative nouveauté dans l’œuvre de cet auteur sévillan. La date est la même, à savoir la Foire de la Vierge de la Santé, qui se situe à la fin du mois de mai. La toponymie est également proche : le théâtre des crimes est désigné chaque fois par deux diminutifs : El Jardinito (Le Jardinet), dans le fait divers ; El Cortijuelo (La Fermette), dans la nouvelle. Les victimes appartiennent à toutes les générations, enfants, adultes, jeunes et moins jeunes. Plusieurs traits de la personnalité du protagoniste principal de la nouvelle coïncident aussi avec ceux du criminel. Ils ont le même âge, même si celui de Luarca n’est pas explicitement indiqué. Ils n’ont d’autre motivation que de trouver l’argent nécessaire à l’achat d’un billet pour la corrida, dont l’affiche est la même, à un toréador près. Enfin, le nom du « héros » de la nouvelle ne se comprend que si on le rapproche de celui de l’assassin. Nous allons commenter chacun de ces points.

Observons tout d’abord que ces coïncidences ne répondent pas ou pas seulement à une recherche d’authenticité, ce qui n’aurait, par ailleurs, pas lieu de surprendre chez un écrivain qui était aussi un journaliste. Elles ont aussi une fonction narrative évidente car elles participent à l’économie du récit.

Ainsi, la proximité de la ferme avec Cordoue rend vraisemblable la présence du criminel, le même jour, à la campagne et à la ville. La foire, qui est d’abord un marché aux bestiaux, est aussi l’occasion de festivités, dont le clou est la corrida, ce qui justifie d’avance la rencontre de Alguacil, qui va y acquérir un mulet, et du passionné de tauromachie qu’est Luarca. De plus, elle se situe au printemps et se déroule donc à un moment où les disponibilités pécuniaires des familles modestes sont réelles, dans une région où les récoltes qui s’effectuent en hiver, ­les oranges, dans la réalité du fait-divers, les olives, dans la nouvelle­, représentent la source principale de revenus des travailleurs agricoles. Il en va autrement pour les fermiers qui voient arriver avec quelque inquiétude l’échéance de la Saint-Jean, pour laquelle ils devront disposer de la somme due aux termes de leur bail. Cette réalité économique joue un rôle essentiel dans la nouvelle de Parmeno.

L’auteur fournit suffisamment de détails sur son personnage principal pour qu’on puisse le rapprocher du jeune homme de vingt-sept ans, auteur du massacre de El Jardinito. Les deux jeunes gens, le réel et le fictif, partagent la même passion pour les taureaux, sont également désargentés, également décidés à se procurer de quoi profiter de la foire, et trouvent une solution à ce défaut d’argent aux dépens de familiers[6].

Si tous ces faits n’y suffisaient pas, le choix du nom du personnage principal, à lui seul, fournirait un témoignage indiscutable sur l’évidence de ces emprunts. Le nom de Cintas Rojas (Rubans Rouges), pour le lecteur non averti, même s’il est disposé à admettre que, dans ce milieu rural, le surnom a substitué le nom propre dans l’usage courant, est pour le moins surprenant[7]. Ce surnom, qui n’est pas particulièrement viril, cadre mal avec une personnalité dont la brutalité semble être l’expression naturelle. D’ailleurs, le narrateur ne prend pas la peine de le justifier, en se référant par exemple à certain goût vestimentaire de Luarca, alors même qu’il s’étend sur ce sujet lorsqu’il décrit minutieusement la tenue de fête du jeune homme. Pour comprendre le choix de ce nom par López Pinillos, il faut connaître la confusion provoquée par le nom de l’assassin de El Jardinito, « Cintabelde », peu courant au demeurant, à l’oreille d’andalous habitués à remplacer la marque finale du pluriel (-s) par une vague aspirée, et à transformer le son « l » en « r » et le son « v » en « b ». C’est ce qui fait que le nom que le lieutenant croit entendre des lèvres de l’agonisante Antonia n’est peut-être pas celui qu’elle prononce réellement, c’est-à-dire Cintabelde, mais sa transposition en phonétique andalouse : « Cinta[s] verde[s] » (Rubans verts)[8]. López Pinillos joue sur cette confusion, la reprend à son compte, mais sans la calquer : les rubans, de verts, deviennent rouges, ce qui ajoute une note inquiétante et prémonitoire au personnage ainsi désigné. Dans le chapitre des prénoms, il faut ajouter aussi la reprise de ceux du fermier, Raphaël, et de la fermière, Antonia, qui permet au narrateur des rapprochements suggestifs : Cintas rojas est lui-même prénommé Raphaël, de même que trois des habitants de La Fermette qu’il trucidera, ce qui resserre encore les liens affectifs qu’il avait ou aurait dû avoir avec eux. Quant au petit dernier de cette famille, celui qui désigne l’assassin à la Garde Civile, il se prénomme Antoine, comme sa mère (Antonia), et comme la fermière de El Jardinito, dont les ultimes paroles ont permis l’identification de Cintabelde.

López Pinillos ne reproduit pas littéralement chacune de ces données. S’il reprend l’idée de la corrida, il ne retient que deux toreros seulement, Espartero et Guerrita, omettant Lagartijo, qui figurait pourtant au cartel de la Foire de 1890. Le fait n’est pas anodin, sachant que ce dernier était le plus illustre des trois toreros qui intervinrent en cette mémorable après-midi, qu’il était par ailleurs lui-même cordouan (il fut surnommé « Le Grand Calife ») et donc tout à fait apte à jouer le rôle dévolu dans la nouvelle à son cadet Guerrita. Mais le narrateur a préféré le sacrifier au profit d’une plus grande efficacité narrative, celle d’un affrontement binaire entre le sévillan Espartero et le cordouan Guerrita, ce qui favorisait l’expression par Rubans Rouges d’un chauvinisme exacerbé sur un fond de violence et de brutalité naturelles.

Les emprunts effectués par López Pinillos à l’événement vont donc bien au-delà d’une simple recherche de données : ils inspirent sa démarche et lui suggèrent des effets d’une certaine subtilité.

Cependant, s’il est vrai que López Pinillos s’est inspiré de ce fait-divers pour écrire sa nouvelle, pourquoi a-t-il attendu vingt-cinq ans pour le faire ? Quelle circonstance –privée ou étrangère- a pu le pousser à réactualiser, en quelque sorte, un évènement aussi ancien ?

La réponse à cette question est sans doute à rechercher dans les divergences existant entre le modèle et sa mise en forme littéraire. Elles ne manquent pas et concernent des éléments importants de l’intrigue : le nombre des victimes, les techniques employées pour tuer, le mode de dénonciation du coupable. Faut-il toutes les mettre sur le compte de la liberté créatrice du romancier ? Ne les a-t-il pas puisées dans une autre source que celle de 1890 ? C’est l’hypothèse que nous défendrons ici.

 

L’affaire Redureau

Ce fait-divers est rapporté et commenté par André Gide dans le premier volume de la collection « Ne jugez pas », qu’il créa chez Gallimard en 1930[9].

En 1913, dans le village du Bas-Briacé, commune de Landreau, dans la Loire-Inférieure (Loire-Atlantique)[10], le jeune Marcel Redureau se rend coupable de plusieurs assassinats dans la ferme où il est employé.

Voici les aveux de l’adolescent tels qu’ils figurent dans l’acte d’accusation établi lors de son procès, mais dont ne nous retenons que le strict récit des événements :

Le 30 septembre, vers dix heures du soir, Mabit [le fermier] et lui travaillaient ensemble au pressoir. Le patron tenait la barre qui actionne la vis du pressoir, tandis que Redureau, debout sur la plate-forme, l’aidait dans cette besogne et secondait ses efforts. Comme le domestique montrait peu d’ardeur au travail, Mabit lui fit l’observation qu’il était un fainéant et que depuis quelques jours il n’était pas content de lui.

Sur cette observation, Redureau, irrité, descendit du pressoir, et s’armant d’un pilon en bois, sorte de massue longue de cinquante centimètres qui se trouvait à portée de main, il en asséna plusieurs coups sur la tête de son maître qui, lâchant la barre, s’affaissa en poussant des gémissements. Voyant qu’il vivait encore, Redureau se saisit alors d’un énorme couperet désigné dans la campagne sous le nom de serpe à raisins, dont on se sert dans les vignes, mais qui est destiné à sectionner la masse des raisins entassés dans le pressoir.

[…]

À l’aide de cet instrument, Redureau ouvrit la gorge de son maître, qui râlait, et ne tarda pas à rendre le dernier soupir.

Ce premier crime perpétré, l’inculpé affirme qu’il eut d’abord l’intention de prendre la fuite, mais que, s’étant dirigé vers la cuisine pour y reporter la lanterne du pressoir, il avait été interpellé par Mme Mabit, occupée à des travaux de couture avec Marie Dugast [la servante], et qui lui avait demandé ce que devenait son mari. Craignant qu’elle n’allât dans le pressoir, où elle aurait découvert le cadavre de ce dernier, Redureau forma le dessein de supprimer tous les témoins du crime, de manière à s’assurer ainsi l’impunité. Sans répondre à la dame Mabit, mettant à exécution son idée, l’inculpé retourna vers le pressoir ; il y prit le couperet ensanglanté dont il venait de faire usage, revint à la cuisine et assassina les deux femmes.

La grand-mère, soit qu’elle ne dormît pas encore ou qu’elle fût réveillée par le drame qui s’accomplissait à quelques pas d’elle, ne pouvait manquer de se porter au secours de sa bru. Il fallait qu’elle disparût à son tour. Aussi, sans perdre de temps, s’éclairant à la lanterne, son couperet à la main, Redureau se dresse soudain devant elle et la tue.

Restaient trois enfants, dont les cris d’épouvante étaient susceptibles d’attirer l’attention des voisins. Ils furent tous immolés ; l’enfant de deux ans, trop jeune, semble-t-il, pour pouvoir inquiéter le criminel, ne fut pas plus épargné que les autres, et Redureau le frappa avec tant de férocité que, de son propre aveu, c’est sur le berceau de cette dernière victime qu’il brisa le manche du couperet.

Le petit Pierre Mabit, qui couchait dans la cuisine et qui, peut-être terrorisé, peut-être endormi, n’avait pas crié, dut à cette circonstance de n’être pas compris dans cette tuerie monstrueuse.

Ajoutons que le crime est découvert par des voisins, surpris de trouver le petit Pierre pleurant sur le seuil de la maison, alors que rien ne bouge à l’intérieur. Les soupçons de la gendarmerie se portent immédiatement sur le valet, seul membre de la maisonnée à n’avoir pas été tué. Il est vite retrouvé et passe des aveux complets.

Ce fait-divers présente bien des points communs avec la nouvelle de López Pinillos. Le nombre des victimes, sept, se rapproche plus de ceux de la nouvelle que des crimes de Cintabelde. Parmi elles figure une grand-mère ainsi qu’une jeune femme, lesquelles occupent une place importante dans le récit espagnol. La chronologie des exécutions suit un schéma semblable : d’abord le maître de maison, puis successivement les femmes de la maison, la maîtresse, la fille et la grand-mère, puis l’enfant. Cette succession, qui respecte un ordre décroissant dans la qualité des personnages et dans le danger relatif que chacun représente pour l’assassin, propose une sorte de logique dont le narrateur a pu s’inspirer. Par ailleurs, Redureau utilise exclusivement un objet contondant ou tranchant pour tuer ses victimes ; de même Luarca fera alterner le poignard et la pelle, alors que Cintabelde utilise aussi l’arme à feu. Enfin, c’est un enfant miraculeusement épargné qui donne l’alerte, dans le massacre de Landreau comme dans la nouvelle.

Ces coïncidences recouvrent à peu près exactement les divergences observées entre le fait-divers de Cordoue et la nouvelle de López Pinillos, divergences qui semblaient relever du libre choix de l’auteur de celle-ci. Il est même possible de rechercher l’origine de certains aspects originaux de la nouvelle dans le modèle nantais. Ainsi, certains témoignages affirment que Marcel Redureau n’aurait pas été insensible aux charmes de la jeune servante et, même, qu’il aurait tenté d’abuser d’elle, le jour du crime, ce qui lui aurait valu une réprimande de la part de la maîtresse. On voit le parti que López Pinillos tire de ce détail ­non vérifié­ en transformant la servante en fille du fermier. De même, l’ajout des trois dernières victimes prolonge jusqu’à l’épuiser une liste de victimes potentielles, dont la variété tient plus du « tableau de chasse »[11]. Il semble que López Pinillos en ait pris prétexte pour dresser une galerie de portraits et se donner l’occasion de décliner la folie meurtrière de Luarca et aussi d’ajouter une variation sur le comportement des victimes face au danger ou à la mort.

Au moment où López Pinillos rédige sa nouvelle, dont nous rappelons qu’elle fut publiée en octobre 1916, les crimes de Cintabelde appartiennent à un passé déjà lointain (26 ans). Le fait-divers nantais de 1913, mais plus encore la nouvelle de la mort de Redureau, survenue au-début de cette année 1916[12], lui redonnent une actualité[13].

On imagine que López Pinillos fit aussi ce rapprochement et qu’il trouva commode de puiser dans les circonstances de ces deux faits-divers, selon les besoins de son récit[14].

 

DU FAIT-DIVERS À LA NOUVELLE

Personnalité de l’assassin

Dans aucun des deux assassinats, le passage à l’acte n’est précédé de signes annonciateurs. Mais la perception de la personnalité de l’un et de l’autre des assassins, par l’opinion, la presse et le tribunal, est radicalement différente. Cintabelde est perçu comme un tueur sans scrupules. Le criminel est décidé dès le départ à commettre son forfait et l’accomplit sans état d’âme et sans remords. Le geste de Redureau est tout aussi inattendu. Cependant, il ménage un vide préalable, celui d’une personnalité difficile à cerner, ce qui offre des perspectives intéressantes à un narrateur, puisqu’il lui donne la possibilité d’un avant au crime proprement dit.

López Pinillos exploite cette possibilité pour dresser un véritable portrait physique et psychologique de son protagoniste, dessiner les contours du milieu qu’il fréquente, le doter d’un langage propre, bref, le rendre familier au lecteur avant de le plonger dans l’horreur de ses actes. Il prend ainsi le temps de préciser le mobile des crimes. Le désir de se procurer de l’argent n’a jamais cessé d’occuper l’esprit de Luarca. En cela, il est un calque de Cintabelde, même si ce dernier s’en défend lors du procès[15]. Cependant, chez Luarca, cette obsession ne débouche pas sur une idée fixe, contrairement à Cintabelde ; elle prend la forme d’une quête qui le pousse à solliciter des personnes différentes et pour des motifs différents : le marquis, le grossiste, le chanoine, parce qu’ils en sont naturellement pourvus ; le fermier du Cortijo parce que les échéances du fermage sont proches. Elle n’est pas déterminée à déboucher sur une victime collective désignée d’avance, comme pour Cintabelde. Cette différence ménage dans la nouvelle un effet de surprise absent du fait-divers.

Pendant le procès, la maîtresse de Cintabelde[16] précise qu’il était sujet à des crises d’épilepsie et qu’il avait des « manies »[17], ce qui en fait un être passablement « dérangé », mais on ignore si cette déclaration ne répondait pas avant tout au désir d’atténuer la responsabilité du criminel devant le tribunal. Les médecins appelés à se prononcer sur l’état de la santé mentale de Cintabelde sont divisés. Les médecins libéraux le déclarent « quasi irresponsable », en revanche, le médecin de la prison et le médecin-légiste nient la folie avec des arguments que le correspondant du journal El Heraldo de Madrid juge « irrécusables ». Le procureur, de ce fait, demandera la peine de mort. L’avocat-défenseur, s’appuyant sur le témoignage de Teresa, plaidera « la folie impulsive » (« la locura impulsiva ») et un enfermement de l’accusé dans un hospice de fous, sans parvenir à convaincre le jury.

Le portrait de Redureau tracé par les médecins-légistes est beaucoup plus nuancé. Ces derniers croient déceler chez le jeune homme un trait de caractère, celui de « susceptible vindicatif », qui a pu favoriser de sa part « l’explosion de l’impulsivité et de la violence »[18]. Cette définition s’applique particulièrement bien à Luarca ; elle se révèle dès sa première manifestation vocale, lorsqu’il réagit, en aparté, aux propos que son oncle et le père Alguazil tiennent sur lui. De même est-il piqué au vif lorsque le marquis le traite de « m’as-tu-vu ». Sa réaction, purement verbale, d’une grossièreté insigne, témoigne que ce qualificatif l’a profondément blessé. Enfin, on peut mettre sur le compte de cet aspect de sa personnalité le geste à partir duquel tout va s’enchaîner, à savoir le couteau tiré face à son compère. Cette fois-là encore, Luarca réagit à un sentiment de dépit, le refus de son interlocuteur le renvoyant à une impuissance qu’il ne veut pas admettre.

López Pinillos accentue même les effets de cette susceptibilité vindicative, en plaçant Luarca dans un isolement social que ses deux modèles n’ont pas connu. Cintabelde partage sa vie avec une jeune femme, dont il a eu deux enfants et qui se fait sa complice en l’accueillant chez elle après son forfait pour l’aider à se débarrasser de ses vêtements tâchés de sang. De même, Redureau manifeste un attachement sincère envers sa famille, laquelle le soutiendra de son mieux dans l’épreuve du jugement et de la condamnation. En revanche, Luarca n’a personne à qui se confier et personne n’est susceptible de freiner ses instincts[19].

Redureau est un adolescent et, pour cette raison, est exposé, selon les médecins-légistes, à des comportements délictueux[20]. Prises à la lettre, ces considérations s’appliquent aussi au personnage de López Pinillos, qui se comporterait, en quelque sorte, comme un adolescent prolongé. Très imbu de sa personne, d’un humour agressif, il est d’une grande susceptibilité, au point d’inspirer chez certains de ses interlocuteurs, -les trois compagnons, Antonia- une retenue et une grande prudence dans les propos qu’ils lui tiennent.

Les emprunts réalisés par López Pinillos aux personnalités de Cintabelde et Redureau, qui ont peu de points communs, lui permettent de construire un personnage d’une plus grande complexité que ses modèles. La marginalité du premier, sa violence naturelle, qui le poussent à des actes irréfléchis et désordonnés, sont complétés par l’immaturité du second, victime d’un accès de démence et soucieux d’en effacer les traces, au prix d’un raisonnement enfantin. Au résultat, on a un personnage mi-adulte mi-enfant, qui emprunte ses comportements à l’un ou l’autre, selon les besoins de la situation.

 

Enchaînement des actes

Cintabelde n’offre à l’auteur aucun élément exploitable en vue d’une explication de ses actes[21]. Contre toute évidence il se défend de les avoir prémédités. Pour essayer d’en persuader ses juges, il prétendra qu’il n’était pas poussé par l’appât du gain et laissera entendre qu’il avait une liaison avec Antonia, tous arguments contredits par le témoignage d’Antonia mais aussi par les faits eux-mêmes.

Alors que Cintabelde est venu armé d’un poignard et d’un fusil, avec la ferme intention d’en user, Redureau, sous l’empire de la colère, s’empare du premier outil venu et s’en sert pour assommer son patron. Puis il l’achève à l’aide de la serpe à raisins, qui se trouvait aussi à sa portée. Luarca tue son compère à l’aide du poignard dont apparemment il ne se sépare jamais, et qui fait partie intégrante de sa tenue vestimentaire[22]. On reviendra sur la façon dont López Pinillos justifie qu’il ait tiré son arme. Ce que l’on retiendra, c’est que la mort du fermier tient à plusieurs facteurs, dont l’un au moins est étranger à Luarca. Son compère, fou de rage, vient littéralement s’empaler dans la lame de son adversaire[23]. Pour reprendre une métaphore tauromachique, l’assassin tue a recibir, c’est-à-dire qu’il attend l’assaut de son ennemi et détourne à son profit le mouvement qui projette celui-ci en avant. Ce fait n’efface pas la volonté de tuer qui est manifeste ; affirmer le contraire reviendrait à dire que le toréador n’a pas l’intention de mettre à mort le taureau qu’il vise de son épée. Mais la victime, par sa contribution involontaire, atténue la responsabilité de son meurtrier, en prenant à son compte ne serait-ce qu’une part minime de l’initiative qui, sans cela, serait retombée entièrement sur son adversaire. Le fermier a accepté le combat, même s’il était inégal, ce qui l’oblige à en assumer les conséquences. Que se serait-il passé si, moins sûr de sa force, il avait refusé de se battre[24] ?

Selon les médecins-légistes, Redureau, quant à lui, a tué son patron sous l’effet d’un violent accès de colère. Sous le coup de l’émotion, il tue la patronne pour qu’elle ne découvre pas le crime et élimine les autres personnes présentes dans la maison, qui auraient pu témoigner contre lui[25].

Le premier affrontement de Luarca a lieu avec son adversaire déclaré, le fermier, et non, comme pour Cintabelde, avec la première personne qu’il croise et qui est susceptible de le gêner dans son entreprise, en l’occurrence, le gardien. Au contraire, Luarca s’enquiert auprès d’Antonia de l’endroit où se trouve son mari. Une fois qu’il a tué le fermier, il n’a plus qu’une idée : supprimer tous ceux qui pourraient dénoncer son passage à El Jardinito, et par conséquent témoigner contre lui. C’est exactement la logique qui pousse Redureau à exécuter toutes ses victimes. Rien de tel dans le cas de Cintabelde. Même s’il a recours au même argument, se protéger contre d’éventuels témoignages, son premier meurtre sans raison apparente le rend irrecevable. Contrairement à Luarca, Cintabelde est venu d’abord pour voler, accessoirement pour tuer[26].

Pour un littérateur, le cas de Redureau ouvre des perspectives absentes de celui de Cintabelde. Il propose un scénario possible : le premier meurtre est un acte isolé ; les autres sont dictés par la nécessité de cacher le premier. López Pinillos l’a bien vu et s’est servi de cet enchaînement à partir d’un précédent accidentel pour structurer sa nouvelle.

Par ailleurs, en poussant le nombre des victimes au-delà de celles de Cintabelde, l’affaire Redureau fait aussi sauter un verrou, apparemment indépassable sauf à trahir toute vraisemblance, en offrant la possibilité au narrateur de prolonger la série des victimes aussi loin qu’il le souhaitera, et, par conséquent, d’ajouter une certaine variété à l’acte de tuer qui, indéfiniment répété à l’identique, est susceptible de lasser le lecteur. Ainsi, il n’est pas tenu de limiter ses victimes au cercle étroit des habitants de la ferme, mais peut l’élargir à des éléments extérieurs, ­les trois personnages que l’assassin a croisés sur son chemin, dont deux sont étrangers à la famille­, ce qui donne un champ d’expansion nouveau à son imagination créatrice.

 

Condamner /vs/ comprendre

Des actes aussi inouïs ne laissent personne indifférent. Ils suscitent un fort mouvement de rejet, inspiré à la fois par le dégoût et par la peur. Ces sentiments sont les seuls autorisés dans une société même modérément policée, comme le sont certaines sociétés rurales ; ce sont aussi les seuls qui reçoivent une publicité, à travers les comptes rendus de presse ou d’autres formes de diffusion, orale ou écrite. Tout autre sentiment expose son auteur à la vindicte. Pourtant, rien n’est plus courant que la fascination que suscitent de pareils actes. Quelle que soit la motivation profonde qui dicte cette réaction, ­ pulsions personnelles inavouées, sentiment d’infériorité face à celui qui ose, tendance à l’héroïser ­, il n’est pas bon de l’expliciter. Cependant, l’intérêt pour le fait-divers, d’autant plus grand que celui-ci est monstrueux, phénomène constant de toute éternité, est un aveu implicite de cette fascination. Le littérateur, prêt à y puiser son inspiration, aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître qu’il y est poussé aussi par un sentiment de cette nature.

Mais, même en situation de fascination, le public est poussé par un autre désir, tout aussi puissant, celui de comprendre. Au terme de quel processus, un être humain, comme vous et moi, a pu en arriver à cette extrémité ?

Ces deux attitudes complémentaires, – condamner et comprendre -, se rencontrent à des degrés divers dans les différentes approches du phénomène. La presse et l’opinion, qui s’influencent mutuellement, sont promptes à condamner. La justice se veut objective mais, aussi indépendante et sereine soit-elle, elle est soumise à des pressions d’origine diverse, et, de toute façon, elle est tenue de sanctionner les auteurs potentiels des actes incriminés, ce qui lui fixe un impératif incompatible avec la seule prise en considération des faits pour eux-mêmes. Le littérateur peut aussi adopter des positions contrastées. Gide n’a aucun scrupule à admettre que lui et ses contemporains ne possèdent pas les clefs qui permettent de comprendre tous les comportements humains[27]. Il s’en tient donc à une prudente réserve, se refusant de juger, se contentant d’accumuler des connaissances au profit d’un futur mieux informé. López Pinillos choisit la voie de l’utilisation du fait-divers à des fins littéraires. Le choix n’est pas nouveau[28], mais les moyens qu’il se donne méritent l’analyse, car ils annoncent une innovation considérable dans le traitement de cette sorte de sources.

 

L’auteur et son « héros »

López Pinillos ne laisse aucun doute sur les sentiments qu’il éprouve à l’égard de son protagoniste principal. Il ne se montre pas tendre à son endroit, à en juger par les épithètes qu’il lui attribue et qui reviennent à le condamner d’avance : avant le crime, en deux occasions il l’appelle « le rustre » ; après le premier assassinat, il le désigne comme « le sauvage », « le bourreau », l’« assassin »… ; il le compare à un diable, à un boucher… Aucune commisération apparente, par conséquent. Mais la nécessité où il est de rendre crédible sa narration le conduit à décrire un cheminement qui, d’étape en étape, mènera le jeune homme d’une relative innocence à la plus terrible des culpabilités.

Bien qu’il s’en défende, le narrateur ne peut manquer de prendre parti, aussi peu soit-il, pour son protagoniste, à la manière d’un avocat défenseur qui, tout persuadé qu’il soit de la culpabilité de son client, lui cherche, par devoir, des circonstances atténuantes. C’est à ce prix que le créateur évitera l’inintérêt d’un personnage sans surprise, qui se confondrait avec ses actes et ne leur apporterait aucune transcendance.

Au premier plan des facteurs extérieurs qui, selon López Pinillos, ont joué un rôle dans la conformation de son personnage, figure sa situation socio-économique. Luarca est condamné à la vie précaire d’un journalier, soumis au bon vouloir des propriétaires ou de leur contre-maître, qui peuvent, à leur gré, lui donner du travail ou le priver de tout revenu. De ce point de vue, l’épisode du marquis illustre bien le comportement des latifundistes à l’égard du prolétariat local. La solidarité familiale peut compenser cette carence, mais elle ne va guère au-delà de la satisfaction, pour une durée limitée, des besoins les plus élémentaires. C’est ainsi que l’oncle de Luarca offre à son neveu de lui céder un grabat, dans le réduit où loge déjà le jeune valet, et de le nourrir pendant l’hiver, en échange de certains travaux. Les autres recours potentiels ont aussi des moyens limités, même les plus fortunés d’entre eux, comme le compère Luque, tenu par de lourdes échéances qu’il doit honorer, sauf à perdre son emploi. Cette situation ne contribue pas à procurer de la sérénité à des jeunes gens qui aimeraient bien pouvoir profiter des rares distractions qu’offre la rude vie à la campagne. Or, dans ce domaine, Luarca connaît surtout des frustrations, dès l’instant où il a fait le choix, légitime, de profiter à plein de la foire de mai, et, en conséquence, de se priver de tout autre plaisir pendant le reste de l’année. Être dépourvu d’argent, à cette échéance décisive pour lui, revient à le condamner à une vie sans aucun agrément.

Une autre considération importante a trait à la violence. Celle-ci n’est pas l’apanage exclusif du protagoniste. Dans ce monde rural, qui manifeste aussi peu de commisération pour les démunis, elle est toujours prête à se manifester. Le marquis n’hésite pas à menacer de son arme un visiteur, certes grossier, mais qui ne constitue pas à proprement parler pour lui une menace, puisqu’il est protégé par le nombreux personnel qui l’entoure.

Les apparences sont trompeuses. Ainsi, les propos et les comportements qui sont de mise dans ce monde rural sont d’une courtoisie appuyée. Luarca échange généreusement tabac contre alcool, avec les trois ouvriers qu’il croise. Luarca et Luque se vouvoient ostensiblement[29]. Les dialogues dénotent un goût pour la recherche de l’effet typiquement andalou, qui, mêlant une expression généralement châtiée à un humour permanent, attestent du plaisir éprouvé dans les relations avec autrui. Cependant, cet humour se caractérise par une agressivité feinte qui peut déboucher, comme dans le dialogue entre Luarca et sa première victime, sur une vraie menace puis sur l’acte le plus cruel.

Le sommet de la violence est atteint dans les arènes. López Pinillos y prépare son lecteur à la fin de la première partie, dans la description aux accents épiques qu’il donne du premier spectacle taurin auquel il fut donné à Luarca d’assister. Dans ce passage, il se concentre sur le spectacle proprement dit, mettant l’accent sur le sang répandu, les cadavres des animaux, taureaux et chevaux, et le comportement bravache des toréadors. Dans la partie finale de la nouvelle, son regard se porte sur les gradins, dans lesquels se manifestent des comportements d’une violence au moins aussi grande que celle des acteurs de la corrida[30]. Luarca se distingue par ses excès : il se cesse de gesticuler, de hurler, de prendre à parti tous ceux qui l’entourent, acteurs et spectateurs, dans un délire verbal et gestuel qui, en d’autres lieux, l’aurait immédiatement conduit au poste de garde ou à la maison des fous. Mais, ses voisins n’étant pas en reste, on ne peut guère lui reprocher que de pousser un comportement collectif au bout de sa logique[31].

Dans le public règne une sorte d’unanimisme, qui met un terme momentané et passager aux différences sociales. Le gros hidalgo et le valet de ferme sont près d’en venir aux mains, l’un voulant récupérer une place que l’autre occupe abusivement, mais le son des trompettes suffit à calmer leur fureur. Dans cette partie des arènes réservée aux plus fortunés, les hommes qui entourent Luarca fraternisent avec celui-ci, en communiant à la même table[32], celle du spectacle taurin. Ici, point de catharsis : on ne vient pas aux arènes pour y purger son âme de pulsions sanguinaires mais pour se rouler avec délices dans une bestialité partagée[33].

C’est le seul moment de la nouvelle où Luarca se trouve en communion avec les autres. Jusque-là, soit il obéit à une fraternité de commande (avec le trio d’ouvriers agricoles), soit il est en conflit ouvert avec ses interlocuteurs (son oncle, le marquis, Luque et les siens, ses voisins aux arènes au-début de la corrida), soit il ne parvient qu’à établir une connivence ambiguë avec son entourage (scène de la taverne avec Alguacil, qui finira par le dénoncer).

On mesure les ravages qu’une communion aussi peu sincère peut provoquer chez un être simple tel que le jeune Luarca. Il prend ces faux-semblants pour argent comptant et s’imagine qu’il est définitivement admis dans une société qu’il ne fait que côtoyer très occasionnellement et dans des circonstances exceptionnelles. Il est incapable de comprendre que, dès qu’il aura abandonné les arènes, il se retrouvera seul, confronté aux difficultés habituelles. Même dans ce moment privilégié, Luarca se distingue d’ailleurs radicalement de ses amis de circonstance. À l’annonce du massacre de La Fermette, ceux-ci sont capables de reprendre leurs esprits et de comprendre l’horreur de ce qui vient de se passer, alors que, lui, emporté par l’adhésion collective au spectacle sanglant auquel il assiste, y puise une sorte de fierté, ayant définitivement ramené la mort, en toute circonstance, à une péripétie sans importance.

Il est peu de dire que Luarca a perdu ses repères moraux : il n’est plus capable de mesurer la différence entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. C’est ce qu’exprime magnifiquement López Pinillos en lui prêtant l’extraordinaire exclamation qui clôt la nouvelle. Le jugement du jeune homme ne renvoie plus à un code moral mais à une capacité à apprécier, au coup par coup, la légitimité de tel ou tel acte. En l’occurrence, les coups d’épée réitérés du matador sont assimilés à un assassinat, compte tenu de la qualité de la victime, qui se révèle, par contraste, infiniment plus digne de respect que les humains massacrés à La Fermette. On nage dans la plus complète confusion éthique.

 

Passage à l’acte

La réalisation d’un acte aussi inouï que celui de tuer convoque, chez l’assassin, surtout s’agissant d’un « primo-assassin », des ressorts psychologiques qu’il est très difficile de concevoir, encore plus de décrire[34]. C’est pourtant à cette sorte de gageure qu’est confronté l’écrivain. Ce premier crime est un phénomène unique, qui n’est réductible ni à une influence d’éléments extérieurs ni à une expérience intime de celui qui le commet. Or, le narrateur doit le rendre plausible.

Dans la nouvelle de López Pinillos, les faits qui aboutiront au premier crime sont présentés comme un enchaînement logique. L’insistance de Rubans rouges provoque la colère de Luque. La physionomie de ce dernier se transforme, acquérant des traits de bestialité inquiétante[35]. Devant les poings menaçants brandis par le géant, Luarca, lui aussi, subit une mutation sous l’effet de « l’excitation face au danger » : il décide de faire face. Les conditions de l’échange entre les deux hommes ont radicalement changé, n’ouvrant d’autre perspective que celle de l’affrontement physique. Ce nouveau contexte déclenche, chez Luarca, une opération mentale que López Pinillos traduit par une métaphore entomologique, celle de la larve qui éclot et est prête à l’envol. L’idée de tuer s’impose à lui comme une évidence, comme la réponse la plus appropriée, non seulement à la situation présente, mais à toutes les humiliations reçues depuis qu’il est en quête d’argent. Ce pas franchi, l’accomplissement de l’acte est réalisé sans difficultés, d’autant qu’il est favorisé, comme nous l’avons déjà signalé, par la collaboration involontaire de son adversaire.

Le choix de López Pinillos porte donc sur un crime non prémédité commis par un assassin d’occasion. Pour autant, exonère-t-il son personnage de toute responsabilité ?

Par bien des aspects, son modèle Cintabelde correspond à la figure du monomaniaque homicide qui, selon le Dr. Pedro Mata, n’agit pas sous l’influence de la volonté ou de la passion, de la haine ou de la colère, mais sous celle d’une « force irrésistible »[36]. Ce « fou qui n’a pas l’apparence de l’être » deviendra, à la suite des travaux de Cesare Lombroso (1835-1909), le criminel-né. À l’époque où écrit López Pinillos, la criminologie espagnole a pris ses distances à l’égard des théories de Lombroso[37], il n’en reste pas moins que la prédestination du criminel reste une formule commode pour expliquer ce qui, en principe, dépasse l’entendement. Vient alors le soupçon que Luarca correspond à cette figure de l’assassin-né

On pourrait considérer, en effet, que, la larve étant déjà en place, Rubans rouges était prédestiné à tuer. Mais l’auteur ne nous dit pas que cette larve était propre à Luarca. Elle pourrait aussi bien avoir couvé dans le cerveau de Luque, qui semble prêt lui aussi à faire subir un sort équivalent à son adversaire ; peut-être même est-elle présente dans tout homme. Dans ce cas, la responsabilité de l’assassin se trouve très amoindrie, puisque son geste est largement tributaire, à la fois, d’un atavisme générique et d’un contexte défavorable.

Cette ambiguïté est levée par la suite, puisque, une fois le premier crime commis, Luarca s’accommode avec une surprenante rapidité de son nouveau statut d’assassin. À la grande différence de Redureau, il accomplit ses autres forfaits avec lucidité et une véritable jouissance, comme si le premier crime avait mis au jour sa nature profonde, qui était celle d’un assassin qui s’ignorait. Il recourt à des trésors d’imagination pour attirer ses futures victimes et pour leur administrer la mort selon des procédures sans cesse renouvelées, démontrant que le premier crime réveille chez lui un talent jusque-là caché[38].

 

Pascual Duarte et Meursault

La solution proposée par López Pinillos pour rendre plausible le passage à l’acte ne manque pas d’originalité. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer avec le héros du roman de Camilo José Cela, Pascual Duarte, dont on convient généralement, et son auteur le premier, qu’il est inspiré, pour une part non négligeable, de Rubans rouges.

Un jour, de retour de la chasse, Pascual Duarte, pourtant accoutumé à voir sa chienne le regarder fixement pendant le moment de repos qu’il s’accorde, assis sur une pierre, perçoit, pour une raison qu’on ignore et qu’il ignore sans doute lui-même, le regard de sa chienne comme inquisiteur, tel « le regard d’un confesseur, scrutateur et froid, comme on le dit de celui du lynx ». Sous l’effet conjugué de ce regard insoutenable et de la chaleur ambiante, il se voit acculé à faire usage de son arme, pour n’avoir pas à « se livrer ». La terminologie vague employée suggère de rechercher le mobile du geste non tant dans les circonstances extérieures mais dans la personnalité du tueur. Avant même d’avoir commis l’acte, sans avoir rien de précis à se reprocher, Pascual se sent coupable, sans doute parce qu’il sait obscurément qu’il est porteur de cette faculté de tuer. De fait, c’est sans émotion apparente qu’il relate ces faits et qu’il raconte comme il prit la peine de recharger son arme avant de tirer une seconde fois sur sa chienne. De même, lorsqu’il apprend que sa femme a avorté parce que sa jument l’a jetée à bas, il se rend dans l’écurie et, avec la lucidité d’un paysan qui sait comment il faut prendre une bête pour éviter les mauvaises surprises, tue l’animal d’une vingtaine de coups de couteau. Plus tard, il reconnaît qu’il était « froid comme un lézard et capable de mesurer la portée de ses actes » lorsqu’il asséna un coup de banquette à l’amant de sa sœur, lui brisant le dos contre la cheminée. Puis, ayant transporté le blessé sur le bas-côté de la route et comme ce dernier menaçait de revenir le tuer, une fois rétabli, il l’achève en écrasant sa cage thoracique. Pascual Duarte tue sans état d’âme. L’heure n’est plus à l’explicitation de l’acte criminel comme aboutissement d’un processus individuel, mais comme le révélateur d’un phénomène qui dépasse la personnalité de l’assassin et s’impose à lui[39].

De ce point de vue, tout autant ou plus que dans la lignée de Rubans rouges, il faut situer Pascual Duarte dans un contexte contemporain, dans lequel les réponses les plus originales optent pour un détachement du criminel à l’égard de ses actes.

Pascual Duarte soutient que « l’on tue sans y penser […] parfois, sans le vouloir »[40]. Autant qu’au personnage de C. J. Cela, ces propos conviennent à Meursault, son contemporain[41]. Revenu près du rocher où avait eu lieu le précédent affrontement avec les jeunes arabes, pour un pas de trop en direction de son adversaire, celui-ci tire un poignard dont l’éclat de la lame sous le soleil agresse Meursault, l’entraînant à donner une réponse réflexe à la douleur ressentie : il appuie sur la gâchette d’un pistolet qui se retrouve fortuitement dans sa poche[42]. Dans la description qu’en fait Camus, le protagoniste principal n’est d’ailleurs ni l’assassin ni sa victime, mais la lumière aveuglante du soleil[43]. Aucune larve ne vient éclore dans son esprit lorsqu’il appuie sur la gâchette. C’est la conjonction du soleil, de la présence du pistolet et d’un malentendu qui font de Meursault un assassin. Les éléments extérieurs, ­état psychologique du personnage, condition sociale et situation économique défavorables­, qui, à eux seuls, n’avaient pu pousser Rubans rouges au crime, servent ici de déclencheur direct. On se trouve dans une logique toute différente.

Faut-il, pour autant, considérer qu’à l’époque de C. J. Cela et de Camus, la conception défendue par López Pinillos est définitivement écartée pour cause d’archaïsme ? Il est vrai qu’entre temps, psychiatres et criminologues ont introduit des critères nouveaux dans l’appréciation du comportement humain. Pourtant, chez certains personnages de Jean Genet, on retrouve encore des comportements relativement proches de celui de Rubans rouges. Parce qu’une pierre lancée par un adolescent à son chien pour qu’il la rapporte a effleuré le bas de son pantalon, le héros se met en garde, la main portée au revolver : « La peur d’abord et la colère d’avoir eu peur et un mouvement de peur, sous l’œil pur d’un enfant et le fait d’avoir servi de cible à un Français, avec la nervosité que je mettais dans tous mes gestes, me firent arracher de l’étui mon revolver dont la main avait empoigné la crosse. En toute autre circonstance, je fusse revenu à moi. J’eusse rengainé mon arme, mais j’étais seul et je me sentis l’être. Aussitôt, en regardant le visage délicat et ironique par sa délicatesse, du gamin, je compris que le moment était venu de connaître ce que cause un meurtre »[44]. Dans les quelques secondes qui suivent cet instant, le désir de tuer devient si fort que l’arme finit par devenir un organe essentiel du corps du personnage et son meilleur moyen d’expression. En agissant ainsi, à quoi prétend-il aspirer, si ce n’est « au plus haut moment de liberté », c’est-à-dire à se mettre résolument en dehors de l’humanité et à rivaliser avec Dieu dans un délire démiurgique[45].

Rubans rouges n’a pas de préoccupations métaphysiques de cette espèce, pourtant il rejoint le personnage de Genet dans cette quête de reconnaissance. Il tient à mériter des autres la haute idée qu’il se fait de lui-même. Il pense qu’en tuant, il y parviendra plus efficacement que par d’autres moyens. Par ailleurs, il soupçonne que la pratique du meurtre est susceptible de lui procurer une jouissance qu’il ignore mais qu’il soupçonne. Les motivations sont donc assez proches, et il est permis de penser que le héros de Genet sera tenté de poursuivre dans cette voie, comme le fera celui de López Pinillos.

 

Déclinaison

Le passage à l’acte marque une rupture ineffaçable entre un avant et un après. Pour celui qui l’a commis, les conséquences sont immenses, car il s’est mis définitivement hors-jeu, qu’il soit ou non identifié.

La nouvelle de Rubans rouges n’est pas seulement le récit d’un meurtre premier, mais celui d’un enchaînement de meurtres, dans la conception et l’accomplissement desquels l’assassin fait preuve d’une imagination débridée. On peine à y reconnaître une approche objective, encore moins clinique, du type de l’assassin, tant l’auteur semble prendre plaisir à cette déclinaison d’un paradigme qui aurait pu facilement déboucher sur la répétition et la monotonie. Les faits-divers de départ lui interdisaient de s’en tenir à un seul crime. Il retourne ce handicap à son avantage, en exploitant avec tout son talent de narrateur les nombreuses variantes possibles de ses modèles.

C’est sans doute dans la description minutieuse de chacun des crimes de Luarca que l’on trouve la meilleure illustration du tremendismo qui caractérise la manière de cet auteur. Il rejoue un scénario immuable, celui d’une victime qui ignore ce qui l’attend et d’un assassin déterminé, mais il fait varier ce schéma de départ, en précipitant l’exécution ou en la retardant, selon son bon désir ; en ajoutant ici une pincée d’érotisme ou des considérations pseudo-philosophiques sur l’immoralité de la grande vieillesse ; surtout, en n’épargnant aucun détail sur l’acte lui-même et sur les derniers instants de la victime blessée. Ce choix esthétique le pousse à construire des situations à la limite de l’effet pour l’effet ; ainsi de ce qu’il faut bien appeler une forme de complaisance pour la description d’actes de violence. Peut-être a-t-il voulu sacrifier aussi au goût supposé du lectorat de ces nouvelles à 5 centimes[46], friand d’émotions fortes.

Ce parti-pris d’écrivain a pour effet de pousser au noir la figure du protagoniste. Luarca dépasse de beaucoup Cintabelde en cruauté, dès l’instant où il ne se contente pas, s’il est permis de le dire, de tuer ses victimes mais où il prend soin, pour certaines d’entre elles, de repousser l’acte fatal, rien que pour le plaisir de voir comment elles réagissent devant cette échéance inéluctable. Il oblige donc Antonia à considérer le cadavre de son mari, avant de l’exécuter. Enfin, il fait précéder la mort de Bien Poli d’une mise en scène macabre, d’un sadisme répugnant.

Au milieu de cette complaisance pour l’horreur, qui frise parfois le Grand Guignol, se glisse un phénomène finement exploité, qui finit par structurer l’ensemble, à savoir le silence. L’assassin est tenu d’agir sans bruit, pour pouvoir accomplir l’un après l’autre chacun de ses forfaits. S’il choisit la technique de l’égorgement, c’est d’abord par nécessité, car il faut empêcher que la future victime ne soit alertée par les cris de la précédente. L’auteur s’appesantit sur ce point avec des précisions de clinicien. Lorsqu’il a condamné toute la maisonnée au mutisme, sa tâche est accomplie. Or, au moment où il devrait se sentir libéré, ce silence durement acquis lui joue le pire des tours. Un bruit étrange, faible mais régulier, celui du sang de la jeune fille qui coule à travers le plafond et s’écrase au sol, goutte à goutte, produisant un son d’une intensité surprenante, suffit à le troubler au point de lui faire abandonner précipitamment la maison. De fait, on ne sait ce qui le fait fuir réellement, si c’est ce bruit inattendu ou la conscience fugitive d’une fragilité qui contredit le sentiment de toute-puissance qui l’a possédé jusque-là.

Ironie du sort, voulue ou non par l’auteur : l’assassin sera dénoncé par un enfant qui a assisté silencieusement au massacre. C’est donc le silence qui viendra définitivement à bout de lui.

 

Point de vue

Le sujet traité porte en lui une difficulté pour le littérateur, celle du choix du locuteur. Qui doit parler : le narrateur, l’assassin, les deux ? Sous quelle forme : narration, monologue intérieur ?

Camus et Genet s’effacent derrière le héros. La cohérence du choix saute aux yeux : s’agissant de personnages qui n’ont pas l’entière maîtrise de leurs actes, le récit profite de cette distance obligée sans se priver des vertus d’introspection qu’offre le monologue. Camilo José Cela choisit, en principe, de faire du héros le narrateur de son histoire, par le biais d’une confession écrite[47]. Le résultat est moins convaincant, car la rusticité du personnage est contredite par le caractère savant du discours produit.

López Pinillos s’en tient à une technique plus traditionnelle, celle qui consiste à laisser se manifester, sous le propos du narrateur, le point de vue du protagoniste, à travers un usage fréquent du style direct, qu’il s’agisse du dialogue dans lequel il échange avec d’autres interlocuteurs, ou du monologue intérieur, dans lequel il est seul à s’exprimer[48].

L’auteur mêle ces différents registres sans chercher à leur donner une cohérence forcée ; au contraire, il pratique le contraste avec allégresse. Le propos du narrateur est de haute tenue, parfois excessivement, étant donné le milieu traité, ainsi du lyrisme de la description initiale ou de celle de la maison du crime. Les dialogues sont aussi soignés que s’il s’agissait de dialogues de théâtre, mais il est vrai que c’était la vocation première de López Pinillos, et qu’en outre, le parler populaire andalou, particulièrement créatif et imagé, se prête à cette emphase. Il serait faux, cependant, de n’y voir qu’une démarche folklorisante, dans la mesure où c’est dans le contexte de violence maximale que ce parler atteint son plus haut degré d’expressivité, c’est-à-dire dans les imprécations qu’éructe Luarca, lors de la corrida, au plus fort de son délire.

Le point de vue du protagoniste n’est pas absent, mais il ne se différencie pas formellement de celui du narrateur[49]. C’est ce dernier qui se charge de transcrire les réflexions intimes du personnage, dont il veille à ne laisser rien ignorer de ses pensées, car ce sont elles qui le poussent à agir. Mais il utilise rarement le monologue intérieur. Il le fait dans des séquences courtes souvent ponctuées par des interrogations ou des exclamations, selon le cas[50]. La plupart du temps, il recourt à une paraphrase en style indirect des réflexions intimes supposées de son personnage.

Cette contiguïté formelle entre le discours du narrateur et celui de son personnage laisse ce dernier sous la permanente autorité de l’auteur, qui, s’il sacrifie au désir d’expliquer le cheminement suivi par son personnage, ne veut pas s’exposer à le justifier en l’humanisant outre mesure, ce qui n’aurait pas manqué s’il avait été tenté de décrire ce cheminement de l’intérieur même du psychisme de l’assassin. Le regard extérieur permet à l’auteur de prendre une distance radicale avec son personnage et l’exonère à l’avance de tout soupçon d’indulgence à son égard.

 

CONCLUSION

Redureau et Cintabelde connaîtront des fins édifiantes. Le jeune nantais eut un comportement exemplaire dans la colonie pénitentiaire où il effectua sa peine. Quant à Cintabelde, pendant ses dernières semaines de vie et pendant la longue cérémonie de son exécution, il afficha une dignité, une contrition et une religiosité qui excitèrent la compassion de ceux qui l’assistèrent dans la prison comme du nombreux public placé sur le parcours vers l’échafaud. López Pinillos n’a pas jugé bon de suivre les modèles dont il s’est inspiré jusqu’à ce terme[51]. Ce n’était pas non plus son sujet. Il a préféré interrompre son récit à son degré de dramatisme maximum, au moment où son personnage atteint au paroxysme de sa fureur, renonçant à suggérer une fin qui, en restaurant une paix momentanément troublée, aurait étouffé d’avance chez le lecteur une réflexion nécessaire. Comme ses contemporains, López Pinillos reste perplexe devant un comportement qui, tout en restant exceptionnel, mérite d’être analysé dès l’instant où il traduit des pulsions latentes chez tout être humain. De plus, la nature rustique du protagoniste ouvrait un champ relativement nouveau à la réflexion, en l’élargissant au-delà des cercles habituels des héros de romans.

López Pinillos a perçu que le sujet se prêtait particulièrement à un traitement littéraire, dans la mesure où il invitait à pénétrer dans le domaine de la psychologie et, par conséquent, obligeait l’auteur à une certaine forme de compromission avec son personnage. Le défi consistait à ne pas franchir le seuil de la connivence, pour maintenir entre eux la distance nécessaire à une juste appréciation du comportement du protagoniste. Cette préoccupation s’avère prémonitoire puisque, un quart de siècle plus tard, ce même sujet offrira la possibilité d’une mutation radicale tant au roman castillan qu’au roman français. Ce n’est pas le moindre mérite de cette nouvelle.

 

POSTFACE

 

Lorsque López Pinillos écrit sa nouvelle, le fait-divers a définitivement accédé à la catégorie journalistique qui continue à être la sienne aujourd’hui. L’affaire Cintabelde a nourri copieusement la presse, non seulement locale mais nationale, entre la date des crimes et l’exécution du condamné. En réservant sa nouvelle à une collection bon marché, notre auteur semble partager cette même volonté de médiatisation.

Pourtant, s’il s’approprie les faits-divers dont il s’inspire, il les exploite et en tire le parti qui répond le mieux à ses préoccupations idéologiques ou esthétiques du moment, sans trop se soucier de leur conserver une visibilité sous la transposition qu’il leur fait subir. Au terme de son travail d’écriture, il nous propose un objet littéraire largement indépendant de son point de départ. Le personnage de Rubans rouges est d’abord sa création avant d’être une transposition de Rubans verts. Ce dernier est d’ailleurs bien incapable de rivaliser avec son avatar littéraire, comme le démontre la lecture de la presse qui, pendant ses derniers mois de vie, nous révèle un être fruste, d’une affligeante médiocrité. Il y a, chez Luarca, malgré ses excès, une forme de noblesse, et la folie dont il est saisi au moment du massacre se traduit par une recherche de perfection dont le personnage réel était totalement incapable. Qu’il s’agisse d’une réplique exacte ou ressemblante de son modèle importe donc peu, ce qui compte c’est qu’il soit vraisemblable aux yeux du lecteur.

López Pinillos assume ses choix esthétiques et leurs conséquences, au risque de provoquer un écart au regard de l’exactitude des faits sur lesquels il s’appuie. Les faits-divers lui fournissent un matériau, mais celui-ci disparaît au cours de l’élaboration du texte. Qui se soucie de retrouver, vingt-six années après, l’exact déroulement de la tragédie de El Jardinito ? En revanche, comment nier que la nouvelle de López Pinillos puisse intéresser encore un lecteur, près d’un siècle après sa publication.

Camilo José Cela semble, de ce point de vue (qui n’épuise pas tout l’intérêt de son roman), s’émanciper plus difficilement de l’empreinte de la réalité, comme s’il lui coûtait, plus qu’à López Pinillos, d’y adhérer assez pour la rendre plausible. Pascual Duarte est ressenti par l’écrivain comme un être radicalement étranger, et il ne parvient pas à faire sauter cette barrière, le récit à la première personne, qui aurait dû l’y aider, finissant par se révéler comme un artifice. Par contraste, la recréation des usages et de la langue cordouanes si familières à López Pinillos permet à celui-ci de créer l’illusion d’une proximité avec le personnage.

Camus et Genet ne s’exposent pas à ce genre de critique, parce que leur choix consiste à s’éloigner autant que possible d’un modèle éventuel. Leurs personnages ne nécessitent aucune béquille « réelle ». Ils sont de pure fiction, ou, du moins, ils sont accessibles directement, sans qu’il soit besoin de passer par un détour dans la réalité. De plus, ils n’existent pas tant en eux-mêmes qu’à travers leurs actes qui, non seulement témoignent de ce qu’ils sont, mais également contribuent à façonner leur psychologie au fur et à mesure qu’ils s’accomplissent.

On est loin de la démarche qu’une pratique récente a mise à la mode, dans laquelle le littérateur recherche la caution d’un discours, celui du journalisme, parce qu’il le considère comme porteur de vérité. Le fait-divers devient la caution de la littérature, la qualité de celle-ci se mesurant à la capacité de son auteur à recréer les circonstances d’un événement auquel le lecteur puisse accéder « comme s’il y était ». Cette littérature récente a un point commun avec les précédentes, c’est qu’elle s’intéresse à des êtres et à des faits totalement hors norme et généralement monstrueux. En revanche, elle présente avec elles des différences évidentes. La première est que, pour les uns, il s’agit d’effacer toute trace d’un antécédent identifiable ou de transformer celui-ci en un objet largement fictionnel, alors que, pour les autres, l’écriture vise à expliciter l’événement. C’est ce qui explique sans doute que les auteurs récents s’intéressent à des sujets qui leur sont en principe totalement étrangers, au sens géographique et humain du terme et que, pour parvenir à un certain degré de familiarité avec eux, ils doivent calquer leur démarche sur celle du journaliste, confronté en permanence à l’obligation de s’adapter à des réalités qu’il ignore. Leur témoignage ne peut se défaire de cette contrainte originelle. López Pinillos, Cela, Camus et Genet parlent de ce qu’ils connaissent, soit parce qu’ils sont familiers du milieu dont ils parlent, soit parce que, à des degrés divers, ils parlent d’eux-mêmes.

Notre traduction et notre commentaire ont aussi pour objet de fournir le moyen d’apprécier la distance qui sépare des démarches aussi différentes, et de rappeler qu’une mode ne condamne pas à l’obsolescence des enjeux d’écriture qui ont donné des fruits très remarquables. Alors même que les ressorts secrets du comportement humain continuent à offrir un champ immense à l’imagination, faut-il renoncer à une ambition proprement littéraire et accepter de voir le romancier céder sa position privilégiée au profit de spécialistes divers, ­anthropologues, psychologues, sociologues, criminalistes, etc.­, ou des journalistes et leurs émules ?

 

BIBLIOGRAPHIE

 

López Pinillos “Parmeno”, José, Cintas Rojas. Madrid: La Novela Corta, Año I, n° 41, 14 octobre 1916.

 

ANTÉCÉDENTS

Le crime de Cintabelde

– El Imparcial de Madrid; El Diario de Córdoba; El Heraldo de Madrid, 26-29/05/1890; 15-19/11/1890, 4 au 7/06/1891

– Cruz Gutiérrez, José y Puebla Povedano, Antonio, Crónica negra de la historia de Córdoba (Antología del crimen). Córdoba: Publicaciones de la Librería Luque, 1994, pp. 79-94.

L’affaire Redureau

– Gide, André, La séquestrée de Poitiers. Paris : éditions Gallimard, 1930. Col. Folio 977, 1977.

La secuestrada de Poitiers. Trad. Michèle Poussa. Barcelona: Tusquets Editor, 1969.

El caso del inocente niño asesinado. Trad. Inmaculada Pantoja y Mateu. Barcelona: Tusquets Editor, 1971, 65 p. Cuadernos ínfimos, Serie cotidiana, 4, 25.

 

ŒUVRES LITTÉRAIRES CONNEXES

– Cela, Camilo José, La familia de Pascual Duarte,

– Camus, Albert, L’étranger, in Théâtre, récits, nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1962, pp. 1125-1210.

– Genet, Jean, « Pompes funèbres », Les Temps Modernes, 1ère année n° 3 (1er décembre 1945), p. 412-414.

 

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

– López Pinillos, José,

      Doña Mesalina. Madrid: Editorial Pueyo, 1920.

      Cómo se conquista la notoriedad. Madrid: Editorial Pueyo, 1920.

Las águilas. Novela de la vida del torero. Madrid: ed. Turner, 1991.

– Quirós, Constancio Bernaldo de, Figuras delincuentes. Figuras delincuentes en el ‘Quijote’. Edgar Poe y la psicología criminal. Estudio preliminar y notas de Jesús Alonso Burgos. Alcalá la Real: Alcalá Grupo editorial, 2008.

– Hoyos, Antonio, “Cintas Rojas, Pascual Duarte y el campesino del Cagitán”. Correo literario, Madrid, n° 76 du 15 juillet 1953; reproduit dans Hoyos, Antonio de, El pintor Antonio H. Carpe y otros ensayos. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1990, p. 214-220.

– Stendhal, Le rouge et le noir dans Romans et nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 644-645.

– Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros. Obras completas. Vol. XII. Madrid: Renacimiento, 1925.

 



[1] Hoyos, Antonio, “Cintas Rojas, Pascual Duarte y el campesino del Cagitán”. Correo literario, Madrid, n° 76 du 15 juillet 1953; reproduit dans Hoyos, Antonio de, El pintor Antonio H. Carpe y otros ensayos. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1990, p. 214-220. Je remercie le Professeur Andrés Amorós Guardiola de m’avoir signalé cet article, et le Professeur Francisco Javier Díez de Revenga, de l’avoir localisé et de m’en avoir fourni une copie. Antonio de Hoyos n’apporte guère de précisions sur cette affaire. Il signale, cependant, que l’assassin aurait été arrêté plus tard par la Garde Civile et condamné à la peine de mort, ce qui accentue encore les similitudes avec l’histoire de Cintas Rojas.

[2] Dans la tradition, il ne faut probablement pas prendre cette formule au pied de la lettre (ou pas seulement), car par bien des aspects, elle présente un caractère incantatoire. On pense à celle qui conclut les récits très fantaisistes des mythes de la Grèce Antique, par l’héroïne du film Jamais le dimanche, de Jules Dassin, incarnée par Mélina Mercouri : « et ils allèrent tous à la plage ».

[3] Ainsi nommée parce que l’intercession de la Vierge mit fin à une épidémie de peste.

[4] Nous avons consulté, pour la presse locale, le Diario de Córdoba, et pour la presse nationale, le quotidien madrilène El Imparcial.

[5] Il avait 15 ans au moment des faits et il se peut donc qu’il en ait eu connaissance directement. Il est possible que ce tragique fait-divers ait pu impressionner notre andalou, alors adolescent.

[6] López Pinillos reproduit en le transposant, le lien qui unit à la famille du Jardinito Cintabelde et sa femme, qui fut la nourrice d’un de leurs enfants, en faisant de Rubans rouges le parrain d’un de ceux de Luque, ce que traduit le terme de « compère » appliqué dans la nouvelle à l’assassin et à sa victime.

[7] Près de la ville de Corrientes, en Argentine, Rubans rouges désigne un gaucho, Antonio Mamerto Gil Núñez, « el Gauchito Gil », voleur de grand chemin qui, avant d’être exécuté, ­suspendu par les pieds à un arbre et la gorge tranchée­, le 8 janvier 1878, annonça à son bourreau qu’il trouverait, à son retour chez lui, son fils gravement malade mais que, s’il adressait une prière à son nom, l’enfant serait guéri. La prophétie se réalisa. À l’emplacement de l’exécution, (à 8 kms de la ville de Mercedes), on a construit un sanctuaire auquel on se rend en pèlerinage, à la date anniversaire de l’exécution. Les rubans rouges que l’on y suspend rappellent le sang versé par le martyr. López Pinillos a-t-il connu cette légende ? Ce n’est pas impossible, mais si tel était le cas, elle n’aurait influé que le choix de la couleur des Rubans de son personnage.

[8] Cintabelde était connu sous le surnom de Cintas Verdes, mais le lieutenant de la Garde Civile qui mena l’enquête l’ignorait jusqu’à ce qu’un témoin s’en souvienne opportunément.

[9] Réédité dans Gide, André, La séquestrée de Poitiers. Folio n°977, « L’affaire Redureau », pp. 99-145.

[10] Et non dans la Charente-Inférieure, comme Gide l’affirme erronément. Landreau se trouve dans l’arrière-pays nantais, aux confins du Maine-et-Loire.

[11] López Pinillos évite les victimes indifférenciées, comme les deux enfants de El Jardinito.

[12] « Marcel Redureau mourut tuberculeux, à la colonie pénitentielle de X…, vers février 1916 », selon le témoignage de Gaëtan Rondeau, « très aimable correspondant » de Gide, rapporté par celui-ci (p. 145). La proximité chronologique entre le décès de Redureau et la publication de la nouvelle en octobre de la même année est éloquente.

[13] Cintabelde fut condamné à mort et exécuté en novembre 1891. Redureau fut condamné à vingt ans de prison, soit le maximum pour un accusé qui avait moins de seize ans au moment des faits, car il ne bénéficia d’aucune circonstance atténuante. Bien qu’ils aient abouti tous deux à la peine maximale, les procès ne donnent pas la même image des condamnés. Cintabelde n’a droit à aucune indulgence : c’est, en quelque sorte, l’assassin parfait et, comme tel, son cas fait peu débat. En revanche, celui de Redureau, peut-être à cause de son jeune âge, ou simplement parce que les mentalités sont différentes en France et en Espagne et qu’il s’est écoulé plus de trente ans entre le premier massacre et le second, a donné lieu à une approche plus nuancée, grâce principalement à la qualité des experts et au talent du défenseur.

[14] En outre, chacun de ces faits-divers, pris isolément, peut passer pour un acte monstrueux sans transcendance. Rapprochés l’un de l’autre, ils suggèrent une réalité qui les dépasse et qui renvoie à des considérations plus générales sur la condition humaine. En particulier, le crime de Cintabelde ne peut plus passer comme l’illustration d’une barbarie typiquement et exclusivement hispanique.

[15] Antonia Córdoba, qui survécut miraculeusement à ses blessures, insiste sur le fait qu’elle fut dépouillée de son argent. Ibid.

[16] Elle est la mère de ses enfants et finira par épouser Cintabelde en prison, quelques jours avant son exécution.

[17] Il prenait plaisir à écorcher vifs des chats.

[18] « Ajoutons que Redureau, sans être un taré au point de vue psychique, est incontestablement possesseur d’un tempérament nerveux et qu’il semble établi, parmi de nombreux témoignages, qu’il est d’un caractère particulier qualifié de « sournois », et qui pourrait, sans doute, tout aussi bien se traduire par la qualification de ‘susceptible vindicatif’ ; circonstances qui ont certainement favorisé chez lui l’explosion de l’impulsivité et de la violence » (p. 135).

Gide semble avoir adopté le point de vue des médecins légistes : « Que l’on m’entende, que l’on me comprenne bien : je ne prétends nullement atténuer l’atrocité du crime de Redureau ; mais lorsqu’une affaire est aussi grave, l’on est en droit d’espérer que l’accusation elle-même tiendra à cœur de présenter au regard de la justice toutes les circonstances, même celles qui pourraient être favorables à l’accusé. […]

Si j’ai longtemps insisté sur ce point c’est aussi parce que l’intérêt psychologique du cas Redureau serait grandement affaibli s’il était prouvé que l’idée du crime habitait depuis longtemps l’esprit du jeune assassin, ainsi que ces propos apocryphes le donneraient à entendre. […] Mais ces propos, il ne les a jamais tenus ; avant de commettre le crime, il n’avait jamais eu l’idée de le commettre. » (p. 109)

À ses yeux, Redureau n’est pas un psychopathe. Son crime peut s’expliquer comme la conséquence de facteurs convergents : la fatigue physique, la fragilité psychologique de l’adolescent, ou certains traits de caractère, comme une tendance à l’impulsivité. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile la tâche de son défenseur : elle aurait été simplifiée s’il avait pu plaider la dégénérescence mentale d’un criminel par prédestination. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Pire encore, l’aveuglement accidentel qui provoque une « dementia brevis », n’étant par définition pas prévisible, la loi ne peut que le sanctionner après coup par le moyen d’une peine maximale, dans l’espoir, bien vain, que son exemplarité pourra prévenir d’autres cas de cette nature.

[19] Même ses sentiments à l’égard de la jeune fille de El jardinito resteront secrets. Cette pudeur contraste singulièrement avec l’étalage de sentiments dont Luarca fait montre lorsqu’il tresse des lauriers publics à son torero préféré. Mais il faut bien admettre que l’épisode des amours secrètes du jeune homme ressemble à un ajout tardif dans la nouvelle. La preuve en est qu’il prend la forme d’un retour en arrière, c’est-à-dire que son inclusion dans le récit entraîne une rupture quelque peu forcée de celui-ci.

[20] « [à l’adolescence] il se produit une sorte de rupture momentanée de l’équilibre mental avec développement excessif du sentiment de la personnalité, susceptibilité exagérée, hyperesthésie psychique. On voit se manifester une véritable tendance à la combativité et une exagération remarquable de l’impulsivité et des tendances à la violence. L’adolescent est très sensible aux louanges, et, par contre, ressent beaucoup plus vivement les blessures d’amour-propre ; les impressions qui arrivent à son cerveau se transforment plus irrésistiblement en incitations motrices, c’est-à-dire en actes impulsifs » (p. 134.).

[21] « Il raconte le crime, en disant qu’il ne comprenait pas comment il avait pu tuer tant de personnes, surtout la petite de deux ans, qu’il aimait beaucoup ». El Heraldo de Madrid, 16 novembre 1890.

[22] L’auteur le désigne métaphoriquement comme le ‘compagnon’ du jeune homme.

[23] « mais, en se redressant, il ne fit qu’épargner une course plus longue au poignard, qui s’enfonça dans sa gorge à la vitesse de l’éclair ».

[24] L’auteur présente la victime comme plus forte que son agresseur, au point que ce dernier semble surpris de la facilité avec laquelle il l’a terrassé.

[25] « L’explication que l’inculpé donne de cet horrible drame a toujours été la même : pour le patron, il a cédé à une violente colère. […]

« ‘J’avais peur que la patronne vienne voir son mari dans le cellier…, j’ai frappé la domestique parce qu’elle était avec la patronne…, j’ai frappé les autres parce qu’ils criaient’. La véracité de ces réponses semble corroborée par la suivante, qui en atteste la sincérité : ‘Je n’ai pas touché au petit Pierre parce qu’il n’avait rien dit et qu’il dormait’ » (p. 128)

[26] Cintabelde cherche avant tout à éliminer les obstacles qui se dressent entre lui et l’argent dont il veut s’emparer. On ne peut pas dire qu’il soit particulièrement minutieux dans l’élimination de ces témoins gênants, puisque l’un d’entre eux, le fermier, survivra plusieurs heures à ses blessures, et qu’Antonia en réchappera. C’est toute la différence avec Luarca, qui ne rate jamais son coup.

[27] « Mais nous serons forcés de convenir ici que les connaissances actuelles de la psychologie ne nous permettent pas de tout comprendre, et qu’il est, sur la carte de l’âme humaine, bien des régions inexplorées, bien des terræ incognitæ. » (p. 100).

[28] Cf. ce témoignage emprunté à l’actualité littéraire française : « Les faits divers sont par essence source de grande sidération. D’Emmanuel Carrère (L’Adversaire) à Régis Jauffret (Sévère), ils sont nombreux, les romanciers, à avoir voulu, avec les seules armes de la littérature, faire parler ce réel qui se dérobe à la compréhension. » Clarini, Julie, CR de Tout, tout de suite de Morgan Sportès, dans Le Monde des livres du 26 août 2011, p. 9.

[29] Luque passe au tutoiement en une seule occasion.

[30] López Pinillos a déjà traité de ce sujet, dans des termes analogues, dans son roman, Las Águilas, publié en 1911. C’est ainsi qu’il y décrit le public des places bon marché (La traduction est de moi) : « […] les gens modestes allaient au cirque comme à un champ de bataille, pour y glorifier leur matador préféré ; la terrible populace, quant à elle, s’exaltait et s’émouvait, se dressait furieuse comme une mer agitée, et abaissait jusqu’à terre les combattants avec une horrible cruauté ou bien se dressait, folle d’enthousiasme, et les déifiait de ses hourrah frénétiques et de ses applaudissements tempétueux ». (Madrid : éd. Turner, 1994, p. 20.).

[31] À ce titre, il est intéressant d’observer le contraste existant entre les propos réfléchis prononcés par Guerrita, alors qu’il s’apprête à toréer son deuxième animal, et l’exaltation irrationnelle des spectateurs.

[32] López Pinillos pousse la métaphore jusqu’au partage des victuailles entre Luarca et ses voisins.

[33] Cet épisode illustre le débat qui anime alors les intellectuels espagnols face à la corrida, et que López Pinillos a abordé dans Las águilas. Son contemporain et ami, Ramón Pérez de Ayala, résume la question dans ces termes : « Si j’étais dictateur de l’Espagne, je supprimerais d’un trait de plume les corridas. Mais, tant qu’elles existeront, je continuerai à y assister. Je les supprimerais parce que mon opinion est qu’elles sont, socialement parlant, un spectacle nocif. Je continue à y assister parce que, esthétiquement parlant, elles sont un spectacle admirable et parce que, à titre individuel, en ce qui me concerne, elles ne sont pas nocives, mais au contraire extraordinairement profitables, comme un texte dans lequel je peux étudier la psychologie du peuple espagnol ». Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros, ensayos. Obras completas, vol. XII. Madrid: Renacimiento, 1925. Luarca illustre le danger qu’il y a, selon cette théorie, à exposer à cette sorte de spectacle des personnes intellectuellement moins préparées.

[34] Une dementia brevis aveugle une personne et l’entraîne à tuer ou « fait qu’il ne peut pas ne pas tuer ». Des formules de ce genre rendent bien compte de la perplexité de l’observateur face à ce phénomène.

[35] « Luque, très pâle, le mufle contracté ».

[36] Mata, Pedro, Tratado de Medicina y Cirugía teórica y práctica (1866), cité par Burgos, Jesús Alonso, dans l’Étude préliminaire à Quirós, Constancia Bernaldo de, Figuras delincuentes. Figuras delincuentes en el ‘Quijote’. Edgar Poe y la psicología criminal, p. 27.

[37] L’école espagnole se développe principalement à l’initiative de Francisco Giner de los Ríos, titulaire de la chaire de Philosophie du Droit de l’Université de Madrid, dont le Laboratoire de Criminologie (1899-1901) est une émanation. En 1906, sera créée l’École de criminologie, destinée au personnel des prisons. Giner de los Ríos est un des créateurs de l’Institución Libre de Enseñanza, fondée en 1876, selon des principes inspirés de la philosophie de Krause, mais aussi du néo-kantisme et du positivisme.

[38] On pourrait trouver, dans la nouvelle, d’autres échos des théories criminologiques. Ainsi, Luarca et Luque appartiennent au type « athlétique », par nature agressif, par opposition au, petit et gros, d’humeur pacifique, à l’image de l’hidalgo qui finit par céder une partie de son siège à Rubans rouges, sans parler de Don Quichotte et Sancho Pança, qui illustrent parfaitement la complémentarité des deux complexions. De même, le fait que le criminel soit identifié par un enfant donnerait raison à Lombroso, pour qui les enfants ont une perception instinctive du criminel. Mais, à trop vouloir rechercher des précédents scientifiques, on perd de vue certaines évidences, dont le littérateur ne saurait se départir : les hommes de forte constitution sont plus tentés par la violence que ceux qui l’ont faible ; un enfant passe plus facilement inaperçu qu’un adulte.

[39] Le pire des crimes de Pascual Duarte, le meurtre de sa mère, est paradoxalement moins révélateur de la personnalité de l’assassin, parce qu’il est traité sans originalité. Le meurtre prémédité de longue date, réglé à l’avance dans ses moindres détails, et qu’une circonstance fortuite menace de faire avorter, jusqu’à ce qu’un autre imprévu, tout aussi minime, autorise à nouveau son accomplissement, est un classique de la littérature. Julien Sorel a prémédité de tuer madame de Rênal pendant l’office, dans l’église neuve de Verrières. La preuve en est qu’il n’hésite pas à soudoyer l’armurier pour acquérir un pistolet. Pourtant, au moment d’accomplir cet acte, saisi d’un tremblement irrépressible devant cette silhouette qui lui est si familière, il doit y renoncer : « Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis ». C’est alors qu’intervient un autre fait, qui rend à nouveau possible la réalisation de l’acte criminel. La clochette de l’élévation ayant retenti, madame de Rênal baisse la tête au point de disparaître sous les plis de son châle ; alors Julien retrouve la force de tirer parce que « il ne la reconnaissait plus aussi bien ». Il suffit donc d’un détail somme toute anecdotique pour que la réalité perçue par l’assassin ne présente plus d’obstacle à l’accomplissement de son geste (Stendhal, Le rouge et le noir dans Romans et nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 644-645).

[40] “Se mata sin pensar, bien probado lo tengo ; a veces, sin querer”, p. 116.

[41] L’étranger est publié en juillet 1942 (achevé en mai 1940) ; La familia de Pascual Duarte a paru en décembre 1942.

[42] Meursault ne voulait pas de ce revolver, mais l’insistance de son ami l’oblige à l’accepter.

[43] « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. […] Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé… », p. 1166.

[44] Genet, Jean, « Pompes funèbres », Les Temps Modernes, 1ère année n° 3 (1er décembre 1945), p. 412-414.

[45] « Tirer sur l’enfant, c’était tirer sur Dieu, blesser Dieu et s’en faire un ennemi mortel. Je tirai. Je tirai trois coups ». Ibid. [fin de la nouvelle].

[46] Les premières livraisons de la collection La Novela corta, parmi lesquelles figure Cintas rojas, étaient vendues 5 cts. Leur prix augmenta bientôt à 10 puis à 15 cts (Information communiquée par le Professeur R. Mogin Martin).

[47] La réalité est plus complexe, puisque ces mémoires sont censées avoir été ordonnées par un « transcripteur » qui prétend les avoir reproduites fidèlement mais reconnaît en avoir retranché les passages les plus crus. Ce même personnage a complété les mémoires en retraçant les derniers instants de Pascual Duarte grâce au témoignage du chapelain de la prison dont il reproduit la correspondance. Par ailleurs, signalons que ces mémoires ont été adressées par Pascual Duarte à un correspondant qui a souhaité les détruire mais, ne l’ayant pas fait, les a léguées à des religieuses et qu’elles ont fini par aboutir, sans qu’on en connaisse la raison, dans l’arrière-boutique d’un pharmacien, où le transcripteur les a découvertes.

[48] Le style direct laisse transparaître l’art du dramaturge que fut López Pinillos. Les dialogues sont soignés ; le monologue prend parfois la forme de l’aparté (première scène).

[49] Il lui arrive, cependant, de l’introduire par une formule. Ainsi, une fois accompli l’assassinat de Luque, « il alluma une cigarette et s’abandonna à la méditation ».

[50] Les réflexions sur l’inutilité de la vieille (« De quoi se plaignait cette momie ?… ») en sont un bon exemple.

[51] Y aurait-il songé que les dimensions d’une nouvelle n’y auraient pas suffi.




ANNEXE

 

CINTAS ROJAS

novela inédita

por

José López Pinillos (Parmeno)

______

A Don Francisco Vigueras.

I

En cuanto partió el mozuelo, Rafael Luarca, que espíabalo con los ojos entornados, se incorporó y tiróse de la yacija. El sol hundía ya el rosicler de sus espadas matinales en la choza, y teñía de púrpura el camastro, y metíase por el túnel sombrío que daba a la cuadra. Fuera desafiábanse los gallitos, roznaban al fresco las dos mulas bajo el palio de un vetusto alcornoque, y las abejas salían de sus obscuros laboratorios para comenzar su mirífica labor.

Rafael liaba cachazudamente un cigarro, cuando oyó la voz de su tío.

– ¡Eh, Arguasí! Güenos días. No pases sin saludá, que no soy un lobo.

– A Córdoba?

– A la feria, a mercá un muleto.

– Pos, suerte.

­ Quéate con Dios. Ya te traeré a Sintas Rojas atasajao, pa que duerma la tajá.

Rióse Alguacil, y el tío, riéndose también, replicó:

– ¡Lo que es hogaño!… Como el Sintas no descubra un Perul hoy por la mañana, me paese que ni le verás el pelo.

Luarca, irritado, bramó como si le pudiesen oir:

– ¡Lo descubrirá! ¡Un Perul y sincuenta roíos Perules!

Y, temblando de impaciencia y de ira, apartó el rústico armatoste del lecho, que era de trozos de olivo sin descortezar, abrió el arca que protegía y extrajo de su vientre las prendas con que se engalanaba en las ocasiones de gran solemnidad: el sombrerín sevillano alicorto y brillantísimo, el pantalón de pana fina como el terciopelo, la chaqueta de lanilla azul, las botas de cuero azafranado, los calcetines con dibujos verdes, los calzoncillos de algodón blanduzco, tan recios que no los llevaría más recios el rey, y la camisola de pechera bordada, que solo podían planchar en los talleres de las artistas cordobesas. Se vistió en un vuelo; guardóse, por coquetería, una saboneta de níquel que no andaba desde que, por probar la solidez de su mecanismo, se la estrelló en la nariz del relojero ambulante a quien se la compró; metióse en la faja el campañero de Albacete, y se plantó en la puerta. Su tío, el pilongo señor José, que almorzaba sentado junto a las mulas, llenóse de admiracón.

– ¡Vaya un brazo e mar, jinojo!… exclamó clavando en él sus ojuelos.

Cintas Rojas pagó el elogio con un mohín despreciativo.

– ¿Un brazo e mar? ­articuló­. ¡Una charca yena e ranas! ¿Ande tengo yo el dinero pa ser un brazo e mar?

– Las hechuras valen más que el dinero. Aquí está quien lo dise, Rafaelito.

– ¡Hechuras, hechuras!… ¡A vel si ha nasío la que me dé un chavo para las hechuras! ¡La iba a jartal de hechuras!

El vejete contestó sonriendo:

– Pos abre los ojos y orfatea, que tú encontrarás.

Y de seguro habría encontrado alguna jamona que le protegiera, seducida por su estampa, si su verbo cerril y montuno y su carácter bronco y bravío no hubiesen ahuyentado al amor. Era huesudo y fibroso, de complexión hercúlea, propenso a la cólera, caridelantero y vociferador. Tenía la mirada insolente, la nariz agresiva, la boca enérgica y el entrecejo peludo y aborrascado, propio para subrayar las actitudes furibundas, y envanecíase de ganarle en vigor a los bueyes y en tozudez a los mulos.

– Güeno­dijo después de unos instantes de vacilación­ ¿No me quié osté ayudá?

Meneó el viejo la cabeza melancólicamente, suspiró y rompió a hablar sin mirarle:

– ¡Lo que son los testarúos, San Rafaé de mi arma!… tripas como cañones de órgano… ¡y me píe que le ayude!

Se atizó un manotazo en el pecho, cual si se enfureciera, y agregó:

– ¿Otavía te he ayudado poco? ¿No te he tenío aquí to el ivierno?

– ¿Jorgando? ­preguntó con amenazadora lentitud el hastial.

– ¡Trabajando! Pero ¿nesesitaba yo trabajadores pa labral este pañuelo?… No es que me duela el pan que te comes, ni que te eche en cara el que te lo comas. Si no que… ¡hinojo!, lo que es se tié con desil, con ojeto de que las palabras no se le claven a uno en el gañote.

– Está bien tío.

Callaron, y el viejecillo, que torturábase acometido a la vez por los consejos de la miseria y por las instigaciones de la generosidad, rompió el silencio, formulando penosamente una interrogación:

– ¿Te hasen dos reales?

– ¿Dos reales? ¿Dos reales de una ves?

– Menos da una piedra, Rafaelico.

– Pero si es que se me figura mucha cantidá, tío. Con dos reales compro yo en Córdoba la mesquita y un coche con cuatro cabayos y un levitín, y me hasen governador y no güelve usté a verme. No, no quió dos reales.

– Pos me has dao una pedrá.

– Lo sé… y me largo para no darle otra. ¡Salú!

Atravesó de un bote el soladillo, torció por el olivar, desdeñando la estrada, y, minutos después, corría por las tierras de Los Merinales, hacia el caserón del marqués, seguro de que habríase refugiado en la campiña para huir del alboroto de la feria. Había laborado en el cortijo, donde pagaban largamente y trataban con humanidad a los jornaleros, y como se despidió sin reñir con los dependientes del prócer, esperaba que le admitieran otra vez. Y, caso de admitirle, ¿qué se opondría a que accediesen a un sencillo ruego? Le hacían falta diez duros. Esos diez duros se los descontarían poco a poco de su salario, y nadie sufriría el menor perjuicio. ¿Se los negaría el marqués, a pesar de sus millones?… ¡Bah! Del marqués, raro, taciturno y gruñón, no se podía decir que fuera avariento. No, no se los negaría.

Tuvo la suerte de que el dueño de los Merinales, que acababa de llegar a la finca, le recibiera, y con algunos titubeos, hijos de su afán de expresarse con finura, comenzó a exponer su pretensión:

– Ya sabe el señó marqué que he estao dos años en el cortijo de los Salas… Güena gente, sin despresiá al señó marqué, por más que don Lui se las tira de plancheta, comi si fuá título.

– Al grano.

­Al grano. Como me tuve de dil en Noviembre, cuando ya tenían asituneros en toas partes, pos, siendo yo quien soy vareando, ni cogí la vara. Y figúrese osté: la santa inverná entera y plena, en la chosa e mi tío, donde no engordan ni las arañas, y sin un metá.

– Al grano, al grano, Cintas Rojas.

– Pero si estoy en er grano, señó marqué. He dicho lo que he dicho pa decil que por la pará de este ivierno, que es cuando yo ahorro, me veo con el agua en la nué y pataleando pa no ajogarme. Y digo ahora que me ajogo si el señó marqué no me echa una mano.

-¿De qué manera?

– Emprestándome dies duros y metiéndome en la casa.

– Yo ­afirmó gravemente­ no soy usurero.

– Ni yo me lo he imaginao, seño marqué. Si osté me empresta, le emprestará a uno de sus mosos y no pa reventarlo, sino pa haserle un favó.

– Es que tú no eres un mozo mío.

– No quedrá osté tomarme.

– No quiero tomarte.

La frialdad seca e hiriente de la repulsa alteró al gañán.

-¿Y po sabel por qué no quiere tomarme, don Sarvadol?

– Lo puedes saber. Por insolente y por guapo.

– Güeno, cristiano. No se solfure osté, no se vaya a tragá los dientes. ¿Son de muerto?

Don Salvador, sin inmutarse, tiró de un cajoncillo, sacó una pistola, y, encañonando a Rafael, que encogióse de hombros despectivamente, repuso con lentitud:

– De muerto sí que van a ser los tuyos, si no te largas.

-¡Ca! ­barbotó el amenazado­! ¡A qué no dispara osté! ¡Y a qué si dispara no me atina!… ¿Van los dies duros?

El marqués bajó la browning, y Luarca se echó a reir.

-¿Ve osté como no dispara? Tiros, a las perdises, que se asustan, señó marqué. “Cóndios”.

Le volvió el traspontín, y retiróse con fanfarrona calma, escupiendo blasfemias y mirando de reojo a la servidumbre del señorón, y en el zaguán el caserío, para presumir de guapeza, se detuvo, y encendió un cigarro. El manijero, que llegaba en aquel instante, le interpeló con zumbona alegría:

-¿Qué te trae por estos andurriales, Faé?… Pero da una vuerta, pa que te miren mis ojos, que vienes más bien jaqueao que un capitán generá, mardesío.

– Una vuerta y sien vuertas ­exclamó Cintas, girando y pompeándose.

– Qué, ¿a la capitá?

– Como que no hay feria sin mi. Ya me ha yamao el siyetero del gobernadol.

– Pa ti es er mundo, Sintiyas. Yo, con que mañana me dejen dil un rato, me conformo. En la plasa, mos veremos.

– Ayí mos veremos.

¡Claro que se verían! ¿Se había compuesto él para maravillar con su fausto a los gorriones y los zorzales?… Con aquellas botas, con aquel sombrerillo, con aquel terno y con todos los demás lujosos arrequiles había ido seis años a Córdoba, desde que conoció a Guerrita y pasmóse ante la belleza sin par de las luchas del coso, y seguiría yendo para disentir encrestado y para golpear entigrecido en defensa de su héroe, y para animarle con sus baladros y glorificarle con sus palmadas. ¡Qué gran torero el torero cordobés, y qué magnífica, qué asombrosa fiesta la cornuda!… Hombres que entraban en el coso con el gesto desafiador, y que se insultaban o saludábanse gritando; toros que mugían al sentir la bárbara picadura del hierro, y que corneaban con una cólera infernal; caballos que huían relinchando y mordiendo, pisándose las entrañas desgajadas; manchurrones bermejos en la arena; cadáveres de brutos que se estremecían y, para completar el cuadro, olor de vientres partidos y de sangre, rostros exaltados por la temeridad o empalidecidos por el pavor, y palabras que restallaban como látigos y mordían como víboras, que hacían a los lidiadores buscar el triunfo en el riesgo. Cintas Rojas, que salió de la primera corrida medio loco de emoción y dispuesto a trucidar al que no se posternase ante el Guerra, desde entonces solo pensó en su ídolo y solo se conmovió al referir y comentar sus portentosas hazañas. Con los ojos velados y la voz ronca, hablaba en las gañañías del pase de pecho, del brinco entre los pitones, del par quebrando y del volapié con que los había aturdido de admiración el coloso, y tenía para elogiarle apasionamientos y delicadezas femeninas. ¡Era tan gallardo, tan fornido, tan ágil, tan sereno y tan valeroso el matador!… A fin de ahorrar el dinero indispensable para verle abatir a los astados, se martirizaba el año entero, privándose de la borrachera de los domingos, de la gargantada de mostagán antes de comer y de las jocundas excursiones navideñas, y ni los picantes estímulos del Carnaval le hacían abrir la bolsa. No; él, mientras segaba, vendimiaba o vareaba, y mientras esgrimía la márcola, el arado o el escardillo, fortalecíase recordando a “su” lidiador y rechazaba así mil sugestiones. Pero ¡cómo se desquitaba después! Durante la feria, ¡con qué dulces bellaquerías rascábase el herrín de su forzosa virtud!… Disputas y rugidos, hasta quedarse afónico; vinazo batallador y agudo aroma de sangre, hasta tener los nervios como alambradillos electrizados, y hembras y alcohol, hasta caer desecho. ¿Y por un “planchetillo” como Salas, que le había despedido cobardemente, y por un idiota como don Salvador, iba él a quedarse en el campo? ¿Quedarse él, habiendo criaturas con billetes y con duros?…

Se despidió del manijero, y alejóse sin dirección. ¿A quién recurriría? Cerca de los Merinales no escaseaba la gente con dinero: el señorito de la Garbosa, don Bonifacio el canónigo, tío Juan el acaparador… Pero tío Juan y el señorito estarían en la feria, y al canónigo, por el recelo de sus parientes, no había quien se pudiera acercar. No le quedaba, pues, más que su compadre, y su compadre, que era tan testarudo como él, se había cerrado a la banda. “El año, malísimo, le tenía con una soga al cuello; aun no contaba con los cien duros que le exigirían por la San Juan…, y debía juntarlos y comer.” Avaricia y pocos deseos de servirle. ¿No costaba el mismo trabajo juntar quinientas pesetas que ciento diez duros? ¡Pues entonces!… Que se apretara un poquitín más la soga el avaro, que para eso era su compadre, o se expondría a que le obsequiaran con un disgustillo. Chuleos con él, no. Claridad, las cartas boca arriba.

Y con la decisión de ponerlas, dejó atrás los Merinales e hizo rumbo hacia el Cortijuelo.

 

II

Tío Rafael Narices, tío Pedro el Sordo y Sebastián el Cumplío interrumpieron el trabajo cuando los saludó. Narices, que las tenía gigantescas y que se ufanaba del irregular desarrollo de tan interesante facción, era un viejo musculoso, de aventajada estatura, alentado y alegre; tío Pedro, cuarentón corto de palabras y de grandísima prosopopeya, realizaba el milagro de recobrar el oído siempre que le convenía oir, y distinguíase por la poca extensión de su correa y por la facilidad con que pasaba de los razonamientos a los trastazos; y el Cumplío, cenceño como una espada y bullicioso como unas castañuelas, destacábase por la exquisitez de su cortesía entre los garzones de molino y cortijo.

Fue el primero que habló:

– Pa servilte, compañero.

– Y yo a ti, Cumplío, y a la compaña.

La parte más joven de la compaña, el Sordo, se limitó a bajar el testuz, y la parte más vieja, tío Rafael, apretóle la mano y le regaló con una broma:

– Pos yo, como no te empreste la narí pa que te luscas en el ferial…

– Grasias, amigo. No sabría yevarla con los reaños de osté.

Sebastián aprobó:

– Anque la sabrías yeval, poque tú eres mu macho, no has parlao malamente.

– Dios te lo pague, Cumplío.

Ofreció tabaco: los labriegos confeccionaron unas trancas enormes, y encendiéronlas con voluptuoso regodeo, y el cuarentón, para pagar la fineza, obsequiólo con un capcioso aguardiente.

– Empina, que es gloria de Rute.

– Sí que es gloria ­afirmó, después de paladear el líquido, pasándole el botijo al Narices­. Bien se trunfa aquí.

-¿Trunfar y trabajamos en feria? ­preguntó irónicamente tío Rafael­. ¡Que diga mi yerno si trunfamos!

– A verlo voy. ¿Está en el caserío?

– En el caserío está.

El caserío, como una pella de nieve y posado con redomada malicia en un alcor para dominar las tierras del Cortijuelo, no era muy grande; pero tenía una clara sala para el amo, su mujer y el pequeñín, con su buen arcón y su lecho,  que sostenía cuatro colchones; otra para la abuela y la mocita; una covacha, en la que arrullábanse con sus ronquidos el Narices y su nieto; una hermosa cocina con poyos, en los que los jornaleros dormían como lirones; amplias cuadras, sobrados espaciosos y extenso corral. Sus muros, de glebas apisonadas y pedruscos, no hubieran resistido victoriosamente el estallido del más liviano proyectil de cañón; pero atajaban el ímpetu brutal de los ventarrones y los taimados ataques de la cellisca, y los dueños del Cortijo podían reposar tranquilamente, mientras aullaban los lobos del viento y el granizo tamborileaba en las tejas. Y, por último, su lujo era el lujo simple de las paredes enjalbegadas, del metal brillador, del ganado limpio, del averío craso.

Cintas Rojas se detuvo un momento frente a la casita. El sol, atravesando la frondosidad de una higuera, teñía de un oro verdoso el soladillo. Un grajo alicortado escarbaba, buscando orugas junto a los polluelos, tan encogido y pusilánime como si jamás hubiese navegado entre las nubes con sus alas enteras, y como si nunca hubiera abierto su pico rojo para graznar en libertad. “¿Qué harían en el caserío?” Escuchó atentamente, y percibió el borbotar de un puchero, el “gluglu” de un cántaro al vaciarse y el repique sonoro de un almirez. Después oyó una ronca tos, y en seguida unos grititos musicales, que le hicieron sonreir: “¡Ay, la vieja mala, que ya está tosiendo! ¡Ay, que le voy a dar una soba”. Era Rosario, la mocita, que, desde el granero, donde estaría peinándose, gritaba a fin de que la abuela, refugiada en su habitación, oyese el gracioso regaño. La madre trabajaría en la cocina, y los hermanillos destrás de las tapias, en la era o en la linde del alcacer, jugarían con sus corderos. Mas ¿y “él”? ¿Había sido el quien vació el cántaro? ¿Le encontraría allí, entre faldas? ¿No le podría hablar sin testigos?… Pero, después de todo, con que le diese el parnés…

Avanzó decidido, procurando que ablandara su rostro una expresión afable, y entró en la casita. La dueña hallábase sola, y esto le animó.

– Gente de pá, señá Antonia.

– Dios le guarde, Sintas.

-¿Y ese bicho malo?

– En er corrá lo tiene osté. ¿Le hase farta?

– Pa haserle a osté un favó.

-¿Cuá favó?

– Dejarla viuda.

Antonia, por atención, sonrióse para celebrar la chanza, y dijo, fingiendo una chusca medrosía:

– Enteramente, no me lo mate osté.

-¿Por qué no?

Pasó riéndose al corral, y se encaró con el cortijero, que, en el colgadizo, componía la rueda de un carro. El cortijero, Rafael Luque, era un hombretón agreste, boquirrasgado y cervigudo, que tenía los remos de púgil y el tronco de atleta. Le recibió cordialmente.

– Güenos días, pinturero.

– Hola, compadre.

-¿Encontró osté?

– Hasta ahora, no.

– Entonses, ¿cómo viene su mersé tan aseñoritao?

– Porque pienso encontral.

– Enhoragüena.

– Otavía, no. La enhoragüena me la dará osté después de darme los duros.

El hombracho lo miró fijamente con el rostro ensombrecido, y sin chistar reanudó su tarea.

– Qué ­insistió Cintas Rojas­, ¿no piensa osté dármela, compadre?

– No pienso dársela y me duele. Y me duele tamién ­añadió­ que sea osté desconsiderao.

-¡Hombre! ­exclamó entre burlón y ofendido el pedigüeño.

– Lo soy ­articuló con sequedad Luque­. Y como osté lo es iguarmente, me asombra que se porte osté lo mesmo que un chiquiyo. Le dije que no había juntao ni lo que tengo que pagal, y esa es la fija. Yo no engaño nunca. Tiempo ha tenío osté para enterarse.

– Ya me he enterao. De lo que no me había enterao es de que su palabra fuera de rey. Cuando osté dise “no”, ¿ha de sel “no”, compadre?

– Cuando digo “no”, como ahora, porque desil “si” es imposible, ha de sel “no”.

-¿Imposible? Con diez duros menos, ¿pedirá osté limosna?

–  Con dies duros menos, me veré obligao a reunil dies duros más.

– Pos con reunirlos…

– ¡Ya está! ¡Es mu fásil reunirlos! ¡Como ahora yuven duros!… Y güeno va. No me dijuste osté, compadre.

– ¿Yo a osté, no, y osté a mi, sí? ¡Viva la Repúblca!

– No sea osté pesao, compadre.

– ¡Pos venga er dinero!

– ¿Has perdío la cabesa? Sintas, no se ponga osté así. Cualquiera pensaría que no me conose osté y que quiere acoquinarme.

Pero el gañán, sin aplacarse, le replicó engallado, y con el ceño aun más torvo:

– Yo no le quiero acoquinal. A mí no me importa que osté se acoquine. ¡Lo que me importa es yevarme los duros!

Lo aseveró con una pujanza tan descomunal, desnudando tan cínicamente su pensamiento, que el cervigudo, ya en guarda, comenzó a encenderse en ira.

– Piense osté un minuto, y fíjese en mis farsiones ­barbotó con un sarcasmo hijo de su bizarría­. Fíjese y repare que no son de hético, ni de niño, ni de collón.

– Sean de lo que sean, ¡quiero mis biyetes!

– ¿Por riñones?

– Osté desidirá.

Luque, muy pálido, con la jeta contraída y con un ascua en cada ojo, levantó sus puños como batanes para caer sobre él, y la excitación del peligro hizo que de pronto se agrandase y adquiriese alas en el cerebro tenebroso de Cintas Rojas la negra larva de una vil idea: matar. ¿Por qué no se le había ocurrido antes? ¿Por qué había saltado durante quince días de desprecio en desprecio y de humillación en humillación? Acaso ¿eran sus amigos aquellos verrugos? Y si no lo eran, ¿qué contenía su furia?… ¡Matar, matar!… Sacó la faca, la desenvainó con una hábil sacudido para no perder tiempo, y arrojóse contra su rival que , sorprendido, retrocedió para coger algo y defenderse, bramando de cólera.

– ¡Ay, cobardón! ¡Ay, maldita madre, traicionero!

Pudo empuñar una piedra y erguirse; mas solo se irguió para ahorrarle camino a la cuchilla, que hundióse en su garganta con la celeridad de un rayo, y que zigzagueó como un hurón en una madriguera, partiendo ternillas, vasos y carnes. El púgil, con la pesadez de una encina desarraigada, vaciló un punto, llevóse las manos al cuello, por el que surtía a borbotones la sangre, y se desplomó, mientras que el aire encerrado en sus pulmones se escapaba por la horrenda brecha, sin poder llegar a la boca para engendrar palabras de odio y agonía.

Cintas Rojas, un poco empavorecido por la rapidez con que había segado aquella vida, tembló al oir la voz de la casera: “Ya voy, Rafaé”. ¿Rafael?… En la familia eran tres los Rafaeles: el padre, el esposo y uno de los hijos; mas para la señá Antonia, no había otro Rafael que su compañero y al muchacho le decía Falico, y al Narices “pae”. Dirigíase, pues, al degollado, como si lo hubierse oído llamar. “Ya voy, Rafaé”. Que viniera, aunque viese, porque después de haber visto no vería un segundo más. Acercóse a la puerta y escuchó. Las gallinas cacareaban, y en la carretera zumbaba el cencerro de un liviano con la fatiga tediosa del camino. Volvió a sonar el “gluglu” del cántaro, volvió a toser la vieja y volvió a reñir la niña: “!Por vínchile, por vínchile, que no hay una viejarrona peor mandá!”… Y, por fin, se presentó la mujer, y el “guerrista”, sonriendo cándidamente para que no desconfiase, la detuvo.

– ¡Arto ahí, güena mosa!

– ¿No me ha yamao mi marío?

– ¿Su marío?

Los ojos del montaraz, sin que su boca dejase de sonreir, recorrían como dos hienas hartas las ubres y el cuello de la cortijera, buscando indecisos el lugar donde sepultaríase el diente de acero.

– Su marido ­declaró después de una pausa­ ya no la pué yamal. ¿No le dije a osté que venía a dejarla viuda?

La señá Antonia le examinó con un principio de sobresalto. ¿Qué ocultaba aquella sonrisa? Detrás de aquellas palabras de burlón, ¿qué podía haber? Y aquel silencio del corral que no rompía su esposo, ¿qué significaba? Y en aquella mano diestra que su interlocutor escondía, ¿qué hubiese leído?

– ¿Hay mieo comadre? ­exclamó el hastial.

Y aunque lo preguntó con un brillo siniestro en la mirada, la mujer, tranquilizándose de súbito, se echó a reir.

– ¡Sería grasioso! ­manifestó avergonzada de sus sospechas­. ¿No oyes tú, Rafaé?

– Tampoco puede oil.

– Pero ¿me lo ha matao osté der to, der to?

– Tan der to, que los enterraos no están más muertos.

Y la cortijera aproximóse al colgadizo y miró, y se le abrieron terriblemente los ojos, y una inspiración de pavorosa angustia le contrajo el pecho, y antes de que lo dilatara para enviar el frenético alarido a las fauces, la cuchilla hízola enmudecer.

– ¡No, escandaleras, no! ­masculló, meneando el hierro, el verdugo­. Aquí no se da er soplo. Descanse osté.

Cayó para descansar eternamente, y quedóse encogida junto a los pies de su compañero, que, con su gigantesca humanidad, llenaba el colgadizo. El caño de sangre que salía de su garganta mezclábase con la que, tapizando el suelo de rojo, lo convertía en un hediondo almagral. Una contracción espasmódica sacudió el cuerpo, que enderezóse e hizo brotar un ronquido de la traquea rota, y Cintas, fríamente, tornó a herir. Luego, con la calma de un diablo, como si estuviese en un matadero frente a dos ovejas degolladas, encendió un pitillo y entregóse a la meditación. Lo más importante lo había ejecutado, puesto que Luque, cuyo rostro parecía ya de mármol, solo molestaría, antes de pudrirse, al cura y a los sepultureros. Y lo había ejecutado con tanta destreza ­“madrigando” para evitar el combate, e hiriendo con la sabiduría de un matarife­ que el río que circulaba por las venas del ombretón, al desbordarse impetuoso, no le pudo manchar. Un leve sarpullido en las botas, que borraría un trapo húmedo, y un goterón en los pantalones; pero la pechera, la cazadora y el chaleco estaban como se los pudo de limpios. No había, pues, que lamentarse de la suerte. Lo que aun debía realizar era duro, pero no difícil: coger las llaves, matar a la vieja, que hallábase en las últimas, a la muchacha, que se moriría del susto, y a los chiquillos, que sucumbirían como corderuelos, y salir pitando con los duros.

– Y na más ­profirió en voz alta­. Ellos se lo han buscao. Por dies roíos duros… ¡que es lo que da grima!

Secó la faca en el vestido de la cortijera, se descalzó y metióse en el caserío, a tiempo que la vieja tornaba a toser.

– Pero, mujé, ¿no has tomao una pastiya? ­gritó la moza.

– Pa lo que me van a servi ya! ­murmuró con una vocecilla temblequeante la anciana, segura de que no lo oiría su nieta­. ¡Ay, Señó!

No la separaba más que un tabique del facineroso, que percibió su alentar asmático y los crujidos que le arrancaba el sillón al rebullirse.

– ¡Ay, Señó, Señó!

¿Por qué se quejaría la momia?… ¿Qué esperaba con sus noventa años? Siempre la había visto en su madriguera o en la cocina, junto al fuego, suspirando, clamando o sulfurándose, sin comprender que era una boca inútil, un estorbo… Por malignidad la hubiese perdonado, para que viese cómo se vegetaba en los asilos y aprendiese a tener paciencia. Con indignación trepó lentamente por la escalerilla, apoyándose en la colaña y asentando poco a poco los pies, a fin de que no gimiese la madera, y penetró en el sobrado. Rosarito, que, sin blusa y con un pecho fuera de la camisilla, estaba peinándose frente a un ventanuco, no le sintió, y el archidemonio quedóse a dos varas de la moza, súbitamente cohibido. Un recuerdo le incendió la imaginación, deslumbrándole con su claridad de relámpago; trabajaba él en la viña del canónigo; una noche, después de un festín, estalló una tempestad, y Rosario y otras muchachas que pernoctaron en el caserío, entretuviéronse, recogidas ya en su dormitorio, en medirse las pantorrillas, sin sospechar que los gañanes, que agujerearon previamente las tablas del granero, recreábanse con las bellezas que mostraban con tal candor. La del Cortijuelo, que era la mozuela más fornida, entusiasmó a Luarca, y desde entonces hubo menos corcovos en la conducta del jayán, cuando visitaba a la familia de su compadre. ¡Aquellas pantorras tenían tan lechoso blancor y tan aterciopelada opulencia!… Las había visto en sueños; pensando en su lindura, habíase quedado embaído muchas veces durante la vigilia, interrumpiendo su labor, y había acabado por acariciar la idea de que algún día el único que pudiese contemplarlas sería él. ¡Y ahora, por un miserable avariento, tendría que destruir la dueña de su tesoro!… Pero, en vez de hacerle vacilar, la ira le infundió ánimos para proseguir su ultrainfame tarea.

– ¡Rosario! ­murmuró.

La mocita se tapó el pecho, volvióse vivamente y, desasosegada y ruborosa, intentó huir.

– ¡Sintas, por Dios!… ¿Pa qué ha subido osté? ­balbuceó temblando.

– ¡No chiyes! ­ordenó, arrinconándola, el asesino­. ¡Caya y no te muevas!

– ¡Pero si osté…

– ¡Caya o mueres!

La moza rompió a llorar despavorida y, aunque muy bajito y conteniendo los sollozos, continuó hablando:

– !No está bien lo que va osté a hasel conmigo!… ¡Osté, que nunca me ha dicho ná, que no me quiere!… ¡Y perderla a una sin cariño es un pecao mu remalo, Sintas Rojas!

¿Perderla?… El desalmado se asombró; pero sin enternecerse ante la dulce y resignada criatura, que, no escuchando otros avisos que los del pudor, temía por su virginidad más que por su vida, decidióse a poseerla y a degollarla después, inexorable.

– Ven ­dijo, cogiéndola por la cintura y arrastrándola hacia un montón de trigo.

– ¡Sintas, Dios no le perdonará!

– Anda, ven, tontona… ¡Pos si te quió yo má!… Anda…

– ¡No, no, no!… ¡Si me quisiera osté, no haría esto! ¡Y pué venil mi madre!…

– ¡Qué ha de venil!

– Váyase osté! ¡Sintas, por lo que más quiera!

No, no se iría, y ya que Rosario había confundido la hoz de la muerte con la flecha del parvulico ciego, no esgrimiría la faca hasta que no se hubiese apagado el fuego lujurioso que socarrábale.Ella lo encendió con sus palabras, puesto que él, hombre decente, solo subió para matar.

– ¡Échate ahí!

– ¡Sintas!…

La derribó, tumbóse junto a ella en el trigo, y, después de haberla sofaldado, comenzaba a acariciarla, cuando hízole palidecer un aullido superdiabólico de una violencia espantable, un aullido en que vibraban el odio, el medio, el dolor y la ferocidad, y que hubiese hecho temblar al sano, gemir al doliente y llorar al moribundo. Se acercaba con idéntica prontitud que si hubiese cabalgado sobre el lomo invisible y terrorífico de un ciclón, y Cintas Rojas, seguro de que le anunciaba un riesgo, y convencido de que tendría que luchar para vivir, segó con firme pulso, de un solo corte, el cuello  que había besado, empuñó una pala y se puso en acecho.

– Es Coroné ­murmuró sombríamente­. Coroné, que los ha debío de venteal.

Y Coronel ­un mastín con quijadas de tigre­ atravesó ululante la casita, llegó al corral, metióse en el colgadizo, y al ver los cadáveres de sus dueños, retrocedió arqueándose, con las testa gacha y los pelos erizados, y empezó a gañir, oprimido por el terror. La viejecita llamó empavorecida, y el monstruo, encorajado, precipitóse por la escalera con la pujanza fatal de una exhalación. Había que apagar voces y gañidos; había que restablecer el silencio, apuñalando, triturando o pulverizando, porque alarmar a la gente equivalía a sucumbir. Desembocó por la puertecilla, ansioso de acometer, y no tuvo más que los instantes precisos para levantar la pala y descargar el golpe sobre el perro, que, azuzado por el instinto, le atacó loco de furia; pero el animal abatióse con la nuca rota, y al extinguirse su horrendo ululato, la calma quedó restablecida.

La enferma continuaba llamando; mas con tan débil voz…

– Rosario… Antonia… Hijas…

A una vara del solejar no la hubiesen oído, y el verdugo no se intranquilizó. Que llamara, puesto que nadie podía acudir; pero alguien acudió: alguien que, a juzgar por el leve ruido de sus pasos y por el sosiego con que silbaba, debía de ser muy poquita cosa y debía de estar por completo desprevenido. Mas, si sospechaba, ¿le faltaría vigor para correr desalado y para gritar anhelante? Y ¿cómo escaparía él, si la campiña entera, bajo la presión del espanto, cercaba el Cortijuelo?… A fin de perseguir en buenas condiciones al de los silbidos, si huía, se calzó, y “empalmóse” la faca para salir a su encuentro; mas el recién llegado habló, y su vocecilla le contuvo. Era el hijo mayor de los cortijeros, un zagal de once años, inocente como un palomo, al que no había que temer.

– ¡Agüela, agüela! ­chilló alborozadamente­. ¡Ya pareció mi trabuco! ¡Estaba en er vayao!

– ¿Y tu madre? ­preguntó la anciana.

– ¡Qué sé yo!

– ¿No está ahí contigo?

– Aquí no, señora.

– ¿Ni tu hermana?

– Ni mi hermana.

– ¿Y no salió tu padre del corrá?

– Que yo sepa…

– ¿Ni Sintas Rojas?

–  Yo no lo he visto.

– Entonses ­articuló penosamente la mujer, después de unos segundos de silencio­ ¿quién ha entrao?

– No sé

– ¡Señó, Señó! ­exclamó la vieja con angustia.

– ¿Te has puesto mala?

– Mala estoy, hijo mío. Dime: y ahora, ¿por qué no auya el perro?

– Menos lo sé.

– ¿Qué hases?

– Ná. Si hubiera estopa… Me gustaría encontrarla pa cargal mi trabuco.

– Yama fuerte a tu padre.

El niño gritó:

– ¡Pae, pae, papá!…

– ¿No contesta? ­interrogó la anciana.

– No contesta.

– Yama a tu madre y más de recio otavía.

– ¡Mae, mamá!… ¡Maéee!…

– Parese que no te oye ­susurró la abuela.

– No me oye ­afirmó el chico, pasmado.

– Pos yama a tu hermana.

– ¡Sarito!… ¡Rosaritóoo!… Pero no yores tú.

– Si no yoro… Si es por la tos pícara… Yama otra ves.

– ¡Rosaritóoo!

– No, no te responderá. He tosío yo milenta veses sin que me riña…

– ¿A que se han largao tos a la huerta del Sordo?… ¡Voy a asomarme a la tapia!

– ¡No, no, Falico! ¡No entres en er corrá! ¡No entres, gloria mía!

Pero cuando llegó la gimiente prohibición a los oídos de la criatura, ya había llegado una garra a su boca, y ya el gélido acero calentábase en la sangre que alimentaba su corazón. ¡Cómo escuchó la anciana, con qué arrojo se quiso levantar, y con qué helados sudores de agonía pretendió mover sus inútiles piernas!… ¡Cómo examinaron las paredes sus ojos, cual si fueran pajarillos con ansias de escapar, y con qué increíble energía la sacudió el deseo de que la Hedionda no la arrancase de su sillón!… ¿Oyó el ronquido acérrimo y horrible que brota de una tráquea abierta al salir el aire que quiere y no puede ser maldición, alarido o sollozo? ¿Notó que el influjo de una fuerza sobrenatural hacía lividecer la luz y enturbiaba y enfriaba la atmósfera?… ¿Percibió algún roce viscoso o algún olor pestilencial?… Tal vez no; mas, al aparecer el desalmado, bien claramente leyó en su sonrisa felona y su fatídica mirada, que se había presentado la Muerte, y solo apeló a la divina misericordia.

– ¡Dios mío! ­gimió con un pavor infinito­. ¡Señol Dios mío, arrecoge mi alma!… ¡En el nombre del Padre, en el santo nombre del Padre!…

Y la cuchilla dio fin a la obra del terror.

Cintas Rojas apartó de un puntapié el cadáver, más liviano que un costal de plumas, y conformóse con formular una pía reflexión: “Ahora está un poquiyo más muerta que estaba”. Un poquillo más muerta y él mucho más sereno, jubiloso y confiado. Tan absoluta era su confianza, que salió incautamente del trascuarto, y no vio que un corpezuelo alebrábase bajo los cobertores de su camita con hórrida febrilidad, no sintió el rumorcillo de unos dientes rechinantes, ni lo puso en guardia el sordo tamborileo de un corazón chiquitín, espoleado por el espanto. Todo iba bien. En el caserío no alentaban más pulmones que los suyos, y nadie le podía denunciar. Y los que aun respiraban entre los olivos ¡tardarían tan poco en caer!… Le habían visto, le habían hablado, le acusarían de seguro, y hasta si llegaban a sorprenderle, arrojaríanse contra él, como fieras, para destrozarlo. ¡No, no! ¡Pala y acero! ¡Cráneos y gargantas abiertas de par en par! Ni perdonaría como un tonto, ni se afligiría como un cobarde, ni procedería como un bruto. Tenían que sucumbir uno a uno sin estrépito y sin defensa, aterrados y sorpendidos, igual que los demás.

Asomóse a la puerta y voceó:

– ¡Eh, tío Rafaelico!

– ¿Qué hay?

–  Que le quié hablal su hija.

– Corriendito voy.

Oteó, avizorando, desde la ventana de la cocina, y vio al Narices subir ágilmente por el recuesto, y se fijó en que tarareaba una copla.

– Uno que mardito si se figura que va a moril ­mascujó­. Ahí viene a toa máquina y cantando, como si fuera a una boa y no a un entierro, después de habel escuchao a Coroné. ¡Que tengan las criaturas menos estinto que los perros!

Y, efectivamente, el vejancón, rejuvenecido por la tibieza, la luz y el perfume de Mayo, ascendía con jocunda rapidez, lleno de sol, sin sospechar que de su boca desdentada no volverían a salir más canciones, ni que sus ojos no tornarían a hundirse en el azul resplandeciente de los cielos, porque cada uno de sus pasos era un golpe que daba a fin de abrir su fosa. En el solejar paróse y acarició al grajo, que le conocía.

– Hola, compañero, patas de bailarín… ¿Hay gasusa?

El de las patas de bailarín percutió con su pico encarnado los pantalones del labriego, y graznó jubilosamente:

– ¡Guá, guá, guá, guá!…

– Ya sé que te yamas Juan, hijo.

Cintas, escondido, oprimía la pala de tal modo impaciente, que se tuvo que contener para no plantarse fuera del casucho y agredirle.

– ¡Guá, guá, guá!…

– Anda, ven bonito. Buscaremos unos pitracos.

Primero entró “Juan”, con las alas abiertas, balaceándose cómicamente, y después el Narices, que se reía a carcajadas y que se inclinó para atraparle. Y así, como si buscara un tajo para ofrecer el cuello, recibió el golpe atronante, y mordió la tierra desnucado.

“Juan”, con manchurrones bermejos en su casaca de luto, escapóse grajeando, y Cintas Rojas, por un refinamiento de previsión, llevóse a rastras al caído, lo degolló en el corral y tapó con una zalea la sangre que emporcaba el suelo de la cocina. E inmediatamente atrajo a otro condenado.

– ¡Eh, tú, Cumplío! ­bramó estentóreamente­. ¡Cumplíooo!.. ¡Jay!…

– A la olden ­exclamó el interpelado.

– Dile al Sordo que venga. Y jíncale argo pa que se dé prisa.

El Cumplío replicó riéndose:

– Jíncaselo tú, que no vargo pa jincal.

¡Claro que se lo jincaría! Y con gusto, porque el tío Pedro, tan hombretón como su compadre, presumía de serio y de riñonudo, y a él le estomagaban los riñonudos y los serios. Para formalidad y valentía, el hijo de su madre. Y si no que contestaran con sus brechas los seis que ya se hubiesen guardado muy bien de hablar.

Atalayó nuevamente, junto a la ventana, y contempló al Sordo que, vencido el repecho, acercábase con majestad.

– ¡A él! ­murmuró preparándose.

Pero el cuarentón, a quien sin duda había sorprendido el silencio, se plantó frente al caserío, como un mulo receloso, y anunció a voces su presencia:

– ¡Aquí está un hombre!

El forajido se indignó. Aquel blanco, ¿por qué no entraba? ¿Qué se había olido? ¿Qué cosa hacíale temer?

Tras de repetir su humilde o altivo “¡Aquí está un hombre!”, el Sordo continuó gritando:

– ¡Rafaé!… ¡Tío Falico!… ¡Seña Antonia!… ¡Jay!…

No se atrevió el verdugo a chistar, y el jornalero, con la inquietud pintada en el rostro, después de fijarse atentamente en la casita, exteriorizó sus sospechas formulando en voz alta una desagradable suposición:

– O se han dío, o se han quedao sordos, o toitos se han muerto de repente.

Pero como su ánimo era firme, en vez de retroceder, extrajo bríos de la inquietud y de la sorpresa para avanzar, y arrancó una vardasca y dirigióse con lentitud hacia el casucho.

– ¡Amos a vé! ­exclamó.

– ¡Ni a vel ni a oil! ­dijo Cintas, derribándolo de un zurrido pasmoso­. ¡A moril, sorrastrón!… ¡A moril a mis plantas!

Le degolló sin necesidad, como al tío Narices, al lado del colgadizo; le tiró sobre el mastín, y con una impavidez orgullosa examinó el tremendo cuadro. Había seis difuntos, contando a Coronel, que tenía más caletre, más vigor y más redaños que muchas personas, y entre aquellos difuntos, cuya sangre formaba ríos y lagunas en el corral, había dos ­Luque y tío Pedro­ que en vida hubiesen derrotado a dentelladas a un lobo.Y, no obstante, allí estaban. Vencidos por su astucia; pero igualmente los hubiera vencido su valor. “Esto ­pensó con un sórdido engreimiento­ no lo ha hecho nadie con humanos. Y con toros, ni el Guerra, que, para estoquear siete, tuvo que lidiar tres corridas un domingo.” Y, en cambio él, en menos de una hora, con una rústica pala y un cacho de acero, mas con mucha habilidad y mucha decisión, había despavilado a dos temerones, a un sesentón que tenía tantos hígados como narices, a un can de horrífica fiereza, a una estantigua mortecina, a un chicuelo y a dos mujeres… Ocho que fenecieron a sus manos en aquella dura función sin que le auxiliase un chulillo ni le animase una palmada. Pero era igual. Ya aplaudirían al matador cuando su hazaña se descubriese, los mismos que le hubieran tocado a rebato para perseguirle, con la intención de verle patear en una horca. Le aplaudirían con su curiosidad, con su rabia, con sus estremecimientos nerviosos, con su lividez, con su pavor.

Sonriéndose, halagado por estos pensamientos, llamó a Sebastián; mas no se escondió para asesinarle por la espalda, sino que, deseoso de estudiar el efecto que produciría su obra en el espectador desprevenido, decidió mostrársela, preparándose así, de paso, a fin de que feneciera cristianamente.

– Cumplío  ­díjole en cuanto penetró en la cocina­, ¿tiés fuersa de nelvios?

– Regulá tar cuá. ¿por qué lo preguntas?

– Porque vas a mamarte una solpresa.

– ¿Y quién va a dármela?

– Tos.

– De qué modo?

– Hombre, si te lo digo, adios sorpresa. Ven al corrá ­añadió riéndose.

– Vamos.

– Ten cuidaíto, que hay sangre en las losas ­advirtió amablemente, al fijarse en las manchas Sebastián­. Ha rabiao el pobre Coroné y han tenío que matarlo.

– ¿Y ahora me lo dises? ­chilló el jornalero con súbita emoción­. ¿A que Coroné le ha mordido a arguien? ¡Esa era la sorpresa!

Entró a escape en el corral, y Cintas oyó un grito breve y desentonado, que se apagó en un “ay” roto.

– ¿Y tú estabas regulá tar cuá de nelvios? ­barbotó­. ¡Cumplío, eres una liebre!

Pero Cumplío no era una liebre, porque una liebre siquiera habría podido correr; era una estatua: la de la congoja, el asombro y el terror. Con la cara de yeso, con las manos yertas, con el corazón helado, apartó sus miradas de los cadáveres, como si lo atrajesen los terribles ojos de Cintas, y quedó fascinado ante el compañero que convertíase de pronto en el más cruel vestiglo.

– ¡Eres una liebre, una roía liebre! ­repitió el protervo, lisonjeado por el glacial pavor que inspiraba al infeliz­. ¡Vergüenza te debía dal!

Asintió a cabezadas el labrador, que, maleficiado por las pupilas del monstruo, sentíase incapaz de huir, y sollozando, cayó de rodillas.

– ¡No me mates! ­gimió con la voz ahilada y el rostro mojado por el llanto­. Yo siempre fui tu amigo.

– No quió yo amigos tan fullastres.

– Pero ¿me vas a matal así?

– Así, y lo siento, porque la cosa es asquerosiya. Paeses una beata, Cumplío.

­¡Perdóname, Rafaé!

El miserable se enfureció:

– ¿Te has güerto loco?… ¡Anda y saca er cuchiyo y defiéndete, manté! ¡No seas peol que una triste jormiga! ¡Defiéndete, o te breo a guantás!

– ¡Pégame pero no me mates! ¡Acuéldate de mi vieja, Rafaé! Con tantísimo como te ha besao cuando eras chiquitejo, ¿la vas a dejal sin pan?

– ¡La dejas tú, que no te defiendes, cobarde!

– ¡No pueo, no pueo!…

– ¡Has un podé, mantesón!

– ¡No, no pueo!

– Pos entonses, si quies moril como un sacristán, resa. Y se acabaron las pamplinas. He matao aquí a to bicho viviente: a la viejarranca, ar niño, a Coroné… Ahora te toca a ti. No vas a quearte pa simiente de rábanos.

– ¡Perdón, Rafaé!

– ¿Pa que estés corriendo jasta que te topes con un siví?… ¡No, que te pués cansal mucho! Y alarga la gaita.

– ¡Rafaé!

– Ayúame, que pa argo eres fino, criatura.

– Pero ¿de veras quiés matalme?

– Mira si es de veras.

– ¡Señol mío Jesucristo! ­balbuceó Sebastián horrorizado, al ver el lívido resplandor de la cuchilla­. ¡Virgen de la Sierra, ampárame!

– ¡Aquí no! ¡En er sielo, Cumplío! ¡Y no llores y alarga la gaita de una ves!

Con la mano zurda le forzó a mostrar el cuello, empujándole en la frente, y mientras el desventurado, de rodillas, con una congoja sobrehumana y un miedo letal encomendábase a Dios, de una fiera puñalada y un limpio tajo le puso en condiciones de llegar a la consoladora y triste fuente de la misericordia y el castigo.

Rematada victoriosamente su tarea, Cintas vio en el reloj de su compadre que aun no eran las diez, y quedóse maravillado. Había procedido con una celeridad portentosa, y le sobraba tiempo para todo, ya que, sin apresurarse, a paso de andarín, poníase en la capital, desde el Cortijuelo, en poco más de hora y media. Podía, pues, operar con calma, y, con la lentitud del jornalero rendido que coge su salario, abrió el arcón de Luque, dio con los duros ­treinta menos del centenar, efectivamente­ guardóselos y tumbóse para descansar en el poyo de la cocina. ¡Se estaba allí tan bien, al sol, que, después de unos días de lluvia, calentaba sin socarrar!… ¡Y disfrutábase entre aquellos muros de una paz tan gustosa!… El puchero, al hervir, cantaba, pidiendo que lo espumasen; las gallinas se atracaban de ciertos oscuros cuajarones, temerosas de que les persiguiera el escobón; la perdiz brincaba en su jaula, ansiosa de que la sacasen al solejar… Parecía que una mujer iba a espumar el puchero, que una moza iba a oxear las gallinas y que un hombre iba a colgar en el emparrado la perdiz…Pero entre aquellos muros, en aquel ámbito luminoso y apacible no alentaban ya mujeres, ni mozas, ni hombres, ni viejos, ni muchachos, puesto que la familia entera ­su pasado, su presente, su porvenir­ había sido exterminada. ¿Entera?… Y de súbito, el tigre se acordó de su ahijado, y se incorporó con viva inquietud. ¿Qué sería del Antoñuelo? ¿Cómo no había visto al pequeñín , que jamás se apartaba de su madre? Mas en el acto lo tranquilizó su memoria: al nene, enfermito, querían trasladarle a la ciudad para que le examinaran los médicos, y seguramente estaría ya junto a la hermana de Antonia, tragando jaropes. Lo celebró porque, no por maldad ­puesto que si no le hubiesen favorecido con los diez duros habría continuado siendo una mosca­, sino por egoísmo, habría asesinado al chiquituelo, como a los otros, para impedir que le delatase. Y el chiquituelo ¡era tan riñonudo!… Comprendió que pensando en la criatura acabaría por enternecerse, y para que su debilidad, que le desarmaba, no le hiciera incurrir en tal flaqueza, quiso fortalecer con algún reparo su estómago. La carne del puchero, sancochada y pitracosa, burlábase del más perruno apetito; pero los morcones invitaban a hincarles el diente, y Cintas cortó uno y, suspendiendo toda labor mental, púsose a comer. Y ¿qué ocurrió de pronto? ¿Qué ruidillo fue aquel que pretendió competir con el de sus mandíbulas?

– “!Toc, toc, toc!”

Con la boca abierta, escuchó sin percibir nada; mas, en cuanto la cerró para masticar, le sorprendió nuevamente el ruidillo:

– “!Toc, toc, toc!”

– “¿Goteras sin llovel?” ­dijo para sus adentros.

Y sí eran goteras; goterillas humildes, globitos de líquida escarlata que habían estado presos en unas venas para mover un corazón, y que, al recibir la libertad, habían atravesado un montón de trigo y unas tablas que agujereó la carcoma, y caían sonoramente y en un tapiz de sol bordaban un lago de carmín.

– “!Toc, toc, toc!”

¡Cosa más ridícula!… Esta vez descubrió el valiente la causa del ruido, y el descubrimiento, si bien no le azoró, tampoco sirvióle para acendrar su bizarría. El triste goteo nada tenía de insólito, ni de sorprendente, ni de amenazador, y, sin embargo, turbóse el asesino.

– “!Toc, toc, toc!”

Siendo tan pequeños los globitos, ¿por qué caían con igual velocidad que si fueran de plomo y por qué sonaban tanto al estrellarse?… ¿Y por qué razón enrojecían de tal manera la luz? ¿Y por qué prodigio resplandecían en el suelo como ascuas?… Temió que aquella sangre, que hubiera teñido de rojo los sueños del más pétreo ciminal, ruborizara la casita, y los árboles, y las nubes, y para que no le vendiera el milagroso rubor, salió prestamente del caserío y alejóse.

 

III

Tío Alguacil protestó riéndose a carcajadas.

– ¡No, hijo, Sintiyas; que van a tenel que llevarme atasajao! Y entonses ¿quién te yeva a ti?

– Güeno. Pos nos tragaremos la penúrtima.

– ¡Si nos hemos tragao ya veinte! ¡Si jasta la verruga de la narí la tengo ya borrachuela!

– ¡Y qué importa!

– ¿Tan sobrao andas? Pos si desía tu tío que como no descubrieras un Perul no te podrías movel der campo…

– ¿Y qué más Perul que mis ahorros? ¡Treinta chulés como treinta soles, que estaban enterraítos sin que la misma tierra que los tapaba lo supiese! Treinta chulés que, cuando los haiga machacao, me van a produsil treinta dolores de barriga!… Pero ¿quién no ve ar Guerra?

– ¡Lo que tira la afisión! ­dijo benévolamente el tío Alguacil.

Cintas Rojas palmoteó y púsose a berrear:

– ¡Niñiooo!… ¿Estás dulmiendo, roío sangón?…

Hallábanse en el patio de una taberna, junto a un velador lleno de vasos, entre campesinos y chalanes.

– ¿Has llegao hase poco? ­preguntó el viejo.

– ¡Quite osté! A las dose. Ya he pasao por la calle der matadol, pa ve su casa, y por la de Gondomá, pa asomalme ar Clú, y he dado por el Gran Capitán más güertas que un mulo de noria. En estos días, la custión es no privarse de ningún gusto.

El “niño”, un merdellón como un granadero, presentóse y se disculpó con amabilidad.

– Disimulen ostés. Pero es que ni con seis cuelpos cumpliría uno en estas horitas? ¿Qué van a tomal?

– Lo mesmo ­respondió Cintas Rojas.

– ¿Pa los tres?

– ¿No he dicho que lo mesmo?… Y por el aire, que me voy a los toros, arma mía.

– Por el aire.

Como la gente se apresuraba a partir, el zangón, menos atareado, sirvióles con relativa rapidez.

– La convidá, cabayeros… Uno pa el señó ­dijo poniendo un “chato” de montilla frente al tío Alguacil­; otro pa osté, y otro pa el amigo, que va a andal… ¡ay, cómo va a andal!

“El amigo”, que era el reloj descompuesto de Cintas, brillaba en el fondo de una ancha copa, llena hasta los bordes de vino, como un quimérico custáceo.

– Qué ­propuso el anfitrión­, ¿le ayunamos el cangrejete?

– Tú ­repuso el invitado, haciendo un mohín de repugnancia.

– Pos, hasta verte, Cristo mío.

Apuró la copa de tres o cuatro gargantadas, sin tomar aliento; fingió que por descuido tragábase la saboneta, y para redondear el chiste, se la escupió al rostro al camarero, y, agradecido a las frases de loa, se retiró después de adquirir una hogaza, unas botellas y unos fiambres.

Frente a la plaza se despidió el tío Alguacil.

– Diviéltete, Sintas.

– Si hay papeletas, le convido a osté.

– Pero ¿no sabes que me asusto de los cuelnos?

– ¡Por vía del hombre de estopa!…

En el tendido apiñábase de tal modo “la afición”, que no ya en las filas altas, sino en las bajas, donde tomar asiento equivalía a prescindir del espectáculo, era difícil colocarse; pero la dificultad no preocupó lo más mínimo al jornalero, que encajó el nalgatorio en el primer sillón de barrera que encontró desocupado, tan tranquilo como si fuese suyo.

– Guënas tardes… a los guerristas ­exclamó envolviendo en un saludo de hombre urbano una profesión de fe de hombre intransigente.

Sus vecinos, caballeros de gran vitola, le miraron sin replicar, y ya apretaba el ceño para repetir el saludo con más energía, cuando un hidalgo muy gordo, que mostrábale un papelito, le interpeló:

– ¿Tiene la bondad?

– ¿La bondad de qué?

­De dejarme mi sitio.

–  No, señol. No tengo la bondá.

El gordo le miró estupefacto.

– Pero, amigo…

– No hay amigo que varga. He yegao antes que osté, y no hay quien me levante.

– Eso lo veremos. ¡Acomodador! ¡Eh, aquí!

Acercóse el acomodador. ­¿Qué se ofrese?

– Que me coloque usté. Ahí va la papeleta.

– Póngale usté un marco ­mascujó Cintas, riéndose.

El acomodador, pávido, diole unas vueltas al billete, y exclamó con simpática ingenuidad:

– Señores, yo soy er nuevo, ¿están ostés?… Es mi primel día de acomodaol, y no sé ná de estos líos. Ostés dispensen. Nadie nase sabiendo.

– ¡Pero si aquí no hay líos! ­afirmó el labrador­. ¡Aquí lo que hay es que no me muevo! Desaminen ostés la plasa. ¿Voy a matal a una criatura por un asiento de tendío?… ¡Pa eso la mato por una de barrera!

– ¿Qué ha dicho de matar? ­preguntó, encolorizándose, el pingüedinoso­. ¿Quién me va a matar a mí?

– El primerito que le saque del perneo. ¡Y no gruña osté, don Tiriya, que lo voy a ponel flaco de un dijusto!

– ¿A mi, so tío bestia?

Sin arredrarse, abalanzóse al gañán, que alzó la diestra para recibirle con una puñada; pero le contuvo “el nuevo”, y los otros espectadores, por egoísmo, cortaron la cuestión.

– ¡Pero, caballeros!

– ¡Por Dios!

– ¡Parece mentira!

– ¿No me ha amenazado? ­gritaba el gordo.

– ¿Y no ha querido echarme? ­argüía el jayán.

Pero sonaron los clarines, y como en el señor adiposo no podía ser mayor la fugacidad de la cólera, ni en Cintas más grande el deseo de aplaudir a su espada, aplacáronse y, con arreglo al laudo de sus vecinos, se arrellanó en el asiento el que lo había pagado y sentóse en el espaldar su primer occupante.

Al salir las cuadrillas, el jornalero, deslumbrado, tembloroso, como enloquecido, empezó a gritar:

– ¡Ole!… ¡Vivan los reaños de Córdoba!… ¡Viva la tierra der toreo!…

Cuando los lidiadores soltaron los capotillos, se encaró con el Guerra, llenando la plaza con su vocejón estentóreo:

– ¡Duro con ese del esparto, Rafaé! ¡ponlo como una breva maúra, pa que lo saque yo en un espoltón!

Hubo algunas exclamaciones imprecatorias; mas las ahogaron las palmadas y las risas, y el modrego triunfó. Y desde entonces, con la resistencia de una máquina y con un encono salvaje o un júbilo irracional, charló y discutió con los de su bando y los del bando enemigo, interrumpiendo de vez en vez la cháchara para dirigirse a los lidiadores y elogiar, ofender o rugir. Al aproximarse Guerra a su primer toro, como el Espartero había matado al suyo con tanto valor que el forajido no le pudo insultar ­omisión que teníale desasosegado­ para vengarse, obsequió al de Sevilla con un consejo en el que no brillaba precisamente la benevolencia:

– ¡Apriende ahora, Esparteriyo, que no sabes ni andal! :Apriende ahí, pato!

Y, para ignominia y afrenta del consejero, no solo recibió “el pato” una lección de andar, sino varias lecciones de huir, porque el Guerrita, asustado por la artera condición del cornudo, lo toreó a brincos, con la agilidad de un titiritero, y a traición, como hubiese derribado a una pantera un prudente padre de familia, lo asesinó, hundiéndole en el cuello la espada.

El público, menos varias docenas de esparteristas atrabiliarios que silbaron al matador y aplaudieron al toro, encomió al héroe cordobés por su destreza y su sabiduría. ¡Con qué habilidad atizó el golletazo y qué pronto vio que su enemigo era un sinvergüenza con el que nadie se podía lucir!

– ¡Quinqué, señores! ­voceaba Cintas Rojas, bajándose con el índice el párpado inferior de su ojo derecho­. ¡Quinqué roío, porque el toro sabía más que dos escribanos.

– ¿Eh, si le toca al del esparto? ­gruñó el obeso con regocijada picardía.

– ¡Pos los despeasa! ¡Qué barbaridá de güey!

En cambio, la tercera res, más taimadamente cautelosa, más corpulenta, más fuerte y más cobarde, no le pareció difícil de vencer al campesino, y cuando el lidiador sevillano, después de dominarla con su muletilla como un pañuelo y con su leonino corazón, la abatió tumbándose en el testuz y metiendo la espada y el puño en las agujas, limitóse a murmurar despeciativamente, mientras manifestaba “la afición” su tumultuoso entusiamo:

– ¡Casolidades!… Un hombre que va al susidio y que no se muere porque otravía no le ha yegao la hora de moril.

Y añadió con benignidad al retirarse al estribo el vencedor:

– ¡Bien, pato, bien!… ¡De riñón de mono güelfano! Manda un parte pa que que le pongan corgaúras a la Girarda.

Espresábase con tranquilidad, disimulando muy risueñamente su despecho; pero su amor propio herido manaba sangre. ¿Derrotaría a su campeón, todo arte, reciedumbre, valor y dominio, aquel torpe hombrezuelo de piernas de lana, que no había aprendido más que un quite y tres pases y que siempre se jugaba la vida al matar? ¿Y celebraría tal desdicha la indecorosa y descastada multitud?… Miró al callejón para no ver al torero, que seguía saludando, ni al público, que continuaba jaleándole, y una palabra suelta que llegó a sus oídos hízole escuchar con viva atención. La palabra, “crimen”, la había pronunciado un guindilla que, con mucho respeto, dirigíase al señor gordo, y éste, interesado, le interrogó:

– Pero ¿es tan espantosísimo, Serafín?

– Figúrese osté: ocho mueltos.

– ¿Y los asesinos?

– Toavía no hay detayes. La cosa ha pasao en una fincuela que se yama el Cortijuelo. Se sospecha de una partía de gitanos.

– ¡Jesús, Jesús!

­Disen que hay mueltos por toas partes: en la cámara, en la arcoba, en er corrá… ¡Una carnisería!

– ¡Jesús! ¡Malditos gitanos!

A Cintas Rojas se le metió en el cuerpo la alegría de todo el sol que alumbraba la plaza. ¡Gitanos, sí, gitanos! Ya tenían ocupaciones jueces, carceleros y verdugos.

Se alejó el guindilla, y el adiposo don José, estremiéndose, murmuró:

– ¡Ocho!… ¡Será horrible, horrible!

¡Sintió unas tentaciones de desmentir al barrigudo!… ¿Por qué horrible? ¿No había que morir alguna vez? ¿Qué era lo horrible: la muerte?… ¡Bah! Lo horrible era el hambre, el dolor, la enfermedad…, demonios que no habían penetrado en el Cortijuelo. ¡El Cortijuelo!… Se acordaba del caserío vagamente, como si desde que lo visitó hubieran transcurrido unos años y unas horas. La tos de la anciana, el pico encarnado de “Juan”, los bramidos del compadre, la equivocación de la mocita, los sollozos del de la finura… Y luego el goterón, lo único que le había alarmado: “!Toc, toc, toc!” Lo demás… ¡Le parecía tan viejo y tan obscuro lo demás!… Y, sin embargo, todo asombraría a la gente, que estremeceríase, aterrada, como el barrigón. Si le hubiesen revelado de pronto la hazaña del que oprimíale entre sus pantorrillas, ¡con qué brinco de ciervo habríase levantado don Pepe para huir!… Le regocijó la idea, y, conteniendo la risa, deshizo el envoltorio de los fiambres y el pan y le invitó:

– Un bocao, amigo.

– Gracias.

– Sin grasias. Y ostedes ­ añadió encarándose con los del laudo­ piquen tamién. Yo en los toros tengo que convidal a los que estén a mi verita. Pero lo hago de güena fe, y como lo hago de güena fe, meriendan conmigo o pelean conmigo. Ostés elegirán.

– Hombre, yo, manifestó jocosamente don Pepe­, entre un cacho de jamón y una torta, la verdá, me quedo con el jamón.

– Pos al jamón.

Hizo el reparto Cintas, y enorgullecido y ecxitado por lo que ocurría en el redondel, comenzó a emborrar ávidamente. El cuarto cornudo, bravísimo, acometía con ciega furia, soportaba los puyazos con tanta insensibilidad como si fuera de bronce, y empujaba, volteaba y abría en canal a los jamelgos con una violencia incontrastable. El campesino, fuera de sí, movíase como si desde su asiento quisiera ayudarle al bruto a despachurrar caballos, romper tablas y hundir costillas de picador, y gritaba enajenado:

– ¡Jay, toro!… ¡Tú, toro bravo!… ¡Dale, dale a esos tumbones!… ¡Duro ahí!…

El Guerra, en un quite, arrodillóse y le limpió el hocico al animal, y este rasgo de audacia pasmó al labriego.

– ¡Ole! ¡Ole!, y viva la madre que te parió, rey der mundo! Pero ¿habéis visto ostés cómo le ha limpiao los mocos ar bicho, iguá que si fuese una criaturiya?

Y agregó, amenazando con una botella al Espartero:

– ¡Anda a cogel esparto, tío sirote, mantesón, que me caigo en la torre del Oro y hasta en er girardiyo!

Mientras banderilleaban a la res, Gurerrita, que había saltado al callejón para que le amarrasen un macho, aumentó su júbilo con unas palabras inolvidables. El gordo, que era amigo del lidiador ­y tal superioridad hízole crecer un metro en el concepto del cortacabezas­ le interrogó cariñosamente:

– ¿Te gusta el berrendiyo, Rafael?

– Como que es canela de la fina. ¡Grasias a Dios, que ya está uno jarto de marrajos!

– A ver si hay suerte.

– ¡No la ha de habel! ­replicó soberbiamente el artista­. Le voy a da un pase ayudao, otro ar naturá, pa prepará uno de pecho, otro por arto y otro ayudao por bajo, pa que me se cuadre. Y como me se cuadre, entro, me doblo esta uña en er morriyo, y de la estocá lo jago calbón.

Y así fue. Guerrita, ejecutando lo que había anunciado, dibujó en un minuto los cinco pases y atizó, acometiendo como un rehilete, una estocada tremenda, y una ráfaga de exaltación delirante privó de sentido común a diez mil criaturas. Cintas Rojas, llorando, pataleando y aplaudiendo, aullaba bravías singularidades:

– ¡Viva Córdoba!… ¡Viva San Rafé su patrón y viva er califa!… ¡Eso es toreal y matal, cochinos! ¡Jorobalse ahí! Tomal ahí torre del Oro der que sortó por el culo er moro! ¡Morilse ahí de asco!

Los otros señores y don José, pálidos o enrojecidos, chillaban cuanto podían y fraternizaban ya con el fierabrás del cuchillo, que parecíales un hombre de una vez, lleno de simpatía y con unas despachaderas que tumbaban de espaldas. Charlando afectuosamente, comentaron el triunfo del hábil lidiador al apagarse el estrépito de los aplausos, sin envenenar los elogios con censuras para el matador obscurecido, al que hasta Cintas Rojas pareció compadecer, y así, obsequiándose mutuamente con finuras, y bebiendo en la misma botella, y agasajándose con los fililíes de la amabilidad, hubiesen estado el término de la función si no los hubiera separado un horrendo accidente: Guerrita, el coloso, el portento, el invencible, se descuidó como un torerillo vulgar, y una res estúpida le volteó igual que habría volteado a un pelele, y le hizo una pelota entre sus pitones y le arrojó a tierra con selvático furor. ¡A él, a Guerrita!… Don Pepe y los demás señores que alternaban con el campesino fuéronse a escape para interrogar a los médicos; algunos “aficionados” lamentáronse como histéricas; otros reconvinieron con excesiva confianza a la Divinidad, y hasta que se supo que el glorioso campeón no había padecido más que leves contusiones, nadie se preocupó de lo que pasaba en el ruedo. Y menos que el guerrista más próximo a la locura, un vejete cuya nariz decoraba una verriguilla bermeja, que con un niño macilento en los brazos, entre bigotudos y graves guardias civiles, recorría la plaza con lentitud mirando al público.

El Espartero estaba ya toreando con su muletilla, y Cintas Rojas, a quien el dolor de la catástrofe le había afilado la lengua, le hostigaba con la flor del repertorio de sus insultos. El primer pinchazo del torero lo castigó con una risilla sarcástica y varios juicios ponzoñosos, y después, al herir con más profundidad el lidiador unas cuantas veces, se apresuró a vaciar el fardel de sus insolencias, sus groserías y sus procacidades para que, si rodaba el cornudo, no se le pudriesen en el cuerpo. Mas el toro, fuerte como una montaña, no quería rodar, y con tres estoques en el morrillo y tragándose su propia sangre se apoyaba en la barrera, a fin de no caer.

– ¡Qué maltirio! ­rugió el labriego­. ¿No te da lástima, tripas de cordobán? ¿Ni a degoyal has aprendido, sirote indesente?

Y entonces le oyó el pequeñín enfermito, y se alebró entre los brazos del viejo de la verruga y rechinaron sus dientes de pavor.

– ¿Qué te pasa, Antoñuelo?

– ¡Ayí, ayí!

Los guardias rodearon al niño.

–  No llores, hermoso. ¿A quién has visto tú?

– ¡Al compadre! ¡Nos va a matal!

– Pero ¿dónde le has visto?

– ¡Ayí, ayí abajo!

Y le descubrieron todos.

– ¿Es, tío Alguacil? ­preguntó un guardia.

– Sí es.

– Vamos, buena suerte.

Pusiéronse de acuerdo, y en seguida, en cuanto llegó una pareja al callejón, apostóse otra detrás del banco, y un sargento interpeló al miserable:

– ¡No se mueva, Cintas!

Pero Cintas Rojas, que no le sintió y que ni siquiera había reparado en los tricornios, no pensaba en fugarse; Cintas Rojas, frente al matador que, descompuesto y airado, pinchaba al toro en el hocico para que agachase el testuz y le permitiera descabellar, bramaba con indignación generosísima:

– ¡A la jorca, a la jorca! ¡Eso no se hase a un toro, asesino!

La mort de Joselito, par Ramón Pérez de Ayala

La mort de Joselito

 

Samedi 15 mai, j’ai fait la connaissance par hasard d’une demoiselle yankee qui était en Espagne depuis une semaine, guère plus. C’était au coucher du soleil ; je venais des arènes, où j’avais vu toréer Joselito, Belmonte et Sánchez Mejías.

Aux Etats-Unis, la première chose que l’on demande à un étranger, c’est son opinion sur le pays. L’étranger suppose, bien entendu, que cette question obéit à une espèce de tempérament autocritique commun aux nord-américains, qui les pousse à s’enquérir auprès des étrangers de leurs propres défauts ou excès, dans le but de les corriger, dans la mesure où à leurs yeux, s’agissant de pratiques habituelles, ils auraient pu passer inaperçus. Pas du tout. Si l’étranger naïf s’avise à insinuer que quelque chose dans ce pays les déconcerte ou leur déplaît, le nord-américain, sur un ton de compassion, réplique : « Vous ne nous comprenez pas ; nous sommes un peuple trop jeune et trop fort, complètement différent de tous les autres. » Ce qui est l’exacte vérité. Après plusieurs expériences de ce genre, l’étranger sait quoi répondre lorsqu’on sollicite son opinion sur les Etats-Unis : « Le premier pays au monde ». L’interlocuteur nord-américain commente avec une flatteuse spontanéité : « Vous êtes quelqu’un de très intelligent ». Il se peut qu’il ait raison.

Demander à un étranger ce qu’il pense de notre patrie me paraît aussi indélicat et inutile que de demander à un inconnu ce qu’il pense de notre personne. Ou la personne interrogée se lance dans un éloge superflu et hyperbolique ou, si elle est sincère, se voit contrainte à passer pour un impoli, alors que l’impoli, c’est le questionneur indiscret. C’est pourquoi je ne demande jamais à un étranger ce qu’il pense de l’Espagne. Qu’il le dise librement, s’il juge bon de le faire. Ce que je fais, dans ce cas, c’est écouter attentivement, parce que le jugement d’autrui sur soi est toujours profitable.

Dans le bref laps de temps d’une semaine, cette demoiselle s’était déjà fait une opinion sur l’Espagne, qu’elle entreprit, bien entendu, de me communiquer sans que je l’aie sollicitée. En Espagne, il était évident que bien des choses la surprenaient. Je tentai de disculper nos choses, en disant : « En Espagne, on accorde beaucoup d’importance à ce qui, dans d’autres pays, n’en a aucune et vice-versa ; c’est affaire de tempérament et de personnalité ». « Il est certain, -dit-elle-, qu’en Espagne, on n’accorde pas d’importance à ce qui est pratique ». Je répondis : « En Espagne on accorde de l’importance à ce qui est pratique ; ce qui se passe, c’est que les espagnols ont une conception originale de ce qui est pratique. Que vous semble des pavés de Madrid ? Elle répondit : « Infernaux ». Je poursuivis : « Et le ciel de Madrid ? » « Divin », s’exclama-t-elle. « Voyez-vous, les espagnols –déclarai-je- prêtent plus d’attention au ciel qu’au sol ». Elle me répliqua : « Mais on ne peut marcher sur le ciel la tête en bas, comme les mouches sur le plafond d’une chambre ». Je répondis : « On ne peut pas non plus marcher sur le pavé de Madrid. Conclusion : le mieux est de se coucher au soleil, sur la bonne terre. Voilà ce qui s’appelle être pratique. En outre, on ne peut marcher sur le ciel avec ses pieds ; mais, par l’imagination, on peut se promener dans les nuages ». La demoiselle yankee reconnut qu’en effet, dans les rues du centre de Madrid, elle avait vu beaucoup de personnes couchées au soleil. Malgré tout, elle supputa que je plaisantais, d’où il découlait, selon elle, que les espagnols, nous avons parfois le sens de l’humour, bien qu’elle crût, avoua-t-elle, que c’était une qualité exclusive des nord-américains, de même que la superstition est la seule qualité propre qu’il nous reste à nous autres espagnols. Je la remerciai.

La conversation roula sur le sujet des taureaux. Je m’attendais à l’inévitable jugement sur la barbarie et la cruauté de notre fête. Malheureusement, la demoiselle yankee avait été profondément déçue par les corridas, jugeant qu’elles n’étaient pas aussi barbares ni aussi cruelles qu’on les lui avait dépeintes. D’après elle, dans le combat avec les taureaux braves, il n’y a pas le moindre risque. Le taureau est un animal imbécile qui se laisse mener où on veut ; on l’éloigne de soi avec une légère agitation du tissu rouge. Il n’y a rien de gênant ni de dangereux dans la vie des fameux toreros, si ce n’est qu’ils passent le plus clair de leur temps dans le train, ballottés d’un endroit à l’autre, comme les sacs de la Poste et que, par conséquent, ils sont plus exposés qu’un citoyen ordinaire à un accident ferroviaire. D’aussi pittoresques remarques me ravirent. « Vous me rappelez –dis-je- quelques lignes d’une lettre qu’un aumônier militaire envoya au Times depuis le front : « La vie du soldat est une vie très dure, à laquelle se mêlent parfois de véritables dangers ». Elle insista disant qu’on ne court aucun danger face à un taureau brave, et se montra disposée à toréer dans les pâturages [un taureau en liberté] et à ce qu’on publie la photo dans Nuevo Mundo. Je la mis en garde contre les taureaux et même les veaux, qui attaquent subitement et brutalement lorsque quelqu’un s’approche d’eux. « Bah ! –répliqua-t-elle- ; il suffit de se figurer que le taureau est un chien dressé ». Très exactement ce qu’un chasseur de lions conseillait à un ami apeuré : « C’est très facile ; il suffit que tu te figures que le lion est un lapin ». Et l’ami répondit : « C’est justement ce qui est le plus difficile ». Je tentai de la persuader que tous les toreros, face au taureau, courent un danger mortel. « Tous –ajoutai-je- sauf un : Joselito ». « Pourquoi, pas lui ? », demanda la demoiselle avec une certaine vivacité polémique. « A cause de la confiance –répondis-je-, qu’il a en lui-même, en ses facultés physiques, en sa science des bêtes, en son art ». « Vous croyez donc, -poursuivit-elle-, qu’il est si confiant, si confiant en lui-même ? ». « Je le présume ; tous ses amis le confirment ». La demoiselle, sur un ton de gravité sentencieuse, dit alors : « C’est donc le seul torero qui soit en danger de mort. Les dieux ont été provoqués, or les dieux sont vindicatifs ». Je commentai : « Je croyais que la superstition était une qualité exclusive des espagnols ».

Ramón Perez de Ayala

Écrit en 1920, peu après la mort de Joselito,

survenue dans les arènes de Talavera le 16 mai de cette année.