À propos d’un projet de monument aux Juifs de Chinon

À propos du mémoire de Annegret Holtmann-Mares

À propos d’un projet de monument aux Juifs de Chinon

 

En 2003 ou 2004, j’appris incidemment que la municipalité de Chinon venait de recevoir la visite de l’administrateur d’une fondation dédiée à la restauration de la mémoire des communautés juives persécutées. Ayant appris qu’un massacre aurait été perpétré au début du xive siècle, sous le règne de Philippe le Bel et de ses descendants immédiats, ce personnage, que je n’eus pas l’occasion de rencontrer, proposa l’érection d’un monument pour commémorer l’événement. Ayant eu vent du projet, j’émis des réserves et souhaitai une étude sérieuse afin d’établir la réalité de faits dont on n’avait qu’une connaissance très approximative. Mon avis finit par être entendu, comme en témoigne la note ci-dessous publiée sur le site de la Nouvelle Gallia Judaica :

La Conseillère Municipale [l’Adjointe à la Culture] Marie-Michèle Esnard de la Ville de Chinon (Indre et Loire), s’était adressée dès 2004 à notre Équipe dans le but de faire réaliser une étude documentée et scientifique sur les Juifs de Chinon et ceci afin d’inscrire dans l’histoire patrimoniale locale la relation d’un épisode dramatique qui affecta les juifs chinonais en 1321.

Pour ce faire, Annegret HOLTMANN-MARES, docteur de l’Université de Trèves (Allemagne) – Université avec laquelle nous avons des liens étroits de collaboration scientifique – a été désignée ; auteur d’une thèse sur Les Juifs du Comté de Bourgogne au Moyen Age publiée à Hanovre en 2003 (en allemand), actuellement enseignante à l’Université technique de Darmstadt, elle vient donc d’achever, grâce à notre recommandation, cette étude demandée par la Ville de Chinon, et l’a présentée au Séminaire de la NGJ le lundi 2 juin 2008, ouvrant notre cycle sur « Le patrimoine juif en France et en Europe ». Nous nous réservons naturellement la possibilité de publier cette excellente étude dans la Collection de la NGJ chez Cerf.

 

Le projet de monument connut un début d’exécution : ébauche de la sculpture et choix de l’emplacement de son lieu d’érection. Ayant obtenu communication du rapport d’Annegret Holtmann-Mares, je l’étudiai et adressai la lettre qui suit à la nouvelle Adjointe à la culture, madame Micheline Dubruel.

 

[à Micheline Dubruel, le 6 juin 2008]

Chère Micheline,

J’ai appris incidemment que Marie-Michèle Esnard avait fait un exposé devant la dernière commission de la Culture sur le projet de monument chargé de commémorer le prétendu massacre des Juifs de Chinon. J’en conclus que le projet n’est donc pas abandonné.

L’ancienne Adjointe, sans doute à la demande d’Yves Dauge, a cherché plusieurs fois à m’y associer, sans me donner les moyens d’en discuter le bien-fondé. J’ai refusé de me prêter à une opération, l’érection d’un monument, dont le principe était arrêté avant que soient entendues les conclusions des études nécessaires à la reconnaissance historique des faits concernés. Cela s’appelle « mettre la charrue avant les bœufs ». Finalement, on a bien voulu me soumettre le rapport de madame Holtmann-Mares. Je l’ai lu attentivement et en ai fait une note de lecture que j’ai adressée, en son temps, à M.-M. Esnard. Je voudrais être certain que tu as eu connaissance de cette note. Je te l’envoie donc.

Je ne te cache pas que je trouve le procédé choquant. Je l’admets d’autant moins que ce n’est pas la première fois que j’observe que notre ville se retrouve impliquée dans la commémoration d’événements dont on n’a pas établi l’exactitude documentaire : la première s’est traduite par cette plaque apposée dans le square Eugène Pépin pour commémorer le massacre des suspects de Saumur pendant la Terreur. Il fallait alors, semble-t-il, donner un gage aux contempteurs d’une Révolution fanatique et cruelle. Peu importe que les malheureux aient été exécutés très probablement près de l’actuel cimetière sans que les Chinonais y aient participé (sans avoir tenté de l’empêcher non plus, je l’admets volontiers), la découverte d’ossements dans le futur square suffisait à justifier une opération du plus pur esprit révisionniste tendant à associer la population chinonaise à un acte de barbarie. J’ai bien peur que, cette fois, on n’ait pas résisté aux sirènes d’un financement qui « enrichirait » notre ville d’un nouveau monument, même si cela revient à rappeler qu’elle ne fut absente d’aucun événement mémorable du royaume, fussent-ils les plus noirs. Pour les promoteurs, qui se complaisent à présenter l’histoire du peuple juif en pays chrétien exclusivement sous l’aspect de la persécution, ce dut être une aubaine que de trouver une oreille complaisante à leurs jérémiades. Ils auraient été pourtant bien inspirés de chanter leur antienne aux autorités de Blois, tant il est vrai que (sauf erreur de ma part) un massacre de Juifs est vraiment attesté dans cette ville et a fait beaucoup plus de victimes que celles que l’on suppose, – sur la foi d’un seul document ! -, à Chinon.

Voilà à quel sinistre marchandage se trouve acculé celui qui veut rétablir la vérité devant une manipulation de l’histoire : à encourir des reproches d’indifférence envers des populations qui ont subi des persécutions qu’il est hors de question de nier et à l’égard desquelles il éprouve une réelle commisération, outre l’intérêt que suscite en lui naturellement la richesse culturelle issue de ces communautés.

Je tiens à me démarquer de cette attitude et dénoncer une opération qui n’honore pas ses promoteurs. Je voudrais que tu saches sur quels arguments je m’appuie pour défendre ma position, de façon à te permettre de juger en connaissance de cause.

 

À propos du mémoire de Annegret Holtmann-Mares

sur la Communauté juive de Chinon au Moyen Âge

et le massacre des Juifs de Chinon en 1321

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Mes connaissances sur l’histoire des communautés juives sous tous ses aspects (politique, démographique, culturel, spirituel) étant limitées, je me contenterai, dans les considérations qui suivent, de donner un avis sur la méthode suivie par madame Holtmann-Mares et sur les conclusions auxquelles elle aboutit.

Aspect documentaire

L’auteur du mémoire est très au fait des publications concernant les communautés juives, ce qui laisse bien augurer de la recherche qu’elle a effectuée. Il fallait une véritable spécialiste : je crois que vous l’avez trouvée. J’ajoute qu’elle a, de toute évidence, effectué un travail scrupuleux et honnête. Je me félicite que l’on se soit ainsi donné les moyens de sortir des lieux communs et de mener une vraie recherche, fondée sur une riche documentation. Je me permettrai de dire, cependant, que la bibliographie proposée en fin de mémoire aurait gagné à être ordonnée autrement que par ordre alphabétique des noms d’auteurs, les sources et documents étant séparées des gloses et commentaires, qui n’ont pas la même valeur démonstrative. Il aurait été utile également de faire ressortir les publications qui se réfèrent spécifiquement à Chinon, et celles qui concernent des aspects plus généraux de l’histoire des Juifs de France, voire de la Chrétienté. On verrait ainsi que la bibliographie ‘chinonaise’ reste maigre (et ne contient aucune découverte nouvelle) et que certains titres cités n’ont qu’un rapport lointain avec le cas spécifique de Chinon, ce que montre, en particulier, la formule récurrente en notes « Voir par exemple », qui dit bien que l’on applique au cas étudié une réalité observée ailleurs.

Question de méthode

Ce que je viens d’écrire sur la bibliographie peut être appliqué à la démarche d’ensemble de madame Holtmann-Mares. Elle est très au fait de ce que l’on sait sur la situation des Juifs en France au Moyen Âge, et plus précisément aux xiiexive siècles mais, en ce qui concerne Chinon, elle est tributaire d’une documentation très lacunaire. Ce constat devrait l’inciter à ne pas prendre pour argent comptant ce qui n’est pas établi de façon documentaire : cf. la formule, qui laisse perplexe : « Aux dires d’une tradition locale… », p. 4 ; « Or, une tradition locale veut que… », p. 24. Du moins conviendrait-il de hiérarchiser les informations selon la nature des sources et les garanties de fiabilité qu’elles présentent.

Formulations discutables

Ce constat de carence de la documentation locale la conduit aussi à appliquer à la réalité de notre ville des observations réalisées ailleurs, au prix de certaines contorsions qui font du tort à sa démonstration. Je citerai ici celles qui me paraissent les plus significatives.

– La fin du premier § de la p. 4 « Ainsi, le quartier juif… » est pour le moins maladroite, car la description, qui prétend concerner la communauté juive de Chinon, peut aussi bien s’appliquer à la ville médiévale tout entière : elle se trouve, en effet, au bas du château, tout près du centre commercial de la ville (encore que j’aimerais que l’on m’explique ce qu’est un centre commercial dans une ville médiévale, alors que l’essentiel du commerce se fait dans des marchés qui sont dispersés dans des quartiers différents), près du pont et de l’unique voie qui la traverse. Je ne vois pas en quoi ce passage décrit spécifiquement le ghetto de Chinon. On ne saurait donner meilleur exemple de texte passe-partout.

– J’ai été frappé par les nombreuses formules qui expriment une généralisation, une déduction non justifiée mais dont la répétition tend, à la longue, à faire croire à une réalité indiscutable : « Il est donc possible », p. 4 ; « d’une façon hypothétique mais convaincante, p. 8 ; « On penserait donc plutôt », p. 21 ; « Si nous présumons », p. 22 ; « Dernier argument d’une confirmation indirecte », p. 23 ; « Pourtant ce comportement doit avoir… », p. 25 ; « Pourtant la source semble digne de foi », p. 29 ; « D’après notre avis », p. 30.

– Certaines formulations sont prudemment approximatives mais, comme les précédentes, elles finissent par asseoir une réalité pourtant non démontrée : « communauté florissante » ; « Il y a un nombre d’érudits », p. 6 ; « plusieurs noms d’érudits, p. 7.

– La phrase « Nous sommes assez mal renseignés sur les activités professionnelles des Juifs de Chinon en raison du manque de sources […]. Pourtant […] un document unique… », p. 11, laisse également perplexe.

– Certaines déductions sont franchement abusives : « Deux ans plus tard, au printemps de 1319, les Juifs de Touraine – également les Juifs de Chinon ? – », p. 14 ; « Le massacre des Juifs à Chinon, qui lui [Lucien Lazard] semblait être lié étroitement à ces événements, eut lieu « à cette époque », p. 19 ; « Chinon étant le siège d’une prévôté, il n’est pas surprenant que cette ville abritait [sic] une communauté juive d’une certaine importance », p. 12 ; selon la chronique, un Juif a été brûlé à Tours. « Voilà donc la preuve… », p. 17. Ces raccourcis sont choquants, car ils sollicitent les textes au-delà de l’acceptable.

Affirmations contradictoires

– « En conclusion, il faut retenir que Chinon ne faisait pas partie des centres des tossafistes les plus importants […]. Or ( ?), la présence de savants implique que la communauté dont ils faisaient partie […] », p. 10-11. La logique de l’enchaînement m’échappe. Il aurait été plus juste d’écrire que Chinon n’avait pas de centre de tossafistes mais qu’elle pouvait avoir une yeshivah, ce qui ne dispenserait pas de le démontrer…

– Je relève plusieurs fois une contradiction entre certaines affirmations péremptoires et la maigreur de la documentation, qui devrait inciter à plus de prudence : I.1. « La communauté de Chinon n’a laissé que peu de traces dans la documentation non juive […] quelques mentions […] un certain nombre d’informations […] » aboutit à une formulation pour le moins discutable : « cette communauté florissante » (l’adjectif est repris plus loin). Cette façon d’opérer se retrouve plusieurs fois.

J’en viendrai à quelques points qui touchent au fond du sujet.

– Acte du mois de novembre 1318, p. 5 et n. 21.

La traduction du document est, pour le moins, discutable. Il me semble que « au-dessus du cimetière » s’applique aux biens laissés par le défunt maître Guyamar et pas aux deux maisons ayant appartenu, à une date antérieure, à des Juifs. Je me trompe peut-être, mais cela demande au moins vérification. En outre, ce n’est pas parce que ces deux maisons ont appartenu à des Juifs qu’il faut supposer que le cimetière en question est celui de la communauté juive. C’est un point délicat, car il s’agit d’un des rares documents (peut-être le seul, hormis celui qui est cité p. 8, n. 52) qui témoigne de l’existence d’une communauté juive constituée.

– Noms de Juifs

Madame Holtmann-Mares fait grand cas de l’onomastique pour attester la présence de Juifs à Chinon. De fait, qu’un savant apparaisse dans un document sous un nom qui inclut celui de « Chinon » est un fait à ne pas négliger. Mais faut-il, pour autant, en déduire l’existence dans la ville d’une école talmudique ? Certainement pas. L’auteur commet un amalgame dangereux lorsqu’elle donne comme équivalent le lieu de résidence et le lieu d’origine (« plusieurs noms d’érudits juifs ayant le nom de Chinon comme lieu de résidence ou lieu d’origine », p. 7). C’est d’ailleurs probablement faux, sauf à considérer que le nom d’une institution prestigieuse (cf. Baudri de Bourgueil, né à Meung-sur-Loire puis abbé de Bourgueil) à laquelle un personnage a emprunté son nom est équivalent du ‘lieu de résidence’. Le nom que certains personnages (clercs, artistes, etc.) adjoignent au leur propre est généralement leur lieu d’origine (cela vaut aussi pour les Chrétiens et les Musulmans). On peut donc supposer que les érudits cités sont nés à Chinon, mais il est tout aussi possible qu’ils soient fils, petit-fils ou même au-delà d’un personnage né à Chinon. Ces possibilités incitent à la prudence ; de plus, elles rendraient plus plausible le fait que ces érudits ont exercé leur office hors de Touraine et même en des lieux éloignés[1]. Par ailleurs, déduire que le nom d’une ville inclus dans celui d’un érudit implique l’existence, dans cette ville, d’un cadre susceptible d’accueillir ses travaux est très discutable. Autant imaginer que Benoît de Sainte-Maure a écrit le Roman de Troie dans un scriptorium de sa ville natale, entouré d’érudits de sa qualité. On pourrait en dire autant de Guillaume de Lorris ou Jean de Meung, les deux auteurs du Roman de la Rose. Cette partie de l’exposé demande, pour le moins, à être nuancée.

– Reste le point essentiel, c’est-à-dire la source unique faisant état d’un massacre de Juifs à Chinon. « Comme mentionné plus haut, le massacre des Juifs à Chinon n’est relaté que dans une seule chronique, celle du Continuateur de la chronique de Guillaume de Nangis. Pourtant, ce document est digne de foi : son auteur était un moine de Saint-Denis écrivant la partie de la chronique s’étendant de 1317 à 1340. En général […]. » Il est surprenant de voir qualifier un auteur qui est resté anonyme et, de toute façon, c’est faire peu de cas de l’idéologie de ces copistes compilateurs, qui peut les pousser à manipuler les textes. Quoi que l’on pense de ce Continuateur, on ne peut négliger le fait que le texte qui établit le massacre de Juifs à Chinon en 1321 est unique, et qu’il n’a pas été repris (sauf erreur ou omission de ma part) dans d’autres versions de cette chronique. Ce caractère le rend éminemment suspect. Les présomptions sur lesquelles se fonde l’auteur pour affirmer que « les événements rapportés devraient être fiables » (malgré la restriction du conditionnel), n’emportent pas non plus la conviction du lecteur (cf. tout le passage de la p. 21 qui commence par « En général, les chroniques provenant du monastère de Saint-Denis »). Peut-être aurait-ce été le cas si l’auteur avait reproduit les textes des documents qu’elle cite en note (note 220[2]). Le commentaire ne lève pas ces doutes car il révèle, sans le dire explicitement, que le récit reprend des lieux communs de la littérature propre aux martyres, au point que la scène décrite aurait pu se passer en d’autres lieux, en d’autres temps et ne pas concerner forcément des Juifs. Le recours à d’autres textes (n. 221 et 223) pour avaliser cette interprétation joue aussi en sa défaveur. L’exégèse à laquelle se livre madame Holtmann-Mares tendrait, au contraire, à révéler dans ce court fragment toute sorte d’emprunts qui lui retire encore de son authenticité. Dans sa conclusion, l’auteur revient sur ce point essentiel et reconnaît honnêtement la fragilité du témoignage. Malheureusement, elle l’accompagne d’un commentaire qui cherche à surmonter la difficulté, au prix de contorsions difficilement acceptables : « Le fait que le massacre de Chinon en 1321 soit relaté dans une seule chronique pose la question de sa vraisemblance. Pourtant, la source semble digne de foi. Le massacre en soi fait partie d’un nombre élevé de massacres du même genre, survenus dans toute la France au cours du printemps et de l’été 1321 ». J’ai tenu à reproduire littéralement ce passage afin que l’on puisse mesurer l’inanité des arguments (une profession de foi ?) avancés pour pallier la carence signalée dans la première phrase, et à laquelle je souscris pleinement.

 

Conclusion

J’arrête là mon commentaire, car il m’est pénible de critiquer une collègue dont le seul défaut a été de vouloir jouer un jeu qui s’est trouvé biaisé dès le départ. Lorsqu’on demande à un historien d’effectuer une recherche dans le but de justifier un projet établi au préalable[3], on le place dans les pires conditions qui soient, puisqu’on l’empêche de s’interroger sur le bien-fondé de cette opération. On aurait dû lui demander un état de la question, sans préjugés ni parti-pris, sur l’existence d’une communauté juive à Chinon et sur l’éventualité d’un massacre en 1321. Nul doute qu’étant donné ses connaissances, madame Holtmann-Mares se serait parfaitement acquittée de sa tâche, et je crois sincèrement qu’elle aurait abouti à des conclusions différentes mais plus solides. Mais qui oserait expliquer à des commanditaires inspirés par les meilleures intentions du monde (rendre hommage à une communauté persécutée) qu’on n’a aucune assurance que ce que disent et écrivent depuis des générations des érudits locaux est historiquement fondé ? Il suffit de voir combien il est difficile à un historien local de faire entendre une voix discordante pour considérer l’impossibilité de le faire pour un historien extérieur. Dans cette affaire, j’observe une fâcheuse inversion, en ce sens que la recherche perd sa raison d’être, qui est de se poser en préalable à toute initiative commémorative ou autre. Je ne peux m’empêcher de constater, en outre, que cet état de fait illustre assez bien les rapports conflictuels que vivent depuis quelque temps les historiens et les gouvernants de notre pays.

En conséquence, je suis prêt à appuyer la publication dans le Bulletin des Amis du Vieux Chinon d’une étude de madame Holtmann-Mares réalisée selon le point de vue que je viens d’indiquer. En revanche, je ne souhaite pas être associé, à quelque titre que ce soit, au projet tel qu’il est conçu aujourd’hui.

 

Dans sa réponse, M. Dubruel ne contredit pas mon analyse, mais justifie son soutien du projet par la qualité de l’œuvre proposée par l’artiste (« une dissémination d’étoiles enclavées dans un croissant de lune, médailles de 10 et 5 cm de diamètre de couleur bronze doré ») qui donnerait une identité à la place Victoire (lieu supposé de l’emplacement de la synagogue, au débouché du pont sur la Vienne), vouée pour l’heure à être un parking. Je lui adressai la réponse suivante :

 

Chère Micheline,

Tu n’as pas à t’excuser, encore moins à me rendre des comptes. Ce n’est pas une affaire de cet ordre qui pourra porter quelque atteinte que ce soit à notre amitié et, pour être franc, à ta place je serais tout aussi embarrassé que toi.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est bien la première fois (hormis quelques mots de Myriam Rémy, il y a quelques jours) que j’entends parler avec quelque détail de ce monument et du projet artistique dans lequel, semble-t-il, il s’intègre. C’eût été trop demander, sans doute : que les historiens “historient” dans leur coin à notre profit et nos vaches seront bien gardées.

À ta lecture, il me vient une idée, qui pourra éventuellement te servir. Si j’en juge par la description que tu en fais, le monument ne fait pas référence explicite au massacre. Dès lors, pourquoi ne pas se contenter de célébrer la présence d’une communauté juive dans notre bonne ville de Chinon (comme dans toutes les villes royales, au demeurant), dans le quartier où se trouvait selon certaine vraisemblance la synagogue ? Plaçons ce monument sous le signe de la vie, nos villes s’étant nourries de la coexistence entre groupes humains différents, et non sous celui de la mort, dans lequel Chinon s’est probablement moins illustrée que la plupart de ses voisines. On évitera un débat pénible autour du prétendu massacre et on redonnera à ce groupe humain la place qui lui revient dans notre histoire, tout en dénonçant le traitement discriminatoire dont il fut l’objet au début du xive siècle et qui entraîna sa dispersion et son exil.

Qu’en penses-tu ? Ne serait-ce pas un moyen efficace (et élégant, dirai-je) de concilier deux démarches qui, au départ, étaient irréductiblement opposées ?

 



[1] Je ne lis pas l’hébreu et serais donc mal venu de m’engager sur le terrain délicat du déchiffrage des textes, mais je souhaiterais être assuré que les normes graphiques de cette langue ne laissent aucun doute sur la leçon « Chinon » contenue dans les noms des personnages en question. Est-on bien sûr qu’on ne peut lire autre chose ? À reprendre sans les vérifier des informations déjà anciennes, on a un peu tendance à perdre de vue les textes authentiques. Je parle d’expérience.

Enfin, un dernier doute m’assaille. S’agissant d’un personnage s’appelant « de Chinon » et vivant en Bourgogne, ne pourrait-il s’agir de quelqu’un originaire de Château-Chinon, qui est beaucoup plus proche de ce territoire qu’une ville de Touraine ?

[2] Autant qu’il m’en souvienne, cette information est fournie par l’éditeur de la Chronique.

[3] Le sous-titre du mémoire est très explicite et involontairement comique : on présente l’étude historique comme un préalable, mais on reconnaît que la nature de la réalisation finale est déjà défini : une œuvre artistique commanditée par la Fondation de France. Que l’on m’explique en quoi consiste, dans ces conditions, le ‘préalable’ de la recherche.