Catégorie : Français

Mon théâtre à Paris 1960-1963

Le timide au palais, adapté de Tirso de Molina, créé au Théâtre Gramont à Paris,

en décembre 1962, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle-titre.

[Trintignant est mort le 17 juin 2022 à l’âge de 93 ans].

 

Je venais d’intégrer l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Le petit salaire mensuel qui m’était versé, dont je ne me rappelle plus le montant (50.000 francs, anciens ?), était modeste mais il me donnait des ailes. Il me revient qu’il était inférieur en première année à celui que je toucherais à partir de la deuxième, ce que je ne m’explique toujours pas. Avec mon deuxième salaire, je m’achetai un costume fantaisie, pantalon noir, à moins qu’il ne fût bleu, et veste pied-de-poule, car j’avais bien l’intention de sortir, le dimanche, de la résidence du 2, avenue Pozzo di Borgo et de profiter des spectacles parisiens, après deux années frustrantes de séquestration pour cause de préparation du concours. J’avais une énorme envie de théâtre. Une de mes premières sorties fut pour assister à une adaptation du Vergonzoso en palacio de Tirso de Molina.

 

J’en étais encore à chercher des prétextes pour justifier mes loisirs, en choisissant ceux qui contribueraient à ma formation d’hispaniste. Je ne pris quelques distances avec cette tendance monomaniaque, que lorsque je décidai de fréquenter régulièrement la Comédie française. C’est alors que je découvris le plaisir qu’il y a à suivre une pièce dont on n’a pas lu le texte et dont on ignore même tout ou presque de l’auteur (Feydeau, par exemple). Jusque-là, mes rares expériences de spectateur de théâtre impliquaient une lecture approfondie, en classe ou en solitaire, du texte de l’œuvre. Il faut dire, qu’à Dax, les occasions de théâtre étaient rares. J’ai pourtant quelques souvenirs marquants, datant de l’époque où j’étais élève-maître à l’École Normale Primaire, auxquels contribua grandement le Grenier de Toulouse de Maurice Sarrazin qui, dès avant la politique de décentralisation, organisait des tournées dans le grand Sud-Ouest, même si je ne suis plus certain que les pièces que j’évoque ici furent montées par lui. Je songe à Britannicus (le jeu de scène de Néron cachant ses noirs projets en jouant avec son anneau m’avait bouleversé) ; à une pièce de Marivaux (j’en pinçai pour la toute jeune actrice qui jouait le rôle de la suivante). Il y eut enfin Mère Courage, à laquelle j’assistai dans la salle de l’Atrium Casino quasi déserte. Je revois la scène initiale, passablement bâclée par les acteurs dans leur rôle de soudards, mais comment leur en vouloir de s’économiser devant un si maigre public ? Tout changea lorsqu’apparut Mère Courage. Je découvris avec stupeur et émerveillement que certains textes ne permettent pas de tricher. L’actrice, ce soir-là, mit autant de zèle et d’acharnement qu’Hélène Weigel pendant une simple répétition au Berliner Ensemble, à laquelle Michèle eut la chance d’assister, à peu près à la même époque, et qu’elle me raconterait comme une de ses grandes émotions théâtrales, lorsque nous nous connûmes, cet hiver 1962.

 

Pendant mes deux années de Classes Préparatoires, mes loisirs ont été rares : les occupations ne manquaient pas et ma bourse était maigre. Cependant, j’ai eu l’occasion, grâce à un camarade de classe, d’assister, moyennant un abonnement très modique, à trois des quatre pièces que Roger Planchon et sa troupe du Théâtre de la Cité de Villeurbanne étaient venus présenter à Paris : Faust de Marlowe, George Dandin de Molière, Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale de Brecht, et une adaptation des Trois Mousquetaires. Je choisis d’assister aux trois dernières. De l’adaptation de Dumas, il ne m’est resté qu’une trouvaille de mise en scène, celle où l’on voit les mousquetaires du roi et ceux du cardinal s’affronter à coups de talons sur le plancher. Dans la pièce de Molière, je fus très impressionné par la recréation sans concession (des serviteurs sous-alimentés et en haillons, traînant à leur tâche et se moquant grossièrement de leur maître) de la vie dans une maison de campagne au XVIIe siècle. Je retrouvai dans Schweyk ce qui m’avait fasciné dans Mère Courage et me confirma dans mon intérêt pour le théâtre de Brecht, que je prolongeai, les années suivantes, avec des mises en scène au TNP de Maître Puntila et son valet Matti, La résistible ascension d’Arturo Ui, et La Vie de Galilée. Je fis surtout la découverte de ce grand acteur qu’était Jean Bouise, dont je ne ratai, par la suite, aucun de ses rôles à l’écran, de La guerre est finie d’Alain Resnais à la Vieille dame indigne de René Allio. Je me souviendrai toujours de son apparition sur le devant de la scène, au moyen d’un plateau tournant, la face rougeaude, avec son pantalon à bretelles, attablé devant une chope de bière, et, pour répondre aux alarmes de deux gestapistes qui se scandalisaient du fait qu’Adolf avait été victime d’un attentat, évoquer les deux Adolf qu’il avait connus, dont l’un…, scandalisant les deux sbires pour qui il n’y avait qu’un seul Adolf dont on pût parler. « Il n’a pas trop souffert ? ». Pour répondre aux exclamations scandalisées des deux personnages, qui se réjouissaient au contraire que les auteurs de l’attentat l’eussent raté, il se lance dans une longue diatribe sur le manque de professionnalisme des exécutants et sur l’incompréhension dont on faisait preuve à l’égard du grand homme, au point de ne pas approuver son projet de monument « à la mémoire » (sic) du peuple allemand, jugé trop coûteux parce qu’il devait unir les villes de Dresde et Leipzig (je cite de mémoire). Une autre scène mémorable est celle où Schweyk, contraint de voler le chien de la jeune femme, raconte à celle-ci la savoureuse anecdote de celui qui se noie sous le pont de la Moldau et crie à l’aide en allemand, à quoi répond un pragois qu’il aurait mieux fait d’apprendre à nager que d’apprendre l’allemand. Bouise mettait cinq bonnes minutes à raconter son histoire, interrompu par des crises de rire irrépressibles. Le public se laissait peu à peu gagner par ce rire communicatif, au point d’entendre à peine les derniers mots que Bouise parvenait difficilement à exprimer d’une voix flûtée sous l’effet de son hilarité.

 

À la Comédie Française, où je me rendais le dimanche après-midi sans avoir retenu mon billet, je découvris quelques Proverbes d’Alfred de Musset, pour lequel j’ai gardé une profonde tendresse : son aisance et sa légèreté dans l’écriture des dialogues m’ont toujours époustouflé. Je ne garde pas de souvenir particulier des classiques que j’ai pu y voir, mais il est vrai que l’expérience n’a duré que peu de mois, car, dès avant la sortie de l’hiver, je connus Michèle et, dès lors, mes loisirs bifurquèrent notablement. Je ferai une exception pour Le fil à la patte et l’époustouflante prestation de Robert Hirsch, que je découvris à l’occasion. Depuis, que ses mânes me pardonnent, je le voyais toujours, au cinéma ou au théâtre, comme une réincarnation de Bouzin, ce qui nuisait à ma perception de son personnage. Je retrouve sur internet la distribution lors de la reprise (ou de la création ?) de la pièce à la Comédie Française le 10 décembre 1961, et je suis encore tout ébloui d’avoir pu admirer sur la même scène tant de noms illustres : Jacques Charon, Robert Hirsch, Jean Piat, Georges Descrières, Jean-Paul Roussillon, Jean-Laurent Cochet, Micheline Boudet, Denise Gence, Catherine Samie, Geneviève Fontanel, etc.

 

Mais le souvenir le plus marquant de cette époque reste pour moi Le timide au Palais, monté au théâtre Gramont et la présence de Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal. J’avais certainement dû voir dans un cinéma de Dax Et Dieu créa la femme. Ma curiosité fut sans doute aiguisée par le désir de retrouver l’amant de Brigitte Bardot (dans le film, car je ne lisais pas Cinémonde et ignorais donc la vie privée des acteurs) dans un tout autre rôle. Aujourd’hui, soixante ans après, je garde un souvenir plutôt confus de l’impression que je retirai de la prestation de Trintignant. Je ne garde aucune image des autres personnages de la pièce, ce qui prouve que je n’avais d’yeux que pour lui. Il me semble que je fus sensible au courage que représentait de la part d’un acteur déjà connu le fait de se produire dans un spectacle aussi austère, dans une petite salle, le théâtre Gramont, quartier de l’Opéra, et devant un public réduit (moins de 500 places). Je crus y déceler un amour pour le théâtre, pour le plaisir d’être sur scène et d’y porter un texte, qui me toucha. Avec la sévérité des néophytes, peut-être ai-je été peu séduit par la traduction du texte et sensible aux possibles fautes de goût que pouvait commettre des français (je parle de l’adaptateur et du metteur en scène) face à une réalité que je croyais connaître mieux qu’eux. Il n’en reste pas moins que, dans un coin de ma tête, j’ai toujours conservé l’image de ce jeune homme dont j’enviais la présence sur scène, avec sa gestuelle retenue et son costume coloré que l’on peut voir dans quelques rares photos de Roger-Viollet que je viens de découvrir sur mon écran. On lui voit sa tête juvénile, qui m’avaient frappé à l’époque. Ces photos ne démentent pas l’image que j’avais gardé de l’acteur.

Juin 2022

J’vas te cacher dans l’huche

J’vas te cacher dans l’huche

 

                                                         Perrine était servante (bis)

                                                         chez monsieur le curé

                                                         digue donda dondaine

                                                         chez monsieur le curé

                                                         digue donda dondé.

On connait la suite (Je cite de mémoire) :

Son amant vint la vouère (bis) / Un soir après l’dîner. […]

Perrine, ô ma Perrine (bis) /J’voudrais bien t’biser. […]

Oh ! grand nigaud qu’t’es bête (bis) / Ça s’fait sans s’demander ! […]

V’la m’sieur l’curé qu’arrive (bis) / Où j’vas t’y bien t’cacher ? […]

J’vas t’y cacher dans l’huche (bis) / I’ n’saura point t’trouver. […]

Il y resta six s’maines (bis) / Elle l’avait oublié. […]

Au bout d’ces six semaines (bis) / Les rats l’avaient rouché[1]. […]

Ils avaient bouffé l’crâne (bis) / Et puis tous les doigts de pied. […]

On fit creuser son crâne (bis) / Pour faire un bénitier. […]

On fit monter ses jambes (bis) / Pour faire deux chandeliers. […]

Voilà la triste histoire (bis) / D’un jeune homme à marier. […]

Qu’allait trop voir les filles (bis) / Le soir après l’dîner. […]

 

J’ai longtemps cru que l’huche en question était la huche à pain. À la réflexion, l’interprétation ne tient pas car, à moins d’imaginer que la maison ait été abandonnée par ses habitants, une huche à pain ne reste pas fermée six semaines. La huche désigne aussi le coffre où l’on range le linge, mais cette interprétation ne tient pas non plus, pour les mêmes raisons que pour la huche à pain, et aussi parce que, même dans le cas d’une licence poétique poussée à l’extrême, le jeune homme n’aurait pu vivre caché tout ce temps à l’intérieur de la maison.

Il faut donc imaginer un lieu extérieur ou périphérique auquel le maître de maison a rarement accès. Par association d’idées, il m’est revenu un souvenir de lecture. Dans son roman Jeux interdits, François Boyer fait dormir Michel, le petit dernier de la famille paysanne qui accueille la petite orpheline, dans un grenier sordide visité en permanence par des rats. C’est d’ailleurs un rat qui réveille la petite Paulette après sa première nuit passée à la ferme.

C’est donc plus probablement dans cette direction qu’il faut chercher la signification de l’huche. Or, dans les parlers du Centre, en Berry comme en Touraine et en Vendômois (et je présume bien au-delà), on emploie « hucher » ou « gucher » (variantes phonétiques non limitatives) dans le sens de « se coucher », et « déhucher » ou « dégucher » dans celui de « se lever ». L’origine de ces termes est à chercher du côté du poulailler, où les poules « juchent » pour dormir, ou de la chasse, pace que le meilleur moment pour chasser le faisan est celui où il va se gucher (témoignage d’un chasseur chinonais).

Perrine pourrait donc se référer à un lieu de couchage situé hors d’atteinte de monsieur le curé, par exemple celui qui est réservé à des hommes ou des femmes de peine employés passagèrement. On peut aussi supposer que c’est là que Perrine elle-même couchait. La morale réprouvant qu’un prêtre pût fréquenter cette pièce, elle met ses habitants à l’abri de sa curiosité. Il ne faut pas exclure, cependant, une interprétation coquine, qui m’est suggérée par une anecdote survenue à la fin du 19ème siècle à Curçay-sur-Dive à moins que ce ne soit à Ranton (dans la Vienne, canton des Trois-Moutiers), que le grand-père Achille Pichon aimait à rapporter (je l’ai connu en 1963). Ayant eu vent que le curé partageait sa couche avec sa servante, les jeunes gens du village eurent la cruelle idée de cacher la pince à feu dans le lit de la belle, pour avoir le plaisir de l’entendre récriminer contre le mauvais plaisantin qui l’avait dérobée. Elle ne pouvait évidemment pas savoir que la pince était cachée dans sa couche puisqu’elle couchait ailleurs. Si Perrine avait, elle aussi, déserté sa chambre ou ce qui en tenait lieu pour une autre plus confortable, le jeune homme était à l’abri, à condition, bien entendu, qu’on ne l’y oubliât pas et qu’on ne l’abandonnât pas à l’appétit de ses redoutables colocataires.

Je remercie Daniel Schweitz, bibliothèque archiviste de l’académie de Touraine, ainsi que mesdames Fellrath et Zollinger, qui travaillent à l’établissement d’un glossaire du parler paysan de la Gâtine tourangelle et du Vendômois. Ce sont eux qui m’ont donné l’idée de cette note.

6 juin 2022

 



[1] Dans ma version, on disait « bouffé », ce qui ne manquait pas de me surprendre, parce que cette expression vulgaire choque dans le contexte de cette chanson paysanne. Mon ami Bernard Cassaigne me suggère « rouché » et ajoute : « J’ai vérifié et le verbe roucher existe. Il est gallo ou poitevin. Colette, de famille poitevine, l’a toujours compris. »

10ème anniversaire du Centre d’études galiciennes

Qu’il me soit permis, tout d’abord, de remercier les organisateurs de cette réunion commémorative du dixième anniversaire du C

Enseignement du galicien à Paris 3

 

Pour marquer le 10ème anniversaire de la création de l’enseignement du galicien dans notre Université, mon collègue linguiste Eric Beaumatin, qui avait pris la relève de la coordination de cet enseignement après mon départ à la retraite, organisa, le 10 décembre 2004, un bref colloque auquel je fus invité. J’y apportai ma contributon en relatant dans quelles circonstances le Gouvernement de Galice (la Xunta) avait pris cette initiative et comment elle fut concrétisée.

 

Qu’il me soit permis, tout d’abord, de remercier les organisateurs de cette réunion commémorative du dixième anniversaire du Centre d’Études Galiciennes, de m’avoir invité à prendre la parole dans une Université où j’ai exercé durant les 18 dernières années de ma carrière, et qui m’a fait l’honneur de me concéder l’éméritat. Certes, le champ de mon intervention d’aujourd’hui ne coïncide pas avec ce qui fut mon activité principale d’enseignant-chercheur, mais, pour peu qu’il s’en donne la peine, un Professeur en exercice est conduit à consacrer du temps et de l’énergie à des activités autres que celles pour lesquelles il est recruté et rémunéré. Cette marge d’initiative est (j’espère ne pas avoir à dire « était ») un des attraits principaux de la carrière universitaire et j’invite les collègues plus jeunes que moi ici présents à la défendre becs et ongles, en dépit de tous les faiseurs de normes réductrices qui, comme chacun sait, foisonnent dans nos institutions.

Ma qualité de premier coordinateur oriente inévitablement mon intervention vers une évocation historique des débuts du Centre d’Études Galiciennes de Paris 3, mais, comme je n’ai pas de goût pour la paraphrase, sur ce point, je vous renvoie aux archives que j’ai déposées en son temps à l’intention du nouveau coordinateur. En outre, il est probable que, si je cédais à cette tentation, je ne ferais que répéter ce que l’on pourrait entendre en pareille circonstance dans n’importe lequel des nombreux Centres que le Gouvernement de Galice a créés à travers le monde. Dans le cadre de cette politique, la prestigieuse place de Paris ne pouvait manquer à l’appel et, un jour ou l’autre, à l’imitation du Gouvernement de la Catalogne, celui de Galice devait prendre l’initiative d’y créer un centre de diffusion de la culture régionale. Cette remarque pourrait laisser entendre que mon rôle fut celui d’un partenaire complaisant, ce qui serait exact, à ceci près qu’en me prêtant à cette opération, je contribuai sciemment à ne pas tenir notre Université à l’écart d’un mouvement de propagation des cultures autonomiques hispaniques déjà bien avancé, ce qui aurait été malvenu, compte tenu de la vocation « Langues et Lettres étrangères » qui présida à la création de la nôtre lors de l’éclatement de la vieille Sorbonne d’avant 1968.

Mon propos concernera un événement, qui est très probablement tombé dans l’oubli, mais que je considère comme véritablement fondateur du Centre. Pour l’évoquer, j’utiliserai ma mémoire, mes agendas de l’époque et certain dossier qui me reste de cet événement, donc j’ai extrait à votre usage quelques documents que je fais circuler parmi vous.

– Printemps 1991. Le Professeur Vicente Beltrán Pepió, Professeur à l’Université Centrale de Barcelone, mais collaborateur de la Xunta pour les questions littéraires (il a exercé au-début de sa carrière comme inspecteur primaire en Galice), me demande si je veux bien me charger de l’organisation d’un colloque à Paris, à l’automne. J’accepte malgré mes nombreuses occupations : je suis, depuis la rentrée 1990, Directeur du CIES, sans allégement de service et l’automne coïncidera avec ma première vraie rentrée des Allocataires-Moniteurs.

– La Directrice Général de la Culture de Galice, Paz Lamela Vilariño, désormais mon interlocutrice avec son collaborateur Xavier Senín, m’informe que ce colloque, qu’elle qualifie de « peregrinaje cultural » (voir lettre jointe) s’inscrit dans un projet plus large qui doit aboutir à un Congrès International à Saint-Jacques, la prochaine année jubilaire (1993). Je m’aperçois que la dimension politique de cet événement risque de dépasser son intérêt scientifique.

– Conscient de ce fait, j’essaie d’apporter une réponse « métaphoriquement » acceptable. J’insiste sur le fait que le colloque doit se tenir sur le Chemin de Saint-Jacques et, étant donné l’exiguïté et la vétusté des locaux de la rue Gay-Lussac, je propose la Sorbonne, considérant, en outre, que seul un édifice de ce prestige s’accorde avec l’ambition du gouvernement galicien.

– Pris à mon propre jeu, je dois me battre pour dissuader les autorités galiciennes de louer le Grand Amphithéâtre, que je me vois mal remplir pour un événement de cet ordre ; or, je ne veux pas exposer les conférenciers à entendre résonner l’écho de leur voix, comme lors d’une rencontre sportive organisée dans un stade vide. Heureusement, la salle Louis Liard est libre. De plus, elle est dotée d’un décor apte à satisfaire le goût du plus exigeant amateur de kitsch « fin de siècle ». Accessoirement, elle est dotée d’une petite salle annexe et d’un accès réservé, susceptible de rassurer les services de sécurité en cas de visite d’autorités.

– J’apprends, en effet, que le Président de la Xunta soi-même, Manuel Fraga Iribarne, compte prononcer l’allocution inaugurale du colloque. La chose se complique donc considérablement, mais, grâce à l’expérience acquise lors d’un bref mandat d’Adjoint au maire d’une commune de 9000 habitants, où l’on pratique le protocole autant ou plus que dans une grande, je frappe aux portes idoines. Celle du Recteur-Chancelier m’est, en principe, ouverte, puisque le bureau sur lequel elle donne est occupée alors par une collègue (Michèle Gendreau-Massaloux) que j’ai côtoyée pendant mes études et avec laquelle j’ai préparé l’Agrégation. Par ailleurs, la Présidente de notre Université, Suzy Halimi, se prête volontiers à l’opération.

– Je passe sur les démarches pratiques que j’ai dû mener alors, auprès de différentes instances, y compris hôtels et restaurants. On pourra s’en faire une idée en lisant ma lettre du 31 octobre 1991 jointe au dossier. Elles comportèrent aussi une dimension protocolaire de grande importance, dont je ne sais si, à la date où je vous parle, elle est résolue ou si elle continue à occuper à temps plein un conseiller dans toutes les ambassades d’Espagne : la présence de l’Ambassadeur est-elle requise lorsque se déplace un Président de gouvernement autonomique ?

– Tout se passa pour le mieux, sinon je ne serai pas ici pour vous en parler ni vous pour m’entendre. Mais nous nous sentimes tous soulagés lorsque le Président nous quitta avec sa suite, nous laissant entre collègues. L’état de nos nerfs s’améliora instantanément et aussi, pourquoi le nier, notre bonne conscience, dès l’instant où nous ne fûmes plus contraint par les règles de la bienséance à faire assaut d’amabilité à l’égard d’un personnage qui fut associé, pendant des années, à une politique pour laquelle nous éprouvions une franche aversion (c’est peu dire). Je vous livrerai une petite anecdote à ce sujet. Pour des raisons de sécurité, il était entendu que le cortège du Président s’arrêterait dans la large rue des Écoles, plus facile à surveiller, et que la Présidente de l’Université et moi-même nous accueillerions les personnalités dans le grand hall du rectorat. Nous fûmes avertis que le cortège était entré par la rue de la Sorbonne. Nous dûmes franchir au pas de course la distance non négligeable qui sépare le hall de la salle Louis Liard, en veillant à ne pas défaire l’ordonnance de notre tenue ni à trop nous essouffler, afin de pouvoir souhaiter la bienvenue à quelqu’un qui nous avait précédé dans le lieu où nous devions l’introduire. Je tiens à dire ici que Suzy Halimi ne me tint pas rigueur de lui avoir imposé ce footing impromptu, et qu’elle sut se montrer aimable en dépit de tout.

– Le niveau scientifique du colloque fut de bonne tenue, même si je découvris, à cette occasion, que le Chemin de Saint-Jacques était de ces sujets qui, comme Jeanne d’Arc, se prêtent mieux à une célébration qu’à une rencontre entre universitaires, car il est rare que des découvertes permettent de les renouveler dans chacune de ces manifestations.

La Xunta tint parole. En 1993, elle organisa à Saint-Jacques, dans l’auditorium tout récemment inauguré, un colloque intitulé O cantar dos trobadores. Ce fut, pour moi, l’occasion d’échanger avec les responsables de la Direction de la Politique Linguistique pour la création d’une Centre d’Études Galiciennes qui fut effective lors de l’année universitaire 1994-1995. La suite, vous la connaissez. Pour moi, je tiens à dire que mon intervention fut prioritairement administrative et que l’essentiel du travail didactique, celui qui a permis, en fait, la permanence et le développement du Centre est à mettre à l’actif des enseignants galiciens et plus particulièrement des Professeurs Manuel González et Xaime Varela, qui se montrèrent tous deux très coopératifs et efficaces. Je suis heureux de pouvoir les saluer aujourd’hui.

Illustration. Responsables des Centres culturels galiciens réunis à Saint-Jacques en mai 1996 : Jens Lütke (FU Berlin), Winfried Busse (FU Berlin), Françoise Dubosquet (Rennes), Ivo Castro (Lisboa), Michel Garcia (Sorbonne-Nouvelle), Paolo G. Caucci Von Saucken (Perugia), Giuseppe Taviani (Roma La Sapienza), Taina Hämäläinen (Helsinki)

 

10 décembre 2004

Michel Garcia


Séance inaugurale. La Présidente de Paris 3, Suzy Halimi, salue l’Ambassadeur d’Espagne, en présence du Président de la Xunta et de Michel Garcia

 

 

 

 

Séance inaugurale. Le Président de la Xunta adresse ses compliments à la la Présidente de Paris 3, Suzy Halimi

 

 

 

 

Le Président de la Xunta s’apprête à entrer salle Louis Liard pour y prononcer son allocution, sur l’invitation de Michel Garcia

 

 

 

 

Le Chœur de la Sorbonne, sous la direction de Jacques Grimbert, interprète deux pièces extraites du Chansonnier d’Uppsala, salle Louis Liard

 

 

 

 

Michel Garcia, Paz Lamela Vilariño, X, Conselleiro de la Xunta, Ministre de l’Ambassade d’Espagne, Vicente Beltrán, Serafín Moralejo

 

 

 

 

Le Professeur Manuel Díaz y Díaz pendant son intervention, entouré de Serafín Moralejo et Michel Garcia

 

 

 

 

Remise de diplôme par Paz Lamela Vilariño a un conférencier britannique ( ?) en présence de Michel Garcia

 

 

 

Ensemble des intervenants à l’issue du colloque, en compagnie de Paz Lamela Vilariño et Xavier Senín (deuxième à partir de la droite)

Jens Lütke (FU Berlin), Winfried Busse (FU Berlin), Françoise Dubosquet (Rennes), Ivo Castro (Lisbonne), Michel Garcia (Sorbonne-Nouvelle), Paolo G. Caucci Von Saucken (Pérouse), Giuseppe Ta

Mort du chat Gini

Mort du chat Gini

Nous avons fait piquer Gini ce matin. Nous l’avons porté à la clinique vétérinaire et, là, le docteur Cailleau lui a effectué deux piqûres, une pour l’endormir, l’autre, de penthotal, pour le tuer. Nous avons assisté à la totalité de l’opération, mais j’ai dû sortir un moment entre les deux piqûres pour m’aérer l’esprit et sécher mes larmes. Le docteur, une jeune femme, s’est comportée avec beaucoup de tact. Lorsqu’on a quitté la clinique, elle nous a souhaité « courage ». La formule m’a surpris, parce que je la croyais réservée aux parents d’un défunt humain mais, à la réflexion, elle est parfaitement adaptée aussi à ce genre de situation.

Gini était un petit chat abandonné. Une locataire de notre immeuble de la rue Vergniaud l’avait recueilli mais ne pouvait pas le garder. Nous l’avons adopté en pensant qu’il serait heureux à L’Olive, où nous nous apprêtions à déménager (1997). Ce fut le cas, après deux ou trois jours d’adaptation, pendant lesquels il refusa de quitter la chambre de Patrice. Le premier soir, il se cacha sous le lit. Mais il s’enhardit pendant la nuit, au point qu’il nous fut donné de découvrir un spectacle peu banal lorsque nous sommes entrés dans la chambre au matin. Gini avait non seulement fini par rejoindre Patrice dans son lit, mais il avait tellement pris ses aises, qu’il en occupait deux bons tiers, tandis que Patrice, pourtant déjà passablement enveloppé, se tenait au bord du matelas, en équilibre instable. Nous y vîmes le signe d’une adaptation prochaine.

Gini était notre tigre. Il avait le pelage blond rayé de roux, un corps élancé, une tête ronde, des yeux à la fois grands et bien fendus. Il était agile et rapide à la course, bien qu’il fût affublé d’un genu valgum qui finira par le handicaper sur ses vieux jours.

Il avait un don de pédagogue. C’est lui qui a éduqué tous les petits chats qui ont défilé dans la maison, et il y en eut : nous souhaitions en avoir deux ou trois en permanence (pour une aussi grande maison, ce n’est pas excessif) et les voitures nous en tuaient régulièrement, qu’il fallait remplacer. Gini, seul, qui se montrait plus prudent que les autres, a vécu jusqu’à un âge avancé. Il veillait sur leurs premières échappées hors de la maison, pour ceux que nous avions adoptés très petits. Il initiait les plus grands à la chasse, en leur rapportant leur premier gibier vivant, généralement un mulot. Après avoir confié sa proie au chaton, il allait se coucher à quelques pas de là, et, bien qu’il feignît l’indifférence, la tête tournée dans la direction opposée, il ne perdait rien des jeux cruels auquel le futur chasseur se livrait sur sa pauvre victime.

Gini était aussi voleur. Notre fille le traitait de faux-cul parce qu’il s’arrangeait toujours pour ne pas être surpris sur le fait, et vous regardait avec un air de vous dire qu’il n’était en rien responsable du désastre. C’était pourtant un vrai voleur. Il adorait lécher la motte de beurre abandonnée sur la table du petit-déjeuner, grignoter le fromage de chèvre mal protégé sous sa cloche, au-dessus du frigidaire ou la viande qui attendait d’être cuite à côté du gaz, dans son papier d’emballage. Mais si vous mettiez dans son assiette le morceau de beurre, de fromage ou de viande auquel il avait touché, il ne le mangeait pas. Il aimait se servir, pas être servi et plus l’objet de son désir était difficilement accessible, plus cela lui plaisait.

Le matin, lorsque j’ouvrais les volets de notre chambre, il bondissait de l’extérieur sur le rebord de la fenêtre, faisant un saut sans élan d’un mètre quatre-vingts au moins. Les années passant, son arrière-train ne lui permettait plus de réaliser son exploit quotidien. Aussi attendait-il que j’aie ouvert la porte-fenêtre du salon pour entrer par le perron. Il disparut deux jours et nous revint fortement handicapé du train arrière. Une radio révéla qu’il avait reçu une volée de plomb tirée par un chasseur maladroit ou malveillant. On eut beau le soigner, son état empira au point d’en faire un infirme qui ne se déplaçait qu’en se contorsionnant et dont l’urine coulait dès qu’il tentait de se déplacer. Il a fallu se résoudre à recourir à l’euthanasie.

Il passait ses journées à l’intérieur, pour se remettre de ses nuits qu’il passait dehors, on n’a jamais su où, après que l’on eut interdit l’accès du grenier aux chats : des matous venaient y marquer leur territoire et y parfumer l’atmosphère. Il avait ses coins : un certain endroit du couloir, sur lequel il avait dû repérer le passage d’une canalisation chaude ; et, bien entendu, près du feu. Mais il aimait par-dessus tout monter sur mes genoux dès que je m’asseyais ou me couchais pour lire. Lui me trouvait confortable, mais j’appréciais moins son poids et sa manie de manifester son bonheur en m’enfonçant ses griffes sur les cuisses. J’en avais pris mon parti, m’arrangeant pour qu’il trouve une place entre mes jambes, sans appuyer dessus, lorsque j’étais couché ou en le chassant en désespoir de cause, lorsque je lisais dans un fauteuil. Il ne s’en offusquait pas et finissait par trouver une place à sa convenance pour peu qu’il pût coller sa tête contre ma hanche et y baver à loisir.

Pour nous consoler de la perte d’un animal qui a accompagné notre retraite jusqu’ici, il nous reste les photos, car il était photogénique, et deux adorables chatons, Dulcinée et Diabolo, auxquels nous essayons de communiquer une peur salutaire des voitures. Nous verrons bien.

28 janvier 2009

 

Transmission de pensée

Transmission de pensée

Dimanche dernier, les Amis du Vieux Chinon ont eu leur repas annuel à Saint-Germain sur Vienne, là même où nous l’avions organisé pour la première fois en 1988. En rentrant à la maison, mais peut-être déjà vers la fin du repas, je ne sais plus, il m’est venu à l’esprit, non pas un événement ou un souvenir, mais une formule, que j’ai construite peu à peu et que j’ai mémorisée pour la dire à mon frère, Guy : « Alors, Céline t’a donné le plus beau petit-fils du monde ? ». Céline est, en effet, arrivée près de son terme, mais pas si près que cela en fin de compte, puisqu’elle doit accoucher vers le 20 du mois. Tout obnubilé par la teneur de la formule et le désir de la communiquer, j’en perds le sens des réalités, à savoir qu’il n’est pas temps d’y penser, puisque l’événement concerné est prévu pour bien plus tard. Or, j’ai bien le sentiment que si je fais l’effort de concevoir la formule et de la mémoriser, c’est pour un usage immédiat. Mais cela, je ne l’envisage même pas sur le moment. Nous rentrons après cinq heures. Michèle passe quelques coups de fil. Sans doute entend-elle qu’elle a un double appel mais, comme on ne peut le prendre que si on coupe la communication principale et qu’elle n’a pas envie de le faire, elle ne le prend pas et ne m’en parle pas. Vers 6 h et demie, Guy téléphone pour m’apprendre la naissance d’Aurélien, qui a eu lieu vers midi et a été provoquée parce que les analyses de sang de la mère n’étaient pas très bonnes. Il a tenté de nous joindre avant mais c’était occupé. Je fais savoir à Guy ce qui m’est arrivé : il ne s’en étonne pas et je lui en suis reconnaissant ; il évoque le « don » que notre mère estimait m’avoir transmis sur un ton qui n’est pas ironique. Qu’est-ce qui a alerté mon esprit ? La naissance elle-même ? Je ne crois pas ; du moins, je ne me souviens pas d’avoir eu un « coup de cœur » sur les midis. En revanche, je pense plutôt que j’ai perçu que Guy avait l’intention de me donner la nouvelle. La transmission se fait donc, plutôt que sur l’injonction de l’événement qui la provoque, sur un support discursif. À supposer que le « don » existât, je me demande si la part discursive était si importante pour ma mère, dont la culture lettrée était nulle, ou s’il s’agit d’une déviation littéraire propre à ma formation. Je souris à l’idée que je pourrais être conduit à évoquer ce genre de question devant une docte assemblée. Peut-être dans un colloque sur les ressorts narratifs du récit ?

Jeudi 7 février 2003

 

Corridas mai 1978

Tristes tardes de toros à Madrid

 

Il fait presque froid. Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Cela gâcherait la corrida où je vais avec Barrère [un collègue de Pau].

Andrés Vázquez a des détails toreros indéniables. Cela nous change des toreros qui ne savent faire qu’une seule faena, quelle que soit la bête qu’ils affrontent. Il prend soin de varier ses passes, sa façon d’aborder le taureau. En outre, il a énormément de temple. Mais, les taureaux ! Le premier n’a pas pu supporter une seule pique : il est tombé au simple contact du caparaçon du cheval. Or, on a concédé une oreille au torero pour sa faena sur cette bête faiblarde. Le quatrième, boitant bas, et le cinquième, mansísimo sont « devueltos al corral ». L’un d’entre eux était déjà un sustituto. Barrère était ravi parce qu’il revivait des moments de son séjour en 1950-51 (il a passé deux ans à Madrid). Le public était très animado et, au tendido 8, celui des vrais aficionados, il y a eu une bataille rangée et on a expulsé, non sans mal, un ou deux excités. Le monument à Antonio Bienvenida est affreux.

Dimanche 22 mai 1978

Barrère est venu me prendre et nous sommes allés à la corrida. Nous avons payé à la revente 425 pesetas des places qui en valaient 250. Le spectacle a été sauvé par les rejoneadores : Alvaro Domecq, sobre et élégant, efficace à pied ; Moura, jeune portugais, très nerveux, avec un taureau tardo. Ses chevaux ont reçu plusieurs égratignures mais il a réalisé des choses superbes : bête fixée, provocations par changement de pied, dignes d’un trois-quart aile de rugby. Mais il ne tue pas à pied. C’est un autre qui le fait à sa place, encore que, dimanche, il n’ait pas été nécessaire de recourir à ce sustituto.

Le reste ne vaut guère la peine d’être mentionné. Les six tuliovazquez ayant été refusés par les vétérinaires, nous avons eu droit à un lot inédit de ????, pas plus mauvais que d’autres déjà vus. Les toreros : mauvais. Tini, Calatraveño (mort de peur et qui n’a pas fait une seule passe au taureau), El Puno, qui s’est à demi sauvé car il est un peu moins médiocre. Mais je ne regrette jamais ce genre de dépenses. Il est mille fois plus triste de subir la fraude que les figuras, Paco Camino et El Viti, ont infligée au public face à des victorinos.

Dimanche 16 mai 1978

 

 

Voyage en Israël

Voyage en Israël

4-11 décembre 1994

 

Du 6 au 8 décembre 1994 à l’Université de Tel-Aviv, Danielle Bohler organisa un colloque sur les identités sexuelles au Moyen Âge (La pastourelle sens dessus dessous), auquel elle m’invita à participer au côté d’autres chercheurs français : Jacques Rossiaud, Christiane Klapisch-Zuber, Marie-Françoise Notz, Jean-Marie Fritz, Jean Scheidegger. Étant peu enclin à voyager pour mon compte dans des régions ignorées, j’acceptai l’invitation de Danielle, parce qu’elle me donnait l’occasion d’effectuer un séjour dans le Moyen-Orient que je ne connaissais pas, avec l’assurance d’être accompagné par des guides d’exception, elle et Shmuel Burnim, son compagnon, qui avait participé à l’expérience des kibboutz après la Seconde Guerre. Comme pour tous mes voyages ou séjours à l’étranger, j’ai tenu un journal, que je publie ici. On y lira bien des naïvetés, mais aussi une volonté de porter un regard honnête sur ce qu’il m’a été donné de voir.

 

Dimanche 4 décembre

Je pars sans enthousiasme excessif pour une aventure pourtant exaltante, la découverte du Moyen-Orient.

Le voyage est un vrai pensum : deux heures d’attente à Roissy – sécurité oblige – ; quatre heures de vol ; une cabine bondée ; pour comble, la pluie à l’arrivée et personne pour m’accueillir. Du moins l’ai-je cru un instant, jusqu’à ce que je retrouve le reste de notre groupe à l’écart ; l’aéroport est en travaux et le lieu de rencontre se situe à l’extérieur, dans la pénombre. Danielle Bohler a fini par me repérer, puis nous voilà partis dans la fourgonnette Renault, conduite – affreusement mal – par Shmuel, l’ami de Danielle. Nous tournons longuement en rond avant de trouver enfin la résidence dans laquelle nous sommes hébergés.

Nous allons tous les huit (le couple Rossiaud, Christiane Klapisch-Zuber, Marie-Françoise Notz, Jean-Marie Fritz, Danielle, Jean Scheidegger et moi) dîner dans un restaurant yiddish près de chez nous : petits plats variés, de la viande chaude et une bonne bière.

Nous n’avons vu que peu de choses de Tel Aviv. Il y fait relativement doux mais on ne sent pas la présence de la mer, comme ce serait le cas au bord de l’océan. Le quartier où nous logeons, plutôt central, près de Dizengoff, est composé d’immeubles sans charme des années soixante, parallélépipèdes à balcons, alignés le long d’avenues qui se coupent à angle droit et sont bordées d’impressionnants ficus au tronc blanc. On trouve aussi des palmiers d’une hauteur imposante et des hibiscus. Attendons la lumière du jour pour apprécier en connaissance de cause.

Le meilleur moment du vol a été le coucher de soleil sur les Cyclades. Au-dessus de l’horizon marin, limité par de vagues reliefs montagneux, le spectre de l’arc-en-ciel se déroule verticalement pour s’achever sur un bleu d’une incroyable intensité. Lorsque ce bleu se confond avec le noir qui envahit le firmament, se dessine le plus petit croissant de lune qu’on puisse imaginer, éclatant de blancheur argentée. Un extraordinaire chromo.

 

Lundi 5 décembre

Nous allons prendre notre petit-déjeuner en groupe dans un boui-boui de la grande avenue Dizengoff. Les collègues cèdent à la tentation du menu local et prennent un sandwich de pipat (pain rond sans levain), accompagné d’un mélange de fromage blanc, pois chiches et je ne sais quoi, plus de grands verres de nescafé au lait. Plus prudent, je me contente de thé et de deux pipats secs. Je n’ai encore rien vu qui ressemble à un café ou à une brasserie. Pour le coup, le dépaysement est complet.

Nous nous enfournons à sept dans un taxi collectif, en route pour l’Université de Ramt Aviv. Il nous faut insister beaucoup pour que le chauffeur accepte de lancer son compteur. On se ferait facilement arnaquer. Décidément, la confrérie mondiale des chauffeurs de taxis semble adhérer aux mêmes principes.

Le campus se trouve un peu à l’écart, sur la hauteur, dans ce qui semble être le Neuilly de Tel Aviv. Le cadre est superbe, peut-être un peu trop grandiose (que d’espaces perdus !) mais les bâtiments ont de quoi faire pâlir d’envie les pauvres universitaires français que nous sommes.

Nous avons une conversation dans le couloir avec le Directeur du département de français, Lucien Kupfermann, personnage avenant, courtois, qui nous présente les activités de son unité et répond à diverses questions sur la situation du français en Israël. Malgré de rares débouchés, il connait une certaine expansion. C’est plutôt réjouissant quand on songe à la régression qui touche l’enseignement de notre langue et de notre culture en Espagne, par exemple.

Nous visitons le musée de la diaspora qui se trouve dans le campus. Le début de la visite a peu d’intérêt mais celui-ci va croissant au fur et à mesure que l’on avance. Il est quand même pharamineux de constater comment ces populations, qui se sont dispersées aux quatre coins du monde, ont maintenu des traits de vie et de pensée communs et qu’après tant de siècles, les différences entre les communautés soient tout compte fait si faibles. On conçoit qu’un phénomène aussi exceptionnel ne puisse être apprécié à l’aune d’autres phénomènes historiques. Il semble qu’une seule communauté juive ait disparu par assimilation à la culture dominante : en Chine. Cela mériterait réflexion. Cependant que nos autres collègues se retirent pour peaufiner leur communication du lendemain, madame Rossiaud, Jean-Marie Fritz et moi partons visiter Jaffa, sans trop savoir ce que nous allons y trouver.

Le port de Jaffa a été établi au pied du promontoire qui domine la côte, au sud de Tel Aviv. Contrairement à l’actuelle capitale qui date du XXe siècle, Jaffa est un site très ancien, qui a été occupé dès l’époque de Ramsès II. L’implantation humaine y est donc vieille de trente-sept siècles au moins. Le promontoire est occupé par une ville-forteresse, très visiblement restaurée, dans laquelle on trouve encore des établissements chrétiens. Avant d’escalader le promontoire, nous avons pénétré dans un cloître qu’on aurait pu croire cistercien. En fait, cet espace donne sur une seconde cour, sur la murette de laquelle des chaussures avaient été déposées. Il s’agissait donc d’une mosquée, comme nous le confirme le minaret que l’on aperçoit, une fois contourné l’édifice.

La ville actuelle aurait mérité une visite mais nous ne sommes pas assez familiers des lieux pour nous aventurer dans des zones qui peuvent nous réserver de mauvaises surprises. Nous voulions nous faire une idée du site avant que la nuit ne tombe, ce qui arrive brutalement autour de 16h30 à cette époque de l’année.

Tel Aviv est décidément sans grâce, construite à la va-vite, avec des matériaux médiocres et selon un plan sans imagination. Ce qui s’édifie aujourd’hui est de meilleure qualité mais la confrontation avec ce qui a précédé est peu exaltante. On y voit finalement peu de végétation, pas de parcs ni de jardins, et tout semble en travaux. Les chaussées sont mauvaises. Si la promenade du front de mer est passable, de l’autre côté du boulevard qui la longe on voit plus de déblais, de terrassements et de terrains vagues que de belles constructions. Tel Aviv me fait l’effet d’une Brasilia des pauvres, mais peut-être me fais-je des idées sur Brasilia.

Ce soir, Danielle nous emmène dîner dans un restaurant yéménite du « vieux » Tel Aviv, un quadrillage de rues étroites et défoncées tracées au milieu de petits cubes de maison dont le premier étage est en encorbellement. Des fils électriques zigzaguent au-dessus de la rue très parcimonieusement éclairée. Tout cela paraît bien désert à 19h30, mais pas particulièrement inquiétant.

Le repas est délicieux : petits légumes en purée ou confits ; galettes de viande ou cornets garnis. On nous apporte feuilles de vigne, tomates, pommes de terre et poires farcis. Suivent veau, agneau et poulet. Tout est délicieusement relevé et arrosé d’un vin de pays bon et pas entêtant. Pour finir, une pâtisserie au miel et du thé à la menthe.

La conversation est enjouée et sérieuse, alternativement. Excellente soirée, un peu chère, cependant, 85 shekel, soit 170 f par personne. Mais la vie est chère en Israël.

 

Mardi 6 décembre

Première journée du colloque. La matinée est intéressante, les communications donnant lieu à de bons échanges. En revanche, l’après-midi fut pénible, avec deux communications en anglais, dont une donnée par une collègue, américaine jusqu’à la caricature. Après la pause-café, j’avais la rude tâche de réveiller tout ce beau monde. À dire vrai, je ne pense pas y être parvenu, même si j’ai privilégié les citations du Livre de Bon Amour sur le commentaire. Mon exposé n’était pas assez structuré et le commentaire un peu court. En réalité, tout le monde avait déjà décroché avant même que je parle.

Le soir, excellent dîner de poisson dans un restaurant proche de la résidence, qu’avait déniché Scheideberg.

Soirée télé sur TV5, Envoyé spécial.

 

Mercredi 7 décembre

Seconde journée du colloque. Beaucoup plus intéressante que celle de la veille, elle s’achève sur une table-ronde passionnante pendant laquelle historiens et littéraires abordent franchement les préventions que les uns nourrissent à l’égard des autres. Christiane Klapisch est sur la même longueur d’ondes que moi, ce qui me rassure.

Repas de luxe offert par l’Université dans la Maison Verte, restaurant chic situé près de là. Est également invitée Myriam Greilsammer, enseignante d’histoire à l’Université, avec laquelle je sympathise et que nous serons appelés à revoir.

 

Jeudi 8 décembre

Nous quittons Tel Aviv par le bus, sans regrets car il nous semble avoir fait le tour de cette ville sans grand intérêt. Les 60 km qui la séparent de Jérusalem se font par autoroute. Le paysage, plat au-début et rendu verdoyant par les récentes pluies, au bout de 40 km, montueux et désertique. Puis apparaissent, au sommet de collines calcaires, des lotissements de maisonnettes qui annoncent l’approche de la grande ville.

Nous débarquons à la gare routière et avons toutes les peines du monde à convaincre un taxi collectif de nous transporter. Il finit par accepter en nous imposant un prix unique de 8 shekels (16 f) par personne, ce qui est exorbitant. De plus, il nous dépose très en contre-bas de l’entrée piétonnière du Maiersdorff club, qui est la résidence de l’Université hébraïque et nous devons monter plusieurs centaines de mètres chargés de nos valises.

À travers les baies de nos chambres, nous jouissons d’une vue panoramique sur la vieille ville, ses murailles et la mosquée Al-Aqsa. Les trois littéraires, M.-F. Notz, J.M. Fritz et moi, libérés de toute obligation, contrairement aux historiens qui doivent plancher devant les étudiants, partons visiter la ville.

Ne trouvant pas de bus, nous décidons de descendre à pied le plus loin possible. À l’embranchement vers la vieille ville, nous hélons un taxi qui accepte de nous conduire à la Porte de Damas. Sans être prévenus, nous traversons Jérusalem ouest, la ville arabe extra-muros, et pénétrons dans la vieille ville par le souk que l’on nous a pourtant déconseillé de fréquenter, sauf dans ses rues les plus larges.

Le sentiment de relative insécurité ne m’empêche pas d’apprécier l’extraordinaire grouillement de ce quartier arabe, dans lequel le costume traditionnel, souvent richement paré chez les femmes, et la tenue moderne se côtoient à peu près également. De chaque côté de la rue, les échoppes largement ouvertes parfois voûtées paraissent très profondes. Elles proposent des produits de première nécessité mais aussi des objets pour touristes. Elles se prolongent sur la rue par des espaces bâchés, ce qui rend la circulation malaisée. L’ambiance est bruyante et passablement agitée.

Nous nous orientons tant bien que mal et finissons par atteindre le Mur des lamentations, auquel nous accédons par une chicane où des policiers nous fouillent. Des barrières inesthétiques nous empêchent d’y accéder et nous n’avons d’autre ressource que d’observer les croyants, la plupart orthodoxes, qui s’y adonnent à toute sorte de gesticulations, que je connaissais déjà sauf peut-être le fait d’enserrer son bras de versets de la Tora. Tout cela est bien décevant pour un visiteur non religieux.

Nous finissons par trouver le chemin de l’esplanade des mosquées. Le lieu est fascinant. Les mosquées ne présentent pas en soi un grand intérêt ou, pour mieux dire, ne sont pas impressionnantes comparées à d’autres édifices religieux contemporains. En revanche, les quatre portiques d’entrée placés aux quatre points cardinaux de l’esplanade, dont les colonnes monolithes sont pour certaines romaines et l’agencement des XIe et XIIe siècles ; les édicules à dôme qui scandent l’espace ; la végétation discrète mais très décorative ; tous ces éléments contribuent à donner une certaine magie au lieu. L’impression qu’il produit en moi me rappelle celle que j’ai éprouvée dans le cloître de la mosquée de Cordoue.

Nous nous acheminons ensuite vers le quartier juif, très restauré et peu fréquenté. Nous y déjeunons d’un couscous de poulet un peu sec à mon gré. Mais la tension résultant de la visite dans la ville musulmane qui, sous l’effet des nombreuses mises en garde, nous paraissait receler bien des dangers, a disparu et nous relâchons nos nerfs.

Visite du Saint Sépulcre : l’ensemble est dans un lamentable état d’abandon et, tel qu’il est, nous déçoit beaucoup.

Après avoir traversé le quartier arménien et le quartier grec, nous sortons par la porte d’Haïfa (par laquelle nous aurions dû entrer) et nous dirigeons vers la ville nouvelle. Elle porte la marque de l’architecture « coloniale » de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, avec ses enfilades d’édifices de deux à trois étages, dont la façade est rythmée par des ouvertures surmontées par des arcs, le tout dans cette magnifique pierre blanche qui donne sa belle couleur à Jérusalem. Des édifices récents, souvent imposants comme la nouvelle mairie, sont en train de modifier l’aspect général de la ville, mais tout cela reste à cent coudées au-dessus de Tel Aviv.

Thé et gâteaux chez Chagall, dans une des rues piétonnes du centre. Puis Myriam et son mari, Alain Greilsammer, viennent nous prendre au coin de la rue Moshe Salomon et de la rue Illel, pour nous conduire au marché du sabbat, ancien marché à l’air libre récemment recouvert. L’ambiance est bon enfant, les produits appétissants même si leur aspect, surtout des fruits, n’a pas l’aspect prétentieux des nôtres. Les carpes sont assommées d’un coup de bâton dans leur poche plastique avant d’être emportées.

Nous passons la soirée chez les Greilsammer, avec leurs quatre garçons : David (17 ans), Michael (13 ans), Elisha (9 ans) et le dernier, ce petit diable de Benjamin (4 ans), qui est très agité à table. Pourtant nous avons bien joué ensemble avant le repas. Après une agréable soirée, Alain nous conduit au pied de notre ascenseur, attention très bienvenue compte tenu du difficile accès à notre résidence.

 

Vendredi 9 décembre

Planté devant la baie de ma chambre dès potron-minet, je déguste le plaisir rare de me réciter la topographie de Jérusalem tout en m’habillant avec une lenteur de courtisane. En effet, – luxe inouï -, de ma chambre du Maiersdorff club, je vois la ville sainte vivement éclairée par la lumière du soleil levant. On peut difficilement imaginer réveil plus prodigieux. Le Mont Scopus, sur lequel est édifiée l’Université hébraïque de Jérusalem, est une enclave israélienne en territoire palestinien et est reliée à la ville juive par une simple route. Mais je constate avec plaisir que la position n’est pas seulement stratégique.

Après un petit-déjeuner pris en commun, nous allons admirer la vue que l’on découvre depuis le belvédère sur lequel s’achève le Mont Scopus au nord-ouest. On y aperçoit la ligne de montagnes qui délimite le sillon de la Mer morte.

Marie-Françoise, Jean-Marie et moi allons au Musée d’Israël, dont la visite commence par la section consacrée à la Bible, qui contient des documents anciens dont certains fragments des manuscrits de la Mer morte. Le reste du musée est consacré à l’art et à l’archéologie du territoire. Bien présenté et d’une très grande richesse, il couvre de l’époque cananéenne à l’époque romaine.

Se repérer dans les villes israéliennes est, pour une raison que j’ignore, décidément très compliqué. Ainsi, nous avons bien du mal à trouver la maison d’Esther Cohen où Danielle et Shmuel doivent nous prendre. La rue est mal connue, aussi nous a-t-on recommandé de signaler que c’est là qu’habitait Menaghem Begin. Le premier chauffeur de taxi ignore où cela se trouve et finit par nous conduire près de la Présidence. Les membres du poste de garde nous aident très aimablement, recherchent le téléphone d’Esther Cohen, nous permettent de téléphoner et ne nous laissent partir qu’après s’être assurés que le chauffeur de taxi saura s’y retrouver. Nous partageons le véhicule avec un inconnu – c’est, semble-t-il, courant -, qui ne paraît pas avoir d’autre but que d’accompagner le chauffeur. Il prétend être colonel à la retraite, s’exprime très bien en français et ne porte pas De Gaulle dans son cœur. C’est ainsi qu’il nous rapporte plusieurs vacheries dont le Grand Charles a été la cible. De Weygand : « Français mais pas patriote ; militaire mais pas soldat ; chrétien mais pas [croyant] ». De Churchill : « De toutes les croix que je porte, la croix de Lorraine est la plus lourde ». Il nous confirme en passant que les chauffeurs de taxi sont des mouchards de la police.

Nous embarquons dans le minicar du kibboutz conduit par Shmuel. La sortie de Jérusalem est mouvementée, avec de nombreuses côtes et de nombreux virages. Shmuel conduit « au frein ». Il est vrai qu’il lâche souvent le volant pour répondre – très pertinemment – à nos questions. Je sens bientôt une odeur de pneu brûlé et le fais savoir à J.-M. Fritz, qui confirme. Après une énorme descente et un énième virage, la voiture qui nous précède s’arrête, le pneu avant droit éclaté. Shmuel s’arrête lui aussi par solidarité mais constate que de la fumée sort de dessous son aile droite. La plaque de frein a chauffé, ce qui se conçoit, puisqu’il avait oublié qu’il était en conduite automatique.

Chemin faisant, il nous donne en direct une leçon de toponymie biblique. Nous traversons d’abord la région dans laquelle a sévi le hors-la-loi Samson avant de commettre l’erreur d’épouser une non-juive et de lui confier le secret de sa force, dont elle fit l’usage que l’on sait. On traverse les ruines d’une place-forte datant des croisades. On s’arrête pour regarder le lieu où la troupe des Philistins, venue de la côte, rencontra celle des [presque] hébreux, venue des montagnes de Judée, et où David vainquit Goliath. Nous traversons sans nous y arrêter Ber-Sheva, ville neuve, capitale du sud, terre d’accueil des juifs provenant d’Union soviétique.

Nous parvenons au kibboutz où nous allons séjourner les deux prochains jours. Ce n’est pas celui de Shmuel qui, lui, ne possède pas d’hôtellerie. Les chambres sont des préfabriqués, intérieurement bien disposés : une entrée cuisine avec lit d’appoint ; une chambre avec un grand lit ; une salle-de-bains avec douche et toilettes. C’est parfait et, tout compte fait, pas si spartiate.

Nous prenons le dîner dans la salle-à-manger commune en compagnie de la fille de Shmuel et de son (second) mari, qui est le maire du kibboutz. L’ambiance est bon enfant et la nourriture tout à fait honorable : potage de vermicelle, salades, poulet ou tartelette aux champignons, une pomme. Le vin, en revanche, est acide et mal élaboré. Nous interrogeons Shmuel sur toute sorte de sujets touchant à la religion au caractère laïc du kibboutz et même sur les dimensions de la kippa. Ce kibboutz est laïc, aussi, lorsque nous avons demandé s’il y avait un rabbin, la fille du maire, qui a treize ans et est aussi rousse que sa mère, n’a pu s’empêcher d’éclater de rire.

Nous allons prendre le café chez le maire et y faisons la connaissance de notre guide de demain, fils de la fille de Shmuel et de son premier mari, qui est animateur écolo auprès de l’armée. Le kibboutz s’appelle Mashabee-Sade, de ‘Mashabe’ (ressources + le nom d’un général israélien d’avant la guerre d’indépendance.

 

Samedi 10 décembre

Selon Shmuel, les petits-déjeuners du kibboutz sont une des rares bonnes choses que les Anglais aient léguées à son pays. En fait, ils ne sont pas si bons. Il y a bien des œufs mais ils sont durs ; beaucoup de salades mais elles ressemblent beaucoup à celles du dîner. Restent les fromages frais : j’en goûte un avec du müesli, me réservant d’en goûter un autre demain. La touche kibboutz se limite à une marmelade maison contenant des zestes d’orange confits, le tout fort bon. Le pain, lui, est bien un pain de mie archi-blanc à l’anglaise.

Après ce petit-déjeuner collectif, Danielle et Shmuel passent nous prendre pour nous entraîner dans l’excursion projetée dans le Néguev. Zi (de ‘Zivi’, diminutif familier) nous dirige. Il se montrera très consciencieux, un peu trop même, ce qui se traduit par des explications très didactiques et un peu lentes, dont on retrouvera la trace dans le récit qui suit. Il s’exprime dans un anglais hésitant.

Nous filons donc vers le sud par une route très bien entretenue. La première étape prévue est le cratère de Ramon, un martesh ou dépression entourée de montagnes, provoquée par l’érosion marine sur des terrains plus ou moins résistants. Sa longueur maximale est de 6 kms. On descend en voiture la falaise pour observer de près un tertre de quartz au fond du martesh. Le quartz se défait en prismes noircis par l’oxyde de fer à partir des orgues qui couronnent encore le monticule.

Bio-Ramon est une petite ville nouvelle qui vit surtout du tourisme. Nous déjeunons sur une aire de pique-nique au soleil, car, à l’ombre, le froid pince déjà. Au menu : pita, saucisse fumée et fromage de vache blanc assez salé et relativement sec ; biscuits et mandarines : frugal mais bienvenu.

Nous reprenons la route du retour et nous arrêtons sur l’emplacement d’une ancienne cité nabatéenne du IVème siècle a. J.C. Les nabatéens étaient des nomades spécialisés dans le commerce des épices, dont la base de départ se situe sur le territoire de la Jordanie. La légende leur prête des moyens considérables ; c’est ainsi que notre guide avance le chiffre de 1 000 chameaux pour un seul convoi. L’empire byzantin a occupé le site et édifié deux basiliques et un baptistère. La ville est construite sur la pente, le sommet étant couronné par une acropole. Les nabatéens étaient capables de conserver l’eau dans des citernes creusées à cet effet. Nous en avons déjà vu une au bord de la route, ce matin. Dans le désert, on ne peut compter que sur l’eau de pluie, qui tombe entre novembre et février. Cette année a été faste, puisqu’en décembre il était déjà tombé le double de la moyenne des précipitations annuelles. Effectivement, le paysage présente de petites mares, ainsi que de fréquents terrains verdoyants.

Nous faisons escale dans le kibboutz où Ben Gourion a passé la fin de sa vie et a déposé ses archives, lorsqu’il s’est retiré de la politique. Il est enterré près de sa femme, face aux montagnes du sud. Selon Shmuel, son idée était de coloniser le désert. Il le jugeait suffisamment vaste pour accueillir tous les juifs qui voudraient venir vivre en Israël, sans avoir à entrer en conflit avec les populations arabes. Ses successeurs ont préféré favoriser des implantations juives en Transjordanie, avec les conflits que l’on sait.

 

Dimanche 11 décembre

Nous prenons le bus pour Ber-Sheva, où nous attendent Shmuel et Danielle. Notre bus est plutôt miteux et rempli d’étudiants ou de jeunes soldats qui rejoignent leur caserne ; également trois bédouins en keffieh blanche, au visage buriné et imprégnés de l’odeur du feu de bois (dixit Jean-Marie) et aussi de graisse de mouton. Dans la gare routière de Ber-Sheva, grand attroupement : les artificiers s’occupent d’un paquet suspect. La scène est, paraît-il, courante.

Shmuel nous conduit à un musée des bédouins créé dans un kibboutz. Pendant le trajet, nous avons pu voir de nombreux campements qui tiennent à la fois des camps gitans de chez nous mais dépourvus de voitures, et du campement mongol (type Urga). De grandes tentes rectangulaires de toile noire goudronnée ; des enclos pour des moutons qui, vus de la route, nous paraissent d’une taille exceptionnelle ; des dromadaires ruminants à l’air pensif ; parfois, un petit troupeau de chèvres suivi de sa bergère, son voile noir volant au vent, dans une scène d’allure biblique.

Les bédouins tendent à se sédentariser et ont même construit des villes. Ils ont adhéré à l’état d’Israël, même s’ils vivent à cheval sur la frontière avec la Jordanie, et intègrent souvent l’armée israélienne.

Le kibboutz dans lequel se trouve le musée est la parfaite illustration du mythe du désert cultivé. À dire vrai, ce désert ressemble de moins en moins à un désert, même s’il présente les caractéristiques climatiques correspondantes. Il lui manque aussi la superficie car, de Ber-Sheva à Eilat, il n’y a guère plus de 200 kms. On est loin de l’extension des déserts d’Afrique.

Nous déjeunons dans le kibboutz de Shmuel qui évoque les débuts de cette aventure et les conditions de vie précaires des pionniers. On peut s’interroger sur l’avenir de ces institutions, tant elles exigent d’esprit de sacrifice et de solidarité de la part de leurs membres, dans une société qui s’accommode plutôt bien de l’idéologie capitaliste. Peut-être finiront-ils par se transformer en villages, mais on regrettera le sort très avantageux qui y est fait aux enfants et aux personnes âgées.

L’embarquement à Lod se fait dans les conditions habituelles de surveillance policière, qui frise la tracasserie, et de laisser-aller oriental. Le vol dure quatre longues heures, mais Christine Klapish l’agrémente d’un commentaire passionnant sur les paysages de Grèce et d’Italie que nous survolons, ce qui, avec les mots-croisés de Libé et la collation casher qui nous est servie, contribue à rendre la durée supportable.

Israël. Légende de Pause dans le Néguev

 Pause dans le Néguev : De gauche à droite: Zi, Danièle Bohler, MG, Jacques Rossiaud, madame Rossiaud, Marie-Françoise Notz et Jean-Marie Fritz. C’est Shmuel qui prend la photo.

Réception d’Andrés Segovia

RÉCEPTION D’ANDRÉS SEGOVIA À

LA ACADEMIA DE BELLAS ARTES DE SAN FERNANDO

Dimanche 8 janvier 1978

 

Ce dimanche, nous avions invité à déjeuner, dans notre appartement de la rue Juan Bravo à Madrid, José Antonio Bonilla, directeur de l’Instituto de Estudios Giennenses (cf. En torno a la edición de la Tesis sobre Pedro de Escavias), et son épouse, María, qui concentrait en elle toute la grâce de ses origines grenadines. Ils nous invitèrent à les accompagner à la séance de l’Academia de Bellas Artes de San Fernando, au cours de laquelle le grand guitariste Andrés Segovia allait être reçu dans l’illustre compagnie. La cérémonie dut se tenir dans le salon d’honneur de l’Académie espagnole, parce que celui de l’Académie des beaux-arts était en travaux. Elle allait être présidée par le roi et la reine, couronnés depuis peu (Franco était mort en novembre 1975).

Comme on pouvait s’y attendre, la salle était archipleine. Sur la tribune se trouvaient, aux côtés des académiciens, l’épouse d’A. Segovia et leur fils, seulement âgé de neuf ans, ce qui ne manqua pas de nous surprendre, puisque le père était sur le point de fêter ses quatre-vingt-cinq ans.

Le parrain désigné fut le compositeur Joaquín Rodrigo, auteur, entre autres, du très célèbre Concierto de Aranjuez. Le rituel voulait que le parrain allât chercher le nouvel élu pour l’introduire parmi ses pairs. Rodrigo étant aveugle, le chef d’orchestre Rafael Frühbeck de Burgos se chargea de le mener en coulisses. Le récipiendaire fut le compositeur Federico Moreno Torroba, lui aussi très âgé, puisqu’il était de deux ans l’aîné de Segovia. Voir ainsi réunis tant de musiciens célèbres ne manqua pas de nous impressionner. Regino Saínz de la Maza, autre guitariste célèbre, aurait dû y être, puisqu’il fut élu à l’académie en 1958 et ne mourut qu’en 1981, mais André Segovia ne signale pas sa présence dans son discours. Pour que le spectacle fût complet, il ne manquait que des compositeurs de la nouvelle génération, qui ne seraient reçus que quelques années plus tard, Cristóbal Hálffter en 1983 et Luis de Pablo en 1989.

Notre plus grand souhait était d’entendre Andrés Segovia exécuter une pièce, mais nous ignorions si le protocole le permettrait ou s’il n’admettait que des discours. Nous fûmes rassurés lorsque nous vîmes qu’il avait son instrument. Il commença d’ailleurs sans préambules par un véritable concert, avec des œuvres de S. L. Weiss, J. S. Bach y H. Villa-Lobos. À la suite de quoi, il lut un discours intitulé, sans fausse modestie, La guitare et moi.

De son prédécesseur, Oscar Esplá, il salua la personnalité et résuma la carrière, mais ne cacha pas qu’il ne sut pas composer pour la guitare :

[…] aux alentours des années 20, il me fit la joie de me dédier une splendide sonate, mais, hélas !, il l’avait directement composée pour la guitare. Ma joie laissa place à la désillusion.

Le maître n’avait pas compris que la guitare est comme un parcours semé de reliefs abrupts et de labyrinthes. Le compositeur qui veut s’y aventurer doit être accompagné par un guide expert qui veille sur le semis pour obtenir qu’il donne des fruits.

Il s’y montre généralement complaisant envers lui-même, tout en usant d’un style fleuri et d’un humour, typiquement andalous :

Certains me font naître à Grenade, il va sans dire que j’apprécie vivement le beau cadeau. D’autres à Jaén, et même, se fiant à mon nom, à Ségovie. […] Ils ont fini par tomber juste : je suis un enfant de Linares, ce dont je me félicite. On se dispute aussi sur la date de ma naissance. On a imprimé que j’étais venu au monde en 1882, mais je crois, sans me vanter, que je n’ai pas l’air si vieux. […]

Il évoqua aussi les principales étapes de sa carrière, qu’il débuta très jeune :

Mon éveil à la beauté propre à la musique se fit lorsque j’entendis pour la première fois un des concerts symphoniques que don Tomás Bretón dirigeait dans le palais de Charles Quint, à Grenade. […] Je m’étais assis sur un banc des jardins tout proches, n’ayant pas de quoi payer le droit d’assister de près à ce miracle sonore ; mais, depuis mon siège, figé et en extase, je sentais s’ouvrir les pores de tout mon être et pénétrer dans mon âme le mystère de la musique. Ma vocation éclata en un feu d’artifice.

Il raconte ses premiers concerts publics à Grenade en 1909 et 1910 puis son départ pour Madrid en 1913 et la remise gracieuse par Manuel Ramírez, luthier du Conservatoire, de son premier instrument de concert, récit fondateur s’il en fut et probablement très enjolivé.

Puis il rappelle le nom de musiciens qui, à sa demande, acceptèrent de composer directement pour la guitare, alors que le répertoire était essentiellement constitué d’adaptations, dont un des premiers fut Federico Moreno Torroba. Enfin, il conclut sur ces mots :

Je conclus, car je crains que mon discours ne vous inflige une irrépressible somnolence, tant il est peu passionnant, et parce que, à près de quatre-vingt-cinq ans, mon cerveau n’abrite plus que des images rétrospectives de ma vie.

Cette conclusion fit sourire le public, parce que nous fûmes nombreux à observer que le roi avait tenté plus d’une fois de réprimer des bâillements, confirmant une opinion fort répandue, selon laquelle la culture l’intéressait moins que d’autres activités plus ludiques.

Un autre détail de la cérémonie qui me revient à la mémoire est que le service de sécurité ne sut pas prendre les mesures requises pour accompagner la sortie du roi et de la reine, lesquels durent traverser la salle au milieu du public. Ils longèrent le mur du côté où nous étions assis, ce qui les amena à passer tout près de nous. Bien que, en ces lointaines années, la paranoïa sécuritaire qui entoure les autorités n’était pas aussi forte qu’aujourd’hui, nous fûmes choqués par le degré d’improvisation qui présida à cette occasion.

Source

La guitarra y yo. Discurso leído por el Excmo. Sr. Don ANDRÉS SEGOVIA TORRES con motivo de su recepción pública el día 8 de enero de 1978 y contestación del Excmo. Sr. Don FEDERICO MORENO TORROBA. Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, MCMLXXVIII.

 

La pastourelle sens dessus dessous

Du 6 au 8 décembre 1994 à l’Université de Tel-Aviv, Danielle Bohler organisa un colloque sur les identités sexuelles au Moyen Âge (on ne parlait pas encore de ‘genre’), auquel elle m’invita à participer aux côtés d’autres chercheurs français, historiens et littéraires : Jacques Rossiaud, Christiane Klapisch-Zuber, Marie-Françoise Notz, Jean-Marie Fritz, Jean Scheidegger. Elle me donna l’occasion de renouer avec une activité que j’avais dû mettre en veilleuse pendant les quatre années précédentes, au cours desquelles mes occupations de directeur du Centre d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES, cf. survol bio-bibliographique) m’avaient éloigné presque complètement des activités de recherche. Je choisis de parler du Livre de Bon Amour, qui était très peu connu hors d’Espagne. Les actes de ce colloque n’ayant pas été publiés, je reproduis ici le texte de ma contribution. Je publie par ailleurs le journal que j’ai tenu pendant ce court séjour en Israël (Journal intermittent, 4-11 décembre 1994).

La pastourelle sens dessus dessous

Pour ma contribution à ce colloque sur les identités sexuelles, j’ai choisi de commenter certains passages d’un texte castillan remarquable, qui date de la première moitié du xive siècle, le Livre de Bon Amour.

Le sujet du Livre — une Somme poétique de près de 7000 vers — est, aux dires de l’auteur, d’enseigner tout homme à bien aimer. Ce « bon amour », le poète le définit tantôt comme l’amour que la créature doit à Dieu, tantôt comme un art d’aimer pour gens de bonne éducation. Il illustre son propos de nombreux développements empruntés à des traditions diverses, parmi lesquelles on retrouve l’art d’aimer ovidien, à travers l’adaptation d’une comédie élégiaque anonyme du xiie, le Pamphilus de amore ; la littérature homilétique, qui se manifeste à travers de nombreux exempla ; la tradition populaire du combat de Carnaval et Carême ; la tradition goliardique ; enfin, l’esprit de la poésie courtoise.

L’identité de l’auteur, un certain Juan Ruiz, Archiprêtre de Hita, dans l’archevêché de Tolède, reste, en fait, fort énigmatique. Au moins ne peut-on douter qu’il s’agisse d’un clerc. Les connaissances littéraires et juridiques dont il fait preuve, le ton volontiers didactique qu’il utilise ne laissent guère de doute à ce sujet. C’est donc au regard qu’un clerc pose sur la femme que nous allons nous intéresser. Mais on verra que cet homme d’église sait aussi tirer parti des vertus mondaines dans ce redoutable exercice.

Le Livre de Bon Amour est d’une construction complexe, tant il se plaît à mêler les perspectives. Le fil conducteur est nettement autobiographique et emprunte sa chronologie à trois modes de calcul du temps : la journée canoniale, le calendrier liturgique annuel, le décours des trois âges de la vie. Les développements amoureux associent de longs dialogues passionnés entre le héros, le dieu Amour et Vénus, l’épouse de ce dernier ; des récits de tentatives de séduction généralement avortés ; des mises en garde adressées aus femmes crédules ; une description détaillée des activités de l’entremetteuse. Autant dire que l’unité du texte, si elle existe, ce que je crois, tient plutôt au projet de l’auteur qu’aux formes des discours au moyen desquels il s’exprime.

Au milieu de cette extrême variété, les discours sur la femme, seuls susceptibles de nous instruire sur la vision que porte sur elle notre auteur, prennent eux-mêmes des formes fort différentes. La forme canonique est le portrait : le Livre en comporte quelques-uns. Le premier est consacré à la dame recluse.

168. Dame de haute lignée et de grande noblesse,

       ce qui est propre aux dames elle en sait les finesses ;

       sage et de bon sens, ignorant vilenie,

       remontrant en savoir à bien de ses égales ;

 

169. une taille bien prise, une mine amoureuse,

       bien faite, élégante, plaisante et fort belle,

       courtoise et mesurée, avenante, charmante,

       gracieuse et attirante, amour en toute chose.

Les adjectifs choisis semblent vouloir épuiser, par le biais de l’accumulation, le registre des vertus courtoises au point de déboucher sur la redondance d’un amour incarné plutôt qu’illustré par la dame. Mais la sensualité court sous l’hommage rendu aux excellences de cette noble personne. C’est là, sans doute un trait propre à notre auteur, qui ne trouve point illégitime l’aveu du désir amoureux et n’a cure de réprimander les femmes pour l’attrait qu’elles exercent sur les hommes.

Plus loin, le poète s’exprime avec moins de détours sur les qualités physiques requises chez la femme. Il place le propos dans la bouche de Sire Amour, qui a accepté d’instruire son disciple, à savoir le héros, des subtilités des choses de l’amour.

431 Cherche femme gracieuse, très belle et fort bien faite,

       qui ne soit point trop grande ni non plus une naine ;

       si tu le peux ne veuille aimer femme vilaine,

       elle ne sait rien d’amour, c’est un croque-mitaine.

 

432 Cherche une femme bien proportionnée : une tête petite,

       la chevelure blonde mais non teinte au henné ;

       les sourcils séparés, longs, hauts et fort arqués ;

       un peu large de hanches, telle est allure de dame.

 

433 De grands yeux saillants, colorés et brillants,

       aux cils longs et très clairs, en tout point élégants ;

       les oreilles petites et fines ; observe bien

       si elle a un long cou, c’est ce que l’on aime.

 

434 Que son nez soit effilé, ses dents toutes menues,

       égales et très blanches, et un peu écartées ;

       bien rouges les gencives, les dents un peu pointues ;

       les lèvres de sa bouche rouges et point charnues.

 

435 Une bouche petite, ainsi, de bonne guise,

       et un visage blanc, non velu, clair et lisse ;

       trouve-toi une femme qui la voie sans chemise,

       car la forme du corps te dira : “Bonne prise”.

Le portrait est classique, au demeurant, pour ne pas dire topique, comme se sont plu à le souligner depuis longtemps les commentateurs. Pourtant, il recèle certains traits originaux. L’allusion à la largeur des hanches, que F. Lecoy croyait pouvoir qualifier de simple facilité rendue nécessaire par les contraintes de la strophe, a donné lieu à bien des commentaires[1]. On a pu y voir un trait propre au physique et à l’esthétique méditerranéens. Quant au conseil contenu dans les deux derniers vers, il tranche avec les habituelles mentions des parties cachées de la dame auxquelles les auteurs se contentent de renvoyer par l’imagination à la fin du portrait. Le regard est ici plus incisif voire plus insistant et laisse supposer que ce qui anime le locuteur, ce n’est pas eulement une intention esthétique.

Au-delà de l’originalité de ces aspects, ce qui frappe ici, c’est donc la relative crudité de la description, qui s’achève sur une formule sans ambiguïté empruntée au vocabulaire du chasseur. Cette crudité d’expression est d’autant plus évidente que le discours est supposé être énoncé à haute voix, comme une conversation surprise entre deux mâles qui ne font pas de manières pour dire tout haut l’idée qu’ils se font d’une compagne idéale. Encore une fois, la sensualité est de mise et le ton du discours est rien moins que réservé.

Cette tonalité s’accentue peu après lorsque le dieu Amour instruit son protégé sur ce qu’il doit attendre de la contemplation, par son entremetteuse, de la beauté dénudée.

444 Si elle dit que la dame n’a pas des membres grands

       non plus que des bras fins, demande‑lui aussitôt

       si elle a de petits seins ; si elle dit oui, demande

       comment est le reste du corps, pour être vraiment au fait.

 

445 Si elle dit que les aisselles elle a un peu humides,

       qu’elle a les jambes courtes et le buste très long,

       les hanches un peu larges, les pieds, petits, voûtis :

       sache que telle femme ne court pas les marchés.

 

446 Très folle entre les draps mais très sage à la tâche,

       n’oublie pas cette femme, ne pense plus qu’à elle.

       Ce que je te prescris, Ovide en est d’accord,

       si tu veux l’obtenir cherche une vieille experte.

 

447 Il est trois choses que je n’ose te découvrir,

       ce sont des défauts cachés qui font beaucoup médire :

       très rares sont les femmes qui peuvent s’en guérir ;

       si j’osais en parler elles se mettraient à rire.

 

448 Veille à ce qu’elle ne soit ni velue ni barbue :

       cette demi‑démone, le Diable la secoue!

       Si elle a les mains petites, fines, la voix aiguë,

       telle femme, si tu peux, sois sensé, changes-en.

 

449 À la fin de ton boniment, pose-lui une question :

       si c’est une femme gaie, qui se pique d’amour,

       si elle est un peu froide, si elle est attentive,

       si elle consent à l’homme, accouple‑toi à elle.

 

450 Cette femme mérite d’être servie et aimée :

       elle est bien plus plaisante que d’autres à courtiser ;

       si tu en trouves une et tu veux l’appâter,

       fais tout pour la servir en paroles et en faits.

Le parrainage d’Ovide est ici quelque peu usurpé car le maître ès amours romain ne fait pas de telles distinctions entre les femmes : toutes lui semblent dignes d’être aimées. Notre auteur, lui, sait montrer ses préférences et celles-ci s’embarrassent peu de circonvolutions. Les qualités dont le dieu recommande la recherche aboutissent toutes à une pratique sexuelle dépourvue d’ambiguïté. Ce que le dieu Amour préconise, c’est la recherche d’une partenaire douée pour le déduit. Pour y parvenir, il met l’accent sur les parties du corps de la femme qui ont un rôle primordial à jouer : les seins, les jambes, les hanches — une nouvelle fois —, les pieds. Par ailleurs, il manifeste une répugnance à l’égard de quelques particularités dont certaines sont effectivement peu attirantes, telles la pilosité excessive ou, à la rigueur, une voix trop aiguë, alors que d’autres semblent correspondre à un goût plus personnel, tels les bras fins ou les mains petites. Mais comment ne pas être frappé par le détail des aisselles humides, qui ne relève plus de la contemplation pure mais d’une vision fortement érotisée de la dame?

Si nous voulons donner toute sa signification à cette quête des témoignages que recèle le texte sur l’idée que notre clerc se fait de la femme, nous ne pouvons nous en tenir aux seules dames aimables. Il nous faut nous intéresser aussi à des femmes moins attirantes et, pour tout dire, moins conventionnelles. La première d’entre elles est l’entremetteuse, instrument obligé de la conquête de la femme aimée selon la norme ovidienne et peut-être aussi selon les coutumes castillanes du temps de l’Archiprêtre.

924. À telle messagère, ne perds pas le respect :

qu’elle chante bien ou mal, ne la traite pas de corneille,

d’appât, de couverture, de massue ni de cuirasse,

de heurtoir, de cordon, de licou ou d’étrille,

 

925. de crochet, de taie, de cordeau ni de surtout,

de râpe à bois ou de racloir,

de pelle, de pierre à meule, de frein, de colporteur,

d’ébraisoir, de tenailles ou aussi d’hameçon,

 

926. de cloche, de chevillette, de maquerelle ou de trique,

de courroie, de héraut, de guide ou de fille des rues.

Ne l’appelle jamais coureuse, même si elle court pour toi :

si tu suis ce principe, la vieille t’aidera.

 

927. Aiguillon, escalier, frelon ou piège à oiseaux,

laisse, piquet, ni registre ni glose :

énumérer tous ces noms m’est chose difficile,

car elle a plus de noms et de tours que la goupile.

Nous voilà loin, en apparence, d’une approche sexuelle de l’identité de la femme. La vieille entremetteuse ne saurait inspirer l’amour pour elle-même et la description qui en est faite ne semble guère renvoyer à une quelconque réalité sexuelle. Pourtant, prenons garde de mal interpréter cette avalanche de noms[2]. L’entremetteuse vit au centre du rapport amoureux et l’illustre d’une certaine manière. En effet, son expérience ne tient pas à un apprentissage « d’école » mais bien plutôt à une longue pratique ; aussi, tout discours la concernant est toujours un discours sur l’amour. Mais le statut qui est fait à sa féminité est fort différent de celui qui est réservé à la féminité de la femme aimable. Le poète en fait, en quelque sorte, un condiment de l’amour, un ingrédient obligé, qui sert autant à faire naître le désir qu’à l’assouvir. Et, pour décrire cette fonction essentielle, il utilise un vocabulaire bien particulier, emprunté au champ sémantique de l’outil. Cette mécanisation de l’agent premier de l’amour contribue à rendre ambiguë la nature de la vieille, dans la mesure où bien des expressions métaphoriques utilisées évoquent autant le sexe de l’homme que l’activité de l’entremetteuse. De plus, ce traitement tend à déshumaniser l’acte lui-même et ne peut manquer de rejaillir sur la partenaire éventuelle qui se voit ravaler à l’état d’objet ou de bête de somme, selon.

On observe donc une sorte de progression dans le discours sur la femme. Tant que le poète s’intéresse à elle, il sacrifie aux normes courtoises, se contentant de glisser des notations sensuelles d’assez bon aloi. Plus il s’intéresse à la réalisation de l’acte amoureux, plus son discours se fait cru, même s’il ménage les convenances en recourant à un codage qui le rend littéralement indéchiffrable.

Ce mouvement atteint un autre sommet avec l’apparition de la montagnarde.

Rappelons brièvement le contexte dans lequel se placent ces épisodes. Le héros se voit contraint de franchir les cols qui séparent le territoire de son archiprêtré de la ville de Ségovie, dont il prétend être originaire. Il entreprend ces voyages au début du mois de mars, alors que le temps est encore froid. Il s’égare et se retrouve, sans vivres, au milieu d’une nature hostile. C’est alors que survient une montagnarde, à la fois habitante des lieux et gardienne du passage, qui se propose d’aider le voyageur contre certain salaire. La scène se produit quatre fois et, de chaque rencontre, le poète nous donne deux versions : une version en tétrastrophes monorimes et une seconde en vers lyrique.

Cette dernière forme de versification ainsi que certains traits du récit évoquent, bien évidemment, la pastourelle. En fait, toutes les caractéristiques de ce genre se retrouvent dans l’un ou l’autre des quatre fragments : la rencontre du chevalier et de la paysanne; le dialogue qu’ils engagent; les promesses de dons; la réponse de la bergère. Mais tous ces éléments sont dévoyés de leur sens habituel ou, pour mieux dire, retournés. Qu’on en juge : le cadre n’évoque plus le locus amœnus traditionnel, mais une nature inhospitalière ; la bergère s’est muée en une agreste montagnarde ; son langage est dépourvu de fraîcheur ou de finesse ; la rencontre tourne d’emblée à l’affrontement musclé ; enfin, l’initiative ne revient pas à l’homme mais à la jeune femme, qui soumet à ses appétits son compagnon d’occasion.

Cette parodie d’un genre éminemment courtois conduit, bien évidemment, à modifier radicalement les circonstances de l’acte amoureux.

959.   Franchissant un matin                              960.   Je réponds à l’invite :

le port de Malétroit,                                            « Je vais à Blancsaulaie.

montagnarde me prit                                          – Le Malin t’a soufflé

dès que mon nez pointa.                                     propos si éhontés.

« Où vas-tu donc, hardi,                                     Sache qu’en ces parages

que cherches-tu ici                                             que je garde pour moi,

dans cette passe étroite? »                                 nul homme n’en sort vif. »

 

961.   Elle me barre le passage                          962.   Je lui dis : « Par Dieu, vachère,

la galeuse, la laide, la vilaine :                          n’arrête pas le voyageur.

« Par ma foi, messire écuyer,                             Ecarte-toi, cède le pas,

d’ici je ne bougerai                                            car je n’ai rien pour toi.

à moins d’une promesse.                                    – Alors retourne-t-en,

Tu auras beau faire,                                           repasse par Somosierra,

tu ne prendras pas le sentier.                             par ici tu ne passeras pas. »

 

963.   Le démon de montagnarde,                      964.   Il tombait neige et grésil.

saint Julien la punisse !                                      Ma montagnarde me dit

Elle me lance sa houlette,                                   sur un ton de menace :

fait voltiger sa fronde                                         « Paie ou il t’en cuira. »

et me jette une pierre.                                         Je lui dis : « Par Dieu, la belle,

« Par le sang du vrai Dieu,                                croyez que je dis vrai :

tu vas le payer cher! »                                        je serais mieux au chaud. »

 

965.   « Je te ménerai chez moi,                         966.   Effrayé et gelé que j’étais,

tu n’auras qu’à me suivre.                                  je lui promis un manteau,

Je ferai du feu dans l’âtre,                                  et pour orner ses vêtements,

t’offrirai pain et vin.                                           une broche, un pendentif.

Promets-moi quelque chose,                              « Désormais tu es mon ami.

je te tiendrai pour gentilhomme :                       Viens çà, approche donc,

tu t’es levé du bon pied! »                                  tu ne craindras plus le froid. »

 

 

 

967.   Elle me saisit fort par la main,                 968.   Bientôt elle me pousse

me couche sur sa nuque                                     vivement dans sa hutte,

comme maigre besace                                        me fait un feu de sapine,

et m’emporte au bas du port.                             me donne du lapin de garenne

« Sur ma foi, ne crains rien,                               de bonnes perdrix rôties,

tu auras de quoi manger                                    de la fouace mal pétrie,

selon l’us des montagnes. »                                un cuisseau de bon chevreau,

 

969.   «une chopine de bon vin,                          970.   Au bout de quelque temps,

beaucoup de beurre de vache,                            je me désengourdis ;

beaucoup de fromage frit,                                  plus je me réchauffai,

du lait, de la crème, et une truite,                       et plus je souriais.

puis me dit : ‘Sur ma foi,                                    La pastoure me jaugea :

mangeons ce pain rassis,                                    « Bon compain, il est grand temps. »

puis nous ferons la lutte.’ »                                Je commençai à comprendre.

 

971.   La coquine vachère

dit : « Luttons un moment,

lève-toi bien vite,

retire tes vêtements. »

Elle me prit au poignet;

je dus agir à sa guise.

J’ai bien lieu d’en être fier !

Désormais, la relation amoureuse se réduit à une lutte opposant deux corps, mus par des mobiles opposés : l’un se défend, l’autre cherche à satisfaire son désir. Que le premier soit celui de l’homme et le second celui de la femme ne fait qu’ajouter à la dimension parodique, qui est ici évidente. Mise à part l’introduction, le retournement du genre parodié est complet, au point que les dons émanent de la bergère et la séduction se fait à son initiative et à son profit. Ce changement radical de perspective est certainement en rapport avec la nature de la femme décrite qui, comme l’a bien souligné M. Zink, dans une étude déjà ancienne, a emprunté ses traits à la femme sauvage.

Le poète nous en donne un portrait saisissant qui nous permettra de clore cette galerie de portraits féminins en y ajoutant une note nouvelle, celle de la monstruosité.

1010. Ses membres et sa taille, il faut bien en parler;

c’était, croyez-le bien, jument à chevaucher;

qui la lutinerait pourrait mal s’en trouver :

sans son consentement, il ne pourrait la renverser.

 

1011. Dans son Apocalypse, saint Jean l’Evangéliste

n’a vu un pareil être, d’aussi méchant aspect ;

toute une troupe aurait bien du mal à la vaincre;

je ne sais de quel diable un tel monstre est aimé.

 

1012. Elle avait la tête très grosse, disproportionnée,

des cheveux courts et noirs, comme corneille déplumée,

des yeux profonds, vermeils, qui voyaient peu et mal,

l’empreinte de ses pas excède celle d’une ourse ;

 

1013. les oreilles plus grandes que chez un bourricot

et le cou, noir et large, est court et très velu ;

son nez est gros et long, comme d’un échassier,

il viendrait vite à bout du fonds d’un riche drapier.

 

1014. Sa bouche de doguesse, son museau grand et gros,

ses dents larges et longues d’âne rongeant son frein,

ses sourcils épais et plus noirs que les grives :

avis aux amateurs de beaux mariages !

 

1015. Plus grande que la mienne elle a barbe touffue ;

je n’y ai rien vu d’autre, si jamais tu y fouilles,

tu risques de trouver peu d’ordre en sa toilette :

mieux vaudrait t’occuper de tes propres oignons.

 

1016. Mais, à la vérité, j’ai vu jusqu’au genou :

des os beaucoup trop grands, la jambe pas menue,

de varices de feu elle avait grand foyer,

des chevilles plus grosses que celles des génisses ;

 

1017. plus large que ma main chacun de ses poignets,

velu, couvert de poils et perlé de sueur ;

sa grosse voix du nez, peu séduisante à l’homme,

est traînante, enrouée, caverneuse et sans grâce.

 

1018. Son doigt le plus petit est plus gros que mon pouce,

tu imagines sans peine comment sont les plus grands :

si, un jour, il lui prend envie de t’épouiller,

ta tête porterait les poutres d’un pressoir.

 

1019. Sous sa robe grossière ses nichons pendouillaient,

à hauteur de la taille, une fois repliés,

car, en l’état normal, ils iraient jusqu’au ventre

et danseraient d’eux-mêmes au son de la cithare.

 

1020. Les côtes de son flanc affreux étaient énormes :

trois fois je les ai comptées, en ayant pris du champ ;

je n’en dirai pas plus, plus rien ne conterai,

car garçon cancanier mérite réprimande.

 

1021. De ce qu’elle me dit et de sa piètre allure

je fis bien trois chansons sans pouvoir la dépeindre ;

deux sont des chansonnettes et l’autre un chant de marche :

si l’une te déplaît, lis-la, ris et tais-toi.

Pour ce portrait véritablement apocalyptique de la femme, le poète a recours, comme il nous y a accoutumés, à des registres différents, essentiellement celui du gigantisme et celui de l’animalité. Là aussi, la parodie est évidente, puisque le portrait de la montagnarde peut se lire comme une inversion du portrait de la dame courtoise. L’exercice de style saute aux yeux et il n’est sans doute pas nécessaire de rechercher des causes très profondes pour justifier, chez un clerc, ce goût pour une écriture ludique. Mais, le plaisir littéraire, même aussi évident, ne saurait être une explication suffisante. Alors, faut-il voir là un avatar de la « femme de mai », dont M. Zink rappelle le caractère de créature démonique, et un mythe en rapport avec le renouveau printanier?

La campagne printanière où monte la sève et où chantent les oiseaux inspire au poète, comme à toutes les créatures, un vague et puissant désir d’aimer. (p. 94)

Ce désir puissant qui saisit le héros de la pastourelle est de ceux qu’il n’a pas le loisir de satisfaire dans le monde policé de la cour où il aime. Son aventure avec la bergère lui offre, en quelque sorte, un exutoire à ses pulsions.

Cette explication paraît convaincante lorsqu’on l’applique à la pastourelle, mais elle ne semble pas convenir aussi bien à sa parodie. Comment ne pas voir, en effet, que le héros-mâle de l’aventure se pose en victime de cette sexualité triomphante, que cette explosion de vitalité se fait à ses dépens ? Il ne va donc pas chercher un dérivatif dans la nature, au contraire, il cherche à se mettre à l’abri d’une sexualité qui l’agresse, et il y parvient dans deux cas sur quatre seulement.

Une interprétation littérale de ces épisodes nous conduirait à retenir de ces montagnardes leur caractère de vilaines, par ailleurs plusieurs fois soulignés. En somme, le poète dénoncerait les risques encourus par ceux qui, du fait de leur état, ignorent les barrières que dresse le « bon amour » aux extravagances d’une nature insatiable. Le message serait universel et pourrait aussi bien s’appliquer aux hommes qu’aux femmes, la monstruosité n’étant pas l’apanage de la femme sauvage. Mais l’explication est un peu courte, car on peut difficilement réduire un discours parodique — cela vaudrait aussi pour un discours métaphorique —, à une interprétation littérale.

La clef d’interprétation de ces épisodes semble résider plutôt dans les circonstances temporelles dans lesquelles ils sont placés. Il s’agit du carême, période peu propice aux amours, comme l’illustre par ailleurs le poète, en décrivant les errances, pendant ces quarante jours, du dieu Amour, ballotté d’un endroit à un autre sans que personne lui donne l’hospitalité. Durant cette époque de purgation des âmes, le héros est interdit d’amour[3]. Comme le fait tout bon chrétien, il se conforme à cet interdit, lequel ne saurait être transgressé que dans une pulsion irraisonnée, qui ne garderait de l’amour que son caractère bestial. Le rôle dévolu à cette vision démonique de la montagnarde est de faire prendre conscience de la monstruosité de l’acte et de l’absolue nécessité de s’en préserver.

Il serait faux, me semble-t-il, de voir dans ce portrait outrancier de femelles en rut un trait de mysoginie, même s’il n’est pas interdit de penser que certains éléments de la description sont inspirés de la tradition antiféministe bien connue des clercs[4]. La leçon semble dépasser ces enjeux relativement anecdotiques pour toucher à quelque chose d’essentiel à propos de quoi notre clerc n’est pas disposé à transiger. Il y a peu de sujets sur lesquels il n’est pas prêt aux concessions; celui du respect du temps de l’abstinence en est un.

En fin de compte, quel regard notre clerc porte-t-il sur la femme? Il n’est pas toujours aisé de la savoir parce que le point de vue adopté, en présentant la femme le plus souvent comme une proie ou un objet de désir inaccessible, privilégie la description des efforts entrepris par l’amant et son intermédiaire pour parvenir à ses fins. Dans la mesure où elle est surtout perçue à travers l’acte de séduction, qui est la préoccupation première de l’auteur et de son héros, la dame est relativement peu mise en valeur, à l’exception toutefois de la jeune veuve adaptée de la Galathée du Pamphilus. L’apprentissage du séducteur, pour être véritablement efficace, exigeant un inventaire aussi large que possible des dames à séduire, l’accent est surtout mis sur la diversité de la qualité et du statut social de celles-ci. C’est ainsi que le héros tente de séduire successivement une dame lettrée, une boulangère, une dame noble et recluse, une jeune veuve, une religieuse, une mauresque, une femme du peuple et, dans chaque cas, il rencontre des difficultés appropriées à la situation.

Deux catégories s’excluent d’elles-mêmes, la vilaine et la vieille. Mais, plutôt que d’y voir un choix raisonné, peut-être faut-il interpréter ce fait comme une concession aux exigences de l’écriture poétique. La vieille est l’instrument obligé de la séduction; la vilaine s’exclut d’elle-même d’un monde encore fortement teinté de courtoisie.

La femme en général est plutôt bien traitée. On ne relève point de recours systématique à une argumentation mysogine, sauf peut-être le faux éloge des femmes petites qui s’achève sur une boutade :

« Choisis le moindre mal », a dit le philosophe :

c’est pour cela que des femmes, mieux vaut la plus petite.

De plus, le héros n’impute jamais ses échecs à la mauvaise volonté des dames qu’il entreprend de séduire. Il les assume, au risque de passer pour un benêt et, avec lui, tous les hommes qui l’imiteraient dans sa recherche effrénée d’une compagne à aimer. Pour peu qu’elle se montre prudente et point trop revêche, la dame trouvera aisément grâce à ses yeux.

Faut-il en conclure que Juan Ruiz est un clerc atypique? Je suis bien près de le penser. Je ne connais guère, en tout cas, de clerc qui fasse une lecture aussi indulgente et optimiste de la philosophie naturelle.

Michel GARCIA,

Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III)

 

 



[1] La leçon figure dans la version de Salamanque, qui est celle qui fait généralement autorité. La leçon de l’autre manuscrit qui comporte ce passage — « étroite de cheveux » ou « étroite de joues » — ne fait guère sens, surtout compte tenu du second hémistiche qui, lui, ne varie pas d’une version à l’autre. De plus, la leçon « un peu large de hanches » réapparaît dans le vers 445c, ce qui autorise à considérer légitime son commentaire.

[2] On ne se lancera pas ici dans un essai d’interprétation d’un vocabulaire qui reste très énigmatique. Contentons-nous de préciser son registre.

[3] Juste après ces aventures, il va faire retraite dans l’ermitage de Sainte-Marie du Gué (1043 sq).

[4] De même qu’il ne faudrait pas faire un sort aux traits d’anticléricalisme que contient parfois le texte. L’Archiprêtre ne s’est pas donné pour but de dénoncer les clercs, bien qu’il ne se prive pas de leur envoyer mainte pointe (tout particulièrement aux archiprêtres). Il s’agit simplement d’humour.

Une mésaventure fréquente : la collaboration des spécialistes détournée par les médias

Une mésaventure fréquente :

la collaboration des spécialistes détournée par les médias

 

Le samedi 5 avril 2008, la chaîne Arte diffuse une émission réalisée par Martin Meissonnier, intitulée Vraie Jeanne – Fausse Jeanne, consacrée à Jeanne d’Arc. Son visionnement m’a tellement scandalisé que je décide de prendre la plume pour dénoncer ce qui m’apparaît comme l’exemple-même des excès auxquels peut conduire la volonté de dénigrer les spécialistes de la part de gens incompétents. Je rédige le texte ci-dessous, dans l’espoir de le faire parvenir à un grand journal national pour sa publication dans ses pages Idées et débats. Je l’adresse aussi à des historiens johannistes pour recueillir leur avis et éventuellement engager une réflexion sur leur contribution à des entreprises de vulgarisation qui les utilisent sans leur donner la possibilité de vérifier si leurs propos n’ont pas été détournés de leur signification.

 

Les historiens et les médias

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La récente diffusion par Arte de l’émission de Martin Meissonnier, Vraie Jeanne – Fausse Jeanne (samedi 5 avril 2008), offre une occasion de s’interroger sur le traitement de l’histoire dans les grands médias et sur la contribution souhaitable ou non des historiens à ce genre d’entreprises. Le réalisateur ne cache pas son intention de dénoncer la « version officielle » de la vie de la Pucelle « en soulevant à chaque fois les points obscurs et énigmatiques qui [la] contredisent » (document de présentation publié sur le web). Dans ce but, il affirme s’appuyer sur un récent ouvrage de Marcel Gay, du moins pour ce qui concerne « les points obscurs et énigmatiques » que cet auteur aborde, pour la période qui va de Domrémy à Orléans puis pour l’épisode de Claude des Armoises.

Il saute aux yeux que le réalisateur privilégie M. Gay au détriment des autres intervenants. Il a pourtant réuni un brillant aréopage d’historiens johannistes – Ann Curry, Françoise Michaud-Frajéville, Colette Beaune, Claude Contamine et Olivier Bouzy -, mais le déséquilibre entre cette cohorte de spécialistes et M. Gay, qui revendique paradoxalement ne pas en être un, est patent. À lui seul, pour les deux grandes parties de l’émission dans laquelle il apparaît, il dispose d’un temps de parole supérieur à celui de tous les historiens réunis ; très supérieur même, si on ajoute le commentaire du narrateur qui épouse systématiquement son point de vue. De plus, alors que les historiens sont filmés assis, dans une salle de lecture déserte et mal éclairée (celle de la BN, rue de Richelieu, pour les Français), M. Gay, qui a systématiquement droit à des gros plans, visite les monuments ou a droit à un fond de tuffeau du meilleur effet (encore qu’il y ait lieu de se demander s’il est vraiment médiéval). On a, par conséquent, d’un côté l’immobilité, de l’autre le mouvement ; d’un côté, les idées reçues, de l’autre une vision dynamique des choses ; bref, d’un côté la ringardise de l’universitaire confit en érudition, de l’autre, le chercheur moderne « en prise avec le réel ». Alors que les premiers polissent leurs phrases, cherchent à nuancer leur propos, lui, est en mesure de toucher son auditoire avec un parler simple, direct, sans fioriture : « C’est la raison pour laquelle elle fiche une trouille pas possible à tous les Anglais… ». On sait combien ces détails comptent pour attirer la sympathie d’un téléspectateur qui n’a ni les moyens ni l’envie d’aller au-delà d’une écoute unique et relativement passive.

Enfin, tandis que les historiens n’ont droit qu’à l’incrustation de leur nom et de leur titre lorsqu’ils apparaissent à l’image, M. Gay a droit, en début d’émission, à une présentation particulière de la bouche du narrateur. Celle-ci mérite d’être reproduite littéralement : « Marcel Gay, grand reporter (prononcer ‘reporteur’), travaille depuis 20 ans à décrypter les contradictions de l’histoire de Jeanne d’Arc. [Puis, tandis que l’intéressé s’engage dans l’escalier de la tour de Boissy à Chinon] Il enquête sur le terrain avec des méthodes de journaliste d’investigation ». Cette formule, qui mérite de figurer en lettres d’or dans le sottisier audio-visuel, prise littéralement, signifie deux choses : 1) que l’analyse de certains faits historiques relève du journalisme ; 2) qu’un bon historien doit aller sur le terrain, en l’occurrence, sans doute pour interroger les survivants de la Guerre de Cent Ans.

Les auteurs de l’émission seraient bien en peine de définir cette vérité officielle qu’ils prétendent dénoncer. S’ils avaient lu de plus près la littérature historique récente sur la figure de Jeanne d’Arc, ils auraient constaté que les points de vue peuvent diverger, qu’il est donc inexact de faire croire que les historiens convoqués sont, sur tous les points, d’un avis identique ; encore moins, que celui-ci est forcément hagiographique à l’endroit de la Pucelle. On reconnaîtra aisément dans ce parti-pris du réalisateur et de son principal informateur une manifestation de la « théorie du complot » si pertinemment dénoncée par Robert Reckert (Le Monde dimanche 30-lundi 31 mars 2008, « Débats et dialogues », p. 15) : « vision délirante selon laquelle la réalité, jusque dans ses détails, fait l’objet d’une manipulation occulte dont la vérité est masquée à l’humanité » ; vision qui cache « un ressentiment contre les élites de la connaissance et [dans laquelle] se déploie une figure contemporaine de l’anti-intellectualisme ».

Tout au long de l’émission, on retrouve cette volonté de débusquer le mensonge de la « version officielle » et de lui substituer une explication plausible, c’est-à-dire apparemment rationnelle et, si possible, évidente. Cette démarche se traduit par des formulations souvent péremptoires, fondées sur des hypothèses qui, par un effet bien connu d’accumulation, finissent par créer l’illusion d’une vérité, en faisant oublier que leur point de départ était hypothétique. Les déductions abusives ne sont pas rares, non plus, souvent fondées sur une mauvaise interprétation de la lettre des documents : « le père de Jeanne louait (sic) au seigneur local une forteresse (resic) », d’où on peut présumer qu’il est « un noble paysan (reresic) », et on déduit « qu’il contrôle une forteresse ». Les documents émanant de la cour du Dauphin sont systématiquement suspects, en revanche, les écrits d’inspiration bourguignonne sont pris pour argent comptant. On invente une littérature qui n’a jamais existé, tels ces « poèmes épiques » qui, à partir de la levée du siège d’Orléans, « commencent à propager la légende de la Pucelle ».

Quant aux explications, elles prêtent souvent à rire, tellement elles privilégient la plus élémentaire des vraisemblances. Dans ce domaine, la palme revient à la transmutation des voix célestes que la Pucelle croit entendre en voix humaines que les auteurs attribuent à des dames qui lui soufflent ses réponses. Même dans sa prison de Rouen, « on s’aperçoit aussi que derrière les rideaux, des tentures, il y a des gens qui se promènent et qui soufflent des réponses à Jeanne ». La Pucelle est parfois empêchée de les entendre clairement, aussi s’en plaint-elle : « De là où je suis, je n’ai pas très bien entendu ma voix ». « ’Attendez que je consulte ma voix et je vous le dirai’, ce qui veut dire que les voix sont dans son environnement immédiat ». On ne sait que regretter le plus : que les juges n’aient pas veillé à offrir à l’accusée des moyens de défense plus perfectionnés, ou que les messagers divins n’aient pas su doser la puissance de leur organe.

J’arrêterai là une énumération qui pourrait être plus longue. Mon propos n’est pas de convaincre des auteurs, dont je sais par expérience qu’ils sont sourds à toute explication dès lors qu’on touche à leur marotte. J’adresserai plutôt des reproches aux producteurs qui n’ont pas pris la sage précaution de s’entourer d’avis autorisés avant de commander des émissions de cette nature. Nul n’ignore que certains faits de l’histoire de France ont le don d’exciter les imaginations (le trésor des Templiers, le Masque de Fer, le prisonnier du Temple, etc.). L’aventure johannique en fait partie. Il vaudrait mieux être prudent dès qu’un de ces sujets est abordé. Sans cela, nous continuerons à voir se manifester, à intervalles réguliers, des restaurateurs de la vérité vraie, auxquels les médias font une publicité complaisante, qui croient dur comme fer qu’ils sont les premiers à mener campagne contre le mensonge et la manipulation de faits contenues dans les « thèses officielles ».

Laissons-les à leurs illusions. Tournons-nous vers les historiens, qui ont le mauvais rôle dans cette distribution. Ils se sont prêtés au jeu imposé par le réalisateur (nature des questions posées, lieux de tournage, etc.), avec la générosité qui caractérise nos universitaires, toujours disposés à prêter leur concours à une entreprise culturelle (qui plus est, sous le label d’Arte, dont on sait qu’elle a leurs faveurs). Ils proposent un discours à la fois cohérent et accessible aux non spécialistes, car, en bons pédagogues, ils ont le désir de toucher le plus grand nombre. Cet effort de clarté est mal récompensé, puisque leurs propos (principalement dans les passages où ils sont en concurrence avec ceux de M. Gay) sont tronqués et perdent donc leur cohérence. Plus grave encore, pour mieux servir la thèse des auteurs, ils peuvent être contredits ou, pire encore, carrément détournés de leur signification. Les réalisateurs, jaloux de leur autorité, n’admettraient sûrement pas que les intervenants interfèrent dans leur travail. De leur côté, ils exigent des historiens qu’ils renoncent à tout droit de regard sur l’utilisation qui est faite de leurs paroles et les exposent même à des critiques immérités, tant il est vrai qu’un discours sorti de son contexte peut prêter à des interprétations erronées. Que faire ? S’abstenir ? La mesure, si elle était prise collectivement pourrait être salutaire. Imposer un ‘cahier des charges’ serait une meilleure solution encore. Elle consisterait à associer les intervenants, quitte à en réduire le nombre, à la préparation de l’émission et à ménager autant que possible la continuité de leur discours. Les réalisateurs seraient conduits à réduire quelque peu le recours à une image qui devient parfois inutilement envahissante et à reproduire en parallèle les interventions, au lieu de les entrecroiser en créant un discours artificiel et finalement peu compréhensible.

Il faudrait surtout que les historiens se donnent collectivement les moyens de faire connaître au public le plus large les ouvrages qui mériteraient son attention, sous la forme qui leur paraîtra la plus appropriée, au lieu de se soumettre aux exigences d’entrepreneurs de loisirs audio-visuels, quelle que soit la notoriété dont ils jouissent. Tout plutôt que donner des verges pour se faire battre.

Michel Garcia

Professeur émérite (Université Paris 3)

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J’adressai ce texte aux historiens qui étaient intervenus dans l’émission, en l’accompagnant du message suivant en date du 8 avril 2008 :

 

Chers Collègues,

Je suis parvenu à surmonter ma répugnance et à regarder (avec de nombreux arrêts sur image) le forfait de M. Meissonnier. Je ne veux pas laisser passer ça. Aussi ai-je commis moi-même un texte que j’ai conçu comme une tribune libre à publier dans la presse.

Je vous le transmets en pièce jointe et vous demandant de bien vouloir : 1) me dire si l’initiative vous paraît heureuse ; 2) dans l’affirmative, de corriger les erreurs éventuelles ; 3) de me suggérer des modifications de fond ou de style. Si vous pouvez vous concerter avant, ce ne serait que mieux.

Enfin, pourriez-vous me dire par quel canal je pourrais communiquer ce texte à des personnes fiables pour une éventuelle publication dans la page « Débats » de certains journaux ?

Je pense qu’il faudrait ne pas trop tarder et profiter de la proximité des Journées johanniques pour obtenir une meilleure écoute.

D’avance, merci.

Amitiés, Michel Garcia

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Olivier Bouzy, Directeur adjoint du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans, qui participa à l’émission, fut le premier à me répondre. C’est lui qui m’apprit que la source principale du réalisateur était l’ouvrage de Gérard Pesme, Jeanne d’Arc n’a pas été brûlée, dont le titre dit assez dans quel esprit l’auteur aborde le sujet historique qu’il prétend traiter (chacun sait que Napoléon n’est pas mort à Saint-Hélène ni Hitler dans son bunker berlinois). C’est à cet ouvrage mémorable qu’est empruntée la référence à de prétendus « poèmes épiques », formule qui désigne probablement le Mistere du siege d’Orleans. Quant à la citation qui en serait tirée, selon laquelle Jeanne d’Arc aurait été appelée « noble princesse », elle n’y figure pas, car c’est une invention du même Pesme. M. Meissonnier prétend avoir commencé à préparer son film avant la sortie de l’ouvrage de Marcel Gay.

 

Réponse à Olivier Bouzy [8 avril 2008]

[…] Notre ami Meissonnier est gonflé d’oser dire qu’il ne suit pas Gay, alors qu’il le laisse parler tout à sa guise et que son propre commentaire prolonge en l’amplifiant celui du ‘grand reporteur’.

Pour ce qui est des Poèmes épiques, autant que je me souvienne, à l’image il y avait de la prose latine. De même, si je ne me trompe, j’ai relevé qu’en marge du récit concernant Claude des Armoises, qui est lu avec componction par l’acteur de service, figurait un intitulé qui disait "fable de la fausse Pucelle" (je suis sûr de « fable »).

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D’Olivier Bouzy [9 avril 2008]

Au-delà de l’ouvrage de M. Gay, le réalisateur s’appuie sur des théories qui sont loin d’être nouvelles ; elles vont de Pierre Caze à Marcel Gay, en passant par Gérard Pesme et autres auteurs révisionnistes.

À la suite de la remarque de cet éminent spécialiste, je modifie la fin du premier paragraphe de mon texte, dans lequel je me réfère au seul ouvrage de M. Gay : « Dans ce but, il s’appuie sur les élucubrations d’une longue lignée d’auteurs, dont le dernier en date est Marcel Gay, du moins pour ce qui concerne « les points obscurs et énigmatiques » de la période qui va de Domrémy à Orléans, ainsi que pour l’épisode de Claude des Armoises.

Il saute aux yeux que le réalisateur privilégie ces « théories » au détriment de l’avis des autres intervenants. »

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Parallèlement, j’adresse la lettre suivante à Yves Dauge, Maire de Chinon, qui connait bien Jérôme Clément, Vice-Directeur d’Arte.

[9 avril 2008]

Cher Yves,

La corporation des historiens spécialistes de Jeanne d’Arc est très remontée contre Arte, à cause d’un télé-film consacré à Jeanne d’Arc diffusé sur cette antenne. Ils ont été piégés par un réalisateur qui les a pris pour servir de caution par leur présence à la théorie délirante d’un prétendu « journaliste d’enquête », qui dit les pires énormités en prétendant restaurer une vérité bafouée.

Tu trouveras ci-joint une libre opinion que j’ai rédigée en vue d’une publication dans la presse nationale. Je sais que tu connais bien les responsables d’Arte, aussi, je te serais reconnaissant de bien vouloir leur communiquer mon texte. Cela les aidera, j’espère, à comprendre la colère des historiens et, on peut toujours rêver, à être plus circonspects dans le choix de leurs auteurs pour l’avenir.

J’espère aussi que tu trouveras quelque intérêt à sa lecture.

Amicalement, Miguel

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[9 avril 2008]

Françoise Michaud-Fréjaville m’informe qu’elle et O. Bouzy ont protesté auprès de la productrice après avoir vu le CD de l’émission en avant-première. Elle m’annonce que le téléfilm doit être projeté à Orléans le 5 mai au cinéma des Carmes, dans le cadre des Fêtes johanniques.

 

Chère collègue,

[…]

J’imagine aussi votre colère lors de la projection du forfait de Meissonnier. J’ai lu avec intérêt la réponse de C. Beaune, tout en déplorant qu’en ces temps de consensus mou, on ne puisse plus publier dans la presse de vrais points de vue polémiques. Il va falloir réapprendre à être méchants, sinon, on se fera bâillonner pour un bout de temps, je le crains.

Qui a pris la décision de projeter ce téléfilm le 5 mai ? Est-ce à dire qu’à Orléans-même, les historiens johannistes ne sont pas consultés ? Dites-moi à qui on peut adresser une véhémente protestation. À quoi cela va-t-il servir de participer à la projection du 5 mai ? Croyez-vous que nos commentaires pourraient contre-carrer l’effet que les images vont nécessairement produire sur un public habitué à avaler tout ce qui bouge sur un écran ? J’en doute. Il suffit de lire la réponse de C. Beaune pour constater que même des gens lettrés ne sont pas à l’abri de ce risque. Personnellement, j’ai trouvé très discutable le volet images de l’émission, plutôt mal conçu sauf pour ce qui permet au réalisateur de tourner en ridicule la « version officielle ». Voilà un beau sujet de discussion entre nous. […]

Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir transmettre mon texte à C. Beaune. Je pensais le faire, ainsi qu’à Cl. Contamine (j’avais demandé leur e-mail à O. Bouzy dans ce but). Si vous jugez utile de l’envoyer à Contamine aussi, n’hésitez pas à le faire. À toutes fins utiles, je vous signale que j’ai corrigé la mention de la tour de Boissy en « dans une tour du château de Chinon ».

[…]

Vous pouvez compter sur moi pour combattre, la lance à la main, tous ces faiseurs de -mauvaises- fables.

Amicalement, Michel Garcia

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Dans Le Figaro du 9 avril 2008, Colette Beaune publie une tribune intitulée « Jeanne et les impostures », que je reproduis ci-dessous.

 

Vous publiez dans votre page Télévision du Figaro daté samedi 29 mars une critique particulièrement laudative à propos du film de Martin Meissonnier « Vraie Jeanne, fausse Jeanne » projeté sur Arte à 21 heures le même jour ; trois colonnes, photo et gros titre accrocheur : « Et si Jeanne d’Arc n’avait pas été brûlée ? »

Si votre journaliste est tout à fait en droit d’avoir aimé ce film (bonne mise en scène, bien rythmé), il est tenu par nature d’avertir le lecteur quand des dérives sont avérées. Il donne ainsi la parole dans cet article aux auteurs Marcel Gay et Martin Meissonnier dont les affirmations sont tout à fait contestables.

Contrairement à ce qui est dit, il n’y a pas de « dogme » aujourd’hui en matière d’histoire de Jeanne d’Arc ; sa qualité de bergère, sa culture (illettrée ou non), l’étendue de son rôle militaire sont autant de sujets qui ont été librement discutés et largement renouvelés par les historiens ces dernières années. Nous n’en sommes pas restés aux manuels de la Troisième République !

Implicitement, le film suggère l’origine royale de Jeanne d’Arc et soutient clairement cette fois l’hypothèse selon laquelle Jeanne n’a pas été brûlée à Rouen en 1431 mais a survécu sous la forme de la dame des Armoises. Rien de nouveau dans tout cela et pas besoin de « cinq années de recherches » puisque les théories survivalistes datent de Guillaume Vignier au XVIIe s., lequel était soucieux de plaire à son protecteur descendant de ladite dame. Quant à l’origine royale de Jeanne d’Arc, elle découle des écrits d’un préfet napoléonien. Rien qui n’ait été déjà plusieurs fois sérieusement réfuté.

Si votre journaliste n’était pas en mesure de déceler les affirmations hasardeuses du film (le visage de Jeanne est penché et non « caché », les « 800 soldats » ne sont que 80), ni même les citations inexactes (que ne fait-on pas dire à la prophétesse Marie Robine ou à ce malheureux Bourgeois de Paris ?), il aurait pu et même dû se rendre compte que les interventions des historiens (au passage largement tronquées au montage) n’étaient là que pour servir de caution intellectuelle aux affirmations de M. Gay. Personne ne les avait d’ailleurs prévenus qu’il participerait au film !

Il n’était quand même pas difficile de constater pourtant qu’aucun de ces chercheurs n’intervient plus durant le dernier tiers du film lorsqu’il est question notamment du survivalisme (qui est aussi le titre de l’article : « Et si Jeanne n’avait pas été brûlée ? »), hypothèse sensationnelle certes mais qui ne repose sur aucun fondement. La vraie vie de Jeanne d’Arc qui a de quoi nourrir de très belles histoires, n’a pas besoin de telles impostures.

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[10 avril 2008]

Dans l’ignorance où il était de la participation de collègues sérieux à l’émission, Jean-Pierre Chaline a renoncé à la regarder à la seule lecture des programmes TV. Arte se déconsidère et il convient de le leur faire savoir par des courriers de protestation.

 

Cher collègue,

Vous avez bien fait en vous abstenant. Personnellement, j’ai dû faire un gros effort pour surmonter ma répugnance et m’obliger à avaler ce tissu d’énormités en m’arrêtant sur l’image pour noter littéralement les propos de M. Gay et du narrateur. Il y a de quoi faire tout un collier de perles.

Mes collègues orléanais, qui sont les plus affectés, sont prêts à m’aider à obtenir la publication de mon texte dans la page « Débats » du Monde. Si, de votre côté, vous connaissiez quelqu’un que l’on puisse toucher, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me le faire savoir. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud et les Fêtes johanniques arrivent.

Encore merci pour l’intérêt que vous portez à mon initiative.

Bien cordialement à vous, Michel Garcia

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[10 avril 2008]

Claire Portier, directrice du service Art et Histoire de Chinon, m’adresse ce commentaire très éclairant sur les pratiques des réalisateurs de TV, en élargissant le propos à d’autres réalisations que celle d’Arte.

 

Cher Miguel.

Sans pousser plus loin la réflexion, j’avais également noté que le journaliste avait une place de choix par rapport aux historiens. Par contre, je vous trouve un peu sévère dans la description de la salle Labrouste, qui est quand même un très beau morceau d’architecture métallique du 19e. Je trouve cependant très pertinente votre remarque sur le fond statique derrière les historiens, alors que le journaliste bénéficie des décors naturels. Si je ne me trompe, le mur en tuffeau auquel vous faite allusion est un des murs du château de Chinon, on voyait à un moment donné une perspective très explicite sur la vallée de la Vienne en crue.

Pour ajouter de l’eau à votre moulin, j’avais trouvé très « limite » les soi-disant portraits de Claude des Armoises montrés à la fin du documentaire : la très belle porte sculptée, à demi-flamboyante, ne me paraît pas pouvoir avoir été réalisée avant 1490, puisque les portraits sont du type « médaille », genre de décor qui ne commence à être répandu en France qu’au retour de l’expédition italienne de Charles VIII. Enfin, le portrait peint sur la cheminée du château (dont je n’ai pas retenu le nom) est très nettement une production du 19e siècle : peut-être s’agit-il, au mieux, d’une restauration très lourde d’un original ancien. Dans ce cas, le fait aurait mérité une mention.

Dans le même style, je ne sais pas si vous avez regardé la semaine dernière Des racines et des ailes consacré aux grands bâtisseurs. Le reportage consacré à Viollet le Duc était un modèle du genre, démontrant ce qu’on peut faire au montage lorsque la réalisation finale est confiée à des non spécialistes : sur Vézelay, le rôle de Mérimée, pourtant primordial, était complètement effacé pour mettre en valeur un Viollet le Duc omnipotent, architecte, sculpteur, menuisier, fondeur, et j’en oublie. Comme d’habitude, le réalisateur s’était trompé de tympan et a montré celui de la façade (une des choses les plus laides à mettre à l’actif de VlD) au lieu de celui du narthex (qui est vraiment roman). Enfin, je vous avoue avoir zappé de colère en fin de reportage en entendant une dame, éminente propriétaire du château de Roquetaillade, restauré par Viollet le Duc, répéter le bon vieux poncif comme quoi les lits au Moyen Âge étaient petits parce que les gens dormaient assis, ayant peur de la position allongée qui est celle des gisants. À quand l’huile bouillante du haut des créneaux et les charpentes en châtaignier ?

Merci de m’avoir donné l’occasion de « lâcher la vapeur », et à bientôt !

Claire.

 

Réponse, 10 avril

Chère Claire,

Entre autres vertus, mon texte aura celui de m’attirer des réponses du plus haut intérêt. Vous ne pouvez imaginer le plaisir que je prends à des courriers tels que celui que vous m’avez adressé. Dire qu’on aurait pu se côtoyer, comme deux tâcherons entièrement dévoués à nos obligations, vous à la Ville, moi aux Amis du Vieux Chinon, sans échanger autre chose que des propos liés à nos occupations respectives !

Je conviens que la salle Labrouste est fort belle (un peu haute de plafond peut-être, ce qui rabaissait les lecteurs à un niveau peu glorieux), mais quand elle grouillait de monde et qu’elle bruissait au rythme des pages que l’on tourne (sans oublier les toux incessantes de vieillards catarrheux). Comme le réalisateur n’avait visiblement pas le moyen de l’éclairer, elle fait sinistre.

Les portraits de Claude des Armoises sont plus que limite : sur ce point, mes correspondants orléanais sont catégoriques. Comme je garde les archives de tous les messages que je reçois, je vous montrerai ce qu’ils disent à ce sujet. Vous êtes dans le vrai.

Ce que vous écrivez sur Des Racines et des ailes est très intéressant, car tout à fait dans le droit fil de mon propos, à savoir l’usage détestable que les télévisuels font de la science des historiens. Vous n’êtes d’ailleurs pas la première à faire ce rapprochement : Francis Deguilly m’a expliqué que c’est en se basant sur une expérience analogue qu’il a renoncé à participer à l’émission que ce producteur compte consacrer au site UNESCO du Val de Loire : échaudé par une émission d’Arte sur la Loire en 2002, il a décliné l’invitation. J’ai l’impression d’avoir touché un point extrêmement sensible et il se peut que ma modeste démarche contribue à enclencher un vaste débat parmi les historiens. Tant mieux si c’est le cas.

Dernière nouvelle : Yves Dauge a accepté de transmettre mon texte au Vice-Directeur d’Arte.

Amitiés, Miguel

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[10 avril 2008]

Je reproduis le message, court mais pénétrant, que notre cousin Bernard Pichon m’a adressé en réponse à mon texte que je lui avais adressé.

 

Mon cher Miguel,

J’ai lu sur le mail d’Anne-Marie ton commentaire de l’émission d’ARTE consacrée à Jeanne d’Arc.

J’avais également regardé cette émission (peut-être en zappant un tantinet) mais la qualité des intervenants et l’origine des assertions étaient totalement inconnues pour moi. Je suis donc resté sur une impression de grand malaise, ne sachant plus à quelle sainte me vouer.

Finalement le passé est bien difficile à appréhender ; il est souvent déformé, exagéré, magnifié, caricaturé, caché, bref, transformé.

Je ne crois pas que, le temps passant, la crédibilité de l’HISTOIRE progresse.

Tant pis ou tant mieux, je ne sais pas.

Bien à toi.

Bernard.

 

Mon cher Bernard,

Ton intuition a été la bonne : il était très difficile de se faire une opinion. Par exemple, moi, je n’ai toujours pas saisi ce que les auteurs voulaient qu’on pense de Claude des Armoises. J’ai le sentiment qu’ils voulaient qu’on la prenne pour la Pucelle, qui aurait échappé au bûcher ou aurait ressuscité (le mot a été dit), mais qu’ils n’avaient pas tous les arguments pour nous convaincre.

Cette histoire est en train de faire un certain barouf, parce que les historiens en ont marre qu’on les sollicite et qu’après, on fasse n’importe quoi avec ce qu’ils ont dit. C’est tellement facile au montage.

Moi, ce qui me gêne dans l’attitude de M. Gay, c’est que, de toute évidence, il veut régler des comptes avec l’ordre établi et surtout avec l’Église, ce qui l’aveugle. Cela m’embête parce que c’est donner une idée fausse de gens qui, comme moi, ont les opinions que tu sais en matière de religion, mais n’en sont pas fanatiques pour autant. J’admets parfaitement que la Pucelle ait entendu (je dis bien « entendu » et non pas « cru entendre ») ses voix. Je n’ai aucune peine à la croire sincère. Je refuse de mettre en doute son témoignage sous le prétexte que moi personnellement je ne crois pas à la possibilité de ces révélations. Il est même probable que, si j’avais vécu à son époque, si j’avais reçu son éducation, pareille aventure aurait pu m’arriver.

En revanche, je ne partage pas ton pessimisme sur la crédibilité de l’histoire. Ce qui me semble en cause, c’est plutôt la crédibilité des médias modernes en général, et de la télévision en particulier. Je t’assure que, si tu participais à un colloque entre historiens sur ce sujet, tu découvrirais que la part d’indécision n’est pas si grande qu’il y paraît.

J’ai été ravi de ton message. Cela nous change du rugby, mais l’un n’empêche pas l’autre.

Je t’embrasse,

Miguel

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[12 avril 2008]

Cher ami,

Je n’ai pas vu l’émission, mais j’imagine. J’avais eu la même réaction devant une émission récente des Racines et des ailes, consacrée aux châteaux de la Loire, ou Jean Guillaume était vu quelques secondes dans les combles de la tour des Marques tandis que la présentation était faite par une dame aussi photogénique qu’incompétente.

Vous devriez publier ce courrier !

Cordialement, Alain Salamagne

 

Cher collègue,

Vous n’êtes pas le premier à faire le rapprochement avec Des Racines et des ailes. Je crois, qu’au-delà du cas spécifique du téléfilm sur Jeanne d’Arc, ce qui est en cause c’est bien le sort que les médias réservent aux contributions des historiens.

Le texte a été transmis au Vice-Directeur d’Arte. Par ailleurs, nos collègues orléanais cherchent le moyen de le publier dans Le Monde. Si vous y avez vos entrées, n’hésitez pas à me le faire savoir.

Bien cordialement, Michel Garcia

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[12 avril 2008]

à Éric Fottorino, Directeur du Monde

 

Monsieur le Directeur,

Je prends la liberté de vous adresser un texte en vue de sa publication éventuelle dans les pages Débats du Monde. Les collègues historiens intéressés l’ont lu et approuvé et seraient, eux aussi, heureux qu’il soit publié. Au-delà de l’épisode du Jeanne d’Arc d’Arte, on touche à un sujet beaucoup plus général, qui concerne l’usage souvent inadmissible que la télévision fait de leurs propos. Personnellement, j’y ai vu aussi une bonne illustration des thèses récemment exposées par Robert Reckert dans vos colonnes et, plus généralement, des relations à sens unique entre certains médias et les chercheurs.

Dans ma signature, je ne fais pas état de la publication récente de mon ouvrage : Juan de Gamboa, La Pucelle de France. Récit chevaleresque traduit du castillan et commenté par Michel Garcia. Éditions Mazarine, 2007. Je vous laisse juge d’apprécier s’il convient de le faire, car je ne cherche pas à faire de la publicité à mon livre (je ne sais ce que penserait de ce que je vous dis là mon éditeur, Claude Durand…) et je ne veux pas qu’on croie que j’ai écrit ce texte dans ce but. Mais, de fait, sa préparation m’a conduit à me plonger dans la bibliographie johannique et m’a donc sensibilisé à ces questions.

En espérant que vous voudrez bien donner une suite à ma demande, je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de ma considération distinguée, Michel Garcia

Courrier resté sans réponse.

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Je reproduis ci-dessous l’échange que j’ai eu avec Jean Flori, Directeur de recherche au CNRS (Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers). Il aborde très directement la difficile relation des universitaires, en l’occurrence des historiens, avec les médias.

 

[16 avril 2008]

Cher collègue et ami,

Votre analyse est particulièrement éloquente et précise. Et la problématique que vous posez est tout à fait pertinente. Pour ma part, face aux dangers bien réels que vous soulignez, dus à la déformation « médiatico-journalistique » presque systématique de ceux qui fabriquent et vendent les émissions relatives à l’histoire, je me suis très souvent posé la question : que faire ? Sachant que nos interventions ou nos propos seront presque toujours tronqués ou réduits ou déformés ou dénaturés, ne serait-il pas plus sage de ne pas participer, dans la mesure où nous n’avons pas le pouvoir d’imposer le contrôle de nos propos ? Le problème est bien réel, mais je n’ai pas encore pu trouver de réponse univoque.

Plusieurs cas se sont présentés à moi à propos de ce genre d’émissions.

– 1er cas : le refus. J’ai été trois ou quatre fois invité à des « plateaux » de télévision. J’ai chaque fois refusé lorsqu’il m’est apparu que les autres participants ne me semblaient pas présenter les caractères de « sérieux » suffisant (par exemple un « savant » mélange d’universitaires et de journalistes peu sérieux, voire d’humoristes ou présumés tels, ou de vedettes du show-biz). Il est clair que ces gens-là ont, par leur métier et leurs antécédents, une très grande habitude de l’usage des médias et une grande virtuosité qui les rend aptes à capter l’attention sur leur personne, quelle que soit la niaiserie de leurs propos. Dans ce cas, me semble-t-il, il vaut mieux s’abstenir car il y a fort à parier que le sujet abordé ne sera qu’un prétexte à se faire valoir, au prix des pires absurdités. L’histoire n’y gagne pas, les historiens non plus, sauf ceux qui accepteront de « jouer le jeu » de l’absurde en faisant de la surenchère, comme le fit un jour Jean d’Ormesson. Mais n’est pas Jean d’Ormesson qui veut, et le bonhomme sait, lui aussi, capter l’attention sur lui-même. C’est un publiciste né. Nous sommes là dans un autre registre. Pour ma part, je ne me sens ni le goût ni la capacité de suivre cette voie.

– 2e cas : l’acceptation réticente. J’ai récemment été invité par Stéphane Bern pour son émission « Secrets d’histoire » (à propos de Robin des Bois et de l’origine historique du mythe). J’avais déjà vu deux ou trois de ses émissions antérieures, et avais déploré, comme vous le faites, certains « défauts » de l’émission (présence d’historiens « maison » qui n’en sont pas, propension aux images douteuses et aux reconstitutions, etc.). Les sujets traités sont de plus, à mon avis, à la limite de l’histoire et du « journalisme people ». J’ai donc longtemps hésité avant de donner mon accord, eu égard à la qualité historique de plusieurs autres intervenants et à la bonne « tenue » d’ensemble de l’émission. J’ai accepté en prenant mes précautions : je souhaitais savoir à l’avance quel genre de questions me seraient posées et de combien de temps je disposerais pour chaque réponse. Ayant reçu réponse favorable, j’ai accepté, mais ai tout de même dû constater, en revoyant l’émission, que les deux questions initiales que j’avais suggérées (qui me semblaient indispensable pour bien poser le sujet dans son cadre historique réel) ont été escamotées, très habilement, car on ne s’en aperçoit pas, mais le contexte historique profond qui me tenait à cœur a disparu. Malgré cela, de l’avis de ceux qui ont vu l’émission, l’ensemble était jugé « très intéressant », si bien qu’en définitive, je crois que l’on y gagne car l’histoire est présente, ce qui n’est pas rien, même si les sujets abordés sont presque toujours « para-historiques », mais que faire d’autre dans un monde médiatique gouverné par l’audimat ? Se retirer totalement est suicidaire pour l’histoire : cela revient à se retrancher dans la tour d’ivoire de l’érudition réservée aux seuls spécialistes. Il faut, je crois, « composer » et aider les (rares) concepteurs d’émissions qui tentent de mettre un peu d’histoire médiévale au menu. Notre « matière » a tout de même plus à y gagner qu’à y perdre, rien n’étant pire que le silence et l’oubli, à l’époque présente. Seule la TV amène à l’existence !! On peut certes le regretter, mais c’est hélas une réalité « incontournable » !

– 3e cas : l’acceptation sans réticence. J’ai eu l’occasion trois ou quatre fois (la dernière pour une émission qui, enregistrée il y a deux mois, sera diffusée sur la 3 dans quelques semaines) de participer à une émission toute entière consacrée à un sujet qui est à proprement parler dans « ma » spécialité, et où j’interviens seul dans tout ou partie de l’émission : en l’occurrence sur la croisade et sur les rapports chrétienté-islam. Dans ce cas, le risque me semble particulièrement réduit, les seules « dérives » possibles (on verra !) ne pouvant provenir que de deux origines : ou bien j’aurai dit des bêtises, et je devrai alors ne m’en prendre qu’à moi-même ; ou bien mes propos auront été tronqués ou dénaturés au montage. Évidemment, ce risque demeure et nous n’avons aucun moyen de contrôle. Je n’ai en effet aucun moyen de visionner l’émission AVANT sa diffusion. La question se pose alors, me semble-t-il, sur le plan juridique : lorsqu’une émission est en direct, pas de problème, mais si elle est enregistrée, ce qui est le plus souvent le cas, il devrait être stipulé que les participants donnent leur accord après avoir visionné le document. Je crains malheureusement que cette règle ne soit pas applicable et ne voie jamais le jour.

Il reste évidemment quelques détails que vous soulignez, par exemple le « traitement » plus ou moins favorable accordé à tel ou tel participant. J’ai souvent noté, comme vous, que les noms des intervenants ne sont pas toujours mis en valeur comme il le faudrait. Certains apparaissent à chaque fois que l’individu intervient, d’autres sont seulement mentionnés à leur première apparition. Que faire ? On est bien obligés de s’en remettre à l’honnêteté intellectuelle du producteur de l’émission. C’est évidemment aléatoire.

En définitive, dans l’état actuel du niveau d’ensemble du public pour ce qui concerne l’histoire et particulièrement l’histoire médiévale (niveau qui est, hélas, très bas) et compte tenu du peu d’intérêt des producteurs pour des émissions valables sur l’histoire (en France du moins, car c’est mieux en Angleterre ou en Italie), je crois que nous, historiens, avons intérêt à ne pas choisir de nous retirer dignement dans notre tente. Notre matière y perdrait, et seuls, alors, les « pseudo-historiens » triompheraient, car eux n’ont pas nos scrupules et nos prudences ! Il en va des émissions TV comme de la biographie jusqu’à ces dernières années : seuls les « pseudo-historiens » s’étaient investis en ce domaine, ce qui a contribué d’une part à dénaturer le goût du public et à dégoûter les vrais historiens du genre biographique, tant il était perverti par ces pseudo-historiens, hommes politiques ou notables divers, vendant leur nom plus que leurs travaux de recherches, souvent inexistants. J’ose me vanter d’avoir contribué pour ma part, dans une certaine mesure, à la réhabilitation du genre biographique, dans le sillage prestigieux de G. Duby, J. Le Goff, J. Richard et quelques autres. Le public commence à s’intéresser à l’histoire vraie par le biais de ce genre biographique « renouvelé ». On peut espérer une reconquête du même ordre par le biais des émissions TV et en « chasser » peu à peu les intrus, si possible. Il y en a tant encore, que les journalistes flattent, car ils sont souvent des leurs, ou de leur monde connu. Les historiens, en revanche, sont souvent pour eux des habitants d’une terra incognita.

Cette reconquête de l’histoire par les historiens sera sans doute lente et aléatoire, difficile, car les « parasites » sont en place et le public préfèrera encore longtemps entendre parler du trésor des templiers, des secrets cathares ou autres mythes. Mais, après tout, Alain Demurger a su, dans plusieurs émissions, remettre un peu d’histoire dans ce flot de délire (du moins lorsqu’on lui en a laissé le temps) : on peut évidemment regretter que, sur ce thème, les présentateurs aient laissé plus (trop) souvent parler ceux qui n’en avaient rien d’autre à dire que du vent et du clinquant. Du moins était-il présent, et avec lui, la vraie histoire.

Nous en sommes là : il nous faut reconquérir dans les médias notre propre matière pour qu’elle existe aux yeux du public. Pas simple !

Cordialement à vous

Jean Flori

 

[Réponse à J. Flori, le 16 avril]

Cher collègue,

J’ai été très intéressé par votre réponse, si instructive pour ceux qui n’ont pas la pratique des plateaux de télévision. Nul doute qu’elle fournisse matière à discussion si jamais le débat s’engage entre historiens sur cette question. Il semble que ce soit le cas, car j’ai reçu plusieurs messages qui portent des jugements sévères sur des émissions qui touchent à l’histoire, parmi les plus prestigieuses. Vos arguments en feront réfléchir plus d’un, tout en ouvrant la perspective d’une position nuancée qui pourrait être partagée par le plus grand nombre et déboucher sur une pratique commune. À toutes fins utiles, je suis en train de constituer un dossier avec toutes les réponses reçues.

Mon texte a été transmis au Directeur d’Arte. Il n’est pas impossible qu’il soit publié dans les pages « Débats » du Monde (un droit de réponse de Colette Beaune a, lui, déjà été publié par le Figaro). J’ai cherché à le communiquer à Le Goff mais n’ai pas encore de réponse de la chaîne France-Culture (« Les lundis de l’histoire ») à laquelle je me suis adressé. Si vous avez le moyen de toucher notre grand aîné, veuillez me le faire savoir ou, mieux encore, n’hésitez pas à lui transmettre le texte, si vous jugez la chose utile.

Une fois cette nécessaire médiatisation faite, il conviendrait peut-être d’ouvrir un débat au fond et de le faire savoir. Pourquoi pas aux journées de Blois ? Olivier Bouzy a déjà fait une démarche dans ce sens mais il faudrait que les historiens se manifestent auprès des organisateurs pour leur forcer un peu la main. C. Beaune, F. Michaud et O. Bouzy se sont concertés pour contrer la diffusion du téléfilm d’Arte qui a malheureusement été programmée dans le cadre des Journées johanniques. Il se trouve que je suis invité à donner une conférence sur mon propre livre (qui n’a eu aucun écho dans la presse, contrairement à celui de notre journaliste d’investigation), pour l’ouverture de ces Journées à Orléans, le 25 avril. Je ne manquerai pas de faire une mise au point à ce sujet.

Bref, la riposte s’organise. Il revient aux historiens de ne pas en rester au vœu pieux.

En vous remerciant pour votre riche contribution et votre appui éventuel à une initiative commune, je vous adresse mon bien cordial souvenir, Michel Garcia

 

[Réponse de Jean Flori, le 16 avril]

Cher Collègue,

Permettez-moi de revenir un peu sur le sujet de fond. Je l’aborde chaque fois que je peux avec les producteurs des émissions, aussi bien à la radio qu’à la TV (je n’y suis pas invité très souvent, mais je ne rate jamais l’occasion d’en parler). Et je commence toujours, bille en tête, par reprocher aux présentateurs et concepteurs d’émissions de négliger la véritable histoire et les véritables historiens, au profit des pseudo-historiens médiatiques, journalistes ou autres politiciens ou « show-businessmen ». Et de « viser très bas » sur le plan culturel. TOUS, ou presque, en sont d’accord, et se retranchent derrière l’argument suivant : pour « passer » et avoir ainsi le droit, de la part de la chaîne (tout est conditionné par l’audimat) de continuer de telles séries sur l’histoire, il faut « accrocher » le public, et il se trouve que le public est très majoritairement inculte (je crains hélas que ce ne soit pas tout à fait faux). Il faut donc ratisser large… au détriment parfois de la qualité. Ceci étant, ils attendent des historiens véritables, lorsqu’ils les invitent, une prestation qui soit à la fois de qualité sur le plan historique mais aussi et surtout (pour leur point de vue) qui « passe » bien, donc qui soit accessible à « la masse », laquelle regarde avant tout les émissions qui parlent de sujet qu’elle connaît déjà ou croit connaître – donc des sujets « alléchants » comme les Templiers, les Cathares, les trésors, les mystères, les secrets d’alcôve etc. -, et si possible des émissions où figurent des gens qu’elle connaît déjà, donc des gens des médias, journalistes ou gens du showbiz, (Max Gallo compris).

C’est ainsi. C’est un fait que l’on peut déplorer, mais c’est hélas un FAIT.

Il faudrait, pour en sortir, un historien (ou mieux, plusieurs ?) qui soit à la fois un grand écrivain, un grand orateur et un grand homme de media, genre Georges Duby. Malheureusement, on n’en trouve pas si facilement ! Il faut « faire avec cette absence », donc… faire avec ce que nous sommes.

Il faut donc que tous nous fassions un effort pour réussir la promotion de la BONNE histoire, sans concessions excessives mais aussi sans repli frileux sur nos territoires d’érudition où règne notre vérité (et encore), mais où nous sommes seuls, ou en tout cas peu nombreux. Je crois que l’on peut faire de relativement bonnes émissions avec de la relativement bonne histoire qui soit aussi accessible. Certes, on n’est jamais satisfait des émissions d’histoire que l’on voit ou auxquelles on participe, mais on n’a guère le choix : ou bien on cherche à élever le niveau même sans grande illusion, ou bien on ne participe pas pour ne pas ‘s’abaisser" outre mesure… et on laisse alors la place aux pseudo-historiens qui eux, soyons-en sûrs, sauront occuper le créneau et se montrer à l’aise dans leur prestation. Mais, dans ce cas, la cause de l’histoire véritable devient désespérée, si même ses adeptes abandonnent le terrain à l’adversaire ! Car l’adversaire, plus encore que le public que l’on maintient dans le caniveau, c’est le faux historien médiatisé qui dévalorise l’histoire et la confisque à son profit.

Je crois, une fois de plus, qu’il faut lutter… mais pour cela il nous faut des armes JURIDIQUES : quels sont les droits des participants aux émissions ? Quel droit de regard, quel droit de contrôle ont-ils sur leur propre prestation ?

Cordialement à vous, Jean Flori

 

[Réponse à Jean Flori, le 16 avril]

Cher collègue,

Je partage la plupart de vos analyses, à ceci près que je ne suis pas disposé à suivre les producteurs et auteurs d’émission lorsqu’ils nous invitent à nous mettre à la hauteur d’un public qu’ils estiment peu apte à recevoir notre ‘message’. Avec des raisonnements comme cela, on justifie l’injustifiable. En tout état de cause, ce n’est pas en renonçant à soi-même que l’on favorise une élévation du niveau culturel général, qui devrait être l’objectif principal de tout chercheur. Cet argument relève de la facilité : on définit un public qui soit conforme au message que l’on souhaite délivrer. Il s’agit aussi, de leur part, d’un aveu d’ignorance déguisé. On pourrait multiplier les exemples contraires. Faut-il parler ‘petit nègre’ à nos enfants ? Les politiques qui pratiquaient un langage châtié voire érudit, à la façon de De Gaulle (ou Mitterrand), étaient-ils moins bien entendus par le ‘bon peuple’ que les ignorantins qui nous gouvernent aujourd’hui ? De toute façon, comment pourrait-on, sans se désavouer, se ridiculiser et, par conséquent, manquer sa cible, se muer en démagogues du savoir historique ? Moi, je ne saurais pas, et vous non plus, sans doute.

Nous avons là matière à de bonnes et saines discussions.

Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir dialoguer ainsi avec moi.

Bien cordialement, Michel Garcia

 

Cher collègue,

Croyez bien que je suis TOTALEMENT en accord avec ce que vous écrivez, ce qui montre en passant que j’ai dû mal m’exprimer dans mon message précédent. Car vous exprimez tout à fait ce que je ressens moi-même.

Croyez bien que je ne suis en aucun cas disposé à quelque concession que ce soit sur le plan de la qualité historique, ni à "renoncer à soi-même" etc.

J’adhère totalement à votre propre exposé. Il n’est pas question de "parler petit nègre" (pardon: cela m’a échappé…et on va me taxer de racisme !), ni "verlan", ni "banlieue" ni même "journalistique". Je suis totalement intransigeant sur ce point. Il faut rester soi-même, et si possible digne.

J’irai même plus loin : je ne vois pas la nécessité de paraître "débraillé" sur les plateaux de la TV, sous prétexte que « tout le monde » y vient désormais en chemise ouverte (fût-elle immaculée et largement échancrée comme notre BHL international), voire en blue-jeans ou en débardeur. Pas question de donner dans le propos vulgaire etc. Pas question de faire de l’histoire au ras du sol rien que pour "plaire" à un public que l’on croit vulgaire, même si c’est hélas parfois vrai. Aucune concession sur ce plan, ni sur la qualité formelle de l’exposé, ni dans l’expression qui doit rester correcte, même s’il faut aussi rester simple et accessible. Aucune concession non plus sur la qualité de fond du discours historique.

MAIS

Mais il n’en reste pas moins que j’ai ressenti, chez quelques-uns au moins des responsables d’émissions radio ou TV (pas chez tous, il est vrai, et pas toujours chez ceux dont j’espérais beaucoup et qui m’ont déçu sur ce plan, tant l’opportunisme et le carriérisme étaient chez eux patents), un très réel partage des idées que je leur exprimais avant ou après l’émission, à savoir, je le répète, un discours du genre suivant: Vous, hommes de média, avez une grande responsabilité dans l’abaissement du niveau culturel en France. Dans le domaine de l’histoire, vous privilégiez le superficiel, le clinquant, le "tape à l’oeil". Vous préférez les "faux historiens" aux vrais, vous n’éduquez pas le public, vous tapez au ras du sol, voire au-dessous de le ceinture", etc. Bref, les reproches que tous les historiens comme vous et moi faisons aux émissions françaises. Certains, donc, approuvaient, et confessaient leur réel désir de "hausser le niveau"… tout en se disant "coincés" par la nécessité de plaire au public… et ceux-là avaient évidemment tendance à souligner que le public qui fait l’audimat est généralement assez inculte…

J’ai un grave défaut : je suis naïf et j’ai tendance à croire les gens lorsqu’ils me semblent sincères. Et je reste donc convaincu que ce dernier discours recouvre au moins une part de vérité.

Conclusion : il nous faut AIDER ces producteurs-là, ceux qui, mal peut-être, tentent de faire connaitre l’histoire. Les aider SANS renoncer à la qualité, et en faisant à notre tour des efforts, non pas pour "abaisser le niveau" ou se mettre au diapason du vulgaire, mais pour rendre notre message moins austère, moins aride peut-être… je ne sais comment dire : tout simplement en étant le plus possible simple et clair, sans pédanterie… (je n’accuse personne que moi-même : il m’est arrivé, en revoyant telle ou telle de mes "rares" prestations, de penser que j’aurais pu, ici ou là, être à la fois plus clair, plus précis, plus complet, plus accessible, plus "intéressant"…).

L’Histoire a besoin de ces producteurs-là ; nous avons besoin d’eux si nous voulons que le public de l’histoire ne se réduise pas à un cénacle d’initié. Je suis convaincu que le public potentiel de la véritable histoire est plus large qu’ils le croient, et qu’une assez large part du public n’est pas aussi inculte qu’ils le disent (affirmation à prendre avec prudence, hélas !). Mais il y a du pain sur la planche, et du travail en vue pour hausser le niveau !

Un exemple pour illustrer tout ce que je viens de dire sur la manière dont les media et nous-mêmes jugeons le niveau culturel du public (car c’est cela le fond du problème): la perception des éditeurs à propos des notes des livres que nous produisons. Le voici :

La plupart des éditeurs, vous le savez, renâclent devant des notes abondantes. J’estime qu’il ne faut pas reculer. Une bonne histoire s’appuie sur des documents, et l’on doit, me semble-t-il, être intransigeant sur ce point : prouver la véracité de ce qu’on écrit, citer ses sources, mentionner les opinions que l’on partage ou que l’on conteste me semble indispensable pour éviter le « flou », le « n’importe quoi ». C’est aussi, je crois, un bon moyen de trier entre les vrais historiens qui fouillent les sources et connaissent les travaux antérieurs et les débats présents, et les historiens de pacotille qui se contentent d’un survol ou d’un plagiat. Pour ma part, j’ai presque toujours réussi (parfois difficilement) à imposer les notes et références que j’estimais indispensables. MAIS la plupart des éditeurs sont convaincus que ces notes « font peur au public » et que c’est un très sérieux handicap de vente.

Presque tous exigent que ces notes soient reportées en fin de volume… quand ce n’est pas en fin de chapitre (ce qui, dans ce dernier cas, le rend totalement inutiles). Ce n’est qu’au prix d’âpres batailles et discussions que j’ai pu obtenir parfois des notes en bas de page, infiniment plus utiles et plus claires.

Telle est donc l’opinion des éditeurs en France.

J’ai eu la chance, au moins sur quelques-uns de mes livres, d’être traduit en italien, en espagnol, parfois en anglais. Et j’ai pu constater que les notes, mises en fin de volume en France, apparaissaient « spontanément », dans ces pays-là, en bas de page, sans la moindre intervention ou demande de ma part. Pourquoi ?

Lors d’une réunion éditoriale à Paris, j’ai exposé cela et ai posé cette question : pourquoi ce qui se fait d’office en Italie, par exemple, ne pourrait-il pas se faire en France ? Le public italien serait-il plus « cultivé » que le public français ?

La réponse a fusé, unanime : « OUI ».

J’en conclus ceci :

– OU bien c’est faux, et il faut convaincre les éditeurs et les media de tout faire pour élever le niveau de production (mais hélas, les tirage des livres d’histoire, généralement très faible – sauf les Gallo, qui sont à peine de l’histoire – démontrent que les historiens sont aujourd’hui, pour les éditeurs, l’équivalent des « danseuses » pour les puissants du 19e siècle : on les subventionne presque par charité, pour la galerie, pour un reste de prestige… mais cela coûte… Combien de temps cela va-t-il durer ?

-OU bien c’est vrai, et il faut absolument reconquérir le public en faisant de la bonne histoire ET en aidant le plus possible ceux qui, hélas, ont seuls le pouvoir d’en parler et de la faire connaître. Ces émissions ne sont certes généralement pas bonnes, mais si on les tue, que restera-t-il ? Il nous faut les améiorer, les « soigner », les « guérir » si possible des virus qui les gagnent… mais pas les tuer, car l’Histoire en a besoin.

Je ne sais si je me suis exprimé assez clairement.

Cordialement à vous, et avec tout mon soutien pour la cause que vous défendez, et qui, j’en suis certain, nous est commune, Jean Flori

 

Cher collègue,

Loin de moi l’idée de vous attribuer les opinions que je dénonçais chez les acteurs des médias. C’est moi qui ai dû mal m’exprimer. Nous sommes bien d’accord pour ne pas faire de concessions à la facilité.

Personnellement, si je n’ai qu’une maigre expérience en matière de collaboration avec les médias (TV et radio), j’ai, en revanche, une longue expérience comme vulgarisateur. Pendant 20 ans, j’ai présidé une société d’histoire locale, organisé chaque année des conférences et des visites commentées portant principalement sur l’archéologie et l’histoire des hommes et des monuments de la région. J’étais le seul universitaire de l’assemblée et m’adressais à un public plein de bonne volonté mais ayant reçu une formation inégale et parfois modeste. Je vous concède que ce public offrait l’avantage sur celui de la télévision d’être motivé, de faire l’effort d’aller au-devant du savoir. Ce travail de vulgarisation, je l’ai fait avec plaisir et je le juge indispensable, pour mon public d’abord, mais aussi pour moi, car cela me forçait à m’évader souvent du Moyen Âge et donc à engager des recherches dans des domaines qui m’étaient moins familiers. Je n’ai pas à insister puisque vous avez assisté à une de ces réalisations. De même avez-vous pu constater qu’en matière de publication, on s’imposait une rigueur que pourraient nous envier bien des éditeurs universitaires. Les témoignages de satisfaction de la part de ce public attestent que cette démarche les satisfaisait.

Je ne confonds pas cette activité avec l’échange érudit. Pour satisfaire ce besoin-ci, qui est inhérent à la qualité de chercheur, je comptais sur mon séminaire ainsi que sur des colloques ultra pointus, organisés sur invitation et avec de longues plages de discussion entre les communications. Je n’ai jamais confondu les deux activités et j’ai toujours veillé à m’adapter à la tonalité de chacune d’entre elles.

J’admets très bien que la télévision (ou la radio) se donne un objectif de vulgarisation (j’ose dire « intelligente ») et je trouve normal que les chercheurs et savants (pas seulement les historiens) y collaborent, si possible en cravate (littéralement et métaphoriquement), comme vous le suggérez si justement. La difficulté est de concilier leur définition de la vulgarisation avec la nôtre, j’en conviens tout à fait. C’est là toute la question. Observons que, sur ce chapitre, les médias n’ont pas la même doctrine. Je suis un auditeur assidu de France-Culture, et je pense que le niveau qu’on y pratique conviendrait au « grand public ». Mais je pèche sûrement moi aussi par naïveté. En tout cas, vous montrez bien que, dans ce domaine, l’initiative ne nous revient pas, pas plus que dans celui de l’édition, et qu’il nous faut donc composer. Jusqu’où ? Il serait bon que nous ayons un ample débat entre historiens pour nous accorder là-dessus.

En fait, les questions que vous soulevez à propos des rapports parfois conflictuels que les auteurs universitaires connaissent avec les éditeurs concernent toutes les Sciences Humaines, et pas seulement l’Histoire. La question des notes est, en effet, cruciale. Il faut des notes et elles doivent figurer en bas de page : on ne doit pas transiger sur ce point. [Veillons, cependant, à ne donner que des notes indispensables : pour les références bibliographiques, une bibliographie en fin de volume avec un système d’appel dans le texte est bien plus utile ; de même, un glossaire final peut rendre bien des services ; des annexes bien conçues aussi (énumération non limitative). J’ai trop vu de ces articles d’après Thèse avec une première note, dont l’appel était inséré dans la première phrase quand ce n’était pas dans le titre, qui couvrait le reste de la page et le début de la suivante : on y retrouvait, retranscrite exhaustivement, une bibliographie élémentaire et bien connue de tous].

Quant à l’argument qui se fonde sur un niveau culturel comparé des peuples, il ne me convainc pas du tout. Quand on connaît les systèmes d’enseignement des uns et des autres, on peut avoir quelques doutes. Chacun de nos pays est capable de former une élite mais peu se sont donné les moyens de fournir un bon niveau général à la totalité de la population. Je sais bien que les choses changent et que je ne suis plus aussi convaincu que je l’étais il y a 30 ans des vertus de notre propre système, mais de là à conclure que le nôtre est à la queue du peloton, il y a un grand pas que je ne franchirai pas. Encore une fois, j’interprète cet argument comme de pure convenance, pour ne pas dire hypocrite. Pour tout dire, je le trouve irrecevable, sauf si l’on me démontre le contraire avec des chiffres. Pour ce qui est de la télévision, je ne crois pas qu’on doive envier celle de l’Italie berlusconienne.

Un autre sujet mériterait d’être abordé : les chercheurs ne sont-ils pas trop tributaires d’agents extérieurs à la profession pour diffuser des travaux de leur discipline ? Sont-ils à ce point dépourvus de moyens pour le faire eux-mêmes ? Si oui, comment remédier à ce grave défaut ?

Encore merci pour votre précieuse contribution.

Bien cordialement, Michel Garcia

 

[17 avril 2008]

Cher ami,

Votre réponse est tout à fait pertinente et convaincante. Je vous suis sur presque tous les points, sauf peut-être sur le « niveau » culturel comparé de la France et de l’Espagne ou de l’Italie. Certes, rassurez-vous, je ne soutiendrai pas que la TV de Berlusconi est meilleure que la nôtre ! (Quelle horreur ! Peut-on faire pire ? Je crains que oui…). Pourtant, j’ai souvent eu l’impression (mais je peux me tromper) que le niveau d’intérêt, d’écoute et de compréhension des étudiants, en Italie et en Espagne, était supérieur à celui des étudiants français. Je n’en tire aucune conclusion « politique », croyez-le bien. Je suis un fervent défenseur de l’enseignement laïc, et je regrette, malgré tout, la disparition, en son sein, d’un certain état d’esprit que j’idéalise peut-être….

Quant à la qualité d’écoute du public, je suis comme vous convaincu qu’il y a un nombre considérable de gens qui sont prêts à entendre de l’histoire de valeur… C’est évidemment ce « fond » là qu’il faut développer et encourager, et vous avez très bien su le faire. Ce fond-là existe. Mais il est malheureusement encore trop faible pour "intéresser" les créateurs d’émissions qui ne peuvent vivre que de l’audimat…

Nous voilà donc ramenés à la question première : jusqu’où et comment aller ou ne pas aller à ce type d’émissions, et comment faire pour ne pas s’y faire piéger ou servir d’alibi ?

Je crois qu’une partie de la réponse est d’ordre juridique : il faudrait avoir le droit de visionner, avant sa diffusion, l’émission à laquelle on a accepté de participer. Après, cela risque d’être trop tard.

Je ne connais rien au droit en ce domaine. Ne faudrait-il pas s’enquérir de ce point de droit ? Cela éviterait, me semble-t-il, bien des déboires et bien des hésitations préjudiciables.

Très cordialement à vous, en en vous priant de m’excuser d’avoir été si long, Jean Flori.

_______________

Le sénateur Yves Dauge avait bien voulu transmettre mon texte à Jérôme Clément, Vice-Directeur d’Arte. Celui-ci m’adressa, par son intermédiaire, la réponse suivante.

 

[29 mai 2008]

Monsieur le Sénateur, cher Yves,

J’ai bien reçu votre courrier du 15 avril 2008 ainsi que la lettre de Michel Garcia qui nous fait part de ses critiques à propos du documentaire Vraie Jeanne, fausse Jeanne, diffusé sur notre antenne le 29 mars 2008.

Je vous remercie de nous avoir transmis ces remarques intéressantes.

Permettez-moi d’y répondre en quelques mots.

L’objet de ce film était de développer auprès d’un marge public certaines interrogations relatives à l’extraordinaire parcours de Jeanne d’Arc.

Le projet du réalisateur Martin Meissonnier était d’exposer diverses thèses avancées sur ce sujet, en général ignorées du public, d’éclairer une aventure humaine, historique, politique et mystique et de montrer que celle-ci avait donné lieu à des interrogations, recherches et hypothèses qui méritent débat. Le documentaire ne prend à aucun moment partie pour une version ou une autre, comme le souligne d’ailleurs le titre de manière explicite.

Pour finir, sachez que le CFRT (Comité Français de Radio-Télévision) a co-produit ce documentaire qui a été également réalisé avec le soutien de la BNF. Ces deux institutions, dont la crédibilité ne peut être mise en cause ont rouvé ce programme d’excellente qualité.

En espérant avoir ainsi répondu aux critiques de M. Garcia et en espérant continuer à vous compter tous les deux parmi nos fidèles spactateurs, je vous prie de croire, Monsieur le Sénateur, en mes sentiments les meilleur,

Amitiés

Signé : Jérôme Clément.

 

[Chinon, 13 juin 2008]

Cher Yves,

Mon avis est qu’il n’y a pire sourd que qui ne veut entendre et qu’il vaut mieux que cet échange en reste là. Je m’estime d’ailleurs satisfait, grâce à ton intervention, d’avoir pu faire prendre conscience à Jérôme Clément qu’il lui sera désormais plus difficile d’obtenir la contribution des spécialistes pour des émissions de ce type. J’admets aussi qu’il est de bonne guerre, de la part d’un responsable de chaîne, de défendre les produits maison.

Cependant, qu’il me soit permis de te dire, tout à fait entre nous, que son argumentation est assez affligeante. Sa première phrase – « L’objet de ce film… » – mériterait, elle aussi, de figurer dans un bêtisier. J’espère, en tout cas, que ce n’est pas la définition qu’il donne de l’objectif culturel d’une chaîne comme Arte. Qu’est-ce que ce « large public » au nom duquel on décide que « l’extraordinaire », – c’est-à-dire, aux yeux du réalisateur, l’incompréhensible – parcours de Jeanne d’Arc mérite des explications, dont toute l’émission consiste à faire croire qu’elles ne figurent pas dans les travaux des historiens ? On est en plein dans le fantasme du « on ne nous dit pas tout ; on nous cache quelque chose », si nuisible (ce n’est pas à un homme politique que je l’apprendrai).

Le public ignore l’histoire des faits et gestes attestés de Jeanne d’Arc : c’est probablement vrai. C’est à l’éclairer qu’une véritable démarche culturelle doit s’attacher et non à diffuser les pires inepties sous prétexte qu’il existe par ailleurs une hagiographie simpliste. L’auteur du téléfilm s’en tient à ces deux thèses et néglige, de ce fait, celle que les intervenants historiens lui proposaient, tout en essayant de leur faire endosser la seconde, ce qu’ils n’ont pas apprécié.

Qualifier de « documentaire » ce monument d’ineptie et de manipulation des propos et des images, et affirmer que les délires du premier ignorant venu, qui ne fait que répéter sans le savoir des sornettes cent fois entendues ou lues, « mérite débat », il fallait oser le faire.

Enfin, se prévaloir de la co-production est un argument (d’autorité) pour le moins discutable. Je parierais que la BNF, dont je soupçonne que sa contribution s’est limitée à prêter sa salle de lecture pour les enregistrements, s’est engagée avant d’avoir vu la réalisation et sur la bonne renommée d’Arte. Mes soupçons sont peut-être infondés mais pas moins que la référence au CFRT, dont on ignore quelle fut la réaction après visionnement du film.

Le rôle de « redresseur de tort » que j’ai endossé n’est guère confortable : on passe au mieux pour un rigoriste, au pire pour un emmerdeur. Étant partisan de l’excellence pour tous, je me fais sans doute une idée trop haute de la culture mais je n’en ai pas d’autre à partager avec mes concitoyens ; en outre, j’ai la faiblesse de penser que des interventions de ce genre finissent par avoir à la longue quelque conséquence positive. Je te remercie, en tout cas, d’y avoir contribué par ton intervention.

Avec mes remerciements renouvelés, je t’adresse, cher Yves,  mes amicales salutations, Michel Garcia

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Colophon

 

Françoise Laîné, Professeur d’Histoire du Moyen-Âge à l’Université de Bordeaux, accepta de publier mon texte sur son blog, ce qui donna lieu à quelques échanges. Je reproduis ci-dessous les plus intéressants.

 

27-05-08 (13h55). Françoise Laîné (Poolzazoo).

Voici un texte écrit par un collègue, Michel Garcia, professeur émérite de littérature castillane à Paris III. Il a publié en 2007 la traduction d’un roman castillan sur Jeanne d’Arc : Juan de Gamboa, La Pucelle de France. Récit chevaleresque traduit du castillan et commenté par Michel Garcia. Paris, 2007.

Intéressé par le sujet, il a regardé une émission sur Arte qui l’a déconcerté (le mot est faible). Michel Garcia dit très bien ce que j’ai souvent ressenti devant certaines émissions.

[Suit mon texte en 4 livraisons]

 

27/05/2008 14:23 (zzxyz)

Cela rejoint les nombreuses émissions « historiques » diffusées sur les chaînes spécialisées du satellite qui démontrent à chaque fois que le travail du journaliste et celui de l’historien ne font pas bon ménage, le premier « bouffant » systématiquement le second pour des raisons diverses (ego, revanche de l’historien raté, volonté de « faire court » pour « aller à l’essentiel », audimat, etc.).

Les historiens s’embarquent de bonne foi dans une galère dont ils ne comprendront qu’ils n’ont été que le dindon de la farce qu’après le montage et les coupures, parce qu’ils s’estiment honorés d’avoir été choisis pour – enfin – exposer leurs thèses au grand public.

C’est une duperie sans cesse renouvelée.

Je ne suis pas spécialiste de Jeanne d’Arc, mais suis assez au fait de la 2GM, où l’on retrouve les mêmes poncifs, les mêmes phénomènes, sans que les dernières thèses d’historiens pourtant réputés ne soient prises en compte.

 

27/05/2008 18:16 (Poolzazoo)

Les formes d’expression des universitaires et des journalistes ne sont pas les mêmes ; lorsqu’elles divergent complètement, l’échange devient difficile. MG remarquait aussi une mise en scène dévalorisant systématiquement les historiens.

La vulgarisation est un exercice délicat. Cela demande un gros effort de clarté, la recherche d’une présentation attrayante, voire distrayante tout en restant honnête !

 

27/05/2008 22:25 (zzxyz)

Il est néanmoins incontestable que les historiens maîtrisent moins bien l’oral audiovisuel que l’écrit : tendance à faire long, là où le journaliste écourte le débat par des formules choc.

De toute façon, ils sont toujours victimes des ciseaux du monteur.

Dans les nombreux programmes consacrés aux grandes batailles aériennes (bataille d’Angleterre, Pearl Harbor, Midway, etc.) que j’ai vus, les témoins sont soumis au même traitement. Alors que l’on s’attend à ce qu’ils nous parlent de leur état d’esprit, de leurs peurs, de leurs tactiques de combat, de ce qu’ils pensaient de leurs adversaires, la seule chose que le réalisateur retient, c’est la description de leur petit-déjeuner avant leur mission…

 

29/05/2008 14:17 (ajb66)

Bon finalement, vive la lecture d’un bon livre…. de spécialiste.

Ça peut être ch…. même si c’est utile comme la brique qui constitue le mur.

Il y a deux types d’historiens : ceux qui prennent une loupe pour examiner l’argile dont est faite la brique et ceux qui prennent la hauteur suffisante pour examiner le mur dans son ensemble et le bâtiment dont il est l’un des pans.

Quand on met ces deux familles d’historiens ensemble pour faire une émission grand public (cultivé quand même), l’animateur doit faire la balance entre ceux qui brossent à grands traits un évènement dans son ensemble en essayant de lui trouver un sens (le dessin de la mosaïque) et ceux qui détaillent la fabrication et la pose des carrés de cette mosaïque, si vous suivez mon image.

Comme chaque participant est un passionné, c’est normal pour quelqu’un qui a consacré beaucoup de temps à un sujet, l’animateur doit ou devrait doser comme un alchimiste les temps de passage entre le général et le détail qui vient confirmer ou expliciter, pour que l’ensemble forme un tout compréhensible aux téléspectateurs de bonne volonté soucieux de se cultiver (approfondir des connaissances sommaires) sur un sujet donné.

[…]

 

29/05/2008 21:26 (Rebelote02)

Pour avoir vu le documentaire, je trouve ces critiques assez dures quand même.

Il était évident avant même de voir le docu que le postulat de départ était : et si l’épopée johannique ne s’était pas passée comme on l’imagine d’habitude ? Et si il y avait une main qui a aidé en secret derrière ? (en l’occurrence c’est le nom de Yolande d’Aragon qui revient le plus souvent).

Du coup, comme effectivement, c’était le sujet du livre de Gay, oui effectivement, il est assez présent. Maintenant, en arriver à chipoter sur le fait que les historiens sont présentés dans des bibliothèques sombres, comme pour souligner leur côté archaïque, bof. Les téléspectateurs d’Arte qui regardent ce genre de docu ne sont pas les beaufs staracadémisés de TF1.

Après on peut discuter sur le fond du documentaire : par exemple, comment les historiens expliquent que Jeanne d’Arc ait pu traverser plusieurs centaines de kilomètres seule ou presque, en un temps record et en pays ennemi quasiment tout le temps ? Chance ? Aide en sous-main ? (Toujours Yolande pourquoi pas, vu le rôle important qu’elle a joué à l’époque).

De toute façon, les infos restent sommaires et pour beaucoup de choses, nous en sommes réduits aux conjectures, non ?

Brunissen

 

29/05/2008 22:42 (Poolzazoo)

Yolande d’Aragon avait de l’énergie à revendre, le sens de l’intrigue, mais il faudrait lui prêter une sorte de génie politique pour avoir suscité, téléguidé ou même seulement manipulé lourdement le phénomène « Jeanne ». Or rien ne permet de créditer Yolande d’Aragon de capacités exceptionnelles ; on ne connaît pas non plus d’aigle dans son entourage.

 

30/05/2008 01:38 (ajb66)

le postulat de départ était : et si l’épopée johannique ne s’était pas passée comme on l’imagine d’habitude ?

L’épopée de Jeanne d’Arc est quand même assez bien connue, et des cohortes d’historiens, la plupart des pointures, l’ont décortiquée depuis très longtemps depuis au moins le début du 19e siècle. Parmi ces spécialistes de l’épopée johannique, Régine Pernoud qui n’est pas n’importe qui.

Enfin, deux documents de poids existent, les minutes du procès de Rouen de 1431 bien évidemment, mais également celles du procès en réhabilitation de 1455/1456, une fois les anglois définitivement boutés hors du royaume de France, très intéressant.

J’ai ces deux procès dans ma bibliothèque, un héritage – Club du meilleur livre 1953 – directeur de publication Michel de Romilly – préface du RP Michel Riquet.

Dans le second procès, in primis dicimus atque, justicia exigente, decernimus. les juges font procéder à la lacération par le bourreau des pièces du premier procès ayant abouti à la condamnation de Jeanne comme relapse.

Pour le reste du procès, « disons, prononçons, décrétons et déclarons que lesdits procès et sentences, entachés de dol, chalonge, iniquité, mensonge erreur manifeste de droit et de fait, de même que ladite abjuration et toutes leurs exécutions et séquelles ont été, sont, et seront nuls, invalides, inexistants et vains… »

Les juges du tribunal de l’Inquisition mandés par le pape Calixte III pour le procès en réhabilitation ont interrogé, concernant la vie de Jeanne et le premier procès

– 22 témoins à Rouen

– 35 pour l’enquête sur le lieu d’origine de Jeanne d’Arc

– 41 à Orléans dont le comte de Dunois, compagnon d’armes de la pucelle

– 15 à Paris dont Mgr le duc d’Alençon et l’évêque de Noyon

– réentendu 19 témoins de Rouen qui avaient déjà déposé lors de l’enquête préliminaire

– joint les dépositions recueillies auprès de personnes trop âgées pour se déplacer (le second procès a lieu 25 ans après le premier)

Pour donner une idée, le livre du procès en réhabilitation fait en épaisseur au moins le triple ou le quadruple du livre du premier procès. Cela fut un procès fouillé.

Il ne s’agissait pas de dire n’importe quoi puisqu’il s’agissait de remettre en cause un premier procès tenu sous la conduite de Cauchon, évêque de Beauvais, « procès en matière de foi – In Nomine Domini – instruit contre la femme Jeanne communément appelée la Pucelle. »

Le tribunal se composait de Mgr Pierre Cauchon, évêque de Beauvais etc (titres en théologie et droit canon), conseiller de Très Serein et Très Chrétien Seigneur le Roi d’Angleterre ; vénérable et discrète personne maître Jean d’Estivet, chanoine de Beauvais, procureur général ; Scientifique personne maître Jean de la Fontaine (sic), maître ès arts et licencié en droit canon, examinateur du procès ; assistés d’un grand nombre d’abbés et de prieurs de monastères fameux, de docteurs et professeurs en la Sainte Théologie et cœtera… tous prêtres séculiers, moines ou religieux. »

Ce sont donc ces gens que le second procès se propose de désavouer, d’où la grande qualité de l’instruction.

Tout ceci pour dire que des documents et des gens qui ont raconté, non pas devant un tribunal royal mais devant un tribunal d’Église convoqué directement par le pape, on en a suffisamment.

L’histoire de Jeanne d’Arc n’est pas une histoire légendaire racontée par l’homme qui connait l’homme qui a vu l’ours, mais au moins depuis qu’elle fut présentée au roi à Chinon, tous ses faits et gestes ont été enregistrés jusqu’à son procès ou plus exactement ses deux procès où les témoins encore vivants en 1456 ont été interrogés minutieusement.

 

30/05/2008 18:15 (Rebelote02)

Ah mais je suis bien d’accord et de toute façon, je ne dis absolument pas que Gay a raison.

Ceci dit, vous dites vous-même qu’on sait parfaitement ce qui s’est passé à partir de son arrivée à Chinon. Mais quid de la période antérieure ? Pour Gay, c’est là aussi que la question se pose.

Par exemple, comment a-t-elle traversé si vite le pays et sans encombre, malgré les dangers ? (Si on exclut l’aspect miraculeux bien sûr) La chance simplement ? Et comment expliquer que finalement le capitaine à Vaucouleurs accepte finalement de la laisser aller et la fait accompagner par plusieurs de ses hommes ?

Ceci dit, je ne connais pas bien l’histoire précise de la Pucelle, n’ayant pas lu grand-chose sur le sujet à part La libération d’Orléans de Régine Pernoud donc loin de moi l’idée de refaire l’histoire.

Brunissen

 

30/05/2008 20:11 (Poolzazoo)

Lors du second procès, un vieil homme d’armes interrogé note comme quasi miraculeux que la vue de Jeanne légèrement vêtue avant de revêtir son harnois ne lui inspirait pas de pensées friponnes, alors qu’à cette époque, il était jeune et fort gaillard ; ni lui ni d’autres en 1455 n’ont évoqué comme preuve de la protection divine qu’elle ait mis 11 jours, fin février 1429, pour aller de Vaucouleurs à Chinon. Ce point ne semble pas intéresser grand monde.

Le capitaine de Vaucouleurs, Jean de Baudricourt s’est fait tirer l’oreille de la mi-mai 1428 à la fin février 1429 pour laisser partir Jeanne et lui fournir une escorte. Les habitants se sont cotisés pour son équipement.

À ce moment, la population du secteur est harcelée par les troupes bourguignonnes et Jean de Baudricourt a déjà dû passer un accord avec « l’ennemi », se rendre à terme ou rester neutre. C’est un type d’arrangement assez banal dans le cadre d’une « petite guerre » de siège : celui qui est susceptible de se rendre doit le faire s’il n’est pas secouru dans un délai donné. Moyennant quoi, il se met à l’abri d’une accusation de trahison. On n’est jamais trop prudent !

Baudricourt en est probablement réduit au point où le plus maigre espoir, même en la personne d’une jeune personne surprenante, n’est plus à dédaigner ; au point où il en était, cela valait la peine d’être essayé. Cette équipée était le moyen de faire passer le message à la cour, de se rappeler à son bon souvenir et de faire savoir l’urgente nécessité de secourir des fidèles en Lorraine ! Si c’est bien cela qu’il entendait faire, il a dû être déçu.

Une lecture utile et très agréable : C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004.

 

31/05/2008 09:54 (hadesfr2)

Vous avez bien raison !

Ne pas regarder la télé, c’est la solution.

 

31/05/2008 18:25 (Poolzazoo)

Voui, mais attention, mon collègue qui a pris la peine de râler ne s’est infligé le pensum de regarder la susdite émission que pour avoir appris que les collègues sollicités pour l’émission, qui l’avaient visionnée avant sa diffusion, étaient scandalisés de l’utilisation qui est faite de leurs interventions ! Il a donc voulu voir ce qu’il en était en réalité, et cela lui a valu plusieurs heures d’écoute avec arrêts sur l’image et le son pour prendre des notes.

Les universitaires sont des râleurs consciencieux !

 

 

02/06/08 02 :25 (hadesfr2)

« Les universitaires sont des râleurs consciencieux ! »

On ne saurait le leur reprocher.

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