Catégorie : Varia

Parler landais

Parler landais

Les Landes n’ont pas de poètes. Et c’est bien fait. Qu’elles s’en prennent à leur langue « épouvantable » et « primitive ». Le gascon paraît déjà suffisamment barbare et raboteux aux autres peuples de langue d’oc. Le Landais s’y distingue en y rajoutant des accrocs à écorcher les oreilles. Tantôt des tthieuh, tantôt des ddhieuh, inconnus de la civilisation[1]. Tantôt encore il s’en donne à cœur joie dans les ouèn ou les oueun, les bruc et les mocr, les grm, les thioc et les bartoc… Votaire a fort bien dit : « Beaucoup de consonnes et peu d’esprit ». Sauf l’esprit rude, ce h aspiré qui attaque le mot comme un « han ! » de bûcheron, et qui huche à plaisir tout au long de phrases sans tête ni queue, aux propositions capricieusement combinées en casse-tête chinois ou en contre-plaqué. Tout irait encore à peu près, sans l’inévitable, inextirpable et archaïque que, qui croit remplacer à tout propos de bons pronoms personnels. Que si le gascon, en effet, l’utilise couramment, comme une note gaie de piano-forte, le landais le cahote, et le hoquette en à-coups sourds et sombres. Comme si les e muets ne se trouvaient pas assez nombreux déjà dans ce « parler noir », guttural, qui vous met « dans la gorge comme la rumeur de la mer sur les galets » [Emmanuel Delbousquet, En Gascogne, Mont-de-Marsan, 1929, p. 17]. Parler « noir » qui, pour un Béarnais, ne peut faire figure que de patois, dégénéré ou plutôt sous-développé comme les sonorités punks. Au moins pourrait-il se rendre en quelque manière intelligible. Mais alors que les grammairiens occitans réussissent à la longue à faire cadrer le gascon avec les principes de la norme occitaniste, lorsqu’il s’agit de torturer le landais, ils renoncent avec agacement. Lorsqu’ils cherchent à unifier le vocabulaire des langues d’oc, ils ne trouvent dans le landais que l’unité de l’incohérence. Les mots changent de village à village, de tribu à tribu :  « Comment dit-on, chez toi, entonnoir ? – Ulhete ; et chez toi ? – Ahonilh… – C’est pas pareil… ». Comment donc tirer la moindre poésie de si peu d’académie ? En approfondissant l’études des langages landais, peut-être obtiendrait-on tout de même quelque sonorité commune, qui permettrait que l’on s’entendît avec des rudiments musicaux, comme les volatiles ou les félidés. Mais aucun chant national – et l’on connaît les liens étroits de la poésie et de l’histoire – aucune épopée ne paraissent posssibles, aucune Marseillaise. Sauf toutefois la « Marseillaise landaise », le cantique Estela de la mar, qui, chanté dans les pèlerinages, ne devient que l’harmonie du chaos : le Maransin rudoie ; les Petites Landes ondoient ; le Médoc grommelle ; les Grandes Landes huent. Un compositeur de chants populaires landais s’était rabattu sur un seul dénominateur commun : « Il faut que ça monte et que ça descende. »

Voilà donc, sans nul doute, une langue de rebut.

Bernard Manciet, Le triangle des Landes,

Paris, Arthaud, 1981, p. 173-174.

Avec beaucoup de malice, Bernard Manciet se fait l’avocat du diable. Lui qui avait choisi cette « langue de rebut » comme organe de prédilection pour composer son œuvre poétique, reprend tous les clichés qui, dans le reste du domaine occitan et chez bien des linguistes, tendent à déconsidérer ce parler neugue auquel il tenait tant.

Je n’ai jamais « parlé patois », selon la formule qui, pendant mon enfance, désignait la langue gascone en usage dans les Landes. Nos maîtres ne nous y incitaient pas, même si tous ne mettaient pas un réel acharnement à défendre l’usage exclusif du français, qui était une des obligations des hussards de la République. Certains y veillaient de près. Mon camarade Jacques Dalès se souvient que notre instituteur du cours moyen à l’école publique Saint-Vincent de Dax, M. Dassé, au demeurant un homme peu sévère dans le contexte plutôt répressif du Primaire d’alors, n’admettait pas la moindre entorse à cette règle. D’autres, au contraire, ne rougissaient pas s’il leur échappait quelques mots dans cette langue. Il y en eut même, mais je ne le sus que plus tard, qui la pratiquaient couramment, en-dehors de l’école, s’entend. Ainsi, c’est en patois que Pierre Roumégous, qui avait la charge de la classe du certificat d’études, rédigeait ses articles pour Le Travailleur landais et sa correspondance à l’intention d’autres militants socialistes. À l’initiative de sa fille, Micheline, certains des écrits de son père ont fait l’objet d’une publication en volume (Pierre Roumégous, Leutres à l’Henri, lettres à Henri. Chroniques politiques gasconnes du Travailleur landais (1936-1948). Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014) ou sous forme d’articles dans le Bulletin de la Société de Borda (n° 526, 2ème trimestre 2017 ; n° 547, 3ème trimestre 2022).

Nos parents en possédaient quelques rudiments, qu’ils avaient acquis, pour l’un, sur les chantiers forestiers de la Haute Lande, pour l’autre, dans les maisons où elle avait été placée. Ils en savaient assez pour pouvoir s’entretenir avec des amis paysans, comme les Lesfauries, à Bénesse-lè-Dax, chez qui je me suis familiarisé avec la vie de ferme. Mon père allait se ravitailler chez eux pendant la guerre – sept bons kilomètres à vélo, avec la rude côte de Saint-Pandelon, longue d’un kilomètre, à franchir à l’aller – : il leur cédait une partie du sel qu’il recevait de l’usine des Salines, où il travaillait, et en rapportait beurre, fromages, etc. Les parents Lesfauries ne parlaient que patois à la maison, même si leurs enfants, surtout les filles, qui avaient notre âge, répugnaient à l’utiliser avec des urbains, car c’est ainsi qu’elles nous percevaient. De ces relations très épisodiques, je n’ai retiré qu’une connaissance superficielle, essentiellement limitée à quelques termes ou locutions de la vie courante. Mais je les ai conservés et j’en fais volontiers usage en famille, pour le plaisir mais aussi parce qu’ils véhiculent des nuances que le français ignore. J’en ai fait un bref inventaire, que je reproduis ci-dessous.

Français à la sauce gascone

À jour passé : tous les deux jours.

Charlotade

   – bouffonnerie ; emploi courant dans une corrida ratée

   – certaines figures dans les courses de vachettes.

Connaître

   – Ça n’est pas à connaître. « J’ai fait le ménage il y a deux heures et ce n’est plus à connaître ; « Tu t’es lavé les mains ? Ça n’est pas à connaître ».

   – Ça se connaît : ça se remarque, c’est évident, je vois bien (tournure inspirée du castillan ‘se conoce’, qui a le même sens ?)

Deuil

   – ça me fait deuil : il m’en coûte, j’en ai du regret. Du médiéval français dueil.

D’ici étant : vu d’ici

Dit, le

   – Il ne veut pas que ce soit le dit : il ne veut pas l’admettre ; il ne veut pas qu’on le soupçonne ; il ne veut pas que cela se sache.

Souvenir

   – Ça me souvient : il m’en coûte

Virer

   – tourner

 

Termes ou locutions gascons

aganit, aganide : avare

apiter : planter bien droit, faire tenir un objet droit.

barrat a clau : fermé à double tour.

bechigue : vessie ;  terme désignant tout ballon fait de cuir. Au moment de la tuaille (voir ce mot), les enfants attendaient qu’on leur donne la vessie du porc sacrifié. Après l’avoir débarrassée de sa graisse et l’avoir laissé sécher, ils la gonflaient et s’en servaient comme d’un ballon de rugby. Elle ne résistait pas longtemps à ce régime. Dans ces commentaires des matches du Tournoi des Cinq Nations, Pierre Albaladejo ne manquait jamais l’occasion de désigner ainsi le ballon.

beriac, beriague : ivre

caguer : chier. J’emploie plus volontiers caguer parce que je lui trouve, peut-être à tort, un côté enfantin qui atténue la crudité des expressions qui utilisent « chier » : « ça me fait caguer » ou « il a cagué partout ».

   – cagade : maladresse.

canique ou gayère (gaillère ?) : bille de terre ou de verre.

castagne : châtaigne et sa valeur métaphorique, « coup de poing » (‘on s’est castagnés’).

chuque lit, niaque poupe : désigne le petit enfant : il suce du lait et mord son poing.

cigarline : lézard des murailles (Podarcis muralis).

craspec : sale, crade, cradingue.

   Désignation des enfants

– cochou : gamin.

gouyat, gouyate : jeune garçon, jeune fille.

meinadje : enfant

escaner (s’), (var. vulg. s’entougner) : s’étouffer (en mangeant ou en buvant)

estrabuc : accident inopiné.

ganure, la : le cou, ‘serrer la ganure’.

gorgule : fruit du marronnier.

hagne : la boue (même étymologie que le fr. ‘fange’).

hu !: exprime l’étonnement ; var. eh bè !

lagagne :

   – châsse des yeux, ‘avoir les yeux pleins de lagagnes’

   – lagagnous : yeux châssieux.

mahutre : celui qui ne sait utiliser que la force.

moussiu : monsieur. On désignait ainsi le cochon élevé par la famille. Mon ami asturien Luis ne désignait jamais le cochon que comme « el señor cerdo » ou « el marqués » (le marquis).

niaquer : mordre. « avoir du niac » : avoir du mordant, la volonté de vaincre.

Pimbo : très loin ; Pimbo est un village au sud d’Aire-sur-l’Adour. Peut-être à cause de cette expression, je ne suis jamais allé à Pimbo. Var. ‘à Pampelune’. En revanche, je connais la capitale de la Navarre.

pinhada, pignada : forêt de pins

pouchïou (rester au) : gêner, faire obstacle aux évolutions des autres.

   Chanca (prononcer : tianca)

– échasse ; castillan, zanco.

– chancayre, échassier (berger monté sur échasses)

– chanquer  : boiter.

tuaille : sacrifice du cochon aux premiers jours de décembre.

 



[1] Le hameau de Soustons où se trouve la bergerie des Mitterand, Latche, se prononce en landais Latthieuh et non Latché (MG).

Faire flèche de tout bois

Faire flèche de tout bois

La locution proverbiale « faire flèche de tout bois », qui signifie « utiliser tous les moyens pour parvenir à ses fins » est empruntée au vocabulaire guerrier, à une époque où les combattants usaient encore d’arcs et de flèches. Le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) la répertorie sous la forme « faire de tout bois flesches » (Jean de Léry, 1563-1578). Elle continue à figurer dans les dictionnaires du XIXe et du XXe siècles, dont le Littré, et aussi dans les plus récents comme le Petit Robert 1987 : « Faire flèche de tout bois : utiliser tous les moyens disponibles, même s’ils sont mal adaptés ». La tige des flèches était confectionnée en bois. La locution laisse entendre que ce matériau était plus ou moins adapté à son usage et que, en cas de nécessité, on devait se contenter d’un bois médiocrement résistant, sans pour autant renoncer à se battre, ce que confirme un autre dicton, lui aussi recueilli par Littré : « Tout bois n’est pas bon à faire flèche ». C’est dans ce contexte guerrier que la locution prend tout son sens.

  Faire feu de tout bois

Cette locution est plus récente. Elle ne figure ni dans le Littré ni dans le Petit Robert 1987, en revanche, on la trouve dans le TLF (s. v. « feu » : Faire feu de tout bois*. Employer tous les moyens possibles pour parvenir à ses fins »). Cette définition, qui reproduit presque littéralement celle que le Littré donne de la précédente (s. v. flèche : « Faire flèche de tout bois, mettre tout en œuvre pour arriver à quelque fin »), atteste de la parenté entre les deux locutions.

La définition que Wikipedia donne de « faire feu de tout bois » confirme ce fait : « Se servir de tous les moyens, de toutes les ressources dont on dispose ». En outre, l’article propose trois exemples, dont le plus ancien date de 1962 (Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, Denoël, 1962, p. 22). Comme l’article « feu » du Petit Robert 1987 ne retient pas la seconde, on peut en conclure que la locution n’est pas alors encore d’usage assez courant pour être répertoriée. Il est permis, par conséquent, d’affirmer que « faire feu de tout bois » est plus récente que « faire flèche de tout bois ».

  De Faire flèche de tout bois à Faire feu de tout bois

La question se pose de savoir si le rapport entre les deux locutions ne dépasse pas de simples considérations chronologiques et si la seconde n’est pas une simple variante de la première.

La signification des deux formes étant identique, ce qui les distingue concerne le seul vocabulaire. La substitution de « faire flèche » par « faire feu » peut certes s’interpréter comme une actualisation des pratiques guerrières, les armes à feu ayant remplacé les armes de trait, mais le sens littéral de la locution se trouve profondément modifié dès lors que l’élément « bois » est conservé car, de matériau, il se trouve ramené au rang de combustible. Dès lors, « Faire feu » ne se limite pas à être l’équivalent moderne de « faire flèche » mais prend la signification de « faire du feu ». On en oublie la valeur du « faire » initial qui, dans la première locution, suggère la détermination d’un combattant qui fait fi des contingences. La deuxième, quant à elle, relève d’un simple constat et se contente de renvoyer à des considérations platement quotidiennes.

La notion de confort l’emporte désormais sur celle d’héroïsme et il est à craindre que la valeur originelle du dicton ne soit définitivement perdue dans l’usage courant. Reste à se demander ce que la nouvelle version conserve de la première pour ceux qui l’ignoraient ou l’ont oubliée : probablement une notion de constance voire d’entêtement contre l’adversité.

Un juron poitevin

Tête-Dieu pleine de reliques

Dans sa nouvelle, L’enfant maudit, Honoré de Balzac place dans la bouche du duc d’Hérouville, soudard de la pire espèce, le juron suivant :

Tête-Dieu pleine de reliques ! me le donneras-tu ?, s’écria le seigneur en lui arrachant l’innocente victime qui jeta de faibles cris.

Balzac l’a sans doute emprunté à Rabelais qui, dans le chapitre XX du Quart livre, fait dire à frère Jean des Entommeures à l’intention de Panurge :

Teste Dieu plene de reliques, quelle patenostre de Cinge est-ce que tu marmottez là entre les dens ?

Le volume de Rabelais, dans son édition de Lyon de 1552, contient en annexe une Briefve declaration d’aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des Faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, dans laquelle le juron en question est répertorié :

Teste Dieu plene de reliques. C’est un des sermens du seigneur de la Roche du Maine.

Tiercelin de la Roche du Maine (1483-1567) a participé à la campagne d’Italie menée par François Ier, puis a suivi le roi à Madrid pendant sa captivité, à la suite de la déroute de Pavie (1525). Il est connu pour sa bravoure et aussi pour son franc-parler.

Pour le rédacteur de cet index, il apparaît donc que le juron est un emprunt fait par Rabelais. C’est vraisemblable, dans la mesure où les deux personnages sont contemporains et que le château de La Roche du Maine se situe à quelques lieues de Chinon, à Prinçay pour être plus précis, près de Monts-sur-Guesnes. Rabelais a donc pu le connaître, au moins de renommée, et a jugé bon d’adresser ce clin d’œil aux initiés.

L’identification du seigneur de la Roche du Maine au moyen de son juron préféré n’est pas usurpée, si l’on en croit Brantôme[1] :

J’estois avecques luy, à qui il demanda qui j’estois ; il me nomma par mon nom de Bourdeille le jeune. Soudain, il se tourna vers moy en disant « Hé ! mon petit cousin, mon amy, que je te donne l’accolade. Vostre père et moy avons esté si bons parens et amys. Et teste Dieu pleine de reliques (c’estoit son serment) ! que nous en avons faict de bonnes delà les monts, d’autrefois de nostre jeune aage ! »

Dans un autre passage de son livre, Brantôme évoque à nouveau le seigneur de La Roche du Maine. En mai 1562, pour répondre au massacre de Wassy, perpétré par François de Guise, les Réformés, mettant à profit le fait que les garnisons et leurs capitaines eussent abandonné momentanément leur poste pour semer la terreur parmi les populations huguenotes, s’emparèrent d’Angers, puis de Tours, Châtellerault, Saumur, Loudun et Chinon. Celle-ci fut occupée du 24 mai au 11 juillet en l’absence de son gouverneur, La Roche du Maine. C’est en ces termes que celui-ci manifesta son dépit devant pareille mésaventure attentatoire à son honneur :

Eh ! Tête Dieu pleine de reliques, dit-il, faut-il que le Père Eternel gagne Pater Noster ? Je les en chasserai bien. Ce qu’il fit, et jura encore un bon coup que s’il l’eust fait li, et n’y fus rentré, il eust tenu Dieu pour huguenot, et il ne l’eust jamais servi de bon cœur.

Ce juron lui venait donc spontanément à la bouche, aussi bien pour exprimer sa joie que pour laisser libre cours à sa colère. Ce trait n’avait pas échappé à Rabelais. Notre Chinonais n’aurait pas été surpris d’apprendre que le seigneur de La Roche du Maine ne renonça pas à cette habitude, même en ses vieux jours, dans des circonstances que ni lui ni l’auteur de la Briesve declaration, qui pourrait bien être Rabelais lui-même, ne pouvaient évidemment connaître, puisque l’édition du Quart Livre eut lieu à une date antérieure, de même que la mort de son auteur. Peut-être même aurait-il été flatté d’apprendre que c’est à Chinon qu’il prononça à nouveau ce juron, en l’assortissant d’une glose qui l’eût rempli d’allégresse tant elle témoigne d’une évidente liberté de ton à l’égard du dogme, au point de friser le sacrilège pour des chrétiens moins larges d’esprit.



[1] Ouvres complètes de Pierre de Bourdelle, abbé séculier de Brantôme et d’André, Vicomte de Bourdeille, avec notices littéraires par J. A. C. Buchon. Paris, R. Sabe, éditeur-propriétaire, MDCCC XLVIII, Tome premier, I. Des hommes, p. 351-353.

Une mésaventure fréquente : la collaboration des spécialistes détournée par les médias

Une mésaventure fréquente :

la collaboration des spécialistes détournée par les médias

 

Le samedi 5 avril 2008, la chaîne Arte diffuse une émission réalisée par Martin Meissonnier, intitulée Vraie Jeanne – Fausse Jeanne, consacrée à Jeanne d’Arc. Son visionnement m’a tellement scandalisé que je décide de prendre la plume pour dénoncer ce qui m’apparaît comme l’exemple-même des excès auxquels peut conduire la volonté de dénigrer les spécialistes de la part de gens incompétents. Je rédige le texte ci-dessous, dans l’espoir de le faire parvenir à un grand journal national pour sa publication dans ses pages Idées et débats. Je l’adresse aussi à des historiens johannistes pour recueillir leur avis et éventuellement engager une réflexion sur leur contribution à des entreprises de vulgarisation qui les utilisent sans leur donner la possibilité de vérifier si leurs propos n’ont pas été détournés de leur signification.

 

Les historiens et les médias

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La récente diffusion par Arte de l’émission de Martin Meissonnier, Vraie Jeanne – Fausse Jeanne (samedi 5 avril 2008), offre une occasion de s’interroger sur le traitement de l’histoire dans les grands médias et sur la contribution souhaitable ou non des historiens à ce genre d’entreprises. Le réalisateur ne cache pas son intention de dénoncer la « version officielle » de la vie de la Pucelle « en soulevant à chaque fois les points obscurs et énigmatiques qui [la] contredisent » (document de présentation publié sur le web). Dans ce but, il affirme s’appuyer sur un récent ouvrage de Marcel Gay, du moins pour ce qui concerne « les points obscurs et énigmatiques » que cet auteur aborde, pour la période qui va de Domrémy à Orléans puis pour l’épisode de Claude des Armoises.

Il saute aux yeux que le réalisateur privilégie M. Gay au détriment des autres intervenants. Il a pourtant réuni un brillant aréopage d’historiens johannistes – Ann Curry, Françoise Michaud-Frajéville, Colette Beaune, Claude Contamine et Olivier Bouzy -, mais le déséquilibre entre cette cohorte de spécialistes et M. Gay, qui revendique paradoxalement ne pas en être un, est patent. À lui seul, pour les deux grandes parties de l’émission dans laquelle il apparaît, il dispose d’un temps de parole supérieur à celui de tous les historiens réunis ; très supérieur même, si on ajoute le commentaire du narrateur qui épouse systématiquement son point de vue. De plus, alors que les historiens sont filmés assis, dans une salle de lecture déserte et mal éclairée (celle de la BN, rue de Richelieu, pour les Français), M. Gay, qui a systématiquement droit à des gros plans, visite les monuments ou a droit à un fond de tuffeau du meilleur effet (encore qu’il y ait lieu de se demander s’il est vraiment médiéval). On a, par conséquent, d’un côté l’immobilité, de l’autre le mouvement ; d’un côté, les idées reçues, de l’autre une vision dynamique des choses ; bref, d’un côté la ringardise de l’universitaire confit en érudition, de l’autre, le chercheur moderne « en prise avec le réel ». Alors que les premiers polissent leurs phrases, cherchent à nuancer leur propos, lui, est en mesure de toucher son auditoire avec un parler simple, direct, sans fioriture : « C’est la raison pour laquelle elle fiche une trouille pas possible à tous les Anglais… ». On sait combien ces détails comptent pour attirer la sympathie d’un téléspectateur qui n’a ni les moyens ni l’envie d’aller au-delà d’une écoute unique et relativement passive.

Enfin, tandis que les historiens n’ont droit qu’à l’incrustation de leur nom et de leur titre lorsqu’ils apparaissent à l’image, M. Gay a droit, en début d’émission, à une présentation particulière de la bouche du narrateur. Celle-ci mérite d’être reproduite littéralement : « Marcel Gay, grand reporter (prononcer ‘reporteur’), travaille depuis 20 ans à décrypter les contradictions de l’histoire de Jeanne d’Arc. [Puis, tandis que l’intéressé s’engage dans l’escalier de la tour de Boissy à Chinon] Il enquête sur le terrain avec des méthodes de journaliste d’investigation ». Cette formule, qui mérite de figurer en lettres d’or dans le sottisier audio-visuel, prise littéralement, signifie deux choses : 1) que l’analyse de certains faits historiques relève du journalisme ; 2) qu’un bon historien doit aller sur le terrain, en l’occurrence, sans doute pour interroger les survivants de la Guerre de Cent Ans.

Les auteurs de l’émission seraient bien en peine de définir cette vérité officielle qu’ils prétendent dénoncer. S’ils avaient lu de plus près la littérature historique récente sur la figure de Jeanne d’Arc, ils auraient constaté que les points de vue peuvent diverger, qu’il est donc inexact de faire croire que les historiens convoqués sont, sur tous les points, d’un avis identique ; encore moins, que celui-ci est forcément hagiographique à l’endroit de la Pucelle. On reconnaîtra aisément dans ce parti-pris du réalisateur et de son principal informateur une manifestation de la « théorie du complot » si pertinemment dénoncée par Robert Reckert (Le Monde dimanche 30-lundi 31 mars 2008, « Débats et dialogues », p. 15) : « vision délirante selon laquelle la réalité, jusque dans ses détails, fait l’objet d’une manipulation occulte dont la vérité est masquée à l’humanité » ; vision qui cache « un ressentiment contre les élites de la connaissance et [dans laquelle] se déploie une figure contemporaine de l’anti-intellectualisme ».

Tout au long de l’émission, on retrouve cette volonté de débusquer le mensonge de la « version officielle » et de lui substituer une explication plausible, c’est-à-dire apparemment rationnelle et, si possible, évidente. Cette démarche se traduit par des formulations souvent péremptoires, fondées sur des hypothèses qui, par un effet bien connu d’accumulation, finissent par créer l’illusion d’une vérité, en faisant oublier que leur point de départ était hypothétique. Les déductions abusives ne sont pas rares, non plus, souvent fondées sur une mauvaise interprétation de la lettre des documents : « le père de Jeanne louait (sic) au seigneur local une forteresse (resic) », d’où on peut présumer qu’il est « un noble paysan (reresic) », et on déduit « qu’il contrôle une forteresse ». Les documents émanant de la cour du Dauphin sont systématiquement suspects, en revanche, les écrits d’inspiration bourguignonne sont pris pour argent comptant. On invente une littérature qui n’a jamais existé, tels ces « poèmes épiques » qui, à partir de la levée du siège d’Orléans, « commencent à propager la légende de la Pucelle ».

Quant aux explications, elles prêtent souvent à rire, tellement elles privilégient la plus élémentaire des vraisemblances. Dans ce domaine, la palme revient à la transmutation des voix célestes que la Pucelle croit entendre en voix humaines que les auteurs attribuent à des dames qui lui soufflent ses réponses. Même dans sa prison de Rouen, « on s’aperçoit aussi que derrière les rideaux, des tentures, il y a des gens qui se promènent et qui soufflent des réponses à Jeanne ». La Pucelle est parfois empêchée de les entendre clairement, aussi s’en plaint-elle : « De là où je suis, je n’ai pas très bien entendu ma voix ». « ’Attendez que je consulte ma voix et je vous le dirai’, ce qui veut dire que les voix sont dans son environnement immédiat ». On ne sait que regretter le plus : que les juges n’aient pas veillé à offrir à l’accusée des moyens de défense plus perfectionnés, ou que les messagers divins n’aient pas su doser la puissance de leur organe.

J’arrêterai là une énumération qui pourrait être plus longue. Mon propos n’est pas de convaincre des auteurs, dont je sais par expérience qu’ils sont sourds à toute explication dès lors qu’on touche à leur marotte. J’adresserai plutôt des reproches aux producteurs qui n’ont pas pris la sage précaution de s’entourer d’avis autorisés avant de commander des émissions de cette nature. Nul n’ignore que certains faits de l’histoire de France ont le don d’exciter les imaginations (le trésor des Templiers, le Masque de Fer, le prisonnier du Temple, etc.). L’aventure johannique en fait partie. Il vaudrait mieux être prudent dès qu’un de ces sujets est abordé. Sans cela, nous continuerons à voir se manifester, à intervalles réguliers, des restaurateurs de la vérité vraie, auxquels les médias font une publicité complaisante, qui croient dur comme fer qu’ils sont les premiers à mener campagne contre le mensonge et la manipulation de faits contenues dans les « thèses officielles ».

Laissons-les à leurs illusions. Tournons-nous vers les historiens, qui ont le mauvais rôle dans cette distribution. Ils se sont prêtés au jeu imposé par le réalisateur (nature des questions posées, lieux de tournage, etc.), avec la générosité qui caractérise nos universitaires, toujours disposés à prêter leur concours à une entreprise culturelle (qui plus est, sous le label d’Arte, dont on sait qu’elle a leurs faveurs). Ils proposent un discours à la fois cohérent et accessible aux non spécialistes, car, en bons pédagogues, ils ont le désir de toucher le plus grand nombre. Cet effort de clarté est mal récompensé, puisque leurs propos (principalement dans les passages où ils sont en concurrence avec ceux de M. Gay) sont tronqués et perdent donc leur cohérence. Plus grave encore, pour mieux servir la thèse des auteurs, ils peuvent être contredits ou, pire encore, carrément détournés de leur signification. Les réalisateurs, jaloux de leur autorité, n’admettraient sûrement pas que les intervenants interfèrent dans leur travail. De leur côté, ils exigent des historiens qu’ils renoncent à tout droit de regard sur l’utilisation qui est faite de leurs paroles et les exposent même à des critiques immérités, tant il est vrai qu’un discours sorti de son contexte peut prêter à des interprétations erronées. Que faire ? S’abstenir ? La mesure, si elle était prise collectivement pourrait être salutaire. Imposer un ‘cahier des charges’ serait une meilleure solution encore. Elle consisterait à associer les intervenants, quitte à en réduire le nombre, à la préparation de l’émission et à ménager autant que possible la continuité de leur discours. Les réalisateurs seraient conduits à réduire quelque peu le recours à une image qui devient parfois inutilement envahissante et à reproduire en parallèle les interventions, au lieu de les entrecroiser en créant un discours artificiel et finalement peu compréhensible.

Il faudrait surtout que les historiens se donnent collectivement les moyens de faire connaître au public le plus large les ouvrages qui mériteraient son attention, sous la forme qui leur paraîtra la plus appropriée, au lieu de se soumettre aux exigences d’entrepreneurs de loisirs audio-visuels, quelle que soit la notoriété dont ils jouissent. Tout plutôt que donner des verges pour se faire battre.

Michel Garcia

Professeur émérite (Université Paris 3)

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J’adressai ce texte aux historiens qui étaient intervenus dans l’émission, en l’accompagnant du message suivant en date du 8 avril 2008 :

 

Chers Collègues,

Je suis parvenu à surmonter ma répugnance et à regarder (avec de nombreux arrêts sur image) le forfait de M. Meissonnier. Je ne veux pas laisser passer ça. Aussi ai-je commis moi-même un texte que j’ai conçu comme une tribune libre à publier dans la presse.

Je vous le transmets en pièce jointe et vous demandant de bien vouloir : 1) me dire si l’initiative vous paraît heureuse ; 2) dans l’affirmative, de corriger les erreurs éventuelles ; 3) de me suggérer des modifications de fond ou de style. Si vous pouvez vous concerter avant, ce ne serait que mieux.

Enfin, pourriez-vous me dire par quel canal je pourrais communiquer ce texte à des personnes fiables pour une éventuelle publication dans la page « Débats » de certains journaux ?

Je pense qu’il faudrait ne pas trop tarder et profiter de la proximité des Journées johanniques pour obtenir une meilleure écoute.

D’avance, merci.

Amitiés, Michel Garcia

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Olivier Bouzy, Directeur adjoint du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans, qui participa à l’émission, fut le premier à me répondre. C’est lui qui m’apprit que la source principale du réalisateur était l’ouvrage de Gérard Pesme, Jeanne d’Arc n’a pas été brûlée, dont le titre dit assez dans quel esprit l’auteur aborde le sujet historique qu’il prétend traiter (chacun sait que Napoléon n’est pas mort à Saint-Hélène ni Hitler dans son bunker berlinois). C’est à cet ouvrage mémorable qu’est empruntée la référence à de prétendus « poèmes épiques », formule qui désigne probablement le Mistere du siege d’Orleans. Quant à la citation qui en serait tirée, selon laquelle Jeanne d’Arc aurait été appelée « noble princesse », elle n’y figure pas, car c’est une invention du même Pesme. M. Meissonnier prétend avoir commencé à préparer son film avant la sortie de l’ouvrage de Marcel Gay.

 

Réponse à Olivier Bouzy [8 avril 2008]

[…] Notre ami Meissonnier est gonflé d’oser dire qu’il ne suit pas Gay, alors qu’il le laisse parler tout à sa guise et que son propre commentaire prolonge en l’amplifiant celui du ‘grand reporteur’.

Pour ce qui est des Poèmes épiques, autant que je me souvienne, à l’image il y avait de la prose latine. De même, si je ne me trompe, j’ai relevé qu’en marge du récit concernant Claude des Armoises, qui est lu avec componction par l’acteur de service, figurait un intitulé qui disait "fable de la fausse Pucelle" (je suis sûr de « fable »).

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D’Olivier Bouzy [9 avril 2008]

Au-delà de l’ouvrage de M. Gay, le réalisateur s’appuie sur des théories qui sont loin d’être nouvelles ; elles vont de Pierre Caze à Marcel Gay, en passant par Gérard Pesme et autres auteurs révisionnistes.

À la suite de la remarque de cet éminent spécialiste, je modifie la fin du premier paragraphe de mon texte, dans lequel je me réfère au seul ouvrage de M. Gay : « Dans ce but, il s’appuie sur les élucubrations d’une longue lignée d’auteurs, dont le dernier en date est Marcel Gay, du moins pour ce qui concerne « les points obscurs et énigmatiques » de la période qui va de Domrémy à Orléans, ainsi que pour l’épisode de Claude des Armoises.

Il saute aux yeux que le réalisateur privilégie ces « théories » au détriment de l’avis des autres intervenants. »

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Parallèlement, j’adresse la lettre suivante à Yves Dauge, Maire de Chinon, qui connait bien Jérôme Clément, Vice-Directeur d’Arte.

[9 avril 2008]

Cher Yves,

La corporation des historiens spécialistes de Jeanne d’Arc est très remontée contre Arte, à cause d’un télé-film consacré à Jeanne d’Arc diffusé sur cette antenne. Ils ont été piégés par un réalisateur qui les a pris pour servir de caution par leur présence à la théorie délirante d’un prétendu « journaliste d’enquête », qui dit les pires énormités en prétendant restaurer une vérité bafouée.

Tu trouveras ci-joint une libre opinion que j’ai rédigée en vue d’une publication dans la presse nationale. Je sais que tu connais bien les responsables d’Arte, aussi, je te serais reconnaissant de bien vouloir leur communiquer mon texte. Cela les aidera, j’espère, à comprendre la colère des historiens et, on peut toujours rêver, à être plus circonspects dans le choix de leurs auteurs pour l’avenir.

J’espère aussi que tu trouveras quelque intérêt à sa lecture.

Amicalement, Miguel

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[9 avril 2008]

Françoise Michaud-Fréjaville m’informe qu’elle et O. Bouzy ont protesté auprès de la productrice après avoir vu le CD de l’émission en avant-première. Elle m’annonce que le téléfilm doit être projeté à Orléans le 5 mai au cinéma des Carmes, dans le cadre des Fêtes johanniques.

 

Chère collègue,

[…]

J’imagine aussi votre colère lors de la projection du forfait de Meissonnier. J’ai lu avec intérêt la réponse de C. Beaune, tout en déplorant qu’en ces temps de consensus mou, on ne puisse plus publier dans la presse de vrais points de vue polémiques. Il va falloir réapprendre à être méchants, sinon, on se fera bâillonner pour un bout de temps, je le crains.

Qui a pris la décision de projeter ce téléfilm le 5 mai ? Est-ce à dire qu’à Orléans-même, les historiens johannistes ne sont pas consultés ? Dites-moi à qui on peut adresser une véhémente protestation. À quoi cela va-t-il servir de participer à la projection du 5 mai ? Croyez-vous que nos commentaires pourraient contre-carrer l’effet que les images vont nécessairement produire sur un public habitué à avaler tout ce qui bouge sur un écran ? J’en doute. Il suffit de lire la réponse de C. Beaune pour constater que même des gens lettrés ne sont pas à l’abri de ce risque. Personnellement, j’ai trouvé très discutable le volet images de l’émission, plutôt mal conçu sauf pour ce qui permet au réalisateur de tourner en ridicule la « version officielle ». Voilà un beau sujet de discussion entre nous. […]

Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir transmettre mon texte à C. Beaune. Je pensais le faire, ainsi qu’à Cl. Contamine (j’avais demandé leur e-mail à O. Bouzy dans ce but). Si vous jugez utile de l’envoyer à Contamine aussi, n’hésitez pas à le faire. À toutes fins utiles, je vous signale que j’ai corrigé la mention de la tour de Boissy en « dans une tour du château de Chinon ».

[…]

Vous pouvez compter sur moi pour combattre, la lance à la main, tous ces faiseurs de -mauvaises- fables.

Amicalement, Michel Garcia

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Dans Le Figaro du 9 avril 2008, Colette Beaune publie une tribune intitulée « Jeanne et les impostures », que je reproduis ci-dessous.

 

Vous publiez dans votre page Télévision du Figaro daté samedi 29 mars une critique particulièrement laudative à propos du film de Martin Meissonnier « Vraie Jeanne, fausse Jeanne » projeté sur Arte à 21 heures le même jour ; trois colonnes, photo et gros titre accrocheur : « Et si Jeanne d’Arc n’avait pas été brûlée ? »

Si votre journaliste est tout à fait en droit d’avoir aimé ce film (bonne mise en scène, bien rythmé), il est tenu par nature d’avertir le lecteur quand des dérives sont avérées. Il donne ainsi la parole dans cet article aux auteurs Marcel Gay et Martin Meissonnier dont les affirmations sont tout à fait contestables.

Contrairement à ce qui est dit, il n’y a pas de « dogme » aujourd’hui en matière d’histoire de Jeanne d’Arc ; sa qualité de bergère, sa culture (illettrée ou non), l’étendue de son rôle militaire sont autant de sujets qui ont été librement discutés et largement renouvelés par les historiens ces dernières années. Nous n’en sommes pas restés aux manuels de la Troisième République !

Implicitement, le film suggère l’origine royale de Jeanne d’Arc et soutient clairement cette fois l’hypothèse selon laquelle Jeanne n’a pas été brûlée à Rouen en 1431 mais a survécu sous la forme de la dame des Armoises. Rien de nouveau dans tout cela et pas besoin de « cinq années de recherches » puisque les théories survivalistes datent de Guillaume Vignier au XVIIe s., lequel était soucieux de plaire à son protecteur descendant de ladite dame. Quant à l’origine royale de Jeanne d’Arc, elle découle des écrits d’un préfet napoléonien. Rien qui n’ait été déjà plusieurs fois sérieusement réfuté.

Si votre journaliste n’était pas en mesure de déceler les affirmations hasardeuses du film (le visage de Jeanne est penché et non « caché », les « 800 soldats » ne sont que 80), ni même les citations inexactes (que ne fait-on pas dire à la prophétesse Marie Robine ou à ce malheureux Bourgeois de Paris ?), il aurait pu et même dû se rendre compte que les interventions des historiens (au passage largement tronquées au montage) n’étaient là que pour servir de caution intellectuelle aux affirmations de M. Gay. Personne ne les avait d’ailleurs prévenus qu’il participerait au film !

Il n’était quand même pas difficile de constater pourtant qu’aucun de ces chercheurs n’intervient plus durant le dernier tiers du film lorsqu’il est question notamment du survivalisme (qui est aussi le titre de l’article : « Et si Jeanne n’avait pas été brûlée ? »), hypothèse sensationnelle certes mais qui ne repose sur aucun fondement. La vraie vie de Jeanne d’Arc qui a de quoi nourrir de très belles histoires, n’a pas besoin de telles impostures.

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[10 avril 2008]

Dans l’ignorance où il était de la participation de collègues sérieux à l’émission, Jean-Pierre Chaline a renoncé à la regarder à la seule lecture des programmes TV. Arte se déconsidère et il convient de le leur faire savoir par des courriers de protestation.

 

Cher collègue,

Vous avez bien fait en vous abstenant. Personnellement, j’ai dû faire un gros effort pour surmonter ma répugnance et m’obliger à avaler ce tissu d’énormités en m’arrêtant sur l’image pour noter littéralement les propos de M. Gay et du narrateur. Il y a de quoi faire tout un collier de perles.

Mes collègues orléanais, qui sont les plus affectés, sont prêts à m’aider à obtenir la publication de mon texte dans la page « Débats » du Monde. Si, de votre côté, vous connaissiez quelqu’un que l’on puisse toucher, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me le faire savoir. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud et les Fêtes johanniques arrivent.

Encore merci pour l’intérêt que vous portez à mon initiative.

Bien cordialement à vous, Michel Garcia

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[10 avril 2008]

Claire Portier, directrice du service Art et Histoire de Chinon, m’adresse ce commentaire très éclairant sur les pratiques des réalisateurs de TV, en élargissant le propos à d’autres réalisations que celle d’Arte.

 

Cher Miguel.

Sans pousser plus loin la réflexion, j’avais également noté que le journaliste avait une place de choix par rapport aux historiens. Par contre, je vous trouve un peu sévère dans la description de la salle Labrouste, qui est quand même un très beau morceau d’architecture métallique du 19e. Je trouve cependant très pertinente votre remarque sur le fond statique derrière les historiens, alors que le journaliste bénéficie des décors naturels. Si je ne me trompe, le mur en tuffeau auquel vous faite allusion est un des murs du château de Chinon, on voyait à un moment donné une perspective très explicite sur la vallée de la Vienne en crue.

Pour ajouter de l’eau à votre moulin, j’avais trouvé très « limite » les soi-disant portraits de Claude des Armoises montrés à la fin du documentaire : la très belle porte sculptée, à demi-flamboyante, ne me paraît pas pouvoir avoir été réalisée avant 1490, puisque les portraits sont du type « médaille », genre de décor qui ne commence à être répandu en France qu’au retour de l’expédition italienne de Charles VIII. Enfin, le portrait peint sur la cheminée du château (dont je n’ai pas retenu le nom) est très nettement une production du 19e siècle : peut-être s’agit-il, au mieux, d’une restauration très lourde d’un original ancien. Dans ce cas, le fait aurait mérité une mention.

Dans le même style, je ne sais pas si vous avez regardé la semaine dernière Des racines et des ailes consacré aux grands bâtisseurs. Le reportage consacré à Viollet le Duc était un modèle du genre, démontrant ce qu’on peut faire au montage lorsque la réalisation finale est confiée à des non spécialistes : sur Vézelay, le rôle de Mérimée, pourtant primordial, était complètement effacé pour mettre en valeur un Viollet le Duc omnipotent, architecte, sculpteur, menuisier, fondeur, et j’en oublie. Comme d’habitude, le réalisateur s’était trompé de tympan et a montré celui de la façade (une des choses les plus laides à mettre à l’actif de VlD) au lieu de celui du narthex (qui est vraiment roman). Enfin, je vous avoue avoir zappé de colère en fin de reportage en entendant une dame, éminente propriétaire du château de Roquetaillade, restauré par Viollet le Duc, répéter le bon vieux poncif comme quoi les lits au Moyen Âge étaient petits parce que les gens dormaient assis, ayant peur de la position allongée qui est celle des gisants. À quand l’huile bouillante du haut des créneaux et les charpentes en châtaignier ?

Merci de m’avoir donné l’occasion de « lâcher la vapeur », et à bientôt !

Claire.

 

Réponse, 10 avril

Chère Claire,

Entre autres vertus, mon texte aura celui de m’attirer des réponses du plus haut intérêt. Vous ne pouvez imaginer le plaisir que je prends à des courriers tels que celui que vous m’avez adressé. Dire qu’on aurait pu se côtoyer, comme deux tâcherons entièrement dévoués à nos obligations, vous à la Ville, moi aux Amis du Vieux Chinon, sans échanger autre chose que des propos liés à nos occupations respectives !

Je conviens que la salle Labrouste est fort belle (un peu haute de plafond peut-être, ce qui rabaissait les lecteurs à un niveau peu glorieux), mais quand elle grouillait de monde et qu’elle bruissait au rythme des pages que l’on tourne (sans oublier les toux incessantes de vieillards catarrheux). Comme le réalisateur n’avait visiblement pas le moyen de l’éclairer, elle fait sinistre.

Les portraits de Claude des Armoises sont plus que limite : sur ce point, mes correspondants orléanais sont catégoriques. Comme je garde les archives de tous les messages que je reçois, je vous montrerai ce qu’ils disent à ce sujet. Vous êtes dans le vrai.

Ce que vous écrivez sur Des Racines et des ailes est très intéressant, car tout à fait dans le droit fil de mon propos, à savoir l’usage détestable que les télévisuels font de la science des historiens. Vous n’êtes d’ailleurs pas la première à faire ce rapprochement : Francis Deguilly m’a expliqué que c’est en se basant sur une expérience analogue qu’il a renoncé à participer à l’émission que ce producteur compte consacrer au site UNESCO du Val de Loire : échaudé par une émission d’Arte sur la Loire en 2002, il a décliné l’invitation. J’ai l’impression d’avoir touché un point extrêmement sensible et il se peut que ma modeste démarche contribue à enclencher un vaste débat parmi les historiens. Tant mieux si c’est le cas.

Dernière nouvelle : Yves Dauge a accepté de transmettre mon texte au Vice-Directeur d’Arte.

Amitiés, Miguel

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[10 avril 2008]

Je reproduis le message, court mais pénétrant, que notre cousin Bernard Pichon m’a adressé en réponse à mon texte que je lui avais adressé.

 

Mon cher Miguel,

J’ai lu sur le mail d’Anne-Marie ton commentaire de l’émission d’ARTE consacrée à Jeanne d’Arc.

J’avais également regardé cette émission (peut-être en zappant un tantinet) mais la qualité des intervenants et l’origine des assertions étaient totalement inconnues pour moi. Je suis donc resté sur une impression de grand malaise, ne sachant plus à quelle sainte me vouer.

Finalement le passé est bien difficile à appréhender ; il est souvent déformé, exagéré, magnifié, caricaturé, caché, bref, transformé.

Je ne crois pas que, le temps passant, la crédibilité de l’HISTOIRE progresse.

Tant pis ou tant mieux, je ne sais pas.

Bien à toi.

Bernard.

 

Mon cher Bernard,

Ton intuition a été la bonne : il était très difficile de se faire une opinion. Par exemple, moi, je n’ai toujours pas saisi ce que les auteurs voulaient qu’on pense de Claude des Armoises. J’ai le sentiment qu’ils voulaient qu’on la prenne pour la Pucelle, qui aurait échappé au bûcher ou aurait ressuscité (le mot a été dit), mais qu’ils n’avaient pas tous les arguments pour nous convaincre.

Cette histoire est en train de faire un certain barouf, parce que les historiens en ont marre qu’on les sollicite et qu’après, on fasse n’importe quoi avec ce qu’ils ont dit. C’est tellement facile au montage.

Moi, ce qui me gêne dans l’attitude de M. Gay, c’est que, de toute évidence, il veut régler des comptes avec l’ordre établi et surtout avec l’Église, ce qui l’aveugle. Cela m’embête parce que c’est donner une idée fausse de gens qui, comme moi, ont les opinions que tu sais en matière de religion, mais n’en sont pas fanatiques pour autant. J’admets parfaitement que la Pucelle ait entendu (je dis bien « entendu » et non pas « cru entendre ») ses voix. Je n’ai aucune peine à la croire sincère. Je refuse de mettre en doute son témoignage sous le prétexte que moi personnellement je ne crois pas à la possibilité de ces révélations. Il est même probable que, si j’avais vécu à son époque, si j’avais reçu son éducation, pareille aventure aurait pu m’arriver.

En revanche, je ne partage pas ton pessimisme sur la crédibilité de l’histoire. Ce qui me semble en cause, c’est plutôt la crédibilité des médias modernes en général, et de la télévision en particulier. Je t’assure que, si tu participais à un colloque entre historiens sur ce sujet, tu découvrirais que la part d’indécision n’est pas si grande qu’il y paraît.

J’ai été ravi de ton message. Cela nous change du rugby, mais l’un n’empêche pas l’autre.

Je t’embrasse,

Miguel

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[12 avril 2008]

Cher ami,

Je n’ai pas vu l’émission, mais j’imagine. J’avais eu la même réaction devant une émission récente des Racines et des ailes, consacrée aux châteaux de la Loire, ou Jean Guillaume était vu quelques secondes dans les combles de la tour des Marques tandis que la présentation était faite par une dame aussi photogénique qu’incompétente.

Vous devriez publier ce courrier !

Cordialement, Alain Salamagne

 

Cher collègue,

Vous n’êtes pas le premier à faire le rapprochement avec Des Racines et des ailes. Je crois, qu’au-delà du cas spécifique du téléfilm sur Jeanne d’Arc, ce qui est en cause c’est bien le sort que les médias réservent aux contributions des historiens.

Le texte a été transmis au Vice-Directeur d’Arte. Par ailleurs, nos collègues orléanais cherchent le moyen de le publier dans Le Monde. Si vous y avez vos entrées, n’hésitez pas à me le faire savoir.

Bien cordialement, Michel Garcia

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[12 avril 2008]

à Éric Fottorino, Directeur du Monde

 

Monsieur le Directeur,

Je prends la liberté de vous adresser un texte en vue de sa publication éventuelle dans les pages Débats du Monde. Les collègues historiens intéressés l’ont lu et approuvé et seraient, eux aussi, heureux qu’il soit publié. Au-delà de l’épisode du Jeanne d’Arc d’Arte, on touche à un sujet beaucoup plus général, qui concerne l’usage souvent inadmissible que la télévision fait de leurs propos. Personnellement, j’y ai vu aussi une bonne illustration des thèses récemment exposées par Robert Reckert dans vos colonnes et, plus généralement, des relations à sens unique entre certains médias et les chercheurs.

Dans ma signature, je ne fais pas état de la publication récente de mon ouvrage : Juan de Gamboa, La Pucelle de France. Récit chevaleresque traduit du castillan et commenté par Michel Garcia. Éditions Mazarine, 2007. Je vous laisse juge d’apprécier s’il convient de le faire, car je ne cherche pas à faire de la publicité à mon livre (je ne sais ce que penserait de ce que je vous dis là mon éditeur, Claude Durand…) et je ne veux pas qu’on croie que j’ai écrit ce texte dans ce but. Mais, de fait, sa préparation m’a conduit à me plonger dans la bibliographie johannique et m’a donc sensibilisé à ces questions.

En espérant que vous voudrez bien donner une suite à ma demande, je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de ma considération distinguée, Michel Garcia

Courrier resté sans réponse.

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Je reproduis ci-dessous l’échange que j’ai eu avec Jean Flori, Directeur de recherche au CNRS (Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers). Il aborde très directement la difficile relation des universitaires, en l’occurrence des historiens, avec les médias.

 

[16 avril 2008]

Cher collègue et ami,

Votre analyse est particulièrement éloquente et précise. Et la problématique que vous posez est tout à fait pertinente. Pour ma part, face aux dangers bien réels que vous soulignez, dus à la déformation « médiatico-journalistique » presque systématique de ceux qui fabriquent et vendent les émissions relatives à l’histoire, je me suis très souvent posé la question : que faire ? Sachant que nos interventions ou nos propos seront presque toujours tronqués ou réduits ou déformés ou dénaturés, ne serait-il pas plus sage de ne pas participer, dans la mesure où nous n’avons pas le pouvoir d’imposer le contrôle de nos propos ? Le problème est bien réel, mais je n’ai pas encore pu trouver de réponse univoque.

Plusieurs cas se sont présentés à moi à propos de ce genre d’émissions.

– 1er cas : le refus. J’ai été trois ou quatre fois invité à des « plateaux » de télévision. J’ai chaque fois refusé lorsqu’il m’est apparu que les autres participants ne me semblaient pas présenter les caractères de « sérieux » suffisant (par exemple un « savant » mélange d’universitaires et de journalistes peu sérieux, voire d’humoristes ou présumés tels, ou de vedettes du show-biz). Il est clair que ces gens-là ont, par leur métier et leurs antécédents, une très grande habitude de l’usage des médias et une grande virtuosité qui les rend aptes à capter l’attention sur leur personne, quelle que soit la niaiserie de leurs propos. Dans ce cas, me semble-t-il, il vaut mieux s’abstenir car il y a fort à parier que le sujet abordé ne sera qu’un prétexte à se faire valoir, au prix des pires absurdités. L’histoire n’y gagne pas, les historiens non plus, sauf ceux qui accepteront de « jouer le jeu » de l’absurde en faisant de la surenchère, comme le fit un jour Jean d’Ormesson. Mais n’est pas Jean d’Ormesson qui veut, et le bonhomme sait, lui aussi, capter l’attention sur lui-même. C’est un publiciste né. Nous sommes là dans un autre registre. Pour ma part, je ne me sens ni le goût ni la capacité de suivre cette voie.

– 2e cas : l’acceptation réticente. J’ai récemment été invité par Stéphane Bern pour son émission « Secrets d’histoire » (à propos de Robin des Bois et de l’origine historique du mythe). J’avais déjà vu deux ou trois de ses émissions antérieures, et avais déploré, comme vous le faites, certains « défauts » de l’émission (présence d’historiens « maison » qui n’en sont pas, propension aux images douteuses et aux reconstitutions, etc.). Les sujets traités sont de plus, à mon avis, à la limite de l’histoire et du « journalisme people ». J’ai donc longtemps hésité avant de donner mon accord, eu égard à la qualité historique de plusieurs autres intervenants et à la bonne « tenue » d’ensemble de l’émission. J’ai accepté en prenant mes précautions : je souhaitais savoir à l’avance quel genre de questions me seraient posées et de combien de temps je disposerais pour chaque réponse. Ayant reçu réponse favorable, j’ai accepté, mais ai tout de même dû constater, en revoyant l’émission, que les deux questions initiales que j’avais suggérées (qui me semblaient indispensable pour bien poser le sujet dans son cadre historique réel) ont été escamotées, très habilement, car on ne s’en aperçoit pas, mais le contexte historique profond qui me tenait à cœur a disparu. Malgré cela, de l’avis de ceux qui ont vu l’émission, l’ensemble était jugé « très intéressant », si bien qu’en définitive, je crois que l’on y gagne car l’histoire est présente, ce qui n’est pas rien, même si les sujets abordés sont presque toujours « para-historiques », mais que faire d’autre dans un monde médiatique gouverné par l’audimat ? Se retirer totalement est suicidaire pour l’histoire : cela revient à se retrancher dans la tour d’ivoire de l’érudition réservée aux seuls spécialistes. Il faut, je crois, « composer » et aider les (rares) concepteurs d’émissions qui tentent de mettre un peu d’histoire médiévale au menu. Notre « matière » a tout de même plus à y gagner qu’à y perdre, rien n’étant pire que le silence et l’oubli, à l’époque présente. Seule la TV amène à l’existence !! On peut certes le regretter, mais c’est hélas une réalité « incontournable » !

– 3e cas : l’acceptation sans réticence. J’ai eu l’occasion trois ou quatre fois (la dernière pour une émission qui, enregistrée il y a deux mois, sera diffusée sur la 3 dans quelques semaines) de participer à une émission toute entière consacrée à un sujet qui est à proprement parler dans « ma » spécialité, et où j’interviens seul dans tout ou partie de l’émission : en l’occurrence sur la croisade et sur les rapports chrétienté-islam. Dans ce cas, le risque me semble particulièrement réduit, les seules « dérives » possibles (on verra !) ne pouvant provenir que de deux origines : ou bien j’aurai dit des bêtises, et je devrai alors ne m’en prendre qu’à moi-même ; ou bien mes propos auront été tronqués ou dénaturés au montage. Évidemment, ce risque demeure et nous n’avons aucun moyen de contrôle. Je n’ai en effet aucun moyen de visionner l’émission AVANT sa diffusion. La question se pose alors, me semble-t-il, sur le plan juridique : lorsqu’une émission est en direct, pas de problème, mais si elle est enregistrée, ce qui est le plus souvent le cas, il devrait être stipulé que les participants donnent leur accord après avoir visionné le document. Je crains malheureusement que cette règle ne soit pas applicable et ne voie jamais le jour.

Il reste évidemment quelques détails que vous soulignez, par exemple le « traitement » plus ou moins favorable accordé à tel ou tel participant. J’ai souvent noté, comme vous, que les noms des intervenants ne sont pas toujours mis en valeur comme il le faudrait. Certains apparaissent à chaque fois que l’individu intervient, d’autres sont seulement mentionnés à leur première apparition. Que faire ? On est bien obligés de s’en remettre à l’honnêteté intellectuelle du producteur de l’émission. C’est évidemment aléatoire.

En définitive, dans l’état actuel du niveau d’ensemble du public pour ce qui concerne l’histoire et particulièrement l’histoire médiévale (niveau qui est, hélas, très bas) et compte tenu du peu d’intérêt des producteurs pour des émissions valables sur l’histoire (en France du moins, car c’est mieux en Angleterre ou en Italie), je crois que nous, historiens, avons intérêt à ne pas choisir de nous retirer dignement dans notre tente. Notre matière y perdrait, et seuls, alors, les « pseudo-historiens » triompheraient, car eux n’ont pas nos scrupules et nos prudences ! Il en va des émissions TV comme de la biographie jusqu’à ces dernières années : seuls les « pseudo-historiens » s’étaient investis en ce domaine, ce qui a contribué d’une part à dénaturer le goût du public et à dégoûter les vrais historiens du genre biographique, tant il était perverti par ces pseudo-historiens, hommes politiques ou notables divers, vendant leur nom plus que leurs travaux de recherches, souvent inexistants. J’ose me vanter d’avoir contribué pour ma part, dans une certaine mesure, à la réhabilitation du genre biographique, dans le sillage prestigieux de G. Duby, J. Le Goff, J. Richard et quelques autres. Le public commence à s’intéresser à l’histoire vraie par le biais de ce genre biographique « renouvelé ». On peut espérer une reconquête du même ordre par le biais des émissions TV et en « chasser » peu à peu les intrus, si possible. Il y en a tant encore, que les journalistes flattent, car ils sont souvent des leurs, ou de leur monde connu. Les historiens, en revanche, sont souvent pour eux des habitants d’une terra incognita.

Cette reconquête de l’histoire par les historiens sera sans doute lente et aléatoire, difficile, car les « parasites » sont en place et le public préfèrera encore longtemps entendre parler du trésor des templiers, des secrets cathares ou autres mythes. Mais, après tout, Alain Demurger a su, dans plusieurs émissions, remettre un peu d’histoire dans ce flot de délire (du moins lorsqu’on lui en a laissé le temps) : on peut évidemment regretter que, sur ce thème, les présentateurs aient laissé plus (trop) souvent parler ceux qui n’en avaient rien d’autre à dire que du vent et du clinquant. Du moins était-il présent, et avec lui, la vraie histoire.

Nous en sommes là : il nous faut reconquérir dans les médias notre propre matière pour qu’elle existe aux yeux du public. Pas simple !

Cordialement à vous

Jean Flori

 

[Réponse à J. Flori, le 16 avril]

Cher collègue,

J’ai été très intéressé par votre réponse, si instructive pour ceux qui n’ont pas la pratique des plateaux de télévision. Nul doute qu’elle fournisse matière à discussion si jamais le débat s’engage entre historiens sur cette question. Il semble que ce soit le cas, car j’ai reçu plusieurs messages qui portent des jugements sévères sur des émissions qui touchent à l’histoire, parmi les plus prestigieuses. Vos arguments en feront réfléchir plus d’un, tout en ouvrant la perspective d’une position nuancée qui pourrait être partagée par le plus grand nombre et déboucher sur une pratique commune. À toutes fins utiles, je suis en train de constituer un dossier avec toutes les réponses reçues.

Mon texte a été transmis au Directeur d’Arte. Il n’est pas impossible qu’il soit publié dans les pages « Débats » du Monde (un droit de réponse de Colette Beaune a, lui, déjà été publié par le Figaro). J’ai cherché à le communiquer à Le Goff mais n’ai pas encore de réponse de la chaîne France-Culture (« Les lundis de l’histoire ») à laquelle je me suis adressé. Si vous avez le moyen de toucher notre grand aîné, veuillez me le faire savoir ou, mieux encore, n’hésitez pas à lui transmettre le texte, si vous jugez la chose utile.

Une fois cette nécessaire médiatisation faite, il conviendrait peut-être d’ouvrir un débat au fond et de le faire savoir. Pourquoi pas aux journées de Blois ? Olivier Bouzy a déjà fait une démarche dans ce sens mais il faudrait que les historiens se manifestent auprès des organisateurs pour leur forcer un peu la main. C. Beaune, F. Michaud et O. Bouzy se sont concertés pour contrer la diffusion du téléfilm d’Arte qui a malheureusement été programmée dans le cadre des Journées johanniques. Il se trouve que je suis invité à donner une conférence sur mon propre livre (qui n’a eu aucun écho dans la presse, contrairement à celui de notre journaliste d’investigation), pour l’ouverture de ces Journées à Orléans, le 25 avril. Je ne manquerai pas de faire une mise au point à ce sujet.

Bref, la riposte s’organise. Il revient aux historiens de ne pas en rester au vœu pieux.

En vous remerciant pour votre riche contribution et votre appui éventuel à une initiative commune, je vous adresse mon bien cordial souvenir, Michel Garcia

 

[Réponse de Jean Flori, le 16 avril]

Cher Collègue,

Permettez-moi de revenir un peu sur le sujet de fond. Je l’aborde chaque fois que je peux avec les producteurs des émissions, aussi bien à la radio qu’à la TV (je n’y suis pas invité très souvent, mais je ne rate jamais l’occasion d’en parler). Et je commence toujours, bille en tête, par reprocher aux présentateurs et concepteurs d’émissions de négliger la véritable histoire et les véritables historiens, au profit des pseudo-historiens médiatiques, journalistes ou autres politiciens ou « show-businessmen ». Et de « viser très bas » sur le plan culturel. TOUS, ou presque, en sont d’accord, et se retranchent derrière l’argument suivant : pour « passer » et avoir ainsi le droit, de la part de la chaîne (tout est conditionné par l’audimat) de continuer de telles séries sur l’histoire, il faut « accrocher » le public, et il se trouve que le public est très majoritairement inculte (je crains hélas que ce ne soit pas tout à fait faux). Il faut donc ratisser large… au détriment parfois de la qualité. Ceci étant, ils attendent des historiens véritables, lorsqu’ils les invitent, une prestation qui soit à la fois de qualité sur le plan historique mais aussi et surtout (pour leur point de vue) qui « passe » bien, donc qui soit accessible à « la masse », laquelle regarde avant tout les émissions qui parlent de sujet qu’elle connaît déjà ou croit connaître – donc des sujets « alléchants » comme les Templiers, les Cathares, les trésors, les mystères, les secrets d’alcôve etc. -, et si possible des émissions où figurent des gens qu’elle connaît déjà, donc des gens des médias, journalistes ou gens du showbiz, (Max Gallo compris).

C’est ainsi. C’est un fait que l’on peut déplorer, mais c’est hélas un FAIT.

Il faudrait, pour en sortir, un historien (ou mieux, plusieurs ?) qui soit à la fois un grand écrivain, un grand orateur et un grand homme de media, genre Georges Duby. Malheureusement, on n’en trouve pas si facilement ! Il faut « faire avec cette absence », donc… faire avec ce que nous sommes.

Il faut donc que tous nous fassions un effort pour réussir la promotion de la BONNE histoire, sans concessions excessives mais aussi sans repli frileux sur nos territoires d’érudition où règne notre vérité (et encore), mais où nous sommes seuls, ou en tout cas peu nombreux. Je crois que l’on peut faire de relativement bonnes émissions avec de la relativement bonne histoire qui soit aussi accessible. Certes, on n’est jamais satisfait des émissions d’histoire que l’on voit ou auxquelles on participe, mais on n’a guère le choix : ou bien on cherche à élever le niveau même sans grande illusion, ou bien on ne participe pas pour ne pas ‘s’abaisser" outre mesure… et on laisse alors la place aux pseudo-historiens qui eux, soyons-en sûrs, sauront occuper le créneau et se montrer à l’aise dans leur prestation. Mais, dans ce cas, la cause de l’histoire véritable devient désespérée, si même ses adeptes abandonnent le terrain à l’adversaire ! Car l’adversaire, plus encore que le public que l’on maintient dans le caniveau, c’est le faux historien médiatisé qui dévalorise l’histoire et la confisque à son profit.

Je crois, une fois de plus, qu’il faut lutter… mais pour cela il nous faut des armes JURIDIQUES : quels sont les droits des participants aux émissions ? Quel droit de regard, quel droit de contrôle ont-ils sur leur propre prestation ?

Cordialement à vous, Jean Flori

 

[Réponse à Jean Flori, le 16 avril]

Cher collègue,

Je partage la plupart de vos analyses, à ceci près que je ne suis pas disposé à suivre les producteurs et auteurs d’émission lorsqu’ils nous invitent à nous mettre à la hauteur d’un public qu’ils estiment peu apte à recevoir notre ‘message’. Avec des raisonnements comme cela, on justifie l’injustifiable. En tout état de cause, ce n’est pas en renonçant à soi-même que l’on favorise une élévation du niveau culturel général, qui devrait être l’objectif principal de tout chercheur. Cet argument relève de la facilité : on définit un public qui soit conforme au message que l’on souhaite délivrer. Il s’agit aussi, de leur part, d’un aveu d’ignorance déguisé. On pourrait multiplier les exemples contraires. Faut-il parler ‘petit nègre’ à nos enfants ? Les politiques qui pratiquaient un langage châtié voire érudit, à la façon de De Gaulle (ou Mitterrand), étaient-ils moins bien entendus par le ‘bon peuple’ que les ignorantins qui nous gouvernent aujourd’hui ? De toute façon, comment pourrait-on, sans se désavouer, se ridiculiser et, par conséquent, manquer sa cible, se muer en démagogues du savoir historique ? Moi, je ne saurais pas, et vous non plus, sans doute.

Nous avons là matière à de bonnes et saines discussions.

Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir dialoguer ainsi avec moi.

Bien cordialement, Michel Garcia

 

Cher collègue,

Croyez bien que je suis TOTALEMENT en accord avec ce que vous écrivez, ce qui montre en passant que j’ai dû mal m’exprimer dans mon message précédent. Car vous exprimez tout à fait ce que je ressens moi-même.

Croyez bien que je ne suis en aucun cas disposé à quelque concession que ce soit sur le plan de la qualité historique, ni à "renoncer à soi-même" etc.

J’adhère totalement à votre propre exposé. Il n’est pas question de "parler petit nègre" (pardon: cela m’a échappé…et on va me taxer de racisme !), ni "verlan", ni "banlieue" ni même "journalistique". Je suis totalement intransigeant sur ce point. Il faut rester soi-même, et si possible digne.

J’irai même plus loin : je ne vois pas la nécessité de paraître "débraillé" sur les plateaux de la TV, sous prétexte que « tout le monde » y vient désormais en chemise ouverte (fût-elle immaculée et largement échancrée comme notre BHL international), voire en blue-jeans ou en débardeur. Pas question de donner dans le propos vulgaire etc. Pas question de faire de l’histoire au ras du sol rien que pour "plaire" à un public que l’on croit vulgaire, même si c’est hélas parfois vrai. Aucune concession sur ce plan, ni sur la qualité formelle de l’exposé, ni dans l’expression qui doit rester correcte, même s’il faut aussi rester simple et accessible. Aucune concession non plus sur la qualité de fond du discours historique.

MAIS

Mais il n’en reste pas moins que j’ai ressenti, chez quelques-uns au moins des responsables d’émissions radio ou TV (pas chez tous, il est vrai, et pas toujours chez ceux dont j’espérais beaucoup et qui m’ont déçu sur ce plan, tant l’opportunisme et le carriérisme étaient chez eux patents), un très réel partage des idées que je leur exprimais avant ou après l’émission, à savoir, je le répète, un discours du genre suivant: Vous, hommes de média, avez une grande responsabilité dans l’abaissement du niveau culturel en France. Dans le domaine de l’histoire, vous privilégiez le superficiel, le clinquant, le "tape à l’oeil". Vous préférez les "faux historiens" aux vrais, vous n’éduquez pas le public, vous tapez au ras du sol, voire au-dessous de le ceinture", etc. Bref, les reproches que tous les historiens comme vous et moi faisons aux émissions françaises. Certains, donc, approuvaient, et confessaient leur réel désir de "hausser le niveau"… tout en se disant "coincés" par la nécessité de plaire au public… et ceux-là avaient évidemment tendance à souligner que le public qui fait l’audimat est généralement assez inculte…

J’ai un grave défaut : je suis naïf et j’ai tendance à croire les gens lorsqu’ils me semblent sincères. Et je reste donc convaincu que ce dernier discours recouvre au moins une part de vérité.

Conclusion : il nous faut AIDER ces producteurs-là, ceux qui, mal peut-être, tentent de faire connaitre l’histoire. Les aider SANS renoncer à la qualité, et en faisant à notre tour des efforts, non pas pour "abaisser le niveau" ou se mettre au diapason du vulgaire, mais pour rendre notre message moins austère, moins aride peut-être… je ne sais comment dire : tout simplement en étant le plus possible simple et clair, sans pédanterie… (je n’accuse personne que moi-même : il m’est arrivé, en revoyant telle ou telle de mes "rares" prestations, de penser que j’aurais pu, ici ou là, être à la fois plus clair, plus précis, plus complet, plus accessible, plus "intéressant"…).

L’Histoire a besoin de ces producteurs-là ; nous avons besoin d’eux si nous voulons que le public de l’histoire ne se réduise pas à un cénacle d’initié. Je suis convaincu que le public potentiel de la véritable histoire est plus large qu’ils le croient, et qu’une assez large part du public n’est pas aussi inculte qu’ils le disent (affirmation à prendre avec prudence, hélas !). Mais il y a du pain sur la planche, et du travail en vue pour hausser le niveau !

Un exemple pour illustrer tout ce que je viens de dire sur la manière dont les media et nous-mêmes jugeons le niveau culturel du public (car c’est cela le fond du problème): la perception des éditeurs à propos des notes des livres que nous produisons. Le voici :

La plupart des éditeurs, vous le savez, renâclent devant des notes abondantes. J’estime qu’il ne faut pas reculer. Une bonne histoire s’appuie sur des documents, et l’on doit, me semble-t-il, être intransigeant sur ce point : prouver la véracité de ce qu’on écrit, citer ses sources, mentionner les opinions que l’on partage ou que l’on conteste me semble indispensable pour éviter le « flou », le « n’importe quoi ». C’est aussi, je crois, un bon moyen de trier entre les vrais historiens qui fouillent les sources et connaissent les travaux antérieurs et les débats présents, et les historiens de pacotille qui se contentent d’un survol ou d’un plagiat. Pour ma part, j’ai presque toujours réussi (parfois difficilement) à imposer les notes et références que j’estimais indispensables. MAIS la plupart des éditeurs sont convaincus que ces notes « font peur au public » et que c’est un très sérieux handicap de vente.

Presque tous exigent que ces notes soient reportées en fin de volume… quand ce n’est pas en fin de chapitre (ce qui, dans ce dernier cas, le rend totalement inutiles). Ce n’est qu’au prix d’âpres batailles et discussions que j’ai pu obtenir parfois des notes en bas de page, infiniment plus utiles et plus claires.

Telle est donc l’opinion des éditeurs en France.

J’ai eu la chance, au moins sur quelques-uns de mes livres, d’être traduit en italien, en espagnol, parfois en anglais. Et j’ai pu constater que les notes, mises en fin de volume en France, apparaissaient « spontanément », dans ces pays-là, en bas de page, sans la moindre intervention ou demande de ma part. Pourquoi ?

Lors d’une réunion éditoriale à Paris, j’ai exposé cela et ai posé cette question : pourquoi ce qui se fait d’office en Italie, par exemple, ne pourrait-il pas se faire en France ? Le public italien serait-il plus « cultivé » que le public français ?

La réponse a fusé, unanime : « OUI ».

J’en conclus ceci :

– OU bien c’est faux, et il faut convaincre les éditeurs et les media de tout faire pour élever le niveau de production (mais hélas, les tirage des livres d’histoire, généralement très faible – sauf les Gallo, qui sont à peine de l’histoire – démontrent que les historiens sont aujourd’hui, pour les éditeurs, l’équivalent des « danseuses » pour les puissants du 19e siècle : on les subventionne presque par charité, pour la galerie, pour un reste de prestige… mais cela coûte… Combien de temps cela va-t-il durer ?

-OU bien c’est vrai, et il faut absolument reconquérir le public en faisant de la bonne histoire ET en aidant le plus possible ceux qui, hélas, ont seuls le pouvoir d’en parler et de la faire connaître. Ces émissions ne sont certes généralement pas bonnes, mais si on les tue, que restera-t-il ? Il nous faut les améiorer, les « soigner », les « guérir » si possible des virus qui les gagnent… mais pas les tuer, car l’Histoire en a besoin.

Je ne sais si je me suis exprimé assez clairement.

Cordialement à vous, et avec tout mon soutien pour la cause que vous défendez, et qui, j’en suis certain, nous est commune, Jean Flori

 

Cher collègue,

Loin de moi l’idée de vous attribuer les opinions que je dénonçais chez les acteurs des médias. C’est moi qui ai dû mal m’exprimer. Nous sommes bien d’accord pour ne pas faire de concessions à la facilité.

Personnellement, si je n’ai qu’une maigre expérience en matière de collaboration avec les médias (TV et radio), j’ai, en revanche, une longue expérience comme vulgarisateur. Pendant 20 ans, j’ai présidé une société d’histoire locale, organisé chaque année des conférences et des visites commentées portant principalement sur l’archéologie et l’histoire des hommes et des monuments de la région. J’étais le seul universitaire de l’assemblée et m’adressais à un public plein de bonne volonté mais ayant reçu une formation inégale et parfois modeste. Je vous concède que ce public offrait l’avantage sur celui de la télévision d’être motivé, de faire l’effort d’aller au-devant du savoir. Ce travail de vulgarisation, je l’ai fait avec plaisir et je le juge indispensable, pour mon public d’abord, mais aussi pour moi, car cela me forçait à m’évader souvent du Moyen Âge et donc à engager des recherches dans des domaines qui m’étaient moins familiers. Je n’ai pas à insister puisque vous avez assisté à une de ces réalisations. De même avez-vous pu constater qu’en matière de publication, on s’imposait une rigueur que pourraient nous envier bien des éditeurs universitaires. Les témoignages de satisfaction de la part de ce public attestent que cette démarche les satisfaisait.

Je ne confonds pas cette activité avec l’échange érudit. Pour satisfaire ce besoin-ci, qui est inhérent à la qualité de chercheur, je comptais sur mon séminaire ainsi que sur des colloques ultra pointus, organisés sur invitation et avec de longues plages de discussion entre les communications. Je n’ai jamais confondu les deux activités et j’ai toujours veillé à m’adapter à la tonalité de chacune d’entre elles.

J’admets très bien que la télévision (ou la radio) se donne un objectif de vulgarisation (j’ose dire « intelligente ») et je trouve normal que les chercheurs et savants (pas seulement les historiens) y collaborent, si possible en cravate (littéralement et métaphoriquement), comme vous le suggérez si justement. La difficulté est de concilier leur définition de la vulgarisation avec la nôtre, j’en conviens tout à fait. C’est là toute la question. Observons que, sur ce chapitre, les médias n’ont pas la même doctrine. Je suis un auditeur assidu de France-Culture, et je pense que le niveau qu’on y pratique conviendrait au « grand public ». Mais je pèche sûrement moi aussi par naïveté. En tout cas, vous montrez bien que, dans ce domaine, l’initiative ne nous revient pas, pas plus que dans celui de l’édition, et qu’il nous faut donc composer. Jusqu’où ? Il serait bon que nous ayons un ample débat entre historiens pour nous accorder là-dessus.

En fait, les questions que vous soulevez à propos des rapports parfois conflictuels que les auteurs universitaires connaissent avec les éditeurs concernent toutes les Sciences Humaines, et pas seulement l’Histoire. La question des notes est, en effet, cruciale. Il faut des notes et elles doivent figurer en bas de page : on ne doit pas transiger sur ce point. [Veillons, cependant, à ne donner que des notes indispensables : pour les références bibliographiques, une bibliographie en fin de volume avec un système d’appel dans le texte est bien plus utile ; de même, un glossaire final peut rendre bien des services ; des annexes bien conçues aussi (énumération non limitative). J’ai trop vu de ces articles d’après Thèse avec une première note, dont l’appel était inséré dans la première phrase quand ce n’était pas dans le titre, qui couvrait le reste de la page et le début de la suivante : on y retrouvait, retranscrite exhaustivement, une bibliographie élémentaire et bien connue de tous].

Quant à l’argument qui se fonde sur un niveau culturel comparé des peuples, il ne me convainc pas du tout. Quand on connaît les systèmes d’enseignement des uns et des autres, on peut avoir quelques doutes. Chacun de nos pays est capable de former une élite mais peu se sont donné les moyens de fournir un bon niveau général à la totalité de la population. Je sais bien que les choses changent et que je ne suis plus aussi convaincu que je l’étais il y a 30 ans des vertus de notre propre système, mais de là à conclure que le nôtre est à la queue du peloton, il y a un grand pas que je ne franchirai pas. Encore une fois, j’interprète cet argument comme de pure convenance, pour ne pas dire hypocrite. Pour tout dire, je le trouve irrecevable, sauf si l’on me démontre le contraire avec des chiffres. Pour ce qui est de la télévision, je ne crois pas qu’on doive envier celle de l’Italie berlusconienne.

Un autre sujet mériterait d’être abordé : les chercheurs ne sont-ils pas trop tributaires d’agents extérieurs à la profession pour diffuser des travaux de leur discipline ? Sont-ils à ce point dépourvus de moyens pour le faire eux-mêmes ? Si oui, comment remédier à ce grave défaut ?

Encore merci pour votre précieuse contribution.

Bien cordialement, Michel Garcia

 

[17 avril 2008]

Cher ami,

Votre réponse est tout à fait pertinente et convaincante. Je vous suis sur presque tous les points, sauf peut-être sur le « niveau » culturel comparé de la France et de l’Espagne ou de l’Italie. Certes, rassurez-vous, je ne soutiendrai pas que la TV de Berlusconi est meilleure que la nôtre ! (Quelle horreur ! Peut-on faire pire ? Je crains que oui…). Pourtant, j’ai souvent eu l’impression (mais je peux me tromper) que le niveau d’intérêt, d’écoute et de compréhension des étudiants, en Italie et en Espagne, était supérieur à celui des étudiants français. Je n’en tire aucune conclusion « politique », croyez-le bien. Je suis un fervent défenseur de l’enseignement laïc, et je regrette, malgré tout, la disparition, en son sein, d’un certain état d’esprit que j’idéalise peut-être….

Quant à la qualité d’écoute du public, je suis comme vous convaincu qu’il y a un nombre considérable de gens qui sont prêts à entendre de l’histoire de valeur… C’est évidemment ce « fond » là qu’il faut développer et encourager, et vous avez très bien su le faire. Ce fond-là existe. Mais il est malheureusement encore trop faible pour "intéresser" les créateurs d’émissions qui ne peuvent vivre que de l’audimat…

Nous voilà donc ramenés à la question première : jusqu’où et comment aller ou ne pas aller à ce type d’émissions, et comment faire pour ne pas s’y faire piéger ou servir d’alibi ?

Je crois qu’une partie de la réponse est d’ordre juridique : il faudrait avoir le droit de visionner, avant sa diffusion, l’émission à laquelle on a accepté de participer. Après, cela risque d’être trop tard.

Je ne connais rien au droit en ce domaine. Ne faudrait-il pas s’enquérir de ce point de droit ? Cela éviterait, me semble-t-il, bien des déboires et bien des hésitations préjudiciables.

Très cordialement à vous, en en vous priant de m’excuser d’avoir été si long, Jean Flori.

_______________

Le sénateur Yves Dauge avait bien voulu transmettre mon texte à Jérôme Clément, Vice-Directeur d’Arte. Celui-ci m’adressa, par son intermédiaire, la réponse suivante.

 

[29 mai 2008]

Monsieur le Sénateur, cher Yves,

J’ai bien reçu votre courrier du 15 avril 2008 ainsi que la lettre de Michel Garcia qui nous fait part de ses critiques à propos du documentaire Vraie Jeanne, fausse Jeanne, diffusé sur notre antenne le 29 mars 2008.

Je vous remercie de nous avoir transmis ces remarques intéressantes.

Permettez-moi d’y répondre en quelques mots.

L’objet de ce film était de développer auprès d’un marge public certaines interrogations relatives à l’extraordinaire parcours de Jeanne d’Arc.

Le projet du réalisateur Martin Meissonnier était d’exposer diverses thèses avancées sur ce sujet, en général ignorées du public, d’éclairer une aventure humaine, historique, politique et mystique et de montrer que celle-ci avait donné lieu à des interrogations, recherches et hypothèses qui méritent débat. Le documentaire ne prend à aucun moment partie pour une version ou une autre, comme le souligne d’ailleurs le titre de manière explicite.

Pour finir, sachez que le CFRT (Comité Français de Radio-Télévision) a co-produit ce documentaire qui a été également réalisé avec le soutien de la BNF. Ces deux institutions, dont la crédibilité ne peut être mise en cause ont rouvé ce programme d’excellente qualité.

En espérant avoir ainsi répondu aux critiques de M. Garcia et en espérant continuer à vous compter tous les deux parmi nos fidèles spactateurs, je vous prie de croire, Monsieur le Sénateur, en mes sentiments les meilleur,

Amitiés

Signé : Jérôme Clément.

 

[Chinon, 13 juin 2008]

Cher Yves,

Mon avis est qu’il n’y a pire sourd que qui ne veut entendre et qu’il vaut mieux que cet échange en reste là. Je m’estime d’ailleurs satisfait, grâce à ton intervention, d’avoir pu faire prendre conscience à Jérôme Clément qu’il lui sera désormais plus difficile d’obtenir la contribution des spécialistes pour des émissions de ce type. J’admets aussi qu’il est de bonne guerre, de la part d’un responsable de chaîne, de défendre les produits maison.

Cependant, qu’il me soit permis de te dire, tout à fait entre nous, que son argumentation est assez affligeante. Sa première phrase – « L’objet de ce film… » – mériterait, elle aussi, de figurer dans un bêtisier. J’espère, en tout cas, que ce n’est pas la définition qu’il donne de l’objectif culturel d’une chaîne comme Arte. Qu’est-ce que ce « large public » au nom duquel on décide que « l’extraordinaire », – c’est-à-dire, aux yeux du réalisateur, l’incompréhensible – parcours de Jeanne d’Arc mérite des explications, dont toute l’émission consiste à faire croire qu’elles ne figurent pas dans les travaux des historiens ? On est en plein dans le fantasme du « on ne nous dit pas tout ; on nous cache quelque chose », si nuisible (ce n’est pas à un homme politique que je l’apprendrai).

Le public ignore l’histoire des faits et gestes attestés de Jeanne d’Arc : c’est probablement vrai. C’est à l’éclairer qu’une véritable démarche culturelle doit s’attacher et non à diffuser les pires inepties sous prétexte qu’il existe par ailleurs une hagiographie simpliste. L’auteur du téléfilm s’en tient à ces deux thèses et néglige, de ce fait, celle que les intervenants historiens lui proposaient, tout en essayant de leur faire endosser la seconde, ce qu’ils n’ont pas apprécié.

Qualifier de « documentaire » ce monument d’ineptie et de manipulation des propos et des images, et affirmer que les délires du premier ignorant venu, qui ne fait que répéter sans le savoir des sornettes cent fois entendues ou lues, « mérite débat », il fallait oser le faire.

Enfin, se prévaloir de la co-production est un argument (d’autorité) pour le moins discutable. Je parierais que la BNF, dont je soupçonne que sa contribution s’est limitée à prêter sa salle de lecture pour les enregistrements, s’est engagée avant d’avoir vu la réalisation et sur la bonne renommée d’Arte. Mes soupçons sont peut-être infondés mais pas moins que la référence au CFRT, dont on ignore quelle fut la réaction après visionnement du film.

Le rôle de « redresseur de tort » que j’ai endossé n’est guère confortable : on passe au mieux pour un rigoriste, au pire pour un emmerdeur. Étant partisan de l’excellence pour tous, je me fais sans doute une idée trop haute de la culture mais je n’en ai pas d’autre à partager avec mes concitoyens ; en outre, j’ai la faiblesse de penser que des interventions de ce genre finissent par avoir à la longue quelque conséquence positive. Je te remercie, en tout cas, d’y avoir contribué par ton intervention.

Avec mes remerciements renouvelés, je t’adresse, cher Yves,  mes amicales salutations, Michel Garcia

_______________

 

Colophon

 

Françoise Laîné, Professeur d’Histoire du Moyen-Âge à l’Université de Bordeaux, accepta de publier mon texte sur son blog, ce qui donna lieu à quelques échanges. Je reproduis ci-dessous les plus intéressants.

 

27-05-08 (13h55). Françoise Laîné (Poolzazoo).

Voici un texte écrit par un collègue, Michel Garcia, professeur émérite de littérature castillane à Paris III. Il a publié en 2007 la traduction d’un roman castillan sur Jeanne d’Arc : Juan de Gamboa, La Pucelle de France. Récit chevaleresque traduit du castillan et commenté par Michel Garcia. Paris, 2007.

Intéressé par le sujet, il a regardé une émission sur Arte qui l’a déconcerté (le mot est faible). Michel Garcia dit très bien ce que j’ai souvent ressenti devant certaines émissions.

[Suit mon texte en 4 livraisons]

 

27/05/2008 14:23 (zzxyz)

Cela rejoint les nombreuses émissions « historiques » diffusées sur les chaînes spécialisées du satellite qui démontrent à chaque fois que le travail du journaliste et celui de l’historien ne font pas bon ménage, le premier « bouffant » systématiquement le second pour des raisons diverses (ego, revanche de l’historien raté, volonté de « faire court » pour « aller à l’essentiel », audimat, etc.).

Les historiens s’embarquent de bonne foi dans une galère dont ils ne comprendront qu’ils n’ont été que le dindon de la farce qu’après le montage et les coupures, parce qu’ils s’estiment honorés d’avoir été choisis pour – enfin – exposer leurs thèses au grand public.

C’est une duperie sans cesse renouvelée.

Je ne suis pas spécialiste de Jeanne d’Arc, mais suis assez au fait de la 2GM, où l’on retrouve les mêmes poncifs, les mêmes phénomènes, sans que les dernières thèses d’historiens pourtant réputés ne soient prises en compte.

 

27/05/2008 18:16 (Poolzazoo)

Les formes d’expression des universitaires et des journalistes ne sont pas les mêmes ; lorsqu’elles divergent complètement, l’échange devient difficile. MG remarquait aussi une mise en scène dévalorisant systématiquement les historiens.

La vulgarisation est un exercice délicat. Cela demande un gros effort de clarté, la recherche d’une présentation attrayante, voire distrayante tout en restant honnête !

 

27/05/2008 22:25 (zzxyz)

Il est néanmoins incontestable que les historiens maîtrisent moins bien l’oral audiovisuel que l’écrit : tendance à faire long, là où le journaliste écourte le débat par des formules choc.

De toute façon, ils sont toujours victimes des ciseaux du monteur.

Dans les nombreux programmes consacrés aux grandes batailles aériennes (bataille d’Angleterre, Pearl Harbor, Midway, etc.) que j’ai vus, les témoins sont soumis au même traitement. Alors que l’on s’attend à ce qu’ils nous parlent de leur état d’esprit, de leurs peurs, de leurs tactiques de combat, de ce qu’ils pensaient de leurs adversaires, la seule chose que le réalisateur retient, c’est la description de leur petit-déjeuner avant leur mission…

 

29/05/2008 14:17 (ajb66)

Bon finalement, vive la lecture d’un bon livre…. de spécialiste.

Ça peut être ch…. même si c’est utile comme la brique qui constitue le mur.

Il y a deux types d’historiens : ceux qui prennent une loupe pour examiner l’argile dont est faite la brique et ceux qui prennent la hauteur suffisante pour examiner le mur dans son ensemble et le bâtiment dont il est l’un des pans.

Quand on met ces deux familles d’historiens ensemble pour faire une émission grand public (cultivé quand même), l’animateur doit faire la balance entre ceux qui brossent à grands traits un évènement dans son ensemble en essayant de lui trouver un sens (le dessin de la mosaïque) et ceux qui détaillent la fabrication et la pose des carrés de cette mosaïque, si vous suivez mon image.

Comme chaque participant est un passionné, c’est normal pour quelqu’un qui a consacré beaucoup de temps à un sujet, l’animateur doit ou devrait doser comme un alchimiste les temps de passage entre le général et le détail qui vient confirmer ou expliciter, pour que l’ensemble forme un tout compréhensible aux téléspectateurs de bonne volonté soucieux de se cultiver (approfondir des connaissances sommaires) sur un sujet donné.

[…]

 

29/05/2008 21:26 (Rebelote02)

Pour avoir vu le documentaire, je trouve ces critiques assez dures quand même.

Il était évident avant même de voir le docu que le postulat de départ était : et si l’épopée johannique ne s’était pas passée comme on l’imagine d’habitude ? Et si il y avait une main qui a aidé en secret derrière ? (en l’occurrence c’est le nom de Yolande d’Aragon qui revient le plus souvent).

Du coup, comme effectivement, c’était le sujet du livre de Gay, oui effectivement, il est assez présent. Maintenant, en arriver à chipoter sur le fait que les historiens sont présentés dans des bibliothèques sombres, comme pour souligner leur côté archaïque, bof. Les téléspectateurs d’Arte qui regardent ce genre de docu ne sont pas les beaufs staracadémisés de TF1.

Après on peut discuter sur le fond du documentaire : par exemple, comment les historiens expliquent que Jeanne d’Arc ait pu traverser plusieurs centaines de kilomètres seule ou presque, en un temps record et en pays ennemi quasiment tout le temps ? Chance ? Aide en sous-main ? (Toujours Yolande pourquoi pas, vu le rôle important qu’elle a joué à l’époque).

De toute façon, les infos restent sommaires et pour beaucoup de choses, nous en sommes réduits aux conjectures, non ?

Brunissen

 

29/05/2008 22:42 (Poolzazoo)

Yolande d’Aragon avait de l’énergie à revendre, le sens de l’intrigue, mais il faudrait lui prêter une sorte de génie politique pour avoir suscité, téléguidé ou même seulement manipulé lourdement le phénomène « Jeanne ». Or rien ne permet de créditer Yolande d’Aragon de capacités exceptionnelles ; on ne connaît pas non plus d’aigle dans son entourage.

 

30/05/2008 01:38 (ajb66)

le postulat de départ était : et si l’épopée johannique ne s’était pas passée comme on l’imagine d’habitude ?

L’épopée de Jeanne d’Arc est quand même assez bien connue, et des cohortes d’historiens, la plupart des pointures, l’ont décortiquée depuis très longtemps depuis au moins le début du 19e siècle. Parmi ces spécialistes de l’épopée johannique, Régine Pernoud qui n’est pas n’importe qui.

Enfin, deux documents de poids existent, les minutes du procès de Rouen de 1431 bien évidemment, mais également celles du procès en réhabilitation de 1455/1456, une fois les anglois définitivement boutés hors du royaume de France, très intéressant.

J’ai ces deux procès dans ma bibliothèque, un héritage – Club du meilleur livre 1953 – directeur de publication Michel de Romilly – préface du RP Michel Riquet.

Dans le second procès, in primis dicimus atque, justicia exigente, decernimus. les juges font procéder à la lacération par le bourreau des pièces du premier procès ayant abouti à la condamnation de Jeanne comme relapse.

Pour le reste du procès, « disons, prononçons, décrétons et déclarons que lesdits procès et sentences, entachés de dol, chalonge, iniquité, mensonge erreur manifeste de droit et de fait, de même que ladite abjuration et toutes leurs exécutions et séquelles ont été, sont, et seront nuls, invalides, inexistants et vains… »

Les juges du tribunal de l’Inquisition mandés par le pape Calixte III pour le procès en réhabilitation ont interrogé, concernant la vie de Jeanne et le premier procès

– 22 témoins à Rouen

– 35 pour l’enquête sur le lieu d’origine de Jeanne d’Arc

– 41 à Orléans dont le comte de Dunois, compagnon d’armes de la pucelle

– 15 à Paris dont Mgr le duc d’Alençon et l’évêque de Noyon

– réentendu 19 témoins de Rouen qui avaient déjà déposé lors de l’enquête préliminaire

– joint les dépositions recueillies auprès de personnes trop âgées pour se déplacer (le second procès a lieu 25 ans après le premier)

Pour donner une idée, le livre du procès en réhabilitation fait en épaisseur au moins le triple ou le quadruple du livre du premier procès. Cela fut un procès fouillé.

Il ne s’agissait pas de dire n’importe quoi puisqu’il s’agissait de remettre en cause un premier procès tenu sous la conduite de Cauchon, évêque de Beauvais, « procès en matière de foi – In Nomine Domini – instruit contre la femme Jeanne communément appelée la Pucelle. »

Le tribunal se composait de Mgr Pierre Cauchon, évêque de Beauvais etc (titres en théologie et droit canon), conseiller de Très Serein et Très Chrétien Seigneur le Roi d’Angleterre ; vénérable et discrète personne maître Jean d’Estivet, chanoine de Beauvais, procureur général ; Scientifique personne maître Jean de la Fontaine (sic), maître ès arts et licencié en droit canon, examinateur du procès ; assistés d’un grand nombre d’abbés et de prieurs de monastères fameux, de docteurs et professeurs en la Sainte Théologie et cœtera… tous prêtres séculiers, moines ou religieux. »

Ce sont donc ces gens que le second procès se propose de désavouer, d’où la grande qualité de l’instruction.

Tout ceci pour dire que des documents et des gens qui ont raconté, non pas devant un tribunal royal mais devant un tribunal d’Église convoqué directement par le pape, on en a suffisamment.

L’histoire de Jeanne d’Arc n’est pas une histoire légendaire racontée par l’homme qui connait l’homme qui a vu l’ours, mais au moins depuis qu’elle fut présentée au roi à Chinon, tous ses faits et gestes ont été enregistrés jusqu’à son procès ou plus exactement ses deux procès où les témoins encore vivants en 1456 ont été interrogés minutieusement.

 

30/05/2008 18:15 (Rebelote02)

Ah mais je suis bien d’accord et de toute façon, je ne dis absolument pas que Gay a raison.

Ceci dit, vous dites vous-même qu’on sait parfaitement ce qui s’est passé à partir de son arrivée à Chinon. Mais quid de la période antérieure ? Pour Gay, c’est là aussi que la question se pose.

Par exemple, comment a-t-elle traversé si vite le pays et sans encombre, malgré les dangers ? (Si on exclut l’aspect miraculeux bien sûr) La chance simplement ? Et comment expliquer que finalement le capitaine à Vaucouleurs accepte finalement de la laisser aller et la fait accompagner par plusieurs de ses hommes ?

Ceci dit, je ne connais pas bien l’histoire précise de la Pucelle, n’ayant pas lu grand-chose sur le sujet à part La libération d’Orléans de Régine Pernoud donc loin de moi l’idée de refaire l’histoire.

Brunissen

 

30/05/2008 20:11 (Poolzazoo)

Lors du second procès, un vieil homme d’armes interrogé note comme quasi miraculeux que la vue de Jeanne légèrement vêtue avant de revêtir son harnois ne lui inspirait pas de pensées friponnes, alors qu’à cette époque, il était jeune et fort gaillard ; ni lui ni d’autres en 1455 n’ont évoqué comme preuve de la protection divine qu’elle ait mis 11 jours, fin février 1429, pour aller de Vaucouleurs à Chinon. Ce point ne semble pas intéresser grand monde.

Le capitaine de Vaucouleurs, Jean de Baudricourt s’est fait tirer l’oreille de la mi-mai 1428 à la fin février 1429 pour laisser partir Jeanne et lui fournir une escorte. Les habitants se sont cotisés pour son équipement.

À ce moment, la population du secteur est harcelée par les troupes bourguignonnes et Jean de Baudricourt a déjà dû passer un accord avec « l’ennemi », se rendre à terme ou rester neutre. C’est un type d’arrangement assez banal dans le cadre d’une « petite guerre » de siège : celui qui est susceptible de se rendre doit le faire s’il n’est pas secouru dans un délai donné. Moyennant quoi, il se met à l’abri d’une accusation de trahison. On n’est jamais trop prudent !

Baudricourt en est probablement réduit au point où le plus maigre espoir, même en la personne d’une jeune personne surprenante, n’est plus à dédaigner ; au point où il en était, cela valait la peine d’être essayé. Cette équipée était le moyen de faire passer le message à la cour, de se rappeler à son bon souvenir et de faire savoir l’urgente nécessité de secourir des fidèles en Lorraine ! Si c’est bien cela qu’il entendait faire, il a dû être déçu.

Une lecture utile et très agréable : C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004.

 

31/05/2008 09:54 (hadesfr2)

Vous avez bien raison !

Ne pas regarder la télé, c’est la solution.

 

31/05/2008 18:25 (Poolzazoo)

Voui, mais attention, mon collègue qui a pris la peine de râler ne s’est infligé le pensum de regarder la susdite émission que pour avoir appris que les collègues sollicités pour l’émission, qui l’avaient visionnée avant sa diffusion, étaient scandalisés de l’utilisation qui est faite de leurs interventions ! Il a donc voulu voir ce qu’il en était en réalité, et cela lui a valu plusieurs heures d’écoute avec arrêts sur l’image et le son pour prendre des notes.

Les universitaires sont des râleurs consciencieux !

 

 

02/06/08 02 :25 (hadesfr2)

« Les universitaires sont des râleurs consciencieux ! »

On ne saurait le leur reprocher.

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Rugby, la carpe et le lapin

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un

Rugby, ce qu’il est devenu

 

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un poste adapté à sa conformation physique. Le talonneur était petit pour pouvoir être porté par ses piliers, mais devait être fort pour pouvoir résister à la confrontation directe avec son vis-à-vis. Les piliers étaient à l’image de leur nom, cuisses d’acier, cul bas et épaules de déménageurs. Le deuxième ligne était grand pour pouvoir saisir la balle en touche. Le troisième ligne centre, qui poussait dans l’axe de la mêlée, était solidaire du « cinq de devant », tandis que ses deux « ailes », coureurs formés à la technique du placage, avaient pour mission d’enrayer les actions du demi d’ouverture d’en face. Le demi de mêlée était petit et vif, pour échapper aux gros, et savait user du plongeon afin de mieux ouvrir sur ses trois-quarts sans être pris par son vis-à-vis. Le demi d’ouverture, lui, était doué d’une adresse des mains et des pieds à toute épreuve, de même que l’arrière. Les trois-quarts, quant à eux, avec des nuances, selon qu’ils occupaient la place de centre ou celle d’ailier, avaient appris à recevoir, transmettre et porter la balle, et à contourner leur adversaire direct afin d’envoyer un partenaire à l’essai.

Cette répartition des tâches tenait le plus grand compte de la constitution physique des individus et n’exigeait d’eux aucun effort particulier pour s’y conformer. La fonction s’adaptait à l’anatomie, et non l’inverse. Ce qui importait, c’était la complémentarité des partenaires, gage d’homogénéité de l’ensemble, comme si on eût voulu reproduire au plus près, comme l’a si bien écrit Giraudoux, la diversité de l’apparence physique dans la société humaine. Ce principe contribuait à faire ressortir les particularités de chacun plutôt que de multiplier des formats préétablis. Le talonneur était choisi parmi les plus teigneux (‘tignous’ en occitan), afin de compenser son relatif manque de densité physique, eu égard à ses deux piliers. On plaçait un gaucher à gauche de la ligne d’attaque, afin de lui permettre de déborder plus aisément son adversaire (droitier) ou de délivrer un coup de pied sans risquer de se faire contrer. Parfois, la nature produisait un miracle, lorsque, par exemple, elle proposait un candidat ambidextre non seulement des mains mais aussi, si j’ose dire, des pieds pour occuper la place de demi d’ouverture, dont la particularité est d’orienter le jeu aussi bien vers la droite que vers la gauche.

De même, il n’était pas nécessaire que les deux deuxièmes lignes fussent grands, il suffisait qu’un seul le fût pour prendre la balle à la touche. On lui attribuait généralement le numéro 5, confiant le numéro 4 à un gaillard plus petit que lui mais solidement bâti, chargé d’assurer en somme une transition entre les piliers et son asperge de partenaire, et aussi de besognes obscures dans les regroupements, lesquelles se traduisaient après coup (à prendre au sens littéral) par le spectacle de quelque adversaire qui avait du mal à se relever. Enfin, on ne demandait pas aux plus gros de pouvoir courir ni de manipuler la balle avec dextérité, toutes choses peu compatibles avec l’excédent pondéral qu’ils devaient transporter. Du reste, la plupart des avants n’avaient guère l’occasion de toucher la balle pendant une partie, sauf si le hasard des rebonds la mettait entre leurs pieds, auquel cas ils étaient autorisés à la pousser en avant et à la suivre aussi loin que possible, ce que nous appelons ‘dribbling’, à l’imitation des Ecossais, qui, accoutumés aux terrains fangeux, avaient trouvé là un moyen commode de conduire la balle sans avoir à la porter et à risquer l’en-avant.

La règle consistait donc à attendre que le gros des troupes (ou les gros de la troupe, comme l’on voudra) atteignissent le prochain point de rencontre, touche ou mêlée, au moyen d’une foulée économique accompagnée d’un dandinement pachydermique du meilleur effet. Vu du haut des tribunes, cela donnait un groupe compact de joueurs des deux camps, qui se déplaçait lentement sans trop s’éloigner de la ligne de touche, avant de se rendre sur le point du terrain désigné par le doigt de l’arbitre.

Les trois-quarts, quant à eux, étaient alignés sur une ligne droite formant un angle obtus avec la ligne de touche, afin de satisfaire au premier article de la loi rugbystique qui était qu’on ne pouvait recevoir la balle de son partenaire que si l’on était placé en retrait par rapport à lui. Une fois la balle entre leurs mains, ces trois-quarts étaient occupés à suivre des trajectoires aussi rectilignes que possible vers le but adverse.

Somme toute, les choses étaient simples et chacun savait à quoi s’en tenir : les joueurs dans leur jeu, les spectateurs dans leur observation.

 

Les temps ont bien changé. Nos terrains, naguère pelés, désormais couverts d’une herbe drue, sont envahis par une population d’OGM, faits au moule de la musculation à outrance, parmi lesquels il n’est plus possible de distinguer un avant d’un trois-quarts, ni dans son aspect ni dans sa fonction, et qui s’évertuent à maîtriser un ballon devenu trop petit pour leurs trop larges mains. Les évolutions se réduisent le plus souvent à une confrontation inspirée du pancrace : l’équipe attaquante essaie de percer l’impeccable alignement que ses adversaires ont dressé d’une ligne à l’autre, en multipliant des gestes identiques : je te passe la balle, tu fonces et tu tombes en la libérant comme une poule pond son œuf pour que je la reprenne (c’est le demi de mêlée qui parle), que je la repasse, que tu fonces et tu tombes en la libérant… Le tout, accompagné des glapissements de l’arbitre, dignes d’un sergent-instructeur de Marines. Pour mettre un peu de sel à ce spectacle indigeste, de temps en temps un placage d’auroch, face auquel le choc du frontal d’une vache contre un écarteur landais mal inspiré fait figure de chiquenaude, arrache des hurlements de plaisir au commentateur de la télévision, sans considération pour les conséquences physiologiques que cet attentat peut entraîner chez sa victime. De son côté, l’arbitre est chargé de combattre la monotonie du jeu en multipliant ses interventions, selon des critères souvent insaisissables, ce qui justifie la présence, auprès du journaliste commentateur, d’un ancien joueur chargé leur donner du sens et qui n’y parvient que rarement.

Pour obtenir un résultat aussi exaltant, il faut des gaillards dotés de qualités exceptionnelles, des géants capables de « taper » un 100 m en moins de douze secondes, de courir, de pousser, de plaquer, de tomber, puis se relever pendant plus d’une heure. Il faut également une escouade nombreuse de joueurs, car les efforts et les chocs sont tels que l’anatomie la plus vigoureuse n’y résiste pas quatre-vingt minutes durant, ce qui nous a fait passer en quelques années de la formule sans remplacement à un jeu à vingt-trois et plus, puisqu’un pilier peut se dédoubler et revenir sur le terrain pour pallier l’incapacité de son remplaçant. Tout ceci se traduit, bien entendu, par un accroissement des moyens financiers exceptionnels, nécessaires au recrutement de vedettes reconnues et l’apparition sur le devant de la scène d’un nouveau venu, le président de club, qui évoque le « propriétaire » d’une équipe de base-ball ou de football américain plutôt que le bénévole d’antan qui se souciait avant tout de trouver un débouché professionnel à ses joueurs.

 

Pour couronner cette évolution, ajoutons un nouvel acteur très indiscret, la télévision. Elle est devenue omniprésente et, apparemment aussi, omnipotente. Elle influe considérablement sur l’organisation du calendrier du championnat professionnel. Elle impose même l’horaire des rencontres. Dans le rugby professionnel télévisé, oublié le rendez-vous dominical traditionnel de 15h, précédé d’un lever-de-rideau à 13h30. On joue à toute heure ou, pour mieux dire, à n’importe quelle heure, plutôt 15h45 ou 16h15 que 16h d’ailleurs, et même à 21h. Songez, grâce à la télé, le sacrosaint repas du dimanche en famille est remplacé par un sandwich pris au stade lorsque la rencontre du club local est fixée à 12h30. Accessoirement, on imagine la difficulté rencontrée par l’équipe d’encadrement pour offrir aux joueurs une hygiène de vie propice à l’exercice de leur métier, avec des horaires de repas et de couchers qui changent d’une semaine à l’autre. La télévision a aussi le pouvoir d’imposer des séances nocturnes, en plein hiver, dans des stades aussi bien chauffés que ceux de Clermont-Ferrand ou Oyonnax. Je dois à la vérité de dire que le public ne manque pas à ces séances de congélation collective, ce qui ne laisse pas de m’impressionner toujours. Mais qui s’aviserait de discuter les droits de la télévision à agir selon ses intérêts ? Certainement pas les présidents de clubs, qui sont souvent aussi chefs d’entreprises, ni malheureusement non plus les supporters qui ne se posent plus de question sur la possibilité d’échapper à la loi d’airain d’un profit bien compris, même s’il ne profite qu’à quelques-uns ?

On doit aussi à la petite lucarne d’avoir considérablement modifié notre perception du match. Quel spectateur présent dans les tribunes ou derrière la main courante d’un modeste club régional ne s’est pas senti frustré de ne pouvoir revoir une action de jeu qui a échappé à son attention, dans un moment de distraction ? Dans un stade, les sollicitations sont nombreuses et toutes n’émanent pas du rectangle herbu. C’est un charme que la télévision n’autorise pas, car elle est un œil qui ne laisse voir rien d’autre que ce qu’elle fixe, au prix d’une tension de tous les instants chez le téléspectateur, difficilement supportable pour qui se prend au jeu. Fini le champ large ; ce qui compte, c’est le ballon et accessoirement celui qui le porte. Le spectateur ne peut anticiper le mouvement ni déceler à l’avance la tactique la plus appropriée. Son regard ne s’éloigne pas de la vessie. Il est vrai que les stratèges modernes s’ingénient à inculquer à leurs troupes une pratique qui ne dépasse que rarement le rentre-dedans ou la chandelle. Le rugby est devenu un jeu de gagne-terrain, et le commentateur, croyant sans doute travailler pour des auditeurs de radio, ne manque jamais de signaler dans quelle moitié du terrain va se situer la remise en touche ou la mêlée.

Indiscrète, la télévision l’est aussi dans sa façon de privilégier toute sorte de gestes qui n’ont rien à voir avec la pratique du rugby. Qu’un entraîneur ou un joueur se signe discrètement dans son coin ou à son entrée sur la pelouse, et l’opérateur ne se privera pas de le saisir dans cet acte qui devrait rester intime. Toute manifestation de religiosité est répercutée avec une constance qui interpelle. Elles se sont multipliées avec la présence de joueurs venus de l’hémisphère sud, qui ne manquent jamais de remercier le ciel après avoir marqué un essai et qui parfois même prient en public au milieu de la pelouse à la fin du match. C’est une tradition chez eux, nous dira-t-on, mais toutes les traditions sont-elles transportables en d’autres lieux ? N’y a-t-il personne dans le personnel d’encadrement ou parmi leurs partenaires français pour rappeler à leurs partenaires que l’exercice de la religion relève, en France, de la sphère privée et donc qu’il ne devrait pas se manifester en public, surtout dans une occasion aussi éloignée de toute spiritualité que peut l’être l’exercice d’un sport, quelle que soit la religion concernée ? Les opérateurs et le réalisateur sont-ils à ce point ignorants d’un des principes de notre vie collective ? La recherche du sensationnel ne justifie pas tout. Ils ne songent pas qu’ils peuvent choquer des spectateurs, au nombre desquels je me compte, et qui n’entendent pas se laisser dicter une morale par des jeunes gens venus d’ailleurs, très ignorants de la culture du pays où ils exercent leur talent.

Mais il est vrai que le concept de « culture », mis aujourd’hui à toutes les sauces, justifie bien des errements. Le plus spectaculaire à mes yeux est le haka maori. La télévision a beaucoup fait pour transformer cet épisode d’avant-match en un événement en soi. Il s’agirait d’une manifestation culturelle des peuples indigènes d’Océanie qui remonterait à la nuit des temps. Dans l’exercice de la guerre peut-être, – je ne suis pas compétent pour en juger -, dans celui du rugby, il est permis d’en douter. J’invite mes lecteurs à se reporter au célèbre match qui opposa les All Black aux Lions britanniques en 1973. Ils pourront juger par les contorsions maladroites des joueurs néo-zélandais combien cette danse était inconnue de la plupart d’entre eux. Depuis, on a beaucoup travaillé la chorégraphie, peut-être sous l’effet d’un plus large recrutement de joueurs maoris. Il n’en reste pas moins que la formule adoptée désormais, avec ses variations, est une manifestation outrée de haine guerrière dans laquelle, à en juger par la gestuelle utilisée, on menace de mort ses adversaires ou on les voue aux pires supplices. Un tel état d’esprit est complètement étranger à un sport conçu par des gentlemen britanniques désireux de développer harmonieusement les individus dans une pratique collective. J’ai la faiblesse de penser que telle est ou devrait être la vertu première du rugby encore aujourd’hui et que les grimaces qui enlaidissent ces beaux athlètes des Antipodes n’ajoutent rien, bien au contraire, au respect qu’on leur doit pour leur talent. Aux sélections européennes en mal de riposte à cette agression verbale et gestuelle, je préconiserais de se doter de tee-shirts avec un mot d’ordre tel que « le rugby n’est pas la guerre » ou « le rugby est un jeu que nous voulons jouer avec vous » et d’offrir à leur adversaire direct un rameau d’olivier comme gage de paix et d’amitié.

Combat d’arrière-garde, si l’on veut, mais il est doux parfois de faire entendre un son différent de celui que nous impose un consensus mou favorisé par des médias envahissants.

Fond sonore au supermarché

Fond sonore au supermarché

 

[À la directrice ou au directeur d’un supermarché]

 

C’est en tant que client assidu de votre établissement que je vous adresse cette lettre pour évoquer avec vous la question de la musique d’ambiance ou fond sonore, comme on voudra l’appeler, qui m’accompagne tout au long de mes achats.

Pour être tout à fait franc, je la perçois comme un bruit qui m’agresse lorsque j’entre et j’éprouve un réel soulagement lorsque je ne l’entends plus, une fois sorti. Pendant que j’effectue mes achats j’essaie d’en faire abstraction, mais je n’y parviens pas autant que je le souhaiterais. Je la trouve bruyante, inintéressante et, pour tout dire, inutile. Je vous assure que, si elle n’existait pas, je serais beaucoup plus détendu et mieux concentré sur mes achats.

Ce phénomène n’est pas propre aux supermarchés. Il m’est souvent arrivé de devoir subir un tel fond sonore dans d’autres commerces (le salon de coiffure, par exemple) et aussi dans certains moyens de locomotion (les cars, en particulier). Ce que toutes ces expériences ont en commun, c’est qu’on ne me demande pas mon avis, ni sur le principe ni sur la nature du fond sonore, et qu’on me considère comme un perturbateur lorsque je demande que l’on respecte mes goûts. Ce qui prouve que le slogan « le client roi » admet bien des limites.

On me dit que tous les commerces de ce genre le font, ce qui n’est pas tout à fait exact et, de toute façon, démontre un esprit bien moutonnier. La liste serait longue des choses néfastes que l’on a fait parce que « tout le monde les faisait », jusqu’à ce que l’expérience oblige à les abandonner. Un autre argument consiste à dire que « les clients aiment cela », une façon insidieuse et inélégante de me faire comprendre que mon avis compte peu parce que je suis minoritaire et donc que je dois me conformer aux goûts de la majorité. Malheureusement, la musique que « les gens » aiment n’est pas la mienne et je dois me conformer au précepte qui veut que le nombre l’emporte sur la qualité. En outre, mon opinion, qui est argumentée, vaut bien mille opinions qui ne font que répéter ce qui est dans l’air du temps.

Si les gens aimaient tellement cette musique de fond, on ne manquerait pas de voir des clients s’arrêter pour déguster tel ou tel morceau particulièrement à leur goût. Or, je n’ai jamais observé ce phénomène et, si tel était le cas, l’établissement n’aurait pas lieu de s’en réjouir car il détournerait le client de ses achats.

J’ai souvent demandé à des membres du personnel s’ils n’étaient pas gênés par cette musique d’ambiance, ce qui, je le reconnais, n’est pas très bien venu de ma part puisque je les mets en porte-à-faux à l’égard des normes de fonctionnement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Ils me répondent qu’ils ne l’entendent plus. C’est sûrement faux : ils ne l’écoutent pas mais ils l’entendent, l’appareil auditif humain n’ayant pas la faculté de se rétracter et le cerveau continuant à répondre à ces stimuli sonores. C’est ainsi que l’on fabrique des générations de malentendants, mais ceci est une autre histoire. De plus, cette pollution sonore – car c’est ainsi qu’on peut qualifier un bruit continu qui n’est pas en rapport avec l’activité de ceux qui le subissent – ajoute un surcroît de fatigue à un personnel qui ne chôme pas par ailleurs.

Bref, face à ceux qui comme moi n’apprécient pas la musique d’ambiance, on ne peut m’opposer que des personnes qui n’y prêtent guère attention ou qui avouent qu’elles essaient d’en faire abstraction. J’en conclus qu’en la supprimant, on me ferait à moi un grand plaisir et on ne ferait pas de tort aux autres. La solution s’impose donc comme une évidence.

Ceci étant posé, on me rétorquera peut-être que la musique favorise la pulsion acquisitive des clients, au même titre qu’elle incite les vaches à produire plus de lait dans les stabulations sonorisées. On se fait une bien piètre idée de la nature humaine lorsque l’on pense qu’elle peut si facilement échapper aux injonctions de la logique et du raisonnement. Autant je suis prêt à admettre que l’esthétique du conditionnement favorise tel produit au détriment de tel autre, autant je doute qu’un fil musical puisse avoir le même effet sur l’acheteur potentiel.

On me rétorquera aussi que le volume considérable de ces halles génère une acoustique incommode. Mais, à tout prendre, j’aimerais mieux l’ambiance sonore d’une place publique ou d’une cour d’école à un bruit imposé, émanant d’une source unique, avec les effets de stéréophonie que cela ne peut manquer d’entraîner. J’admets qu’on n’ait pas songé à faire à ces vastes bâtiments un traitement acoustique sophistiqué, à la manière des auditoriums de musique, mais il existe des moyens pas très onéreux d’éviter les désagréments des grands espaces vides. Et, même si on admet cet argument, la meilleure solution consiste-t-elle à remplir ce vide ? J’en doute, car, pour le faire oublier, on utilise un moyen qui en aggrave encore les effets.

Joyce Canel (8 avril 2012)

[Paroles prononcées lors de la cérémonie de la crémation de Joyce Canel]

Pour évoquer Joyce, il vaut mieux éviter les formules toutes faites, qu’on réservera à des vies banales et à des personnalités sans relief. Chez elle, au contraire, c’est l’extraordinaire qui est la norme.

Elle naît dans le New-Jersey dans une famille d’intellectuels. Son père, Harry Hill, est traducteur, sa mère, Dorothy, musicienne (pianiste). Pendant l’absence du père, parti à la guerre, Dorothy rencontre un journaliste, Jimmy Canel, dont elle devient la compagne. Le jugement de divorce qui suit le retour de Harry la condamne à perdre la garde de ses enfants, sans droit de visite : Joyce et son petit frère Gaylord sont élevés loin de leur mère.

Au-début de son adolescence, Joyce est opérée d’un cancer à la gorge, qui la sauve mais la laisse handicapée à vie, compte tenu des méthodes chirurgicales en usage en ce début des années cinquante. Dès ses 15 ans, elle doit apprendre à se ménager. Un geste aussi naturel que la respiration devient problématique et complique sa vie en société, à cause des bruits qu’elle émet en expirant. Le moindre rhume présente un danger grave pour sa santé. La station couchée et le sommeil favorisent les risques d’étouffement et transforment chaque réveil en un laborieux retour à la vie. Pourtant, Joyce va vivre avec ce terrible handicap pendant 60 ans, au prix d’un effort de tous les instants.

Pour surmonter ce traumatisme, elle peut compter sur la complicité de son frère, avec qui elle partage bien des aventures de son adolescence et de sa jeunesse. Son père Harry étant décédé, elle et Gaylord rejoignent leur mère, ce qui a peut-être aussi contribué à un meilleur équilibre psychologique.

C’est une élève brillante, qui est admise au Barnard College, prestigieuse Université féminine new-yorkaise, où elle entreprend des études de Littérature anglaise. Mais sa vraie vocation est le journalisme. Sur les conseils de son beau-père, Jimmy, elle fait le choix de ne pas suivre un cursus spécialisé, mais de se former « sur le tas ». Elle fréquente donc les milieux journalistiques et y apprend son métier. Parallèlement, en compagnie de son frère, elle multiplie les voyages en Amérique hispanique, Mexique, Venezuela, Cuba, etc. C’est à l’occasion de l’un d’entre eux que se produit un événement qui va changer sa vie.

Sur la route du Brésil, où elle doit effectuer un reportage, elle et son frère se retrouvent à Panama sans le moindre sou vaillant (la légende raconte qu’il leur restait 50 cents). En désespoir de cause, ils vont frapper à la porte d’Oncle Vic, Victor Canel, frère cadet de leur beau-père Jimmy, qui, à l’époque, est Public Relations Officer de la Compagnie du Canal de Panama. Vic est seul, sa femme ayant refusé de le suivre à Panama. Entre lui et Joyce se noue très vite une relation amoureuse qui ne s’éteindra jamais, et survivra même, d’une certaine façon, à la mort du premier.

La situation familiale qui résulte du mariage de Vic et Joyce est cocasse, puisque Joyce devient la belle-sœur de sa mère, que Vic devient le beau-fils de son frère, etc. Cet embrouillamini relationnel, qui frise symboliquement l’inceste, enchante ces deux non-conformistes. Vic en a fait une peinture pleine d’humour.

À Panama, Joyce devient une collaboratrice de son mari et y apprend l’art de la mise en page, Vic ayant sous sa responsabilité plusieurs publications. A cette époque, son frère Gaylord, fantasque jusque dans la gestion de sa santé, meurt sottement d’une bronchite mal soignée. Joyce a toujours été discrète sur cette tragédie familiale, mais nul doute qu’elle a dû être très douloureuse. Heureusement, qu’à l’époque, elle était déjà aux côtés de Vic.

Le moment de la retraite ayant sonné pour celui-ci, le couple décide de voyager en Europe. Décidés à faire un séjour en France, ils découvrent une annonce dans le New York Review Books, dans laquelle Michelle Caroly met en location pour l’hiver sa maison de l’Ile au Than, à Montsoreau. Nous sommes au mois de mai 1981. Non sans mal, le couple parvient à rejoindre la maison en bords de Loire, où Michelle leur a donné rendez-vous. A peine entrés, Vic interroge Joyce : « Happy ? ». Le regard de Joyce suffit à le rassurer. Le couple passera l’hiver à l’Ile au Than puis renouvellera la location pour une année. Ces mois sont propices à des voyages en France et en Europe, mais surtout à la découverte du Chinonais et de ses habitants, parmi lesquels figure une colonie anglo-saxone importante et de qualité. Vic et Joyce aménageront à la suite d’un couple d’amis dans l’appartement que Louis et Mylène Rémy louaient au 69 de la rue Voltaire. L’agencement du lieu est bien fait pour plaire à ces amateurs d’art : un ensemble qui associe, sur rue, un bâtiment du XIXe siècle, à une partie médiévale sur jardin, le tout magnifiquement ouvert à la lumière du midi, et doté de parois aveugles suffisantes pour y loger livres, disques et tableaux.

C’est dans ce cadre largement ouvert aux visiteurs, que s’installent Vic et Joyce. Ils y mèneront une vie paisible entrecoupée de voyages, en Europe mais aussi en Floride, tant que Jimmy et Dorothée y séjourneront, et de fréquents échanges avec leurs amis, les Rémy, Hilde et Bill Connett, Bérénice et Harold Jacobs.

Après la mort de Vic, puis celle de sa mère, qu’elle avait accueillie dans son appartement de Chinon, Joyce reprend une vie active et très organisée ; en cela elle était restée très américaine. Elle voyage beaucoup, principalement avec Michelle Caroly, avec une prédilection pour l’Italie mais aussi Paris, où elle ne manque pas de visiter les grandes expositions d’art. Elle suit aussi les activités intellectuelles et artistiques locales : elle manque rarement les séances de Ciné Plus, est une auditrice assidue des concerts de musique de Fontevraud, la Grange Meslay, les festivals d’été de Chinon, Montsoreau, Richelieu, Bourgueil et autres lieux. De décembre à février, elle travaille de façon quasi quotidienne à l’élaboration du Bulletin des Amis du Vieux Chinon, dont elle modernise la présentation, en y appliquant les techniques apprises jadis, mais en cherchant à tirer parti d’un outil qu’elle ignore, l’informatique. Malgré l’aide de Christophe Lanlignel puis de Richard Greenway, elle aura toujours des difficultés avec l’ordinateur, ce qui vaudra à ceux qui partageaient la pièce où elle travaillait d’entendre un répertoire de jurons anglais (car elle ne jurait qu’en anglais) d’une surprenante variété.

Joyce va nous manquer, affreusement, parce qu’il est rarement donné de croiser dans sa vie une personnalité aussi riche et aussi attachante. Mais elle laisse derrière elle un groupe de personnes qu’elle a contribué à réunir et qui auront à cœur de cultiver son souvenir, dans l’allégresse qui était la sienne et qui est le meilleur de l’héritage qu’elle nous laisse.

 

Pour un sonnet, épîtres inédites de Du Bellay

                                                                                                                              De Rome, le vingt-cinquième de juin

            Mon cher ami,

            Je t’assure que les errances que connut Ulysse sur le chemin d’Ithaque ou les épreuves que subit Jason avant de conquérir la Toison d’Or sont sans commune mesure avec les désagréments de mon exil à Rome. Du moins, ces héros, tout auréolés de leurs exploits, ont-ils eu le loisir de rentrer chez eux pour y finir paisiblement leurs jours. Quant à moi, je désespère de jamais retourner à Liré. Je donnerais tous les palais de Rome pour pouvoir m’abriter sous le toit de la modeste maison que j’ai héritée de mes ancêtres. La Loire vaut bien le Tibre et mon hameau natal, les collines sacrées de la Ville Eternelle. Je m’étiole à respirer l’air de la mer et j’aspire au doux climat de notre Anjou.

            Les griottes sont-elles mûres ?

                                                                                                                                   Ton Joachin

[Au bas du pli, le correspondant a ajouté ces mots, sans doute en prévision d’une réponse : pourquoi ne pas en faire un poème ? Même un modeste sonnet ?]

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                                                                            De Rome, Fête de la Saint-Michel [29 septembre]

            Mon cher ami

            Crois-tu que j’aie l’humeur poétique et que ces confidences méritent l’honneur d’une mise en vers ? Ai-je dû te paraître pédant pour te suggérer une aussi étrange idée ! Les comparaisons que j’ai eu l’outrecuidance d’introduire dans le récit de ma modeste vie sont du plus mauvais goût. Seraient-elles plus acceptables si je les introduisais dans un poème ? Permets-moi d’en douter.

            Je me réjouis de savoir que les fraisiers que je t’ai fait envoyer ont bien pris et ont orné tes plates-bandes de leurs belles fleurs blanches. Certains, par ici, en mangent les fruits, quand ils sont presque blets.

                                                                                                                                   Ton Joachin

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[Non daté. Dans un feuillet volant qui avait dû être inclus dans un courrier, qui n’a pas été retrouvé] Va donc pour un sonnet

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[À suivre]