Catégorie : Textes inédits

Histoire de ma famille maternelle

Nos ancêtres les Gaulois

Ma famille maternelle

 

 

Chapitre 1er

Nos ancêtres les Gaulois

 

Ce n’est probablement pas en ces termes que mes maîtres de l’école primaire m’ont inculqué le fort sentiment d’appartenance à une « nation gauloise » qui est propre à notre génération. Mais, si les mots furent différents, l’idée était la même.

Je l’ai adoptée sans arrière-pensée et je puis assurer que le Vercingétorix de ma collection de figurines offertes avec les paquets de café Bonifieur était traité par moi avec autant d’égards que ses illustres suivants, dans l’ordre, Clovis et Charlemagne. Peut-être aurais-je dû m’assurer que, ce faisant, je ne trahissais pas mes vrais ancêtres, les Ibères, et qu’il n’y avait pas, dans le pays de mes origines, un héros tout aussi chevelu, tout aussi rebelle à la civilisation romaine, auquel j’aurais pu m’identifier. Si je l’avais fait, j’aurais constaté que l’histoire de l’Hispanie romaine n’est pas plus avare que la nôtre en héros de ce genre, voués à connaître la gloire pour prix de leur échec et que, dans ce domaine, Viriathe, le chef des Lusitains, avait sur Vercingétorix des avantages certains : il l’avait précédé de près d’un siècle, avait vaincu deux armées romaines et n’avait cédé que sous les coups d’un traître recruté par les infâmes colonisateurs. Si j’y avais songé, j’aurais donc parfaitement pu remontrer ainsi à mes concitoyens de circonstance, les Français, que ce n’est qu’avec beaucoup de réserves et de nuances que je me considérais un des leurs.

Il paraît que c’est ainsi que certains raisonnent aujourd’hui. De notre temps, il en allait bien différemment et, à la réflexion, je ne crois pas avoir été abusé de quelque manière que ce fût.

L’histoire que j’entreprends d’écrire ici, aussi exactement que me le permettra la rareté des sources dont je dispose, contribuera peut-être à éclairer une attitude partagée par toute notre famille et une situation qu’aucun de ses membres, que je sache, n’a ressentie comme une frustration, encore moins comme une humiliation.

À dire vrai, si j’avais eu ce doute originel, je n’aurais trouvé aucun secours du côté de mes parents. Bien que nés outre-Pyrénées, ils déployaient de louables efforts pour adopter les savoir-faire des Français qu’ils côtoyaient dans le quartier et au travail. Ma mère cuisinait « à la française », c’est-à-dire qu’en l’occurrence, elle utilisait largement l’huile d’arachide, la graisse de canard et le saindoux, jamais l’huile d’olive. Elle savait faire sécher la ventrèche et préparait comme personne le pâté, préparation inconnue de ses cousines espagnoles qui se contentaient de faire frire le foie du porc. Mon père avait initié ses fils au rugby depuis leur plus jeune âge, et portait fièrement le béret, dont il entonnait l’hymne à chaque occasion quelque peu arrosée. Un de ses dictons préférés était « il faut suivre la mode ou quitter le pays ». N’avions-nous pas assez fait allégeance aux mœurs locales ? Il restait bien quelque reliquat d’une nostalgie espagnole, comme le redoutable attachement de notre mère à Luis Mariano et à son répertoire, ou les noms d’oiseaux dont mon père gratifiait rituellement son ennemi intime, le général Franco, dès que le sujet revenait sur la table, ce qui était fréquent, étant donné qu’il comptait parmi ses amis beaucoup de combattants antifranquistes. Mais bah ! Que pesaient ces écarts au regard du déploiement de francitude qui les caractérisait et auquel ne contribuaient pas peu les succès scolaires de leurs enfants. Comment les premiers de la classe auraient-ils pu se distinguer de leurs camarades sans s’exclure d’une communauté dont ils étaient l’un des fleurons ? Les aurait-on même laissé faire ?

C’est que, dans ces années d’après-guerre où la France n’avait guère de héros à offrir au reste du monde, après la retraite de De Gaulle, la mort de Leclerc et celle de Marcel Cerdan, il était de fort mauvais goût de galvauder les gloires, même locales. On n’était donc pas très regardant sur les origines. Quant à moi, n’ayant connu du pays de mes ancêtres que ce que j’avais pu recueillir de la bouche de ceux qui en venaient, gens de ma famille puis républicains vaincus et exilés, je ne sentais à l’égard de cette patrie des origines qu’un vague sentiment de curiosité. S’y ajoutait le goût de la musique de sa langue, que j’avais appris à percevoir à travers le sabir franco-castillan qui se pratiquait allègrement autour de moi.

Mais revenons à nos Gaulois. Afin de préserver au mieux l’exactitude de cette histoire, je dirai que, si l’on m’avait demandé, étant enfant, à brûle-pourpoint, de me définir sous l’angle de la nationalité, tout Garcia que j’étais, j’aurais répondu sans hésiter « français ». Je n’avais à vrai dire pas d’autre réponse à offrir. Cependant, elle ne me satisfaisait pas complètement ; je la trouvais trop vague, et les horizons qu’elle ouvrait devant ma petite personne étaient trop vastes à embrasser. Tout compte fait, j’aurais mieux aimé « landais », puisque, si je vivais au sud de l’Adour, c’est-à-dire quasiment dans les vertes collines de la Chalosse, j’avais le privilège de fréquenter assidûment l’autre moitié du département, sur la rive droite, à savoir la grande lande des pins, au milieu de laquelle habitait ma grand-mère paternelle. Mais, pour le coup, cette revendication était trop étroite et, à mes yeux, manquait de lettres de noblesse ; elle était donc peu susceptible d’universalité. J’aurais finalement choisi de me considérer « gascon ». Physiquement, avec mon crâne rond apte au port du béret, je pouvais donner le change. De plus, mon accent pouvait me servir de passeport dans un vaste espace qui englobait, au-delà du triangle landais dans lequel j’étais né, une partie du pays basque (le gascon n’est-il pas aussi vascon ?), du Lot-et-Garonne, du Gers et du Béarn. Cette aire géographique suffisait à mon bonheur, en m’offrant deux vraies capitales, Bordeaux au nord et Saint-Sébastien au sud, la plaine et la montagne, la mer et la campagne, le sable sec et le riche limon, le vent, la pluie et le soleil dans d’harmonieuses proportions, et une certaine image littéraire, entre troubadour et mousquetaire. Avec pareil bagage, je pouvais m’estimer comblé.

 

Chapitre II

La cousinade

 

Je me faisais ces réflexions en contemplant la joyeuse assemblée que formaient mes cousins réunis dans une salle de fêtes de quartier de notre ville de Dax, dans laquelle ils résident pour la plupart d’entre eux. L’idée de nous réunir nous était venue lors de l’enterrement de notre mère. Après le cimetière, nous nous étions retrouvés dans l’auberge la plus proche et avions renoué une relation depuis longtemps distendue.

Pour la plupart, mes cousins habitent dans les Landes, département d’arrivée de la famille lorsqu’elle a émigré, quelques-uns dans les départements voisins de Gironde et des Pyrénées Atlantiques. Quelle que soit la consonance de leur nom[1], rien ne les distingue les uns des autres, ni non plus des français « de souche » avec lesquels ils coexistent harmonieusement. L’éventail des métiers exercés est des plus vastes : employés, artisans, entrepreneurs, commerçants, professions libérales, fonctionnaires. Cette énumération conviendrait parfaitement à une famille française de même importance. On recherchera aussi vainement dans ce groupe des comportements communautaires. Les cousins se rencontrent plus souvent par hasard et au gré des circonstances que de façon concertée, comme tous les cousins d’une nombreuse famille, car nous sommes vingt-trois au total. Il serait plus exact d’écrire que nous étions vingt-trois, parce que certains sont malheureusement déjà décédés.

L’attrait pour la patrie d’origine, l’Espagne, n’est ni plus ni moins fort que celui que ressentent en général les habitants de cette région frontalière. La relation plus étroite que certains d’entre eux entretiennent avec ce pays tient à des choix professionnels, dans laquelle l’ascendance hispanique a moins influé qu’une familiarité avec la langue espagnole acquise dans leur petite enfance, qui a orienté un choix de spécialité. D’autres ont cédé à la curiosité et ont tenu à visiter le lieu de naissance d’un de leurs parents, ce qui les a conduits à nouer une relation avec des cousins espagnols. Ceux qui ont une relation suivie avec l’Espagne sont la minorité. Ils la vivent comme un plaisir ou une richesse supplémentaire, certainement pas comme une revendication d’identité.

Dans ces conditions, parler d’assimilation ou d’intégration paraît sans objet. L’appartenance à la nation française est évidente, et s’offre même le luxe d’une identité gasconne assumée, dans le mode de vie, le parler, les loisirs, etc., ce qui conforte encore cette appartenance, en lui donnant une assise concrète. Bref, rien ne différencie ce groupe de la population locale[2].

Cette apparente indifférence aux origines familiales m’a toujours paru naturelle. Mais elle me laisse perplexe, alors que notre société est agitée des débats que l’on sait dès l’instant où l’on traite du sujet de l’immigration. Notre génération aurait-elle « trahi ses origines » ? A-t-elle été contrainte à renoncer à son identité, comme condition nécessaire à son intégration ? Aurait-elle été la victime consentante d’une illusion ou la dupe d’une manipulation ? Dans ma propre expérience, j’avoue n’avoir rien perçu de tel, et je ne me souviens pas d’avoir entendu chez mes cousins des témoignages allant dans ce sens. L’hispanité de nos parents n’était pas perçue comme un handicap ; bien au contraire, elle nous dotait d’un caractère supplémentaire qui pouvait nous valoriser aux yeux de nos camarades français « de souche ».

Si nous avons « joué le jeu » de l’assimilation, c’est sans doute que cela n’imposait pas de contrainte excessive, encore moins de renoncement douloureux. C’est surtout que ce jeu « valait la chandelle ». Il nous offrait des perspectives enviables, que nos lointains cousins d’Espagne étaient loin de connaître : un niveau de vie qui éloignait définitivement le spectre de l’indigence ; l’accès à une instruction riche de débouchés ; une liberté de pensée et d’expression, dans le travail comme dans la vie publique ; surtout l’occasion d’adhérer à un système de valeurs apte à favoriser l’accomplissement des individus que nous étions. Le bénéfice que les membres de notre famille ont tiré de cet état de fait en seulement deux générations est patent et montre qu’il ne s’agit nullement d’une illusion.

Aussi positif soit-il, ce bilan sommaire s’applique d’abord à notre génération, celle des enfants d’émigrés. Il ignore ce qui l’a précédé et rendu possible. Nous sommes plusieurs, parmi les cousins, à nous être demandé comment et à quel prix on était parvenu à ce résultat. Il aurait pu aussi en être autrement : l’application stricte de la politique en vigueur aujourd’hui dans notre pays aurait refoulé nos grands-parents et leurs enfants, qui réunissaient tous les handicaps : manque de qualification, ignorance du français, regroupement familial. Il y a là, pour le moins, matière à réflexion.

 

Chapitre III

Questions de méthode

Le récit que j’entreprends d’écrire ici, aussi exactement que me le permettent les sources dont je dispose, retrace les circonstances qui ont poussé mes grands-parents maternels à abandonner l’Espagne et à s’installer dans les Landes, où ils sont morts et où leurs enfants et petits-enfants ont définitivement « fait souche ». J’ai suivi de près la documentation, principalement des documents d’état-civil, que j’ai pu réunir. J’ai aussi recueilli des témoignages, mais je ne les ai inclus qu’après vérification. Enfin, j’ai revisité les lieux concernés, dont beaucoup m’étaient déjà familiers, en Espagne comme en France, pour ne pas commettre d’erreur. Je fais d’ailleurs référence à mes enquêtes dans le cours de mon récit. À cette documentation s’ajoutent les souvenirs que j’ai pu garder de certains épisodes de cet exil, lorsqu’ils étaient évoqués devant moi ou m’ont été transmis par des témoins dignes de foi.

La proximité géographique fait que la plupart de mes cousins se voient avec une certaine régularité. À leurs yeux, mon frère et moi faisons figure d’exilés, puisque les hasards de notre vie et de notre carrière nous ont menés très au nord de la Garonne, dont le cours forme la frontière indépassable de ces fanatiques du terroir sud aquitain. Après bien des années, nous nous sommes retrouvés lors de l’enterrement de notre mère à Dax. À la fin de la cérémonie, pour éviter une dislocation trop brutale, nous avons organisé une réunion dans une auberge familière et renoué une relation depuis longtemps distendue. La visite des cousins prodigues fit naître l’idée d’une rencontre, la plus large possible, ce qui incluait la génération de nos enfants, que nous ne connaissions guère et qui avaient encore moins de raisons de se connaître entre eux.

J’avais eu beau me remémorer tout ce que je savais encore de mes cousins, de leurs conjoints, de leurs enfants, de leur métier, il n’empêche que j’eus à souffrir d’une relative marginalité lors de cette rencontre. Faute de pouvoir partager pleinement le ludisme ambiant, j’entrepris de porter sur les présents un regard plus objectif qu’affectif, à la manière d’un ethnologue face à un groupe humain dont il cherche à saisir les relations internes. Au terme de mes réflexions, je parvins à quelques conclusions d’apparence banales mais susceptibles de déboucher sur des développements ultérieurs.

L’éventail des âges était très large puisque près de vingt années séparaient les plus âgés des plus jeunes, les premiers étant nés bien avant la guerre, les derniers, passé le « baby-boom ». Rien que de très normal à cela, puisque cet écart étant du même ordre que celui qui séparait l’aînée de la génération de nos parents du petit dernier.

Je retrouvais aussi entre les cousins des différences qui reproduisaient des clivages déjà perceptibles dans la génération précédente. Nos parents respectifs appartenaient à deux groupes bien distincts, selon qu’ils étaient les enfants du premier mari de notre grand-mère ou du second, qu’elle avait épousé après son veuvage. Du premier, quatre filles survécurent ; du second, elle eut deux filles et un garçon. Pendant notre enfance, nous avions pu observer que ces sept enfants s’étaient constitués en deux groupes distincts. Les plus jeunes, qui avaient hérité de leur père un redoutable sens de l’humour, ne cessaient de se moquer des « grandes », cependant que celles-ci considéraient les « petits » avec une tendresse indulgente. Les aînées ne parlaient entre elles que de leur état de santé, autant dire de leurs douleurs ; des salaires de leur mari, qu’elles n’hésitaient pas à gonfler ; des succès scolaires de leurs enfants : chacune voulait l’emporter sur ses rivales. Les petits, en revanche, entretenaient des relations beaucoup moins guindées et se comportaient plutôt en complices.

Le clivage entre les deux groupes se manifestait aussi dans les patronymes. Les enfants des quatre filles du premier lit portaient un nom espagnol ; ceux des deux filles du second lit, un nom français. Toutes ces demoiselles s’étaient pourtant mariées en France. Le choix des plus âgées, qui était à vrai dire surtout le choix de leur mère, démontrait que le cercle de leurs relations était resté intimement lié aux milieux de l’émigration, tandis que les plus jeunes avaient connu un degré d’assimilation beaucoup plus grand.

Les cousins, nous ne semblions qu’indirectement concernés par ces différences. Pourtant un trait commun nous réunissait, lequel nous séparait radicalement de la génération antérieure. Nous tous étions nés en France, alors que tous nos parents, y compris le plus jeune qui émigra tout bébé, étaient nés en Espagne. Cette évidence suffisait à me faire comprendre qu’un fossé nous séparait d’eux, et que le lien qui paraissait unir nos deux générations, prises dans leur ensemble et non plus comme la somme des individus qui les constituent, était plus subtil qu’on aurait pu le penser.

Il me sembla que le meilleur moyen de jeter une passerelle entre nous et nos parents consistait à reconstituer les circonstances qui les conduisirent à venir dans les Landes et à s’y installer. Cette recherche, pensé-je, en nous obligeant à considérer notre famille, non plus comme un simple lieu d’échanges et de convivialité se suffisant à lui-même mais comme un objet d’histoire, nous fournirait des informations utiles sur la nature des rapports que nous entretenions avec nos parents, avec nos cousins, avec l’Espagne, avec les Landes, bref avec les êtres et les lieux qui nous étaient tellement familiers que nous finissions par ne plus les voir. J’escomptais que ce récit nous obligerait à nous interroger sur notre propre destin, sur son originalité ou sa relative banalité et, peut-être aussi, qu’il éclairerait notre jugement sur des phénomènes contemporains analogues.

Mais un récit nécessite un noyau autour duquel les destins particuliers pourront s’agglutiner et prendre sens au contact les uns des autres. Pour des raisons évidentes, ce lieu géométrique appartenait à notre grand-mère, parce que nous l’avions tous connue, mais aussi parce que son personnage était le seul à même de donner corps à un passé dont certains témoins prématurément disparus ne pouvaient rendre compte. C’est donc d’elle, de sa famille, que je partirai et à elle que j’aboutirai au terme de ce récit.

 

Chapitre IV

Berceau familial

À peu près à mi-chemin entre Madrid et Saragosse, la grande route qui mène à Barcelone traverse un paysage lunaire, dominé par des éminences à la cime arasée et dont les flancs semblent soigneusement découpés par la fine lame d’un patient démiurge. Tout autour et à perte de vue, règne une sorte de désert, seulement interrompu, de ci-delà, par quelques conques de terre arable. À l’exception de ces minuscules îlots de végétation, le paysage est baigné dans une couleur qui oscille entre l’ocre et le rouge brique. La route sinue entre ces hautes falaises puis, tout à coup, la vue s’élargit sur un horizon pétrifié sans limites perceptibles.

Telle était à peu près la vision qui s’offrait, à l’approche de Medinaceli, au voyageur des années cinquante du siècle dernier, époque à laquelle il me fut donné de traverser pour la première fois la contrée où étaient nés mes grands-parents maternels, et qui conservait quasiment intact l’aspect qu’ils en avaient connu. On ne pouvait imaginer ruralité plus contrastée avec celle qui m’était familière, faite de doux vallonnements, de la présence constante de l’eau courante et d’une végétation qui n’abandonne jamais, même au plus fort de l’été, ses touches de verdure. Je mesure aujourd’hui le choc à rebours que durent ressentir nos Castillans lorsqu’ils découvrirent, à travers les vitres de leur wagon, les pentes ombrées des Pyrénées françaises puis ces champs, ces haies, cette présence humaine permanente qui caractérise nos régions à l’habitat dispersé. Ils furent sans doute également saisis par ce sentiment d’étrangeté qui m’étreignit alors, à ceci près qu’eux n’avaient d’autre perspective que de devoir s’en accommoder coûte que coûte, en renonçant à jamais à un cadre de vie qui leur était familier, alors que pour moi, ce n’était qu’une expérience sans lendemain.

Au débouché d’un de ces passages encaissés, un modeste poste à essence signalait l’existence d’une agglomération qui ne pouvait se limiter aux trois maisons qui bordaient la route à cet endroit. En levant les yeux, on devinait sur une de ces éminences quelques vestiges d’un habitat qui se distinguait à peine de la roche sur laquelle il était édifié. Le voyageur curieux, préférant abandonner la grand-route, empruntait alors une voie étroite et bombée à l’extrême qui le hissait, au terme de 3 kms de virages serrés, au sommet d’un escarpement qui ne livrait le secret de ses habitations que lorsqu’on l’avait atteint. Auparavant, il pouvait apercevoir en surplomb les vestiges d’anciennes murailles dont le parement avait depuis longtemps disparu et que quelques maisons ruinées couronnaient de loin en loin. Puis on frôlait une magnifique porte de ville, qui ressemblait à s’y méprendre à un arc de triomphe romain, non sans remarquer, juste en face, de l’autre côté de la route, une chapelle baroque ouverte sur l’extérieur. Au bord de la falaise, vous saisissait un air vif et frais en toute saison, même en été quand le soleil est au plus haut. À perte de vue, un moutonnement de collines pelées séparées par d’étroits vallons voués à la culture des céréales.

Le spectacle qu’elle offre aujourd’hui n’est plus exactement le même. Les maisons du bourg ont été restaurées, mais on a conservé leurs murs en moellons d’une couleur ocre tirant vers le rouge, réunis par des joints épais. Elles sont à un étage ; sur le pignon, un toit de tuiles en contrebas abrite une modeste dépendance, écurie ou autre. Le seul décor extérieur est constitué par le linteau des fenêtres, réalisé en pierres étroites posées obliquement avec comme clef une pierre taillée en triangle. La collégiale Renaissance de Sainte-Marie-la-Majeure contraste singulièrement avec l’austérité architecturale des maisons. Sa haute nef unique débouche sur un chœur et un chevet moins élevés et est prolongée de part et d’autre par des chapelles. Elle est surmontée d’une tour carrée couronnée par un petit édicule à clochetons. Elle s’ouvre au nord sur une belle porte Renaissance et Baroque à pilastres. On contourne l’église pour déboucher sur la place principale, dont la disposition surprend, car elle ne semble obéir à aucun projet préétabli. Tout un côté de cet espace de forme irrégulière est occupé par la longue façade d’un palais néo-classique entourée par des maisons à arcades. C’est le palais des ducs de Medinaceli, que ses propriétaires ont renoncé à restaurer, et qui cache derrière cette façade apparemment bien conservée un bâtiment qui menace ruines.

Ce vaste espace, dépourvu de la moindre végétation, ouvert à tous vents, offre toujours l’image de l’abandon et du délabrement, mais conserve, malgré tout, cet air d’austère grandeur qui est le propre des cités anciennes délaissées.

Telle est encore Medinacéli, dont la probable étymologie arabe (« médine de Sélim ») s’est romanisée en Medinacœli, littéralement la « médine ou ville du ciel », ce qui est pour le moins présomptueux. Cette bourgade à demi abandonnée peut se targuer, cependant, d’avoir connu au long de deux mille ans d’histoire trois civilisations : romaine, musulmane, chrétienne. Ces mérites expliquent qu’elle ait été, à la fin du Moyen Âge, érigée en siège du plus ancien duché de Castille, dont les titulaires, de sang royal, descendaient en ligne directe d’Alphonse le Savant (deuxième moitié du 13e siècle). À elle seule, elle résume l’histoire riche et mouvementée qu’avait connue cette contrée avant d’entrer en déshérence. Mais on sait que la mémoire des peuples est persistante, surtout lorsqu’elle est entretenue par les vestiges architecturaux d’un passé révolu. Le moindre enfant berger qui accompagnait ses moutons sur les maigres pâturages des alentours était familiarisé avec ses ruines et, à leur ombre, devait ressentir même confusément la tentation de s’évader d’un présent sans gloire vers un passé peuplé de guerriers à cheval. Même s’il n’était pas allé à l’école, pas assez du moins pour dépasser le stade des connaissances rudimentaires, il ne pouvait ignorer que le héros fondateur de la Castille, le Cid Campeador, avait traversé ces parages sur la route de l’exil et qu’il avait abreuvé son cheval dans l’eau du Jalón dont on aperçoit au loin l’étroite coulée verte.

Dans les Landes où ils avaient fini par s’installer, il arrivait sans nul doute parfois à ces paysans exilés de leurs terres et de leurs habitudes de songer à leur contrée natale. Peut-être même en parlaient-ils à leurs enfants. Mais ce qu’ils pouvaient transmettre était bien maigre comparé à ce qu’ils devaient ressentir au fond d’eux-mêmes, leur maigre bagage linguistique et culturel ne leur permettant guère de construire un vrai récit de leur jeunesse. Ce fragile édifice de sensations, d’images, de sons, d’espaces qui contribue à la formation de la personnalité devait se lézarder chaque jour d’avantage, au fur et à mesure que le souvenir s’en estompait et que les destinataires de ces confidences devenaient de plus en plus incapables de les déchiffrer.

Deux générations plus tard, certains d’entre nous ont revisité ces lieux, avec des intérêts divers et une connaissance préalable inégale de leur histoire. Passé l’effet du dépaysement et un sentiment de condescendance inévitable à l’égard d’une économie notoirement arriérée, la plupart ont perçu, avec plus ou moins d’acuité, qu’il ne leur serait probablement pas possible de refaire en sens inverse le voyage de leurs grands-parents. Ils comprirent vite que le déplacement durable de cadre de vie entraîne des conséquences irrémédiables et qu’il est vain de vouloir les assumer comme une expérience personnelle. Il faudrait, pour cela, jouir du don d’ubiquité, ce que même un bilinguisme de fait ne permet pas.

 

 

Chapitre V

Détour par Velilla

Medinaceli constitue le centre historique de la contrée où nos grands-parents sont nés et ont vécu jusqu’à l’âge adulte. Mais le village natal de notre grand-mère et de son second mari se situe à 30 kms de là, vers le nord-est, et s’appelle Utrilla.

Avant d’atteindre ce berceau familial, abandonnons quelques instants la route, et bifurquons sur notre droite pour faire une visite rapide a Velilla de Medinaceli, où naquit mon grand-père Eusebio García Martínez, premier mari de ma grand-mère. À en juger par la discrétion et l’ancienneté du panneau indicateur, le village n’est guère fréquenté. De fait, on ne l’atteint qu’au terme d’une rude montée de 4 kms qui nous conduit à plus de 1000 m d’altitude, par une route étroite et sinueuse au revêtement négligé, sans y avoir croisé le moindre véhicule, fût-ce un modeste tracteur. Le village lui-même s’étage sur une pente abrupte dont le sommet est occupé par la modeste église paroissiale. Il ne compte aujourd’hui qu’une trentaine d’habitants. Je dois à la vérité de dire que je n’en ai rencontré qu’un durant ma courte visite, et que j’ai eu toutes les peines du monde à comprendre ce qu’il me disait, pour une raison que je n’arrivais pas à m’expliquer. Ce n’est qu’au terme de cet échange difficile que j’ai su que c’était un ouvrier roumain occupé à creuser une canalisation dans la rue, ce qui me rassura sur ma capacité à comprendre le parler local.

Ayant renoncé à une information orale sur le village, je l’ai parcouru autant que me le permettait le chantier en cours. Une chose ne pouvait manquer de retenir mon attention en une contrée aussi désertique : l’abondance d’eau courante, qui alimentait jadis un moulin et dont le bruit réconfortant remplit sans peine le silence régnant sur ce paysage abandonné. Est-ce une raison suffisante pour expliquer que les parents de mon grand-père, tous originaires de la vallée, aient émigré quelques années ici, le temps d’y concevoir plusieurs de leurs enfants ? Je l’ignore, mais cet exil temporaire me laisse encore perplexe.

Le retour à la grand’ route et à Somaén s’apparente aujourd’hui encore à un passage de la nature la plus hostile vers la civilisation. Le bourg est construit sur l’étroite bande de terre qu’enserre un méandre du Jalón au pied d’un à-pic au sommet duquel veille le donjon d’une ancienne forteresse. Il conserve de beaux vestiges de sa muraille ainsi que quelques maisons suspendues du plus bel effet. C’est de ce village que sont issus les parents de mon grand-père maternel, Eusebio.

Lors de notre premier voyage dans ces contrées, dans les années cinquante, notre mère nous y mena à la découverte de cousins plus ou moins proches dont elle venait d’apprendre l’existence. J’avais renoncé à comprendre les liens de parenté exacts qui unissaient ma mère à ces inconnus. Je n’éprouvais d’ailleurs qu’un médiocre intérêt à leur endroit, si grande était l’ignorance dans laquelle nous avions été tenus de nos ascendants et collatéraux. Avec les enfants, lorsqu’il y en avait, les relations n’étaient guère plus chaleureuses. Nous nous sentions trop étrangers les uns des autres et tellement persuadés que ces rencontres seraient sans lendemain que toute tentative de rapprochement nous semblait vaine.

La langue n’était pas le seul obstacle à l’établissement de relations normales entre nous ; il y avait aussi l’apparence extérieure. À notre époque où tout tend à s’uniformiser, non seulement l’habillement, mais aussi l’alimentation et même la gestuelle, on n’imagine pas quel contraste flagrant avec nos habitudes françaises offrait le spectacle de la population espagnole, dès la frontière d’Irun franchie. La couleur dominante était le brun, dans toutes ses nuances, du kaki au bronze, comme si la dictature était parvenue à imposer des goûts de caserne dans l’habillement des civils. Les petites filles portaient des boucles d’oreille, ce qui ne se faisait plus en France et étaient vêtues comme des princesses, ou des Vierges à la moindre occasion ; les culottes des garçons descendaient jusqu’au genou en se resserrant comme des fuseaux, alors que nous montrions nos cuisses. Ce sentiment d’étrangeté pouvait prendre aussi une tournure gustative. Je garde en mémoire les effluves de friture d’huile d’olive mal raffinée, qui envahissaient l’espace et même les rues. L’occasion nous était également souvent donnée de goûter aux pâtisseries locales. Dans chaque maison visitée, on nous offrait généreusement des sablés à l’huile, parfumés à l’anis, dont la pâte se défaisait en miettes minuscules dès qu’on y mordait, mais qui avaient l’avantage de se gorger de café au lait lorsqu’on les trempait. Mes cousines espagnoles en fabriquent encore et les conservent dans de vieilles boîtes à biscuits. Je suis toujours surpris par cette texture et ce goût d’huile prononcé qui ne sauraient se confondre avec l’idée que je me fais d’une pâtisserie. Ce goût ne m’est plus inconnu, il n’en reste pas moins étrange à mon palais. On ne peut appartenir absolument à deux cultures à la fois et cette petite expérience me le rappelle chaque fois opportunément. En revanche, ma mère prenait plaisir à ces visites, qui l’aidaient à retrouver les saveurs d’une petite enfance, enfouies dans sa mémoire mais non complètement effacées.

 

Chapitre VI

Utrilla

Si Somaén est dominée par sa forteresse, Utrilla l’est par son église, ce qui en fait une exception dans ce territoire qui, plus que tout autre, rend justice au nom du royaume, la Castille (le pays des châteaux). Le village occupe une légère dépression, barrée à l’ouest et au sud par deux lignes de crêtes, la Muela et la Mata, aujourd’hui couronnées d’indiscrètes éoliennes. En contrebas, vers le sud, courent deux filets d’eau tout juste suffisants à arroser les potagers.

L’existence de ce bourg remonte, pour le moins, au 12e siècle. Il constitue un parfait exemple de cet habitat rural castillan propre aux zones frontières entre les états chrétiens du nord de la Péninsule ibérique et les états musulmans du sud, qui vise à concilier l’exploitation agraire, activité pacifique, avec une activité guerrière, à savoir la protection contre des incursions ennemies toujours possibles.

Le principe de la ferme isolée étant inviable, les habitants se regroupent dans des villages plus ou moins sommairement fortifiés. Le matériel agricole et les troupeaux sont conservés soit à l’intérieur de l’enceinte, faisant de chaque maison une ferme en réduction, soit dans des bergeries proches de façon à pouvoir facilement mettre sa population animale à l’abri du bourg, en cas de besoin.

Dans ces conditions, le vestibule de chaque maison est un lieu de passage commun aux hommes et aux animaux de traits ou de charge, ânes et mulets. Une fois passé ce sas obligatoire, chacun emprunte son parcours singulier. Les bêtes rejoignent l’écurie, en contournant la cuisine ; les hommes empruntent l’escalier qui mène aux chambres du premier étage et au grenier du second. Dans ce dernier, divisé en compartiments par des parois de bois mal dégrossi, sont conservés les grains et les légumes de consommation courante, pommes de terre, pois chiches, ail et oignon.

Face à la porte de l’écurie, une courette sert d’abri aux poules et poulets qui s’y ébattent en semi-liberté, se nourrissant des déchets de cuisine, de quelques graines, et de déchets moins avouables, car la maison n’offre pas d’autre lieu pour le soulagement des besoins naturels de ses habitants. Le cochon y occupe une soue, à moins qu’il n’ait été exilé dans la périphérie du village, en bordure des aires de battage. S’il s’agit d’un verrat, la monte étant une source de revenus appréciable, on peut lui offrir un gîte dans une annexe sans fenêtres du vestibule, sans doute pour le distraire avec les bruits de la rue.

L’essentiel de la cuisine se résume à son âtre, vaste et surmonté d’une hotte assez haute pour qu’on puisse s’y tenir debout. Tout autour, quelques sièges, dont une chaise si basse qu’on y est assis à croupetons, réservée à la cuisinière. Quelques chaises et une minuscule table basse de bois, dont les pieds ont pu être empruntés à un grand fauteuil ancien, attendent les commensaux. La pile d’évier, l’étagère à poêles et à fait-tout en terre, enfin le placard à vaisselle où l’on conserve aussi la récolte de miel constituent l’essentiel du mobilier. Mais ce qui retient le plus l’attention, c’est le plafond de la cuisine, d’où pend une cochonnaille variée, jambons, chorizos, saucisses, estomac farci.

Cette pratique traditionnelle se traduit par le rustique spectacle de ruelles empierrées, ornées de déjections de toute sorte, par lesquelles transitent hommes et bêtes, en particulier les chèvres, population animale privilégiée qui est autorisée à passer ses journées hors du village : chaque matin, la trompe du chevrier les convoque en un lieu immuable hors du village, où elles se rendent seules, sans y être conduites ; le soir, à l’heure de la traite, elles rentrent dans leur étable par le même chemin. Une odeur de suint envahit tout l’espace et même le nez étranger le plus fin finit par s’en accommoder.

En ce samedi de mi-octobre, le village est pratiquement désert. Après avoir interrogé les rares personnes que nous croisons dans la rue ou frappé aux portes des maisons visiblement habitées, nous finissons chez une très vieille dame, dont la tâche principale consiste apparemment à préparer les repas du curé du village, ce qui suffit à consommer le peu d’énergie qui lui reste. Elle a entendu parler de mon grand-père Alejandro, second mari de ma grand-mère, ce qui confirme ce que je savais, sans y croire vraiment, à savoir qu’il a laissé un souvenir impérissable en ces contrées. Elle me révèle l’existence d’une petite nièce d’Alejandro qui habite à Madrid mais qui, par extraordinaire, n’a pas encore abandonné la maison du village dans laquelle elle passe ses étés.

Ildefonsa Carretero Gonzalo (Fonsa pour les intimes) et son mari Pedro nous reçoivent à bras ouverts, visiblement émus et s’empressent de nous inviter à partager leur frugal repas : une purée de légumes en guise de potage, du chorizo frit, un fruit et un café.

Leur maison est tout à fait typique, mais la destination des pièces a été bouleversée, à l’exception de la cuisine, selon une pratique qui s’est généralisée dans ces villages après l’abandon de l’exploitation des terres. Désormais, le vestibule sert de salle à manger, l’ancienne salle commune de salon de télévision. Les étages sont destinés aux salles de bains et aux chambres à coucher, l’objectif étant de réunir sous le toit familial le maximum d’enfants et de petits-enfants lors des retrouvailles rituelles, semaine de Pâques et mois d’été, principalement. À l’image de ces maisons réaménagées, le village est devenu un décor conçu pour un usage qui n’a plus aucun rapport avec son passé.

Du coup ma démarche me paraît saugrenue. J’étais censé retrouver le passé d’une branche de la famille transportée dans un autre lieu et une autre culture. Je me vois désormais exposé à reconstituer aussi celui de la souche familiale qui s’est définitivement éloignée de son propre passé sans avoir eu à abandonner son pays d’origine.

Mes interlocuteurs sont pleins de bonne volonté et éprouvent visiblement du plaisir à évoquer le temps de leur enfance, mais leur contribution à ma recherche reste très modeste : quelques anecdotes, quelques noms, des souvenirs souvent confus. Bref, un matériau dont le plus novice des historiens sait qu’il faut l’aborder avec prudence. Faute de mieux, il me reste l’état-civil.

 

Chapitre VII

État-civil

Notre grand-mère[3], Luisa López Rangil, est née à Utrilla, le 9 août 1881. Son père, Pedro Lopez Pascual, vient du village de Condemios de Arriba, province de Guadalajara, à peu de distance d’Utrilla (voir la carte reproduite en annexe). Sa mère, Joaquina Rangil, « se consacrait aux occupations de son sexe » selon la jolie formule espagnole, qui vaut mieux que notre cruel « sans profession ». Elle était née à Utrilla. Le couple habitait 40, rue de la Ombría. Cette appellation, que l’on retrouve dans la plupart des villages de la contrée, reste pour moi énigmatique : la végétation absente ne contribue guère à la rendre ombragée. C’est dans cette maison à étage, de fort belle apparence, qu’est née notre grand-mère, le 9 août, à 5h du matin.

Son grand-père paternel, qui s’appelait Juan López, et était originaire de Gotor, village de la province de Saragosse, limitrophe de celle de Soria à laquelle appartient Utrilla, était déjà mort à cette date. Sa grand-mère paternelle, Manuela Pascual, originaire de Morés (province de Saragosse), habitait encore à Gotor ; mais la formulation de l’acte est quelque peu ambiguë : il se pourrait tout autant qu’elle résidât à Morés. Je mentionne ces villages parce que leur nom reviendra plus loin dans le récit. Les deux grands-parents maternels, Juan Rangil y María Antonia García, étaient tous deux d’Utrilla. La grand-mère était décédée lorsque naquit sa petite-fille.

Notre grand-mère a reçu le prénom de Luisa. Elle était la deuxième d’une fratrie de six, et l’aînée des trois filles. Je n’ai pas connu ses frères mais j’ai rencontré ses deux soeurs, étant encore enfant, lors de notre premier voyage en Espagne (1955). Elles s’appelaient Juliana et Salustiana. Juliana ressemblait beaucoup à son aînée : même corpulence, même teint, même regard, une certaine réserve dans la conversation. Salustiana, en revanche, était très différente : elle était devenue sèche et fripée, mais se montrait vive et chaleureuse.

À la naissance de Luisa, la profession déclarée du père est charretier (arriero). C’est celle qui figure lors de chaque déclaration de naissance, à l’exception de celle du quatrième enfant, dans laquelle il se proclame boutiquier (tendero). Pendant une brève période, Pedro López a donc tenu un magasin de village, chargé de procurer, à côté des denrées de première nécessité que l’agriculture locale ne fournissait pas – huile, sel, olives, poisson séché, etc. -, quelques produits manufacturés, principalement des textiles et des chaussures courantes. Le passage d’une activité à l’autre paraît assez naturel et marque un progrès apparent : du transport des denrées à leur commercialisation ; de l’itinérance à la sédentarité. Cependant, l’expérience a tourné court et le bonhomme a dû revenir à sa première occupation. Mais il n’est pas interdit de penser que la petite Luisa y puisa un certain goût pour le commerce, qu’elle pratiquera plus tard à Arcos et qu’elle transmettra à ses enfants, puisque les deux plus jeunes se consacreront, à Dax, à l’épicerie de gros ou de détail.

À en juger par le métier de son père et des deux témoins de l’acte de naissance, tous deux propriétaires exploitants (labradores), Lucas Chamarro et Domingo López Ágreda, le milieu dans lequel notre grand-mère est née était résolument paysan. On peut ajouter, sans crainte de se tromper, qu’il était plutôt modeste, eu égard à la qualité des terres de la région et à la minceur de l’héritage que la petite fille allait recueillir.

 

Chapitre VIII

Premier mariage

Luisa n’a pas encore vingt ans lorsqu’elle se marie, le 12 juin 1901. Elle épouse, dans l’église paroissiale Nuestra Señora del Valle, Eusebio García Martínez déjà nommé.

Son mari est né le 5 mars 1872 et a donc près de dix ans de plus qu’elle. Il a vu le jour, comme nous l’avons déjà signalé, dans le village de Velilla de Medinaceli, à quelques kilomètres d’Utrilla. Ses parents, Gregorio García et Dorotea Martínez, et grands-parents (Eusebio Garcia et Maria Gutiérrez du côté du père ; Pedro Martínez y Jacoba García du côté de la mère) sont tous de Somaén, à l’exception de la grand-mère paternelle, qui est d’Avenales, tout près de là.

J’ai longtemps ignoré la profession du père. La raison en est que la création du Registre d’état-civil étant postérieure à 1872, nous ne disposons pas de l’acte de naissance de notre grand-père mais seulement d’un acte de baptême, nettement moins complet. Je dois à mon amie Rosalía Calzado d’avoir pu me procurer l’acte de naissance d’un petit frère de notre grand-père, Venancio. Le domicile de ses parents à cette date (1879), était un ancien hameau abandonné (« despoblado » dit le document) au bord du Río Blanco, modeste affluent du Jalón, où le père travaillait dans un moulin à foulon, dont le système était activé par le courant du ruisseau qui est assez fort en cet endroit. Ce lieu est tout près de Somaén, d’où est originaire toute la famille ou presque, et le séjour à Velilla, où naquit mon grand-père, semble n’avoir été que passager. Cette découverte m’a tout d’abord amusé, parce que c’est un moulin à foulon qui a inspiré à Cervantès un des chapitres les plus cocasses du Quichotte (Première Partie, chap. XX). Mais cette découverte me remplit par ailleurs de tristesse, parce qu’elle témoigne des conditions de vie précaire de mes grands-parents, occupés à une tâche archaïque et qui les isolait du monde (sur la toile, on peut voir un édifice en torchis qui a peut-être été la maison qu’ils habitaient).

Lorsqu’il se marie, c’est un homme mûr, qui a déjà effectué son service militaire, dans des circonstances qu’un document des Archives générales militaires de Ségovie, lui aussi déniché par Rosalía Calzado, nous révèle incidemment. Conscrit de la classe 1891, il est incorporé en 1892. Son régiment est affecté à Cuba, où il débarque le 7 septembre 1895. Trois ans après son incorporation, il est toujours un soldat sans grade. Il est hospitalisé en deux occasions, ce qui nous fournit quelques dates précieuses sur cette période. Du 3 au 15 février 1896, il est soigné à l’hôpital de Remedios pour un accès de fièvre jaune. Entre le 17 juin et le 10 juillet 1897, il est à nouveau hospitalisé, toujours à Remedios, pour une bronchite pulmonaire. Sachant que la guerre prit fin le 18 août 1898, il est possible que notre grand-père ait été rapatrié avec les dernières troupes espagnoles encore dans l’île.

Il a un métier, celui de herrero, terme équivalent à ferronnier ou forgeron, mais, étant donné qu’il travaillera dans un milieu exclusivement rural, on peut tout aussi bien le traduire par charron ou maréchal-ferrant. Il est déclaré comme tel, lors de son incorporation dans l’armée, à l’âge de 20 ans.

Il ne nous reste que fort peu de choses de ce grand-père. Sa fille Louise a conservé et transmis à ses enfants une pince à feu, forgée par lui, avec laquelle, dit-on, il saisissait des braises pour allumer sa cigarette. On a également un portrait photographique, réalisé par les studios Corrales de Madrid (calle Río, 13 y 15) pendant son service militaire.

 

 

Il y apparaît « en petite tenue », c’est-à-dire sans armes, couvre-chef ou cape. Pour autant que le laisse deviner la photo sépia, l’uniforme est celui d’un fantassin des années 1890, qui se compose à l’époque d’un pantalon garance et d’une vareuse turquoise. La vareuse, qui monte jusqu’au cou, est fermée par huit boutons et comporte deux poches à la hauteur des aisselles (mais apparemment pas sur les hanches) ainsi que deux épaulettes. Aucune décoration n’est visible. Cependant, on observe une chaîne attachée à gauche du deuxième bouton, qui descend le long des trois suivants avant de repasser à l’intérieur : sans doute une montre. L’a-t-il empruntée pour l’occasion ?

Le bras droit est appuyé sur une colonne surmontée d’une corbeille de faïence sur laquelle on peut lire clairement « Viva Asturias », peut-être parce qu’elle appartenait à une série chargée d’illustrer les productions de chaque province du pays. La main retombe nonchalamment, un cigare non allumé glissé sous l’index. Le genou est plié de façon à permettre à la jambe droite de chevaucher la gauche, au-delà de laquelle elle repose sur la pointe du soulier. Le buste est bien droit. Le poing gauche repose sur la garde d’une courte épée passée au côté. La pose est conventionnelle ; du moins avons-nous pu constater que notre autre grand-père (paternel) prendra exactement la même lorsqu’il se fera tirer, lui aussi, le portrait autour de 1910. Le cigare sera aussi présent, tout aussi intact, mais il aura changé de main ; le photographe devait le fournir pour l’occasion à chaque client. Il y aurait beaucoup à dire sur la signification de ce cigare : gage de virilité pour la nouvelle recrue ? Signe du statut avantageux du militaire dans la société de l’époque ? Moyen de souligner de façon solennelle l’événement que représentait en soi la réalisation d’un tel portrait ?

La signature du photographe montre, en tout cas, que notre grand-père séjourna à Madrid pendant son service militaire et non à Saragosse, où les conscrits originaires de la province de Soria étaient généralement appelés sous les drapeaux. Faut-il y voir l’indice d’un engagement hors norme, comme le laisse croire la tradition orale familiale, selon laquelle il aurait effectué un double temps, celui qui lui revenait et celui qu’il fit en lieu et place de son frère, ce qui l’aurait conduit à combattre à Cuba, pendant la Guerre d’Indépendance qui prit fin en 1898 ?

Sous les cheveux coupés ras, le crâne est large, les oreilles grandes mais non décollées malgré la coupe peu avantageuse. Un front haut surmonte deux yeux petits et rapprochés. Le nez, photographié de face, ne semble pas très proéminent. La bouche, plutôt petite, est surmontée d’une fine moustache. Le menton est bien dessiné, sans exagération. Eusebio était assez court de taille, si on rapporte la longueur de ses jambes à l’ensemble du corps. On les devine fortes sous le pantalon, à la mesure d’un buste qui remplit pleinement la vareuse, et d’un tour de taille avantageux qui cache l’arrondi des hanches. Le jeune homme est râblé, ses mains larges. Tous ces détails anatomiques s’accordent bien avec son métier qui exige force et résistance. Cet inconnu ne nous est pas étranger, tant il est aisé de retrouver dans son visage bien des traits visibles chez telle ou telle de ses filles et qui, de toute évidence, ne renvoyaient pas à la physionomie de leur mère : une implantation capillaire dense qui descendait bas sous les tempes, l’ovale peu prononcé du visage, le coin des yeux légèrement incliné vers le bas, ce qui confère au regard un certain air de tristesse. La nature avait eu à cœur de perpétuer sur elles, à leur insu, le souvenir d’un père et grand-père appelé à disparaître prématurément.

Je me prends à regretter aujourd’hui de savoir si peu de choses sur lui, sur sa vie, sur son caractère. Mais sa fille aînée, qui avait 14 ans lorsqu’il est mort, était peu à même de communiquer une information de cette nature et les autres étaient trop jeunes pour l’avoir vraiment connu. Par ailleurs, ceux d’entre nous qui étions ses petits-enfants, n’avons guère sollicité le témoignage de notre grand-mère à son sujet, non par souci de convenances ou pour lui éviter de se remémorer des souvenirs douloureux, mais parce que son second mari, le grand-père Muñoz, était beaucoup plus qu’un simple grand-père de substitution. Nous le considérions tous comme un grand-père à part entière, et de ce fait n’avions pas de vide à combler et donc aucune raison de chercher à mieux connaître le père de nos mères respectives. Ce n’est qu’aujourd’hui, face à la nécessité d’effectuer cet exercice de mémoire privé, que je regrette de ne pas en savoir plus sur ce grand absent.

Il nous est resté la crainte de la maladie qui l’a emporté, dont on attribuait la cause principale à un malencontreux coup de rasoir, qui trancha sur la nuque un bouton réputé inoffensif et qui visiblement ne l’était pas. Depuis, j’ai toujours veillé à m’éviter pareille mésaventure en pareille circonstance : que mes coiffeurs successifs veuillent me pardonner mes objurgations, qui mettaient injustement en doute leur professionnalisme et leur sens de l’hygiène. Elles manifestaient une peur inavouable, en fin de compte, le seul héritage tangible que j’aie reçu de mon grand-père, mis à part son portrait.

 

Chapitre IX

Une vie d’errance

L’acte de naissance de leur fille aînée, en date du 30 avril 1906, situe le couple à Gotor (province de Saragosse). Il s’est écoulé cinq années depuis leur mariage. Rien ne permet de préciser s’ils se sont installés à Gotor dès leur mariage ou plusieurs années après, et même s’ils n’ont pas résidé ailleurs, entre temps. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est que le choix de ce village, relativement éloigné de leur lieu de naissance à tous deux, n’est pas fortuit, puisque les grands-parents paternels de Luisa y étaient nés et que, selon toute vraisemblance, la grand-mère y vivait encore[4]. La famille entretenait sans doute des relations avec des habitants de Gotor (cousins ou autres), qui ont pu les informer de la possibilité pour notre grand-père d’y exercer son métier.

Un autre fait qui mérite d’être signalé est que l’aînée des enfants vient au monde près de cinq ans après le mariage, ce qui est relativement tardif à l’époque, surtout pour un couple qui a démontré par la suite être plutôt fécond. Il semble que Luisa ait eu plusieurs grossesses avortées avant la naissance de Catherine (comme sans doute après aussi), et que toutes correspondaient à des garçons. Certains d’entre nous se souviennent de l’avoir entendu dire par les plus âgées de ses filles.

Le séjour d’Eusebio et Luisa à Gotor est de courte durée, puisque, à la naissance de leur deuxième fille, le 29 octobre 1910, soit 4 ans plus tard, ils résident à Oseja (province de Saragosse) [5]. Le séjour à Oseja est également bref ; à la naissance de la troisième fille (15 janvier 1913), ils habitent à Viver de la Sierra (province de Saragosse), village où naîtra également la suivante (25 septembre 1914).

À quoi attribuer ces trois déménagements en à peine plus de 10 ans, entre 1901, date du mariage, et janvier 1913? Bien évidemment, les documents d’état-civil n’apportent aucune information à ce sujet. On en est donc réduit aux hypothèses. Observons que le couple voyage, certes, mais reste dans une aire géographique limitée (voir la carte). Ceci pourrait s’expliquer par l’absence de ferronnier dans le secteur, ce qui pousse Eusebio à une certaine migration, mais aussi par la faible population de ces villages, incapables de fournir un travail permanent de longue durée à un homme du métier. Une fois remis en état ce qui pouvait l’être, ou une fois forgées les pièces dont les paysans avaient besoin, il n’y avait plus assez de travail pour un artisan à demeure. Mais, comme Eusebio s’était fait une certaine renommée, il était sollicité par les villages alentour. Je résiste à la tentation d’attribuer ces changements à un caractère aventureux ou instable, parce que les distances étaient trop courtes entre les différents villages pour qu’on puisse parler vraiment de changement. J’y vois plutôt une adaptation forcée aux circonstances.

J’ai pris la peine de refaire le périple du couple. Le déménagement d’Utrilla à Gotor est le plus conséquent. Il faut parcourir quelque 70 kms jusqu’à Calatayud (par la route nationale, il est vrai), à quoi s’ajoutent 36 kms d’une route tortueuse qui remonte la rivière Jalón. De toute évidence, ce déménagement avait été programmé. Le village d’Oseja se trouve à quelque 12 kms au nord de Gotor et de la Sierra de la Virgen. Celui de Viver de la Sierra est situé, par rapport à Oseja, de l’autre côté de la Sierra. Pour rejoindre leur nouvelle résidence, la famille emprunte en sens inverse la même route qu’à l’aller sur 18 kms en direction de La Almunia de Doña Godina, traverse Gotor, et, à Morés (lieu de naissance de la grand-mère paternelle de Luisa), s’engage dans le chemin qui va butter sur la Sierra de la Virgen et dont Viver marque le terme, à 9 kms de là. Tout ceci confirme que seul le déménagement d’Utrilla à Gotor s’apparente à une vraie mutation. Les suivants semblent obéir à des raisons de convenance ou à la recherche de meilleurs profits.

 

Foyer des trois familles[6].

 

Chapitre X

Noël tragique

Peu après la naissance du quatrième enfant survient la mort du père. L’acte de décès établi à cette occasion nous apprend qu’il était hospitalisé depuis « le 20 décembre 1914, à l’Hôpital Provincial de Madrid, où il occup[ait], dans la sale 17, le lit numéro 9 de chirurgie, dans lequel il est décédé a cinq heures et trente minutes [le 28] à la suite d’un carcinome diffus au cou ». Le document officiel, dans sa froide rhétorique, laisse percer la tragédie vécue par le couple.

Eusebio meurt donc huit jours à peine après avoir été admis à l’hôpital, ce qui laisse supposer qu’il y est entré à la dernière extrémité et qu’il a dû souffrir des mois durant avant d’en arriver là. L’internement à Madrid laisse perplexe, parce que Saragosse était plus proche de Viver. Ce choix était-il déterminé par la gravité de l’état du malade ou par le fait qu’il avait été militaire et qu’il avait pu contracter sa maladie à Cuba ?

Sa femme, avec quatre jeunes enfants, dont un bébé de 3 mois, n’a pas pu suivre son mari à Madrid. Disposait-elle d’ailleurs de moyens financiers suffisants pour effectuer le voyage et se loger dans une ville où elle n’avait pas de parents, pour un séjour dont elle ignorait combien il durerait ? La mort d’Eusebio a donc atteint le malade dans une solitude complète. Les deux témoins qui ont signé l’acte de décès sont de parfaits inconnus, sans doute des infirmiers de l’hôpital (il est précisé qu’ils résident à Madrid). Le corps est enterré au cimetière de la Almudena de Madrid, c’est-à-dire loin de tout caveau familial.

 

Pendant ce temps-là, Luisa se morfond à Viver. Connaissant l’état de son mari, pouvait-elle espérer autre chose que l’annonce de l’issue redoutée ? On imagine les jours d’angoisse puis de désespoir qu’elle a dû connaître, isolée dans ce pauvre village de montagne, en plein hiver, portant à elle seule tout le poids d’une maisonnée. Combien de jours dut-elle attendre le courrier de l’hôpital ? Comment en a-t-elle eu connaissance, elle qui ne savait pas lire ? Le maire est-il venu le lui remettre en mains propres ?

Il m’arrive de penser que, si un de ses petits-enfants avait eu l’idée de l’interroger sur le sujet, il aurait reçu une rebuffade pour toute réponse. Cette sorte de confidences lui aurait semblé déplacée, tant il est vrai que, dans le monde rural dans lequel elle avait été élevée, le seuil de l’indécence était bien vite atteint lorsqu’on était dans le cas d’exprimer des sentiments intimes. Je me garderai donc de tracer un tableau de ces tristes moments, de peur de trahir à distance cette pudeur ancienne.

Je retiendrai seulement l’idée que notre grand-mère connut, sans doute sans le savoir, la tragique expérience de bien des femmes de France, un pays dont elle ne soupçonnait pas encore qu’il pourrait un jour être définitivement le sien, qui, à la même époque, recevaient un courrier de même nature pour les informer que leur mari avait été tué, quelque part dans une tranchée de la Grande Guerre. A-t-elle jamais songé à cette fraternité involontaire ?

 

Chapitre XI

Retour à Utrilla et second mariage

Que pouvait faire Luisa, sans revenus et avec quatre filles à charge, si ce n’est revenir à son village natal ? Sa mère, Joaquina Rangil, vivait encore, puisqu’elle sera mentionnée dans les actes de naissance de ses trois futurs enfants. On ignore, en revanche, si son père était encore vivant mais il est mentionné comme défunt à la naissance de la première d’entre elles (31 août 1918) [7]. Même si la jeune veuve ne pouvait compter que sur le secours de sa mère, cet appui restait appréciable[8]. À une date inconnue mais, selon toute vraisemblance, peu après le décès de son mari, Luisa s’installe donc à Utrilla. Cependant, même dans un milieu favorable, il lui fallait subvenir aux besoins de ses quatre enfants.

La situation d’une veuve ayant charge d’enfants n’est jamais enviable, encore moins à une époque où il n’existe d’aides familiales publiques d’aucune sorte, et où on considère d’un mauvais œil une femme en âge de prendre mari ayant fait le choix de vivre seule. Le mariage s’impose donc comme une solution inévitable, tant économiquement que socialement. Nul doute que Luisa ait tenu ce raisonnement, et que son milieu l’ait incitée à franchir le pas.

Toujours est-il que, le 22 novembre 1916, soit moins de deux ans après le décès d’Eusebio, elle épouse, à Utrilla, un célibataire de 41 ans (alors qu’elle en a 35), Alejandro Muñoz Camacho. Le mariage a lieu, cette fois encore, dans l’église Nuestra Señora del Valle.

L’acte de mariage ne fournit aucune précision sur le métier de l’époux, mais dans les actes de naissance de ses deux filles, il est déclaré comme propriétaire exploitant (labrador), au même titre que son père, Vicente Muñoz Gonzalo. Ce dernier et sa femme, Jacinta Camacho, sans profession, étaient tous deux originaires d’Utrilla, où ils habitaient au 1, rue de la Puerta Encima (Porte d’En-haut). Étaient aussi originaires d’Utrilla les grands-parents paternels, Santiago Muñoz (décédé à la naissance de son petit-fils) et Dominica Gonzalo. Les grands-parents maternels, Calixto Camacho (labrador) et Manuela Mora, (sans profession) venaient d’un village proche de Medinaceli, Lodares de Medinaceli. À Utrilla, ils habitaient au 24, rue del Horno (du Four).

La légende familiale veut que le curé de la paroisse d’Utrilla ait joué un rôle décisif dans le remariage de notre grand-mère. Il s’appelait don Bartolomé (Barthélemy) et a laissé un souvenir impérissable, transmis aujourd’hui encore par les anciens du village. C’est Pedro Carretero Esteban, qui me l’a rapporté. Cependant que Fonsa s’affaire dans sa cuisine pour honorer ses hôtes, Pedro, qui n’a pourtant rien d’un bouffe-curé, dresse un portrait pour le moins sévère de l’impétrant :

« Don Bartolomé era más bruto que un cerrojo (Dom Barthélémy était une vraie brute de forge) ».

Et d’appuyer son propos à l’aide de cette anecdote plutôt édifiante.

Il se trouve que le patron du village est saint Barthélemy, ce qui fait que le jour de sa fête, on célébrait aussi celle du curé. Cette coïncidence ne faisait que rendre celui-ci plus intransigeant quant à l’assistance à l’office. Cette année-là, la récolte avait été retardée par les intempéries et le 24 août, qui est le jour de la fête en question, elle n’était pas encore rentrée. Les grains avaient bien été battus mais on attendait le moment favorable pour vanner à la fourche, comme cela se faisait à l’époque (et comme cela se ferait encore jusqu’aux années 1960). Or, le hasard voulut qu’un petit vent se levât en début d’après-midi et, bien que ce fût dimanche, tout le monde rejoignit les aires de battage pour en profiter. La chose déplut au curé qui convoqua le maire et lui intima l’ordre de convoquer tous les paroissiens à l’église. Le maire obtempéra, car, en ce temps-là, les curés étaient les patrons (los curas mandaban). Bien entendu, le curé ne fit rien pour abréger l’office et le malheur voulut qu’un orage de grêle éclatât et mît à mal toute la récolte qui se trouvait sur les aires. La population dut se contenter cette année-là du peu qui avait déjà été entreposé dans les greniers et qui fut partagé entre tous.

Tel était le personnage qui présida à l’union de ma grand-mère et de son second mari. Imaginons la scène.

 

Chapitre XII

Alejandro Muñoz Camacho

Don Bartolomé sort de son presbytère pour aller célébrer sa messe quotidienne à l’église paroissiale Notre-Dame du Val. Au moment où il débouche sur le parvis, il aperçoit franchissant la porte de ville une forme humaine à contre-jour mais qu’il identifie immédiatement à sa démarche hésitante. Cet homme qui marche à côté de sa mule, appuyant son épaule contre la tête de l’animal pour plus de sûreté, ne peut être qu’Alejandro Muñoz Camacho qui s’en revient d’une tournée nocturne trop arrosée.

Cet Alejandro n’est pas un mauvais bougre. Sa sœur Leonarda et lui sont les enfants de Vicente Muñoz Gonzalo, laboureur, et de Jacinta Camacho, sans profession. Devenu veuf, Vicente s’est remarié et a eu deux autres enfants, Indalecio et Francisca. Les deux aînés sont donc orphelins de mère.

Alejandro n’est pas sot non plus. Ayant fréquenté l’école, il y a non seulement appris à lire et à écrire (pas à compter, au grand désespoir des siens) mais y a contracté de plus un goût pour la lecture et un étrange talent pour la versification. Cela lui valut le surnom de « poète », qui ne le lâchera plus, ni après son départ ni même longtemps après sa mort, comme ont pu le vérifier tous ses petits-enfants qui se sont rendus à Utrilla et qui s’y rendent encore. Il vous trousse un couplet plein d’esprit à la demande, et l’interprète, en s’accompagnant de la bandurria, la mandoline locale, sur l’air et le rythme de la jota.

Il ne nous reste que de très rares témoignages de son talent :

Cuatro cosas tiene Utrilla

que no las tiene Aragón

la plaza y la plazuela

la puerta Encima, la Hondón.

Quatre choses a Utrilla

que n’a pas tout l’Aragon

sa place et sa placette

sa porte Haute, celle du Fond.

Le poème qui suit nous a conservé heureusement une preuve plus flatteuse de son art. À un conseiller municipal qui lui reprochait de ne pas lui avoir consacré de vers, il répliqua du tac au tac :

El señor Esteban Nemecio

hombre sin ningún principio

hace la burla del pueblo

y come del municipio.

Le sieur Esteban Nemecio

homme sans aucun principe

se moque des villageois

et mange aux frais du municipe.

Un talent, si rare dans un milieu rural, lui valait de nombreuses invitations à boire qu’il honorait avec une constance digne d’éloge. En contrepartie, ce grand dévouement à la cause poétique lui réservait des retours difficiles à la maison familiale. Heureusement, il avait su dresser sa mule à palier ses insuffisances momentanées, aggravées par le handicap d’une semi-cécité car il était borgne et que sa vue se troublait d’autant plus facilement ; il pouvait désormais s’en remettre à elle pour rentrer au bercail.

Cet esprit rebelle, sinon revendicatif car il se contentait de peu pour lui-même, qu’il manifestait à l’occasion, contribua à lui conférer la stature d’un mythe populaire. Les communautés espagnoles, très largement issues des classes populaires, qui s’étaient reconstituées en France après la Guerre Civile, avaient emporté avec elles un corpus de fables et d’historiettes qui finirent, peu à peu, par se substituer aux souvenirs d’une réalité qu’elles préféraient oublier. Le héros en était souvent le grand écrivain et satiriste Francisco de Quevedo, ou plutôt son reflet populaire, à qui on attribuait toute sorte de bons mots purement imaginaires, passablement scatologiques ou franchement anticléricaux, un peu comme si notre bon peuple français attribuait ses propos d’après-banquets non à un quelconque Toto mais à François Rabelais en personne.

Or, il est avéré que notre grand-père était parvenu, dans notre cercle familial, à rivaliser avec le grand Quevedo. À titre d’illustration, et toujours pour satisfaire à l’exigence de vérité que l’auteur de cette histoire poursuit avec la rigueur que lui impose la gravité du sujet qu’il a entrepris de traiter, j’en rapporterai une, « particulièrement significative », comme disent les universitaires en mal d’adjectifs. Alors qu’il rentrait à l’aube d’une de ces expéditions nocturnes qui lui étaient coutumières, Alejandro croisa sur son chemin deux religieuses. En le voyant, elles se signèrent et l’une d’entre elles laissa échapper une exclamation peu charitable à son endroit : « La journée s’annonce mal : la première personne que nous voyons aujourd’hui est un homme borgne. » Les brumes qui enveloppaient l’esprit de notre bon Alejandro ne l’empêchèrent pas de réagir avec un remarquable à propos : « Pour voir des p., un œil suffit ».

Tel était notre grand-père ou telle est, du moins, l’image que nous aimons conserver de lui. Après tout, la différence n’est pas si grande et chaque collectivité a autant besoin de mythes que de vérités établies.

 

Chapitre XIII

Promesse de mariage

C’est à peu près dans cet état que Don Bartolomé intercepta notre poète dans la rue. Maîtrisant à grand peine son hilarité, car Alejandro avait aussi le don de faire rire à ses dépens, il lui enjoignit d’attacher sa mule. Le brave homme obtempéra puis, le béret à la main, s’apprêta à recevoir la semonce prévisible, en maintenant tant bien que mal une verticalité qui s’entêtait à lui échapper.

– « Alejandro, sais-tu encore servir la messe ? Ne me regarde pas avec ces yeux effarés, je ne te demande pas la lune. Oui ou non ? ».

Le curé interpréta le vague mouvement de la tête comme un acquiescement.

– « Très bien, alors suis-moi ». Puis il se dirigea d’un pas ferme vers la sacristie, suivi par son nouvel acolyte, qui traînait fâcheusement les pieds.

La messe se déroula sans incident majeur. L’assistance se contenta de manifester discrètement sa surprise en voyant notre Alejandro en tenue de ville servir la messe à une heure aussi matinale. Quant aux deux enfants de chœur, condamnés à l’inaction par ce recrutement inattendu, ils eurent mainte occasion de pouffer en se poussant du coude, chaque fois que le curé rappelait à l’ordre d’un coup d’œil sévère son acolyte d’occasion.

À la fin de l’office, Alejandro, qui avait peu à peu repris ses esprits, accompagna le curé dans la sacristie où il l’aida à retirer les vêtements liturgiques, puis le suivit, à sa demande, jusqu’au presbytère. Le curé avait été, quelques années durant, vicaire dans une cure urbaine et y avait contracté l’habitude de prendre un chocolat pour rompre le jeûne quotidien, en lieu et place du pain grillé au lard (las migas) qui constituait le petit-déjeuner ordinaire des paysans. Il invita Alejandro à l’imiter. Lorsque les deux estomacs furent lestés, le curé se rejeta en arrière sur son siège, regarda fixement son hôte lequel, embarrassé, détourna les yeux, puis lui tint à peu près ce discours :

– « Alejandro, quand te décideras-tu à devenir raisonnable ? Trouves-tu décent, à ton âge, de continuer à mener cette vie de bamboche ? Tu ne crois pas qu’il serait temps de fonder une famille ? Je connais tes défauts mais tu as aussi quelques qualités, même si tu t’évertues à les cacher. Tu as bon cœur et tu aimes les enfants. [Après un silence qui parut très long au pauvre Alejandro] Tu connais Louise, la fille de Pedro et Joaquina. Tu sais dans quelle triste situation elle se trouve : contrainte d’élever seule ses quatre petites. Elle est encore belle malgré ses trente-cinq ans, elle vient d’une famille honorable, et je crois bien que tu ne lui es pas indifférent. Qu’en penses-tu ?

­ …

­ Veux-tu que je lui parle ?

­ ….

­ C’est bon, j’y consens. En attendant, fais de ton mieux pour la mériter en te conduisant dignement. »

C’est ainsi qu’Alejandro Muñoz Camacho épousa Luisa López Rangil, veuve García.

 

Chapitre XIV

Noces de larmes

Le mariage fut célébré le 22 novembre 1916. Les fiançailles n’avaient pas duré plus que ne l’exigeait la publication des bans, les deux ans qui s’étaient écoulés depuis le décès d’Eusebio Garcia pouvant passer pour un deuil décent. Les formes avaient donc été préservées malgré l’urgence.

De la cérémonie il ne nous est rien parvenu d’autre que l’acte signé par le juge municipal, don Faustino Ejido Sanchez, à l’issue de l’union religieuse bénie par le curé dans l’église de Notre-Dame du Val. On peut supposer qu’elle fut modeste. Les témoins sont deux inconnus, Manuel Sancho et Clemente León. Plutôt que par la magnifique façade baroque, on imagine que le maigre cortège entra dans le temple par la porte latérale réservée à l’usage quotidien.

L’esprit n’était pas à la fête, surtout pour notre grand-mère. Dans le cadre familier de l’église paroissiale, comment n’aurait-elle pas songé à la cérémonie de son premier mariage ? Elle avait dix-neuf ans alors et toutes ses illusions de jeune fille ; elle s’unissait à un homme qu’elle avait vraisemblablement aimé et qui, plus âgé qu’elle et pourvu d’un vrai métier, lui assurait la perspective d’une sécurité relative. Elle en avait désormais trente-cinq et portait sur ses épaules le poids de plusieurs années de malheur. L’avenir ne s’annonçait pas particulièrement rose non plus, même si la perspective de ne plus être seule et de sortir de la maison paternelle la consolait quelque peu. Elle n’oubliait pas non plus ses quatre enfants restés au logis avec leur grand-mère, qu’il faudrait élever avec les maigres moyens dont disposerait le couple. Elle ne se faisait, en effet, aucune illusion sur la capacité de son nouvel époux à exercer avec quelque constance un métier suffisamment rémunérateur.

Cette noce eut des accents de tragédie grecque, tant étaient contrastées les humeurs de chacun des deux époux. La mariée passa sa nuit en prières, enfermée dans sa chambre, devant la photo de son défunt mari. Pendant ce temps, Alejandro faisait honneur à la compagnie de ses amis, transformant ce repas de mariage en un enterrement de vie de garçon. La légende raconte qu’il fut particulièrement gai et inventif, jusques et y compris dans le chant qui clôt toute fête villageoise castillane, cette despedida en forme de jota aragonaise, que mon père, qui l’avait recueillie de sa propre bouche, me chanta plusieurs fois mais dont je n’ai malheureusement pas noté le texte. En revanche, la mémoire orale de la famille a conservé certain couplet qui, s’il ne révèle pas un goût considérable, démontre qu’en toutes circonstances, Alejandro conservait son talent d’improvisateur. Le marié l’aurait chanté en pleine nuit à notre grand-mère :

Luisa, esposa querida

enciende candela y mira

que quiere mear la Laura

y quiere cagar la Elvira ».

Louise, mon épouse chérie

allume la chandelle et vois :

Laure veut faire pipi

et Elvire faire caca.

On a pu constater, depuis, que le couplet appartenait aussi au répertoire collectif du village d’Utrilla, au point que les deux bébés cités n’étaient connus des habitants que par cet épisode nocturne autant qu’intempestif. J’ai ainsi pu comprendre pourquoi la dénommée Elvire, notre mère, n’a jamais voulu retourner à Utrilla : sans doute voulait-elle éviter le rappel d’une affaire si peu flatteuse pour son image.

Chapitre XV

D’Utrilla à Arcos

Le couple resta quelques années à Utrilla, où naquirent leurs deux filles, successivement le 31 août 1918, et le 11 février 1920. La naissance de la première fut saluée d’un bon mot de son père que m’a rapporté Pedro Carretero. Il aurait dit à la cantonade : Ma femme, cinq du premier coup (Mi mujer, del primer parto, cinco). Sans tomber dans le ridicule de l’exégèse d’une brève de comptoir, je me permettrai de souligner tout le sel de cette remarque : outre qu’elle exprime de façon cruelle le changement radical que l’existence de cette nichée d’enfants impliquait pour ce célibataire endurci, elle dénote chez lui une prise de conscience, peut-être un peu tardive, de la gravité de sa nouvelle situation.

De fait, il y a lieu de se demander comment le couple parvenait à subvenir aux besoins d’une famille aussi nombreuse. Les revenus des terres devaient à peine suffire, avec les produits du potager et de la basse-cour, à couvrir les besoins alimentaires. On a du mal à imaginer d’où était tiré l’argent nécessaire à l’entretien des enfants, de la maison, des bêtes et de l’outil de travail. Les grands-parents survivants étaient-ils en mesure d’y contribuer ? Ce n’est pas certain, car nous n’avons pas affaire à des rentiers : une fois qu’ils avaient cédé leurs terres à leurs enfants, les vieux étaient plutôt une charge qu’un soutien.

Toujours est-il qu’après la naissance de la deuxième fille du couple, la famille se transporta à Arcos de Jalón, simple bourgade que la construction d’ateliers liés à l’exploitation de la voie ferrée Madrid-Barcelone avait transformée en une petite ville active. La décision était mûrement réfléchie et le départ d’Utrilla, définitif. À preuve, le fait qu’Alejandro vendit, avant de partir, à sa sœur Leonarda, les terres qui lui étaient revenues de l’héritage de leur mère. Muni de ce pécule, il pourrait faire face à toute éventualité en attendant un salaire régulier.

Le père décrocha à Arcos un emploi de facteur. Ce fut sans doute la seule occasion de sa vie où sa relative maîtrise de l’écrit lui fut de quelque secours. Il faut savoir lire, et même parfois déchiffrer, pour pouvoir distribuer le courrier et cette faculté n’était pas si commune dans la population locale de l’époque.

C’est à Arcos que naquit le petit dernier, le 26 novembre 1923. Cette naissance fut un événement parce que, pour la première fois, Luisa put mener à terme une grossesse dont le fruit était un garçon. Ce ne fut pas sans mal. Le bébé, prématuré, était très petit et, comme on le suppose, peu gaillard. La mère et ses six sœurs aînées ne le quittaient pas d’un pouce, l’enveloppant de coton et le soignant avec l’acharnement qu’on imagine. Il présentait certains symptômes que des personnes naïves ne surent pas interpréter. C’est ainsi que l’on crut qu’il était borgne, un de ses yeux ne s’étant pas encore ouvert, et qu’il avait hérité ce handicap de son père. Or, le père était devenu borgne par accident, ce qui rendait irrecevable l’hypothèse d’une hérédité supposée, même si le hasard avait voulu que, dans les deux cas, ce fût l’œil droit qui se montrait défaillant. La grande sœur qui avait été chargée ce matin-là de s’occuper du bébé eut la stupeur de lui voir un deuxième œil ouvert, qui par contraste avec la situation antérieure, paraissait beaucoup plus grand que l’autre. Elle poussa un tel cri que la mère se précipita, croyant qu’elle avait laissé tomber le bébé. Toute la maisonnée fut heureuse de constater que le petit dernier était un faux borgne.

Le séjour à Arcos fut de courte durée, sans doute parce que les perspectives économiques n’étaient guère mirobolantes : comment faire vivre une famille de sept enfants sur le modeste salaire d’un facteur ? La mère tenta bien de compléter ces maigres émoluments en installant un petit commerce. À cet effet, elle se procura une petite jument afin de livrer dans les villages alentours. Mais l’expérience tourna court, principalement parce que le père, qui tenait la boutique lorsque sa femme était en tournée, appliquait à cette activité des principes incompatibles avec une saine pratique commerciale. Il avait une fâcheuse tendance à faire crédit et à oublier de garder trace des sommes qui lui étaient dues. La nouvelle de sa générosité se répandit bientôt, ce qui incita les acheteuses à choisir le moment où il était seul derrière son comptoir pour faire leurs emplettes. Les supplications de ses clientes impécunieuses, ou qui feignaient de l’être, l’émouvaient tellement qu’il ne savait rien leur refuser. On comprendra que cette tentative ne dura guère.

L’aventure postale ne connut pas une fin plus heureuse. On raconte que le nouveau facteur aurait vidé un jour sa sacoche de lettres dans le Jalón, sans doute pour voir si les lettres chargées flottaient mieux que les autres. L’expérience ne donna pas les résultats escomptés, en revanche, elle entraîna la mise à pied du chercheur audacieux.

L’idée du départ vers l’étranger apparaît donc comme un ultime recours, toutes les autres possibilités ayant été épuisées. Mais l’idée d’émigrer en France ne naquit pas comme par enchantement dans l’esprit des deux parents. Elle devait être dans l’air. En effet, à Arcos, la famille Muñoz eut l’occasion de côtoyer d’autres familles qu’elle finirait par retrouver en France. Ainsi la famille Donoso, qui était celle de mon père et qui venait du village voisin de Judes (à 4 heures de marche d’Arcos), émigra quelques semaines avant elle (novembre 1924), elle aussi, vers les Landes. La coïncidence est assez frappante pour que naisse le soupçon qu’il existait des filières de recrutement au profit de certaines entreprises françaises, soit directement financées par elles, soit par l’intermédiaire des consulats de France en Espagne. Le manque de main-d’œuvre consécutif à la saignée de la Grande Guerre se faisait cruellement sentir. Il était aggravé par l’ouverture de débouchés nouveaux pour les produits du pin maritime : traverses de chemin de fer, poteaux en tous genres (mines, électricité et téléphone) ; mais aussi les sous-produits de la résine. En outre, il ne faut pas négliger l’attrait que représentait, pour les futurs émigrants, une région française proche de la frontière, ce qui permettait d’entretenir l’illusion d’une rupture moins radicale et d’un retour toujours possible. On verra qu’il n’en fut rien.

 

Chapitre XVI

Le grand voyage

Le grand-père partit en éclaireur. Après son installation dans les Landes, il connut divers emplois : bûcheron, manœuvre dans une fabrique d’allume-feu à Labouheyre puis dans une fabrique de caisses à Ychoux. Il finit par se fixer à Richet, près de Pissos, et jugea, dès lors, qu’il était en mesure d’y accueillir sa famille. Il semble qu’il ait accompagné son invite d’une lettre très élogieuse sur le point de chute proposé. On verra que sa vision poétique du cadre de vie qu’il comptait offrir à sa famille n’avait qu’un très lointain rapport avec la réalité. Peut-être cherchait-il aussi à s’abuser lui-même.

Le voyage d’Utrilla (Espagne) à Richet (par Pissos, Landes), aux dires des enfants, fut une véritable odyssée. Le groupe était constitué par deux adultes, la mère et le demi-frère de son mari, Indalecio, dont la trace s’est perdue (peut-être est-il reparti, une fois la belle-sœur et les enfants arrivés à bon port), et les sept enfants, qui avaient respectivement, 18 ans, 14 ans, 12 ans, 10 ans, 6 ans, 4 ans et 1 an. La durée du voyage en train fut de trois jours, avec une étape à Madrid et une autre à la frontière, où le père alla les attendre. Par manque d’argent il fallut choisir des hébergements très bon marché, ce qui valut une attaque de puces et de cancrelats dans une pension madrilène, recommandée par on ne sait qui, peut-être par un de ces voyageurs de commerce qui rendaient visite de loin en loin aux habitants d’Utrilla. À ces difficultés inhérentes aux migrations de pauvres gens, s’ajoute l’ignorance complète dans laquelle tous nos voyageurs étaient des moyens de locomotion modernes. On se demande encore comment la totalité des bagages préparés par la grand-mère, qui incluaient des matelas, a pu arriver à bon port, et au prix de quelles contorsions ce volumineux équipage put trouver place dans des wagons de Troisième classe. Mais comment laisser sur place des effets et des objets que l’on ne reverrait plus ? La grand-mère était trop lucide pour penser à un possible voyage de retour. Je doute même qu’elle l’ait jamais souhaité. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu manifester le désir de revenir à Utrilla, ne serait-ce que par boutade.

L’accueil réservé par les hôteliers de la frontière a laissé une blessure qui ne s’est jamais tout à fait refermée, même pour les plus jeunes. On les prit pour des « bohémiens », ce qui ne pouvait que froisser des paysans castillans peu portés à l’indulgence à l’égard des « gens du voyage », mais, ce qui est plus grave encore, en faisant des difficultés pour les héberger on se comportait à leur égard comme on le faisait chez eux à l’égard de gitans. Cette déchéance sociale jugée injustifiée fut cruellement ressentie.

Heureusement, le terme final de cette odyssée n’était pas trop éloigné, une fois la frontière atteinte : guère plus de 150 kms, qu’un omnibus de l’époque devait parcourir en un peu plus de deux heures. Mais il fallait auparavant changer de train à Ychoux, sur la ligne Irun-Paris. Là, on prenait une desserte locale à voie étroite, qui passait par Lipostey et Pissos et dont le terminus était à Moustey. Aujourd’hui encore, un voyageur attentif observera sur sa droite les restes de cette voie, à la sortie de la gare d’Ychoux dans la direction de Bordeaux.

L’arrivée en gare de Pissos eut lieu en fin de journée, le 15 janvier 1925. Cette date n’est inscrite dans aucun document conservé par la famille, mais elle était restée gravée dans la mémoire de notre mère qui ne pouvait l’oublier, car elle fêtait ou aurait dû fêter, ce jour-là, ses douze ans.

La nuit tombe tôt à cette époque de l’année dans les Landes, et le maigre éclairage de la gare ne donna guère d’éclat à la scène, d’autant que le déchargement des encombrants bagages requérait l’attention de tous, grands et petits. En outre, il pleuvait, comme il sait pleuvoir en hiver dans la Haute-Lande, une pluie drue, constamment agitée par le vent venu de l’océan, qui détrempe les chemins et vous couvre de boue jusqu’à la cheville, si vous égarez vos pas sur les fougères fanées des bas-côtés fangeux. Cette omniprésence de l’eau est une autre des images qui se grava dans la mémoire des enfants.

On attendit vainement le muletier que le patron de l’usine avait chargé de transporter les arrivants et leurs bagages. Il était en retard. Pis, lorsqu’il eut rattrapé le cortège qui, en désespoir de cause, avait entrepris de franchir à pied les 7 kms qui les séparaient de leur future demeure, effrayé par le nombre de personnes à transporter et peut-être aussi par le spectacle qu’elles offraient, il fouetta son attelage de mules et s’en fut au galop pour ne plus revenir.

 

Chapitre XVII

Point de chute

La maison que le père avait louée pour y loger sa famille et qu’il occupait déjà se trouvait, selon les témoignages recueillis, au beau milieu de la forêt, dans un hameau de la commune de Richet (La Frênaie en gascon), à 3 kms du bourg (Richet a cessé d’être une commune autonome dans les années 1970 et est désormais rattachée à Pissos).

Richet se compose de trois hameaux, dont la désignation a évolué avec le temps mais qui sont désormais connus sous l’appellation suivante : le Vieux Richet ; le Brous ; le Haut-Richet.

Au bord de la Grande Leyre, le Vieux Richet posséda une verrerie qui puisait son sable dans une carrière proche mais fut abandonnée à la fin du 19e siècle ; la cheminée du four subsiste encore[9]. L’ancienne église paroissiale y est édifiée, ce qui explique sans doute que ce hameau soit aussi appelé « le bourg ». Ce bel exemple d’architecture romane a heureusement échappé à l’enthousiasme constructeur qui, au temps de l’Ordre Moral, a substitué tant d’églises neuves aux vieux temples jugés, comme à Pissos, à la fois encombrants et sans qualité, car « édifié[s] à des époques différentes, sans plan et sans harmonie aucune » (délibération du conseil municipal de Pissos du 22 février 1894)[10]. Placée à l’écart des quelques maisons qui constituent le hameau, elle a fort belle allure. Son chœur et son chevet semi-circulaire, curieusement percé d’une fenêtre au milieu de son contre-fort central, couronnés d’une corniche ornée de modillons sculptés, dominent d’un bon mètre la toiture de la nef. Celle-ci, faiblement éclairée par deux étroites baies au sud et une seule au nord, aboutit à un clocher-mur en encorbellement sur la façade. À la fin du 15e siècle, une chapelle dotée de deux belles fenêtres à meneaux a été ajoutée au sud du chœur, cependant qu’au 17e siècle (1681 précise une inscription), un porche a été construit en avant du portail. L’intérieur présente des vestiges de peintures murales. Tout le mur sud de l’église jusqu’au chevet est bordé d’un vaste et touchant cimetière, dont les tombes anciennes sont dépourvues de pierre tombale. Au nord, une fontaine miraculeuse disparaît sous les hautes herbes d’une propriété privée. C’est dans ce beau monument que l’aînée des deux filles du couple a fait sa communion.

Dans les années 1920, l’originalité du Brous tenait au fait qu’il regroupait la principale industrie, à savoir la tuilerie, et le principal équipement collectif, sa mairie-école. La disposition de ce hameau est curieuse. Elle épouse la forme de deux cercles concentriques séparés par une chaussée circulaire, à la manière d’une ancienne motte médiévale dont la butte centrale aurait été arasée. À l’intérieur, on devine plutôt qu’on ne les voit, des constructions, certaines imposantes, closes et cachées à la vue sous une végétation débordante, ce qui confère à l’ensemble l’aspect d’un lotissement privé, comme il s’en construit désormais, impénétrables au visiteur. De l’autre côté de cette voie, des maisons d’apparence plus modeste offrent généreusement à la vue la diversité de leur bâti.

L’école-mairie constitue l’édifice le plus remarquable. Bien que transformé désormais en gîte rural, il reste accessible, car dépourvu de clôture. Sa structure n’a pas été modifiée, aussi est-il aisé d’y reconnaître la mairie à droite, la partie dévolue à l’école à gauche. Chaque partie se compose de deux salles au moins, une en façade, l’autre à l’arrière. Du côté école, un escalier permettait d’accéder à l’étage, où se trouvait l’appartement de l’instituteur. La salle de classe et les toilettes donnaient sur la façade latérale dans une petite prairie qui devait servir de cours de récréation. À l’arrière du bâtiment, un auvent de bois soutenu par des colonnes évoque un possible préau chargé d’accueillir les jeux des écoliers par temps de pluie ou de servir de salle à manger à ceux qui habitaient trop loin pour rentrer chez eux prendre leur repas de midi.

Le Haut-Richet ne possède pas d’équipement collectif. On peut donc le considérer comme un simple écart du village. Mais paradoxalement, venant de Pissos, on y accède directement par la route de Sore, les deux autres sites, plus au nord, étant desservis par des chemins vicinaux à partir d’une patte d’oie.

 

Chapitre XVIII

La maison primitive

Le recensement de population de 1926, réalisé par conséquent à peine plus d’une année après l’installation de la famille, aurait pu nous fournir une information précieuse sur ses membres présents et sur leur lieu de résidence ; malheureusement les recensements d’alors ne prenaient pas en compte les familles étrangères, ce qui en dit long sur le cas que l’on faisait d’elles. Tout se passe comme si officiellement on considérait qu’elles étaient appelées à ne pas rester. Nous sommes donc contraints, pour en savoir de plus, de tirer parti des souvenirs des uns et des autres.

Compte tenu des indications de distance fournies par les témoignages des anciens, il y a tout lieu de penser que la maison se trouvait au Haut-Richet. Une visite sur place effectuée en 2007 nous offrit quelques pistes possibles dans l’identification des lieux évoqués, sans nous donner l’assurance d’avoir trouvé l’exact emplacement de cette première résidence de la famille Garcia Muñoz dans les Landes.

Le Haut-Richet se présente comme un vaste airial (clairière de la forêt landaise où poussent les chênes et autres arbres utiles à feuilles caduques, dans laquelle se regroupait l’habitat) composé de quatre maisons anciennes et de leurs dépendances. Deux de ces maisons ont fière allure. Elles se présentent sous la forme d’un parallélépipède recouvert d’un toit à quatre pentes, dont la partie arrière se prolonge vers l’ouest, du côté des vents dominants, donc de la pluie, à la façon d’un auvent qui prolonge l’ensemble. Le corps principal est à deux étages dont la façade à l’est, très largement éclairée par quatre ouvertures à chaque niveau, est ornée d’une corniche à motifs à chevrons. Sous l’enduit qui s’écaille, on observe que le bâtiment est construit en briques pleines de pays. Les deux autres maisons sont plus modestes et conformes à la métairie landaise traditionnelle, avec leur toit à deux pentes et les colombages visibles sur la façade.

Les différentes maisons étant dépourvues de terrain particulier matériellement clos, les circulations à l’intérieur de cet airial restent énigmatiques, sauf à imaginer qu’il fallait emprunter le chemin de terre qui le longe et le contourne pour atteindre les maisons les plus retirées. Cette disposition, propice à des échanges quotidiens entre les habitants, a dû contribuer à atténuer le sentiment d’isolement que ressentent nécessairement les nouveaux venus dans un cadre qui leur est étranger et dont ils ignorent la langue. Quant à deviner quelle maison attendait précisément les nouveaux venus, c’est devenu impossible, mais il ne s’agit pas forcément d’une des plus modestes car, aux dires des témoins, si elle était délabrée, elle n’en avait pas moins belle allure.

Lorsque la troupe eut atteint le terme de son voyage, il fallut improviser. Les adultes firent un grand feu dans l’âtre de la pièce principale et l’on s’accommoda comme on put autour du foyer pour la nuit. La mère ne dormit guère, occupée à reboucher avec des moyens de fortune les nombreuses gouttières du toit.

Rien n’était prévu pour accueillir une aussi nombreuse nichée, aussi, dès le lendemain, notre grand-mère s’appliqua à fabriquer des sommiers à l’aide de lattes de bois plus ou moins bien équarries. Comme celles-ci n’étaient pas clouées entre elles, elles avaient une fâcheuse tendance à se séparer et il n’était pas rare pour les enfants de se retrouver en plein sommeil sur le sol, où, en désespoir de cause, ils trouvaient plus commode de finir la nuit.

Les jours qui suivirent furent occupés à acquérir les ustensiles et denrées indispensables. Le commerce du village était tenu par monsieur Lagardère, tailleur de son état, dans une maison bourgeoise du Brous qui existe toujours à l’entrée du chemin de Berdoy. Son établissement servait d’hôtel, désignation que le bâtiment a conservée encore aujourd’hui parmi les habitants du hameau. Il possédait une cabine téléphonique et une épicerie –le mot est peut-être un peu fort- où l’on pouvait se procurer des produits de première nécessité.

Notre grand-mère ne connaissant pas un traître mot de français, eut toutes les peines du monde à se faire comprendre d’un commerçant pourtant complaisant. Pour surmonter cet obstacle linguistique, elle eut recours à un stratagème. Elle se fit accompagner de toute sa petite troupe, qu’elle lâcha dans la boutique avec mission de dénicher les produits dont elle avait préalablement dressé la liste. Ainsi, devant les yeux du commerçant ébahi et vaguement inquiet, on voyait tel ou tel des enfants brandir triomphalement qui des bougies liées en faisceau, qui un paquet de riz, et le reste à l’avenant.

 

Chapitre XIX

Au travail

Du côté de Pissos, dans la haute lande, de nombreuses entreprises, généralement de petite dimension, exploitaient les produits du terroir. La résine était transformée en essence térébenthine dans des huileries dont les effluents dispensaient un parfum entêtant en s’écoulant dans les caniveaux. La plus importante jouxtait la gare de Pissos. Nos voyageurs n’ont pu manquer de voir, en descendant de leur train, ses vastes hangars, sa haute cheminée et son entassement de fûts. Le bois de la forêt de pins alimentait les scieries mais aussi de plus modestes industries chargées de fabriquer des caisses, voire des allume-feu. Le sable était traité dans les tuileries, qui fournissaient aussi des briques, également dans des ateliers de verrerie. Il y avait aussi des poteries. Selon Félix Arnaudin, Richet en posséda quatre au milieu du 19e siècle, mais elles avaient disparu en 1925.

Ces industries à faible valeur ajoutée recherchaient du personnel non qualifié. Elles offraient aussi des emplois aux femmes, ce qui constituait une véritable aubaine pour une famille dans laquelle l’élément féminin était très largement majoritaire, comme c’était le cas de celle qui nous occupe.

Les grandes filles trouvèrent donc tout de suite un emploi, d’autant que le père avait su négocier leur engagement au préalable. Les deux aînées (18 et 14 ans), furent engagées par la tuilerie de Richet. La troisième (12 ans), jugée trop chétive pour entrer en usine, fut placée chez un boulanger-pâtissier de Pissos. La plus jeune des aînées (10 ans) fut chargée de la garde de son petit frère, pour permettre à la mère d’effectuer l’après-midi quelques heures en usine.

En somme, tous ceux qui étaient en âge de travailler furent mis à la tâche. L’énumération qui précède se traduit en éléments chiffrés qui ne laissent aucun doute sur les véritables motivations qui avaient poussé une famille telle que la nôtre à l’émigration. De fait, ses membres se sont organisés, dès leur arrivée, en une machine à générer des revenus sonnants et trébuchants. Si l’on transpose cet état de fait en termes comptables, on constate que cette maisonnée de neuf personnes, en comptant les trois petits, percevait cinq salaires soit plus d’un salaire pour deux bouches. Les gains n’étaient certainement pas mirobolants, mais, pour ce qu’on en a su, ils n’étaient pas non plus misérables parce que chacun était payé « à la pièce » et qu’aucune des filles ne lambinait à son poste, trop heureuse, compte tenu de son jeune âge, d’accéder à une situation qui lui conférait un statut d’adulte reconnue.

À supposer que celui des trois filles ait été juste suffisant pour couvrir leurs propres frais, cela signifiait que le père et la mère, tous deux salariés, n’avaient plus que quatre jeunes enfants à nourrir, au lieu de sept, outre eux-mêmes. Ainsi, du jour au lendemain, notre grand-mère se trouvait à la tête de rentrées financières non négligeables, qui permettaient d’améliorer sérieusement l’ordinaire, mais aussi d’effectuer des achats, meubles, ustensiles divers et vêtements, qui éloigneraient définitivement le spectre du syndrome du gitan et du traumatisme qui l’avait accompagné.

Notre grand-mère ne laissait à personne le soin d’administrer ce pactole au point de se comporter en véritable chef d’entreprise, avec les abus que cela peut entraîner. Nous avons quelques échos selon lesquels elle se fit rabrouer par certain employeur, peu disposé à lui remettre le salaire d’une de ses filles et préférant le donner directement à l’intéressée. Celle-ci avait beau remettre la totalité de la somme à sa mère, le plus souvent à la porte de l’usine, son amour-propre et sa fierté étaient saufs. Hommage soit rendu au tact de ce patron.

Portrait de ma grand-mère, Luisa, peu après son arrivée en France[11].

On mesure sans peine la différence entre cette situation et celle que connaissait la famille en Espagne. Elle était passée sans transition de l’économie propre à une société rurale passablement archaïque, dans laquelle l’essentiel de la subsistance provenait de la terre, certaines tâches annexes produisant le numéraire nécessaire à la satisfaction des besoins autres qu’alimentaires, à une économie fondée exclusivement sur la rémunération de la force de travail. Le traumatisme découlant de cette révolution copernicienne dans le mode de vie familial était compensé par l’impression d’abondance que produisait la présence de l’argent, dans des proportions jusqu’alors inconnues. On était passé d’une économie tributaire des maigres revenus, toujours aléatoires, rapportés par le père ou la mère, à une économie collectivisée, qui assurait une certaine sécurité à la cellule familiale et laissait entrevoir des possibilités d’investissements à moyen terme. Bref, l’avenir n’était plus une source d’angoisse, mais offrait, au contraire, quelques perspectives encourageantes.

 

Chapitre XX

Premier bilan

Indéniablement, l’installation en France a représenté un choc pour ces émigrés ; les plus jeunes s’en sont fait l’écho dans leurs vieux jours, mais il dut être ressenti comme tel par tous les intéressés.

Sans doute était-on préparé aux difficultés du voyage. On n’entreprend pas un tel déménagement vers un lieu dont on ne connaît rien ou le peu que nous en disent les courriers du père parti en éclaireur, sans s’attendre à de rudes difficultés, les premières d’entre elles, et pas les moindres, étant d’avoir à parcourir une distance énorme dans un moyen de transport inconnu. Mais une bonne dose d’imagination permet d’appréhender les obstacles matériels qui se dressent devant vous et vous prépare à supporter les écarts que la réalité oppose infailliblement au schéma préconçu. Le voyage sera plus ou moins long, selon ce qu’on en attendait ; le confort des wagons, différent de ce que l’on supposait ; les paysages traversés, plus exotiques que prévu. Mais plus rude est la découverte d’une réalité inattendue, surtout lorsqu’elle remet en cause vos convictions les plus intimes. Cette réalité, c’est la façon dont les gens vous perçoivent et, par leur comportement, vous rejettent.

De ce point de vue, notre groupe fut gâté. Il y eut d’abord le refus de les admettre dans certaines pensions et le mépris manifesté par ceux qui les traitaient de gitans. La réaction du muletier de l’usine de Richet, pour anecdotique qu’elle soit, va dans le même sens : la vue de la troupe l’effraie et il en oublie les ordres et les plus élémentaires devoirs de solidarité. L’état de la maison dans laquelle ils auraient à se loger, le manque de contact avec les voisins et les commerçants accentuent encore cette impression de rejet, d’autant plus cruelle qu’elle émane de personnes qui appartiennent aux mêmes couches de la population qu’eux-mêmes : ouvriers, employés, petits commerçants (n’oublions pas que la mère avait aussi été épicière à Arcos). Tous perçoivent ainsi plus ou moins confusément que l’on n’abandonne pas impunément son milieu originel et que l’on s’expose à être reçu dans le milieu nouveau avec toute la méfiance que suscite un corps étranger, que l’on n’est pas préparé à accueillir.

Ils prirent tout à coup conscience de leur dénuement. « Nous étions très pauvres », comme le disait une de nos tantes sur ses vieux jours pour résumer l’impression qu’elle avait gardée de cette lointaine expérience. La famille n’était pas plus pauvre à Richet qu’elle l’était à Utrilla et à Arcos, mais il lui suffisait de comparer sa situation économique avec celle de la population landaise avoisinante pour percevoir le fossé qui séparait le niveau de vie d’un prolétaire castillan avec celui de son homologue landais. Ce fut le premier choc ressenti. L’enthousiasme mis au travail fut la réponse la plus appropriée : il fallait accumuler le maximum d’argent pour sortir de cet état.

Le second choc résulte de l’accueil reçu. Nous en savons, à vrai dire peu de chose, et certains détails comme le comportement de l’épicier Lagardère ou du pâtissier de Pissos indiquent plutôt qu’il ne fut pas systématiquement désagréable. Mais nous devons nous placer au-delà des faits, dans le domaine des impressions ressenties. La tante déjà citée avait une formule qui donne beaucoup à réfléchir : « Nous n’aimions pas le pain français ». Elle le trouvait trop « aigre », revivant, sans le savoir, la triste expérience du pain amer de l’exilé. On sait que certains aliments de base, non seulement le pain, mais aussi d’autres denrées, telles que le tabac, le café, la charcuterie, etc., sont étroitement liés à une référence gustative commune dans une société donnée. Rien d’étonnant donc à ce que des castillans, habitués au pain ferme et dense, pétri à la farine d’un blé soumis au rude climat du plateau, et cuit dans des fours chauffés à la sapine résineuse, n’aient pas apprécié le pain landais, plus léger et souvent ramolli par l’humidité ambiante. Peut-être le palais de nos espagnols étaient-ils agressés par un excès de levain. Mais on comprend bien que ce n’est pas seulement cela que dénonçait notre petite fille, mais plutôt le refus d’admettre qu’il faudrait renoncer à des certitudes qui paraissaient définitivement acquises pour se soumettre à une nouvelle loi, qui n’avait pas d’autre légitimité que celle du fait accompli.

 

Chapitre XXI

Déménagements successifs

Cette situation se prolongea six années durant. Elle ne connut que des changements mineurs qui renforcèrent sa rentabilité sans affecter l’économie de l’ensemble. La famille n’abandonna pas Richet mais, pour plus de commodité, se rapprocha du Brous en profitant de la maison libérée par une autre famille espagnole près de la tuilerie. Par ailleurs, les grandes filles connurent de nouvelles affectations plus rémunératrices : la deuxième rejoignit la fabrique d’allume-feu de Labouheyre. La troisième avait eu la plus mauvaise part puisqu’elle avait été d’entrée de jeu séparée du groupe familial. Elle n’eut pas à se plaindre du comportement des ses patrons pâtissiers de Pissos qui la traitèrent fort bien, la laissant se gaver de gâteaux et lui donnant les premières notions de français. Ils firent plus : ils lui prêtèrent une bicyclette pour rejoindre sa famille le dimanche, ce qui, par parenthèse, lui valut le titre de plus ancienne cycliste de la famille et peut-être même l’exclusivité de cette pratique parmi ses sœurs du premier lit, car je ne me souviens pas en avoir vu aucune sur ce moyen de locomotion. Lorsqu’elle fut jugée assez forte pour occuper un emploi en usine, elle réintégra le bercail. Dès lors, avec sa sœur plus jeune, elle travailla dans la fabrique d’allume-feu de Labouheyre puis la fabrique de caisses d’Ychoux.

Au terme de ces six années, la famille se transporta à Labouheyre où elle séjourna un an, puis à Ychoux pour une nouvelle année. Signe d’une exigence née d’une situation plus aisée : on préférait habiter et travailler dans des petites villes qui comptaient plus d’un millier d’habitants que dans le modeste village de Richet, qui n’en comptait que 275 habitants lors du recensement de 1912. Mais, quant au fond, rien n’était changé. On restait fidèle à la Haute-Lande et à ses industries dominantes et le type de travail restait substantiellement le même.

 

La famille au grand complet à l’occasion du mariage de la fille aînée, Catherine[12].

Les deux aînées épousèrent des compagnons de travail qui appartenaient tous deux à la même vague récente d’émigration espagnole. L’un venait d’Alconchel de Ariza, village voisin d’Arcos de Jalón, l’autre de Nerpio, dans la province d’Albacete. Le lieu d’origine des deux époux montre la diversité des foyers d’émigration espagnols : à côté du plateau castillan des Garcia Muñoz et de leur futur gendre Escolano, on trouvait aussi la façade méditerranéenne, aux confins de La Manche la plus orientale et de la province de Murcie. Comment ne pas s’étonner que ce manchègue ait choisi de rejoindre pour émigrer une région de France diamétralement opposée à la sienne, alors qu’il lui aurait été si simple de se rendre en Languedoc ou en Provence ? Un argument de plus à ajouter à l’hypothèse de filières de recrutement landaises.

Cette diversité géographique ne doit pas cacher que ces émigrés avaient en commun d’être des paysans et de venir de zones particulièrement déshéritées de la Péninsule. De ce point de vue, le village de Nerpio n’est pas moins perdu, près de la source du fleuve Segura au milieu de la sierra de Las Cabras, que ne l’étaient Oseja ou Viver de la Sierra. Ces hommes et leur famille avaient connu aussi la faim et une totale absence de perspectives dans des régions inhospitalières et dépeuplées.

En bons ruraux, ils n’aspiraient pas à s’installer dans une ville, où ils auraient eu du mal à se loger et où ils auraient trouvé difficilement un travail rémunérateur par manque de qualification. S’installer à la campagne leur convenait mieux : ils se sentaient moins dépaysés et s’intégreraient plus aisément dans des fabriques au fonctionnement peu sophistiqué, plus proches de l’atelier que de l’usine. Ils pouvaient aussi cultiver un potager grâce auquel ils amélioraient l’ordinaire et retrouvaient des gestes acquis depuis leur plus jeune âge.

À travers ces mariages entre jeunes gens qui avaient partagé la même expérience de vie, on perçoit les carences d’une assimilation inaboutie. Il est vrai qu’il ne s’est écoulé qu’un petit nombre d’années entre la rupture de l’exil et cette nouvelle étape de la vie du groupe familial. Il n’en reste pas moins que ces mariages « entre soi » attestent que la mutation vers une complète assimilation n’est pas complètement achevée. Même si la structure familiale de départ donne les apparences d’une implosion irréversible, il aurait pu advenir que les jeunes couples s’agrégent au noyau initial, celui de la mariée ou celui du marié, au moins pendant un certain temps. De fait, connaissant l’autorité naturelle de notre grand-mère, on soupçonne qu’elle tenta, sans succès, de maintenir sur les jeunes couples une autorité analogue à celle qu’elle exerçait sur ses filles célibataires. Mais on est obligé de constater que les deux filles mariées choisirent un relatif éloignement de la cellule de départ.

Le mariage de ces deux aînées est-il compatible avec un éventuel retour vers l’Espagne ? On l’ignore. Notre père nous a souvent dit qu’il avait envisagé cette hypothèse mais que l’éclatement de la Guerre Civile en 1936 (soit deux ans après le mariage de nos parents) lui en avait fait abandonner l’idée. Les deux filles mariées et leur mari ont-elles eu la même idée ? On peut en douter. Il est plus logique de penser qu’en fondant un foyer, l’une à Ychoux, l’autre à Labouheyre, les deux aînées envisageaient de s’installer à demeure dans une région qui leur était devenue familière et où elles savaient pouvoir mener une vie décente bien que laborieuse.

Les deux aînées étant « casées », les deux suivantes, qui avaient fêté leurs vingt ans, envisageaient à leur tour le mariage comme une proche éventualité. La plus âgée des deux avait même déjà un soupirant attitré, qui était de surcroît considéré d’un bon œil par la mère, condition indispensable à la concrétisation de l’union. Les deux familles, celle de la fiancée et celle du fiancé, se connaissaient, sans se fréquenter vraiment, depuis Arcos de Jalón, qu’elles quittèrent à quelques semaines de distance, comme il a été dit plus haut pour des destinations très proches, Richet pour l’une, Trensacq puis Morcenx pour l’autre.

 

Chapitre XXII

Dislocation

La décision de s’installer à Dax, prise en 1933, traduit un bouleversement dans la stratégie familiale. La véritable rupture se concrétise lorsque le groupe familial s’éloigne en laissant derrière lui à leur destin particulier deux de ses filles désormais engagées dans une nouvelle aventure avec mari et enfants. Les deux premiers nés de la nouvelle génération, Pierre et Eugène Escolano, virent, en effet, le jour au début des années trente. Symboliquement, la manifestation lo plus évidente de ce changement radical est la célébration dans la nouvelle résidence de la famille, à Dax, le 28 décembre 1934, du mariage de la troisième des filles, qui avait été projeté et arrêté entre Labouheyre et Morcenx.

Economiquement parlant, le choix de l’abandon de la Haute-Lande est discutable. Notre père gagnait plus largement sa vie à abattre et traiter le bois de pins, que n’importe quel ouvrier en poste dans une usine. Il lui arrivait d’arrêter sa semaine le samedi à midi et d’avoir assez d’argent pour passer la fin de semaine à Arcachon en aimable compagnie. Du côté de Saint-Symphorien, le sauternes était appelé « vin des gemmeurs », tant les résiniers en consommaient d’abondance.

Il semble que ce changement fût imposé par les filles aînées, qui souhaitaient un autre mode de vie. En rejoignant une vraie ville, elles pensaient pouvoir mener une vie moins rude et aussi mieux y scolariser leurs enfants à venir. Ma mère nous a toujours dit qu’elle désirait avant tout que ses enfants aillent à l’école.

Pourquoi avoir choisi Dax et non Mont-de-Marsan, pourtant plus proche de la Haute-Lande ? Probablement à cause de la perspective d’une embauche à l’usine Boulart. Cette nouvelle et importante fonderie, récemment construite au bord de la voie ferrée, près de la halte de Peyrouton, succédait aux forges historiques d’Abesse, à Saint-Paul-lès-Dax. Elle venait compléter le pôle industriel du quartier de La Torte, au sud de la ville, déjà constitué autour de la mine de potasse et de l’usine de traitement du sel gemme (les Salines). Lors de l’inauguration de son nouveau site, elle avait lancé une grande campagne de recrutement qui eut des échos jusque dans la Haute-Lande. Le père, les deux filles aînées et le futur mari de la première, notre père, répondirent ensemble à cet appel et furent embauchés.

La fonderie Boulart avait construit le long de l’usine une cité ouvrière. C’est là que la famille trouva à se loger dans un premier temps. Puis notre père, ayant été mis à pied pour avoir menacé de mort le contremaître qui l’avait traité de « sale étranger » (lui qui était belge !), dut quitter l’usine. Il trouva un nouvel emploi dans les Salines voisines où son beau-père le suivit, par solidarité ou par obligation. Les grands-parents perdirent leur droit au logement mais emménagèrent à peu de distance de là, en contrebas de la route de Saint-Pandelon, dans une petite bâtisse, la ferme Largileyre, qui maintenait dans ce faubourg industriel de la ville un témoignage, désormais saugrenu, de l’habitat rural chalossais, avec ses colombages, sa treille et son toit de vieilles tuiles qui touchait presque le sol. Pour les petits-enfants, cette maison présentait l’indéniable avantage de se trouver à deux pas d’un petit bois au centre duquel poussait un chêne imposant, dont les branches se prêtaient aux escalades des plus jeunes.

 

Chapitre XXIII

Une vie d’errance

Si l’on fait le compte des lieux de résidence, villes ou villages, de notre grand-mère entre la date de son premier mariage et celle de son installation à Dax, on aboutit au chiffre conséquent de neuf : Gotor, Oseja, Viver, Utrilla, Arcos, en Espagne ; Richet, Labouheyre, Ychoux, Dax, en France. Neuf déménagements en 30 ans, de 1901 à 1933. Cette vie d’errance cadre mal avec l’image que l’on se fait habituellement de l’immigré, surtout lorsqu’il provient d’un milieu rural. On l’imagine plutôt quittant son village natal pour rejoindre sans transition son nouveau lieu de résidence. Peut-être cette vision nous est-elle inspirée par certaines migrations intérieures, comme celle qui pousse des habitants des départements et territoires d’Outre-Mer à rejoindre la métropole où les attend un point de chute généralement préparé par des parents déjà installés, mais elle dénote surtout une méconnaissance profonde des modalités variées que connaît le phénomène de l’émigration.

Il faut, cependant, faire une différence entre les déménagements effectués en Espagne et ceux de France. Les premiers semblent imposés par des échecs répétés et s’apparentent à une fuite. Il faut beaucoup de complaisance pour trouver le moindre signe d’une réussite dans les changements successifs qu’Eusebio Garcia imposa à sa famille. Aboutir à Viver ne représente pas précisément une apothéose. Il serait d’ailleurs injuste d’en rendre responsable ses talents de charron ; peut-être subissait-il déjà les effets du mal qui va l’emporter et n’avait-il plus la force requise pour accomplir pleinement un métier particulièrement dur. En revanche, la malheureuse expérience d’Arcos est sans doute imputable à l’incapacité du grand-père Alejandro à subvenir aux besoins de sa famille. Le départ en France apparaît donc comme une suite logique, même s’il représente un saut dans l’inconnu. Ce saut dans l’inconnu équivaut à la reconnaissance tacite d’un échec.

Les changements de résidence en France sont d’une toute autre nature. On y décèle les marques d’un progrès continu. Richet représente le point le plus bas de cette ascension, mais offre des perspectives intéressantes pour l’avenir. Sa ruralité a dû rassurer les nouveaux venus. Elle leur a ménagé une transition vers d’autres lieux plus contraignants en matière d’intégration sociale. La cellule familiale, encore complète, assure une stabilité appréciable dans cet environnement humain et professionnel nouveau, dans lequel les tentations sont rares. Pendant ces six années, la situation du groupe comme celle des individus qui la composent s’améliore. L’argent rentre, les enfants grandissent. Les aînées atteignent l’âge adulte, les plus petits se socialisent peu à peu, prémisse d’une intégration future et réussie. Les étapes ultérieures démontrent que ce cadre initial ne suffit plus, c’est-à-dire, en fin de compte, que le groupe ne subit plus, que ses membres s’offrent même le luxe de projets d’avenir plus ou moins ambitieux. Que cette ambition soit modeste, que la réussite touche inégalement les uns et les autres importe peu. Il ne faut retenir que le saut qualitatif que la nouvelle situation entraîne.

Il existe une seule ombre au tableau. Si chacun des enfants profita, à des degrés divers et selon une chronologie différente, de cette évolution favorable, les parents, eux, font figure de laissés pour compte. L’éclatement du groupe familial finit par leur être fatal. Livrés à eux-mêmes lorsque leurs enfants eurent « pris un état », ils perdirent leur autonomie. Notre grand-mère ne s’accommoda jamais pleinement de cette situation d’assistée.

 

Chapitre XXIV

De la constance dans la difficulté

On aurait pu penser que l’installation en ville, après dix années ou presque de ‘galère’ dans la forêt, se serait accompagnée d’un changement dans la vie du groupe familial et peut-être aussi d’une amélioration des conditions de vie grâce à l’argent accumulé. Ce ne fut vrai qu’en partie.

Dans les deux premières années dacquoises, les deux filles aînées se marièrent et quittèrent à leur tour le noyau familial pour créer leur propre foyer. Désormais, la famille se réduisait au couple des parents et à ses trois enfants. Bref, on se retrouve uniquement entre Muñoz, puisque les filles Garcia ont pris leur envol. Les salaires perdus du fait de l’éloignement des grandes a créé un manque à gagner apparemment insupportable. Ce vide sera donc compensé par l’apport des deux petites qui, pour cette raison, furent retirées de l’école. Ce traitement, qui reproduit à l’identique celui qu’avaient subi les aînées, semble avoir été, cette fois, mal accepté par les intéressées, qui s’étaient sans doute faites à l’idée de mener une vie plus conforme à celle des petits français de leur âge. D’où ce sentiment d’une fatalité qu’exprimait l’une d’entre elles, dans ses vieux jours : « nous étions très pauvres ». Une pareille constatation n’était pas de nature à faire oublier que le chemin d’une assimilation véritable et profondément souhaitée risquait encore d’être long, que, d’une certaine façon, elles n’y parviendraient que lorsque le moment serait venu où chacune pourrait choisir sa propre voie, à l’image des aînées qui, peu ou prou, semblaient avoir dépassé, grâce au mariage, un statut aussi peu enviable.

En attendant, il fallait travailler ferme. Le benjamin lui-même ne fut pas épargné, bien que sa mère lui eût porté une affection particulière du fait de sa difficile survie à la naissance, et aussi parce que c’était le seul garçon et qu’il était le dernier. À peine avait-il obtenu le certificat d’études primaires, qu’on l’engagea dans l’épicerie de gros du Friand. Or, il était si chétif que certains des transports qu’on lui confiait dépassaient ses forces. Une fois devenu, du fait de son seul talent, le gérant de cette importante entreprise, il aimait à évoquer la terrible épreuve, consistant, pour un enfant de son âge et de son gabarit, à transporter un bidon d’huile posé sur le porte-bagages avant d’une bicyclette, de toute façon trop grande sur lui. Il devait s’appuyer de toutes ses forces sur la selle afin d’éviter que le tout ne bascule vers l’avant sous l’effet du poids du bidon. Tout le long du chemin, il serrait les dents et pleurait à chaudes larmes, de fatigue, de rage et d’humiliation mêlées.

Pour les petits-enfants, le souvenir de nos grands-parents est définitivement associé à cette image de la pauvreté. Tout au long de leur vie active, ils ne durent de s’en sortir qu’à l’absence d’ambition et de désirs autres que ceux qu’implique une stricte survie, et, sur leurs vieux jours, à l’aide de leurs enfants, du moins de ceux qui étaient en état de leur en apporter.

 

Chapitre XXV

Les étapes vers l’assimilation

À l’occasion des débats autour de l’immigration, il arrive que l’on entende remettre en cause les principes de l’assimilation ou de l’intégration, au nom de la conservation d’une identité d’origine. J’ai déjà dit plus haut que, pour les cousins, c’est-à-dire la génération qui est née en France, la question ne s’est guère posée ; pour la génération précédente, soit les enfants du second lit, apparemment pas non plus. Pour les plus âgées, un certain clivage semble avoir existé entre les deux aînées, qui sont restées dans la Haute-Lande et ont continué à vivre dans un milieu à dominante espagnole et les deux suivantes, qui ont vécu leur vie d’adulte en ville. Avant de traiter des facteurs qui ont le plus contribué à cette assimilation, je voudrais faire état d’une expérience qui a beaucoup contribué à me faire comprendre la mentalité de nos parents à ce propos.

C’est à une confidence de notre mère que j’ai compris combien l’adhésion de mes parents à leur patrie d’accueil était sincère. Lors d’une de mes visites, je fus étonné de la voir enjouée et diserte, ce qui contrastait radicalement avec cet air absent et las qui fut le sien pendant ces longues années d’hypocondrie qui précédèrent sa mort. Elle se flattait d’avoir eu assez d’appuis dans les services de la mairie pour obtenir à son profit, et accessoirement à celui de notre père, une entorse à la règle qui imposait d’enterrer désormais les défunts dans une annexe suburbaine du cimetière communal. Je découvris alors que la perspective de cet exil définitif la chagrinait et je crus, un moment, que ce pouvait être la cause de sa tristesse habituelle. Toujours est-il qu’elle « avait fait des pieds et des mains » pour obtenir une concession dans « le cimetière de la ville », non loin du centre et, pour ainsi dire, à quatre pas de sa maison. Elle n’était pas peu fière de son succès car les démarches lui avaient valu des manifestations de respect de la part des responsables du service qui lui donnaient un avant-goût de tout le bien que l’on dirait d’elle, une fois qu’elle serait partie. En somme, elle avait eu la joie d’entendre, de son vivant, prononcer son éloge funèbre par des gens dont la compétence était indiscutable. Mais, plus que tout, elle avait acquis droit de cité dans le quartier où, seuls, résident ceux qui forment l’élite de la communauté. On ne pourrait rêver plus complète assimilation.

 

Chapitre XXVI

L’école

Une seule institution se montra accueillante, l’école. Dans un pays où on ne prenait même pas la peine de recenser les nouveaux venus, elle seule fit une place à ces étrangers et, en leur donnant la possibilité d’acquérir la langue française, leur permit d’envisager qu’un jour, ils ne seraient plus considérés comme des intrus.

Une fois la famille installée à Richet, les deux petites, âgées respectivement de 7 et 5 ans à leur arrivée, furent scolarisées à l’école du Brous. Elles furent les premières de la fratrie à bénéficier d’une scolarisation régulière, car les aînées en avaient été privées. Un changement d’attitude aussi radical chez des personnes qui avaient vécu jusque là dans un pays où la scolarisation des enfants n’était pas universelle démontre, s’il en était besoin, combien les principes énoncés par les lois laïques – enseignement primaire gratuit et obligatoire de 6 à 12 ans – étaient entrés non seulement dans la législation mais aussi dans les mœurs de la France d’alors. Il était exclu que quiconque y échappât.

Pour en avoir souvent parlé avec nos parents, nous pouvons témoigner de la satisfaction que leur produisait le fait d’avoir pu offrir à leurs enfants une instruction qu’ils auraient eux-mêmes voulu recevoir. Une des raisons de leur attachement à leur pays d’accueil tenait principalement à ce fait qu’ils considéraient comme le critère premier pour apprécier le degré de civilisation d’un pays : il y avait ceux qui fondaient l’ascension sociale sur le mérite acquis dans des écoles ouvertes à tous et ceux qui le réservaient à une élite du sang ou de l’argent. En somme, le principe de ‘l’école pour tous’ jouait, à l’époque, un rôle équivalent à celui qu’on accorde aujourd’hui, non sans quelque confusion, à celui de démocratie.

Si les trois petits eurent droit à une scolarité, celle-ci fut interrompue pour les deux filles. Elles n’eurent pas le loisir d’aller jusqu’au terme de l’école primaire. Dès avant le déménagement à Dax, la plus grande dut quitter l’école pour travailler à la fabrique de caisses. Une fois la famille installée à Dax, elle sa cadette furent placées à l’épicerie Le Friand, puis dans une fabrique de balais. Seul le petit dernier put poursuivre jusqu’au certificat d’études, qu’il obtint d’ailleurs brillamment. Faut-il attribuer ce traitement de faveur au fait que c’était un garçon ou à une intégration plus forte ? Les deux facteurs ont sûrement joué. Mais les parents n’avaient ni les moyens ni probablement même l’idée de lui permettre de poursuivre ses études au-delà. Il faudra attendre l’évolution des mentalités et de la politique d’éducation pour que cette possibilité soit offerte aux enfants de milieux aussi modestes. La génération suivante sut en profiter pleinement.

 

Chapitre XXVII

Apprentissage et pratique du français

Les bienfaits de la fréquentation scolaire se mesurent facilement au degré de maîtrise que ses premières bénéficiaires acquirent du français. Les deux plus jeunes des filles ignoraient la langue tout autant que leurs parents et que leurs sœurs aînées, mais elles apprirent à la manier sans enseignement spécifique, au simple contact de leurs camarades de classe et à l’écoute de leur maître, pendant leur courte scolarisation. Ce bain linguistique a creusé un véritable fossé entre les plus jeunes et leurs aînés, que nous, enfants de la génération suivante, avons pu apprécier directement.

Nos grands-parents parlaient assez le français pour se faire comprendre mais cette connaissance se limitait aux mots indispensables à la communication et excluait de fait la maîtrise de la phonétique et de la syntaxe. Chez eux, nulle concurrence entre le système du français et celui de l’espagnol, ce dernier restant dominant. Pour illustrer ce fait, on raconte une anecdote sur notre grand-mère. Elle aimait marchander, y compris dans les magasins à prix affichés, à la grande honte de ses filles chargées de l’accompagner dans ses achats. Un jour, elle s’arrêta devant un étal, prit un air intéressé et s’adressa à la vendeuse : « Combien ça ? Trente ? ». « Non, madame, quatre-vingts ». Elle se pencha pour scruter le chiffre, se redressa puis, s’éloignant avec un port de reine, asséna à son interlocutrice un méprisant : « Oh, quel houit más mal fait » (littéralement : « quel huit plus mal fait »), reproduisant ainsi une construction superlative du meilleur effet en castillan, mais qui dut paraître incompréhensible à la marchande française.

Les deux aînées étaient arrivées trop âgées pour acquérir un bon français, d’autant que, une fois mariées, l’essentiel de la communication avec leurs voisines campagnardes se ferait en patois local. L’emploi occupé par la troisième, notre mère, chez des patrons français la plongea dans un bref bain linguistique dont elle sut tirer parti. Seules quelques associations de phonèmes lui résistèrent jusqu’au bout, tels le sp– initial (« espécial » pour « spécial »), le –x- intervocalique prononcé –ts– (« tatsi » pour « taxi »). En outre, certains noms propres se refusaient à elle, au grand bonheur de ses petits-enfants chez lesquels ses tentatives toujours vouées à l’échec provoquaient une hilarité irrépressible, qu’elle partageait d’ailleurs volontiers avec eux. C’était le cas de « Chaban-Delmas » et de « Servan-Schreiber » et, plus généralement, de l’association entre sifflantes, palatales (chuintantes) et nasales.

Sa cadette connut une autre sorte de bain linguistique en épousant un français, mais finit par se remarier avec un combattant de la Guerre Civile qui se montra toujours embarrassé par la pratique de la langue de son pays d’accueil. Ainsi, les quatre sœurs aînées subirent, en quelque sorte, le handicap de vivre avec des conjoints espagnols. Leur meilleure connaissance du français leur conférait un statut de porte-parole du couple, du moins tant que leurs enfants ne furent pas en état de s’en charger, mais la pratique quotidienne d’un espagnol de plus en plus approximatif avec le temps ne leur permit pas d’atteindre la qualité d’expression auxquelles elles auraient peut-être pu prétendre si elles avaient vécu dans un contexte exclusivement ou majoritairement français.

Les trois plus petits enfants du couple ne connurent pas ce handicap. Ils avaient émigré assez jeunes pour acquérir un bon niveau de langue française ; de plus, ils se marièrent à des conjoints français, dont aucun ne pratiquait l’espagnol. Pour eux, le système du français déplaça celui de l’espagnol qu’ils avaient reçu dans leur petite enfance et finit par se substituer à lui. Même s’ils continuaient à pratiquer l’espagnol avec leurs parents, leur connaissance de cette langue s’appauvrit irrémédiablement. Que je sache, ils n’ont jamais cherché à l’employer avec leurs enfants, contrairement à leurs aînées qui, à la maison, utilisaient spontanément leur langue maternelle, contraignant leurs enfants à une très salutaire gymnastique linguistique et intellectuelle.

La cassure déjà signalée entre les enfants des deux lits s’est donc perpétuée, sous l’article de la langue, dans la génération suivante. Cette différence entre cousins n’entraîna aucun clivage entre nous, mais elle compliqua quelque peu la communication entre les petits cousins ‘français’ et leur grand-mère. Leur connaissance de la langue de Cervantès (et accessoirement de celle de leur mère) se limitait à quelques formules péremptoires que la mémé assénait d’entrée de jeu pour éviter tout excès, à ses yeux du moins, de la part de ses petits-enfants. « Siéntate y estate quieto » (« Assieds-toi et reste tranquille ») ; « come, calla y no te manches » (« mange, tais-toi et ne tache pas tes vêtements ») représentaient à peu près tout le bagage linguistique espagnol qu’ils avaient reçu de leur grand-mère. Ils en riaient. Nous qui avions une meilleure connaissance de la langue espagnole et pouvions, de ce fait, dialoguer avec notre grand-mère, ne pouvions nous empêcher de considérer cette lacune de nos petits cousins exclusivement francophones avec un certain sentiment de supériorité.

 

Chapitre XXVIII

De l’usage des prénoms

Un autre trait d’assimilation lié à la langue, et qui semble avoir peu intéressé les spécialistes jusqu’ici, concerne l’usage des prénoms. Contrairement à l’exécrable tendance actuelle qui consiste à donner à ses enfants des prénoms sur le seul critère de la « joliesse », alors qu’il ne s’agit, le plus souvent, que de céder aux injonctions d’une mode, souvent télévisuelle, à l’époque, on veillait encore à fournir au nouveau-né l’occasion de s’identifier à une tradition géographique ou familiale, à un lieu ou à un ancêtre proche ou lointain, lui fournissant ainsi un « repère » fort utile pour sa socialisation et pour la formation de sa personnalité. L’inconvénient de ce système, qui a, par ailleurs, infiniment d’avantages, est qu’il n’est pas toujours exportable en l’état. La culture anglo-saxonne, à dominante protestante, affectionne les prénoms bibliques. Les cultures latines, marquées par le catholicisme, lui préfèrent des noms tirés du martyrologe.

Le passage de la langue espagnole à la française se fait généralement par une traduction pure et simple du prénom : ‘Antonio’ donne ‘Antoine’ ; ‘Catalina’, ‘Catherine’ ; ‘Gregorio’, ‘Grégoire’, etc. Les cas d’homonymie obligent à apporter quelques aménagements à cette règle. Pour distinguer le fils du père, notre grand-père était désigné par le prénom, Alejandro, et son fils par le diminutif, Alejandrito. Rien que de très naturel. Plus intéressant est le fait que notre oncle ait eu droit à la traduction, Alexandre, alors qu’il ne nous serait jamais venu à l’idée d’appeler son père autrement qu’avec la forme espagnole. Seule concession à la francisation, nous appelions nos grands-parents, à la mode landaise, « pépé » et « mémé », ce qui marquait une évidente rupture avec la pratique espagnole. En revanche, nos grands-parents paternels avaient conservé la désignation espagnole : abuelito et abuelita. J’ignore pourquoi, mais je suppose que ce fut un choix de ces derniers, alors que mes parents maternels n’eurent aucune exigence de ce point de vue.

Cependant, nos deux cultures présentent certaines différences. L’exemple le plus flagrant concerne les prénoms féminins. Si, dans nos deux pays, les petites filles portent souvent le nom de Marie, en France celui-ci est associé à un autre prénom, alors qu’en Espagne il est associé à un avatar de la Vierge. De ce côté des Pyrénées, on a des Marie-Louise, Marie-Anne, voire Marie-France, alors que, de l’autre côté, on trouvera des María de la O, María de la Concepción, María de los Dolores.

Ces différences, lorsqu’elles sont perçues comme incompatibles avec les pratiques de la langue d’accueil, font l’objet d’une substitution pure et simple, selon des modalités variées. Le premier prénom peut disparaître au profit du second. Le phénomène existe dans la première génération : ‘Victoriana Luisa’ devient ‘Louise’. On le trouve aussi dans la suivante, celle des cousins, mais il est vrai qu’elle concerne l’aîné parmi les cousins, c’est-à-dire le plus proche de la tradition d’origine (il est né en 1929) : Gregorio Pedro n’était connu de nous que sous le prénom de Pedro (ou Pierrot). En cas de prénom féminin composé, l’avatar de la Vierge disparaît : ‘María de la Consolación’ devient ‘Marie’ tout court ; il peut aussi se maintenir au prix d’une transposition, ‘Consuelo’. C’est le cas d’une de nos tantes. La première solution est réservée à ses neveux (‘tatie Marie’) ou à ses sœurs, lorsqu’elles lui adressent la parole en français (‘Marie’). En revanche, lorsqu’elles s’adressent à elle en espagnol, elles l’appelleront ‘Consuelo’.

Ces subtilités, qui font tout le charme d’une conversation, dénotent le refus de sacrifier sur l’autel de la facilité en généralisant une formule unique. Elles démontrent aussi que le ‘biculturalisme’ n’a pas complètement disparu dans ces familles d’immigrants, puisque l’on tente de faire coexister des pratiques différentes en tenant compte du contexte de leur réalisation. Reste la substitution pure et simple d’un prénom jugé inadaptable à la nouvelle réalité. C’est le cas de ‘Saturnina’ qui s’est traduit par ‘Aline’, dans le but, sans doute, de ménager une similitude à travers une terminaison traitée à l’instar d’une rime.

Ce traitement du prénom est assez généralisé pour que nous ayons pu aussi l’observer dans notre famille paternelle. Ce qui est plus surprenant, c’est que, dans la famille maternelle, il n’est pas absent non plus de la génération des petits-enfants, dans laquelle on trouve certains écarts surprenants entre l’état-civil et le prénom d’usage : Eugène pour Eusebio (qui était pourtant le prénom de son père), Antoinette pour Consuelo, André pour Antoine. Il est vrai que tous ces exemples, et il n’y en a pas d’autres, sont circonscrits aux enfants des deux filles aînées, c’est-à-dire celles qui ont conservé, du fait de leur âge lors de l’émigration mais aussi de la nationalité de leurs conjoints, la plus grande proximité avec le passé espagnol.

Il n’en reste pas moins que nous n’avons pu percer à quel moment ni sous quelle forme s’est réalisée cette conversion des prénoms. S’est-elle faite de façon concertée, par exemple sous l’influence d’un parrain ou d’une marraine ? À la demande des enfants ? À la longue, par l’usage ? Il est fascinant de constater qu’un phénomène, somme toute, aussi courant conserve encore son mystère, et réjouissant de voir combien les relations sociales, par leur seule dynamique, peuvent s’enrichir, pour peu qu’elles ne soient pas laminées par une ‘mondialisation’ fondée sur une inculture généralisée.

 

Chapitre XXIX

Portraits

Notre grand-mère était aussi coquette que notre grand-père Muñoz était négligé. L’une inspirait le respect et parfois même la crainte ; l’autre attirait la sympathie et une certaine commisération. L’une était habile de ses mains ; l’autre, inapte aux travaux manuels. Elle avait le sens de l’autorité ; lui, en était dépourvu au-delà de l’imaginable. Ce couple apparemment aussi mal assorti, imposé par les circonstances, reste pourtant dans mon souvenir indissolublement lié.

Le grand-père Muñoz n’était pas armé pour faire face aux dures réalités de la vie. On doit à la vérité de dire qu’il ne se plaignait pas du triste sort que cette incapacité congénitale entraînait pour lui. Il se contentait de peu et savait tirer parti de ses handicaps. Son fils nous racontait que, malgré le mal qu’il se donnait, il n’est jamais parvenu à allumer la cuisinière avant de partir, aux aurores, au travail et qu’il a donc, par tous les temps, pris son café au lait froid. La perte d’un œil l’empêchait de voir le côté négatif des choses, mais ne lui laissait rien perdre de ce qui méritait être vu. Une atrophie congénitale l’avait à peu près privé du sens du goût. Il en profitait pour ingurgiter les bas morceaux et les parties les plus grasses des viandes, qu’on lui réservait systématiquement. Il poussait la complaisance jusqu’à faire mine de les apprécier et de les préférer aux meilleurs morceaux. Il était, par ailleurs, assez discret pour ne pas manifester publiquement la peine qu’il pouvait éprouver à voir les conséquences que ses carences entraînaient pour les siens. Il essayait, tant bien que mal, d’en compenser les effets en se montrant toujours aimable, gai, quitte à s’interposer lorsque notre grand-mère, qui était douée d’un caractère peu porté à l’indulgence, prétendait sévir contre tel ou tel de ses enfants, au risque de prendre au passage quelque réprimande ou même quelque bourrade égarée.

Notre grand-mère avait les qualités requises pour supporter dignement un sort aussi difficile. Elle jouissait d’une résistance physique à toute épreuve, même si, sur ses vieux jours, elle abusa de l’aspirine qui était, à l’entendre, le seul remède avec les infusions de tilleul capable de lui faire oublier ses rhumatismes et ses maux de tête. Elle ne manquait pas de talent ni de ressources dans le domaine pratique. On raconte qu’il lui suffisait de voir un pull-over sur une personne croisée dans la rue, quitte à se retourner pour mieux la voir de dos, pour en tricoter un semblable à son retour à la maison. Grâce à ces dons, les enfants étaient habillés à peu de prix. Elle n’avait pas d’états d’âme, ce qui lui conférait un moral de fer. On ne se rappelle pas l’avoir vu pleurer, peut-être parce qu’elle avait connu, en ce funeste Noël 1914, le malheur dans sa réalité la plus cruelle et qu’elle avait pris l’habitude, depuis, d’apprécier les coups du sort en les rapportant à cette référence indépassable. Son sens des réalités lui épargnait les illusions et lui faisait apprécier, dans toute leur étendue, le moindre bienfait accordé par les circonstances.

Elle comptait aussi sur le recours d’une foi religieuse et d’un panthéon très personnel pour la protéger des menaces extérieures. C’est ainsi qu’elle ne s’endormait jamais sans adresser à haute voix une prière à sainte Monique, que notre cousine qui hérita ce prénom a retenue :

Santa Mónica gloriosa

madre de san Agustín,

a Dios le entrego mi alma

cuando me voy a dormir.

Si me duermo, despertadme,

si me muero, perdonadme

« Sainte Monique glorieuse

mère de saint Augustin

je remets mon âme à Dieu

lorsque je vais m’endormir.

Si je m’endors, réveillez moi,

si je meurs, pardonnez-moi ».

Ceux de ses petits-enfants qui partageaient occasionnellement sa chambre ou même son lit, craignant de la trouver morte au réveil, ajoutaient leurs propres prières à Dieu, afin qu’Il eût la bonté de repousser l’inévitable échéance à une date ultérieure.

Il est vrai qu’elle passait pour ne pas dédaigner certaines forces occultes auxquelles elle croyait. Les plus grands le savaient. On leur avait rapporté certaines scènes s’apparentant à des crises d’hystérie collective mal faites pour les rassurer sur ce chapitre.

 

Épilogue

À la fin des années trente, à peine plus de dix ans se sont écoulés depuis cette pluvieuse soirée de janvier 1925, où la famille au grand complet débarquait sur le quai de la gare de Pissos. Pourtant il ne subsiste plus rien ou presque de la situation de départ. La cellule familiale primitive a éclaté et s’apprête à se vider du reste de sa substance, puisque les deux filles du couple Muñoz se seront mariées au début de la Seconde Guerre. Seul le petit dernier restera auprès de ses parents. Notre grand-mère, qui avait été choisie comme l’élément central de cette histoire, a cessé d’en être la protagoniste principale, ce qui nous oblige à mettre un point final à ce récit, tant il est vrai qu’on ne pourrait le poursuivre au-delà sans en changer fondamentalement le sens et la portée, puisqu’il était consacré à l’étape migratoire de l’histoire de la famille. La suite, si jamais elle est écrite, sera une autre histoire.

On ne peut, cependant, clore ce bref récit sans évoquer la Guerre Civile espagnole qui eut une influence considérable sur tous les immigrés espagnols installés si près de la frontière. La victoire du franquisme dissuada nos « exilés de la faim » des années 20 de retourner en Espagne. Les nouvelles de l’arbitraire qui s’était abattu sur ce pays et de la misère qui y régnait convainquirent ceux qui caressaient encore l’espoir d’y revenir qu’il valait mieux renoncer. Si ce tragique conflit n’avait pas eu lieu et si la République avait pu continuer à réaliser ses réformes, il est possible que certains retours auraient eu lieu. C’était désormais inimaginable.

Une autre conséquence de la défaite des armées républicaines fut de créer entre les émigrés déjà installés et ceux qui venaient d’arriver une solidarité de fait qui ne se démentira jamais par la suite. Il en résulta une politisation des premiers qui, pris jusque là dans l’urgence de cette économie de subsistance que j’ai déjà évoquée, n’avaient, sauf exception, guère manifesté d’intérêt particulier pour la chose publique.

Cette politisation s’accompagna aussi parfois d’un abandon ou d’une mise entre parenthèses de la pratique religieuse. Tous les enfants du couple avaient été baptisés. Les mariages furent tous célébrés à l’église. Ces manifestations de foi ne dépassaient, cependant pas, sauf peut-être pour la grand-mère, une approche purement ‘sociologique’ de la religion, proche de celle que pratiquait la population locale. Bref, la religion ne faisait pas débat, comme on dit. L’arrivée des combattants républicains exilés dont une bonne proportion était résolument athée, l’effet de repoussoir produit par le régime franquiste, une meilleure familiarisation avec la laïcité à la française firent que, dans certains des jeunes couples, le lien avec la religion se distendit nettement, au point que certaines cérémonies telles que baptêmes et communions n’étaient plus que prétextes à des retrouvailles joyeuses entre frères et sœurs géographiquement séparés. Mais c’est dans la génération des petits-enfants devenus adultes que la déchristianisation se manifesta le plus clairement, au point de conférer un caractère exceptionnel à une pratique active chez certains d’entre eux.

Un autre effet de la Guerre Civile fut de conduire la population d’anciens émigrés, au moment où paradoxalement elle était en train d’acquérir une certaine maîtrise du français, à renouer au quotidien avec la pratique de l’espagnol, afin de communiquer avec les nouveaux venus qui ne parlaient que leur langue maternelle. Cet aller-retour entre les deux langues, pratiquées, qui plus est, à un faible niveau, du fait de l’analphabétisme régnant, donna lieu à un sabir hispano-franco-gascon, dans lequel le calque et l’emprunt d’une langue à l’autre jouent un rôle prépondérant, avec les effets les plus réjouissants qui soient.

Le grand-père ayant atteint l’âge de la retraite au début des années 1940, nos grands-parents traversèrent les années de la Guerre Mondiale tant bien que mal, grâce à l’aide active de leurs enfants. À la Libération, ils intégrèrent un modeste appartement du quartier Saint-Pierre, rue de la Croix-Blanche, au centre-ville de Dax. C’est là que la majorité d’entre leurs petits-enfants avons le plus de souvenirs : le goût du pain perdu que confectionnait la grand-mère ; les parties de billes sur le plancher passablement pentu de la cuisine ; l’image aussi de notre oncle, à la Libération, revêtu de l’uniforme, avec son bonnet de police crânement posé sur le côté. C’est là que notre grand-père mourut le 1er août 1951. Après sa mort, notre grand-mère, percluse de rhumatismes et dépourvue de ressources suffisantes pour conserver son autonomie, vécut avec son fils, désormais marié, puis avec une de ses filles, chez qui elle mourut le 25 juin 1958.

Elle, qui avait tant donné de force et d’énergie aux siens pour les tirer de la misère, acceptait mal de devoir dépendre de l’aide de ses enfants. Elle s’en vengeait en manifestant souvent une certaine humeur. Aussi, jusqu’à son dernier jour, jusqu’à son dernier geste, au moyen duquel elle prit congé de la vie, elle chercha à préserver l’apparence d’une indépendance qui lui avait paradoxalement définitivement échappé au moment où ses enfants avaient conquis la leur.

 

Postface

Lettre à mes cousins

J’ai écrit le récit qui précède en pensant à vous. J’ai cru que, comme moi, il vous plairait de mieux connaître dans quelles circonstances nos parents respectifs étaient venus de leur lointain pays d’origine vers les Landes où nous tous sommes nés, et où la plupart d’entre nous avons choisi de vivre, de nous marier et d’y élever nos enfants. Il serait excessif de dire que cette question nous taraudait, il n’en reste pas moins que cette histoire commune a contribué à maintenir entre nous un lien que le temps n’a pas rompu. L’âge venant, nous avons plaisir à nous retrouver, même lorsque nos relations ont été interrompues pendant de longues années. Or, ce que nous savions de ce passé désormais lointain était très partiel et tenait souvent plus de la fiction que de la réalité. Il s’agissait donc de rétablir autant que possible les faits, tant qu’il était encore possible de recueillir certains témoignages de première main.

J’ai écrit ce petit livre en pensant à nos enfants, pour qu’ils ne nous reprochent pas de les avoir laissés dans l’ignorance d’un passé qui les concerne aussi. Certains s’en désintéresseront ; d’autres, au contraire, seront heureux de découvrir des personnages et des événements qu’ils n’ont pas connus ou dont ils n’ont qu’une vague idée. Peut-être souhaiteront-ils en savoir plus et envisageront-ils autrement leur relation avec leurs propres parents.

Si j’ai écrit ces pages en pensant à vous, je tiens à préciser je ne les ai pas écrites en votre nom. Aucun d’entre vous ne doit se sentir engagé ni par la forme que j’ai donnée au récit ni par son contenu. Si telle avait été mon intention, je vous aurais soumis le texte. Je ne l’ai pas fait pour plusieurs raisons. La principale est que je ne voulais pas m’exposer à devoir y introduire des éléments discordants, tant il est vrai que chacun, en donnant son avis, aurait orienté dans un sens particulier un récit qui, de ce fait, aurait perdu toute sa cohérence et, par conséquent, une grande partie de son intérêt. Au reste, j’ai veillé à ne pas trop m’écarter de la documentation, principalement des documents d’état-civil, sur laquelle je me suis appuyé. J’ai aussi recueilli des témoignages, mais je ne les ai inclus qu’après vérification. Enfin, j’ai revisité les lieux concernés, dont beaucoup m’étaient déjà familiers, en Espagne comme en France, pour ne pas commettre d’erreur. Je fais d’ailleurs référence à mes enquêtes dans le cours de mon récit.

Vous pourrez me reprocher de n’avoir pas tout dit mais, je l’espère du moins, pas d’avoir travesti la vérité. Vous observerez que je ne m’étends guère, ayant choisi à dessein une formulation synthétique. J’ai fait une exception pour certains chapitres dans lesquels j’ai cédé à la tentation de la littérature. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais, outre qu’il est toujours difficile de renoncer à sa vocation profonde, je me voyais mal ne pas tirer parti de certains personnages et certaines situations qui se prêtaient à un traitement de cette nature. C’est ainsi qu’il vous arrivera aussi de sourire parfois, comme aimaient à le faire nos parents eux-mêmes quand ils évoquaient en commun certains épisodes de leur vie passée.

J’ai voulu aussi apporter une contribution, très modeste au demeurant, à un débat qui agite notre pays, depuis que l’État a choisi de se défier de toute personne étrangère désireuse de venir travailler chez nous pour fuir la misère. Du fait de notre histoire, nous ne pouvons pas rester indifférents au sort de ces personnes et nous empêcher de penser que, si on avait appliqué alors la législation d’aujourd’hui, nos grands-parents et leurs enfants auraient été refoulés à la frontière : le manque de qualification, l’ignorance du français, le regroupement familial, autant de raisons pour renvoyer tout ce beau monde d’où ils venaient. Il y a là, pour le moins, matière à réflexion.

Enfin, je ne vous cacherai pas que je reste perplexe devant le comportement de certains immigrés récents. Leur réticence à adopter les mœurs de notre pays, bref de se fondre dans ce creuset qui, depuis des siècles, façonne une identité française à partir de minerais d’origine diverse, me trouble, au point de me demander si notre génération n’a pas été la victime d’une illusion ou la dupe d’une manipulation. On lui aurait fait croire, par intérêt bien senti, que seul le renoncement à une histoire ancestrale lui donnerait le droit de se reconnaître français et qu’en agissant ainsi, elle perdait sa véritable raison d’être, que seules ses « racines » étaient susceptibles de lui donner. J’ai plutôt le sentiment que cette revendication des origines comme critère d’identification nous détourne de l’essentiel, à savoir de l’adhésion à un système de valeurs applicables à tous les êtres humains, quelle que soit la région où ils vivent, qui lui permettent de se réaliser tout en contribuant à un véritable progrès de l’humanité toute entière. Le bénéfice que les membres de notre famille ont tiré de cet état de fait en deux générations montre qu’il ne s’agit nullement d’une illusion. Cette conviction ne nous éloigne d’ailleurs pas de notre histoire ; bien au contraire, elle s’en nourrit, car toute expérience humaine est source d’enrichissement. Je souhaite que celle que je rapporte ici nous aide à mieux nous orienter dans la confusion idéologique ambiante.

 



[1] Parmi les petits-enfants, c’est-à-dire mes cousins, mon frère et moi, on trouve des Escolano, des Garcia, des Sánchez, des Requena, des Ballesteros, une Muñoz ; à côté de cette foison de noms espagnols, seuls deux noms français : Saint-Palais et Labagnère.

[2] Ce discours s’applique à la génération des cousins, car j’ai cru discerner chez certains de leurs enfants, un certain « retour » vers l’Espagne, dans lequel les relations sentimentales jouent un rôle non négligeable. Mais c’est une autre histoire, qui dépasse la cousinade.

[3] Ou arrière-grand-mère ou bisaïeule, au choix.

[4] Dans l’acte de naissance de Catherine, il est simplement signalé que ses parents habitent calle del Castillo (s/n); il n’y est fait aucune mention de la grand-mère. Cela aurait pu être le cas si le couple résidait chez elle.

[5] L’acte de naissance de Victoriana Luisa contient des données erronées, puisqu’il affirme que la mère de l’enfant à 33 ans, ce qui l’aurait fait naître en 1877. En réalité, elle a 29 ans, étant née en 1881.

[6] Velilla de Medinaceli, pour notre grand-père Eusebio García ; Utrilla, au haut de la carte, pour notre grand-mère Luisa et son second mari, Alejandro. Judes, à l’est, est lieu de naissance de notre père et Arcos de Jalón, la ville d’où les deux familles, maternelle et paternelle, partirent vers les Landes.

[7] Par ailleurs, l’acte de mariage entre Luisa et Alexandre, en date du 21 novembre 1916, ne mentionne la présence d’aucun ascendant des époux lors de la cérémonie, contrairement à l’acte du précédent mariage, dans lequel il est précisé que les parents des deux époux sont témoins.

[8] Qui sait même si le retour de Luisa et ses enfants ne répondait pas au désir de sa mère, devenue veuve, de se voir accompagnée et soutenue dans sa solitude pendant ses vieux jours ?

[9] Lescarret, Jean-Pierre, « L’activité verrière dans le canton de Pissos au XIXe siècle ». Bulletin de la Société de Borda, n° 452, année 1999, 1er trimestre, p. 5.

[10] In Champagne, Guy, Quand la Grande Lande changeait. La métamorphose du bourg de Pissos entre 1840 et 1906. Ondres : Éditions du Pont battant, 2006, p. 109.

[11] On croit deviner, sur l’affiche de courses hippiques, la date du dimanche 26 septembre 1926. L’affiche peut dater de l’année antérieure.

[12] En bas, à gauche : la mère, Luisa est entourée de sa deuxième fille, Louise, debout derrière elle, et des deux petits derniers, Aline (Saturnina) et Alejandrito. En bas à droite, Consuelo s’appuie sur l’épaule de son père, Alejandro. Debout, à la gauche de la mariée, Elvire et Laure.

Rubans rouges

José LÓPEZ PINILLOS (PARMENO)

 

(Rubans Rouges)

 

Nouvelle publiée dans la collection La novela corta, 14 octobre 1916

 

Édition, traduction et commentaire de Michel GARCIA

 

 

AVANT-PROPOS

Pour la très modique somme de 5 centimes de pésète, la « Revue hebdomadaire littéraire » La Novela Corta, fondée à Madrid au début de l’année 1916 par José Urquía, proposait, chaque samedi, dans un fascicule d’une trentaine de pages, le texte inédit d’un auteur reconnu. Le samedi 14 octobre, le fascicule n° 41 publie Cintas Rojas (Rubans Rouges), de José López Pinillos, qui figure parmi les collaborateurs exclusifs de la revue sous la rubrique des « journalistes illustres ». Imprimés sur du mauvais papier, y compris la couverture, illustrée par le visage de l’auteur qui déborde des limites de la page, le tout retenu par une seule agrafe centrale, ces textes n’étaient pas appelés à survivre aux manipulations des lecteurs auxquels ils parvenaient. Aussi furent-ils souvent repris dans des recueils ultérieurs de leurs auteurs, voire, pour les plus illustres d’entre eux, dans leurs Œuvres complètes[1]. José López Pinillos (1875-1922) mourut trop jeune pour avoir pu réserver une fin aussi honorable à ses créations ; c’est donc au hasard, qui est la providence des lecteurs curieux, que je dois d’avoir trouvé, il y a fort longtemps déjà, dans une boîte de bouquiniste de la Cuesta de Moyano, à Madrid, un exemplaire encore en état d’être lu, provenant sans doute des invendus du fonds éditorial[2]. La lecture de ces pages m’impressionna profondément et durablement, car elles dressaient avec une remarquable efficacité le processus qui mène un individu « normal » aux pires excès criminels.

Ce parti-pris d’objectivité, c’est-à-dire de curiosité sans complaisance, un observateur de la nature humaine tel qu’André Gide ne l’aurait pas désavoué. De fait, il y a lieu de penser que López Pinillos s’est inspiré, non seulement d’un fait-divers déjà ancien (1890), qui eut pour théâtre une orangeraie des environs de Cordoue, mais aussi d’un fait-divers récent à l’époque où il rédige la nouvelle (l’affaire Redureau), qui intéressa au plus haut point l’écrivain français, encore impressionné par son expérience de juré d’assises. Pareille coïncidence méritait d’être soulignée et commentée, car l’assassin français a fourni plusieurs traits au protagoniste Rubans rouges.

Cette nouvelle sortit de son complet oubli lorsqu’il fut établi qu’elle avait inspiré pour une part non négligeable le roman de Camilo José Cela, La familia de Pascual Duarte (1941), ce que son auteur et futur Prix Nobel (1989) reconnaissait volontiers. Cette révélation aurait dû susciter un regain d’intérêt pour ce texte, pourtant, il n’a fait l’objet que d’une seule réédition, tardive et relativement confidentielle, parmi d’autres nouvelles du même auteur[3]. Il n’a jamais été traduit en français. Qu’un écrit de si modeste apparence, publié dans des conditions aussi précaires, ait pu, tant soit peu, influencer l’œuvre qui marque un tournant décisif dans la création romanesque espagnole du xxe siècle, ne devrait pourtant pas laisser indifférent.

Si, de surcroît, des rapprochements s’imposent avec la prose narrative française contemporaine du roman de Camilo José Cela, ce texte cesse d’être l’illustration d’un fait-divers purement espagnol, pour inspirer une réflexion sérieuse sur le traitement littéraire d’un phénomène qui, deux guerres mondiales et une Guerre civile plus tard, a débordé les frontières nationales et touche tant l’Espagne que la France : la violence des individus dans ses manifestations les plus irrationnelles.

 

NOTE À LA TRADUCTION

La langue de López Pinillos associe des registres contrastés, à l’image de la diversité de sa création : journalistique, dramatique, littéraire. Notre traduction cherche à les rendre perceptibles, sans pour autant les exacerber, tant il est vrai que la fidélité au style de Parmeno ne vaut pas adhésion à ses partis-pris esthétiques, comme la fréquente recherche de l’effet pour l’effet ou la facture exagérément dramatique des dialogues, avec la récurrence quasi systématique des termes échangés.

La principale difficulté pour le traducteur réside dans la langue des personnages rustiques. López Pinillos affectionne dans ses œuvres la transcription du parler populaire andalou, jusques et y compris dans sa phonétique. La substitution du « c » interdental par « s » (« Sintas » pour « Cintas ») ; celle du –l- par –r- (« er arma » pour « el alma ») ; la chute du -r final de l’infinitif, remplacé par un accent (« ayudá » pour « ayudar ») ; la chute du -d- à la terminaison des participes (« tenío » pour « tenido »), mais aussi dans la catégorie du nom ou de l’adjectif (« testarúos » pour « testarudos »), ou de l’adverbe ou adjectif (« to » pour « todo ») ; la substitution du « b » initial par « g » (« güeno » pour « bueno ») ; celle de l’aspirée par « j » (« ajogo » pour « ahogo ») sont quelques traits parmi les plus fréquents. Pareille option est inaccessible au traducteur, sauf à choisir de faire parler ses personnages en un français patoisant. Mais, dans ce cas, sans vraisemblance aucune, sachant que toutes les références géographiques renvoient à Cordoue et à ses environs. On a donc choisi de prêter aux personnages rustiques une langue parlée, telle qu’un lecteur français d’aujourd’hui puisse l’identifier et la distinguer de celle du narrateur.

Nous explicitons en note ce que nous n’avons pu rendre exactement ou ce qui pourrait paraître obscur à un lecteur peu familier avec la pratique langagière andalouse.

 



[1] À titre d’exemple, la nouvelle Luz de domingo (Lumière du dimanche), parue dans la fascicule n° 13, en date du 8 avril 1916, figure dans le volume des Œuvres complètes de son auteur, Ramón Pérez de Ayala.

[2] Il en existe neuf exemplaires à la Bibliothèque Nationale, provenant sans doute du dépôt légal.

[3] López Pinillos, José, Novelas cortas andaluzas. Étude et édition de Sánchez Bautista, Fernando José. Sevilla: Guadalquivir Ediciones, 1999.




Rubans Rouges

Nouvelle inédite

de

José López Pinillas (Parmeno)

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A Don Francisco Vigueras

 

I

Dès que le jeune valet fut parti, Rafael Luarca, qui le surveillait, les yeux mi-clos, se redressa et sauta de sa couche. Le soleil enfonçait déjà la roseur de ses épées matinales dans la chaumière, teignait de pourpre le grabat et se glissait dans le tunnel sombre qui menait à l’écurie. Au-dehors, les coqs se lançaient des défis, les deux mules grognaient de plaisir au frais, sous le dais d’un vénérable chêne-liège, les hirondelles folâtraient, se balançant dans le vent, et les abeilles sortaient de leurs laboratoires obscurs pour entreprendre leur tâche mirifique[1].

Rafael roulait consciencieusement sa cigarette, lorsqu’il entendit la voix de son oncle.

¬Eh, Alguazil[2] ! Bien le bonjour. Tu pourrais me saluer, je ne suis pas le loup.

¬Mille pardons, je ne t’avais pas vu. Bonne et sainte journée à toi.

¬Tu vas à Cordoue ?

¬A la foire, acheter un jeune mulet.

¬Bonne chance.

¬Que Dieu te protège. Je te ramènerai Rubans Rouges couché dessus, occupé à cuver son vin.

Alguazil éclata de rire et l’oncle, tout en riant lui aussi, répliqua :

¬Pour le coup ! Si Rubans ne trouve pas une mine d’or pas plus tard que ce matin, m’est idée que tu ne verras pas le bout de son oreille.

Luarca, très irrité, protesta, comme si on pouvait l’entendre :

¬Sûr qu’il la trouvera, cette mine d’or. Et même cinquante s’il le faut !

Puis, tremblant d’impatience et de colère, il écarta le montage rustique de la couche, fait de bouts d’olivier avec leur écorce, ouvrit le coffre qu’il recouvrait et en tira le costume qu’il exhibait dans les grandes occasions : le chapeau sévillan aux bords étroits et très brillant, le pantalon d’une panne aussi fine que du velours, la veste de lainé bleue, les bottes de cuir safran, les chaussettes aux motifs verts, le caleçon de coton blanchâtre, si serré que le roi lui-même n’en devait pas porter de tel, et la chemise à plastron brodé, qui ne pouvait être repassée que dans les ateliers des artistes cordouanes. Il s’habilla en un tournemain ; il prit, par coquetterie, une montre à savonnette[3] de nickel qui ne marchait pas depuis le jour où, afin d’éprouver la solidité du mécanisme, il l’avait écrasée sur le nez de l’horloger ambulant à qui il venait de l’acheter ; il glissa dans sa ceinture le compagnon d’Albacete[4], puis se montra à la porte. Son oncle, le filiforme monsieur Joseph, qui déjeunait assis près des mules, ne put cacher son admiration.

¬Te voilà beau comme un astre, nom d’un petit bonhomme ! s’exclama-t-il en clouant sur lui ses petits yeux.

Rubans Rouges gratifia l’éloge d’une moue méprisante.

¬Un astre ? articula-t-il. Tout au plus une chandelle ! Je n’ai pas les sous qu’il faudrait pour être un astre.

¬La bonne mine vaut plus que l’or. Je suis bien placé pour le savoir, mon petit Rafael.

¬La bonne mine, la bonne mine ! Elle n’est pas née celle qui me donnera un sou sur ma bonne mine ! Je vous en ficherai, des bonnes mines !

Le vieillard répondit en souriant :

¬Ouvre les yeux, aiguise ton flair et tu en trouveras.

Il aurait sûrement pu trouver quelque bonne fille, séduite par son allure, prête à lui ouvrir les bras, si son parler rustique et grossier et son caractère rude et sauvage ne faisaient fuir les mieux disposées. Il était bien charpenté et musclé, bâti en hercule, sujet à des colères, provocateur et fort en gueule. Il avait un regard insolent, un nez agressif, une bouche énergique, les sourcils fournis et broussailleux, propres à souligner ses expressions furibondes, et il se vantait d’être plus vigoureux qu’un bœuf et plus têtu qu’un mulet[5].

¬Assez causé, dit-il après quelques instants d’hésitation-, vous voulez bien me prêter quelques sous ?

Le vieux remua la tête avec mélancolie, soupira et se mit à parler sans le regarder :

¬Faut-il que tu sois entêté, saint Rafael de mon cœur ! Mon ventre sonne creux… Et tu me demandes des sous !

Il se frappa la poitrine du plat de la main, comme s’il était furieux, et ajouta :

¬Tu trouves que je ne t’en ai pas donné assez ? Je ne t’ai pas nourri et logé tout l’hiver ?

¬À me tourner les pouces, peut-être ? demanda le rustre, avec une lenteur menaçante.

¬Tu parles d’un travail ! Est-ce que j’avais besoin d’ouvriers pour cultiver ce mouchoir de poche ? Je ne regrette pas le pain que tu manges et je ne t’en fais pas reproche. Mais, nom d’un petit bonhomme, il faut dire ce qui est, si on ne veut pas que les mots vous restent en travers de la gorge.

¬C’est bon, mon oncle.

Ils se turent, et le vieux, qui était à la torture, sous l’effet conjugué de la misère et des tentations de la générosité, rompit le silence, pour formuler avec difficulté une question :

¬Deux réaux, ça t’irait [6] ?

¬Deux réaux ? Deux réaux, rien que ça ?

¬C’est mieux que rien, mon petit Rafael.

¬Je dirais même plus, c’est une grosse somme, mon oncle. Avec deux réaux, à Cordoue, j’achète la mosquée et une voiture attelée à quatre chevaux, une redingote, on me nomme gouverneur et vous ne me revoyez plus. Non, je n’en veux pas de vos deux réaux.

¬Fichtre, quelle dégelée !

¬Je sais… et je m’en vais pour ne pas vous en flanquer une autre. Salut.

Il franchit d’un saut la terrasse[7], coupa par l’oliveraie, délaissant le chemin et, quelques instants plus tard, il traversait en courant les champs des Merinales, vers le manoir du marquis, certain que ce dernier s’y serait réfugié pour fuir le tohu-bohu de la foire. Rafael avait travaillé à la ferme, où l’on payait largement et où on traitait avec humanité les journaliers et, comme il était parti sans avoir eu de conflit avec les régisseurs du marquis, il espérait qu’on l’engagerait à nouveau. Dans ce cas, qui les empêcherait d’accéder à une modeste requête ? Il avait besoin de dix douros. Ces dix douros, on les prélèverait peu à peu sur son salaire, et personne ne subirait le moindre préjudice. Le marquis les lui refuserait, alors qu’il avait des millions ? Bah ! Le marquis, s’il était étrange, taciturne et grognon, on ne pouvait pas dire qu’il était avare. Décidément non, il ne les lui refuserait pas.

Par chance, le maître des Merinales, qui venait d’arriver à la ferme, accepta de le recevoir, et, après quelques hésitations, dans son désir de s’exprimer avec élégance, Rubans Rouges entreprit d’exposer sa requête :

­Monsieur le marquis se souvient que j’ai été deux annéess à la ferme des Salas… De braves gens, sauf le respect que je dois à monsieur le marquis, même si Luis fait le crâneur, à croire qu’il a du sang bleu.

¬Au fait.

¬J’y vais. J’ai dû partir en novembre, parce qu’il y avait tellement de ramasseurs d’olives, que moi, qui suis pourtant bon gauleur[8], je n’ai pas touché à la gaule. Rendez-vous compte : tout un saint hiver dans la chaumière de mon oncle, chez qui même les araignées ne mangent pas à leur faim, et sans un sou.

¬Au fait, au fait, Rubans Rouges.

¬Mais j’y suis, monsieur le marquis. Tout ce que j’ai dit, c’était pour dire qu’à cause du chômage de cet hiver, ¬qui est le moment où je mets des sous de côté¬, me voilà dans l’eau jusqu’au cou et à m’agiter dans tous les sens pour ne pas me noyer. Pour tout dire, je me noie si monsieur le marquis ne me donne pas un coup de main.

¬De quelle manière ?

¬En me prêtant dix douros et en me reprenant.

¬C’est que –affirma-t-il avec gravité¬ je ne suis pas un usurier.

¬L’idée ne m’en serait pas venue, monsieur le marquis. En me faisant un prêt, vous le faites à un de vos valets, et pas pour lui faire du tort mais une faveur.

¬Mais voilà, tu n’es pas un de mes valets.

¬Donc, vous ne voulez pas me reprendre.

¬Je ne veux pas te reprendre.

La froideur sèche et blessante de la réponse troubla le rustre.

¬On peut savoir pourquoi vous ne voulez pas me reprendre, don Salvador ?

¬Tu vas le savoir. Parce que tu es un insolent et un m’as-tu-vu.

¬Ben, mon chrétien. Ne vous fâchez pas, ou vous pourriez avaler votre dentier. Ce sont les dents d’un mort ?

Don Salvador, sans se troubler, ouvrit un tiroir, en tira un pistolet et, menaçant Rafael, qui haussait les épaules en signe de mépris, articula lentement :

¬C’est toi qui vas avoir les dents d’un mort, si tu ne files pas.

¬Allons donc ! marmonna-t-il sous la menace. Je parie que vous ne tirerez pas et que, si vous tirez, vous ne m’atteindrez pas. Alors, ils viennent ces dix douros ?

Le marquis abaissa le browning et Luarca se mit à rire.

¬Je vous avais bien dit que vous ne tireriez pas. Réservez vos tirs aux perdrix, vous leur ferez sûrement peur. Adieu.

Il lui tourna le dos et se retira en feignant un calme exagéré, tout en crachant des blasphèmes et en lançant des regards de côté aux domestiques du patron ; puis, dans le vestibule du manoir, dans un geste de provocation, il s’arrêta et alluma une cigarette. Le contremaître, qui arrivait à cet instant, l’interpella sur un ton moqueur :

¬Quel bon vent, Faël ? Attends, tourne-toi, que je puisse t’admirer ; maudit sois-tu, on dirait un général en grande tenue.

¬Plutôt deux fois qu’une, s’exclama Rubans, tournant sur lui-même en se pavanant.

¬Comme ça, tu vas à la ville ?

¬Pas de foire sans moi. Le cocher du gouverneur m’attend.

¬Tu as bien de la chance, mon petit Rubans. Quant à moi, je me contenterai d’y faire un saut demain, si on m’y autorise. On se voit aux arènes.

¬Pour sûr.

Sûr qu’ils s’y verraient ! Ce n’était pas pour épater les grives et les moineaux qu’il s’était fait beau. Avec ces bottes, ce chapeau, ce costume et tout ce luxe, cela faisait six années qu’il allait à Cordoue, depuis le jour où il avait vu pour la première fois Guerrita et avait été ébloui par la beauté sans égale des combats de l’arène ; et il comptait y aller à nouveau pour protester, la crête dressée, pour distribuer des coups comme un tigre en défense de son héros, pour l’encourager de ses hurlements et le gratifier de ses applaudissements. Quel grand toréador que ce cordouan ; quelle fête magnifique et exaltante que celle du taureau ! Ces hommes qui entraient dans l’arène avec un geste de défi, qui s’injuriaient ou se saluaient à grands cris ; ces taureaux qui mugissaient sous l’effet de la barbare piqûre du fer, et qui donnaient de la corne, saisis d’une colère infernale ; ces chevaux qui fuyaient en hennissant toutes dents dehors, tout en piétinant leurs entrailles déchirées ; les taches brunes dans le sable ; les cadavres de chevaux encore tremblants ; et, pour compléter le tableau, cette odeur de ventres ouverts et de sang, ces visages exaltés par la témérité ou pâles d’épouvante ; ces propos qui claquaient comme des coups de fouet et mordaient comme des vipères, et poussaient les combattants à rechercher le triomphe dans le danger[9].

Rubans Rouges, qui était sorti de sa première corrida à demi fou d’émotion et prêt à trucider le premier qui refuserait de se prosterner devant Guerra, ne pensa plus désormais qu’à son idole et semblait ne s’émouvoir que lorsqu’il rapportait et commentait ses exploits inouïs. Les yeux mi-clos et la voix rauque, dans les dortoirs de la ferme, il parlait de la passe de poitrine, du saut entre les cornes, des banderilles à contre-pied, du coup d’épée qui laissait le public bouche-bée d’admiration pour ce géant ; et il avait, pour faire son éloge, des enthousiasmes et des délicatesses toutes féminines. Il était si beau, si fort, si agile, si calme, si courageux, notre matador ! Dans le but d’économiser l’argent indispensable pour le voir tuer les taureaux, il se martyrisait tout au long de l’année, se privant de la cuite du dimanche, de la gorgée de gros rouge à l’apéritif et des joyeuses tournées de Noël ; même les piquantes tentations de Carnaval ne lui faisaient pas desserrer les cordons de la bourse. Au contraire ; tandis qu’il moissonnait, vendangeait ou gaulait, qu’il maniait l’émondoir, la charrue ou le sarcloir, il se donnait du courage en se remémorant les exploits de « son » toréador et chassait ainsi mille tentations. Comme il se rattrapait ensuite ! Pendant la fête, combien de doux excès il s’accordait pour gratter la rouille de sa vertu forcée. Disputes et rugissements à y perdre la voix ; un vinasserie agressive, un fort parfum de sang, au point que ses nerfs se changeaient en fils de fer électrisés ; enfin, des femmes et de l’alcool jusqu’à l’anéantissement. Pour un crâneur comme Salas, qui l’avait chassé lâchement, ou un crétin comme don Salvador, il allait rester à la campagne ? Tandis que des morveux avaient des billets et des douros plein les poches ?…

Il laissa là le contremaître et s’éloigna sans but précis. Qui solliciter ? Près des Merinales, il ne manquait pas de gens fortunés : le señorito de La Garbosa, le chanoine don Bonifacio, le père Juan, le grossiste… Mais le père Juan et le señorito devaient être à la foire, et il n’y avait pas moyen d’approcher le chanoine, car ses parents veillaient jalousement sur lui. Il ne lui restait donc que son compère[10], et son compère, qui était aussi têtu que lui, faisait la sourde oreille[11]. « L’année avait été très mauvaise et il avait la corde au cou ; il n’avait pas encore réuni les cent douros qu’on lui réclamerait à la Saint-Jean[12]… Il devait les réunir, sans compter qu’il fallait manger ». Pure avarice et mauvaise volonté. Il n’est pas plus difficile de réunir 550 pesetas que 500[13], non ? Cet avare n’avait qu’à se serrer un peu plus la ceinture ; ce n’est pas pour rien qu’ils étaient compères. Il s’exposait à un petit désagrément. On ne se moquait pas de lui. Sans détours, il mettrait cartes sur table.

Dans cette intention, il s’éloigna des Merinales et se dirigea vers La Fermette.

 

II

Le père Rafael Gros-Pif, le père Pierre Sourdingue et Sébastien Bien Léché interrompirent leur travail lorsqu’il les salua. Gros-Pif, qui l’avait effectivement gigantesque et qui était fier des proportions anormales d’un appendice si intéressant, était un vieillard musculeux, de haute taille, plein d’allant et de gaieté ; le père Pierre, la quarantaine, pauvre de mots mais extraordinairement bavard, recouvrait par miracle son ouïe chaque fois que cela lui était utile et se distinguait par son manque d’humour et par la faculté qu’il avait de passer des paroles aux coups ; quant à Bien Léché, sec comme une trique et aussi agité que des castagnettes, il tranchait par son exquise courtoisie avec les valets du moulin ou de la ferme.

Il fut le premier à parler :

¬A ton service, compagnon.

¬Et moi au tien, Bien Léché, et à toute la compagnie.

Le membre le plus jeune de la compagnie, Sourdingue, se contenta de baisser la tête, et le plus âgé, le père Rafael, lui serra la main et le gratifia d’une plaisanterie :

¬Pour moi, à moins de te prêter mon nez, pour faire le beau à la foire…

¬Merci, ami. Je ne le porterais avec autant de prestance que vous.

Sébastien acquiesça :

¬Tu saurais sûrement le porter, parce que tu es un vrai gaillard, tu n’as pas mal répondu.

¬Dieu te le rende, Bien Léché.

Il offrit du tabac à la ronde. Les laboureurs se roulèrent d’énormes barreaux et les allumèrent avec une délectation voluptueuse ; le père Pierre, pour le remercier, lui offrit aimablement de l’eau-de-vie.

¬Goûte-moi ça, c’est du meilleur, de Rute[14].

¬Du meilleur, en effet approuva-t-il, après avoir savouré la liqueur et passé le cruchon à Gros Pif. Vous vous la coulez douce par ici.

¬En travaillant un jour de foire ? demanda ironiquement le père Rafael. Demandez à mon gendre si la vie est si belle.

¬J’allais le voir. Il est à la ferme ?

¬Il y est.

La ferme, blanche comme une boule de neige, posée avec une malice sournoise au sommet d’une colline d’où l’on domine les terres de La Fermette, n’était pas très grande ; mais elle avait une grande salle lumineuse pour le maître, sa femme et le petit dernier, meublé d’une bonne maie et d’une literie à quatre matelas ; une autre pour la grand-mère et la fille ; une alcôve, dans laquelle Gros Pif et son petit-fils se berçaient mutuellement de leurs ronflements ; une superbe cuisine avec des bancs de pierre sur lesquels les journaliers dormaient comme des loirs ; de vastes écuries, des greniers spacieux et une grande basse-cour. Ses murs de torchis et de galets n’auraient pas résisté à l’impact du moindre boulet de canon ; mais ils pouvaient s’opposer à l’impétuosité brutale des tempêtes et aux traîtresses bourrasques. Les maîtres de La Fermette pouvaient dormir en paix tandis que les loups du vent hurlaient et que la grêle tambourinait sur les tuiles. En somme, leur luxe se résumait au luxe simple des murs blanchis à la chaux, des métaux qui brillent, du bétail bien soigné, de la volaille bien grasse.

Rubans Rouges s’arrêta quelques instants face à la maisonnette. Le soleil, traversant la frondaison d’un figuier, teignait d’un or verdâtre la terrasse. Une corneille aux ailes coupées grattait la terre à la recherche de chenilles, à côté des poussins, aussi timide et pusillanime que si elle n’avait jamais navigué au milieu des nuages lorsqu’elle avait ses ailes intactes, et comme si elle n’avait jamais ouvert son bec rouge pour croasser en liberté.

À quoi s’occupait-on dans la ferme ? Il tendit l’oreille et perçut le bouillonnement d’un fait-tout, le glouglou d’une cruche que l’on vide et le carillon sonore d’un mortier. Il entendit ensuite une toux enrouée, puis, tout aussitôt, des petits cris harmonieux qui le firent sourire : « Ah ! La méchante vieille qui tousse déjà ! Je m’en vais te la secouer ! » C’était Rosario, la jeune fille qui, depuis le grenier, où elle devait être occupée à se coiffer, criait assez fort pour que la vieille, réfugiée dans sa chambre, pût entendre le plaisant reproche. La mère devait être occupée à la cuisine et les enfants, derrière les murets, dans l’aire de battage ou au bout du champ d’orge, devaient jouer avec les agneaux. Mais l’homme ? Est-ce lui qui vidait la cruche ? Il le trouverait au milieu des femmes ? Il ne pourrait pas lui parler sans témoins ? Après tout, pour peu qu’il lui donne la galette…

Il avança d’un pas décidé, veillant à adoucir son visage d’une expression affable, et il entra dans la maisonnette. La maîtresse était seule, ce qui lui donna du courage.

¬Soyez en paix, madame Antonia.

¬Dieu vous garde, Rubans.

¬Où est-il, ce malotru ?

¬Vous le trouverez dans la basse-cour. Vous voulez le voir ?

¬Pour vous faire une faveur.

¬Quelle faveur ?

¬Faire de vous une veuve.

Antonia, par politesse, sourit à la plaisanterie, puis dit, en feignant une plaisante frayeur :

¬Ne me le tuez pas tout à fait.

¬Pourquoi pas ?

Il entra en riant dans la basse-cour et tomba nez à nez avec le fermier qui, sous l’appentis, réparait la roue d’une charrette. Le fermier Rafael Luque était un homme agreste, à la bouche largement fendue et à la nuque épaisse[15], qui avait des bras de boxeur et un tronc d’athlète. Il le reçut avec cordialité.

¬Bonjour, monsieur l’élégant.

¬Salut, compère.

¬Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?

¬Pas encore.

¬Comment se fait-il alors que votre Grâce soit sur son trente-et-un ?

¬Parce que je compte bien le trouver.

¬Mes félicitations[16].

¬C’est un peu tôt. Vous me féliciterez lorsque vous m’aurez donné les douros.

Le géant le fixa d’un regard noir et, sans mot dire, se remit à la tâche.

¬Comme ça, insista Rubans Rouges, vous n’avez pas l’intention de me les donner, compère ?

¬Je n’en ai pas l’intention et cela me peine. Cela me peine aussi, ajouta-t-il, de vous voir agir inconsidérément.

¬Ben, mon bonhomme[17] ! s’exclama le quémandeur, sur un ton mi moqueur, mi offensé.

¬J’en suis un, articula sèchement Luque. Et comme vous en êtes un aussi, je m’étonne que vous vous comportiez comme un enfant. Je vous ai déjà dit que je n’avais pas encore réuni la somme que je dois payer. C’est la vérité. Je ne mens pas. Depuis le temps, vous auriez dû comprendre.

¬J’ai bien compris. Ce que je n’avais pas compris, c’est que votre parole vaut de l’or. Quand vous dites « non », c’est « non », c’est ça, compère ?

¬Quand je dis « non » comme maintenant, vu que je ne peux pas dire « oui », c’est « non ».

¬Pas possible ? Avec dix douros en moins, vous en serez réduit à mendier ?

¬Avec dix douros en moins, je serais obligé de trouver dix douros en plus.

¬Vous voyez ce qu’il vous reste à faire.

¬Nous y voilà ! Rien de plus facile ! Des douros, il en pleut ! Bien, ça suffit. Ne me poussez pas à bout, compère.

¬Rien pour moi, et tout pour vous ? Vive la République[18] !

¬Vous commencez à m’ennuyer, compère.

¬Alors, alignez l’argent !

¬Tu as perdu la tête[19] ? Rubans, calmez-vous. C’est à croire que vous ne me connaissez pas et que vous voulez me faire peur.

Mais le rustre, loin de se calmer, lui répliqua, dressé sur ses ergots, l’expression encore plus menaçante :

¬Je ne veux pas vous faire peur. Je me moque que vous ayez peur ou non. Ce que je veux, c’est l’argent !

Il asséna ces mots avec une telle force, révélant si cyniquement sa pensée, que l’autre peu disposé à céder[20], désormais sur ses gardes, commença à se fâcher.

¬Réfléchissez un instant et regardez-moi bien dans les yeux, marmonna-t-il sur le ton sarcastique que lui dictait son courage. Regardez-moi bien dans les yeux et vous verrez que ce ne sont ni ceux d’un poitrinaire, ni ceux d’un enfant, ni ceux d’un trouillard.

¬Qu’ils soient à qui vous voudrez. J’exige mes billets !

¬Par la force ?

¬À vous de choisir.

Luque, très pâle, le mufle contracté et un charbon ardent dans chaque œil, leva ses poings comme des masses, prêt à les abattre sur son adversaire. Dans le ténébreux cerveau de Rubans, l’excitation face au danger fit éclore la larve noire d’une idée infâme et lui fit pousser des ailes : tuer. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Comment avait-il pu accepter de subir, depuis quinze jours, rebuffade sur rebuffade et humiliation sur humiliation ? Ces avares étaient-ils ses amis ? S’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce qui mettait un frein à sa fureur ? Tuer, tuer ! Il tira son poignard, fit sauter le fourreau d’une habile secousse pour ne pas perdre de temps, et se jeta sur son rival, lequel, surpris, recula pour se saisir de quelque objet et se défendre, tout en bramant de colère.

¬Ah ! Gros froussard ! Maudite ta mère, sale traître.

Il parvint à se saisir d’une pierre et à se redresser ; mais, en se redressant, il ne fit qu’épargner une course plus longue à la lame, qui s’enfonça dans sa gorge à la vitesse de l’éclair, et zigzagua comme un furet dans un terrier, déchirant tendons, vaisseaux et chair. Le lutteur, avec la lenteur pesante d’un chêne déraciné, vacilla un instant, porta les mains à son cou, d’où jaillissait le sang à gros bouillons, et s’écroula, tandis que l’air enfermé dans ses poumons s’échappait par l’horrible brèche, sans pouvoir parvenir à la bouche pour y former des paroles de haine et d’agonie.

Rubans Rouges quelque peu effrayé par la rapidité avec laquelle il avait fauché cette vie, sursauta en entendant la voix de la fermière : « Je viens, Rafael ». Rafael ? Dans la famille ils étaient trois à se prénommer Rafael : le père, l’époux et un des fils ; mais pour madame Antonia, il n’y avait pas d’autre Rafael que son compagnon : son fils, elle l’appelait Falico, et Gros Pif « père ». Elle s’adressait donc à l’égorgé, comme si elle l’avait entendu appeler. « J’arrive, Rafael ». Qu’elle y vienne, donc, même si elle devait voir, parce qu’après avoir vu, elle ne verrait pas une seconde de plus. Elle s’approcha de la porte et tendit l’oreille. Les poules caquetaient et sur la route sonnait la clochette d’un âne fatigué par sa marche monotone. On entendit à nouveau le glouglou de la cruche, la vieille se remit à tousser et la jeune fille à protester : « Par tous les saints[21], je ne connais pas de vieille plus mal embouchée ! » Enfin, la femme apparut et le « guerriste[22] », lui souriant innocemment pour ne pas l’alerter, l’arrêta :

¬Halte là, ma mignonne !

¬Mon mari ne m’a pas appelée ?

¬Votre mari ?

Les yeux du sauvage, sans que sa bouche cessât de sourire, furetaient comme deux hyènes repues dans le corsage et le cou de la fermière, hésitant sur l’endroit où s’enfoncerait la dent d’acier.

¬Votre mari, déclara-t-il après une pause, ne peut plus vous appeler. Ne vous avais-je pas dit que j’étais venu pour faire de vous une veuve ?

Madame Antonia l’examina, prise d’une subite appréhension. Que cachait ce sourire ? Derrière ces paroles ironiques, qu’y avait-il ? Et ce silence de la basse-cour que son époux ne rompait pas, que signifiait-il ? Et dans la main droite que son interlocuteur cachait, qu’y aurait-elle lu ?

¬Auriez-vous peur, commère ? s’exclama le rustre.

Bien qu’il formulât sa question avec un éclat sinistre dans le regard, la femme, soudain rassurée, éclata de rire :

¬Que vous êtes drôle ! lâcha-t-elle, confuse d’avoir eu des soupçons. Tu entends, Rafael ?

¬Il ne peut pas entendre.

¬Alors, vous me l’avez tué tout à fait, tout à fait ?

¬C’est si vrai que les enterrés ne sont pas plus morts.

La fermière s’approcha de l’appentis et regarda ; ses yeux s’ouvrirent démesurément ; une bouffée d’épouvantable angoisse contracta sa poitrine, et avant qu’elle l’ait dilatée assez pour envoyer le hurlement frénétique à la gorge, le poignard la fit taire.

¬Pas de bruit, marmotta le bourreau, en remuant le couteau. Pas question de donner l’alerte. Reposez en paix.

Elle tomba pour reposer éternellement et se retrouva en boule aux pieds de son compagnon, qui remplissait l’appentis de son cadavre gigantesque. Le sang qui sortait en jet continu de sa gorge se mêlait à celui qui, teignant le sol de rouge, le convertissait en une terre d’ocre puante. Un spasme secoua son corps, qui se redressa et émit un ronflement depuis la trachée ouverte ; alors Rubans, froidement, frappa à nouveau. Puis, avec un calme diabolique, comme s’il était dans un abattoir face à deux moutons égorgés, il alluma une cigarette et s’abandonna à la méditation. Il avait fait le plus gros, puisque Luque, dont le visage semblait désormais de marbre, ne gênerait plus, avant de pourrir, que le curé et les fossoyeurs. Il l’avait exécuté avec tant d’adresse, prenant les devants pour éviter le combat et maniant la lame avec la science d’un boucher, que le fleuve qui coulait dans les veines du géant, en débordant impétueusement, ne l’avait pas sali. Une légère éclaboussure sur les bottes, qu’il effacerait avec un linge humide, et une goutte sur le pantalon. Mais le plastron, la veste et le gilet étaient aussi propres que lorsqu’il les avait mis. Il n’avait donc pas à se plaindre. Ce qu’il lui restait à faire était rude, mais pas difficile : trouver les clefs, tuer la vieille, qui était déjà à l’article de la mort, la jeune fille, qui mourrait d’effroi, et les enfants, qui succomberaient comme des agneaux, puis s’enfuir avec l’argent.

¬Et voilà tout, proféra-t-il à haute voix. Ils l’ont bien cherché. Pour dix malheureux douros… si c’est pas malheureux !

Il essuya le poignard sur la robe de la fermière, se déchaussa et entra dans la ferme, au moment où la vieille se remettait à tousser.

¬Tu n’as donc pas pris ta pastille ? cria la jeune fille.

¬À quoi bon ? murmura la vieille d’une voix tremblante, certaine que sa petite-fille ne l’entendrait pas. Mon Dieu !

Une simple cloison la séparait de l’assassin, qui entendait sa respiration d’asthmatique et les crissements qu’elle arrachait à son fauteuil en bougeant.

¬ Mon Dieu ! Mon Dieu !

De quoi se plaignait cette momie ? Qu’espérait-elle à ses quatre-vingt-dix ans ? Il l’avait toujours vue dans sa tanière ou dans la cuisine, près du foyer, soupirant, criant ou se fâchant, sans comprendre qu’elle était une bouche inutile, un poids mort… Par pure méchanceté, il lui aurait laissé la vie sauve, pour qu’elle voie comment on végétait dans les asiles et qu’elle y apprenne la patience. Furieux, il monta lentement l’escalier, s’appuyant sur la cloison et posant le pied doucement de façon à ne pas faire gémir le bois, puis il pénétra dans le grenier. Rosarito qui, sans sa blouse et un sein hors de sa chemise, peignait ses cheveux devant une lucarne, ne l’entendit pas venir, et l’archi-démon s’immobilisa à deux toises de la jeune fille, subitement intimidé. Un souvenir mit le feu à son imagination, l’éblouissant comme un éclair lumineux : il travaillait à la vigne du chanoine ; un soir, après un festin, éclata un orage, et Rosario, avec d’autres jeunes filles qui durent coucher à la ferme, s’amusèrent dans leur chambre commune à comparer leurs mollets, sans soupçonner que les valets, qui avaient percé au préalable les planches du grenier, prenaient plaisir à observer les beautés qu’elles exhibaient avec tant de candeur. Celle de La Fermette, qui était la fille la plus formée, enthousiasma Luarca et, depuis lors, le rustaud faisait moins de simagrées, lorsqu’il rendait visite à la famille de son compère. Ces jarrets avaient une blancheur si laiteuse et un velouté si attirant ! Il en avait rêvé. Repensant à leur joliesse, il les voyait souvent lorsqu’il était éveillé, interrompant sa tâche, et avait finir par caresser l’espoir qu’un jour il serait le seul à pouvoir les contempler. Et maintenant, à cause d’un maudit avare, il était contraint de détruire la maîtresse de son trésor ! Loin de le faire hésiter, la colère lui donna le courage de poursuivre sa tâche monstrueuse.

¬Rosario, murmura-t-il.

La jeune fille couvrit son sein, se retourna vivement et, inquiète et rougissante, tenta de fuir.

¬Rubans, au nom de Dieu ! Pourquoi êtes-vous monté ? balbutia-t-elle, toute tremblante.

¬Ne crie pas ! ordonna l’assassin, en l’acculant dans un coin. Tais-toi et ne bouge pas.

¬Mais, vous…

¬Tais-toi ou tu es morte.

La jeune fille épouvantée se mit à pleurer et continua à parler, tout bas et en contenant ses sanglots.

¬Ce que vous allez me faire, ça n’est pas bien. Vous, qui  ne m’avez jamais adressé la parole, qui ne m’aimez pas ! Déshonorer une jeune fille sans l’aimer, c’est un très vilain péché, Rubans Rouges.

La déshonorer ? La brute fut décontenancée. Mais, sans se laisser attendrir par la douce créature résignée qui, n’écoutant que sa pudeur, craignait pour sa virginité plus que pour sa vie, inexorable, il décida de la posséder et de l’égorger ensuite.

­Viens, dit-il, la prenant par la taille et l’entraînant vers un tas de blé.

¬Rubans, Dieu ne te le pardonnera pas.

¬Allez, viens, bêtasse. Si tu savais comme je t’aime ! Allez…

¬Non, non et non. Si vous m’aimiez, vous ne me feriez pas ça ! Et puis, ma mère peut venir.

¬Penses-tu !

¬Allez-vous en, Rubans, au nom de ce que vous aimez le plus.

Non, il ne s’en irait pas. Et puisque Rosario avait confondu la faucille de la mort avec la flèche de l’enfant aveugle, il n’escrimerait pas le poignard avant d’avoir éteint le feu de la luxure qui le brûlait. Elle l’avait enflammé par ses paroles, alors que lui, en toute innocence, n’était monté que pour la tuer[23].

¬Couche-toi là !

¬Rubans !

Il la renversa, se jeta près d’elle dans le blé et, après avoir relevé sa jupe, il commençait à la caresser, lorsque, tout à coup, il blêmit en entendant un hurlement véritablement diabolique, d’une épouvantable violence, un hurlement dans lequel vibraient tout à la fois la haine, la peur, la souffrance, la férocité, un hurlement capable de faire trembler l’homme en bonne santé, de faire gémir le malade et de faire pleurer le moribond. Il se rapprochait aussi vite que s’il avait chevauché la croupe invisible et terrifiante d’un cyclone. Rubans Rouges, persuadé qu’il annonçait un danger imminent et convaincu qu’il aurait à se battre pour survivre, faucha d’un poignet ferme, d’un seul geste, le cou qu’il avait embrassé, puis empoigna une pelle et se mit à l’affût.

¬C’est Colonel, murmura-t-il sombrement, Colonel qui a dû les sentir.

Colonel, un molosse aux mâchoires de tigre, avait traversé la maison en hurlant, avait atteint la basse-cour, était entré sous l’appentis et, voyant les cadavres de ses maîtres, avait reculé, l’échine arquée, la tête basse et les poils hérissés, puis commença à glapir, saisi de terreur. La vieille appela, effrayée, et le monstre, en fureur, se précipita dans l’escalier, à la manière d’un éclair fatal. Il fallait faire taire les cris et les gémissements ; il fallait rétablir le silence, à coups de poignard, en triturant, en pulvérisant, parce que, si l’alerte était donnée, il n’en réchapperait pas. Il franchit la porte, pressé d’attaquer et eut juste le temps de lever la pelle et de l’abattre sur le chien qui, poussé par son instinct, l’attaquait, fou de rage ; mais l’animal tomba, la nuque brisée et, son horrible ululement s’étant éteint, le calme fut rétabli.

La malade continuait à appeler, mais d’une voix si faible…

¬Rosarito… Antonia… Mes enfants…

À deux pas de la terrasse on ne pouvait l’entendre, aussi, le bourreau ne s’inquiéta pas. Elle pouvait toujours appeler, puisque personne ne viendrait à son secours. Cependant, il vint quelqu’un, quelqu’un qui, à en juger par le bruit ténu de ses pas et par le calme avec lequel il sifflotait, devait être un être bien frêle, qui plus est, non prévenu. Mais, s’il avait quelque soupçon, n’aurait-il pas la force de courir de toutes ses forces et de crier à en perdre le souffle ? Et lui, comment pourrait-il s’enfuir, si tous les habitants des environs, sous le coup de l’épouvante, assiégeaient La Fermette ? Afin de poursuivre dans les meilleures conditions celui qui sifflotait, au cas où il s’enfuirait, il se chaussa, serra son poignard, puis alla à sa rencontre. Mais le nouveau venu parla et cette petite voix l’arrêta. C’était l’aîné des fermiers, un gamin de onze ans, aussi inoffensif qu’un pigeon, qu’il n’y avait pas lieu de craindre.

¬Grand-mère, grand-mère ! criait-il joyeusement. J’ai retrouvé mon tromblon ! Il était dans la haie !

¬Où est ta mère ? demanda la vieille.

¬Est-ce que j’en sais !

¬Elle n’est pas là avec toi ?

¬Pas ici, non.

¬Et ta sœur ?

¬Non plus.

¬Ton père n’est pas sorti de la basse-cour ?

¬Pas que je sache…

¬ Rubans Rouges, non plus ?

¬Je ne l’ai pas vu.

¬Alors, articula difficilement la vieille, après quelques secondes de silence, qui a bien pu entrer ?

¬Je n’en sais rien.

¬Seigneur ! Seigneur ! s’exclama la vieille avec angoisse.

¬Tu te sens mal ?

¬Je suis bien malade, mon petit. Dis-moi, comment se fait-il que le chien n’aboie pas ?

¬J’en sais fichtre rien.

¬Qu’est-ce que tu fais ?

¬Rien. Si j’avais de l’étoupe… J’aimerais en trouver pour charger mon tromblon.

¬Crie fort pour appeler ton père.

L’enfant cria :

¬Père, père, papa !

¬Il ne répond pas ? demanda la vieille.

¬Non.

¬Appelle ta mère, plus fort encore.

¬Mère, maman ! Mèèère !

¬On dirait qu’elle ne t’entend pas, murmura la vieille.

¬En effet, affirma l’enfant, tout étonné.

¬Alors, appelle ta sœur.

¬Sarito ! Rosaritooo ! Pas la peine de pleurer.

¬Je ne pleure pas. C’est cette maudite toux. Appelle encore.

¬Rosaritooo !

¬Non, elle ne répondra pas. J’ai toussé millante[24] fois sans qu’elle me gronde…

¬Sûr qu’ils sont tous allés au jardin du Sourdingue. Je vais jeter un œil par-dessus le mur.

¬Non, non, Falico ! Ne va pas dans la basse-cour ! N’y va pas, mon cœur.

Mais lorsque la gémissante mise en garde parvint aux oreilles de l’enfant, une serre était déjà sur sa bouche et le froid acier tiédissait dans le sang qui irriguait son cœur. Comme la vieille tendit l’oreille ! Avec quelle violence elle chercha à se lever ! Et au prix de quelles sueurs glacées d’agonisante elle tenta de bouger ses jambes sans vie ! Comme ses yeux examinèrent la paroi, tels des oiseaux aspirant à s’enfuir ! Avec quelle incroyable énergie elle désira ardemment que la Faucheuse ne pût l’arracher de son fauteuil ! Entendit-elle le ronflement aigu et horrible qui jaillit d’une trachée ouverte lorsqu’en sort un souffle qui voudrait, sans y parvenir, se muer en malédiction, en hurlement ou en sanglot ? S’avisa-t-elle qu’une force surnaturelle faisait pâlir la lumière, troublait et refroidissait l’atmosphère ? Perçut-elle quelque frôlement visqueux ou quelque odeur pestilentielle ? Peut-être pas. Mais, lorsque le monstre apparut, elle lut clairement dans son sourire félon et dans son regard fatidique, que c’était la Mort qui lui faisait face ; aussi s’en remit-elle à la divine miséricorde.

¬Mon Dieu !, gémit-elle sous l’emprise d’une épouvante infinie. Seigneur Dieu, recueille mon âme… Au nom du Père, au saint nom du Père !

Et la lame mit fin à l’ouvrage de la terreur.

Rubans Rouges écarta du pied le cadavre, plus léger qu’un sac de plumes, et se contenta de formuler une pieuse pensée : « La voilà à peine plus morte qu’avant ». À peine plus morte, et lui, beaucoup plus serein, réjoui et confiant. Si totale était sa confiance, qu’il sortit sans précaution de la pièce, et ne vit pas qu’un petit corps s’agitait sous les couvertures de son berceau sous l’effet d’une horrifique fébrilité, il n’entendit pas le faible bruit d’un grincement de dents, et ne fut pas alerté par le battement sourd d’un tout petit cœur, éperonné par l’épouvante. Tout était pour le mieux. Dans la ferme, pas d’autres poumons que les siens ne respiraient et personne ne pourrait le dénoncer. Quant à ceux qui respiraient encore au milieu des oliviers, il leur restait si peu de temps à vivre ! Ils l’avaient vu, lui avaient parlé ; ils l’accuseraient, sans nul doute, et même, s’ils parvenaient à le surprendre, ils se jetteraient sur lui comme des bêtes féroces pour le dépecer. Non, non ! La pelle et l’acier ! Crânes enfoncés et gorges grand ouvertes ! Il ne pardonnerait pas par bêtise, ne cèderait pas par peur, n’agirait pas comme une brute. Ils devaient succomber l’un après l’autre, sans précipitation ni faiblesse, sous l’effet de la terreur et de la surprise, comme les autres.

Il se montra à la porte et cria :

¬Eh ! petit père Rafael !

¬Qu’est-ce qu’il y a ?

¬Votre fille veut vous parler.

¬J’accours.

Il guetta à travers la fenêtre de la cuisine et vit Gros Pif monter avec agilité le raidillon, et il remarqua qu’il chantonnait.

¬Du diable s’il se figure qu’il va mourir, marmotta-t-il. Il arrive à toute vapeur et en chantant, comme s’il allait à une noce et non à un enterrement, pourtant il a dû entendre Colonel. Les humains ont moins d’instinct que les chiens !

Effectivement, le vieil homme, ragaillardi par la tiédeur, la lumière et les parfums de Mai[25], avançait d’un pas rapide et joyeux, rempli de soleil, sans soupçonner que de sa bouche édentée plus aucune chanson ne sortirait, et que ses yeux ne se plongeraient plus dans l’azur resplendissant du ciel, parce que chacun de ses pas était un coup de bêche de plus dans le creusement de sa tombe. Il s’arrêta sur la terrasse et caressa la corneille, qui lui était attachée.

¬Bonjour, compagnon, gambettes de danseur. Tu as faim ?

L’animal aux gambettes de danseur frappa de son bec rouge la jambe du pantalon du paysan, et croassa joyeusement.

¬Croa, croa, croa, croa !

¬Je sais bien que tu t’appelles Johan[26], mon petit.

Rubans, dans sa cache, serrait le manche avec tant d’impatience qu’il dut se contenir pour ne pas sortir hors de la maison et agresser le vieux.

¬Croa, croa, croa, croa !

¬C’est bon, viens mon joli. On trouvera bien quelques miettes.

« Johan » entra le premier, ses ailes déployées, se balançant comiquement, à sa suite Gros Nez, qui riait aux éclats et se baissa pour le prendre. Ainsi, comme s’il cherchait un billot pour lui offrir sa tête, il reçut le terrible coup et mordit la poussière, la nuque brisée[27].

« Johan », de grosses taches rouges sur sa casaque de deuil, s’enfuit en croassant et Rubans Rouges, avec un raffinement de prudence, traîna sa victime, l’égorgea dans la basse-cour et recouvrit d’une peau de mouton le sang qui salissait le sol de la cuisine. Immédiatement après, il attira un autre condamné.

¬Oh ! Bien Léché, hurla-t-il, Bien Léché, holà !

¬À vos ordres, exclama l’interpellé.

¬Dis au Sourdingue de venir. File-lui en une, qu’il vienne vite.

Bien Léché répliqua en riant :

¬File-la lui toi-même, je ne suis pas doué pour ça.

Sûr qu’il allait la lui en filer une ! Avec plaisir même, parce que le père Pierre, qui était aussi fort que son compère, se vantait d’être un client sérieux et un type vaillant, et lui, les clients sérieux et les types vaillants le faisaient vomir. Personne n’était  plus sérieux ni plus vaillant que le fils de sa mère. Les six qui étaient couchés là pouvaient en témoigner avec leurs plaies ; mais ils étaient bien en peine de parler.

Il regarda à nouveau à travers la fenêtre et contempla le Sourdingue qui, après avoir repris son souffle, approchait d’une allure majestueuse.

¬Je le tiens, murmura-t-il, se tenant prêt.

Mais le quarantenaire, sans doute surpris par le silence, se planta face à la maison, comme un mulet soupçonneux, puis annonça sa présence à grands cris :

¬Il est là le patron !

Le fou furieux était indigné. Sa nouvelle cible, pourquoi n’entrait-elle pas ? Avait-il flairé quelque chose ? De quoi avait-il peur ?

Après avoir répété son modeste ou hautain « Il est là le monsieur ! », le Sourd poursuivit à grands cris :

¬Rafael ! Père Falico ! Mame Antonia ! Holà !

Le bourreau se garda de souffler mot et le journalier, l’inquiétude peinte sur son visage, après avoir inspecté attentivement du regard la maison, exprima ses soupçons en formulant à voix haute une supposition mal venue :

¬Ou ils sont partis, ou ils sont devenus sourds, ou ils sont tous morts d’un coup.

Mais, comme il était bien décidé, au lieu de reculer, il puisa dans l’inquiétude et la surprise la force d’avancer : ayant arraché une verge, il se dirigea lentement vers la maison.

¬Allons-y voir ! s’exclama-t-il.

¬Ni voir ni entendre ! dit Rubans, l’assommant d’un coup ahurissant. Crève, gros lourdaud ! Crève à mes pieds !

Il l’égorgea sans nécessité, comme il l’avait fait pour Gros Pif, près de l’appentis. Il jeta son cadavre sur celui du molosse et, avec une impavidité orgueilleuse, il contempla le terrible tableau. Il y avait six morts, en comptant Colonel, qui avait manifesté plus de perspicacité, de force et de vigueur que beaucoup de ces humains. Parmi les défunts, dont le sang formait des rigoles et des flaques dans la basse-cour, il y en avait deux –Luque et le père Pierre¬ qui, de leur vivant, auraient déchiqueté un loup avec leurs dents. Cependant, ils étaient là. Vaincus par son astuce ; mais ils l’auraient été tout autant par son courage. « Ça, pensa-t-il avec une fierté sordide, personne ne l’a jamais fait avec des humains. Et avec les taureaux, même pas Guerra qui, pour en tuer sept, dut toréer trois corridas, un seul dimanche. » En revanche, lui, en moins d’une heure, à l’aide d’une rustique pelle et d’un bout d’acier, mais avec beaucoup d’habileté et beaucoup de décision, il avait expédié deux terreurs, un sexagénaire qui avait autant de cœur que de nez, un chien d’une terrifiante sauvagerie, un fantôme sans forces, un enfant et deux femmes… Huit adversaires qui avaient péri de ses mains au cours de cette éprouvante séance, sans même un comparse pour l’aider et sans les applaudissements pour lui donner du cœur à l’ouvrage. Cela lui était égal. Ils fêteraient le matador lorsque son exploit serait connu, ceux-là même qui auraient sonné l’alarme pour le pourchasser, avec l’intention de le voir gesticuler sur une potence. En guise d’applaudissements, ils lui offriraient leur curiosité, leur rage, leurs tremblements nerveux, leur pâleur, leur épouvante.

Tout souriant, flatté par ces pensées, il appela Sébastien. Mais il ne se cacha pas pour le tuer par derrière ; au contraire, désireux d’étudier l’effet que produirait son ouvrage sur un spectateur non averti, il décida de la lui montrer, lui ménageant ainsi, accessoirement, une mort chrétienne.

¬ Bien Léché, lui dit-il, dès qu’il fut entré dans la cuisine, tu as les nerfs solides ?

¬Plus ou moins. Pourquoi tu me le demandes ?

¬Parce que tu vas avoir une sacrée surprise.

¬De la part de qui ?

¬De tout le monde.

¬Comment ?

¬Si je te le dis, adieu la surprise. Viens à la basse-cour, ajouta-t-il en riant.

¬Allons-y.

¬Fais bien attention, il y a du sang sur le pavé, avertit-il aimablement, lorsque Sébastien eut remarqué les taches. Le pauvre Colonel est devenu enragé et il a fallu l’abattre.

¬C’est maintenant que tu me le dis ? cria le journalier, pris d’une frayeur subite. Est-ce que Colonel a mordu quelqu’un ? C’est ça qui serait une surprise !

Il entra précipitamment dans la basse-cour, et Rubans entendit un cri bref et aigu, qui s’acheva sur un « hélas ! » brisé.

¬Pas très solides, tes nerfs, n’est-ce pas ? marmonna-t-il. Bien Léché, tu as un foie de lièvre.

Mais Bien Léché n’était pas un lièvre, parce qu’un lièvre aurait été au moins capable de courir. Il s’était transformé en statue, une statue d’angoisse, d’ébahissement et de peur. Le visage blanc comme du plâtre, les mains inertes, le cœur transi, il détourna son regard des cadavres, comme s’il était attiré par les yeux terribles de Rubans, et, fasciné, il fixa ce compagnon qui s’était converti tout à coup en une bête féroce.

¬Tu es un lièvre, un misérable lièvre ! répéta le pervers, flatté par l’épouvante glacée qu’il inspirait au malheureux. Tu devrais avoir honte !

Le paysan approuva plusieurs fois de la tête, et, fasciné par les pupilles du monstre, se sentant incapable de fuir, tout sanglotant, il tomba à genoux.

¬Ne me tue pas, gémit-il dans un filet de voix, le visage trempé de larmes. J’ai toujours été ton ami.

¬Je ne veux pas d’amis aussi minables.

¬Mais, tu veux me tuer pour de vrai ?

¬Pour de vrai, je le regrette, parce que c’est assez répugnant. Tu as tout d’une grenouille de bénitier, Bien Poli.

¬Laisse-moi la vie sauve, Rafael !

Le misérable devint furieux.

¬Ah çà, es-tu fou ? Sors ton poignard, allons, et défends-toi, couille molle. Ne sois pas pire qu’une malheureuse fourmi ! Défends-toi, ou je te démolis à force de gifles !

¬Bats-moi, mais ne me tue pas ! Pense à ma mère, Rafael ! Elle t’a si souvent bisé quand tu étais petit ! Tu vas la priver de son pain ?

¬C’est toi qui l’en prives, en ne te défendant pas, lâche que tu es !

¬Je ne peux pas, je ne peux pas !

­Fais un effort, couille molle !

­Non, je ne peux pas !

¬Bon, alors, si tu veux mourir comme un sacristain, fais ta prière. Arrête tes simagrées. J’ai tué tout ce qui était en vie ici : la vieille, le gosse, Colonel… C’est ton tour maintenant. Tu n’es pas éternel.

¬Laisse-moi la vie sauve, Rafael !

¬Pour que tu ailles en courant te jeter dans les bras du premier garde civil ? Non, tu pourrais te fatiguer ! Sors ton cou.

¬Rafael !

¬Aide-moi, ce n’est pas pour rien que tu es bien léché.

¬Mais, tu veux me tuer pour de vrai ?

¬Tu en doutes encore ?

¬Seigneur Jésus-Christ ! balbutia Sébastien, horrifié par l’éclat livide de la lame. Vierge de la Sierra[28], protège-moi !

¬Pas ici ! Au ciel, Bien Léché ! Ne pleure pas et sors ton cou une fois pour toutes.

De la main gauche il lui força à présenter son cou, en appuyant sur le front et, tandis que le malheureux à genoux, saisi par une angoisse surhumaine et une peur mortifère, se recommandait à Dieu, d’un sauvage coup de poignard et en une seule taillade, il le mit en état de rejoindre la source, à la fois consolatrice et terrible, de la miséricorde et du châtiment.

Ayant victorieusement mis un terme à sa tâche, Rubans constata à la montre de son compère qu’il n’était pas encore dix heures et en fut tout ébahi. Il avait agi avec une célérité prodigieuse. Il lui restait du temps pour tout faire puisque, sans se presser, à un pas soutenu, il rejoindrait la ville, depuis La Fermette, en guère plus d’une heure et demie. Il pouvait donc opérer calmement. Avec la lenteur du journalier épuisé qui reçoit son salaire, il ouvrit la maie de Luque, y trouva les douros – précisément trente au-dessous de la centaine ¬, les empocha et se coucha pour se reposer sur le banc de la cuisine. On était si bien, sous le soleil, qui, après quelques jours de pluie, chauffait sans excès ! Et on jouissait entre ces murs d’une paix si appréciable ! Le pot-au-feu chantait en bouillonnant, demandant qu’on l’écume ; les poules s’empiffraient de quelques noirs caillots, dans la crainte qu’on ne les chasse à coups de balai ; la perdrix sautait dans sa cage, impatiente de se voir sur la terrasse… On aurait pu croire qu’une femme allait écumer le pot-au-feu, qu’une jeune fille allait chasser les poules hors de la cuisine, et qu’un homme allait accrocher la cage sous la treille… Mais, dans ces murs, dans cette atmosphère lumineuse et paisible, ne respiraient plus ni femmes, ni jeunes filles, ni hommes, ni vieux, ni enfants, puisque la famille toute entière –son passé, son présent, son avenir¬ avait été exterminée. Toute entière ?… Tout à coup, le tigre se souvint de son filleul et se redressa vivement inquiet. Où était Antoñuelo[29] ? Comment se faisait-il qu’il n’ait pas vu le petit qui pourtant ne s’éloignait jamais de sa mère. Mais sa mémoire le rassura bien vite : il était prévu qu’on transporterait le petit à la ville pour l’y faire examiner par les médecins ; il était sûrement auprès de la sœur d’Antonia, occupé à avaler des sirops. Il s’en réjouit, vu que, non par méchanceté –puisque si on l’avait gratifié des dix douros, il aurait continué à être aussi inoffensif qu’une mouche¬ mais par égoïsme, il aurait assassiné le petit enfant, comme les autres, pour l’empêcher de le dénoncer. Et le petit était si mignon !… Il comprit que, s’il pensait trop au gamin, il finirait par s’attendrir et, pour éviter que cette affection, qui le désarmait, ne l’exposât à se montrer faible, il voulut raffermir à l’aide de quelque réfection son estomac. La viande du pot-au-feu, à demi crue et fibreuse, se moquait de l’appétit le plus féroce ; mais les boudins invitaient à y mordre, aussi Rubans en détacha un et, interrompant toute activité mentale, se mit à manger. Qu’arriva-t-il tout à coup ? Quel bruit prétendait rivaliser avec celui de ses mâchoires ?

¬Toc, toc, toc !

La bouche ouverte, il écouta sans rien entendre ; mais, à peine l’avait-il refermée pour mâcher, il fut à nouveau alerté par le léger bruit :

¬Toc, toc, toc !

¬Des gouttières alors qu’il ne pleut pas ? se dit-il à lui-même.

C’étaient bien des gouttières ; de modestes petites gouttes, des billes d’une écarlate liquide, prisonnières de quelque veine pour faire battre un cœur, et qui, en recouvrant la liberté, avaient traversé un tas de blé et quelques planches mangées des vers, puis tombaient bruyamment et, brodaient une mare de carmin sur un tapis de soleil.

¬Toc, toc, toc !

Quoi de plus ridicule ! Pour le coup, il avait découvert la cause du bruit et la découverte, si elle ne l’avait pas vraiment troublé, ne contribuait pas non plus à lui redonner du courage. Le triste dégouttement n’avait rien d’insolite, ni de surprenant, ni de menaçant et, pourtant, l’assassin en avait été troublé.

¬Toc, toc, toc !

Des billes si petites, pourquoi tombaient-elles aussi vite que si elles avaient été de plomb et pourquoi faisaient-elles tant de bruit en s’écrasant ? … Et pour quelle raison rougissaient-elles à ce point la lumière ? Et par quel prodige resplendissaient-elles sur le sol comme des braises ?… Il craignit que ce sang, qui aurait teinté de rouge le sommeil du criminel le plus endurci, fît rougir la maison, les arbres, les nuages et, pour ne pas être trahi par la miraculeuse rougeur, il sortit prestement de la ferme et s’éloigna[30].

 

III

Le père Alguazil protesta en riant aux éclats.

¬Non, mon petit Rubans, ou on devra me ramener couché sur la monture ! Et alors, qui te ramènera, toi ?

¬C’est bon. Disons que ce sera l’avant-dernier.

¬On en a déjà avalé vingt ! Même la verrue de mon nez est bourrée !

¬Et après ?

¬Tu es riche à ce point ? Pourtant ton oncle disait qu’à moins de découvrir une mine d’or tu ne pourrais pas quitter la campagne…

¬Pas d’autre mine que mes économies. Trente douros comme trente soleils[31], enterrés ; même la terre qui les recouvrait ne le savait pas ! Trente douros qui, une fois que je les aurais mangés, me donneront autant de maux de ventre. Mais, je ne suis pas homme à rater Guerra ?

¬Faut-il que tu aies la passion des taureaux ! dit le père Alguazil, avec bienveillance.

Rubans Rouges frappa des mains et se mit à hurler :

¬Garçon ! Tu dors ou quoi, maudit feignant.

Ils étaient dans la cour d’une taverne, près d’une table couverte de verres, au milieu des paysans et des maquignons.

¬Tu viens juste d’arriver ? demanda le vieux.

¬Penses-tu ! À midi. J’ai déjà eu le temps d’aller dans la rue du matador, pour voir sa maison, et dans la rue Gondomar, pour faire un tour au club et j’ai fait plus de tours dans l’avenue du Gran Capitán qu’un mulet de noria[32]. Dans des occasions pareilles, le tout est de ne se refuser aucun plaisir.

Le garçon, d’une saleté repoussante[33], se présenta et s’excusa poliment.

¬Mille excuses. Même en courant comme un fou, pas moyen de faire face à cette heure. Qu’est-ce que vous prenez ?

¬La même chose, répondit Rubans Rouges.

¬Pour les trois ?

¬Je t’ai dit la même chose, non ? Et ne cours pas, vole, parce que je vais à la corrida, mon petit chou.

¬Je vole.

Comme les gens s’en allaient, le lambin, moins sollicité, les servit avec une relative promptitude.

¬Ma tournée, messieurs… Un verre pour monsieur, dit Rubans en plaçant un verre[34] de montilla devant le père Alguazil; un autre pour vous et un autre pour l’ami, qui va se remettre à marcher ! Et comment, qu’il va se remettre à marcher !

« L’ami », en l’occurrence la montre cassée, brillait au fond d’une coupe large, pleine à ras bords de vin, telle un crustacé chimérique.

¬Alors, proposa l’amphitryon, on avale notre petit crabe ?

¬Vas-y toi, répondit l’invité, avec une moue de dégoût.

¬Ben, à la revoyure, mon petit Jésus.

Il vida la coupe en trois ou quatre gorgées, sans reprendre son souffle ; il feignit d’avaler par inadvertance la montre et, pour mettre un comble à la plaisanterie, il la cracha à la face du garçon. Puis, flatté par les louanges qu’on lui adressa, il se retira après avoir acheté une miche de pain, quelques bouteilles et de la charcuterie.

Devant l’entrée des arènes, il dit au revoir à Alguazil.

¬Amuse-toi bien, Rubans.

¬S’il reste des billets, je vous invite.

¬Tu sais bien que les bêtes à cornes me font peur.

¬Quel drôle d’homme vous faites !

Sur les gradins, le public des passionnés[35] était si serré qu’il était difficile de se glisser, non seulement dans les gradins du haut, mais même dans ceux du bas, où ceux qui y prenaient place étaient condamnés à ne rien voir du spectacle. Mais notre journalier ne s’en soucia pas le moins du monde, qui cala ses fesses dans le premier fauteuil du premier rang qu’il trouva libre, aussi à l’aise que si c’était le sien[36].

¬Bien le bonjour… aux guerristes, s’exclama-t-il, enveloppant dans la salutation d’un homme poli la profession de foi d’un homme intransigeant.

Ses voisins, qui appartenaient au beau monde, le regardèrent sans répondre, et déjà il fronçait le sourcil pour renouveler son salut avec plus d’énergie, lorsqu’un hidalgo très gros, lui montrant un bout de papier, l’interpella :

¬Voulez-vous avoir la bonté ?

¬La bonté de quoi ?

¬De me rendre ma place ?

¬Non, monsieur. Je n’ai pas la bonté.

Le gros homme le regarda, stupéfait.

¬Mais, mon ami…

¬Pas d’ami qui vaille. Je suis arrivé avant vous et personne ne me fera lever.

¬C’est ce que nous allons voir. Placeur ! Par ici !

Le placeur s’approcha.

¬Qu’y a-t-il pour votre service ?

¬Indiquez-moi ma place. Voici mon billet.

¬Vous devriez le faire encadrer, marmonna Rubans, en riant.

Le placeur, intimidé, tourna et retourna le billet, puis s’exclama avec une naïveté sympathique :

¬Messieurs, je suis novice, vous comprenez ? C’est ma première journée comme placeur. Je ne connais rien à ces histoires. Pardonnez-moi. Ça ne s’apprend pas au berceau.

¬Je ne vois pas de quelle histoire vous parlez, affirma le paysan. Je ne bougerai pas, c’est tout. Regardez les arènes. Vous croyez que je vais tuer un enfant du Bon Dieu pour une place aux gradins ? Autant en tuer un pour une place numérotée !

¬Vous avez dit « tuer » ? demanda le lardibineux[37], de plus en plus furieux. Qui parle de me tuer ?

¬Celui qui est assez grand pour vous flanquer dehors. Et ne grognez pas, monsieur le Dégoûté, je sens que je vais vous faire désenfler de peur.

¬Moi, espèce d’animal ?

Sans se laisser intimider, il se jeta sur le paysan, qui leva la main droite pour le recevoir avec un coup de poing ; mais il se retint et les autres spectateurs, par pur égoïsme, tranchèrent.

¬Enfin, messieurs !

¬Au nom de Dieu !

¬Ça n’est pas croyable !

¬Il ne m’a pas menacé, peut-être ? criait le gros.

¬Et vous, vous n’avez pas voulu me chasser, peut-être ? répliquait le paysan.

Mais les trompettes sonnèrent et comme, chez le monsieur adipeux, la colère ne pouvait être plus fugace, et chez Rubans, plus grand le désir d’applaudir son matador, ils se calmèrent et, à la grande satisfaction de leurs voisins, celui qui l’avait payé prit ses aises sur le siège et son premier occupant s’assit sur le dossier.

À l’apparition des toréadors, le journalier, ébloui, tout tremblant, à moitié fou, commença à crier :

¬Olé ! Vivent les vaillants fils de Cordoue ! Vive la patrie du toreo !

Lorsque les combattants eurent abandonné leur cape d’apparat, il s’adressa à Guerra, remplissant l’arène d’une voix de stentor :

¬Pas de pitié pour le nattier[38], Rafael ! Fais-en une figue molle, que je le mette à sécher[39].

Il y eut quelques exclamations imprécatoires, mais elles furent étouffées par les applaudissements et les rires, et le rustre en fut tout flatté. Désormais, avec la constance d’une machine, l’entêtement d’un sauvage et une jubilation irrationnelle, il parla et discuta avec partisans et adversaires, s’interrompant de temps en temps pour s’adresser aux toréadors, les louanger, les offenser ou simplement rugir. Lorsque Guerrita approcha son premier taureau, comme Espartero avait tué le sien avec tant de courage que le fou furieux n’avait pu l’insulter –ce dont il enrageait¬ pour se venger, il offrit au sévillan[40] un conseil qui ne brillait pas spécialement par sa bienveillance :

¬Prends-en de la graine, Nattiérillon[41] ; tu ne sais même pas marcher ! Prends-en de la graine, pataud.[42]

Et, pour comble d’ignominie et au grand désespoir du conseilleur, « le pataud » ne reçut pas seulement une leçon de bien marcher, mais plusieurs leçons de bien s’enfuir, parce que Guerrita, effrayé par la nature déloyale du cornu, le toréa en sautillant, avec l’agilité d’un prestidigitateur ; et traîtreusement, comme un père de famille prudent aurait abattu une panthère, il l’assassina, enfonçant son épée de côté dans son cou.

Le public, à l’exception de quelques douzaines d’espartéristes atrabilaires qui sifflèrent le matador et applaudirent le taureau[43], fit l’éloge du héros cordouan pour son adresse et sa science. Comme il s’était montré habile à planter son épée basse et comme il s’était bien vite aperçu que son ennemi était un malotru et que nul ne pouvait briller face à lui[44] !

¬Mon œil, messieurs ! hurlait Rubans Rouges, abaissant de son index la paupière inférieure de son œil droit. Mon œil, vous dis-je, le taureau en savait plus à lui tout seul que deux greffiers réunis[45].

¬Et s’il avait touché celui du sparte ? grogna l’obèse, en riant sous cape.

¬Eh bien, il le mettait en pièces ! Jamais vu un bœuf pareil !

En revanche, la troisième bête, à la fois réservée et fourbe, plus corpulente, plus forte et plus craintive, ne lui sembla pas difficile à vaincre[46] ; aussi, quand le toréador sévillan, après l’avoir dominée avec une cape pas plus grande qu’un foulard et un cœur de lion, l’eut abattue en se couchant de tout son long sur le frontal et en enfonçant l’épée et sa garde dans la croix, tandis que le public manifestait un enthousiasme tumultueux, Rubans Rouges se contenta d’exprimer un jugement méprisant :

¬Du pur hasard ! Un homme qui court au suicide et qui ne meurt pas parce que son heure n’est pas encore venue.

Puis il ajouta avec indulgence, lorsque le vainqueur se fut retiré vers la barrière :

¬Bien, pataud, bien ! Tu as le courage du désespoir ! Envoie un câble pour qu’on enguirlande la Giralda[47].

Il s’exprimait avec calme, cachant son dépit sous un grand sourire, mais son amour-propre blessé saignait abondamment. Son champion, qui incarnait l’art, la force et la maîtrise, serait-il vaincu par ce petit bout d’homme mal habile, qui se tenait à peine sur ses jambes, qui n’avait jamais su faire qu’un quite[48] et trois passes, qui ne savait que risquer sa vie au moment de tuer ? Une foule sans dignité et dégénérée applaudirait à cette énorme injustice ? Il regarda dans le couloir pour ne pas voir le toréador qui continuait à saluer, ni le public qui le fêtait encore. Un mot isolé qui parvint à ses oreilles lui fit tendre l’oreille. Le mot « crime » avait été prononcé par un policier qui s’adressait très respectueusement au gros monsieur. Ce denier, très intéressé, l’interrogeait :

¬C’est si terrible que ça, Séraphin ?

¬Imaginez : huit morts[49].

¬Et les assassins ?

¬On n’a pas encore de détails. La chose s’est passée dans une petite métairie qui s’appelle La Fermette. On soupçonne une bande de Gitans.

¬Mon Dieu, mon Dieu !

¬On raconte qu’il y a des morts partout : dans la chambre, dans l’alcôve, dans la basse-cour… Une boucherie !

¬Mon Dieu ! Maudits Gitans[50] !

Le corps de Rubans Rouges s’emplit de toute l’allégresse du soleil des arènes. Les Gitans, bien sûr, les Gitans ! Il y avait là de quoi occuper un bout de temps juges, geôliers et bourreaux.

Le policier s’éloigna et l’adipeux don José, en tressaillant, murmura :

¬Huit ! Que c’est horrible, horrible !

Il eut la tentation de contredire le ventru ! Pourquoi horrible ? Ne fallait-il pas mourir un jour ? Qu’est-ce qui était horrible : la mort ? Bah ! Ce qui était horrible, c’était la faim, la souffrance, la maladie…, autant de démons qui n’étaient jamais entrés à La Fermette. La Fermette !… Il se la rappelait vaguement, comme si plusieurs années et non quelques heures s’étaient écoulées depuis le moment où il s’y était rendu. La toux de la vieille, le bec rouge de « Johan », les mugissements du compère, la confusion de la jeune fille, les sanglots du raffiné… Puis, la gouttière, la seule chose qui l’eût alarmé : ­« Toc, toc, toc ! ». Tout le reste… Tout le reste lui paraissait si ancien et si confus !… Cependant, il y avait de quoi épater les gens, les faire tressaillir, épouvantés, comme le ventru. Si on avait révélé de but en blanc à ce pauvre don Pepe[51] la prouesse de celui qui le serrait entre ses mollets, quel saut de cerf n’aurait-il pas effectué pour se lever et s’enfuir !

¬Vous prendrez bien un morceau, l’ami.

¬ Sans façon.

¬Pas de façons. Et vous, ajouta-t-il en s’adressant à ceux qui l’avaient soutenu, servez-vous aussi. Moi, à la corrida, j’aime régaler ceux qui sont à mes côtés. Je le fais de bon cœur, et comme je le fais de bon cœur, ou vous partagez ma collation ou vous vous battez avec moi. À vous de choisir.

¬Dans ce cas, manifesta jovialement don Pepe, tant qu’à choisir entre un morceau de jambon et une tarte, sans hésitation je choisis le jambon.

¬Va pour le jambon.

Rubans répartit le tout puis, tout fier et tout excité par le spectacle de l’arène, se mit à dévorer gloutonnement. Le quatrième cornu, très brave, fonçait avec une furie aveugle, subissait les coups de piques sans broncher, comme s’il était de bronze, et repoussait, culbutait et dépeçait les haridelles avec une violence implacable. Le rustre, hors de lui, s’agitait comme si, depuis sa place, il avait voulu aider l’animal à éventrer les chevaux, à briser les planches, à enfoncer les côtes des picadors. Il criait, hors de lui :

¬Va-s-y, taureau ! Va-s-y, taureau brave ! Frappe, frappe ces incapables ! Pas de pitié !

Guerra, dans un quite, s’agenouilla et essuya au passage le museau de l’animal, et ce trait d’audace enthousiasma le paysan.

¬Olé, olé, vive la mère qui t’a mis au monde, roi de l’univers ! Vous avez vu comment il a mouché la bête, comme si c’était un morveux ?

Il ajouta, menaçant Espartero d’une bouteille.

¬Allez, va-t’en cueillir ton sparte, incapable, couille molle ; je m’assieds[52] sur la Tour de l’Or et même sur l’ange de la Giralda !

Tandis qu’on bandérillait la bête, Guerrita, qui avait sauté dans le couloir pour qu’on lui rattache un lacet[53], accrut sa jubilation par quelques paroles inoubliables. Le gros, qui était l’ami du toréador, ¬cette supériorité le grandit beaucoup dans la considération du coupe-tête¬, lui demanda amicalement :

¬Il te plaît, le petit tacheté, Rafael[54] ?

¬Il est parfait. Grâce à Dieu, parce que j’en ai ma claque des bêtes sournoises.

¬Que la chance soit avec toi.

¬Comment pourrait-il en être autrement ? répliqua l’artiste avec superbe. Je vais lui faire une passe aidée, une autre naturelle pour préparer une passe de poitrine, une par le haut et une autre aidée par le bas, pour le mettre d’aplomb[55]. Et une fois d’aplomb, je me jette sur lui et je me retourne un ongle sur son cou[56], et d’une seule estocade je le réduis en cendres[57].

Sitôt dit sitôt fait. Guerrita, fidèle à ses prédictions, dessina les cinq passes en une minute et infligea, à la vitesse d’une flèche, une terrible estocade. Comme une rafale, une exaltation délirante priva dix mille humains de sens commun. Rubans Rouges, qui pleurait, tapait des pieds et applaudissait, hurlait de surprenantes trouvailles :

¬Vive Cordoue ! Vive son saint patron, Rafael, et vive le Calife[58] ! Voilà ce que j’appelle toréer et tuer, tas de cochons ! Prends ça dans les gencives ! Eh va donc, toi et ta tour de l’Or, que lâcha le cul du More[59] ! Si tu pouvais en crever de dégoût !

Les autres messieurs, y compris don José, les uns pâles les autres rouges, criaient du plus fort qu’ils pouvaient et fraternisaient désormais avec le fier-à-bras au poignard. Ils le prenaient pour un homme tout d’une pièce, sympathique au possible, doté de poumons à vous faire tomber à la renverse. Ils échangèrent des propos affectueux, commentèrent le triomphe de l’habile toréador, lorsque le fracas des applaudissements se fut éteint, sans gâter les éloges par des blâmes à l’intention du toréador vaincu, que même Rubans Rouges sembla prendre en pitié. Ils auraient poursuivi ainsi jusqu’à la fin du spectacle à échanger des politesses, à boire à la même bouteille, à s’offrir mutuellement des amabilités, s’ils n’avaient été interrompus par un horrible accident. Guerrita, le colosse, le prodige, l’invincible, eut une distraction digne d’un vulgaire toréador de village et une bête stupide le fit voler en l’air comme un pantin, l’enroula entre ses cornes et le jeta à terre avec une fureur sauvage. Lui, rien moins que Guerrita !… Don Pepe et les autres messieurs qui conversaient avec le paysan se précipitèrent aux nouvelles auprès des médecins. Quelques spectateurs poussèrent des cris d’hystériques[60] ; d’autres s’en remirent avec une confiance aveugle à la divine Providence, et jusqu’au moment où on apprit que le glorieux champion n’avait subi que de légères contusions, personne ne s’intéressa à ce qui se passait dans l’arène. Et moins encore que le guerrista le plus affolé, un petit vieux dont le nez était décoré d’une verrue rouge, qui, portant un enfant émacié dans les bras, entouré de gardes civils moustachus et graves, parcourait les arènes inspectant attentivement les rangs de spectateurs.

Espartero toréait déjà avec la muleta et Rubans Rouges, dont la frayeur causée par l’incident avait aiguisé la langue, le harcelait, déversant sur lui le meilleur de son répertoire d’insultes. Il salua le premier coup d’épée manqué par le toréador d’un petit rire sarcastique et de plusieurs remarques chargées de venin ; puis, à chaque tentative nouvelle, à mesure qu’il enfonçait un peu plus profondément son épée, il s’empressa de vider le sac de ses insolences, de ses grossièretés, de ses impudences afin de libérer son corps de cette pourriture avant que le taureau ne s’écroule. Mais le taureau, fort comme une montagne, ne voulait pas rouler sur le sol et, malgré trois coups d’estoc sur la bosse, avalant son propre sang, il s’appuyait sur la barrière pour éviter de tomber.

¬Quel martyre ! rugit le paysan. Tu n’as donc pas de pitié, tu as des tripes tannées[61] ? Tu n’as même pas appris à égorger, incapable que tu es.

Alors, le petit malade l’entendit, cacha son visage dans les bras du vieux à la verrue, et, de peur, ses dents grincèrent.

¬Qu’est-ce qu’il y a, Toinin?

¬Là-bas, là-bas !

Les gardes entourèrent l’enfant.

¬Ne pleure pas, mon tout beau. Qui as-tu vu ?

¬Le compère ! Il va nous tuer !

¬Tu l’as vu où ?

¬Là-bas, là-bas, en bas[62].

Alors, ils le découvrirent tous.

¬C’est bien lui, père Alguazil? demanda un garde.

¬Oui, c’est lui.

¬Allons-y. La chance soit avec nous.

Ils se concertèrent et aussitôt, lorsque deux d’entre eux furent parvenus dans le passage, deux autres se placèrent derrière le siège et un policier interpella le misérable :

¬Pas un geste, Rubans.

Mais Rubans Rouges, qui ne l’avait pas entendu et n’avait même pas remarqué les tricornes, ne songeait pas à fuir. À l’adresse du toréador qui, le visage décomposé par la colère, piquait le taureau sur le museau pour lui faire baisser la tête et pouvoir ainsi l’achever[63], Rubans Rouges bramait son indignation la plus généreuse :

¬A la potence, à la potence ! On ne fait pas ça à un taureau, assassin !



[1] López Pinillos tient visiblement à démarquer l’expression du narrateur de celle de ses personnages, en exagérant le caractère savant de sa prose, tandis qu’il réserve à ceux-ci un langage chargé de rusticité qu’il prétend transcrire fidèlement, jusque dans la phonétique.

[2] Fonction équivalente à garde-champêtre. Nous traduisons les surnoms mais nous conservons les prénoms des personnages dans leur forme castillane, ainsi que leurs diminutifs : Rafael, Fael, Falico.

[3] Montre à double boîtier.

[4] Un poignard. La ville d’Albacete est célèbre pour sa coutellerie.

[5] L’animalité de Luarca est annoncée dès le portrait initial qu’en fait l’auteur. Ces références seront nombreuses tout au long de la nouvelle.

[6] Le réal valait 25 centimes ; il y avait 4 réaux dans une pésète. L’oncle offre donc à Rafael une somme ridicule, qui représente le centième des 10 douros, soit 200 réaux, dont il estime avoir besoin pour aller à la foire.

[7] Je choisis de désigner ainsi le terre-plein, généralement ombragé par une treille, qui se trouve devant la porte d’entrée de la typique maison rurale cordouane.

[8] La récolte des olives consistait à frapper les branches à l’aide d’un bâton, et à les faire tomber sur des toiles étalées sur le sol. Le « gaulage » était réservé aux hommes vigoureux.

[9] Cf. la note 33 du commentaire.

[10] Luarca est le parrain du dernier-né des Luque.

[11] L’auteur laisse entendre que Luarca a déjà sollicité son compère et qu’il vient donc le relancer après avoir échoué dans ses autres tentatives. Ce détail a son importance pour la compréhension de la suite.

[12] Date traditionnelle du règlement du fermage au propriétaire.

[13] Le douro valait 5 pésètes. Les 50 pésètes que recherche Luarca représentent donc 10 douros, à ajouter aux 100 du fermage à payer à la Saint-Jean.

[14] La ville de Rute, au sud de la province de Cordoue, est renommée pour ses liqueurs, particulièrement les anis.

[15] Signe d’entêtement, selon la croyance.

[16] Luque n’ignore pas que son compère est à la recherche d’argent pour aller à la foire.

[17] L’interjection hombre (littéralement, « homme ») exprime ici la surprise et l’embarras du quémandeur. Nous conservons ce composé de « homme » pour respecter la glose qu’en fait Luque (« J’en suis un »).

[18] Façon de proclamer ironiquement que le principe d’égalité n’est pas respecté.

[19] Luque utilise exceptionnellement le tutoiement.

[20] Littéralement, « l’homme à la nuque épaisse » (cf. n. 15).

[21] On ignore le sens exact de l’expression « por vínchile ». Peut-être s’agit-il d’une déformation de « par saint Wenceslas » (« Venceslao » en castillan), qui fut un prénom relativement courant en Espagne à l’époque.

[22] Ainsi désignait-on les partisans du toréador Guerra. Cette façon d’évoquer la corrida juste après le premier meurtre de Rubans Rouges n’est sans doute pas due au hasard.

[23] L’auteur a recours tout d’abord à une préciosité érudite surprenante dans ce contexte (allusion à Éros), puis pousse le cynisme du personnage au-delà de toute limite (en toute innocence, il ne songeait qu’à tuer). Faut-il y voir un clin d’œil à l’intention du lecteur lettré ?

[24] Augmentatif de “mille” auquel on a adjoint le suffixe « –ante » (de « cinquante », « soixante », etc.)

[25] Rappelons que les événements se passent le 27 mai, jour de la fête de Notre-Dame de la Santé, patronne de Cordoue.

[26] Transposition comique du cri du corbeau en un prénom humain. On a adopté la forme ancienne de « Jean » à l’image du castillan, qui reprend toutes les voyelles du cri de l’animal, « ua ».

[27] L’assassinat du vieux s’apparente à une exécution capitale à la hache.

[28] La Vierge de la Sierra, patronne de la ville de Cabra, est vénérée dans toute la province de Cordoue.

[29] « Petit Antoine ». Selon la coutume, le fils aîné porte le prénom de son père et le cadet, celui de sa mère, chacun affecté d’une forme diminutive : Falico pour Rafael, Antoñuelo pour Antonia. López Pinillos pousse très loin le souci de la vraisemblance.

[30] L’assassin s’enfuit pour faire taire un sentiment ­la peur­ qu’il ne maîtrise pas, et refuser de voir un présage du châtiment à venir. López Pinillos soigne la chute de cette partie, au prix d’une certaine invraisemblance.

[31] Luarca compte dépenser trois fois plus que 10 douros dont il prétendait avoir besoin.

[32] López Pinillos commet ici un anachronisme. Le club (« er Clú ») Guerrita, créé à l’initiative d’admirateurs du toréador en 1896, ne se transporta rue Gondomar  qu’en 1902, soit plus de 10 ans après les crimes de Cintabelde. La rue Gondomar débouche dans l’avenue du Gran Capitán, à son commencement. Ces deux artères se trouvent au nord du centre-ville, non loin des anciennes arènes aujourd’hui détruites.

[33] Littéralement : « avec plus de taches qu’un grenadier », sans que l’on sache s’il s’agit de l’uniforme du soldat, dont la casaque était rouge, ou si le tablier du garçon semblait éclaboussé par les fruits de l’arbre.

[34] L’auteur utilise le terme « chato », qu’il met entre guillemets. Cette dénomination, réservée au verre de vin de petite taille, sans pied, est désormais usuelle. Le montilla est un vin blanc de consommation courante à Cordoue, comme dans le reste de l’Andalousie occidentale.

[35] Pour désigner le public passionné de tauromachie, López Pinillos utilise entre guillemets le terme de « la afición ». À l’époque cette appellation lui était réservée, alors qu’aujourd’hui elle s’applique à d’autres domaines (sports, arts, etc.).

[36] Les gradins désignent les places bon marché, qui occupent le haut des arènes. Les places les plus chères sont celles qui sont les plus proches de la barrière qui sépare le public de la piste et du couloir qui l’enserre. Rubans rouges avait sans doute acheté un billet de gradin.

[37] L’auteur emploie un calque de « libidineux » (pingüedinoso), avec un préfixe « pingüe » qui évoque l’excès de graisse.

[38] Le toréador en question avait choisi de s’appeler « Espartero », c’est-à-dire, fabricant de natte de sparte. Rafael refuse de le désigner par son nom d’artiste et le renvoie à son métier sur un ton méprisant : « ese del esparto » ; littéralement « le gars au sparte ».

[39] On faisait sécher les figues, une fois mûres, sur un support de sparte (esportón, restitué selon la prononciation andalouse espoltón). L’allusion blessante au toréador Espartero est évidente.

[40] Espartero était de Séville. La rivalité entre les deux capitales, toutes deux traversées par le Guadalquivir, a toujours été vivace.

[41] Luarca interpelle le toréador en affublant son nom d’arène d’un diminutif humiliant.

[42] Le jugement négatif de Rafael à l’égard du toréador sévillan était partagé par certains de ses contemporains, à en juger par la confidence de Lagartijo, rapportée par un témoin de l’époque : « ‘Les uns savent ce qu’ils font, les autres font ce qu’ils savent’. La première clausule se référait à Guerrita ; la seconde, à Espartero ». Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros. Obras completas. Vol. XII. Madrid : Renacimiento, 1925, p. 254¬255.

[43] Entendre applaudir son adversaire, avec éventuellement un tour d’honneur de sa dépouille, est la suprême injure pour un toréador mal inspiré.

[44] Un taureau a droit au qualificatif de noble lorsqu’il collabore avec le matador. La bête qui ne s’y prête pas mérite la censure.

[45] Le taureau découvre le combat de l’arène lors de sa première et ultime corrida. Il est donc par définition ignorant ou naïf. Le taureau savant, au contraire, devine le sort qui l’attend et contrarie la tâche du toréador en refusant de jouer le jeu, comme les greffiers, mais ce pourrait être tout homme de loi, utilisent leur connaissance du droit pour contourner la loi.

[46] Au contraire, l’auteur accumule sur ce taureau les défauts, qui en  font le plus redoutable adversaire possible.

[47] Le minaret de l’ancienne grande mosquée, transformé en clocher de la cathédrale après la conquête (1248), est, avec la Tour de l’Or, dont il sera question plus bas, le plus célèbre monument de la Séville almohade. On la décore de tapis et de guirlandes dans des occasions très exceptionnelles.

[48] Façon d’utiliser la cape pour détourner le taureau qui s’apprête à encorner un homme à terre, ou pour le présenter au mieux face au picador ou au banderillero.

[49] Le décompte du témoin omet le chien Colonel.

[50] Les Gitans sont toujours les premiers suspectés en cas de délit ou de crime en milieu rural.

[51] Diminutif familier de « José ». Faire précéder un diminutif de « don » et l’appliquer à une personne inconnue contribue à l’effet comique.

[52] L’auteur a écrit « me caigo en », qu’il faut lire comme variante de « me cago en » (« je chie sur »), juron très courant en Espagne. Cette délicatesse est surprenante dans la bouche de Luarca, mais se comprend mieux du point de vue de l’auteur, qui souhaite peut-être ménager ses lecteurs, voire éviter une censure. Ce juron peut s’interpréter comme l’exact pendant de « viva ». Ainsi Luarca aurait pu aussi bien «cagarse sur la mère qui mit au monde Espartero » que célébrer celle de son héros Guerra. Le versant sacrilège de ce juron, lui aussi fréquent, s’exprime ici aux dépens de la statue de l’ange qui couronne la Giralda.

[53] Lacet qui serre la culotte du toréador au-dessous du genou.

[54] Comme beaucoup de petits cordouans, le toréador Guerra a reçu comme prénom celui du patron de la ville, saint Raphaël.

[55] Les quatre pattes formant un rectangle, pour faciliter le passage de l’épée entre les omoplates et la colonne vertébrale.

[56] Le matador compte enfoncer l’épée jusqu’à la garde.

[57] Littéralement : « j’en fais du charbon ».

[58] L’auteur attribue ici à Guerrita le surnom qui appartenait à son aîné Lagartijo. Cordoue fut la capitale du califat abbasside, du viiie au xie siècles.

[59] Expression de mépris à l’égard des sévillans, qui joue sur l’homophonie entre « or » et « More ». La tour de l’Or, construite par le sultan almohade autour de 1220 au bord du Guadalquivir, doit sa teinte dorée à la qualité de son enduit. Le mot « culo » est illisible dans l’édition, à cause d’un défaut d’impression peu opportun, mais est facile à reconstituer à partir de la sentence.

[60] Au féminin dans le texte.

[61] Littéralement « des tripes cordouanes », autrement dit « des tripes en cuir de Cordoue ».

[62] Les gardes devaient rechercher Luarca en haut, dans les gradins, aux places les moins chères.

[63] Le toréador avait abandonné l’épée pour recourir au rejón, dont la pointe, qui se termine en croix, devait s’enfoncer dans le cervelet de la bête et l’achever.




Les antécédents

LES ANTÉCÉDENTS

Un motif traditionnel

Antonio de Hoyos propose une possible source dans l’affaire du paysan du Cagitán, contrée de la province de Murcie, qui, à une date indéterminée mais qu’il prétend antérieure à la publication de la nouvelle de López Pinillos, aurait tué quatre personnes, les aurait dépouillées puis serait allé à la corrida de la foire de Cieza[1]. Cette tradition locale mérite d’être signalée, car elle renvoie à un corpus plus ou moins légendaire dont le caractère diffus et intemporel peut avoir influencé, consciemment ou non, un créateur tenté par un sujet proche. Elle propose même une conclusion, – après le crime, il se rendit aux arènes -, qui s’apparente à une formule finale de conte traditionnel[2]. Il ne faut donc pas écarter d’emblée cette influence possible, même si d’autres affaires criminelles avérées constituent des antécédents bien plus plausibles.

Le crime de Cintas verdes (Rubans verts)

Cordoue 25 (soirée)

La foire, favorisée par un temps superbe, est très brillante.

Sur le marché, on observe beaucoup d’animation, particulièrement dans les transactions de bétail bovin et ovin.

On effectue aussi beaucoup de ventes de poulains et de juments.

Valdelomur. El Imparcial, 26 mai 1890

Le 27 mai 1890, jour de la Foire de Notre-Dame de la Santé[3] à Cordoue, est ensanglanté par un effroyable fait-divers. Lors de sa visite quotidienne à la ferme El Jardinito, propriété du Duc d’Almodóvar del Campo, au nord de la ville, sur la route du sanctuaire de Scala Cœli, le récoltant chargé de retirer les caisses d’oranges fraîchement cueillies découvre un épouvantable carnage : trois cadavres, ceux du fermier et des deux jeunes enfants du maître-valet ; deux agonisants, la femme du valet-maître, ainsi que le garde affecté à la propriété.

Cet événement eut un retentissement considérable, tant dans la presse locale que dans la presse nationale[4]. Dès son édition datée du lendemain, 28 mai, le grand quotidien de Madrid, El Imparcial, publie sous le titre Cinq assassinats, la paraphrase du télégramme adressé par le gouverneur de la province au ministre de l’Intérieur. Il revient sur le sujet, le jour suivant, se fondant cette fois sur le témoignage d’un voyageur débarquant du train de nuit.

Les faits, tels qu’ils ont été reconstitués pendant l’instruction et résumés dans le questionnaire soumis aux jurés avant leur délibération, sont les suivants.

L’assassin s’appelle José Pérez Cintabelde Pujazón. Ce jeune homme de vingt-sept ans, grand et bien proportionné, est originaire d’Almeria. Il vit et travaille à Cordoue depuis plusieurs années. Il y exerce des métiers divers, dont celui de maçon. Il n’a pas d’autre antécédent pénal qu’une condamnation pour jeux interdits (15 juillet 1889). Il se présente à dix heures du matin, le 27 mai, dans l’exploitation El Jardinito, à cinq kilomètres de Cordoue, dans l’intention de dérober le produit de la vente d’un attelage de vaches réalisée par le maître-valet à la foire qui a lieu à cette époque. Il y rencontre la femme de ce dernier, âgée de trente-quatre ans, en compagnie de ses deux filles, âgées respectivement de six et deux ans, le fermier qui loue l’exploitation au duc et le garde de la propriété.

La venue de Cintabelde ne surprend pas les personnes présentes car lui et sa maîtresse, Teresa Molinero Galloso, entretenaient des relations amicales avec le maître-valet et sa femme, Antonia, à l’époque où Teresa était la nourrice de la dernière-née du couple. Depuis la mort du bébé, leurs relations se sont un peu refroidies mais pas au point d’interdire à Cintabelde l’accès à El Jardinito.

Sous le prétexte de lui faire cueillir un demi cent d’oranges, le jeune homme entraîne le garde à l’écart dans l’orangeraie et, tandis qu’il est occupé à cueillir les fruits sur son échelle, il l’abat, sans crier gare, de six coups de poignard. Puis, il pénètre dans la maison, dans laquelle il trouve Antonia et ses enfants. Il tire une balle de son fusil à deux coups dans la tête de la femme puis se retourne contre le fermier, accouru au bruit de la détonation, auquel il inflige une première blessure à l’arme blanche au visage, avant de l’achever d’un coup de fusil à la tête. Il se saisit de l’aînée des petites filles, qui tentait de s’enfuir pour donner l’alerte, et lui tranche la gorge. La mère de l’enfant parvient à se relever en poussant des cris ; l’assassin décharge à nouveau son arme sur elle, l’oblige à avouer où est caché l’argent, puis tire à nouveau en la visant à la tête, sans parvenir toutefois à la tuer. Cintabelde égorge alors la petite fille de deux ans, dernier témoin du massacre, après l’avoir conduite à l’étage.

Dans la chambre où Cintabelde commet son dernier forfait, se trouve le coffre contenant l’argent la maison. Il s’empare de cent-vingt-cinq pésètes en argent dans une bourse et vingt dans un porte-monnaie, ainsi que d’un fusil. Il abandonne les lieux sans être vu par personne, la propriété étant isolée. Dans un ruisseau, il lave les traces de sang les plus voyantes et se débarrasse du porte-monnaie et du fusil. Puis il se rend chez sa maîtresse, dans le quartier de Santa Marina de Cordoue (rue Empedrada, n° 5), se change, déjeune avec appétit et se rend aux arènes pour la corrida. Peu après le départ de Cintabelde, le récoltant se présente à El Jardinito, découvre le massacre et recueille des lèvres du garde qu’il a été assassiné par « celui qui était là hier ». Il s’empresse de dénoncer le fait à la Garde Civile. Le lieutenant qui se rend sur place apprend d’Antonia la véritable identité de l’assassin : « le mari de la nourrice qui a allaité ma fille, qui s’appelle José Cintabelde ». Connaissant sa passion pour les taureaux, les autorités ne doutent pas que Cintabelde se soit rendu à la corrida. Aussi décide-t-on de filtrer le public à la sortie des arènes. L’assassin n’oppose aucune résistance et avoue son forfait.

De toute évidence, López Pinillos s’est directement inspiré de ce fait divers[5]. Les emprunts sont nombreux.

Le théâtre des faits se situe dans la campagne proche de Cordoue, ce qui représente une relative nouveauté dans l’œuvre de cet auteur sévillan. La date est la même, à savoir la Foire de la Vierge de la Santé, qui se situe à la fin du mois de mai. La toponymie est également proche : le théâtre des crimes est désigné chaque fois par deux diminutifs : El Jardinito (Le Jardinet), dans le fait divers ; El Cortijuelo (La Fermette), dans la nouvelle. Les victimes appartiennent à toutes les générations, enfants, adultes, jeunes et moins jeunes. Plusieurs traits de la personnalité du protagoniste principal de la nouvelle coïncident aussi avec ceux du criminel. Ils ont le même âge, même si celui de Luarca n’est pas explicitement indiqué. Ils n’ont d’autre motivation que de trouver l’argent nécessaire à l’achat d’un billet pour la corrida, dont l’affiche est la même, à un toréador près. Enfin, le nom du « héros » de la nouvelle ne se comprend que si on le rapproche de celui de l’assassin. Nous allons commenter chacun de ces points.

Observons tout d’abord que ces coïncidences ne répondent pas ou pas seulement à une recherche d’authenticité, ce qui n’aurait, par ailleurs, pas lieu de surprendre chez un écrivain qui était aussi un journaliste. Elles ont aussi une fonction narrative évidente car elles participent à l’économie du récit.

Ainsi, la proximité de la ferme avec Cordoue rend vraisemblable la présence du criminel, le même jour, à la campagne et à la ville. La foire, qui est d’abord un marché aux bestiaux, est aussi l’occasion de festivités, dont le clou est la corrida, ce qui justifie d’avance la rencontre de Alguacil, qui va y acquérir un mulet, et du passionné de tauromachie qu’est Luarca. De plus, elle se situe au printemps et se déroule donc à un moment où les disponibilités pécuniaires des familles modestes sont réelles, dans une région où les récoltes qui s’effectuent en hiver, ­les oranges, dans la réalité du fait-divers, les olives, dans la nouvelle­, représentent la source principale de revenus des travailleurs agricoles. Il en va autrement pour les fermiers qui voient arriver avec quelque inquiétude l’échéance de la Saint-Jean, pour laquelle ils devront disposer de la somme due aux termes de leur bail. Cette réalité économique joue un rôle essentiel dans la nouvelle de Parmeno.

L’auteur fournit suffisamment de détails sur son personnage principal pour qu’on puisse le rapprocher du jeune homme de vingt-sept ans, auteur du massacre de El Jardinito. Les deux jeunes gens, le réel et le fictif, partagent la même passion pour les taureaux, sont également désargentés, également décidés à se procurer de quoi profiter de la foire, et trouvent une solution à ce défaut d’argent aux dépens de familiers[6].

Si tous ces faits n’y suffisaient pas, le choix du nom du personnage principal, à lui seul, fournirait un témoignage indiscutable sur l’évidence de ces emprunts. Le nom de Cintas Rojas (Rubans Rouges), pour le lecteur non averti, même s’il est disposé à admettre que, dans ce milieu rural, le surnom a substitué le nom propre dans l’usage courant, est pour le moins surprenant[7]. Ce surnom, qui n’est pas particulièrement viril, cadre mal avec une personnalité dont la brutalité semble être l’expression naturelle. D’ailleurs, le narrateur ne prend pas la peine de le justifier, en se référant par exemple à certain goût vestimentaire de Luarca, alors même qu’il s’étend sur ce sujet lorsqu’il décrit minutieusement la tenue de fête du jeune homme. Pour comprendre le choix de ce nom par López Pinillos, il faut connaître la confusion provoquée par le nom de l’assassin de El Jardinito, « Cintabelde », peu courant au demeurant, à l’oreille d’andalous habitués à remplacer la marque finale du pluriel (-s) par une vague aspirée, et à transformer le son « l » en « r » et le son « v » en « b ». C’est ce qui fait que le nom que le lieutenant croit entendre des lèvres de l’agonisante Antonia n’est peut-être pas celui qu’elle prononce réellement, c’est-à-dire Cintabelde, mais sa transposition en phonétique andalouse : « Cinta[s] verde[s] » (Rubans verts)[8]. López Pinillos joue sur cette confusion, la reprend à son compte, mais sans la calquer : les rubans, de verts, deviennent rouges, ce qui ajoute une note inquiétante et prémonitoire au personnage ainsi désigné. Dans le chapitre des prénoms, il faut ajouter aussi la reprise de ceux du fermier, Raphaël, et de la fermière, Antonia, qui permet au narrateur des rapprochements suggestifs : Cintas rojas est lui-même prénommé Raphaël, de même que trois des habitants de La Fermette qu’il trucidera, ce qui resserre encore les liens affectifs qu’il avait ou aurait dû avoir avec eux. Quant au petit dernier de cette famille, celui qui désigne l’assassin à la Garde Civile, il se prénomme Antoine, comme sa mère (Antonia), et comme la fermière de El Jardinito, dont les ultimes paroles ont permis l’identification de Cintabelde.

López Pinillos ne reproduit pas littéralement chacune de ces données. S’il reprend l’idée de la corrida, il ne retient que deux toreros seulement, Espartero et Guerrita, omettant Lagartijo, qui figurait pourtant au cartel de la Foire de 1890. Le fait n’est pas anodin, sachant que ce dernier était le plus illustre des trois toreros qui intervinrent en cette mémorable après-midi, qu’il était par ailleurs lui-même cordouan (il fut surnommé « Le Grand Calife ») et donc tout à fait apte à jouer le rôle dévolu dans la nouvelle à son cadet Guerrita. Mais le narrateur a préféré le sacrifier au profit d’une plus grande efficacité narrative, celle d’un affrontement binaire entre le sévillan Espartero et le cordouan Guerrita, ce qui favorisait l’expression par Rubans Rouges d’un chauvinisme exacerbé sur un fond de violence et de brutalité naturelles.

Les emprunts effectués par López Pinillos à l’événement vont donc bien au-delà d’une simple recherche de données : ils inspirent sa démarche et lui suggèrent des effets d’une certaine subtilité.

Cependant, s’il est vrai que López Pinillos s’est inspiré de ce fait-divers pour écrire sa nouvelle, pourquoi a-t-il attendu vingt-cinq ans pour le faire ? Quelle circonstance –privée ou étrangère- a pu le pousser à réactualiser, en quelque sorte, un évènement aussi ancien ?

La réponse à cette question est sans doute à rechercher dans les divergences existant entre le modèle et sa mise en forme littéraire. Elles ne manquent pas et concernent des éléments importants de l’intrigue : le nombre des victimes, les techniques employées pour tuer, le mode de dénonciation du coupable. Faut-il toutes les mettre sur le compte de la liberté créatrice du romancier ? Ne les a-t-il pas puisées dans une autre source que celle de 1890 ? C’est l’hypothèse que nous défendrons ici.

 

L’affaire Redureau

Ce fait-divers est rapporté et commenté par André Gide dans le premier volume de la collection « Ne jugez pas », qu’il créa chez Gallimard en 1930[9].

En 1913, dans le village du Bas-Briacé, commune de Landreau, dans la Loire-Inférieure (Loire-Atlantique)[10], le jeune Marcel Redureau se rend coupable de plusieurs assassinats dans la ferme où il est employé.

Voici les aveux de l’adolescent tels qu’ils figurent dans l’acte d’accusation établi lors de son procès, mais dont ne nous retenons que le strict récit des événements :

Le 30 septembre, vers dix heures du soir, Mabit [le fermier] et lui travaillaient ensemble au pressoir. Le patron tenait la barre qui actionne la vis du pressoir, tandis que Redureau, debout sur la plate-forme, l’aidait dans cette besogne et secondait ses efforts. Comme le domestique montrait peu d’ardeur au travail, Mabit lui fit l’observation qu’il était un fainéant et que depuis quelques jours il n’était pas content de lui.

Sur cette observation, Redureau, irrité, descendit du pressoir, et s’armant d’un pilon en bois, sorte de massue longue de cinquante centimètres qui se trouvait à portée de main, il en asséna plusieurs coups sur la tête de son maître qui, lâchant la barre, s’affaissa en poussant des gémissements. Voyant qu’il vivait encore, Redureau se saisit alors d’un énorme couperet désigné dans la campagne sous le nom de serpe à raisins, dont on se sert dans les vignes, mais qui est destiné à sectionner la masse des raisins entassés dans le pressoir.

[…]

À l’aide de cet instrument, Redureau ouvrit la gorge de son maître, qui râlait, et ne tarda pas à rendre le dernier soupir.

Ce premier crime perpétré, l’inculpé affirme qu’il eut d’abord l’intention de prendre la fuite, mais que, s’étant dirigé vers la cuisine pour y reporter la lanterne du pressoir, il avait été interpellé par Mme Mabit, occupée à des travaux de couture avec Marie Dugast [la servante], et qui lui avait demandé ce que devenait son mari. Craignant qu’elle n’allât dans le pressoir, où elle aurait découvert le cadavre de ce dernier, Redureau forma le dessein de supprimer tous les témoins du crime, de manière à s’assurer ainsi l’impunité. Sans répondre à la dame Mabit, mettant à exécution son idée, l’inculpé retourna vers le pressoir ; il y prit le couperet ensanglanté dont il venait de faire usage, revint à la cuisine et assassina les deux femmes.

La grand-mère, soit qu’elle ne dormît pas encore ou qu’elle fût réveillée par le drame qui s’accomplissait à quelques pas d’elle, ne pouvait manquer de se porter au secours de sa bru. Il fallait qu’elle disparût à son tour. Aussi, sans perdre de temps, s’éclairant à la lanterne, son couperet à la main, Redureau se dresse soudain devant elle et la tue.

Restaient trois enfants, dont les cris d’épouvante étaient susceptibles d’attirer l’attention des voisins. Ils furent tous immolés ; l’enfant de deux ans, trop jeune, semble-t-il, pour pouvoir inquiéter le criminel, ne fut pas plus épargné que les autres, et Redureau le frappa avec tant de férocité que, de son propre aveu, c’est sur le berceau de cette dernière victime qu’il brisa le manche du couperet.

Le petit Pierre Mabit, qui couchait dans la cuisine et qui, peut-être terrorisé, peut-être endormi, n’avait pas crié, dut à cette circonstance de n’être pas compris dans cette tuerie monstrueuse.

Ajoutons que le crime est découvert par des voisins, surpris de trouver le petit Pierre pleurant sur le seuil de la maison, alors que rien ne bouge à l’intérieur. Les soupçons de la gendarmerie se portent immédiatement sur le valet, seul membre de la maisonnée à n’avoir pas été tué. Il est vite retrouvé et passe des aveux complets.

Ce fait-divers présente bien des points communs avec la nouvelle de López Pinillos. Le nombre des victimes, sept, se rapproche plus de ceux de la nouvelle que des crimes de Cintabelde. Parmi elles figure une grand-mère ainsi qu’une jeune femme, lesquelles occupent une place importante dans le récit espagnol. La chronologie des exécutions suit un schéma semblable : d’abord le maître de maison, puis successivement les femmes de la maison, la maîtresse, la fille et la grand-mère, puis l’enfant. Cette succession, qui respecte un ordre décroissant dans la qualité des personnages et dans le danger relatif que chacun représente pour l’assassin, propose une sorte de logique dont le narrateur a pu s’inspirer. Par ailleurs, Redureau utilise exclusivement un objet contondant ou tranchant pour tuer ses victimes ; de même Luarca fera alterner le poignard et la pelle, alors que Cintabelde utilise aussi l’arme à feu. Enfin, c’est un enfant miraculeusement épargné qui donne l’alerte, dans le massacre de Landreau comme dans la nouvelle.

Ces coïncidences recouvrent à peu près exactement les divergences observées entre le fait-divers de Cordoue et la nouvelle de López Pinillos, divergences qui semblaient relever du libre choix de l’auteur de celle-ci. Il est même possible de rechercher l’origine de certains aspects originaux de la nouvelle dans le modèle nantais. Ainsi, certains témoignages affirment que Marcel Redureau n’aurait pas été insensible aux charmes de la jeune servante et, même, qu’il aurait tenté d’abuser d’elle, le jour du crime, ce qui lui aurait valu une réprimande de la part de la maîtresse. On voit le parti que López Pinillos tire de ce détail ­non vérifié­ en transformant la servante en fille du fermier. De même, l’ajout des trois dernières victimes prolonge jusqu’à l’épuiser une liste de victimes potentielles, dont la variété tient plus du « tableau de chasse »[11]. Il semble que López Pinillos en ait pris prétexte pour dresser une galerie de portraits et se donner l’occasion de décliner la folie meurtrière de Luarca et aussi d’ajouter une variation sur le comportement des victimes face au danger ou à la mort.

Au moment où López Pinillos rédige sa nouvelle, dont nous rappelons qu’elle fut publiée en octobre 1916, les crimes de Cintabelde appartiennent à un passé déjà lointain (26 ans). Le fait-divers nantais de 1913, mais plus encore la nouvelle de la mort de Redureau, survenue au-début de cette année 1916[12], lui redonnent une actualité[13].

On imagine que López Pinillos fit aussi ce rapprochement et qu’il trouva commode de puiser dans les circonstances de ces deux faits-divers, selon les besoins de son récit[14].

 

DU FAIT-DIVERS À LA NOUVELLE

Personnalité de l’assassin

Dans aucun des deux assassinats, le passage à l’acte n’est précédé de signes annonciateurs. Mais la perception de la personnalité de l’un et de l’autre des assassins, par l’opinion, la presse et le tribunal, est radicalement différente. Cintabelde est perçu comme un tueur sans scrupules. Le criminel est décidé dès le départ à commettre son forfait et l’accomplit sans état d’âme et sans remords. Le geste de Redureau est tout aussi inattendu. Cependant, il ménage un vide préalable, celui d’une personnalité difficile à cerner, ce qui offre des perspectives intéressantes à un narrateur, puisqu’il lui donne la possibilité d’un avant au crime proprement dit.

López Pinillos exploite cette possibilité pour dresser un véritable portrait physique et psychologique de son protagoniste, dessiner les contours du milieu qu’il fréquente, le doter d’un langage propre, bref, le rendre familier au lecteur avant de le plonger dans l’horreur de ses actes. Il prend ainsi le temps de préciser le mobile des crimes. Le désir de se procurer de l’argent n’a jamais cessé d’occuper l’esprit de Luarca. En cela, il est un calque de Cintabelde, même si ce dernier s’en défend lors du procès[15]. Cependant, chez Luarca, cette obsession ne débouche pas sur une idée fixe, contrairement à Cintabelde ; elle prend la forme d’une quête qui le pousse à solliciter des personnes différentes et pour des motifs différents : le marquis, le grossiste, le chanoine, parce qu’ils en sont naturellement pourvus ; le fermier du Cortijo parce que les échéances du fermage sont proches. Elle n’est pas déterminée à déboucher sur une victime collective désignée d’avance, comme pour Cintabelde. Cette différence ménage dans la nouvelle un effet de surprise absent du fait-divers.

Pendant le procès, la maîtresse de Cintabelde[16] précise qu’il était sujet à des crises d’épilepsie et qu’il avait des « manies »[17], ce qui en fait un être passablement « dérangé », mais on ignore si cette déclaration ne répondait pas avant tout au désir d’atténuer la responsabilité du criminel devant le tribunal. Les médecins appelés à se prononcer sur l’état de la santé mentale de Cintabelde sont divisés. Les médecins libéraux le déclarent « quasi irresponsable », en revanche, le médecin de la prison et le médecin-légiste nient la folie avec des arguments que le correspondant du journal El Heraldo de Madrid juge « irrécusables ». Le procureur, de ce fait, demandera la peine de mort. L’avocat-défenseur, s’appuyant sur le témoignage de Teresa, plaidera « la folie impulsive » (« la locura impulsiva ») et un enfermement de l’accusé dans un hospice de fous, sans parvenir à convaincre le jury.

Le portrait de Redureau tracé par les médecins-légistes est beaucoup plus nuancé. Ces derniers croient déceler chez le jeune homme un trait de caractère, celui de « susceptible vindicatif », qui a pu favoriser de sa part « l’explosion de l’impulsivité et de la violence »[18]. Cette définition s’applique particulièrement bien à Luarca ; elle se révèle dès sa première manifestation vocale, lorsqu’il réagit, en aparté, aux propos que son oncle et le père Alguazil tiennent sur lui. De même est-il piqué au vif lorsque le marquis le traite de « m’as-tu-vu ». Sa réaction, purement verbale, d’une grossièreté insigne, témoigne que ce qualificatif l’a profondément blessé. Enfin, on peut mettre sur le compte de cet aspect de sa personnalité le geste à partir duquel tout va s’enchaîner, à savoir le couteau tiré face à son compère. Cette fois-là encore, Luarca réagit à un sentiment de dépit, le refus de son interlocuteur le renvoyant à une impuissance qu’il ne veut pas admettre.

López Pinillos accentue même les effets de cette susceptibilité vindicative, en plaçant Luarca dans un isolement social que ses deux modèles n’ont pas connu. Cintabelde partage sa vie avec une jeune femme, dont il a eu deux enfants et qui se fait sa complice en l’accueillant chez elle après son forfait pour l’aider à se débarrasser de ses vêtements tâchés de sang. De même, Redureau manifeste un attachement sincère envers sa famille, laquelle le soutiendra de son mieux dans l’épreuve du jugement et de la condamnation. En revanche, Luarca n’a personne à qui se confier et personne n’est susceptible de freiner ses instincts[19].

Redureau est un adolescent et, pour cette raison, est exposé, selon les médecins-légistes, à des comportements délictueux[20]. Prises à la lettre, ces considérations s’appliquent aussi au personnage de López Pinillos, qui se comporterait, en quelque sorte, comme un adolescent prolongé. Très imbu de sa personne, d’un humour agressif, il est d’une grande susceptibilité, au point d’inspirer chez certains de ses interlocuteurs, -les trois compagnons, Antonia- une retenue et une grande prudence dans les propos qu’ils lui tiennent.

Les emprunts réalisés par López Pinillos aux personnalités de Cintabelde et Redureau, qui ont peu de points communs, lui permettent de construire un personnage d’une plus grande complexité que ses modèles. La marginalité du premier, sa violence naturelle, qui le poussent à des actes irréfléchis et désordonnés, sont complétés par l’immaturité du second, victime d’un accès de démence et soucieux d’en effacer les traces, au prix d’un raisonnement enfantin. Au résultat, on a un personnage mi-adulte mi-enfant, qui emprunte ses comportements à l’un ou l’autre, selon les besoins de la situation.

 

Enchaînement des actes

Cintabelde n’offre à l’auteur aucun élément exploitable en vue d’une explication de ses actes[21]. Contre toute évidence il se défend de les avoir prémédités. Pour essayer d’en persuader ses juges, il prétendra qu’il n’était pas poussé par l’appât du gain et laissera entendre qu’il avait une liaison avec Antonia, tous arguments contredits par le témoignage d’Antonia mais aussi par les faits eux-mêmes.

Alors que Cintabelde est venu armé d’un poignard et d’un fusil, avec la ferme intention d’en user, Redureau, sous l’empire de la colère, s’empare du premier outil venu et s’en sert pour assommer son patron. Puis il l’achève à l’aide de la serpe à raisins, qui se trouvait aussi à sa portée. Luarca tue son compère à l’aide du poignard dont apparemment il ne se sépare jamais, et qui fait partie intégrante de sa tenue vestimentaire[22]. On reviendra sur la façon dont López Pinillos justifie qu’il ait tiré son arme. Ce que l’on retiendra, c’est que la mort du fermier tient à plusieurs facteurs, dont l’un au moins est étranger à Luarca. Son compère, fou de rage, vient littéralement s’empaler dans la lame de son adversaire[23]. Pour reprendre une métaphore tauromachique, l’assassin tue a recibir, c’est-à-dire qu’il attend l’assaut de son ennemi et détourne à son profit le mouvement qui projette celui-ci en avant. Ce fait n’efface pas la volonté de tuer qui est manifeste ; affirmer le contraire reviendrait à dire que le toréador n’a pas l’intention de mettre à mort le taureau qu’il vise de son épée. Mais la victime, par sa contribution involontaire, atténue la responsabilité de son meurtrier, en prenant à son compte ne serait-ce qu’une part minime de l’initiative qui, sans cela, serait retombée entièrement sur son adversaire. Le fermier a accepté le combat, même s’il était inégal, ce qui l’oblige à en assumer les conséquences. Que se serait-il passé si, moins sûr de sa force, il avait refusé de se battre[24] ?

Selon les médecins-légistes, Redureau, quant à lui, a tué son patron sous l’effet d’un violent accès de colère. Sous le coup de l’émotion, il tue la patronne pour qu’elle ne découvre pas le crime et élimine les autres personnes présentes dans la maison, qui auraient pu témoigner contre lui[25].

Le premier affrontement de Luarca a lieu avec son adversaire déclaré, le fermier, et non, comme pour Cintabelde, avec la première personne qu’il croise et qui est susceptible de le gêner dans son entreprise, en l’occurrence, le gardien. Au contraire, Luarca s’enquiert auprès d’Antonia de l’endroit où se trouve son mari. Une fois qu’il a tué le fermier, il n’a plus qu’une idée : supprimer tous ceux qui pourraient dénoncer son passage à El Jardinito, et par conséquent témoigner contre lui. C’est exactement la logique qui pousse Redureau à exécuter toutes ses victimes. Rien de tel dans le cas de Cintabelde. Même s’il a recours au même argument, se protéger contre d’éventuels témoignages, son premier meurtre sans raison apparente le rend irrecevable. Contrairement à Luarca, Cintabelde est venu d’abord pour voler, accessoirement pour tuer[26].

Pour un littérateur, le cas de Redureau ouvre des perspectives absentes de celui de Cintabelde. Il propose un scénario possible : le premier meurtre est un acte isolé ; les autres sont dictés par la nécessité de cacher le premier. López Pinillos l’a bien vu et s’est servi de cet enchaînement à partir d’un précédent accidentel pour structurer sa nouvelle.

Par ailleurs, en poussant le nombre des victimes au-delà de celles de Cintabelde, l’affaire Redureau fait aussi sauter un verrou, apparemment indépassable sauf à trahir toute vraisemblance, en offrant la possibilité au narrateur de prolonger la série des victimes aussi loin qu’il le souhaitera, et, par conséquent, d’ajouter une certaine variété à l’acte de tuer qui, indéfiniment répété à l’identique, est susceptible de lasser le lecteur. Ainsi, il n’est pas tenu de limiter ses victimes au cercle étroit des habitants de la ferme, mais peut l’élargir à des éléments extérieurs, ­les trois personnages que l’assassin a croisés sur son chemin, dont deux sont étrangers à la famille­, ce qui donne un champ d’expansion nouveau à son imagination créatrice.

 

Condamner /vs/ comprendre

Des actes aussi inouïs ne laissent personne indifférent. Ils suscitent un fort mouvement de rejet, inspiré à la fois par le dégoût et par la peur. Ces sentiments sont les seuls autorisés dans une société même modérément policée, comme le sont certaines sociétés rurales ; ce sont aussi les seuls qui reçoivent une publicité, à travers les comptes rendus de presse ou d’autres formes de diffusion, orale ou écrite. Tout autre sentiment expose son auteur à la vindicte. Pourtant, rien n’est plus courant que la fascination que suscitent de pareils actes. Quelle que soit la motivation profonde qui dicte cette réaction, ­ pulsions personnelles inavouées, sentiment d’infériorité face à celui qui ose, tendance à l’héroïser ­, il n’est pas bon de l’expliciter. Cependant, l’intérêt pour le fait-divers, d’autant plus grand que celui-ci est monstrueux, phénomène constant de toute éternité, est un aveu implicite de cette fascination. Le littérateur, prêt à y puiser son inspiration, aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître qu’il y est poussé aussi par un sentiment de cette nature.

Mais, même en situation de fascination, le public est poussé par un autre désir, tout aussi puissant, celui de comprendre. Au terme de quel processus, un être humain, comme vous et moi, a pu en arriver à cette extrémité ?

Ces deux attitudes complémentaires, – condamner et comprendre -, se rencontrent à des degrés divers dans les différentes approches du phénomène. La presse et l’opinion, qui s’influencent mutuellement, sont promptes à condamner. La justice se veut objective mais, aussi indépendante et sereine soit-elle, elle est soumise à des pressions d’origine diverse, et, de toute façon, elle est tenue de sanctionner les auteurs potentiels des actes incriminés, ce qui lui fixe un impératif incompatible avec la seule prise en considération des faits pour eux-mêmes. Le littérateur peut aussi adopter des positions contrastées. Gide n’a aucun scrupule à admettre que lui et ses contemporains ne possèdent pas les clefs qui permettent de comprendre tous les comportements humains[27]. Il s’en tient donc à une prudente réserve, se refusant de juger, se contentant d’accumuler des connaissances au profit d’un futur mieux informé. López Pinillos choisit la voie de l’utilisation du fait-divers à des fins littéraires. Le choix n’est pas nouveau[28], mais les moyens qu’il se donne méritent l’analyse, car ils annoncent une innovation considérable dans le traitement de cette sorte de sources.

 

L’auteur et son « héros »

López Pinillos ne laisse aucun doute sur les sentiments qu’il éprouve à l’égard de son protagoniste principal. Il ne se montre pas tendre à son endroit, à en juger par les épithètes qu’il lui attribue et qui reviennent à le condamner d’avance : avant le crime, en deux occasions il l’appelle « le rustre » ; après le premier assassinat, il le désigne comme « le sauvage », « le bourreau », l’« assassin »… ; il le compare à un diable, à un boucher… Aucune commisération apparente, par conséquent. Mais la nécessité où il est de rendre crédible sa narration le conduit à décrire un cheminement qui, d’étape en étape, mènera le jeune homme d’une relative innocence à la plus terrible des culpabilités.

Bien qu’il s’en défende, le narrateur ne peut manquer de prendre parti, aussi peu soit-il, pour son protagoniste, à la manière d’un avocat défenseur qui, tout persuadé qu’il soit de la culpabilité de son client, lui cherche, par devoir, des circonstances atténuantes. C’est à ce prix que le créateur évitera l’inintérêt d’un personnage sans surprise, qui se confondrait avec ses actes et ne leur apporterait aucune transcendance.

Au premier plan des facteurs extérieurs qui, selon López Pinillos, ont joué un rôle dans la conformation de son personnage, figure sa situation socio-économique. Luarca est condamné à la vie précaire d’un journalier, soumis au bon vouloir des propriétaires ou de leur contre-maître, qui peuvent, à leur gré, lui donner du travail ou le priver de tout revenu. De ce point de vue, l’épisode du marquis illustre bien le comportement des latifundistes à l’égard du prolétariat local. La solidarité familiale peut compenser cette carence, mais elle ne va guère au-delà de la satisfaction, pour une durée limitée, des besoins les plus élémentaires. C’est ainsi que l’oncle de Luarca offre à son neveu de lui céder un grabat, dans le réduit où loge déjà le jeune valet, et de le nourrir pendant l’hiver, en échange de certains travaux. Les autres recours potentiels ont aussi des moyens limités, même les plus fortunés d’entre eux, comme le compère Luque, tenu par de lourdes échéances qu’il doit honorer, sauf à perdre son emploi. Cette situation ne contribue pas à procurer de la sérénité à des jeunes gens qui aimeraient bien pouvoir profiter des rares distractions qu’offre la rude vie à la campagne. Or, dans ce domaine, Luarca connaît surtout des frustrations, dès l’instant où il a fait le choix, légitime, de profiter à plein de la foire de mai, et, en conséquence, de se priver de tout autre plaisir pendant le reste de l’année. Être dépourvu d’argent, à cette échéance décisive pour lui, revient à le condamner à une vie sans aucun agrément.

Une autre considération importante a trait à la violence. Celle-ci n’est pas l’apanage exclusif du protagoniste. Dans ce monde rural, qui manifeste aussi peu de commisération pour les démunis, elle est toujours prête à se manifester. Le marquis n’hésite pas à menacer de son arme un visiteur, certes grossier, mais qui ne constitue pas à proprement parler pour lui une menace, puisqu’il est protégé par le nombreux personnel qui l’entoure.

Les apparences sont trompeuses. Ainsi, les propos et les comportements qui sont de mise dans ce monde rural sont d’une courtoisie appuyée. Luarca échange généreusement tabac contre alcool, avec les trois ouvriers qu’il croise. Luarca et Luque se vouvoient ostensiblement[29]. Les dialogues dénotent un goût pour la recherche de l’effet typiquement andalou, qui, mêlant une expression généralement châtiée à un humour permanent, attestent du plaisir éprouvé dans les relations avec autrui. Cependant, cet humour se caractérise par une agressivité feinte qui peut déboucher, comme dans le dialogue entre Luarca et sa première victime, sur une vraie menace puis sur l’acte le plus cruel.

Le sommet de la violence est atteint dans les arènes. López Pinillos y prépare son lecteur à la fin de la première partie, dans la description aux accents épiques qu’il donne du premier spectacle taurin auquel il fut donné à Luarca d’assister. Dans ce passage, il se concentre sur le spectacle proprement dit, mettant l’accent sur le sang répandu, les cadavres des animaux, taureaux et chevaux, et le comportement bravache des toréadors. Dans la partie finale de la nouvelle, son regard se porte sur les gradins, dans lesquels se manifestent des comportements d’une violence au moins aussi grande que celle des acteurs de la corrida[30]. Luarca se distingue par ses excès : il se cesse de gesticuler, de hurler, de prendre à parti tous ceux qui l’entourent, acteurs et spectateurs, dans un délire verbal et gestuel qui, en d’autres lieux, l’aurait immédiatement conduit au poste de garde ou à la maison des fous. Mais, ses voisins n’étant pas en reste, on ne peut guère lui reprocher que de pousser un comportement collectif au bout de sa logique[31].

Dans le public règne une sorte d’unanimisme, qui met un terme momentané et passager aux différences sociales. Le gros hidalgo et le valet de ferme sont près d’en venir aux mains, l’un voulant récupérer une place que l’autre occupe abusivement, mais le son des trompettes suffit à calmer leur fureur. Dans cette partie des arènes réservée aux plus fortunés, les hommes qui entourent Luarca fraternisent avec celui-ci, en communiant à la même table[32], celle du spectacle taurin. Ici, point de catharsis : on ne vient pas aux arènes pour y purger son âme de pulsions sanguinaires mais pour se rouler avec délices dans une bestialité partagée[33].

C’est le seul moment de la nouvelle où Luarca se trouve en communion avec les autres. Jusque-là, soit il obéit à une fraternité de commande (avec le trio d’ouvriers agricoles), soit il est en conflit ouvert avec ses interlocuteurs (son oncle, le marquis, Luque et les siens, ses voisins aux arènes au-début de la corrida), soit il ne parvient qu’à établir une connivence ambiguë avec son entourage (scène de la taverne avec Alguacil, qui finira par le dénoncer).

On mesure les ravages qu’une communion aussi peu sincère peut provoquer chez un être simple tel que le jeune Luarca. Il prend ces faux-semblants pour argent comptant et s’imagine qu’il est définitivement admis dans une société qu’il ne fait que côtoyer très occasionnellement et dans des circonstances exceptionnelles. Il est incapable de comprendre que, dès qu’il aura abandonné les arènes, il se retrouvera seul, confronté aux difficultés habituelles. Même dans ce moment privilégié, Luarca se distingue d’ailleurs radicalement de ses amis de circonstance. À l’annonce du massacre de La Fermette, ceux-ci sont capables de reprendre leurs esprits et de comprendre l’horreur de ce qui vient de se passer, alors que, lui, emporté par l’adhésion collective au spectacle sanglant auquel il assiste, y puise une sorte de fierté, ayant définitivement ramené la mort, en toute circonstance, à une péripétie sans importance.

Il est peu de dire que Luarca a perdu ses repères moraux : il n’est plus capable de mesurer la différence entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. C’est ce qu’exprime magnifiquement López Pinillos en lui prêtant l’extraordinaire exclamation qui clôt la nouvelle. Le jugement du jeune homme ne renvoie plus à un code moral mais à une capacité à apprécier, au coup par coup, la légitimité de tel ou tel acte. En l’occurrence, les coups d’épée réitérés du matador sont assimilés à un assassinat, compte tenu de la qualité de la victime, qui se révèle, par contraste, infiniment plus digne de respect que les humains massacrés à La Fermette. On nage dans la plus complète confusion éthique.

 

Passage à l’acte

La réalisation d’un acte aussi inouï que celui de tuer convoque, chez l’assassin, surtout s’agissant d’un « primo-assassin », des ressorts psychologiques qu’il est très difficile de concevoir, encore plus de décrire[34]. C’est pourtant à cette sorte de gageure qu’est confronté l’écrivain. Ce premier crime est un phénomène unique, qui n’est réductible ni à une influence d’éléments extérieurs ni à une expérience intime de celui qui le commet. Or, le narrateur doit le rendre plausible.

Dans la nouvelle de López Pinillos, les faits qui aboutiront au premier crime sont présentés comme un enchaînement logique. L’insistance de Rubans rouges provoque la colère de Luque. La physionomie de ce dernier se transforme, acquérant des traits de bestialité inquiétante[35]. Devant les poings menaçants brandis par le géant, Luarca, lui aussi, subit une mutation sous l’effet de « l’excitation face au danger » : il décide de faire face. Les conditions de l’échange entre les deux hommes ont radicalement changé, n’ouvrant d’autre perspective que celle de l’affrontement physique. Ce nouveau contexte déclenche, chez Luarca, une opération mentale que López Pinillos traduit par une métaphore entomologique, celle de la larve qui éclot et est prête à l’envol. L’idée de tuer s’impose à lui comme une évidence, comme la réponse la plus appropriée, non seulement à la situation présente, mais à toutes les humiliations reçues depuis qu’il est en quête d’argent. Ce pas franchi, l’accomplissement de l’acte est réalisé sans difficultés, d’autant qu’il est favorisé, comme nous l’avons déjà signalé, par la collaboration involontaire de son adversaire.

Le choix de López Pinillos porte donc sur un crime non prémédité commis par un assassin d’occasion. Pour autant, exonère-t-il son personnage de toute responsabilité ?

Par bien des aspects, son modèle Cintabelde correspond à la figure du monomaniaque homicide qui, selon le Dr. Pedro Mata, n’agit pas sous l’influence de la volonté ou de la passion, de la haine ou de la colère, mais sous celle d’une « force irrésistible »[36]. Ce « fou qui n’a pas l’apparence de l’être » deviendra, à la suite des travaux de Cesare Lombroso (1835-1909), le criminel-né. À l’époque où écrit López Pinillos, la criminologie espagnole a pris ses distances à l’égard des théories de Lombroso[37], il n’en reste pas moins que la prédestination du criminel reste une formule commode pour expliquer ce qui, en principe, dépasse l’entendement. Vient alors le soupçon que Luarca correspond à cette figure de l’assassin-né

On pourrait considérer, en effet, que, la larve étant déjà en place, Rubans rouges était prédestiné à tuer. Mais l’auteur ne nous dit pas que cette larve était propre à Luarca. Elle pourrait aussi bien avoir couvé dans le cerveau de Luque, qui semble prêt lui aussi à faire subir un sort équivalent à son adversaire ; peut-être même est-elle présente dans tout homme. Dans ce cas, la responsabilité de l’assassin se trouve très amoindrie, puisque son geste est largement tributaire, à la fois, d’un atavisme générique et d’un contexte défavorable.

Cette ambiguïté est levée par la suite, puisque, une fois le premier crime commis, Luarca s’accommode avec une surprenante rapidité de son nouveau statut d’assassin. À la grande différence de Redureau, il accomplit ses autres forfaits avec lucidité et une véritable jouissance, comme si le premier crime avait mis au jour sa nature profonde, qui était celle d’un assassin qui s’ignorait. Il recourt à des trésors d’imagination pour attirer ses futures victimes et pour leur administrer la mort selon des procédures sans cesse renouvelées, démontrant que le premier crime réveille chez lui un talent jusque-là caché[38].

 

Pascual Duarte et Meursault

La solution proposée par López Pinillos pour rendre plausible le passage à l’acte ne manque pas d’originalité. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer avec le héros du roman de Camilo José Cela, Pascual Duarte, dont on convient généralement, et son auteur le premier, qu’il est inspiré, pour une part non négligeable, de Rubans rouges.

Un jour, de retour de la chasse, Pascual Duarte, pourtant accoutumé à voir sa chienne le regarder fixement pendant le moment de repos qu’il s’accorde, assis sur une pierre, perçoit, pour une raison qu’on ignore et qu’il ignore sans doute lui-même, le regard de sa chienne comme inquisiteur, tel « le regard d’un confesseur, scrutateur et froid, comme on le dit de celui du lynx ». Sous l’effet conjugué de ce regard insoutenable et de la chaleur ambiante, il se voit acculé à faire usage de son arme, pour n’avoir pas à « se livrer ». La terminologie vague employée suggère de rechercher le mobile du geste non tant dans les circonstances extérieures mais dans la personnalité du tueur. Avant même d’avoir commis l’acte, sans avoir rien de précis à se reprocher, Pascual se sent coupable, sans doute parce qu’il sait obscurément qu’il est porteur de cette faculté de tuer. De fait, c’est sans émotion apparente qu’il relate ces faits et qu’il raconte comme il prit la peine de recharger son arme avant de tirer une seconde fois sur sa chienne. De même, lorsqu’il apprend que sa femme a avorté parce que sa jument l’a jetée à bas, il se rend dans l’écurie et, avec la lucidité d’un paysan qui sait comment il faut prendre une bête pour éviter les mauvaises surprises, tue l’animal d’une vingtaine de coups de couteau. Plus tard, il reconnaît qu’il était « froid comme un lézard et capable de mesurer la portée de ses actes » lorsqu’il asséna un coup de banquette à l’amant de sa sœur, lui brisant le dos contre la cheminée. Puis, ayant transporté le blessé sur le bas-côté de la route et comme ce dernier menaçait de revenir le tuer, une fois rétabli, il l’achève en écrasant sa cage thoracique. Pascual Duarte tue sans état d’âme. L’heure n’est plus à l’explicitation de l’acte criminel comme aboutissement d’un processus individuel, mais comme le révélateur d’un phénomène qui dépasse la personnalité de l’assassin et s’impose à lui[39].

De ce point de vue, tout autant ou plus que dans la lignée de Rubans rouges, il faut situer Pascual Duarte dans un contexte contemporain, dans lequel les réponses les plus originales optent pour un détachement du criminel à l’égard de ses actes.

Pascual Duarte soutient que « l’on tue sans y penser […] parfois, sans le vouloir »[40]. Autant qu’au personnage de C. J. Cela, ces propos conviennent à Meursault, son contemporain[41]. Revenu près du rocher où avait eu lieu le précédent affrontement avec les jeunes arabes, pour un pas de trop en direction de son adversaire, celui-ci tire un poignard dont l’éclat de la lame sous le soleil agresse Meursault, l’entraînant à donner une réponse réflexe à la douleur ressentie : il appuie sur la gâchette d’un pistolet qui se retrouve fortuitement dans sa poche[42]. Dans la description qu’en fait Camus, le protagoniste principal n’est d’ailleurs ni l’assassin ni sa victime, mais la lumière aveuglante du soleil[43]. Aucune larve ne vient éclore dans son esprit lorsqu’il appuie sur la gâchette. C’est la conjonction du soleil, de la présence du pistolet et d’un malentendu qui font de Meursault un assassin. Les éléments extérieurs, ­état psychologique du personnage, condition sociale et situation économique défavorables­, qui, à eux seuls, n’avaient pu pousser Rubans rouges au crime, servent ici de déclencheur direct. On se trouve dans une logique toute différente.

Faut-il, pour autant, considérer qu’à l’époque de C. J. Cela et de Camus, la conception défendue par López Pinillos est définitivement écartée pour cause d’archaïsme ? Il est vrai qu’entre temps, psychiatres et criminologues ont introduit des critères nouveaux dans l’appréciation du comportement humain. Pourtant, chez certains personnages de Jean Genet, on retrouve encore des comportements relativement proches de celui de Rubans rouges. Parce qu’une pierre lancée par un adolescent à son chien pour qu’il la rapporte a effleuré le bas de son pantalon, le héros se met en garde, la main portée au revolver : « La peur d’abord et la colère d’avoir eu peur et un mouvement de peur, sous l’œil pur d’un enfant et le fait d’avoir servi de cible à un Français, avec la nervosité que je mettais dans tous mes gestes, me firent arracher de l’étui mon revolver dont la main avait empoigné la crosse. En toute autre circonstance, je fusse revenu à moi. J’eusse rengainé mon arme, mais j’étais seul et je me sentis l’être. Aussitôt, en regardant le visage délicat et ironique par sa délicatesse, du gamin, je compris que le moment était venu de connaître ce que cause un meurtre »[44]. Dans les quelques secondes qui suivent cet instant, le désir de tuer devient si fort que l’arme finit par devenir un organe essentiel du corps du personnage et son meilleur moyen d’expression. En agissant ainsi, à quoi prétend-il aspirer, si ce n’est « au plus haut moment de liberté », c’est-à-dire à se mettre résolument en dehors de l’humanité et à rivaliser avec Dieu dans un délire démiurgique[45].

Rubans rouges n’a pas de préoccupations métaphysiques de cette espèce, pourtant il rejoint le personnage de Genet dans cette quête de reconnaissance. Il tient à mériter des autres la haute idée qu’il se fait de lui-même. Il pense qu’en tuant, il y parviendra plus efficacement que par d’autres moyens. Par ailleurs, il soupçonne que la pratique du meurtre est susceptible de lui procurer une jouissance qu’il ignore mais qu’il soupçonne. Les motivations sont donc assez proches, et il est permis de penser que le héros de Genet sera tenté de poursuivre dans cette voie, comme le fera celui de López Pinillos.

 

Déclinaison

Le passage à l’acte marque une rupture ineffaçable entre un avant et un après. Pour celui qui l’a commis, les conséquences sont immenses, car il s’est mis définitivement hors-jeu, qu’il soit ou non identifié.

La nouvelle de Rubans rouges n’est pas seulement le récit d’un meurtre premier, mais celui d’un enchaînement de meurtres, dans la conception et l’accomplissement desquels l’assassin fait preuve d’une imagination débridée. On peine à y reconnaître une approche objective, encore moins clinique, du type de l’assassin, tant l’auteur semble prendre plaisir à cette déclinaison d’un paradigme qui aurait pu facilement déboucher sur la répétition et la monotonie. Les faits-divers de départ lui interdisaient de s’en tenir à un seul crime. Il retourne ce handicap à son avantage, en exploitant avec tout son talent de narrateur les nombreuses variantes possibles de ses modèles.

C’est sans doute dans la description minutieuse de chacun des crimes de Luarca que l’on trouve la meilleure illustration du tremendismo qui caractérise la manière de cet auteur. Il rejoue un scénario immuable, celui d’une victime qui ignore ce qui l’attend et d’un assassin déterminé, mais il fait varier ce schéma de départ, en précipitant l’exécution ou en la retardant, selon son bon désir ; en ajoutant ici une pincée d’érotisme ou des considérations pseudo-philosophiques sur l’immoralité de la grande vieillesse ; surtout, en n’épargnant aucun détail sur l’acte lui-même et sur les derniers instants de la victime blessée. Ce choix esthétique le pousse à construire des situations à la limite de l’effet pour l’effet ; ainsi de ce qu’il faut bien appeler une forme de complaisance pour la description d’actes de violence. Peut-être a-t-il voulu sacrifier aussi au goût supposé du lectorat de ces nouvelles à 5 centimes[46], friand d’émotions fortes.

Ce parti-pris d’écrivain a pour effet de pousser au noir la figure du protagoniste. Luarca dépasse de beaucoup Cintabelde en cruauté, dès l’instant où il ne se contente pas, s’il est permis de le dire, de tuer ses victimes mais où il prend soin, pour certaines d’entre elles, de repousser l’acte fatal, rien que pour le plaisir de voir comment elles réagissent devant cette échéance inéluctable. Il oblige donc Antonia à considérer le cadavre de son mari, avant de l’exécuter. Enfin, il fait précéder la mort de Bien Poli d’une mise en scène macabre, d’un sadisme répugnant.

Au milieu de cette complaisance pour l’horreur, qui frise parfois le Grand Guignol, se glisse un phénomène finement exploité, qui finit par structurer l’ensemble, à savoir le silence. L’assassin est tenu d’agir sans bruit, pour pouvoir accomplir l’un après l’autre chacun de ses forfaits. S’il choisit la technique de l’égorgement, c’est d’abord par nécessité, car il faut empêcher que la future victime ne soit alertée par les cris de la précédente. L’auteur s’appesantit sur ce point avec des précisions de clinicien. Lorsqu’il a condamné toute la maisonnée au mutisme, sa tâche est accomplie. Or, au moment où il devrait se sentir libéré, ce silence durement acquis lui joue le pire des tours. Un bruit étrange, faible mais régulier, celui du sang de la jeune fille qui coule à travers le plafond et s’écrase au sol, goutte à goutte, produisant un son d’une intensité surprenante, suffit à le troubler au point de lui faire abandonner précipitamment la maison. De fait, on ne sait ce qui le fait fuir réellement, si c’est ce bruit inattendu ou la conscience fugitive d’une fragilité qui contredit le sentiment de toute-puissance qui l’a possédé jusque-là.

Ironie du sort, voulue ou non par l’auteur : l’assassin sera dénoncé par un enfant qui a assisté silencieusement au massacre. C’est donc le silence qui viendra définitivement à bout de lui.

 

Point de vue

Le sujet traité porte en lui une difficulté pour le littérateur, celle du choix du locuteur. Qui doit parler : le narrateur, l’assassin, les deux ? Sous quelle forme : narration, monologue intérieur ?

Camus et Genet s’effacent derrière le héros. La cohérence du choix saute aux yeux : s’agissant de personnages qui n’ont pas l’entière maîtrise de leurs actes, le récit profite de cette distance obligée sans se priver des vertus d’introspection qu’offre le monologue. Camilo José Cela choisit, en principe, de faire du héros le narrateur de son histoire, par le biais d’une confession écrite[47]. Le résultat est moins convaincant, car la rusticité du personnage est contredite par le caractère savant du discours produit.

López Pinillos s’en tient à une technique plus traditionnelle, celle qui consiste à laisser se manifester, sous le propos du narrateur, le point de vue du protagoniste, à travers un usage fréquent du style direct, qu’il s’agisse du dialogue dans lequel il échange avec d’autres interlocuteurs, ou du monologue intérieur, dans lequel il est seul à s’exprimer[48].

L’auteur mêle ces différents registres sans chercher à leur donner une cohérence forcée ; au contraire, il pratique le contraste avec allégresse. Le propos du narrateur est de haute tenue, parfois excessivement, étant donné le milieu traité, ainsi du lyrisme de la description initiale ou de celle de la maison du crime. Les dialogues sont aussi soignés que s’il s’agissait de dialogues de théâtre, mais il est vrai que c’était la vocation première de López Pinillos, et qu’en outre, le parler populaire andalou, particulièrement créatif et imagé, se prête à cette emphase. Il serait faux, cependant, de n’y voir qu’une démarche folklorisante, dans la mesure où c’est dans le contexte de violence maximale que ce parler atteint son plus haut degré d’expressivité, c’est-à-dire dans les imprécations qu’éructe Luarca, lors de la corrida, au plus fort de son délire.

Le point de vue du protagoniste n’est pas absent, mais il ne se différencie pas formellement de celui du narrateur[49]. C’est ce dernier qui se charge de transcrire les réflexions intimes du personnage, dont il veille à ne laisser rien ignorer de ses pensées, car ce sont elles qui le poussent à agir. Mais il utilise rarement le monologue intérieur. Il le fait dans des séquences courtes souvent ponctuées par des interrogations ou des exclamations, selon le cas[50]. La plupart du temps, il recourt à une paraphrase en style indirect des réflexions intimes supposées de son personnage.

Cette contiguïté formelle entre le discours du narrateur et celui de son personnage laisse ce dernier sous la permanente autorité de l’auteur, qui, s’il sacrifie au désir d’expliquer le cheminement suivi par son personnage, ne veut pas s’exposer à le justifier en l’humanisant outre mesure, ce qui n’aurait pas manqué s’il avait été tenté de décrire ce cheminement de l’intérieur même du psychisme de l’assassin. Le regard extérieur permet à l’auteur de prendre une distance radicale avec son personnage et l’exonère à l’avance de tout soupçon d’indulgence à son égard.

 

CONCLUSION

Redureau et Cintabelde connaîtront des fins édifiantes. Le jeune nantais eut un comportement exemplaire dans la colonie pénitentiaire où il effectua sa peine. Quant à Cintabelde, pendant ses dernières semaines de vie et pendant la longue cérémonie de son exécution, il afficha une dignité, une contrition et une religiosité qui excitèrent la compassion de ceux qui l’assistèrent dans la prison comme du nombreux public placé sur le parcours vers l’échafaud. López Pinillos n’a pas jugé bon de suivre les modèles dont il s’est inspiré jusqu’à ce terme[51]. Ce n’était pas non plus son sujet. Il a préféré interrompre son récit à son degré de dramatisme maximum, au moment où son personnage atteint au paroxysme de sa fureur, renonçant à suggérer une fin qui, en restaurant une paix momentanément troublée, aurait étouffé d’avance chez le lecteur une réflexion nécessaire. Comme ses contemporains, López Pinillos reste perplexe devant un comportement qui, tout en restant exceptionnel, mérite d’être analysé dès l’instant où il traduit des pulsions latentes chez tout être humain. De plus, la nature rustique du protagoniste ouvrait un champ relativement nouveau à la réflexion, en l’élargissant au-delà des cercles habituels des héros de romans.

López Pinillos a perçu que le sujet se prêtait particulièrement à un traitement littéraire, dans la mesure où il invitait à pénétrer dans le domaine de la psychologie et, par conséquent, obligeait l’auteur à une certaine forme de compromission avec son personnage. Le défi consistait à ne pas franchir le seuil de la connivence, pour maintenir entre eux la distance nécessaire à une juste appréciation du comportement du protagoniste. Cette préoccupation s’avère prémonitoire puisque, un quart de siècle plus tard, ce même sujet offrira la possibilité d’une mutation radicale tant au roman castillan qu’au roman français. Ce n’est pas le moindre mérite de cette nouvelle.

 

POSTFACE

 

Lorsque López Pinillos écrit sa nouvelle, le fait-divers a définitivement accédé à la catégorie journalistique qui continue à être la sienne aujourd’hui. L’affaire Cintabelde a nourri copieusement la presse, non seulement locale mais nationale, entre la date des crimes et l’exécution du condamné. En réservant sa nouvelle à une collection bon marché, notre auteur semble partager cette même volonté de médiatisation.

Pourtant, s’il s’approprie les faits-divers dont il s’inspire, il les exploite et en tire le parti qui répond le mieux à ses préoccupations idéologiques ou esthétiques du moment, sans trop se soucier de leur conserver une visibilité sous la transposition qu’il leur fait subir. Au terme de son travail d’écriture, il nous propose un objet littéraire largement indépendant de son point de départ. Le personnage de Rubans rouges est d’abord sa création avant d’être une transposition de Rubans verts. Ce dernier est d’ailleurs bien incapable de rivaliser avec son avatar littéraire, comme le démontre la lecture de la presse qui, pendant ses derniers mois de vie, nous révèle un être fruste, d’une affligeante médiocrité. Il y a, chez Luarca, malgré ses excès, une forme de noblesse, et la folie dont il est saisi au moment du massacre se traduit par une recherche de perfection dont le personnage réel était totalement incapable. Qu’il s’agisse d’une réplique exacte ou ressemblante de son modèle importe donc peu, ce qui compte c’est qu’il soit vraisemblable aux yeux du lecteur.

López Pinillos assume ses choix esthétiques et leurs conséquences, au risque de provoquer un écart au regard de l’exactitude des faits sur lesquels il s’appuie. Les faits-divers lui fournissent un matériau, mais celui-ci disparaît au cours de l’élaboration du texte. Qui se soucie de retrouver, vingt-six années après, l’exact déroulement de la tragédie de El Jardinito ? En revanche, comment nier que la nouvelle de López Pinillos puisse intéresser encore un lecteur, près d’un siècle après sa publication.

Camilo José Cela semble, de ce point de vue (qui n’épuise pas tout l’intérêt de son roman), s’émanciper plus difficilement de l’empreinte de la réalité, comme s’il lui coûtait, plus qu’à López Pinillos, d’y adhérer assez pour la rendre plausible. Pascual Duarte est ressenti par l’écrivain comme un être radicalement étranger, et il ne parvient pas à faire sauter cette barrière, le récit à la première personne, qui aurait dû l’y aider, finissant par se révéler comme un artifice. Par contraste, la recréation des usages et de la langue cordouanes si familières à López Pinillos permet à celui-ci de créer l’illusion d’une proximité avec le personnage.

Camus et Genet ne s’exposent pas à ce genre de critique, parce que leur choix consiste à s’éloigner autant que possible d’un modèle éventuel. Leurs personnages ne nécessitent aucune béquille « réelle ». Ils sont de pure fiction, ou, du moins, ils sont accessibles directement, sans qu’il soit besoin de passer par un détour dans la réalité. De plus, ils n’existent pas tant en eux-mêmes qu’à travers leurs actes qui, non seulement témoignent de ce qu’ils sont, mais également contribuent à façonner leur psychologie au fur et à mesure qu’ils s’accomplissent.

On est loin de la démarche qu’une pratique récente a mise à la mode, dans laquelle le littérateur recherche la caution d’un discours, celui du journalisme, parce qu’il le considère comme porteur de vérité. Le fait-divers devient la caution de la littérature, la qualité de celle-ci se mesurant à la capacité de son auteur à recréer les circonstances d’un événement auquel le lecteur puisse accéder « comme s’il y était ». Cette littérature récente a un point commun avec les précédentes, c’est qu’elle s’intéresse à des êtres et à des faits totalement hors norme et généralement monstrueux. En revanche, elle présente avec elles des différences évidentes. La première est que, pour les uns, il s’agit d’effacer toute trace d’un antécédent identifiable ou de transformer celui-ci en un objet largement fictionnel, alors que, pour les autres, l’écriture vise à expliciter l’événement. C’est ce qui explique sans doute que les auteurs récents s’intéressent à des sujets qui leur sont en principe totalement étrangers, au sens géographique et humain du terme et que, pour parvenir à un certain degré de familiarité avec eux, ils doivent calquer leur démarche sur celle du journaliste, confronté en permanence à l’obligation de s’adapter à des réalités qu’il ignore. Leur témoignage ne peut se défaire de cette contrainte originelle. López Pinillos, Cela, Camus et Genet parlent de ce qu’ils connaissent, soit parce qu’ils sont familiers du milieu dont ils parlent, soit parce que, à des degrés divers, ils parlent d’eux-mêmes.

Notre traduction et notre commentaire ont aussi pour objet de fournir le moyen d’apprécier la distance qui sépare des démarches aussi différentes, et de rappeler qu’une mode ne condamne pas à l’obsolescence des enjeux d’écriture qui ont donné des fruits très remarquables. Alors même que les ressorts secrets du comportement humain continuent à offrir un champ immense à l’imagination, faut-il renoncer à une ambition proprement littéraire et accepter de voir le romancier céder sa position privilégiée au profit de spécialistes divers, ­anthropologues, psychologues, sociologues, criminalistes, etc.­, ou des journalistes et leurs émules ?

 

BIBLIOGRAPHIE

 

López Pinillos “Parmeno”, José, Cintas Rojas. Madrid: La Novela Corta, Año I, n° 41, 14 octobre 1916.

 

ANTÉCÉDENTS

Le crime de Cintabelde

– El Imparcial de Madrid; El Diario de Córdoba; El Heraldo de Madrid, 26-29/05/1890; 15-19/11/1890, 4 au 7/06/1891

– Cruz Gutiérrez, José y Puebla Povedano, Antonio, Crónica negra de la historia de Córdoba (Antología del crimen). Córdoba: Publicaciones de la Librería Luque, 1994, pp. 79-94.

L’affaire Redureau

– Gide, André, La séquestrée de Poitiers. Paris : éditions Gallimard, 1930. Col. Folio 977, 1977.

La secuestrada de Poitiers. Trad. Michèle Poussa. Barcelona: Tusquets Editor, 1969.

El caso del inocente niño asesinado. Trad. Inmaculada Pantoja y Mateu. Barcelona: Tusquets Editor, 1971, 65 p. Cuadernos ínfimos, Serie cotidiana, 4, 25.

 

ŒUVRES LITTÉRAIRES CONNEXES

– Cela, Camilo José, La familia de Pascual Duarte,

– Camus, Albert, L’étranger, in Théâtre, récits, nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1962, pp. 1125-1210.

– Genet, Jean, « Pompes funèbres », Les Temps Modernes, 1ère année n° 3 (1er décembre 1945), p. 412-414.

 

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

– López Pinillos, José,

      Doña Mesalina. Madrid: Editorial Pueyo, 1920.

      Cómo se conquista la notoriedad. Madrid: Editorial Pueyo, 1920.

Las águilas. Novela de la vida del torero. Madrid: ed. Turner, 1991.

– Quirós, Constancio Bernaldo de, Figuras delincuentes. Figuras delincuentes en el ‘Quijote’. Edgar Poe y la psicología criminal. Estudio preliminar y notas de Jesús Alonso Burgos. Alcalá la Real: Alcalá Grupo editorial, 2008.

– Hoyos, Antonio, “Cintas Rojas, Pascual Duarte y el campesino del Cagitán”. Correo literario, Madrid, n° 76 du 15 juillet 1953; reproduit dans Hoyos, Antonio de, El pintor Antonio H. Carpe y otros ensayos. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1990, p. 214-220.

– Stendhal, Le rouge et le noir dans Romans et nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 644-645.

– Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros. Obras completas. Vol. XII. Madrid: Renacimiento, 1925.

 



[1] Hoyos, Antonio, “Cintas Rojas, Pascual Duarte y el campesino del Cagitán”. Correo literario, Madrid, n° 76 du 15 juillet 1953; reproduit dans Hoyos, Antonio de, El pintor Antonio H. Carpe y otros ensayos. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1990, p. 214-220. Je remercie le Professeur Andrés Amorós Guardiola de m’avoir signalé cet article, et le Professeur Francisco Javier Díez de Revenga, de l’avoir localisé et de m’en avoir fourni une copie. Antonio de Hoyos n’apporte guère de précisions sur cette affaire. Il signale, cependant, que l’assassin aurait été arrêté plus tard par la Garde Civile et condamné à la peine de mort, ce qui accentue encore les similitudes avec l’histoire de Cintas Rojas.

[2] Dans la tradition, il ne faut probablement pas prendre cette formule au pied de la lettre (ou pas seulement), car par bien des aspects, elle présente un caractère incantatoire. On pense à celle qui conclut les récits très fantaisistes des mythes de la Grèce Antique, par l’héroïne du film Jamais le dimanche, de Jules Dassin, incarnée par Mélina Mercouri : « et ils allèrent tous à la plage ».

[3] Ainsi nommée parce que l’intercession de la Vierge mit fin à une épidémie de peste.

[4] Nous avons consulté, pour la presse locale, le Diario de Córdoba, et pour la presse nationale, le quotidien madrilène El Imparcial.

[5] Il avait 15 ans au moment des faits et il se peut donc qu’il en ait eu connaissance directement. Il est possible que ce tragique fait-divers ait pu impressionner notre andalou, alors adolescent.

[6] López Pinillos reproduit en le transposant, le lien qui unit à la famille du Jardinito Cintabelde et sa femme, qui fut la nourrice d’un de leurs enfants, en faisant de Rubans rouges le parrain d’un de ceux de Luque, ce que traduit le terme de « compère » appliqué dans la nouvelle à l’assassin et à sa victime.

[7] Près de la ville de Corrientes, en Argentine, Rubans rouges désigne un gaucho, Antonio Mamerto Gil Núñez, « el Gauchito Gil », voleur de grand chemin qui, avant d’être exécuté, ­suspendu par les pieds à un arbre et la gorge tranchée­, le 8 janvier 1878, annonça à son bourreau qu’il trouverait, à son retour chez lui, son fils gravement malade mais que, s’il adressait une prière à son nom, l’enfant serait guéri. La prophétie se réalisa. À l’emplacement de l’exécution, (à 8 kms de la ville de Mercedes), on a construit un sanctuaire auquel on se rend en pèlerinage, à la date anniversaire de l’exécution. Les rubans rouges que l’on y suspend rappellent le sang versé par le martyr. López Pinillos a-t-il connu cette légende ? Ce n’est pas impossible, mais si tel était le cas, elle n’aurait influé que le choix de la couleur des Rubans de son personnage.

[8] Cintabelde était connu sous le surnom de Cintas Verdes, mais le lieutenant de la Garde Civile qui mena l’enquête l’ignorait jusqu’à ce qu’un témoin s’en souvienne opportunément.

[9] Réédité dans Gide, André, La séquestrée de Poitiers. Folio n°977, « L’affaire Redureau », pp. 99-145.

[10] Et non dans la Charente-Inférieure, comme Gide l’affirme erronément. Landreau se trouve dans l’arrière-pays nantais, aux confins du Maine-et-Loire.

[11] López Pinillos évite les victimes indifférenciées, comme les deux enfants de El Jardinito.

[12] « Marcel Redureau mourut tuberculeux, à la colonie pénitentielle de X…, vers février 1916 », selon le témoignage de Gaëtan Rondeau, « très aimable correspondant » de Gide, rapporté par celui-ci (p. 145). La proximité chronologique entre le décès de Redureau et la publication de la nouvelle en octobre de la même année est éloquente.

[13] Cintabelde fut condamné à mort et exécuté en novembre 1891. Redureau fut condamné à vingt ans de prison, soit le maximum pour un accusé qui avait moins de seize ans au moment des faits, car il ne bénéficia d’aucune circonstance atténuante. Bien qu’ils aient abouti tous deux à la peine maximale, les procès ne donnent pas la même image des condamnés. Cintabelde n’a droit à aucune indulgence : c’est, en quelque sorte, l’assassin parfait et, comme tel, son cas fait peu débat. En revanche, celui de Redureau, peut-être à cause de son jeune âge, ou simplement parce que les mentalités sont différentes en France et en Espagne et qu’il s’est écoulé plus de trente ans entre le premier massacre et le second, a donné lieu à une approche plus nuancée, grâce principalement à la qualité des experts et au talent du défenseur.

[14] En outre, chacun de ces faits-divers, pris isolément, peut passer pour un acte monstrueux sans transcendance. Rapprochés l’un de l’autre, ils suggèrent une réalité qui les dépasse et qui renvoie à des considérations plus générales sur la condition humaine. En particulier, le crime de Cintabelde ne peut plus passer comme l’illustration d’une barbarie typiquement et exclusivement hispanique.

[15] Antonia Córdoba, qui survécut miraculeusement à ses blessures, insiste sur le fait qu’elle fut dépouillée de son argent. Ibid.

[16] Elle est la mère de ses enfants et finira par épouser Cintabelde en prison, quelques jours avant son exécution.

[17] Il prenait plaisir à écorcher vifs des chats.

[18] « Ajoutons que Redureau, sans être un taré au point de vue psychique, est incontestablement possesseur d’un tempérament nerveux et qu’il semble établi, parmi de nombreux témoignages, qu’il est d’un caractère particulier qualifié de « sournois », et qui pourrait, sans doute, tout aussi bien se traduire par la qualification de ‘susceptible vindicatif’ ; circonstances qui ont certainement favorisé chez lui l’explosion de l’impulsivité et de la violence » (p. 135).

Gide semble avoir adopté le point de vue des médecins légistes : « Que l’on m’entende, que l’on me comprenne bien : je ne prétends nullement atténuer l’atrocité du crime de Redureau ; mais lorsqu’une affaire est aussi grave, l’on est en droit d’espérer que l’accusation elle-même tiendra à cœur de présenter au regard de la justice toutes les circonstances, même celles qui pourraient être favorables à l’accusé. […]

Si j’ai longtemps insisté sur ce point c’est aussi parce que l’intérêt psychologique du cas Redureau serait grandement affaibli s’il était prouvé que l’idée du crime habitait depuis longtemps l’esprit du jeune assassin, ainsi que ces propos apocryphes le donneraient à entendre. […] Mais ces propos, il ne les a jamais tenus ; avant de commettre le crime, il n’avait jamais eu l’idée de le commettre. » (p. 109)

À ses yeux, Redureau n’est pas un psychopathe. Son crime peut s’expliquer comme la conséquence de facteurs convergents : la fatigue physique, la fragilité psychologique de l’adolescent, ou certains traits de caractère, comme une tendance à l’impulsivité. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile la tâche de son défenseur : elle aurait été simplifiée s’il avait pu plaider la dégénérescence mentale d’un criminel par prédestination. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Pire encore, l’aveuglement accidentel qui provoque une « dementia brevis », n’étant par définition pas prévisible, la loi ne peut que le sanctionner après coup par le moyen d’une peine maximale, dans l’espoir, bien vain, que son exemplarité pourra prévenir d’autres cas de cette nature.

[19] Même ses sentiments à l’égard de la jeune fille de El jardinito resteront secrets. Cette pudeur contraste singulièrement avec l’étalage de sentiments dont Luarca fait montre lorsqu’il tresse des lauriers publics à son torero préféré. Mais il faut bien admettre que l’épisode des amours secrètes du jeune homme ressemble à un ajout tardif dans la nouvelle. La preuve en est qu’il prend la forme d’un retour en arrière, c’est-à-dire que son inclusion dans le récit entraîne une rupture quelque peu forcée de celui-ci.

[20] « [à l’adolescence] il se produit une sorte de rupture momentanée de l’équilibre mental avec développement excessif du sentiment de la personnalité, susceptibilité exagérée, hyperesthésie psychique. On voit se manifester une véritable tendance à la combativité et une exagération remarquable de l’impulsivité et des tendances à la violence. L’adolescent est très sensible aux louanges, et, par contre, ressent beaucoup plus vivement les blessures d’amour-propre ; les impressions qui arrivent à son cerveau se transforment plus irrésistiblement en incitations motrices, c’est-à-dire en actes impulsifs » (p. 134.).

[21] « Il raconte le crime, en disant qu’il ne comprenait pas comment il avait pu tuer tant de personnes, surtout la petite de deux ans, qu’il aimait beaucoup ». El Heraldo de Madrid, 16 novembre 1890.

[22] L’auteur le désigne métaphoriquement comme le ‘compagnon’ du jeune homme.

[23] « mais, en se redressant, il ne fit qu’épargner une course plus longue au poignard, qui s’enfonça dans sa gorge à la vitesse de l’éclair ».

[24] L’auteur présente la victime comme plus forte que son agresseur, au point que ce dernier semble surpris de la facilité avec laquelle il l’a terrassé.

[25] « L’explication que l’inculpé donne de cet horrible drame a toujours été la même : pour le patron, il a cédé à une violente colère. […]

« ‘J’avais peur que la patronne vienne voir son mari dans le cellier…, j’ai frappé la domestique parce qu’elle était avec la patronne…, j’ai frappé les autres parce qu’ils criaient’. La véracité de ces réponses semble corroborée par la suivante, qui en atteste la sincérité : ‘Je n’ai pas touché au petit Pierre parce qu’il n’avait rien dit et qu’il dormait’ » (p. 128)

[26] Cintabelde cherche avant tout à éliminer les obstacles qui se dressent entre lui et l’argent dont il veut s’emparer. On ne peut pas dire qu’il soit particulièrement minutieux dans l’élimination de ces témoins gênants, puisque l’un d’entre eux, le fermier, survivra plusieurs heures à ses blessures, et qu’Antonia en réchappera. C’est toute la différence avec Luarca, qui ne rate jamais son coup.

[27] « Mais nous serons forcés de convenir ici que les connaissances actuelles de la psychologie ne nous permettent pas de tout comprendre, et qu’il est, sur la carte de l’âme humaine, bien des régions inexplorées, bien des terræ incognitæ. » (p. 100).

[28] Cf. ce témoignage emprunté à l’actualité littéraire française : « Les faits divers sont par essence source de grande sidération. D’Emmanuel Carrère (L’Adversaire) à Régis Jauffret (Sévère), ils sont nombreux, les romanciers, à avoir voulu, avec les seules armes de la littérature, faire parler ce réel qui se dérobe à la compréhension. » Clarini, Julie, CR de Tout, tout de suite de Morgan Sportès, dans Le Monde des livres du 26 août 2011, p. 9.

[29] Luque passe au tutoiement en une seule occasion.

[30] López Pinillos a déjà traité de ce sujet, dans des termes analogues, dans son roman, Las Águilas, publié en 1911. C’est ainsi qu’il y décrit le public des places bon marché (La traduction est de moi) : « […] les gens modestes allaient au cirque comme à un champ de bataille, pour y glorifier leur matador préféré ; la terrible populace, quant à elle, s’exaltait et s’émouvait, se dressait furieuse comme une mer agitée, et abaissait jusqu’à terre les combattants avec une horrible cruauté ou bien se dressait, folle d’enthousiasme, et les déifiait de ses hourrah frénétiques et de ses applaudissements tempétueux ». (Madrid : éd. Turner, 1994, p. 20.).

[31] À ce titre, il est intéressant d’observer le contraste existant entre les propos réfléchis prononcés par Guerrita, alors qu’il s’apprête à toréer son deuxième animal, et l’exaltation irrationnelle des spectateurs.

[32] López Pinillos pousse la métaphore jusqu’au partage des victuailles entre Luarca et ses voisins.

[33] Cet épisode illustre le débat qui anime alors les intellectuels espagnols face à la corrida, et que López Pinillos a abordé dans Las águilas. Son contemporain et ami, Ramón Pérez de Ayala, résume la question dans ces termes : « Si j’étais dictateur de l’Espagne, je supprimerais d’un trait de plume les corridas. Mais, tant qu’elles existeront, je continuerai à y assister. Je les supprimerais parce que mon opinion est qu’elles sont, socialement parlant, un spectacle nocif. Je continue à y assister parce que, esthétiquement parlant, elles sont un spectacle admirable et parce que, à titre individuel, en ce qui me concerne, elles ne sont pas nocives, mais au contraire extraordinairement profitables, comme un texte dans lequel je peux étudier la psychologie du peuple espagnol ». Pérez de Ayala, Ramón, Política y toros, ensayos. Obras completas, vol. XII. Madrid: Renacimiento, 1925. Luarca illustre le danger qu’il y a, selon cette théorie, à exposer à cette sorte de spectacle des personnes intellectuellement moins préparées.

[34] Une dementia brevis aveugle une personne et l’entraîne à tuer ou « fait qu’il ne peut pas ne pas tuer ». Des formules de ce genre rendent bien compte de la perplexité de l’observateur face à ce phénomène.

[35] « Luque, très pâle, le mufle contracté ».

[36] Mata, Pedro, Tratado de Medicina y Cirugía teórica y práctica (1866), cité par Burgos, Jesús Alonso, dans l’Étude préliminaire à Quirós, Constancia Bernaldo de, Figuras delincuentes. Figuras delincuentes en el ‘Quijote’. Edgar Poe y la psicología criminal, p. 27.

[37] L’école espagnole se développe principalement à l’initiative de Francisco Giner de los Ríos, titulaire de la chaire de Philosophie du Droit de l’Université de Madrid, dont le Laboratoire de Criminologie (1899-1901) est une émanation. En 1906, sera créée l’École de criminologie, destinée au personnel des prisons. Giner de los Ríos est un des créateurs de l’Institución Libre de Enseñanza, fondée en 1876, selon des principes inspirés de la philosophie de Krause, mais aussi du néo-kantisme et du positivisme.

[38] On pourrait trouver, dans la nouvelle, d’autres échos des théories criminologiques. Ainsi, Luarca et Luque appartiennent au type « athlétique », par nature agressif, par opposition au, petit et gros, d’humeur pacifique, à l’image de l’hidalgo qui finit par céder une partie de son siège à Rubans rouges, sans parler de Don Quichotte et Sancho Pança, qui illustrent parfaitement la complémentarité des deux complexions. De même, le fait que le criminel soit identifié par un enfant donnerait raison à Lombroso, pour qui les enfants ont une perception instinctive du criminel. Mais, à trop vouloir rechercher des précédents scientifiques, on perd de vue certaines évidences, dont le littérateur ne saurait se départir : les hommes de forte constitution sont plus tentés par la violence que ceux qui l’ont faible ; un enfant passe plus facilement inaperçu qu’un adulte.

[39] Le pire des crimes de Pascual Duarte, le meurtre de sa mère, est paradoxalement moins révélateur de la personnalité de l’assassin, parce qu’il est traité sans originalité. Le meurtre prémédité de longue date, réglé à l’avance dans ses moindres détails, et qu’une circonstance fortuite menace de faire avorter, jusqu’à ce qu’un autre imprévu, tout aussi minime, autorise à nouveau son accomplissement, est un classique de la littérature. Julien Sorel a prémédité de tuer madame de Rênal pendant l’office, dans l’église neuve de Verrières. La preuve en est qu’il n’hésite pas à soudoyer l’armurier pour acquérir un pistolet. Pourtant, au moment d’accomplir cet acte, saisi d’un tremblement irrépressible devant cette silhouette qui lui est si familière, il doit y renoncer : « Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis ». C’est alors qu’intervient un autre fait, qui rend à nouveau possible la réalisation de l’acte criminel. La clochette de l’élévation ayant retenti, madame de Rênal baisse la tête au point de disparaître sous les plis de son châle ; alors Julien retrouve la force de tirer parce que « il ne la reconnaissait plus aussi bien ». Il suffit donc d’un détail somme toute anecdotique pour que la réalité perçue par l’assassin ne présente plus d’obstacle à l’accomplissement de son geste (Stendhal, Le rouge et le noir dans Romans et nouvelles. Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 644-645).

[40] “Se mata sin pensar, bien probado lo tengo ; a veces, sin querer”, p. 116.

[41] L’étranger est publié en juillet 1942 (achevé en mai 1940) ; La familia de Pascual Duarte a paru en décembre 1942.

[42] Meursault ne voulait pas de ce revolver, mais l’insistance de son ami l’oblige à l’accepter.

[43] « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. […] Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé… », p. 1166.

[44] Genet, Jean, « Pompes funèbres », Les Temps Modernes, 1ère année n° 3 (1er décembre 1945), p. 412-414.

[45] « Tirer sur l’enfant, c’était tirer sur Dieu, blesser Dieu et s’en faire un ennemi mortel. Je tirai. Je tirai trois coups ». Ibid. [fin de la nouvelle].

[46] Les premières livraisons de la collection La Novela corta, parmi lesquelles figure Cintas rojas, étaient vendues 5 cts. Leur prix augmenta bientôt à 10 puis à 15 cts (Information communiquée par le Professeur R. Mogin Martin).

[47] La réalité est plus complexe, puisque ces mémoires sont censées avoir été ordonnées par un « transcripteur » qui prétend les avoir reproduites fidèlement mais reconnaît en avoir retranché les passages les plus crus. Ce même personnage a complété les mémoires en retraçant les derniers instants de Pascual Duarte grâce au témoignage du chapelain de la prison dont il reproduit la correspondance. Par ailleurs, signalons que ces mémoires ont été adressées par Pascual Duarte à un correspondant qui a souhaité les détruire mais, ne l’ayant pas fait, les a léguées à des religieuses et qu’elles ont fini par aboutir, sans qu’on en connaisse la raison, dans l’arrière-boutique d’un pharmacien, où le transcripteur les a découvertes.

[48] Le style direct laisse transparaître l’art du dramaturge que fut López Pinillos. Les dialogues sont soignés ; le monologue prend parfois la forme de l’aparté (première scène).

[49] Il lui arrive, cependant, de l’introduire par une formule. Ainsi, une fois accompli l’assassinat de Luque, « il alluma une cigarette et s’abandonna à la méditation ».

[50] Les réflexions sur l’inutilité de la vieille (« De quoi se plaignait cette momie ?… ») en sont un bon exemple.

[51] Y aurait-il songé que les dimensions d’une nouvelle n’y auraient pas suffi.




ANNEXE

 

CINTAS ROJAS

novela inédita

por

José López Pinillos (Parmeno)

______

A Don Francisco Vigueras.

I

En cuanto partió el mozuelo, Rafael Luarca, que espíabalo con los ojos entornados, se incorporó y tiróse de la yacija. El sol hundía ya el rosicler de sus espadas matinales en la choza, y teñía de púrpura el camastro, y metíase por el túnel sombrío que daba a la cuadra. Fuera desafiábanse los gallitos, roznaban al fresco las dos mulas bajo el palio de un vetusto alcornoque, y las abejas salían de sus obscuros laboratorios para comenzar su mirífica labor.

Rafael liaba cachazudamente un cigarro, cuando oyó la voz de su tío.

– ¡Eh, Arguasí! Güenos días. No pases sin saludá, que no soy un lobo.

– A Córdoba?

– A la feria, a mercá un muleto.

– Pos, suerte.

­ Quéate con Dios. Ya te traeré a Sintas Rojas atasajao, pa que duerma la tajá.

Rióse Alguacil, y el tío, riéndose también, replicó:

– ¡Lo que es hogaño!… Como el Sintas no descubra un Perul hoy por la mañana, me paese que ni le verás el pelo.

Luarca, irritado, bramó como si le pudiesen oir:

– ¡Lo descubrirá! ¡Un Perul y sincuenta roíos Perules!

Y, temblando de impaciencia y de ira, apartó el rústico armatoste del lecho, que era de trozos de olivo sin descortezar, abrió el arca que protegía y extrajo de su vientre las prendas con que se engalanaba en las ocasiones de gran solemnidad: el sombrerín sevillano alicorto y brillantísimo, el pantalón de pana fina como el terciopelo, la chaqueta de lanilla azul, las botas de cuero azafranado, los calcetines con dibujos verdes, los calzoncillos de algodón blanduzco, tan recios que no los llevaría más recios el rey, y la camisola de pechera bordada, que solo podían planchar en los talleres de las artistas cordobesas. Se vistió en un vuelo; guardóse, por coquetería, una saboneta de níquel que no andaba desde que, por probar la solidez de su mecanismo, se la estrelló en la nariz del relojero ambulante a quien se la compró; metióse en la faja el campañero de Albacete, y se plantó en la puerta. Su tío, el pilongo señor José, que almorzaba sentado junto a las mulas, llenóse de admiracón.

– ¡Vaya un brazo e mar, jinojo!… exclamó clavando en él sus ojuelos.

Cintas Rojas pagó el elogio con un mohín despreciativo.

– ¿Un brazo e mar? ­articuló­. ¡Una charca yena e ranas! ¿Ande tengo yo el dinero pa ser un brazo e mar?

– Las hechuras valen más que el dinero. Aquí está quien lo dise, Rafaelito.

– ¡Hechuras, hechuras!… ¡A vel si ha nasío la que me dé un chavo para las hechuras! ¡La iba a jartal de hechuras!

El vejete contestó sonriendo:

– Pos abre los ojos y orfatea, que tú encontrarás.

Y de seguro habría encontrado alguna jamona que le protegiera, seducida por su estampa, si su verbo cerril y montuno y su carácter bronco y bravío no hubiesen ahuyentado al amor. Era huesudo y fibroso, de complexión hercúlea, propenso a la cólera, caridelantero y vociferador. Tenía la mirada insolente, la nariz agresiva, la boca enérgica y el entrecejo peludo y aborrascado, propio para subrayar las actitudes furibundas, y envanecíase de ganarle en vigor a los bueyes y en tozudez a los mulos.

– Güeno­dijo después de unos instantes de vacilación­ ¿No me quié osté ayudá?

Meneó el viejo la cabeza melancólicamente, suspiró y rompió a hablar sin mirarle:

– ¡Lo que son los testarúos, San Rafaé de mi arma!… tripas como cañones de órgano… ¡y me píe que le ayude!

Se atizó un manotazo en el pecho, cual si se enfureciera, y agregó:

– ¿Otavía te he ayudado poco? ¿No te he tenío aquí to el ivierno?

– ¿Jorgando? ­preguntó con amenazadora lentitud el hastial.

– ¡Trabajando! Pero ¿nesesitaba yo trabajadores pa labral este pañuelo?… No es que me duela el pan que te comes, ni que te eche en cara el que te lo comas. Si no que… ¡hinojo!, lo que es se tié con desil, con ojeto de que las palabras no se le claven a uno en el gañote.

– Está bien tío.

Callaron, y el viejecillo, que torturábase acometido a la vez por los consejos de la miseria y por las instigaciones de la generosidad, rompió el silencio, formulando penosamente una interrogación:

– ¿Te hasen dos reales?

– ¿Dos reales? ¿Dos reales de una ves?

– Menos da una piedra, Rafaelico.

– Pero si es que se me figura mucha cantidá, tío. Con dos reales compro yo en Córdoba la mesquita y un coche con cuatro cabayos y un levitín, y me hasen governador y no güelve usté a verme. No, no quió dos reales.

– Pos me has dao una pedrá.

– Lo sé… y me largo para no darle otra. ¡Salú!

Atravesó de un bote el soladillo, torció por el olivar, desdeñando la estrada, y, minutos después, corría por las tierras de Los Merinales, hacia el caserón del marqués, seguro de que habríase refugiado en la campiña para huir del alboroto de la feria. Había laborado en el cortijo, donde pagaban largamente y trataban con humanidad a los jornaleros, y como se despidió sin reñir con los dependientes del prócer, esperaba que le admitieran otra vez. Y, caso de admitirle, ¿qué se opondría a que accediesen a un sencillo ruego? Le hacían falta diez duros. Esos diez duros se los descontarían poco a poco de su salario, y nadie sufriría el menor perjuicio. ¿Se los negaría el marqués, a pesar de sus millones?… ¡Bah! Del marqués, raro, taciturno y gruñón, no se podía decir que fuera avariento. No, no se los negaría.

Tuvo la suerte de que el dueño de los Merinales, que acababa de llegar a la finca, le recibiera, y con algunos titubeos, hijos de su afán de expresarse con finura, comenzó a exponer su pretensión:

– Ya sabe el señó marqué que he estao dos años en el cortijo de los Salas… Güena gente, sin despresiá al señó marqué, por más que don Lui se las tira de plancheta, comi si fuá título.

– Al grano.

­Al grano. Como me tuve de dil en Noviembre, cuando ya tenían asituneros en toas partes, pos, siendo yo quien soy vareando, ni cogí la vara. Y figúrese osté: la santa inverná entera y plena, en la chosa e mi tío, donde no engordan ni las arañas, y sin un metá.

– Al grano, al grano, Cintas Rojas.

– Pero si estoy en er grano, señó marqué. He dicho lo que he dicho pa decil que por la pará de este ivierno, que es cuando yo ahorro, me veo con el agua en la nué y pataleando pa no ajogarme. Y digo ahora que me ajogo si el señó marqué no me echa una mano.

-¿De qué manera?

– Emprestándome dies duros y metiéndome en la casa.

– Yo ­afirmó gravemente­ no soy usurero.

– Ni yo me lo he imaginao, seño marqué. Si osté me empresta, le emprestará a uno de sus mosos y no pa reventarlo, sino pa haserle un favó.

– Es que tú no eres un mozo mío.

– No quedrá osté tomarme.

– No quiero tomarte.

La frialdad seca e hiriente de la repulsa alteró al gañán.

-¿Y po sabel por qué no quiere tomarme, don Sarvadol?

– Lo puedes saber. Por insolente y por guapo.

– Güeno, cristiano. No se solfure osté, no se vaya a tragá los dientes. ¿Son de muerto?

Don Salvador, sin inmutarse, tiró de un cajoncillo, sacó una pistola, y, encañonando a Rafael, que encogióse de hombros despectivamente, repuso con lentitud:

– De muerto sí que van a ser los tuyos, si no te largas.

-¡Ca! ­barbotó el amenazado­! ¡A qué no dispara osté! ¡Y a qué si dispara no me atina!… ¿Van los dies duros?

El marqués bajó la browning, y Luarca se echó a reir.

-¿Ve osté como no dispara? Tiros, a las perdises, que se asustan, señó marqué. “Cóndios”.

Le volvió el traspontín, y retiróse con fanfarrona calma, escupiendo blasfemias y mirando de reojo a la servidumbre del señorón, y en el zaguán el caserío, para presumir de guapeza, se detuvo, y encendió un cigarro. El manijero, que llegaba en aquel instante, le interpeló con zumbona alegría:

-¿Qué te trae por estos andurriales, Faé?… Pero da una vuerta, pa que te miren mis ojos, que vienes más bien jaqueao que un capitán generá, mardesío.

– Una vuerta y sien vuertas ­exclamó Cintas, girando y pompeándose.

– Qué, ¿a la capitá?

– Como que no hay feria sin mi. Ya me ha yamao el siyetero del gobernadol.

– Pa ti es er mundo, Sintiyas. Yo, con que mañana me dejen dil un rato, me conformo. En la plasa, mos veremos.

– Ayí mos veremos.

¡Claro que se verían! ¿Se había compuesto él para maravillar con su fausto a los gorriones y los zorzales?… Con aquellas botas, con aquel sombrerillo, con aquel terno y con todos los demás lujosos arrequiles había ido seis años a Córdoba, desde que conoció a Guerrita y pasmóse ante la belleza sin par de las luchas del coso, y seguiría yendo para disentir encrestado y para golpear entigrecido en defensa de su héroe, y para animarle con sus baladros y glorificarle con sus palmadas. ¡Qué gran torero el torero cordobés, y qué magnífica, qué asombrosa fiesta la cornuda!… Hombres que entraban en el coso con el gesto desafiador, y que se insultaban o saludábanse gritando; toros que mugían al sentir la bárbara picadura del hierro, y que corneaban con una cólera infernal; caballos que huían relinchando y mordiendo, pisándose las entrañas desgajadas; manchurrones bermejos en la arena; cadáveres de brutos que se estremecían y, para completar el cuadro, olor de vientres partidos y de sangre, rostros exaltados por la temeridad o empalidecidos por el pavor, y palabras que restallaban como látigos y mordían como víboras, que hacían a los lidiadores buscar el triunfo en el riesgo. Cintas Rojas, que salió de la primera corrida medio loco de emoción y dispuesto a trucidar al que no se posternase ante el Guerra, desde entonces solo pensó en su ídolo y solo se conmovió al referir y comentar sus portentosas hazañas. Con los ojos velados y la voz ronca, hablaba en las gañañías del pase de pecho, del brinco entre los pitones, del par quebrando y del volapié con que los había aturdido de admiración el coloso, y tenía para elogiarle apasionamientos y delicadezas femeninas. ¡Era tan gallardo, tan fornido, tan ágil, tan sereno y tan valeroso el matador!… A fin de ahorrar el dinero indispensable para verle abatir a los astados, se martirizaba el año entero, privándose de la borrachera de los domingos, de la gargantada de mostagán antes de comer y de las jocundas excursiones navideñas, y ni los picantes estímulos del Carnaval le hacían abrir la bolsa. No; él, mientras segaba, vendimiaba o vareaba, y mientras esgrimía la márcola, el arado o el escardillo, fortalecíase recordando a “su” lidiador y rechazaba así mil sugestiones. Pero ¡cómo se desquitaba después! Durante la feria, ¡con qué dulces bellaquerías rascábase el herrín de su forzosa virtud!… Disputas y rugidos, hasta quedarse afónico; vinazo batallador y agudo aroma de sangre, hasta tener los nervios como alambradillos electrizados, y hembras y alcohol, hasta caer desecho. ¿Y por un “planchetillo” como Salas, que le había despedido cobardemente, y por un idiota como don Salvador, iba él a quedarse en el campo? ¿Quedarse él, habiendo criaturas con billetes y con duros?…

Se despidió del manijero, y alejóse sin dirección. ¿A quién recurriría? Cerca de los Merinales no escaseaba la gente con dinero: el señorito de la Garbosa, don Bonifacio el canónigo, tío Juan el acaparador… Pero tío Juan y el señorito estarían en la feria, y al canónigo, por el recelo de sus parientes, no había quien se pudiera acercar. No le quedaba, pues, más que su compadre, y su compadre, que era tan testarudo como él, se había cerrado a la banda. “El año, malísimo, le tenía con una soga al cuello; aun no contaba con los cien duros que le exigirían por la San Juan…, y debía juntarlos y comer.” Avaricia y pocos deseos de servirle. ¿No costaba el mismo trabajo juntar quinientas pesetas que ciento diez duros? ¡Pues entonces!… Que se apretara un poquitín más la soga el avaro, que para eso era su compadre, o se expondría a que le obsequiaran con un disgustillo. Chuleos con él, no. Claridad, las cartas boca arriba.

Y con la decisión de ponerlas, dejó atrás los Merinales e hizo rumbo hacia el Cortijuelo.

 

II

Tío Rafael Narices, tío Pedro el Sordo y Sebastián el Cumplío interrumpieron el trabajo cuando los saludó. Narices, que las tenía gigantescas y que se ufanaba del irregular desarrollo de tan interesante facción, era un viejo musculoso, de aventajada estatura, alentado y alegre; tío Pedro, cuarentón corto de palabras y de grandísima prosopopeya, realizaba el milagro de recobrar el oído siempre que le convenía oir, y distinguíase por la poca extensión de su correa y por la facilidad con que pasaba de los razonamientos a los trastazos; y el Cumplío, cenceño como una espada y bullicioso como unas castañuelas, destacábase por la exquisitez de su cortesía entre los garzones de molino y cortijo.

Fue el primero que habló:

– Pa servilte, compañero.

– Y yo a ti, Cumplío, y a la compaña.

La parte más joven de la compaña, el Sordo, se limitó a bajar el testuz, y la parte más vieja, tío Rafael, apretóle la mano y le regaló con una broma:

– Pos yo, como no te empreste la narí pa que te luscas en el ferial…

– Grasias, amigo. No sabría yevarla con los reaños de osté.

Sebastián aprobó:

– Anque la sabrías yeval, poque tú eres mu macho, no has parlao malamente.

– Dios te lo pague, Cumplío.

Ofreció tabaco: los labriegos confeccionaron unas trancas enormes, y encendiéronlas con voluptuoso regodeo, y el cuarentón, para pagar la fineza, obsequiólo con un capcioso aguardiente.

– Empina, que es gloria de Rute.

– Sí que es gloria ­afirmó, después de paladear el líquido, pasándole el botijo al Narices­. Bien se trunfa aquí.

-¿Trunfar y trabajamos en feria? ­preguntó irónicamente tío Rafael­. ¡Que diga mi yerno si trunfamos!

– A verlo voy. ¿Está en el caserío?

– En el caserío está.

El caserío, como una pella de nieve y posado con redomada malicia en un alcor para dominar las tierras del Cortijuelo, no era muy grande; pero tenía una clara sala para el amo, su mujer y el pequeñín, con su buen arcón y su lecho,  que sostenía cuatro colchones; otra para la abuela y la mocita; una covacha, en la que arrullábanse con sus ronquidos el Narices y su nieto; una hermosa cocina con poyos, en los que los jornaleros dormían como lirones; amplias cuadras, sobrados espaciosos y extenso corral. Sus muros, de glebas apisonadas y pedruscos, no hubieran resistido victoriosamente el estallido del más liviano proyectil de cañón; pero atajaban el ímpetu brutal de los ventarrones y los taimados ataques de la cellisca, y los dueños del Cortijo podían reposar tranquilamente, mientras aullaban los lobos del viento y el granizo tamborileaba en las tejas. Y, por último, su lujo era el lujo simple de las paredes enjalbegadas, del metal brillador, del ganado limpio, del averío craso.

Cintas Rojas se detuvo un momento frente a la casita. El sol, atravesando la frondosidad de una higuera, teñía de un oro verdoso el soladillo. Un grajo alicortado escarbaba, buscando orugas junto a los polluelos, tan encogido y pusilánime como si jamás hubiese navegado entre las nubes con sus alas enteras, y como si nunca hubiera abierto su pico rojo para graznar en libertad. “¿Qué harían en el caserío?” Escuchó atentamente, y percibió el borbotar de un puchero, el “gluglu” de un cántaro al vaciarse y el repique sonoro de un almirez. Después oyó una ronca tos, y en seguida unos grititos musicales, que le hicieron sonreir: “¡Ay, la vieja mala, que ya está tosiendo! ¡Ay, que le voy a dar una soba”. Era Rosario, la mocita, que, desde el granero, donde estaría peinándose, gritaba a fin de que la abuela, refugiada en su habitación, oyese el gracioso regaño. La madre trabajaría en la cocina, y los hermanillos destrás de las tapias, en la era o en la linde del alcacer, jugarían con sus corderos. Mas ¿y “él”? ¿Había sido el quien vació el cántaro? ¿Le encontraría allí, entre faldas? ¿No le podría hablar sin testigos?… Pero, después de todo, con que le diese el parnés…

Avanzó decidido, procurando que ablandara su rostro una expresión afable, y entró en la casita. La dueña hallábase sola, y esto le animó.

– Gente de pá, señá Antonia.

– Dios le guarde, Sintas.

-¿Y ese bicho malo?

– En er corrá lo tiene osté. ¿Le hase farta?

– Pa haserle a osté un favó.

-¿Cuá favó?

– Dejarla viuda.

Antonia, por atención, sonrióse para celebrar la chanza, y dijo, fingiendo una chusca medrosía:

– Enteramente, no me lo mate osté.

-¿Por qué no?

Pasó riéndose al corral, y se encaró con el cortijero, que, en el colgadizo, componía la rueda de un carro. El cortijero, Rafael Luque, era un hombretón agreste, boquirrasgado y cervigudo, que tenía los remos de púgil y el tronco de atleta. Le recibió cordialmente.

– Güenos días, pinturero.

– Hola, compadre.

-¿Encontró osté?

– Hasta ahora, no.

– Entonses, ¿cómo viene su mersé tan aseñoritao?

– Porque pienso encontral.

– Enhoragüena.

– Otavía, no. La enhoragüena me la dará osté después de darme los duros.

El hombracho lo miró fijamente con el rostro ensombrecido, y sin chistar reanudó su tarea.

– Qué ­insistió Cintas Rojas­, ¿no piensa osté dármela, compadre?

– No pienso dársela y me duele. Y me duele tamién ­añadió­ que sea osté desconsiderao.

-¡Hombre! ­exclamó entre burlón y ofendido el pedigüeño.

– Lo soy ­articuló con sequedad Luque­. Y como osté lo es iguarmente, me asombra que se porte osté lo mesmo que un chiquiyo. Le dije que no había juntao ni lo que tengo que pagal, y esa es la fija. Yo no engaño nunca. Tiempo ha tenío osté para enterarse.

– Ya me he enterao. De lo que no me había enterao es de que su palabra fuera de rey. Cuando osté dise “no”, ¿ha de sel “no”, compadre?

– Cuando digo “no”, como ahora, porque desil “si” es imposible, ha de sel “no”.

-¿Imposible? Con diez duros menos, ¿pedirá osté limosna?

–  Con dies duros menos, me veré obligao a reunil dies duros más.

– Pos con reunirlos…

– ¡Ya está! ¡Es mu fásil reunirlos! ¡Como ahora yuven duros!… Y güeno va. No me dijuste osté, compadre.

– ¿Yo a osté, no, y osté a mi, sí? ¡Viva la Repúblca!

– No sea osté pesao, compadre.

– ¡Pos venga er dinero!

– ¿Has perdío la cabesa? Sintas, no se ponga osté así. Cualquiera pensaría que no me conose osté y que quiere acoquinarme.

Pero el gañán, sin aplacarse, le replicó engallado, y con el ceño aun más torvo:

– Yo no le quiero acoquinal. A mí no me importa que osté se acoquine. ¡Lo que me importa es yevarme los duros!

Lo aseveró con una pujanza tan descomunal, desnudando tan cínicamente su pensamiento, que el cervigudo, ya en guarda, comenzó a encenderse en ira.

– Piense osté un minuto, y fíjese en mis farsiones ­barbotó con un sarcasmo hijo de su bizarría­. Fíjese y repare que no son de hético, ni de niño, ni de collón.

– Sean de lo que sean, ¡quiero mis biyetes!

– ¿Por riñones?

– Osté desidirá.

Luque, muy pálido, con la jeta contraída y con un ascua en cada ojo, levantó sus puños como batanes para caer sobre él, y la excitación del peligro hizo que de pronto se agrandase y adquiriese alas en el cerebro tenebroso de Cintas Rojas la negra larva de una vil idea: matar. ¿Por qué no se le había ocurrido antes? ¿Por qué había saltado durante quince días de desprecio en desprecio y de humillación en humillación? Acaso ¿eran sus amigos aquellos verrugos? Y si no lo eran, ¿qué contenía su furia?… ¡Matar, matar!… Sacó la faca, la desenvainó con una hábil sacudido para no perder tiempo, y arrojóse contra su rival que , sorprendido, retrocedió para coger algo y defenderse, bramando de cólera.

– ¡Ay, cobardón! ¡Ay, maldita madre, traicionero!

Pudo empuñar una piedra y erguirse; mas solo se irguió para ahorrarle camino a la cuchilla, que hundióse en su garganta con la celeridad de un rayo, y que zigzagueó como un hurón en una madriguera, partiendo ternillas, vasos y carnes. El púgil, con la pesadez de una encina desarraigada, vaciló un punto, llevóse las manos al cuello, por el que surtía a borbotones la sangre, y se desplomó, mientras que el aire encerrado en sus pulmones se escapaba por la horrenda brecha, sin poder llegar a la boca para engendrar palabras de odio y agonía.

Cintas Rojas, un poco empavorecido por la rapidez con que había segado aquella vida, tembló al oir la voz de la casera: “Ya voy, Rafaé”. ¿Rafael?… En la familia eran tres los Rafaeles: el padre, el esposo y uno de los hijos; mas para la señá Antonia, no había otro Rafael que su compañero y al muchacho le decía Falico, y al Narices “pae”. Dirigíase, pues, al degollado, como si lo hubierse oído llamar. “Ya voy, Rafaé”. Que viniera, aunque viese, porque después de haber visto no vería un segundo más. Acercóse a la puerta y escuchó. Las gallinas cacareaban, y en la carretera zumbaba el cencerro de un liviano con la fatiga tediosa del camino. Volvió a sonar el “gluglu” del cántaro, volvió a toser la vieja y volvió a reñir la niña: “!Por vínchile, por vínchile, que no hay una viejarrona peor mandá!”… Y, por fin, se presentó la mujer, y el “guerrista”, sonriendo cándidamente para que no desconfiase, la detuvo.

– ¡Arto ahí, güena mosa!

– ¿No me ha yamao mi marío?

– ¿Su marío?

Los ojos del montaraz, sin que su boca dejase de sonreir, recorrían como dos hienas hartas las ubres y el cuello de la cortijera, buscando indecisos el lugar donde sepultaríase el diente de acero.

– Su marido ­declaró después de una pausa­ ya no la pué yamal. ¿No le dije a osté que venía a dejarla viuda?

La señá Antonia le examinó con un principio de sobresalto. ¿Qué ocultaba aquella sonrisa? Detrás de aquellas palabras de burlón, ¿qué podía haber? Y aquel silencio del corral que no rompía su esposo, ¿qué significaba? Y en aquella mano diestra que su interlocutor escondía, ¿qué hubiese leído?

– ¿Hay mieo comadre? ­exclamó el hastial.

Y aunque lo preguntó con un brillo siniestro en la mirada, la mujer, tranquilizándose de súbito, se echó a reir.

– ¡Sería grasioso! ­manifestó avergonzada de sus sospechas­. ¿No oyes tú, Rafaé?

– Tampoco puede oil.

– Pero ¿me lo ha matao osté der to, der to?

– Tan der to, que los enterraos no están más muertos.

Y la cortijera aproximóse al colgadizo y miró, y se le abrieron terriblemente los ojos, y una inspiración de pavorosa angustia le contrajo el pecho, y antes de que lo dilatara para enviar el frenético alarido a las fauces, la cuchilla hízola enmudecer.

– ¡No, escandaleras, no! ­masculló, meneando el hierro, el verdugo­. Aquí no se da er soplo. Descanse osté.

Cayó para descansar eternamente, y quedóse encogida junto a los pies de su compañero, que, con su gigantesca humanidad, llenaba el colgadizo. El caño de sangre que salía de su garganta mezclábase con la que, tapizando el suelo de rojo, lo convertía en un hediondo almagral. Una contracción espasmódica sacudió el cuerpo, que enderezóse e hizo brotar un ronquido de la traquea rota, y Cintas, fríamente, tornó a herir. Luego, con la calma de un diablo, como si estuviese en un matadero frente a dos ovejas degolladas, encendió un pitillo y entregóse a la meditación. Lo más importante lo había ejecutado, puesto que Luque, cuyo rostro parecía ya de mármol, solo molestaría, antes de pudrirse, al cura y a los sepultureros. Y lo había ejecutado con tanta destreza ­“madrigando” para evitar el combate, e hiriendo con la sabiduría de un matarife­ que el río que circulaba por las venas del ombretón, al desbordarse impetuoso, no le pudo manchar. Un leve sarpullido en las botas, que borraría un trapo húmedo, y un goterón en los pantalones; pero la pechera, la cazadora y el chaleco estaban como se los pudo de limpios. No había, pues, que lamentarse de la suerte. Lo que aun debía realizar era duro, pero no difícil: coger las llaves, matar a la vieja, que hallábase en las últimas, a la muchacha, que se moriría del susto, y a los chiquillos, que sucumbirían como corderuelos, y salir pitando con los duros.

– Y na más ­profirió en voz alta­. Ellos se lo han buscao. Por dies roíos duros… ¡que es lo que da grima!

Secó la faca en el vestido de la cortijera, se descalzó y metióse en el caserío, a tiempo que la vieja tornaba a toser.

– Pero, mujé, ¿no has tomao una pastiya? ­gritó la moza.

– Pa lo que me van a servi ya! ­murmuró con una vocecilla temblequeante la anciana, segura de que no lo oiría su nieta­. ¡Ay, Señó!

No la separaba más que un tabique del facineroso, que percibió su alentar asmático y los crujidos que le arrancaba el sillón al rebullirse.

– ¡Ay, Señó, Señó!

¿Por qué se quejaría la momia?… ¿Qué esperaba con sus noventa años? Siempre la había visto en su madriguera o en la cocina, junto al fuego, suspirando, clamando o sulfurándose, sin comprender que era una boca inútil, un estorbo… Por malignidad la hubiese perdonado, para que viese cómo se vegetaba en los asilos y aprendiese a tener paciencia. Con indignación trepó lentamente por la escalerilla, apoyándose en la colaña y asentando poco a poco los pies, a fin de que no gimiese la madera, y penetró en el sobrado. Rosarito, que, sin blusa y con un pecho fuera de la camisilla, estaba peinándose frente a un ventanuco, no le sintió, y el archidemonio quedóse a dos varas de la moza, súbitamente cohibido. Un recuerdo le incendió la imaginación, deslumbrándole con su claridad de relámpago; trabajaba él en la viña del canónigo; una noche, después de un festín, estalló una tempestad, y Rosario y otras muchachas que pernoctaron en el caserío, entretuviéronse, recogidas ya en su dormitorio, en medirse las pantorrillas, sin sospechar que los gañanes, que agujerearon previamente las tablas del granero, recreábanse con las bellezas que mostraban con tal candor. La del Cortijuelo, que era la mozuela más fornida, entusiasmó a Luarca, y desde entonces hubo menos corcovos en la conducta del jayán, cuando visitaba a la familia de su compadre. ¡Aquellas pantorras tenían tan lechoso blancor y tan aterciopelada opulencia!… Las había visto en sueños; pensando en su lindura, habíase quedado embaído muchas veces durante la vigilia, interrumpiendo su labor, y había acabado por acariciar la idea de que algún día el único que pudiese contemplarlas sería él. ¡Y ahora, por un miserable avariento, tendría que destruir la dueña de su tesoro!… Pero, en vez de hacerle vacilar, la ira le infundió ánimos para proseguir su ultrainfame tarea.

– ¡Rosario! ­murmuró.

La mocita se tapó el pecho, volvióse vivamente y, desasosegada y ruborosa, intentó huir.

– ¡Sintas, por Dios!… ¿Pa qué ha subido osté? ­balbuceó temblando.

– ¡No chiyes! ­ordenó, arrinconándola, el asesino­. ¡Caya y no te muevas!

– ¡Pero si osté…

– ¡Caya o mueres!

La moza rompió a llorar despavorida y, aunque muy bajito y conteniendo los sollozos, continuó hablando:

– !No está bien lo que va osté a hasel conmigo!… ¡Osté, que nunca me ha dicho ná, que no me quiere!… ¡Y perderla a una sin cariño es un pecao mu remalo, Sintas Rojas!

¿Perderla?… El desalmado se asombró; pero sin enternecerse ante la dulce y resignada criatura, que, no escuchando otros avisos que los del pudor, temía por su virginidad más que por su vida, decidióse a poseerla y a degollarla después, inexorable.

– Ven ­dijo, cogiéndola por la cintura y arrastrándola hacia un montón de trigo.

– ¡Sintas, Dios no le perdonará!

– Anda, ven, tontona… ¡Pos si te quió yo má!… Anda…

– ¡No, no, no!… ¡Si me quisiera osté, no haría esto! ¡Y pué venil mi madre!…

– ¡Qué ha de venil!

– Váyase osté! ¡Sintas, por lo que más quiera!

No, no se iría, y ya que Rosario había confundido la hoz de la muerte con la flecha del parvulico ciego, no esgrimiría la faca hasta que no se hubiese apagado el fuego lujurioso que socarrábale.Ella lo encendió con sus palabras, puesto que él, hombre decente, solo subió para matar.

– ¡Échate ahí!

– ¡Sintas!…

La derribó, tumbóse junto a ella en el trigo, y, después de haberla sofaldado, comenzaba a acariciarla, cuando hízole palidecer un aullido superdiabólico de una violencia espantable, un aullido en que vibraban el odio, el medio, el dolor y la ferocidad, y que hubiese hecho temblar al sano, gemir al doliente y llorar al moribundo. Se acercaba con idéntica prontitud que si hubiese cabalgado sobre el lomo invisible y terrorífico de un ciclón, y Cintas Rojas, seguro de que le anunciaba un riesgo, y convencido de que tendría que luchar para vivir, segó con firme pulso, de un solo corte, el cuello  que había besado, empuñó una pala y se puso en acecho.

– Es Coroné ­murmuró sombríamente­. Coroné, que los ha debío de venteal.

Y Coronel ­un mastín con quijadas de tigre­ atravesó ululante la casita, llegó al corral, metióse en el colgadizo, y al ver los cadáveres de sus dueños, retrocedió arqueándose, con las testa gacha y los pelos erizados, y empezó a gañir, oprimido por el terror. La viejecita llamó empavorecida, y el monstruo, encorajado, precipitóse por la escalera con la pujanza fatal de una exhalación. Había que apagar voces y gañidos; había que restablecer el silencio, apuñalando, triturando o pulverizando, porque alarmar a la gente equivalía a sucumbir. Desembocó por la puertecilla, ansioso de acometer, y no tuvo más que los instantes precisos para levantar la pala y descargar el golpe sobre el perro, que, azuzado por el instinto, le atacó loco de furia; pero el animal abatióse con la nuca rota, y al extinguirse su horrendo ululato, la calma quedó restablecida.

La enferma continuaba llamando; mas con tan débil voz…

– Rosario… Antonia… Hijas…

A una vara del solejar no la hubiesen oído, y el verdugo no se intranquilizó. Que llamara, puesto que nadie podía acudir; pero alguien acudió: alguien que, a juzgar por el leve ruido de sus pasos y por el sosiego con que silbaba, debía de ser muy poquita cosa y debía de estar por completo desprevenido. Mas, si sospechaba, ¿le faltaría vigor para correr desalado y para gritar anhelante? Y ¿cómo escaparía él, si la campiña entera, bajo la presión del espanto, cercaba el Cortijuelo?… A fin de perseguir en buenas condiciones al de los silbidos, si huía, se calzó, y “empalmóse” la faca para salir a su encuentro; mas el recién llegado habló, y su vocecilla le contuvo. Era el hijo mayor de los cortijeros, un zagal de once años, inocente como un palomo, al que no había que temer.

– ¡Agüela, agüela! ­chilló alborozadamente­. ¡Ya pareció mi trabuco! ¡Estaba en er vayao!

– ¿Y tu madre? ­preguntó la anciana.

– ¡Qué sé yo!

– ¿No está ahí contigo?

– Aquí no, señora.

– ¿Ni tu hermana?

– Ni mi hermana.

– ¿Y no salió tu padre del corrá?

– Que yo sepa…

– ¿Ni Sintas Rojas?

–  Yo no lo he visto.

– Entonses ­articuló penosamente la mujer, después de unos segundos de silencio­ ¿quién ha entrao?

– No sé

– ¡Señó, Señó! ­exclamó la vieja con angustia.

– ¿Te has puesto mala?

– Mala estoy, hijo mío. Dime: y ahora, ¿por qué no auya el perro?

– Menos lo sé.

– ¿Qué hases?

– Ná. Si hubiera estopa… Me gustaría encontrarla pa cargal mi trabuco.

– Yama fuerte a tu padre.

El niño gritó:

– ¡Pae, pae, papá!…

– ¿No contesta? ­interrogó la anciana.

– No contesta.

– Yama a tu madre y más de recio otavía.

– ¡Mae, mamá!… ¡Maéee!…

– Parese que no te oye ­susurró la abuela.

– No me oye ­afirmó el chico, pasmado.

– Pos yama a tu hermana.

– ¡Sarito!… ¡Rosaritóoo!… Pero no yores tú.

– Si no yoro… Si es por la tos pícara… Yama otra ves.

– ¡Rosaritóoo!

– No, no te responderá. He tosío yo milenta veses sin que me riña…

– ¿A que se han largao tos a la huerta del Sordo?… ¡Voy a asomarme a la tapia!

– ¡No, no, Falico! ¡No entres en er corrá! ¡No entres, gloria mía!

Pero cuando llegó la gimiente prohibición a los oídos de la criatura, ya había llegado una garra a su boca, y ya el gélido acero calentábase en la sangre que alimentaba su corazón. ¡Cómo escuchó la anciana, con qué arrojo se quiso levantar, y con qué helados sudores de agonía pretendió mover sus inútiles piernas!… ¡Cómo examinaron las paredes sus ojos, cual si fueran pajarillos con ansias de escapar, y con qué increíble energía la sacudió el deseo de que la Hedionda no la arrancase de su sillón!… ¿Oyó el ronquido acérrimo y horrible que brota de una tráquea abierta al salir el aire que quiere y no puede ser maldición, alarido o sollozo? ¿Notó que el influjo de una fuerza sobrenatural hacía lividecer la luz y enturbiaba y enfriaba la atmósfera?… ¿Percibió algún roce viscoso o algún olor pestilencial?… Tal vez no; mas, al aparecer el desalmado, bien claramente leyó en su sonrisa felona y su fatídica mirada, que se había presentado la Muerte, y solo apeló a la divina misericordia.

– ¡Dios mío! ­gimió con un pavor infinito­. ¡Señol Dios mío, arrecoge mi alma!… ¡En el nombre del Padre, en el santo nombre del Padre!…

Y la cuchilla dio fin a la obra del terror.

Cintas Rojas apartó de un puntapié el cadáver, más liviano que un costal de plumas, y conformóse con formular una pía reflexión: “Ahora está un poquiyo más muerta que estaba”. Un poquillo más muerta y él mucho más sereno, jubiloso y confiado. Tan absoluta era su confianza, que salió incautamente del trascuarto, y no vio que un corpezuelo alebrábase bajo los cobertores de su camita con hórrida febrilidad, no sintió el rumorcillo de unos dientes rechinantes, ni lo puso en guardia el sordo tamborileo de un corazón chiquitín, espoleado por el espanto. Todo iba bien. En el caserío no alentaban más pulmones que los suyos, y nadie le podía denunciar. Y los que aun respiraban entre los olivos ¡tardarían tan poco en caer!… Le habían visto, le habían hablado, le acusarían de seguro, y hasta si llegaban a sorprenderle, arrojaríanse contra él, como fieras, para destrozarlo. ¡No, no! ¡Pala y acero! ¡Cráneos y gargantas abiertas de par en par! Ni perdonaría como un tonto, ni se afligiría como un cobarde, ni procedería como un bruto. Tenían que sucumbir uno a uno sin estrépito y sin defensa, aterrados y sorpendidos, igual que los demás.

Asomóse a la puerta y voceó:

– ¡Eh, tío Rafaelico!

– ¿Qué hay?

–  Que le quié hablal su hija.

– Corriendito voy.

Oteó, avizorando, desde la ventana de la cocina, y vio al Narices subir ágilmente por el recuesto, y se fijó en que tarareaba una copla.

– Uno que mardito si se figura que va a moril ­mascujó­. Ahí viene a toa máquina y cantando, como si fuera a una boa y no a un entierro, después de habel escuchao a Coroné. ¡Que tengan las criaturas menos estinto que los perros!

Y, efectivamente, el vejancón, rejuvenecido por la tibieza, la luz y el perfume de Mayo, ascendía con jocunda rapidez, lleno de sol, sin sospechar que de su boca desdentada no volverían a salir más canciones, ni que sus ojos no tornarían a hundirse en el azul resplandeciente de los cielos, porque cada uno de sus pasos era un golpe que daba a fin de abrir su fosa. En el solejar paróse y acarició al grajo, que le conocía.

– Hola, compañero, patas de bailarín… ¿Hay gasusa?

El de las patas de bailarín percutió con su pico encarnado los pantalones del labriego, y graznó jubilosamente:

– ¡Guá, guá, guá, guá!…

– Ya sé que te yamas Juan, hijo.

Cintas, escondido, oprimía la pala de tal modo impaciente, que se tuvo que contener para no plantarse fuera del casucho y agredirle.

– ¡Guá, guá, guá!…

– Anda, ven bonito. Buscaremos unos pitracos.

Primero entró “Juan”, con las alas abiertas, balaceándose cómicamente, y después el Narices, que se reía a carcajadas y que se inclinó para atraparle. Y así, como si buscara un tajo para ofrecer el cuello, recibió el golpe atronante, y mordió la tierra desnucado.

“Juan”, con manchurrones bermejos en su casaca de luto, escapóse grajeando, y Cintas Rojas, por un refinamiento de previsión, llevóse a rastras al caído, lo degolló en el corral y tapó con una zalea la sangre que emporcaba el suelo de la cocina. E inmediatamente atrajo a otro condenado.

– ¡Eh, tú, Cumplío! ­bramó estentóreamente­. ¡Cumplíooo!.. ¡Jay!…

– A la olden ­exclamó el interpelado.

– Dile al Sordo que venga. Y jíncale argo pa que se dé prisa.

El Cumplío replicó riéndose:

– Jíncaselo tú, que no vargo pa jincal.

¡Claro que se lo jincaría! Y con gusto, porque el tío Pedro, tan hombretón como su compadre, presumía de serio y de riñonudo, y a él le estomagaban los riñonudos y los serios. Para formalidad y valentía, el hijo de su madre. Y si no que contestaran con sus brechas los seis que ya se hubiesen guardado muy bien de hablar.

Atalayó nuevamente, junto a la ventana, y contempló al Sordo que, vencido el repecho, acercábase con majestad.

– ¡A él! ­murmuró preparándose.

Pero el cuarentón, a quien sin duda había sorprendido el silencio, se plantó frente al caserío, como un mulo receloso, y anunció a voces su presencia:

– ¡Aquí está un hombre!

El forajido se indignó. Aquel blanco, ¿por qué no entraba? ¿Qué se había olido? ¿Qué cosa hacíale temer?

Tras de repetir su humilde o altivo “¡Aquí está un hombre!”, el Sordo continuó gritando:

– ¡Rafaé!… ¡Tío Falico!… ¡Seña Antonia!… ¡Jay!…

No se atrevió el verdugo a chistar, y el jornalero, con la inquietud pintada en el rostro, después de fijarse atentamente en la casita, exteriorizó sus sospechas formulando en voz alta una desagradable suposición:

– O se han dío, o se han quedao sordos, o toitos se han muerto de repente.

Pero como su ánimo era firme, en vez de retroceder, extrajo bríos de la inquietud y de la sorpresa para avanzar, y arrancó una vardasca y dirigióse con lentitud hacia el casucho.

– ¡Amos a vé! ­exclamó.

– ¡Ni a vel ni a oil! ­dijo Cintas, derribándolo de un zurrido pasmoso­. ¡A moril, sorrastrón!… ¡A moril a mis plantas!

Le degolló sin necesidad, como al tío Narices, al lado del colgadizo; le tiró sobre el mastín, y con una impavidez orgullosa examinó el tremendo cuadro. Había seis difuntos, contando a Coronel, que tenía más caletre, más vigor y más redaños que muchas personas, y entre aquellos difuntos, cuya sangre formaba ríos y lagunas en el corral, había dos ­Luque y tío Pedro­ que en vida hubiesen derrotado a dentelladas a un lobo.Y, no obstante, allí estaban. Vencidos por su astucia; pero igualmente los hubiera vencido su valor. “Esto ­pensó con un sórdido engreimiento­ no lo ha hecho nadie con humanos. Y con toros, ni el Guerra, que, para estoquear siete, tuvo que lidiar tres corridas un domingo.” Y, en cambio él, en menos de una hora, con una rústica pala y un cacho de acero, mas con mucha habilidad y mucha decisión, había despavilado a dos temerones, a un sesentón que tenía tantos hígados como narices, a un can de horrífica fiereza, a una estantigua mortecina, a un chicuelo y a dos mujeres… Ocho que fenecieron a sus manos en aquella dura función sin que le auxiliase un chulillo ni le animase una palmada. Pero era igual. Ya aplaudirían al matador cuando su hazaña se descubriese, los mismos que le hubieran tocado a rebato para perseguirle, con la intención de verle patear en una horca. Le aplaudirían con su curiosidad, con su rabia, con sus estremecimientos nerviosos, con su lividez, con su pavor.

Sonriéndose, halagado por estos pensamientos, llamó a Sebastián; mas no se escondió para asesinarle por la espalda, sino que, deseoso de estudiar el efecto que produciría su obra en el espectador desprevenido, decidió mostrársela, preparándose así, de paso, a fin de que feneciera cristianamente.

– Cumplío  ­díjole en cuanto penetró en la cocina­, ¿tiés fuersa de nelvios?

– Regulá tar cuá. ¿por qué lo preguntas?

– Porque vas a mamarte una solpresa.

– ¿Y quién va a dármela?

– Tos.

– De qué modo?

– Hombre, si te lo digo, adios sorpresa. Ven al corrá ­añadió riéndose.

– Vamos.

– Ten cuidaíto, que hay sangre en las losas ­advirtió amablemente, al fijarse en las manchas Sebastián­. Ha rabiao el pobre Coroné y han tenío que matarlo.

– ¿Y ahora me lo dises? ­chilló el jornalero con súbita emoción­. ¿A que Coroné le ha mordido a arguien? ¡Esa era la sorpresa!

Entró a escape en el corral, y Cintas oyó un grito breve y desentonado, que se apagó en un “ay” roto.

– ¿Y tú estabas regulá tar cuá de nelvios? ­barbotó­. ¡Cumplío, eres una liebre!

Pero Cumplío no era una liebre, porque una liebre siquiera habría podido correr; era una estatua: la de la congoja, el asombro y el terror. Con la cara de yeso, con las manos yertas, con el corazón helado, apartó sus miradas de los cadáveres, como si lo atrajesen los terribles ojos de Cintas, y quedó fascinado ante el compañero que convertíase de pronto en el más cruel vestiglo.

– ¡Eres una liebre, una roía liebre! ­repitió el protervo, lisonjeado por el glacial pavor que inspiraba al infeliz­. ¡Vergüenza te debía dal!

Asintió a cabezadas el labrador, que, maleficiado por las pupilas del monstruo, sentíase incapaz de huir, y sollozando, cayó de rodillas.

– ¡No me mates! ­gimió con la voz ahilada y el rostro mojado por el llanto­. Yo siempre fui tu amigo.

– No quió yo amigos tan fullastres.

– Pero ¿me vas a matal así?

– Así, y lo siento, porque la cosa es asquerosiya. Paeses una beata, Cumplío.

­¡Perdóname, Rafaé!

El miserable se enfureció:

– ¿Te has güerto loco?… ¡Anda y saca er cuchiyo y defiéndete, manté! ¡No seas peol que una triste jormiga! ¡Defiéndete, o te breo a guantás!

– ¡Pégame pero no me mates! ¡Acuéldate de mi vieja, Rafaé! Con tantísimo como te ha besao cuando eras chiquitejo, ¿la vas a dejal sin pan?

– ¡La dejas tú, que no te defiendes, cobarde!

– ¡No pueo, no pueo!…

– ¡Has un podé, mantesón!

– ¡No, no pueo!

– Pos entonses, si quies moril como un sacristán, resa. Y se acabaron las pamplinas. He matao aquí a to bicho viviente: a la viejarranca, ar niño, a Coroné… Ahora te toca a ti. No vas a quearte pa simiente de rábanos.

– ¡Perdón, Rafaé!

– ¿Pa que estés corriendo jasta que te topes con un siví?… ¡No, que te pués cansal mucho! Y alarga la gaita.

– ¡Rafaé!

– Ayúame, que pa argo eres fino, criatura.

– Pero ¿de veras quiés matalme?

– Mira si es de veras.

– ¡Señol mío Jesucristo! ­balbuceó Sebastián horrorizado, al ver el lívido resplandor de la cuchilla­. ¡Virgen de la Sierra, ampárame!

– ¡Aquí no! ¡En er sielo, Cumplío! ¡Y no llores y alarga la gaita de una ves!

Con la mano zurda le forzó a mostrar el cuello, empujándole en la frente, y mientras el desventurado, de rodillas, con una congoja sobrehumana y un miedo letal encomendábase a Dios, de una fiera puñalada y un limpio tajo le puso en condiciones de llegar a la consoladora y triste fuente de la misericordia y el castigo.

Rematada victoriosamente su tarea, Cintas vio en el reloj de su compadre que aun no eran las diez, y quedóse maravillado. Había procedido con una celeridad portentosa, y le sobraba tiempo para todo, ya que, sin apresurarse, a paso de andarín, poníase en la capital, desde el Cortijuelo, en poco más de hora y media. Podía, pues, operar con calma, y, con la lentitud del jornalero rendido que coge su salario, abrió el arcón de Luque, dio con los duros ­treinta menos del centenar, efectivamente­ guardóselos y tumbóse para descansar en el poyo de la cocina. ¡Se estaba allí tan bien, al sol, que, después de unos días de lluvia, calentaba sin socarrar!… ¡Y disfrutábase entre aquellos muros de una paz tan gustosa!… El puchero, al hervir, cantaba, pidiendo que lo espumasen; las gallinas se atracaban de ciertos oscuros cuajarones, temerosas de que les persiguiera el escobón; la perdiz brincaba en su jaula, ansiosa de que la sacasen al solejar… Parecía que una mujer iba a espumar el puchero, que una moza iba a oxear las gallinas y que un hombre iba a colgar en el emparrado la perdiz…Pero entre aquellos muros, en aquel ámbito luminoso y apacible no alentaban ya mujeres, ni mozas, ni hombres, ni viejos, ni muchachos, puesto que la familia entera ­su pasado, su presente, su porvenir­ había sido exterminada. ¿Entera?… Y de súbito, el tigre se acordó de su ahijado, y se incorporó con viva inquietud. ¿Qué sería del Antoñuelo? ¿Cómo no había visto al pequeñín , que jamás se apartaba de su madre? Mas en el acto lo tranquilizó su memoria: al nene, enfermito, querían trasladarle a la ciudad para que le examinaran los médicos, y seguramente estaría ya junto a la hermana de Antonia, tragando jaropes. Lo celebró porque, no por maldad ­puesto que si no le hubiesen favorecido con los diez duros habría continuado siendo una mosca­, sino por egoísmo, habría asesinado al chiquituelo, como a los otros, para impedir que le delatase. Y el chiquituelo ¡era tan riñonudo!… Comprendió que pensando en la criatura acabaría por enternecerse, y para que su debilidad, que le desarmaba, no le hiciera incurrir en tal flaqueza, quiso fortalecer con algún reparo su estómago. La carne del puchero, sancochada y pitracosa, burlábase del más perruno apetito; pero los morcones invitaban a hincarles el diente, y Cintas cortó uno y, suspendiendo toda labor mental, púsose a comer. Y ¿qué ocurrió de pronto? ¿Qué ruidillo fue aquel que pretendió competir con el de sus mandíbulas?

– “!Toc, toc, toc!”

Con la boca abierta, escuchó sin percibir nada; mas, en cuanto la cerró para masticar, le sorprendió nuevamente el ruidillo:

– “!Toc, toc, toc!”

– “¿Goteras sin llovel?” ­dijo para sus adentros.

Y sí eran goteras; goterillas humildes, globitos de líquida escarlata que habían estado presos en unas venas para mover un corazón, y que, al recibir la libertad, habían atravesado un montón de trigo y unas tablas que agujereó la carcoma, y caían sonoramente y en un tapiz de sol bordaban un lago de carmín.

– “!Toc, toc, toc!”

¡Cosa más ridícula!… Esta vez descubrió el valiente la causa del ruido, y el descubrimiento, si bien no le azoró, tampoco sirvióle para acendrar su bizarría. El triste goteo nada tenía de insólito, ni de sorprendente, ni de amenazador, y, sin embargo, turbóse el asesino.

– “!Toc, toc, toc!”

Siendo tan pequeños los globitos, ¿por qué caían con igual velocidad que si fueran de plomo y por qué sonaban tanto al estrellarse?… ¿Y por qué razón enrojecían de tal manera la luz? ¿Y por qué prodigio resplandecían en el suelo como ascuas?… Temió que aquella sangre, que hubiera teñido de rojo los sueños del más pétreo ciminal, ruborizara la casita, y los árboles, y las nubes, y para que no le vendiera el milagroso rubor, salió prestamente del caserío y alejóse.

 

III

Tío Alguacil protestó riéndose a carcajadas.

– ¡No, hijo, Sintiyas; que van a tenel que llevarme atasajao! Y entonses ¿quién te yeva a ti?

– Güeno. Pos nos tragaremos la penúrtima.

– ¡Si nos hemos tragao ya veinte! ¡Si jasta la verruga de la narí la tengo ya borrachuela!

– ¡Y qué importa!

– ¿Tan sobrao andas? Pos si desía tu tío que como no descubrieras un Perul no te podrías movel der campo…

– ¿Y qué más Perul que mis ahorros? ¡Treinta chulés como treinta soles, que estaban enterraítos sin que la misma tierra que los tapaba lo supiese! Treinta chulés que, cuando los haiga machacao, me van a produsil treinta dolores de barriga!… Pero ¿quién no ve ar Guerra?

– ¡Lo que tira la afisión! ­dijo benévolamente el tío Alguacil.

Cintas Rojas palmoteó y púsose a berrear:

– ¡Niñiooo!… ¿Estás dulmiendo, roío sangón?…

Hallábanse en el patio de una taberna, junto a un velador lleno de vasos, entre campesinos y chalanes.

– ¿Has llegao hase poco? ­preguntó el viejo.

– ¡Quite osté! A las dose. Ya he pasao por la calle der matadol, pa ve su casa, y por la de Gondomá, pa asomalme ar Clú, y he dado por el Gran Capitán más güertas que un mulo de noria. En estos días, la custión es no privarse de ningún gusto.

El “niño”, un merdellón como un granadero, presentóse y se disculpó con amabilidad.

– Disimulen ostés. Pero es que ni con seis cuelpos cumpliría uno en estas horitas? ¿Qué van a tomal?

– Lo mesmo ­respondió Cintas Rojas.

– ¿Pa los tres?

– ¿No he dicho que lo mesmo?… Y por el aire, que me voy a los toros, arma mía.

– Por el aire.

Como la gente se apresuraba a partir, el zangón, menos atareado, sirvióles con relativa rapidez.

– La convidá, cabayeros… Uno pa el señó ­dijo poniendo un “chato” de montilla frente al tío Alguacil­; otro pa osté, y otro pa el amigo, que va a andal… ¡ay, cómo va a andal!

“El amigo”, que era el reloj descompuesto de Cintas, brillaba en el fondo de una ancha copa, llena hasta los bordes de vino, como un quimérico custáceo.

– Qué ­propuso el anfitrión­, ¿le ayunamos el cangrejete?

– Tú ­repuso el invitado, haciendo un mohín de repugnancia.

– Pos, hasta verte, Cristo mío.

Apuró la copa de tres o cuatro gargantadas, sin tomar aliento; fingió que por descuido tragábase la saboneta, y para redondear el chiste, se la escupió al rostro al camarero, y, agradecido a las frases de loa, se retiró después de adquirir una hogaza, unas botellas y unos fiambres.

Frente a la plaza se despidió el tío Alguacil.

– Diviéltete, Sintas.

– Si hay papeletas, le convido a osté.

– Pero ¿no sabes que me asusto de los cuelnos?

– ¡Por vía del hombre de estopa!…

En el tendido apiñábase de tal modo “la afición”, que no ya en las filas altas, sino en las bajas, donde tomar asiento equivalía a prescindir del espectáculo, era difícil colocarse; pero la dificultad no preocupó lo más mínimo al jornalero, que encajó el nalgatorio en el primer sillón de barrera que encontró desocupado, tan tranquilo como si fuese suyo.

– Guënas tardes… a los guerristas ­exclamó envolviendo en un saludo de hombre urbano una profesión de fe de hombre intransigente.

Sus vecinos, caballeros de gran vitola, le miraron sin replicar, y ya apretaba el ceño para repetir el saludo con más energía, cuando un hidalgo muy gordo, que mostrábale un papelito, le interpeló:

– ¿Tiene la bondad?

– ¿La bondad de qué?

­De dejarme mi sitio.

–  No, señol. No tengo la bondá.

El gordo le miró estupefacto.

– Pero, amigo…

– No hay amigo que varga. He yegao antes que osté, y no hay quien me levante.

– Eso lo veremos. ¡Acomodador! ¡Eh, aquí!

Acercóse el acomodador. ­¿Qué se ofrese?

– Que me coloque usté. Ahí va la papeleta.

– Póngale usté un marco ­mascujó Cintas, riéndose.

El acomodador, pávido, diole unas vueltas al billete, y exclamó con simpática ingenuidad:

– Señores, yo soy er nuevo, ¿están ostés?… Es mi primel día de acomodaol, y no sé ná de estos líos. Ostés dispensen. Nadie nase sabiendo.

– ¡Pero si aquí no hay líos! ­afirmó el labrador­. ¡Aquí lo que hay es que no me muevo! Desaminen ostés la plasa. ¿Voy a matal a una criatura por un asiento de tendío?… ¡Pa eso la mato por una de barrera!

– ¿Qué ha dicho de matar? ­preguntó, encolorizándose, el pingüedinoso­. ¿Quién me va a matar a mí?

– El primerito que le saque del perneo. ¡Y no gruña osté, don Tiriya, que lo voy a ponel flaco de un dijusto!

– ¿A mi, so tío bestia?

Sin arredrarse, abalanzóse al gañán, que alzó la diestra para recibirle con una puñada; pero le contuvo “el nuevo”, y los otros espectadores, por egoísmo, cortaron la cuestión.

– ¡Pero, caballeros!

– ¡Por Dios!

– ¡Parece mentira!

– ¿No me ha amenazado? ­gritaba el gordo.

– ¿Y no ha querido echarme? ­argüía el jayán.

Pero sonaron los clarines, y como en el señor adiposo no podía ser mayor la fugacidad de la cólera, ni en Cintas más grande el deseo de aplaudir a su espada, aplacáronse y, con arreglo al laudo de sus vecinos, se arrellanó en el asiento el que lo había pagado y sentóse en el espaldar su primer occupante.

Al salir las cuadrillas, el jornalero, deslumbrado, tembloroso, como enloquecido, empezó a gritar:

– ¡Ole!… ¡Vivan los reaños de Córdoba!… ¡Viva la tierra der toreo!…

Cuando los lidiadores soltaron los capotillos, se encaró con el Guerra, llenando la plaza con su vocejón estentóreo:

– ¡Duro con ese del esparto, Rafaé! ¡ponlo como una breva maúra, pa que lo saque yo en un espoltón!

Hubo algunas exclamaciones imprecatorias; mas las ahogaron las palmadas y las risas, y el modrego triunfó. Y desde entonces, con la resistencia de una máquina y con un encono salvaje o un júbilo irracional, charló y discutió con los de su bando y los del bando enemigo, interrumpiendo de vez en vez la cháchara para dirigirse a los lidiadores y elogiar, ofender o rugir. Al aproximarse Guerra a su primer toro, como el Espartero había matado al suyo con tanto valor que el forajido no le pudo insultar ­omisión que teníale desasosegado­ para vengarse, obsequió al de Sevilla con un consejo en el que no brillaba precisamente la benevolencia:

– ¡Apriende ahora, Esparteriyo, que no sabes ni andal! :Apriende ahí, pato!

Y, para ignominia y afrenta del consejero, no solo recibió “el pato” una lección de andar, sino varias lecciones de huir, porque el Guerrita, asustado por la artera condición del cornudo, lo toreó a brincos, con la agilidad de un titiritero, y a traición, como hubiese derribado a una pantera un prudente padre de familia, lo asesinó, hundiéndole en el cuello la espada.

El público, menos varias docenas de esparteristas atrabiliarios que silbaron al matador y aplaudieron al toro, encomió al héroe cordobés por su destreza y su sabiduría. ¡Con qué habilidad atizó el golletazo y qué pronto vio que su enemigo era un sinvergüenza con el que nadie se podía lucir!

– ¡Quinqué, señores! ­voceaba Cintas Rojas, bajándose con el índice el párpado inferior de su ojo derecho­. ¡Quinqué roío, porque el toro sabía más que dos escribanos.

– ¿Eh, si le toca al del esparto? ­gruñó el obeso con regocijada picardía.

– ¡Pos los despeasa! ¡Qué barbaridá de güey!

En cambio, la tercera res, más taimadamente cautelosa, más corpulenta, más fuerte y más cobarde, no le pareció difícil de vencer al campesino, y cuando el lidiador sevillano, después de dominarla con su muletilla como un pañuelo y con su leonino corazón, la abatió tumbándose en el testuz y metiendo la espada y el puño en las agujas, limitóse a murmurar despeciativamente, mientras manifestaba “la afición” su tumultuoso entusiamo:

– ¡Casolidades!… Un hombre que va al susidio y que no se muere porque otravía no le ha yegao la hora de moril.

Y añadió con benignidad al retirarse al estribo el vencedor:

– ¡Bien, pato, bien!… ¡De riñón de mono güelfano! Manda un parte pa que que le pongan corgaúras a la Girarda.

Espresábase con tranquilidad, disimulando muy risueñamente su despecho; pero su amor propio herido manaba sangre. ¿Derrotaría a su campeón, todo arte, reciedumbre, valor y dominio, aquel torpe hombrezuelo de piernas de lana, que no había aprendido más que un quite y tres pases y que siempre se jugaba la vida al matar? ¿Y celebraría tal desdicha la indecorosa y descastada multitud?… Miró al callejón para no ver al torero, que seguía saludando, ni al público, que continuaba jaleándole, y una palabra suelta que llegó a sus oídos hízole escuchar con viva atención. La palabra, “crimen”, la había pronunciado un guindilla que, con mucho respeto, dirigíase al señor gordo, y éste, interesado, le interrogó:

– Pero ¿es tan espantosísimo, Serafín?

– Figúrese osté: ocho mueltos.

– ¿Y los asesinos?

– Toavía no hay detayes. La cosa ha pasao en una fincuela que se yama el Cortijuelo. Se sospecha de una partía de gitanos.

– ¡Jesús, Jesús!

­Disen que hay mueltos por toas partes: en la cámara, en la arcoba, en er corrá… ¡Una carnisería!

– ¡Jesús! ¡Malditos gitanos!

A Cintas Rojas se le metió en el cuerpo la alegría de todo el sol que alumbraba la plaza. ¡Gitanos, sí, gitanos! Ya tenían ocupaciones jueces, carceleros y verdugos.

Se alejó el guindilla, y el adiposo don José, estremiéndose, murmuró:

– ¡Ocho!… ¡Será horrible, horrible!

¡Sintió unas tentaciones de desmentir al barrigudo!… ¿Por qué horrible? ¿No había que morir alguna vez? ¿Qué era lo horrible: la muerte?… ¡Bah! Lo horrible era el hambre, el dolor, la enfermedad…, demonios que no habían penetrado en el Cortijuelo. ¡El Cortijuelo!… Se acordaba del caserío vagamente, como si desde que lo visitó hubieran transcurrido unos años y unas horas. La tos de la anciana, el pico encarnado de “Juan”, los bramidos del compadre, la equivocación de la mocita, los sollozos del de la finura… Y luego el goterón, lo único que le había alarmado: “!Toc, toc, toc!” Lo demás… ¡Le parecía tan viejo y tan obscuro lo demás!… Y, sin embargo, todo asombraría a la gente, que estremeceríase, aterrada, como el barrigón. Si le hubiesen revelado de pronto la hazaña del que oprimíale entre sus pantorrillas, ¡con qué brinco de ciervo habríase levantado don Pepe para huir!… Le regocijó la idea, y, conteniendo la risa, deshizo el envoltorio de los fiambres y el pan y le invitó:

– Un bocao, amigo.

– Gracias.

– Sin grasias. Y ostedes ­ añadió encarándose con los del laudo­ piquen tamién. Yo en los toros tengo que convidal a los que estén a mi verita. Pero lo hago de güena fe, y como lo hago de güena fe, meriendan conmigo o pelean conmigo. Ostés elegirán.

– Hombre, yo, manifestó jocosamente don Pepe­, entre un cacho de jamón y una torta, la verdá, me quedo con el jamón.

– Pos al jamón.

Hizo el reparto Cintas, y enorgullecido y ecxitado por lo que ocurría en el redondel, comenzó a emborrar ávidamente. El cuarto cornudo, bravísimo, acometía con ciega furia, soportaba los puyazos con tanta insensibilidad como si fuera de bronce, y empujaba, volteaba y abría en canal a los jamelgos con una violencia incontrastable. El campesino, fuera de sí, movíase como si desde su asiento quisiera ayudarle al bruto a despachurrar caballos, romper tablas y hundir costillas de picador, y gritaba enajenado:

– ¡Jay, toro!… ¡Tú, toro bravo!… ¡Dale, dale a esos tumbones!… ¡Duro ahí!…

El Guerra, en un quite, arrodillóse y le limpió el hocico al animal, y este rasgo de audacia pasmó al labriego.

– ¡Ole! ¡Ole!, y viva la madre que te parió, rey der mundo! Pero ¿habéis visto ostés cómo le ha limpiao los mocos ar bicho, iguá que si fuese una criaturiya?

Y agregó, amenazando con una botella al Espartero:

– ¡Anda a cogel esparto, tío sirote, mantesón, que me caigo en la torre del Oro y hasta en er girardiyo!

Mientras banderilleaban a la res, Gurerrita, que había saltado al callejón para que le amarrasen un macho, aumentó su júbilo con unas palabras inolvidables. El gordo, que era amigo del lidiador ­y tal superioridad hízole crecer un metro en el concepto del cortacabezas­ le interrogó cariñosamente:

– ¿Te gusta el berrendiyo, Rafael?

– Como que es canela de la fina. ¡Grasias a Dios, que ya está uno jarto de marrajos!

– A ver si hay suerte.

– ¡No la ha de habel! ­replicó soberbiamente el artista­. Le voy a da un pase ayudao, otro ar naturá, pa prepará uno de pecho, otro por arto y otro ayudao por bajo, pa que me se cuadre. Y como me se cuadre, entro, me doblo esta uña en er morriyo, y de la estocá lo jago calbón.

Y así fue. Guerrita, ejecutando lo que había anunciado, dibujó en un minuto los cinco pases y atizó, acometiendo como un rehilete, una estocada tremenda, y una ráfaga de exaltación delirante privó de sentido común a diez mil criaturas. Cintas Rojas, llorando, pataleando y aplaudiendo, aullaba bravías singularidades:

– ¡Viva Córdoba!… ¡Viva San Rafé su patrón y viva er califa!… ¡Eso es toreal y matal, cochinos! ¡Jorobalse ahí! Tomal ahí torre del Oro der que sortó por el culo er moro! ¡Morilse ahí de asco!

Los otros señores y don José, pálidos o enrojecidos, chillaban cuanto podían y fraternizaban ya con el fierabrás del cuchillo, que parecíales un hombre de una vez, lleno de simpatía y con unas despachaderas que tumbaban de espaldas. Charlando afectuosamente, comentaron el triunfo del hábil lidiador al apagarse el estrépito de los aplausos, sin envenenar los elogios con censuras para el matador obscurecido, al que hasta Cintas Rojas pareció compadecer, y así, obsequiándose mutuamente con finuras, y bebiendo en la misma botella, y agasajándose con los fililíes de la amabilidad, hubiesen estado el término de la función si no los hubiera separado un horrendo accidente: Guerrita, el coloso, el portento, el invencible, se descuidó como un torerillo vulgar, y una res estúpida le volteó igual que habría volteado a un pelele, y le hizo una pelota entre sus pitones y le arrojó a tierra con selvático furor. ¡A él, a Guerrita!… Don Pepe y los demás señores que alternaban con el campesino fuéronse a escape para interrogar a los médicos; algunos “aficionados” lamentáronse como histéricas; otros reconvinieron con excesiva confianza a la Divinidad, y hasta que se supo que el glorioso campeón no había padecido más que leves contusiones, nadie se preocupó de lo que pasaba en el ruedo. Y menos que el guerrista más próximo a la locura, un vejete cuya nariz decoraba una verriguilla bermeja, que con un niño macilento en los brazos, entre bigotudos y graves guardias civiles, recorría la plaza con lentitud mirando al público.

El Espartero estaba ya toreando con su muletilla, y Cintas Rojas, a quien el dolor de la catástrofe le había afilado la lengua, le hostigaba con la flor del repertorio de sus insultos. El primer pinchazo del torero lo castigó con una risilla sarcástica y varios juicios ponzoñosos, y después, al herir con más profundidad el lidiador unas cuantas veces, se apresuró a vaciar el fardel de sus insolencias, sus groserías y sus procacidades para que, si rodaba el cornudo, no se le pudriesen en el cuerpo. Mas el toro, fuerte como una montaña, no quería rodar, y con tres estoques en el morrillo y tragándose su propia sangre se apoyaba en la barrera, a fin de no caer.

– ¡Qué maltirio! ­rugió el labriego­. ¿No te da lástima, tripas de cordobán? ¿Ni a degoyal has aprendido, sirote indesente?

Y entonces le oyó el pequeñín enfermito, y se alebró entre los brazos del viejo de la verruga y rechinaron sus dientes de pavor.

– ¿Qué te pasa, Antoñuelo?

– ¡Ayí, ayí!

Los guardias rodearon al niño.

–  No llores, hermoso. ¿A quién has visto tú?

– ¡Al compadre! ¡Nos va a matal!

– Pero ¿dónde le has visto?

– ¡Ayí, ayí abajo!

Y le descubrieron todos.

– ¿Es, tío Alguacil? ­preguntó un guardia.

– Sí es.

– Vamos, buena suerte.

Pusiéronse de acuerdo, y en seguida, en cuanto llegó una pareja al callejón, apostóse otra detrás del banco, y un sargento interpeló al miserable:

– ¡No se mueva, Cintas!

Pero Cintas Rojas, que no le sintió y que ni siquiera había reparado en los tricornios, no pensaba en fugarse; Cintas Rojas, frente al matador que, descompuesto y airado, pinchaba al toro en el hocico para que agachase el testuz y le permitiera descabellar, bramaba con indignación generosísima:

– ¡A la jorca, a la jorca! ¡Eso no se hase a un toro, asesino!

Rugby, la carpe et le lapin

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un

Rugby, ce qu’il est devenu

 

Le rugby est ce jeu qui se jouait à quinze individus, des grands, des petits, des gros et des maigres, car chacun y tenait un poste adapté à sa conformation physique. Le talonneur était petit pour pouvoir être porté par ses piliers, mais devait être fort pour pouvoir résister à la confrontation directe avec son vis-à-vis. Les piliers étaient à l’image de leur nom, cuisses d’acier, cul bas et épaules de déménageurs. Le deuxième ligne était grand pour pouvoir saisir la balle en touche. Le troisième ligne centre, qui poussait dans l’axe de la mêlée, était solidaire du « cinq de devant », tandis que ses deux « ailes », coureurs formés à la technique du placage, avaient pour mission d’enrayer les actions du demi d’ouverture d’en face. Le demi de mêlée était petit et vif, pour échapper aux gros, et savait user du plongeon afin de mieux ouvrir sur ses trois-quarts sans être pris par son vis-à-vis. Le demi d’ouverture, lui, était doué d’une adresse des mains et des pieds à toute épreuve, de même que l’arrière. Les trois-quarts, quant à eux, avec des nuances, selon qu’ils occupaient la place de centre ou celle d’ailier, avaient appris à recevoir, transmettre et porter la balle, et à contourner leur adversaire direct afin d’envoyer un partenaire à l’essai.

Cette répartition des tâches tenait le plus grand compte de la constitution physique des individus et n’exigeait d’eux aucun effort particulier pour s’y conformer. La fonction s’adaptait à l’anatomie, et non l’inverse. Ce qui importait, c’était la complémentarité des partenaires, gage d’homogénéité de l’ensemble, comme si on eût voulu reproduire au plus près, comme l’a si bien écrit Giraudoux, la diversité de l’apparence physique dans la société humaine. Ce principe contribuait à faire ressortir les particularités de chacun plutôt que de multiplier des formats préétablis. Le talonneur était choisi parmi les plus teigneux (‘tignous’ en occitan), afin de compenser son relatif manque de densité physique, eu égard à ses deux piliers. On plaçait un gaucher à gauche de la ligne d’attaque, afin de lui permettre de déborder plus aisément son adversaire (droitier) ou de délivrer un coup de pied sans risquer de se faire contrer. Parfois, la nature produisait un miracle, lorsque, par exemple, elle proposait un candidat ambidextre non seulement des mains mais aussi, si j’ose dire, des pieds pour occuper la place de demi d’ouverture, dont la particularité est d’orienter le jeu aussi bien vers la droite que vers la gauche.

De même, il n’était pas nécessaire que les deux deuxièmes lignes fussent grands, il suffisait qu’un seul le fût pour prendre la balle à la touche. On lui attribuait généralement le numéro 5, confiant le numéro 4 à un gaillard plus petit que lui mais solidement bâti, chargé d’assurer en somme une transition entre les piliers et son asperge de partenaire, et aussi de besognes obscures dans les regroupements, lesquelles se traduisaient après coup (à prendre au sens littéral) par le spectacle de quelque adversaire qui avait du mal à se relever. Enfin, on ne demandait pas aux plus gros de pouvoir courir ni de manipuler la balle avec dextérité, toutes choses peu compatibles avec l’excédent pondéral qu’ils devaient transporter. Du reste, la plupart des avants n’avaient guère l’occasion de toucher la balle pendant une partie, sauf si le hasard des rebonds la mettait entre leurs pieds, auquel cas ils étaient autorisés à la pousser en avant et à la suivre aussi loin que possible, ce que nous appelons ‘dribbling’, à l’imitation des Ecossais, qui, accoutumés aux terrains fangeux, avaient trouvé là un moyen commode de conduire la balle sans avoir à la porter et à risquer l’en-avant.

La règle consistait donc à attendre que le gros des troupes (ou les gros de la troupe, comme l’on voudra) atteignissent le prochain point de rencontre, touche ou mêlée, au moyen d’une foulée économique accompagnée d’un dandinement pachydermique du meilleur effet. Vu du haut des tribunes, cela donnait un groupe compact de joueurs des deux camps, qui se déplaçait lentement sans trop s’éloigner de la ligne de touche, avant de se rendre sur le point du terrain désigné par le doigt de l’arbitre.

Les trois-quarts, quant à eux, étaient alignés sur une ligne droite formant un angle obtus avec la ligne de touche, afin de satisfaire au premier article de la loi rugbystique qui était qu’on ne pouvait recevoir la balle de son partenaire que si l’on était placé en retrait par rapport à lui. Une fois la balle entre leurs mains, ces trois-quarts étaient occupés à suivre des trajectoires aussi rectilignes que possible vers le but adverse.

Somme toute, les choses étaient simples et chacun savait à quoi s’en tenir : les joueurs dans leur jeu, les spectateurs dans leur observation.

 

Les temps ont bien changé. Nos terrains, naguère pelés, désormais couverts d’une herbe drue, sont envahis par une population d’OGM, faits au moule de la musculation à outrance, parmi lesquels il n’est plus possible de distinguer un avant d’un trois-quarts, ni dans son aspect ni dans sa fonction, et qui s’évertuent à maîtriser un ballon devenu trop petit pour leurs trop larges mains. Les évolutions se réduisent le plus souvent à une confrontation inspirée du pancrace : l’équipe attaquante essaie de percer l’impeccable alignement que ses adversaires ont dressé d’une ligne à l’autre, en multipliant des gestes identiques : je te passe la balle, tu fonces et tu tombes en la libérant comme une poule pond son œuf pour que je la reprenne (c’est le demi de mêlée qui parle), que je la repasse, que tu fonces et tu tombes en la libérant… Le tout, accompagné des glapissements de l’arbitre, dignes d’un sergent-instructeur de Marines. Pour mettre un peu de sel à ce spectacle indigeste, de temps en temps un placage d’auroch, face auquel le choc du frontal d’une vache contre un écarteur landais mal inspiré fait figure de chiquenaude, arrache des hurlements de plaisir au commentateur de la télévision, sans considération pour les conséquences physiologiques que cet attentat peut entraîner chez sa victime. De son côté, l’arbitre est chargé de combattre la monotonie du jeu en multipliant ses interventions, selon des critères souvent insaisissables, ce qui justifie la présence, auprès du journaliste commentateur, d’un ancien joueur chargé leur donner du sens et qui n’y parvient que rarement.

Pour obtenir un résultat aussi exaltant, il faut des gaillards dotés de qualités exceptionnelles, des géants capables de « taper » un 100 m en moins de douze secondes, de courir, de pousser, de plaquer, de tomber, puis se relever pendant plus d’une heure. Il faut également une escouade nombreuse de joueurs, car les efforts et les chocs sont tels que l’anatomie la plus vigoureuse n’y résiste pas quatre-vingt minutes durant, ce qui nous a fait passer en quelques années de la formule sans remplacement à un jeu à vingt-trois et plus, puisqu’un pilier peut se dédoubler et revenir sur le terrain pour pallier l’incapacité de son remplaçant. Tout ceci se traduit, bien entendu, par un accroissement des moyens financiers exceptionnels, nécessaires au recrutement de vedettes reconnues et l’apparition sur le devant de la scène d’un nouveau venu, le président de club, qui évoque le « propriétaire » d’une équipe de base-ball ou de football américain plutôt que le bénévole d’antan qui se souciait avant tout de trouver un débouché professionnel à ses joueurs.

 

Pour couronner cette évolution, ajoutons un nouvel acteur très indiscret, la télévision. Elle est devenue omniprésente et, apparemment aussi, omnipotente. Elle influe considérablement sur l’organisation du calendrier du championnat professionnel. Elle impose même l’horaire des rencontres. Dans le rugby professionnel télévisé, oublié le rendez-vous dominical traditionnel de 15h, précédé d’un lever-de-rideau à 13h30. On joue à toute heure ou, pour mieux dire, à n’importe quelle heure, plutôt 15h45 ou 16h15 que 16h d’ailleurs, et même à 21h. Songez, grâce à la télé, le sacrosaint repas du dimanche en famille est remplacé par un sandwich pris au stade lorsque la rencontre du club local est fixée à 12h30. Accessoirement, on imagine la difficulté rencontrée par l’équipe d’encadrement pour offrir aux joueurs une hygiène de vie propice à l’exercice de leur métier, avec des horaires de repas et de couchers qui changent d’une semaine à l’autre. La télévision a aussi le pouvoir d’imposer des séances nocturnes, en plein hiver, dans des stades aussi bien chauffés que ceux de Clermont-Ferrand ou Oyonnax. Je dois à la vérité de dire que le public ne manque pas à ces séances de congélation collective, ce qui ne laisse pas de m’impressionner toujours. Mais qui s’aviserait de discuter les droits de la télévision à agir selon ses intérêts ? Certainement pas les présidents de clubs, qui sont souvent aussi chefs d’entreprises, ni malheureusement non plus les supporters qui ne se posent plus de question sur la possibilité d’échapper à la loi d’airain d’un profit bien compris, même s’il ne profite qu’à quelques-uns ?

On doit aussi à la petite lucarne d’avoir considérablement modifié notre perception du match. Quel spectateur présent dans les tribunes ou derrière la main courante d’un modeste club régional ne s’est pas senti frustré de ne pouvoir revoir une action de jeu qui a échappé à son attention, dans un moment de distraction ? Dans un stade, les sollicitations sont nombreuses et toutes n’émanent pas du rectangle herbu. C’est un charme que la télévision n’autorise pas, car elle est un œil qui ne laisse voir rien d’autre que ce qu’elle fixe, au prix d’une tension de tous les instants chez le téléspectateur, difficilement supportable pour qui se prend au jeu. Fini le champ large ; ce qui compte, c’est le ballon et accessoirement celui qui le porte. Le spectateur ne peut anticiper le mouvement ni déceler à l’avance la tactique la plus appropriée. Son regard ne s’éloigne pas de la vessie. Il est vrai que les stratèges modernes s’ingénient à inculquer à leurs troupes une pratique qui ne dépasse que rarement le rentre-dedans ou la chandelle. Le rugby est devenu un jeu de gagne-terrain, et le commentateur, croyant sans doute travailler pour des auditeurs de radio, ne manque jamais de signaler dans quelle moitié du terrain va se situer la remise en touche ou la mêlée.

Indiscrète, la télévision l’est aussi dans sa façon de privilégier toute sorte de gestes qui n’ont rien à voir avec la pratique du rugby. Qu’un entraîneur ou un joueur se signe discrètement dans son coin ou à son entrée sur la pelouse, et l’opérateur ne se privera pas de le saisir dans cet acte qui devrait rester intime. Toute manifestation de religiosité est répercutée avec une constance qui interpelle. Elles se sont multipliées avec la présence de joueurs venus de l’hémisphère sud, qui ne manquent jamais de remercier le ciel après avoir marqué un essai et qui parfois même prient en public au milieu de la pelouse à la fin du match. C’est une tradition chez eux, nous dira-t-on, mais toutes les traditions sont-elles transportables en d’autres lieux ? N’y a-t-il personne dans le personnel d’encadrement ou parmi leurs partenaires français pour rappeler à leurs partenaires que l’exercice de la religion relève, en France, de la sphère privée et donc qu’il ne devrait pas se manifester en public, surtout dans une occasion aussi éloignée de toute spiritualité que peut l’être l’exercice d’un sport, quelle que soit la religion concernée ? Les opérateurs et le réalisateur sont-ils à ce point ignorants d’un des principes de notre vie collective ? La recherche du sensationnel ne justifie pas tout. Ils ne songent pas qu’ils peuvent choquer des spectateurs, au nombre desquels je me compte, et qui n’entendent pas se laisser dicter une morale par des jeunes gens venus d’ailleurs, très ignorants de la culture du pays où ils exercent leur talent.

Mais il est vrai que le concept de « culture », mis aujourd’hui à toutes les sauces, justifie bien des errements. Le plus spectaculaire à mes yeux est le haka maori. La télévision a beaucoup fait pour transformer cet épisode d’avant-match en un événement en soi. Il s’agirait d’une manifestation culturelle des peuples indigènes d’Océanie qui remonterait à la nuit des temps. Dans l’exercice de la guerre peut-être, – je ne suis pas compétent pour en juger -, dans celui du rugby, il est permis d’en douter. J’invite mes lecteurs à se reporter au célèbre match qui opposa les All Black aux Lions britanniques en 1973. Ils pourront juger par les contorsions maladroites des joueurs néo-zélandais combien cette danse était inconnue de la plupart d’entre eux. Depuis, on a beaucoup travaillé la chorégraphie, peut-être sous l’effet d’un plus large recrutement de joueurs maoris. Il n’en reste pas moins que la formule adoptée désormais, avec ses variations, est une manifestation outrée de haine guerrière dans laquelle, à en juger par la gestuelle utilisée, on menace de mort ses adversaires ou on les voue aux pires supplices. Un tel état d’esprit est complètement étranger à un sport conçu par des gentlemen britanniques désireux de développer harmonieusement les individus dans une pratique collective. J’ai la faiblesse de penser que telle est ou devrait être la vertu première du rugby encore aujourd’hui et que les grimaces qui enlaidissent ces beaux athlètes des Antipodes n’ajoutent rien, bien au contraire, au respect qu’on leur doit pour leur talent. Aux sélections européennes en mal de riposte à cette agression verbale et gestuelle, je préconiserais de se doter de tee-shirts avec un mot d’ordre tel que « le rugby n’est pas la guerre » ou « le rugby est un jeu que nous voulons jouer avec vous » et d’offrir à leur adversaire direct un rameau d’olivier comme gage de paix et d’amitié.

Combat d’arrière-garde, si l’on veut, mais il est doux parfois de faire entendre un son différent de celui que nous impose un consensus mou favorisé par des médias envahissants.

Fond sonore au supermarché

Fond sonore au supermarché

 

[À la directrice ou au directeur d’un supermarché]

 

C’est en tant que client assidu de votre établissement que je vous adresse cette lettre pour évoquer avec vous la question de la musique d’ambiance ou fond sonore, comme on voudra l’appeler, qui m’accompagne tout au long de mes achats.

Pour être tout à fait franc, je la perçois comme un bruit qui m’agresse lorsque j’entre et j’éprouve un réel soulagement lorsque je ne l’entends plus, une fois sorti. Pendant que j’effectue mes achats j’essaie d’en faire abstraction, mais je n’y parviens pas autant que je le souhaiterais. Je la trouve bruyante, inintéressante et, pour tout dire, inutile. Je vous assure que, si elle n’existait pas, je serais beaucoup plus détendu et mieux concentré sur mes achats.

Ce phénomène n’est pas propre aux supermarchés. Il m’est souvent arrivé de devoir subir un tel fond sonore dans d’autres commerces (le salon de coiffure, par exemple) et aussi dans certains moyens de locomotion (les cars, en particulier). Ce que toutes ces expériences ont en commun, c’est qu’on ne me demande pas mon avis, ni sur le principe ni sur la nature du fond sonore, et qu’on me considère comme un perturbateur lorsque je demande que l’on respecte mes goûts. Ce qui prouve que le slogan « le client roi » admet bien des limites.

On me dit que tous les commerces de ce genre le font, ce qui n’est pas tout à fait exact et, de toute façon, démontre un esprit bien moutonnier. La liste serait longue des choses néfastes que l’on a fait parce que « tout le monde les faisait », jusqu’à ce que l’expérience oblige à les abandonner. Un autre argument consiste à dire que « les clients aiment cela », une façon insidieuse et inélégante de me faire comprendre que mon avis compte peu parce que je suis minoritaire et donc que je dois me conformer aux goûts de la majorité. Malheureusement, la musique que « les gens » aiment n’est pas la mienne et je dois me conformer au précepte qui veut que le nombre l’emporte sur la qualité. En outre, mon opinion, qui est argumentée, vaut bien mille opinions qui ne font que répéter ce qui est dans l’air du temps.

Si les gens aimaient tellement cette musique de fond, on ne manquerait pas de voir des clients s’arrêter pour déguster tel ou tel morceau particulièrement à leur goût. Or, je n’ai jamais observé ce phénomène et, si tel était le cas, l’établissement n’aurait pas lieu de s’en réjouir car il détournerait le client de ses achats.

J’ai souvent demandé à des membres du personnel s’ils n’étaient pas gênés par cette musique d’ambiance, ce qui, je le reconnais, n’est pas très bien venu de ma part puisque je les mets en porte-à-faux à l’égard des normes de fonctionnement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Ils me répondent qu’ils ne l’entendent plus. C’est sûrement faux : ils ne l’écoutent pas mais ils l’entendent, l’appareil auditif humain n’ayant pas la faculté de se rétracter et le cerveau continuant à répondre à ces stimuli sonores. C’est ainsi que l’on fabrique des générations de malentendants, mais ceci est une autre histoire. De plus, cette pollution sonore – car c’est ainsi qu’on peut qualifier un bruit continu qui n’est pas en rapport avec l’activité de ceux qui le subissent – ajoute un surcroît de fatigue à un personnel qui ne chôme pas par ailleurs.

Bref, face à ceux qui comme moi n’apprécient pas la musique d’ambiance, on ne peut m’opposer que des personnes qui n’y prêtent guère attention ou qui avouent qu’elles essaient d’en faire abstraction. J’en conclus qu’en la supprimant, on me ferait à moi un grand plaisir et on ne ferait pas de tort aux autres. La solution s’impose donc comme une évidence.

Ceci étant posé, on me rétorquera peut-être que la musique favorise la pulsion acquisitive des clients, au même titre qu’elle incite les vaches à produire plus de lait dans les stabulations sonorisées. On se fait une bien piètre idée de la nature humaine lorsque l’on pense qu’elle peut si facilement échapper aux injonctions de la logique et du raisonnement. Autant je suis prêt à admettre que l’esthétique du conditionnement favorise tel produit au détriment de tel autre, autant je doute qu’un fil musical puisse avoir le même effet sur l’acheteur potentiel.

On me rétorquera aussi que le volume considérable de ces halles génère une acoustique incommode. Mais, à tout prendre, j’aimerais mieux l’ambiance sonore d’une place publique ou d’une cour d’école à un bruit imposé, émanant d’une source unique, avec les effets de stéréophonie que cela ne peut manquer d’entraîner. J’admets qu’on n’ait pas songé à faire à ces vastes bâtiments un traitement acoustique sophistiqué, à la manière des auditoriums de musique, mais il existe des moyens pas très onéreux d’éviter les désagréments des grands espaces vides. Et, même si on admet cet argument, la meilleure solution consiste-t-elle à remplir ce vide ? J’en doute, car, pour le faire oublier, on utilise un moyen qui en aggrave encore les effets.

Joyce Canel (8 avril 2012)

[Paroles prononcées lors de la cérémonie de la crémation de Joyce Canel]

Pour évoquer Joyce, il vaut mieux éviter les formules toutes faites, qu’on réservera à des vies banales et à des personnalités sans relief. Chez elle, au contraire, c’est l’extraordinaire qui est la norme.

Elle naît dans le New-Jersey dans une famille d’intellectuels. Son père, Harry Hill, est traducteur, sa mère, Dorothy, musicienne (pianiste). Pendant l’absence du père, parti à la guerre, Dorothy rencontre un journaliste, Jimmy Canel, dont elle devient la compagne. Le jugement de divorce qui suit le retour de Harry la condamne à perdre la garde de ses enfants, sans droit de visite : Joyce et son petit frère Gaylord sont élevés loin de leur mère.

Au-début de son adolescence, Joyce est opérée d’un cancer à la gorge, qui la sauve mais la laisse handicapée à vie, compte tenu des méthodes chirurgicales en usage en ce début des années cinquante. Dès ses 15 ans, elle doit apprendre à se ménager. Un geste aussi naturel que la respiration devient problématique et complique sa vie en société, à cause des bruits qu’elle émet en expirant. Le moindre rhume présente un danger grave pour sa santé. La station couchée et le sommeil favorisent les risques d’étouffement et transforment chaque réveil en un laborieux retour à la vie. Pourtant, Joyce va vivre avec ce terrible handicap pendant 60 ans, au prix d’un effort de tous les instants.

Pour surmonter ce traumatisme, elle peut compter sur la complicité de son frère, avec qui elle partage bien des aventures de son adolescence et de sa jeunesse. Son père Harry étant décédé, elle et Gaylord rejoignent leur mère, ce qui a peut-être aussi contribué à un meilleur équilibre psychologique.

C’est une élève brillante, qui est admise au Barnard College, prestigieuse Université féminine new-yorkaise, où elle entreprend des études de Littérature anglaise. Mais sa vraie vocation est le journalisme. Sur les conseils de son beau-père, Jimmy, elle fait le choix de ne pas suivre un cursus spécialisé, mais de se former « sur le tas ». Elle fréquente donc les milieux journalistiques et y apprend son métier. Parallèlement, en compagnie de son frère, elle multiplie les voyages en Amérique hispanique, Mexique, Venezuela, Cuba, etc. C’est à l’occasion de l’un d’entre eux que se produit un événement qui va changer sa vie.

Sur la route du Brésil, où elle doit effectuer un reportage, elle et son frère se retrouvent à Panama sans le moindre sou vaillant (la légende raconte qu’il leur restait 50 cents). En désespoir de cause, ils vont frapper à la porte d’Oncle Vic, Victor Canel, frère cadet de leur beau-père Jimmy, qui, à l’époque, est Public Relations Officer de la Compagnie du Canal de Panama. Vic est seul, sa femme ayant refusé de le suivre à Panama. Entre lui et Joyce se noue très vite une relation amoureuse qui ne s’éteindra jamais, et survivra même, d’une certaine façon, à la mort du premier.

La situation familiale qui résulte du mariage de Vic et Joyce est cocasse, puisque Joyce devient la belle-sœur de sa mère, que Vic devient le beau-fils de son frère, etc. Cet embrouillamini relationnel, qui frise symboliquement l’inceste, enchante ces deux non-conformistes. Vic en a fait une peinture pleine d’humour.

À Panama, Joyce devient une collaboratrice de son mari et y apprend l’art de la mise en page, Vic ayant sous sa responsabilité plusieurs publications. A cette époque, son frère Gaylord, fantasque jusque dans la gestion de sa santé, meurt sottement d’une bronchite mal soignée. Joyce a toujours été discrète sur cette tragédie familiale, mais nul doute qu’elle a dû être très douloureuse. Heureusement, qu’à l’époque, elle était déjà aux côtés de Vic.

Le moment de la retraite ayant sonné pour celui-ci, le couple décide de voyager en Europe. Décidés à faire un séjour en France, ils découvrent une annonce dans le New York Review Books, dans laquelle Michelle Caroly met en location pour l’hiver sa maison de l’Ile au Than, à Montsoreau. Nous sommes au mois de mai 1981. Non sans mal, le couple parvient à rejoindre la maison en bords de Loire, où Michelle leur a donné rendez-vous. A peine entrés, Vic interroge Joyce : « Happy ? ». Le regard de Joyce suffit à le rassurer. Le couple passera l’hiver à l’Ile au Than puis renouvellera la location pour une année. Ces mois sont propices à des voyages en France et en Europe, mais surtout à la découverte du Chinonais et de ses habitants, parmi lesquels figure une colonie anglo-saxone importante et de qualité. Vic et Joyce aménageront à la suite d’un couple d’amis dans l’appartement que Louis et Mylène Rémy louaient au 69 de la rue Voltaire. L’agencement du lieu est bien fait pour plaire à ces amateurs d’art : un ensemble qui associe, sur rue, un bâtiment du XIXe siècle, à une partie médiévale sur jardin, le tout magnifiquement ouvert à la lumière du midi, et doté de parois aveugles suffisantes pour y loger livres, disques et tableaux.

C’est dans ce cadre largement ouvert aux visiteurs, que s’installent Vic et Joyce. Ils y mèneront une vie paisible entrecoupée de voyages, en Europe mais aussi en Floride, tant que Jimmy et Dorothée y séjourneront, et de fréquents échanges avec leurs amis, les Rémy, Hilde et Bill Connett, Bérénice et Harold Jacobs.

Après la mort de Vic, puis celle de sa mère, qu’elle avait accueillie dans son appartement de Chinon, Joyce reprend une vie active et très organisée ; en cela elle était restée très américaine. Elle voyage beaucoup, principalement avec Michelle Caroly, avec une prédilection pour l’Italie mais aussi Paris, où elle ne manque pas de visiter les grandes expositions d’art. Elle suit aussi les activités intellectuelles et artistiques locales : elle manque rarement les séances de Ciné Plus, est une auditrice assidue des concerts de musique de Fontevraud, la Grange Meslay, les festivals d’été de Chinon, Montsoreau, Richelieu, Bourgueil et autres lieux. De décembre à février, elle travaille de façon quasi quotidienne à l’élaboration du Bulletin des Amis du Vieux Chinon, dont elle modernise la présentation, en y appliquant les techniques apprises jadis, mais en cherchant à tirer parti d’un outil qu’elle ignore, l’informatique. Malgré l’aide de Christophe Lanlignel puis de Richard Greenway, elle aura toujours des difficultés avec l’ordinateur, ce qui vaudra à ceux qui partageaient la pièce où elle travaillait d’entendre un répertoire de jurons anglais (car elle ne jurait qu’en anglais) d’une surprenante variété.

Joyce va nous manquer, affreusement, parce qu’il est rarement donné de croiser dans sa vie une personnalité aussi riche et aussi attachante. Mais elle laisse derrière elle un groupe de personnes qu’elle a contribué à réunir et qui auront à cœur de cultiver son souvenir, dans l’allégresse qui était la sienne et qui est le meilleur de l’héritage qu’elle nous laisse.

 

Pour un sonnet, épîtres inédites de Du Bellay

                                                                                                                              De Rome, le vingt-cinquième de juin

            Mon cher ami,

            Je t’assure que les errances que connut Ulysse sur le chemin d’Ithaque ou les épreuves que subit Jason avant de conquérir la Toison d’Or sont sans commune mesure avec les désagréments de mon exil à Rome. Du moins, ces héros, tout auréolés de leurs exploits, ont-ils eu le loisir de rentrer chez eux pour y finir paisiblement leurs jours. Quant à moi, je désespère de jamais retourner à Liré. Je donnerais tous les palais de Rome pour pouvoir m’abriter sous le toit de la modeste maison que j’ai héritée de mes ancêtres. La Loire vaut bien le Tibre et mon hameau natal, les collines sacrées de la Ville Eternelle. Je m’étiole à respirer l’air de la mer et j’aspire au doux climat de notre Anjou.

            Les griottes sont-elles mûres ?

                                                                                                                                   Ton Joachin

[Au bas du pli, le correspondant a ajouté ces mots, sans doute en prévision d’une réponse : pourquoi ne pas en faire un poème ? Même un modeste sonnet ?]

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                                                                            De Rome, Fête de la Saint-Michel [29 septembre]

            Mon cher ami

            Crois-tu que j’aie l’humeur poétique et que ces confidences méritent l’honneur d’une mise en vers ? Ai-je dû te paraître pédant pour te suggérer une aussi étrange idée ! Les comparaisons que j’ai eu l’outrecuidance d’introduire dans le récit de ma modeste vie sont du plus mauvais goût. Seraient-elles plus acceptables si je les introduisais dans un poème ? Permets-moi d’en douter.

            Je me réjouis de savoir que les fraisiers que je t’ai fait envoyer ont bien pris et ont orné tes plates-bandes de leurs belles fleurs blanches. Certains, par ici, en mangent les fruits, quand ils sont presque blets.

                                                                                                                                   Ton Joachin

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[Non daté. Dans un feuillet volant qui avait dû être inclus dans un courrier, qui n’a pas été retrouvé] Va donc pour un sonnet

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[À suivre]

La mort de Joselito, par Ramón Pérez de Ayala

La mort de Joselito

 

Samedi 15 mai, j’ai fait la connaissance par hasard d’une demoiselle yankee qui était en Espagne depuis une semaine, guère plus. C’était au coucher du soleil ; je venais des arènes, où j’avais vu toréer Joselito, Belmonte et Sánchez Mejías.

Aux Etats-Unis, la première chose que l’on demande à un étranger, c’est son opinion sur le pays. L’étranger suppose, bien entendu, que cette question obéit à une espèce de tempérament autocritique commun aux nord-américains, qui les pousse à s’enquérir auprès des étrangers de leurs propres défauts ou excès, dans le but de les corriger, dans la mesure où à leurs yeux, s’agissant de pratiques habituelles, ils auraient pu passer inaperçus. Pas du tout. Si l’étranger naïf s’avise à insinuer que quelque chose dans ce pays les déconcerte ou leur déplaît, le nord-américain, sur un ton de compassion, réplique : « Vous ne nous comprenez pas ; nous sommes un peuple trop jeune et trop fort, complètement différent de tous les autres. » Ce qui est l’exacte vérité. Après plusieurs expériences de ce genre, l’étranger sait quoi répondre lorsqu’on sollicite son opinion sur les Etats-Unis : « Le premier pays au monde ». L’interlocuteur nord-américain commente avec une flatteuse spontanéité : « Vous êtes quelqu’un de très intelligent ». Il se peut qu’il ait raison.

Demander à un étranger ce qu’il pense de notre patrie me paraît aussi indélicat et inutile que de demander à un inconnu ce qu’il pense de notre personne. Ou la personne interrogée se lance dans un éloge superflu et hyperbolique ou, si elle est sincère, se voit contrainte à passer pour un impoli, alors que l’impoli, c’est le questionneur indiscret. C’est pourquoi je ne demande jamais à un étranger ce qu’il pense de l’Espagne. Qu’il le dise librement, s’il juge bon de le faire. Ce que je fais, dans ce cas, c’est écouter attentivement, parce que le jugement d’autrui sur soi est toujours profitable.

Dans le bref laps de temps d’une semaine, cette demoiselle s’était déjà fait une opinion sur l’Espagne, qu’elle entreprit, bien entendu, de me communiquer sans que je l’aie sollicitée. En Espagne, il était évident que bien des choses la surprenaient. Je tentai de disculper nos choses, en disant : « En Espagne, on accorde beaucoup d’importance à ce qui, dans d’autres pays, n’en a aucune et vice-versa ; c’est affaire de tempérament et de personnalité ». « Il est certain, -dit-elle-, qu’en Espagne, on n’accorde pas d’importance à ce qui est pratique ». Je répondis : « En Espagne on accorde de l’importance à ce qui est pratique ; ce qui se passe, c’est que les espagnols ont une conception originale de ce qui est pratique. Que vous semble des pavés de Madrid ? Elle répondit : « Infernaux ». Je poursuivis : « Et le ciel de Madrid ? » « Divin », s’exclama-t-elle. « Voyez-vous, les espagnols –déclarai-je- prêtent plus d’attention au ciel qu’au sol ». Elle me répliqua : « Mais on ne peut marcher sur le ciel la tête en bas, comme les mouches sur le plafond d’une chambre ». Je répondis : « On ne peut pas non plus marcher sur le pavé de Madrid. Conclusion : le mieux est de se coucher au soleil, sur la bonne terre. Voilà ce qui s’appelle être pratique. En outre, on ne peut marcher sur le ciel avec ses pieds ; mais, par l’imagination, on peut se promener dans les nuages ». La demoiselle yankee reconnut qu’en effet, dans les rues du centre de Madrid, elle avait vu beaucoup de personnes couchées au soleil. Malgré tout, elle supputa que je plaisantais, d’où il découlait, selon elle, que les espagnols, nous avons parfois le sens de l’humour, bien qu’elle crût, avoua-t-elle, que c’était une qualité exclusive des nord-américains, de même que la superstition est la seule qualité propre qu’il nous reste à nous autres espagnols. Je la remerciai.

La conversation roula sur le sujet des taureaux. Je m’attendais à l’inévitable jugement sur la barbarie et la cruauté de notre fête. Malheureusement, la demoiselle yankee avait été profondément déçue par les corridas, jugeant qu’elles n’étaient pas aussi barbares ni aussi cruelles qu’on les lui avait dépeintes. D’après elle, dans le combat avec les taureaux braves, il n’y a pas le moindre risque. Le taureau est un animal imbécile qui se laisse mener où on veut ; on l’éloigne de soi avec une légère agitation du tissu rouge. Il n’y a rien de gênant ni de dangereux dans la vie des fameux toreros, si ce n’est qu’ils passent le plus clair de leur temps dans le train, ballottés d’un endroit à l’autre, comme les sacs de la Poste et que, par conséquent, ils sont plus exposés qu’un citoyen ordinaire à un accident ferroviaire. D’aussi pittoresques remarques me ravirent. « Vous me rappelez –dis-je- quelques lignes d’une lettre qu’un aumônier militaire envoya au Times depuis le front : « La vie du soldat est une vie très dure, à laquelle se mêlent parfois de véritables dangers ». Elle insista disant qu’on ne court aucun danger face à un taureau brave, et se montra disposée à toréer dans les pâturages [un taureau en liberté] et à ce qu’on publie la photo dans Nuevo Mundo. Je la mis en garde contre les taureaux et même les veaux, qui attaquent subitement et brutalement lorsque quelqu’un s’approche d’eux. « Bah ! –répliqua-t-elle- ; il suffit de se figurer que le taureau est un chien dressé ». Très exactement ce qu’un chasseur de lions conseillait à un ami apeuré : « C’est très facile ; il suffit que tu te figures que le lion est un lapin ». Et l’ami répondit : « C’est justement ce qui est le plus difficile ». Je tentai de la persuader que tous les toreros, face au taureau, courent un danger mortel. « Tous –ajoutai-je- sauf un : Joselito ». « Pourquoi, pas lui ? », demanda la demoiselle avec une certaine vivacité polémique. « A cause de la confiance –répondis-je-, qu’il a en lui-même, en ses facultés physiques, en sa science des bêtes, en son art ». « Vous croyez donc, -poursuivit-elle-, qu’il est si confiant, si confiant en lui-même ? ». « Je le présume ; tous ses amis le confirment ». La demoiselle, sur un ton de gravité sentencieuse, dit alors : « C’est donc le seul torero qui soit en danger de mort. Les dieux ont été provoqués, or les dieux sont vindicatifs ». Je commentai : « Je croyais que la superstition était une qualité exclusive des espagnols ».

Ramón Perez de Ayala

Écrit en 1920, peu après la mort de Joselito,

survenue dans les arènes de Talavera le 16 mai de cette année.

 

Correspondance avec Juan Gil-Albert et Jean Cassou, 1965-1969

Juan Gil-Albert et Jean Cassou (1965-1968)

 

J’ai passé en Espagne l’année universitaire 1963-1964, la deuxième de ma scolarité à l’ENS de Saint-Cloud, pour y préparer mon Diplôme d’Études Supérieures, dont le mémoire portait sur la revue El Mono Azul, sous la direction du Professeur Robert Marrast. Nous venions de nous marier et Michèle m’y accompagna, après avoir bénéficié d’un report de sa première année aux IPES. Notre camarade Nicole Avant, qui préparait un mémoire sur la Gaceta de Arte, également sous la direction de R. Marrast, nous recommanda d’aller à Tenerife. Nous y avons passé tout le mois d’avril et y avons fait la connaissance d’un groupe d’artistes et d’intellectuels, ceux-là même qui avaient organisé dans l’île la Deuxième exposition surréaliste en 1935, en présence d’André Breton. Nous nous sommes liés à plusieurs d’entre eux : le critique d’art et directeur de la Gaceta de Arte, Eduardo Westerdahl ainsi que Maud, son épouse française, qui avait été la compagne d’Oscar Domínguez ; le poète Pedro García Cabrera et son épouse sévillane Matilde ; le critique de théâtre et de littérature Domingo Pérez Minik et son épouse, Rosita. Ils nous introduisirent auprès d’un de leurs anciens compagnons de captivité, José Domingo, qui travaillait dans une maison d’éditions à Barcelone, lequel nous fit connaître un groupe de valenciens, composé de son propre frère, Domingo Orozco, de José Bueno Ortuño, de l’avocat Alberto García Esteve et du poète Juan Miguel Romá. Ce dernier, ainsi que son épouse, Benita, et leur fils, José María, venaient de rentrer de plus de dix années d’exil en Pologne, où ils avaient dû se réfugier après leur expulsion de France en 1950. Peu auparavant, le poète Juan Gil-Albert avait mis fin à son exil au Mexique et réintégré la maison familiale de Valence, dans laquelle vivait sa mère. Entre cet ancien membre de l’Alliance des Intellectuels pour la Défense de la Culture, qui avait collaboré au Mono Azul, et nous naquit une relation d’amitié qui a duré jusqu’à la fin de la vie du poète (1994) mais qui fut particulièrement étroite dans les années soixante. Je réunis ici la correspondance que nous avons reçue, tant de Juan Gil-Albert que de Jean Cassou. Nous propres lettres se sont perdues, à l’exception du brouillon de l’une d’entre elles adressée à Jean Cassou.

 

Semalens, 14 avril 1965

Chers amis,

Merci de m’avoir fait parvenir les deux livres de Juan Gil-Albert. Ils sont très beaux et je les ai lus avec un bien cordial et sympathique plaisir. Je voudrais écrire à l’auteur pour le lui dire longuement. Mais je n’ai plus sa carte ; je ne sais d’ailleurs si son adresse y figurait. Soyez donc assez gentils pour m’envoyer cette adresse, soit ici, où je suis encore jusqu’au 20 -Semalens (Tarn)- soit au Musée (2, rue de la Manutention, Paris XVI), soit enfin chez moi, 4, rue du Cardinal Lemoine, Paris V. Je vous suis bien reconnaissant de vous être faits les messagers de Gil-Albert. Dans une de ses dédicaces, il me rappelle une nuit du commencement de la guerre civile où nous nous sommes rencontrés à Valence : je ne me rappelais plus cette rencontre (ç’avait été une nuit si tumultueuse !), mais la nuit, elle, je ne l’ai pas oubliée. Que de choses depuis ce temps et que d’espoirs déçus ! Vous êtes sans doute espagnols, vous deux aussi, un fils d’émigrés ?

Merci encore et toute ma cordiale sympathie,

Jean Cassou

 

Paris, 2 mai 1965

Ministère d’État. Affaires culturelles. Musée National d’Art Moderne.

Chers amis,

Cette lettre m’a beaucoup touché et intéressé. Vous voilà donc tous les deux situés, et tout ce que vous me dites de cette situation, tous ses points me sont bien sympathiques : la parenté de l’une avec mon cher inoubliable Jean Sarrailh et le diplôme de l’autre sur le Mono azul… J’ai revu dans ma mémoire l’uniforme, -si l’on peut appeler ça l’uniforme-, de cette belle jeunesse que les camions emportaient vers le front, avec de pauvres flingots dérisoires et à peine quelques munitions…

Je viens d’écrire à Juan Gil-Albert, je lui parle de ses beaux livres, de son merveilleux livre de souvenirs d’enfance, de souvenirs valenciens, écrit dans une langue si savoureuse, un beau livre drainant la profondeur.

Que de temps a passé depuis cette nuit valencienne dont je garde un si vif souvenir ! Les choses vécues par l’Espagne –comme celles qui ont été vécues chez nous- sont aujourd’hui oubliées, ou méconnues, […]

Donnez-moi tous deux de vos nouvelles et croyez à toute ma cordiale sympathie.

Jean Cassou

 

Valencia, 19 de mayo de 1965

Mis queridos amigos, mis jóvenes amigos: gracias por todo. Llegó ya la carta de Cassou, cariñosa y elogiosa, anunciándome el envío de un libro: creo que debisteis haberle dado, también, una copia del que yo llamo “panfleto” porque tal vez él podría habernos orientado con respecto a quienes interesaría de veras su contenido con miras a su publicidad. Ya os dije que los medios “fortmen marxistes” no son los más apropiados para que encuentre la acogida que merece. -Tema inagotable-. Por cierto, la copia que os llevasteis estaba plagada de erratas. ¡Un horror! Alguien se llevó otra a Italia considerablemente corregida. Ahora bien, noto a faltar vuestra opinión, del panfleto y de los libritos. Considero que vuestros exámenes no os dejan tiempo sobrante para una deleitosa crítica, permítaseme el contrasentido, pero no siempre se os permitirá escapar: el camino de la amistad no está necesariamente tendido de rosas. – Tengo estos días a la vista una lectura pública a la que espero asistan José y Juan Miguel; ¡apenas nos vemos! ¿Cuándo podrán los hombres recrearse en lo único valedero: la amistad, el diálogo, el abandono, l’oisiveté…? Ya sé que nunca.

Los tiempos son malos para mí. Cuestiones económicas deprimentes me han hecho vivir un año como metido en un zarzal. Varios golpes sucesivos desde mi regreso de América nos han reducido a una situación realmente crítica. -En las películas de mi época de colegial, el banquero, llegado el momento, se pegaba un tiro; yo me quedaba pensando que su viuda ya no podría seguir ostentando sombreros vacilantes de plumas que se convertían ahora en unos objetos melancólicos. -Lamento que mi madre haya alcanzado a ver aún este desmoronamiento. Sois de una generación que no sé si es capaz ya de comprender esto: la pobreza me atrae como una especie de voluptuosidad. Seguramente os suene a literario; pero lo literario es también una forma de verdad y no tan falsa como podría parecer.

No me queda más que desearos mucho éxito en vuestros esfuerzos; de este esfuerzo de la juventud depende gran parte, o lo esencial, de lo que poseeremos, de lo que seremos; pero cada vez más pienso que la finalidad de la vida es la consecución de una vejez plena; solo, alcanzada esta, adquiere todo lo demás asiento y sentido, totalidad; sin ella lo anterior no son sino partículas, fragmentos, aspiraciones. Excusadme este sermoneo.

Abrazo de vuestro amigo,

Juan [Gil-Albert]

[NB. Le “pamphlet” mentionné, sous le pseudonyme de Diego Selva, s’intitule Los días están contados. Drama Patrio et est daté de 1964. Il comporte 44 feuillets dactylographiés de 50 lignes chacun.]

 

Paris, le 9 juin 1965

à Monsieur le Directeur du Musée d’Art Moderne [Jean Cassou]

Monsieur,

Nous ne savons comment vous remercier pour l’aimable lettre que vous nous avez envoyée et à laquelle nous avons mis tant de temps à répondre. Heureusement pour moi, l’année scolaire vient de s’achever, ce qui me permet de me consacrer pleinement et sans arrière-pensée au plaisir de renouer notre correspondance avec nos amis espagnols et avec vous, qui êtes si proche de l’Espagne. Peu de jours après votre lettre, nous en avons reçu une de Juan Gil-Albert, dans laquelle il nous fait part de ses joies mais aussi de ses peines qui, hélas ! sont nombreuses ; mais comment pourrait-il en être autrement quand on a vécu ce qu’il a vécu, et quand on se retrouve en prison dans son pays ? Il me demande également de vous parler d’un petit livre, un panfleto, dont il m’a confié une copie et qu’il aimerait voir éditer, sous un nom d’emprunt s’entend. Le peu de temps dont j’ai disposé jusqu’ici ne m’a pas permis de mener à bien cette tâche qui me tient à cœur. J’ai cependant fait parvenir une copie à un éditeur parisien, par l’intermédiaire d’un ami qui publie chez lui, mais je n’en ai jusqu’à maintenant reçu aucune nouvelle. Si vous désirez lire ce livre, j’en tiens une copie à votre disposition. J’irai la déposer moi-même rue de la Manutention.

Le temps, dites-vous, a passé depuis cette nuit valencienne, où vous avez connu les premières manifestations d’un peuple en révolution. Pour nous elle n’a jamais été qu’un extraordinaire poème épique que nous ont récité tout d’abord les exilés puis ceux qui, tels les troyens, sont restés enfermés dans la citadelle avec leurs geôliers. Ce qui nous étonne le plus, c’est l’extraordinaire faculté qu’ont nos amis espagnols d’oublier toutes ces misères et atrocités pour ne se souvenir ou ne vouloir se souvenir que de leurs enthousiasmes.

Aujourd’hui, nous sommes loin de ces temps d’héroïsme, où il suffisait, semble-t-il, de vouloir pour accomplir.

Michèle et moi rejoindrons nos amis castillans et valenciens le mois prochain. Nous ne pouvons guère leur consacrer plus que ce mois de juillet, car il me faudra penser déjà à l’Agrégation de l’année prochaine.

Veuillez agréer, Monsieur, nos respectueuses salutations,

Michel Garcia

 

Paris, 4 juillet 1965

Dimanche.

Cher Monsieur,

J’ai reçu une lettre admirable de Juan Gil-Albert, bouleversante, vraiment. Et quel beau style, en effet ! Quelle belle langue espagnole, précise et acérée ! Je voudrais beaucoup lire ce pamphlet dont vous me parlez. Oui, faites-le déposer ici, pas rue de la Manutention, mais à la Conservation, avenue du Président Wilson. J’aimerais aussi vous voir tous les deux, et il me serait agréable que vous me l’apportiez et que nous causions un peu. Mais je n’ose vous proposer de rendez-vous, car sans doute partez-vous pour les vacances, comme je vais partir moi-même ; et les derniers jours sont très occupés. Essayez de me téléphoner un matin ici. Sinon, promettons-nous de nous rencontrer à la rentrée d’octobre. En tout cas, j’attends le panfleto.

Je vois justement à la fin de votre lettre que vous parlez de votre départ prochain pour Valence. Alors ne manquez pas d’embrasser notre ami, nos amis. Je suis en profonde communion […] avec vous deux,

Jean Cassou

 

31 janvier 1966

Chère madame,

Téléphonez-moi un de ces jours, à l’heure des repas, ici afin que nous prenions un jour et une heure et que vous veniez me voir avec votre mari. Vous avez beaucoup de choses à me dire. J’ai bien reçu De oscura transparencia, qui me semble plein de très belles choses, et j’ai le mot de Juan Gil-Albert. Nous perlerons de tout cela. A bientôt donc, n’est-ce pas ? Et partagez, je vous prie, avec votre mari, l’assurance de ma bien cordiale sympathie, à quoi je joins, pour vous, chère madame, mes meilleurs hommages,

Jean Cassou

 

Valencia s.f. [mayo de 1966

Mon cher couple :

Recibiré vuestros libros con alegría infantil -ya que uno sigue siendo un niño- pero no es este el trato. Si me tratáis demasiado bien impediréis que, de vez en cuando, os haga encargos. Procuradme, ahora -cuando podáis- el folleto a que alude este recorte de Le Monde. El otro libro era Le Tsar Nicolas II en las Ediciones Berger-Levrault, olvidé al autor. No corre prisa.

Ayer comí con José en La Caña,

du “toujours angoissé”,

Juan

 

Valencia, 18 de mayo de 1966

Mes chers enfants:

Si no hubiera tenido siempre la gran devoción que tengo por vuestro país, bastarían vuestras atenciones para que me rindiera a los pies de Francia. No es ya que cumplís estrictamente los encargos, sino que servís a domicilio, y sin dilaciones, la mercancía. Y ¡qué mercancía! El libro sobre Proust es extraordinario, como informe, y el referente al Zar, un resumen excelente de todo cuanto se ha publicado sobre esa materia. Son dos temas que domino y que me permiten juzgar con conocimiento de causa. Tuve también el envío de editor de Saint-Simon, el primer volumen de los veinte que compondrán su obra completa: la edición es preciosa, pero he dejado de ser rico y no voy a poder permitirme satisfacer un gusto: repararemos así las superfluidades pasadas.

Un amigo me trae la invitación que he recibido para participar en el homenaje a Alberti, -que tendrá lugar en París-; me extraña que Cassou no me haya tenido en cuenta dada nuestra reciente reanudación de relaciones. Tal vez, a pesar del olvido, me decida a enviar unas palabras a Rafael, fuera de concurso. -Os gustaron mis prosas? Parece que la de la Revista de Occidente ha producido una cierta sensación. He escrito mucha poesía e inicié unas memorias, llamémoslas así, con el título de: No salir de mi asombro. Fuera de esto, leo, salgo poco, veo a algún amigo joven, rara vez a José y Juan Miguel, y paso constante revista al pasado no como tal pasado sino como permanencia de mi eternidad. Somos lo que hemos sido.

A bientôt, puesto que supongo que vuestro viaje se acerca. Aquí encontraréis siempre a un amigo vieillissant et rajeuni. ¿No es una buena fórmula poética?

Grandes abrazos de

Juan

 

Valencia, noviembre de 1967

Querido Michel:

Gracias por el envío de tus notas sobre sobre Jorge Guillén que he leído con detenimiento y que, aunque no tengo a la vista el libro que comentas, encuentro, como trabajo, de factura irreprochable. Es curioso que haya coincidido su llegada con una carta mía al mismo Guillén al que debía contestación, desde junio, por otra suya, escrita desde Málaga, y en la que me hablaba con verdadero entusiasmo de mi librito Concierto en mi menor al que califica de obra maestra. Tengo otro entusiasta del mismo en un profesor holandés [Juan Lechner] que piensa traducirlo y que parece que prepara un estudio serio sobre mí. También, nota simpática, una alumna de la Sorbona ha presentado su tesis, de fin de carrera creo, con el título Juan Gil-Albert, un écrivain levantin de la génération de 1936. Ahí tienes pues la lista de mis últimos laureles.

Comencé mis memorias bajo la frase hecha de “No salir de mi asombro”, pero las he abandonado, de momento, por falta de estímulo. En realidad, he pensado últimamente que no debí haber vuelto de América donde mi vida de escritor se hubiera desenvuelto con más normalidad; claro que algunas páginas escritas aquí no existirían, aunque estén en los cajones. Es horrible que se le haya pasado a uno su tiempo: dispersos los de fuera, silenciados los que volvimos, somos una generación flotante y, más que olvidada, ignorada. Mi caso es singular, para los conservadores soy una oveja descarriada, para los del progreso un intimista. Y así se queda uno sin unos ni otros, sí, con algún que otro, con alguna que otra estrella que late al unísono. Inútil, a estas alturas, de tratar de enmendarle la plana a nuestro destino. Como dijo Gide: “Le jeux sont faits”.

Te agradecería una comisión: comunícate, en mi nombre, con la revista Mundo nuevo, al teléfono 744-23-20 y pregunta por Fernández Moreno, poeta argentino, o por el director de la revista, Rodríguez Monegal. Les escribí rogándoles una copia de un poema mío, Homenaje a Oppenheimer, cuyo original he traspapelado y que necesito para sumarlo a una serie de posible publicación: hace dos semanas que espero su respuesta. ¿Lo habrán perdido a su vez?

Lo de la niña fue atroz. ¡Qué exabrupto en nuestra vida! Medio mes de agosto pasado en una zozobra angustiosa. Todo parece pasado ya, pero la vida confirma, en estos casos de prueba, su aterradora inestabilidad. Algo de ese sentir se traduce en el poema que os adjunto aunque su motivación parece ser otra. ¿Qué es de vuestro pequeño? Os imagino felices si bien muy ocupados. No descuidéis nada, no desechéis nada: en cada momento alienta ese recuerdo del que habremos de vivir más tarde, no tanto como pasado sino como realidad; forjémoslo pues verdadero para que nos sirva.

Michel – Michèle, hombre – mujer de una misma moneda, abrazos de vuestro solitario

Juan

Puse en Aguilar, prólogo al volumen dedicado a Cocteau; ¿lo habéis visto por ahí? Me interesaría que lo leyerais.

 

    IN PROMPTU n° 10

            -Susana-

Oigo lejos, sumido entre mis libros,

sonar esos pasitos incipientes,

esa voz sostenida en las escalas

que apenas utilizan los pianistas

porque es apenas voz, un balbuceo,

la mínima expresión de una persona

que está muy honda aún, de una promesa

que no veré cuajada, un mundo ajeno

que no me pertenece y que me envía

desde su latitud, bajo los techos

familiares, la onda persistente

de que la vida sigue, sigue, sigue,

mientras yo duermo ya, mientras la niña

cruza como una ráfaga y se extingue,

mientras pasamos todos rumorosos

de vida propia, ajena, sin un freno

que nos detenga, un mundo fugitivo

en que suenan, eternos, momentáneos,

estos breves pasitos infantiles,

esta resurrección siempre animosa,

un eco nuevo, voz, voz que se acerca,

que nos confirma, un lastre, un sueño, nada.

                                                    J. G. A.

Este poema está escrito esta mañana

y no lo conoce nadie, niño, está más

que inédito.

 

Valencia, 27 de marzo de 1968

Mis queridos amigos:

Escribo desde mi nueva casa en la que estamos instalados desde hace un mes: la operación traslado ha revestido caracteres de epopeya ya que no se desarraigan tan fácilmente cuarenta años de existencia con sus bártulos anexos. A mí me pilló, además, con las energías mermadas a consecuencia de un percance que no os relato hoy por no convertirme en un permanente trasmisor de desdichas: el pathos familiar no nos concede tregua. Pero todo pasó, de momento. No me siento mal aquí; desde mi balcón tengo, muy cerca, unas palmeras, y esto me centra en mi mediterráneo local y espiritual. Las ilusiones sobreviven pero la vieillesse aproche…

Os escribo concretamente, -en función de que sois mis embajadores en París, para lo siguiente: a mediados de abril, mi mes preferido, recibiréis mi nuevo libro; quisiera enviar unos ejemplares, para la venta, a la librería des Editions espagnoles, 72 rue de Seine, supongamos que 25; podríais ocuparos de ello dejándolos allí previa entrega de una nota y esperaremos el resultado. Imaginaros que me financio la edición. ¡Una locura! Y necesito que los amigos me ayudéis a que tamaño esfuerzo no resulte totalmente baldío. Decidme, además, si queréis que dedique algún ejemplar a alguien a quien pueda interesarle: uno será para Cassou. Me interesaría tener la dirección de Bergamín que vive, como debéis saber, ahí y, -última petición-, que preguntéis en la embajada mexicana, -inexistente en Madrid-, si Octavio Paz sigue en Nueva Delhi. ¿Son muchas molestias? Vuestra amabilidad, que siempre me pareció tan espontánea, justifica mi abuso, o lo explica al menos. Veremos qué os parece el libro: lleva prosa, poesía y crítica; he pretendido dar una visión conjunta de mi mundo literario, de mi visión, y participación en él, del mundo. Si algunos pueden hablar de “torre de marfil” habrán de reconocer que está bien plantada en medio de la vorágine, lo que quiere decir que “nada humano me es ajeno”; solo que uno es fiel a su razón temperamental sin lo que toda obra resulta artificial o vana. Imposible, a estas alturas, corregir una posición irrigada por la savia de toda una vida anterior. Si, a través de los cambios, hemos conseguido apresar lo esencial, nuestra página podrá seguir siendo actual, siempre. He ahí nuestra ambición: pocos lo consiguen, pero para ello es necesario que muchos otros lo afronten. Y basta por hoy.

Para vosotros y para vuestro crío el afecto de

Juan

 

Valencia, s.f. [abril de 1968]

Amigo Michel:

Recibo tu carta seguida de la siguiente antes y después de vuestra gira holandesa. Creí que encontraríais ya a Lechner con mi libro, al que envié un ejemplar el quince de abril; a vosotros lo remití hará una semana por correo ordinario; supongo que pronto será vuestro huésped; de aspecto es francamente simpático y parece respirar claridad. El precio, en España, 150 ptas; que ahí le fijen el que más les convenga; me parece indispensable que haya ahí unos ejemplares a la venta y […] que no lo aceptarán; no creo que, a diario, se publique un libro de esa especie. Espero, con ansiedad, t criterio, y el de Lechner. Gracias por la adquisición de la estudiante; habrá que darle un ejemplar del último; también le interesaría leer el prólogo que puse al Cocteau de la editorial Aguilar. Aquí, en Valencia, persiste el silencio como consigna, respecto a mí, condenado de muerte civil; son unos miserables.

Abrazos a los tres,

Juan

 

Valencia, 13 de septiembre de 1968

Querido Michel:

Por fin te ves libre del yugo militar, lo que no les ocurre, en Europa, a todos. Cuando los acontecimientos de Francia nos sorprendieron, por lo inesperados, hace algún tiempo que la esperanza tenía puesta su atención en los checos, cuya actitud decidida y responsable, extremadamente simpática, ponía en el mundo de hoy, despótico, por un lado, a la manera liberal norteamericana, despótico, por el otro, a la manera rusa zarista, un como balbuceante deseo de luz. ¿Cómo no sentirse con los chicos que en París propugnan “l’imagination au pouvoir”? ¿Cómo no sentirse con los dirigentes checoeslovacos que declaran: “el paso que vamos a dar es inédito”? Son dos actitudes aventuradas pero, por ello mismo, atrayentes. Fuera de ellas no existe más que vulgaridad, burocracia, servidumbre, militarotes, plutócratas y fuerza bruta. En un campo con capitalistas, en otro con el Partido, no digo socialistas. Y toda nuestra vida disimulando a los unos, desenmascarando a los otros. ¡Basta! La vida es corta y no nos permite, por tanto, esperar unos resultados que, por lo que se ve, pertenecen, según ciertos señores, a un porvenir tan lejano como el juicio final. No puedo esperar tanto, sobre todo cuando veo tan comprometido el final. Por pequeño burgués que se sea, tiene uno sus ilusiones entre las que no entra el pertenecer a un país que aspira a dominar el mundo; luego de Roma, de Inglaterra, no tiene ningún atractivo, -nosotros, los españoles, tampoco somos ajenos a esas glorias pretéritas-, y como hijos de grandes nos permitimos poner nuestros anhelos en otra parte, vueltos de espaldas a la grandeza y reclamando de la vida algo más que apariencias, cañones, y fraternidad universal a mazazo limpio. No sé si al proletariado esto le interesa, como novedad, aunque lo dudo. Dicho lo cual, te pido mil excusas por el sermón. Ya ves que, a pesar de todo, de la fama de intimismo que uno goza, coloco lo público antes que lo privado.

Me alegra que mi libro os interese y os sea, por lo que dices, “útil”. ¿Qué más puede desear el poeta que ver realizada, en los otros, su utilidad extra-utilitaria? Ese asentimiento le hace sentirse los pies en la tierra. Llegó tu alumna y tuvo conmigo un cambio de impresión; no sé la que se llevaría de mí; no la fuerces. Le di a leer un trabajo sobre mí de otra muchacha estudiante de la Sorbona; le regalé La Trama. Y estuvo entre parlanchina y, es natural, cohibida. Ya me dirás sobre los ejemplares para la venta, al precio de, lo que corresponda en francos, 150 ptas. ¿Lo crees mucho o poco?

Hasta vuestras noticias.

Para ti, Michèle y Patricio, a quien debemos, en sus primicias, iniciar en los goces de la amistad,

abrazos de vuestro levantino

Juan

Lechner mandó tarjeta desde México; estará ya en casa; lee, dentro de unos días, su tesina sobre España.

 

Valencia, 25 de marzo de 1969

Querido amigo Miguel:

Acaba de marcharse tu alumna y te escribo en el acto; hace tiempo que no nos comunicamos y esta puede ser la ocasión. Parece que continúa con la idea de dedicarme su atención y la he provisto de libros y publicaciones; me trajo a un compañero, a un chico de Castellón, que medio me comprometió para que vaya a recitarles en su residencia estudiantil; curioso que, hasta en esos pequeños detalles de mi vida profesional, tengan que llegarme de fuera. Tú y Lechner parecéis los dos pilares sobre los que me sustento. A Lechner le debo carta; su trabajo me emocionó. Guillén me escribe: “¡gracias a Dios que alguien le hace a usted sacar el pecho!”. Dejemos este asunto molesto e irremediable ya. El destino existe y no se le puede forzar.

Necesito hacerte un encargo: entérate de qué editorial ha podido publicar, en la fecha que fuese, un Mayakovski. ¿Gallimard? No importa cuál que ofrezca garantías. ¿Lo sabrá Cassou? En los medios marxistas jóvenes estarán al corriente. Me han encargado una traducción, del italiano, de un libro sobre él, en el que figuran sus manifiestos, pero quieren que se añadan poemas. Cuando des con el libro, veas si la editorial puede enviar un ejemplar, con portes pagados, a Difusora de cultura, Cabillers 3, Valencia (3). Te agradeceré mucho la gestión.

Te supongo dispuesto a gozar la distensión de las próximas vacaciones; más que nunca la vida atenaza al hombre y estos breves respiros son lo único que le hacen recordar el paraíso originario, aunque se producen de un modo nervioso y esquemático, imperfecto, es decir, sin dar precisamente pie para una verdadera distensión. La humanidad se ha metido por un camino difícil, sí, pero no sé si prometedor. No me tengas por pesimista. Soy un crítico y ¡doblado de poeta! Un pie en las sementeras y otro en las nubes: de labrador a astronauta. Pero eso es lo que pregunto, si las verdaderas siembras y las verdaderas estrellas cuentan para algo en el mundo actual. La “técnica” ¡qué gran devoradora! Conservo toda mi simpatía por la juventud… rebelde. Que suele, a veces, tener setenta años; esa es mi ruta.

¿Qué es de Michèle y de su vástago? Os espero algún día. Contad siempre con el afecto y la amistad de

Juan

 

Valencia, s.f. [26 de marzo de 1969]

Miguel: En la carta que te envié ayer cometí un lapso calami, al pedirte que le pidieras el Maïakovski por portes pagados en lugar de decir: a reembolso. Lo primero no se comprende ya que el libro no es para mí, pero aún sin ser petición hubiera sido abusiva.

Me di cuenta de la … apenas echada la carta.

Quede pues enmendado.

Abrazos de Juan

 

Valencia, s.f.

Querido Michel,

Ha llegado el Maïakovski: muchas gracias. Es estupendo que resulte traducido y comentado por Elsa Triolet, hermana de la mujer del poeta y a la que conocí, junto a Aragon, cuando vinieron a visitarnos durante la guerra civil. Las fotos de M. son impresionantes: se diría un semi-dios del proletariado.

Tu estudiante estuvo conmigo una tarde y se fue cargada de papeles; es bonita y expresiva.

Creo que venís este verano y esto nos dará ocasión de tomar contacto de nuevo; hablaremos de Lechner y de algo que hay en su libro que me pilló de sorpresa y que es más para hablado. Tengo por él un gran afecto.

Para Michèle y para ti un cariñoso saludo de vuestro

Juan

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Conférence prononcée le 28 juillet 1994, au colloque de Cerisy-la-Salle : Gaston Paris et la naissance des études médiévales, dirigé par R. Howard Bloch et Alain Boureau.

Marcelino Menéndez y Pelayo et les débuts du médiévisme en Espagne

Il est bien connu — et cette pratique perdure encore aujourd’hui, du moins parmi les chercheurs les plus anciens —, que la consultation des travaux de Menéndez y Pelayo constitue le passage obligé avant toute recherche sur quelque sujet de littérature ou d’histoire des idées que ce soit. Cette démarche, qui peut passer pour saugrenue aux yeux de non hispanistes — imagine-t-on pareille attitude chez des chercheurs français à l’égard de Sainte-Beuve, de Brunetière ou même d’Emile Faguet? — tient moins à la révérence dans laquelle on continue de considérer les écrits du maître qu’à la conviction qu’ils constituent encore la pierre de touche de tout savoir dans ce domaine. La pire des fautes serait, en particulier, que l’on ignorât quelque fait déjà mentionné par lui. Cette démarche, purement pragmatique et singulièrement dépourvue de prise en compte de la dimension idéologique de ses travaux, a contribué à entretenir l’idée que Marcelino Menéndez y Pelayo est l’initiateur absolu d’une recherche « scientifique » ou « moderne » en Espagne dans le domaine de l’histoire des idées.

Cette opinion est sans doute excessive car Menéndez y Pelayo, lui aussi, a bénéficié d’un héritage non négligeable de la part d’institutions dans lesquelles il jouera, le moment venu, un rôle éminent — Académie Royale d’Histoire, Académie Espagnole, Université —. Grâce aux deux premières, il dispose d’un corpus de textes publiés important, fruit d’une efficace collaboration entre les érudits de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et des éditeurs entreprenants, et aussi d’une masse de documents sauvés de la destruction par une politique systématique menée contre les excès des mesures de Désamortisation des biens d’Eglise. De plus, le domaine auquel il s’attache n’est pas vierge : depuis le début du XIXe siècle, des bibliographes et des chercheurs polygraphes ont tenté de replacer la production culturelle espagnole dans un contexte qui n’est plus strictement réduit aux limites de l’Espagne. Enfin, à l’Université, il a bénéficié de l’enseignement mais aussi de l’appui des maîtres du temps qui, même si leurs travaux souffrent de la comparaison avec ceux de leur disciple, n’en figurèrent pas moins parmi les sommités de l’époque et contribuèrent à favoriser l’extraordinaire cursus honorum du jeune érudit.

Cette reconnaissance d’une autorité fondatrice dans l’oeuvre de Menéndez y Pelayo rapproche ce dernier des maîtres français auxquels est consacré ce colloque. Il partage avec eux à la fois la qualité d’initiateur et la capacité à aborder un très vaste champ d’études qu’il marquera indélébilement de son empreinte. Mais il existe entre eux des différences notables. La première est que ce qui est le fait d’un groupe en France — Gaston Paris, Paul Meyer et Gabriel Monod — repose entièrement sur les épaules d’un seul en Espagne. Les autres différences tiennent aux présupposés idéologiques.

Menéndez y Pelayo naît en 1856. Il est donc un peu plus jeune que les trois rénovateurs français mais, compte tenu de son extraordinaire précocité et de sa mort prématurée à l’âge de cinquante-six ans (1912), cet écart se comblera bien vite. Il serait plus juste, cependant, de le rapprocher d’Alfred Morel-Fatio, qui est de six ans son aîné, et avec lequel il entretiendra des relations épistolaires suivies. Ce rapprochement chronologique n’est pas fortuit car, même si Menéndez y Pelayo mène ses activités dans le cadre espagnol et si l’histoire de son pays ne s’apparente guère à celle du Second Empire ou de la Troisième République, il ne peut manquer de subir l’influence des débats qui animent les milieux intellectuels français du moment. De plus, il effectue à vingt ans un double voyage initiatique, en Italie (janvier-juin 1877) et en France, Belgique et Pays-Bas (octobre-décembre 1877), qui ouvre des perspectives nouvelles à un jeune intellectuel qui, jusque-là, a vécu et étudié à Barcelone et à Madrid.

Comme ses contemporains français, Menéndez y Pelayo a une claire conscience des déficiences de la recherche dans son pays et, comme eux, il se propose de les combler. A cela s’ajoute la volonté de catalyser les énergies nationales. L’enjeu dépasse le strict point de vue culturel et touche à l’identité nationale. C’est une affaire d’état. Alors que Gaston Paris et ses pairs obtiendront l’appui de l’Ecole des Chartes du Collège de France et de l’Ecole Pratique, ainsi que la possibilité de diffuser leurs idées au moyen de revues, Menéndez Pelayo se verra proposer de nombreux postes de responsabilité à partir desquels il pourra mieux faire passer ses idées[1]. Mais si la situation sociale et professionnelle des uns et des autres offre bien des analogies, les divergences sont importantes sur les moyens qu’ils se donnent pour mener à bien leur tâche critique.

Les français choisissent la voie du positivisme. Pour Menéndez y Pelayo, le positivisme est l’ennemi. De même, le diagnostic sur les causes de ces déficiences varient. Pour les français, il repose sur leur incapacité à adapter le modèle allemand, ce qui conduira notre pays, sur l’injonction de Renan, à imiter le vainqueur de 1870 afin de percer son secret et de s’approprier sa force. Les circonstances historiques n’offrent pas à un espagnol une ressource aussi pratique et immédiatement satisfaisante. N’ayant pas encore été confronté à la douloureuse évidence d’une irrémédiable décadence de l’état héritier de l’empire des Habsbourg, qui se manifestera avec un éclat douloureux lors de l’accession à l’indépendance des Philippines et de Cuba en 1898, l’intellectuel espagnol se voit conduit à mener une recherche qui, bien souvent, prend des accents de plaidoyer pro domo au détriment d’une évaluation objective des faits.

Menéndez y Pelayo consacre à cette réflexion le premier de ses ouvrages, ses Lettres sur la Science Espagnole. Il s’y interroge sur les raisons de l’absence d’un esprit et d’une pratique scientifiques en Espagne et la marginalisation qui en résulte pour ce pays au regard des autres nations d’Europe. Il y combat l’idée généralement répandue, selon laquelle il faut chercher la cause de cette pénurie dans l’emprise qu’exerce sur la science la religion, à travers l’Inquisition, à l’époque où, justement, la science prend son essor en Europe. Il y montre qu’à son avis, l’Inquisition n’a pas combattu la science naturelle. Sa démonstration le conduit à une impasse, à laquelle il croit échapper en attribuant la spécificité espagnole à « un mystère de la race qu’il conviendrait d’élucider[…][2] ».

Cette démarche du début de sa carrière place, au centre des préoccupations de Menéndez y Pelayo, la période de la Renaissance et non pas, comme chez les français, le Moyen Age. Son souci n’est pas de retrouver les origines de la nation pour en comprendre les spécificités mais de remonter au moment de l’apogée de l’Espagne pour y rechercher les causes de la décadence ultérieure. Aussi prône-t-il un militantisme catholique qui le marquera à jamais et fera peser très longtemps la suspicion sur ses travaux[3]. Et, de fait, cette recherche de causes aboutit à une justification de l’action de la Contre-Réforme en Espagne. La Renaissance doit à l’Espagne d’avoir été christianisée par elle.

Elle éloigne aussi Menéndez y Pelayo de la prise en considération du modèle allemand. Dans ses premiers écrits, le chercheur espagnol manifeste une violente répugnance à l’égard d’une germanité dont il fait un repoussoir de la latinité, qu’il orne, par opposition, de toutes les vertus. Dans son Horace en Espagne, il reconnaît sous le poète latin « l’expression la plus parfaite de l’équilibre et l’harmonie, vertus éminemment antiques[4] ». En revanche, l’époque contemporaine, sur laquelle les germains font sentir toute leur influence, se caractérise par la confusion et le désordre. Le goût allemand, qu’il enferme dans une spécificité inconciliable avec une esthétique légitime, ne mérite de sa part que des appréciations très négatives[5]. On comprend que cette conception incite peu Menéndez y Pelayo à se tourner alors vers le Moyen Age. Il devrait s’y accommoder de la présence des Wisigoths et réviser considérablement la théorie du châtiment divin appliqué à ces derniers au moyen de l’intrusion de l’infidèle musulman[6].

Ces idées outrancières n’avaient guère de chances d’être reçues outre-Pyrénées. Aussi Menéndez y Pelayo n’eut-il guère de rapports, pendant ces années, avec les chercheurs français de la nouvelle école. En revanche, les français s’intéressaient aux recherches menées en Espagne. C’est à Alfred Morel-Fatio que fut confié le soin de suivre les travaux des historiens espagnols. C’est ainsi qu’il fut conduit à rédiger plusieurs recensions des publications espagnoles dans le « bulletin historique » de la Revue Historique. Il s’y employa avec une très grande sévérité, dans la fidélité aux principes positivistes en vigueur. Ces pages sont un excellent révélateur des reproches qu’encouraient, aux yeux de la nouvelle école française, la recherche espagnole. Dressons-en un rapide inventaire[7]. Les historiens espagnols font une histoire militante, partiale, politiquement et religieusement engagée. L’influence du catholicisme, toujours perceptible, s’oppose au développement d’une science moderne. En ce qui concerne la méthode de travail, on déplore que les chercheurs contemporains n’aient pas recueilli la tradition philologique des éditeurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Au lieu de s’astreindre à publier des textes, en les accompagnant d’un apparat critique important, sous forme d’introductions et de notes érudites, ils prétendent réaliser des ouvrages généraux, voire de vulgarisation, sans fondement scientifique satisfaisant.

Au-delà de ces remarques, qui s’inspirent effectivement de parti-pris théoriques proclamés, on ne peut manquer de percevoir une opposition idéologique de fond entre ces républicains, modérés à la façon de Morel-Fatio ou plus engagés à la façon de ses maîtres[8], souvent d’origine protestante, et les catholiques purs et durs de l’intellectualité officielle espagnole. Les premiers, conscients de la diversité des situations historique et politique des deux pays, admettaient que leurs idées eussent besoin d’être adaptées pour s’imposer aux esprits et à l’histoire espagnols; aussi réservaient-ils leurs sympathies au constitutionalisme modéré et au catholicisme débarrassé de son caractère ultra-montain qu’incarnait Cánovas del Castillo. Mais Menéndez y Pelayo n’appartenait pas à ce camp. Comme le résumera excellemment l’éditeur de la correspondance entre ce dernier et Morel-Fatio : « c’était le français enragé et l’espagnol castizo, l’esprit fort et le catholique acharné, le philologue et l’humaniste, le pur cérébral et l’homme tout de coeur »[9]. On ne saurait mieux résumer l’opposition foncière entre ces deux hommes qu’à travers ce bref échange provoqué par une critique de Morel-Fatio à la sortie du tome II de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols :

Je comprends parfaitement que tout ce qui n’est pas catholique romain et espagnol vous soit anthipathique; mais une histoire n’est pas un acte d’accusation […] Parce que des gens [les protestants] ont commis l’horrible faute de modifier quelques dogmes peu essentiels d’une religion d’origine sémitique, étrangère à notre race indo-européenne, vous les mettez hors la loi!

A quoi Menéndez y Pelayo répliquait :

Je ne conviendrai pas que mon livre est de parti-pris. C’est un livre d’histoire, mais écrit par un croyant qui ne cache pas ce qu’il croit, mais qui craint par dessus tout d’altérer consciemment la vérité[10].

Engagé sur de telles prémices, le dialogue semblait devoir tourner court. Pourtant, les deux érudits mintiendront des relations épistolaires suivies, non dépourvues de piques, mais qui témoignent, en fin de compte, d’un évident respect mutuel. La capacité de travail, la puissante faculté de conceptualisation, le projet original, l’honnêteté foncière de l’espagnol ont sans nul doute impressionné le français, qui s’avéra incapable de son côté de mener à bien une oeuvre d’envergure. D’autre part, les idées de l’école française, bien qu’il s’en soit défendu ou ne l’ait jamais reconnu, ont fini par influencer Menéndez y Pelayo. C’est ce que nous allons tenter d’évaluer en passant rapidement en revue les idées que notre érudit espagnol a énoncées sur le Moyen Age.

Il ne fait que peu de cas de cette période dans ses premières années de recherche, obsédé qu’il est de défendre une vision favorable de l’Espagne à l’époque de son apogée, aux XVIe et XVIIe siècles. C’est à travers sa réflexion sur la poésie, initiée dans son Histoire des Hétérodoxes Espagnols, qu’il s’intéresse aux auteurs médiévaux. Le discours déjà mentionné sur Raymond Lull marque un changement radical de point de vue. Alors qu’il n’a que vingt-huit ans, rappelons-le, Menéndez y Pelayo abandonne certains des présupposés sur lesquels il fondait sa démarche. Il y reconnaît la prééminence de la philosophie allemande, — ce qui, à une époque où la pensée progressiste promeut la pensée de Kant, ne manque pas d’intérêt —, qu’il place, avec la philosophie grecque, au-dessus des auteurs italiens, français et espagnols. Il ne repousse plus l’ouverture à l’étranger, l’encourage, au contraire, sans distinction de pays ou d’auteurs, pour peu que cet apport extérieur soit source d’enrichissement. Il ne réduit plus la littérature française médiévale à un marasme auquel la Renaissance est censée mettre fin. Bref, Menéndez y Pelayo démontre alors avoir abandonné et dépassé son manichéisme culturel. Dans ses Idées esthétiques, il ira même plus loin, en qualifiant le Moyen Age de premier âge français, d’époque qui se caractérise par la prééminence culturelle française, à laquelle la Renaissance, mouvement d’indépendance, fera perdre la première place.

Retenons, au-delà des idées énoncées, qui sont rapportées ici de façon trop lacunaire et schématique, compte tenu du volume de publication concerné et de ses aspects parfois contradictoires, que Menéndez y Pelayo n’ignore plus le Moyen Age, comme il l’a fait jusque-là, en refusant de lui assigner une place significative entre l’Antiquité qu’il révère et la Renaissance qui le passionne. Il le prend en compte sans pour autant l’utiliser comme support privilégié d’étude. Il le considère, tout au plus, comme un passage obligé, exigé par le respect de la chronologie[11].

Dans son Anthologie des Poètes Lyriques espagnols, il consacre de nombreux chapitres à la poésie médiévale et, plus précisément, à celle du XVe siècle. Dans la longue introduction qu’il consacre à chacun des chapitres, il dresse un aperçu général des conditions historico-politiques qui accompagnent cette production ainsi que des principes esthétiques mis en oeuvre. La description historique vient en premier. Il n’y épargne pas les jugements de valeur et dresse des tableaux enlevés, dans un style brillant que n’aurait pas désavoué Michelet[12]. Le désir de présenter une situation qu’il condamne par avance le conduit à des généralisations abusives et aussi à une reprise à son compte du moindre témoignage contemporain susceptible de nourrir une appréciation déjà arrêtée. Cette approche s’effectue au prix de l’abandon de la recherche d’une cause principale, qui aurait, sans nul doute, été beaucoup plus convaincante. Ainsi, après avoir énuméré, pour dénoncer la situation déplorable à ses yeux que connaît la Castille au XVe siècle, des causes aussi nombreuses et variées que l’abaissement du pouvoir royal, l’exacerbation des intérêts particulier, le refus de toute ambition extérieure, l’affaiblissement de la ferveur religieuse, l’abandon de la lutte contre l’infidèle, le relâchement des liens sociaux, la licence des moeurs et la fausse conversion des juifs, il conclut :

Le résultat de toute cette perturbation, née de causes aussi hétérogènes (auxquelles il conviendrait peut-être d’ajouter l’influence du scolasticisme nominaliste de la dernière période, les reliques de l’avéroïsme et les premières manifestations de l’incrédulité italienne) fut un état de positive décadence de l’esprit religieux […]

L’érudition de l’auteur cherche à emporter la conviction du lecteur par son effet cumulatif plus que par la pertinence du raisonnement, et la conclusion avancée montre que le souci du critique n’est pas tant politique que moral. Un autre exemple de cette utilisation de l’érudition à des fins argumentaires est l’usage qu’il fait des titres d’œuvres et des noms d’auteurs, qu’il cite généralement en série, comme autant de preuves de ses assertions. Le ton et la technique changent dès qu’il aborde le règne d’Isabelle et de Ferdinand. Cette fois, il adhère sans l’ombre d’une hésitation aux éloges les plus appuyés que nous ait légués la littérature de l’époque. Les commentaires dont il accompagne ces témoignages relèvent de l’évidence pure plutôt que de l’explication[13].

L’évaluation de la production littéraire ou artistique de cette époque, dans un cadre aussi étroitement défini, s’avère donc délicate, dans la mesure où il peut exister une contradiction — et, de fait, elle existe souvent —, entre une situation de stabilité ou d’hégémonie politique et la production artistique qui lui correspond. Menéndez y Pelayo ressent un réel embarras devant la nécessité de concilier un cadre historique prédéfini et une réalité culturelle qui le dément parfois. Comment concilier, par exemple, un tableau aussi sombre que celui que lui semblent mériter les premiers règnes du siècle avec l’éclat des arts et des lettres qu’ils connurent? La situation est gênante et Menéndez y Pelayo s’en tire comme il peut : ou il reconnaît le fait, et il assigne à la culture une fonction ludique[14]; ou il réduit le règne — c’est la solution qu’il choisit pour celui d’Henri IV (1454-1474) — à n’être qu’une simple parenthèse sans influence sur l’évolution autonome des arts et des lettres[15].

Pour le règne des Rois Catholiques, le point de vue est différent. Dès l’instant où il considère cette période comme l’amorce de l’hégémonie espagnole des deux siècles suivants et, en quelque sorte, le socle d’une puissance à venir, le bilan cède la place à l’annonce d’une réalité reconnue. En somme, l’époque des Rois Catholiques ne peut qu’enterrer la culture médiévale et préluder du classicisme qui s’annonce. Malheureusement, les faits ne s’adaptent pas vraiment à cette exigence. Aussi l’auteur doit-il faire preuve d’une grande virtuosité expositive pour ne pas se déjuger. La littérature de ce règne appartient plus au Moyen Age qu’à la période classique « bien que, de mille façons, elle l’annonce et la prépare ». Le théâtre « s’émancipe et se sécularise » mais sans parvenir à se libérer de ses formes élémentaires. L’histoire « n’ose pas abandonner la forme de la chronique ». Bref, Menéndez y Pelayo est obligé de convenir que ce règne n’a pas innové, qu’en somme, la création culturelle n’est pas à la hauteur des espérances soulevées par l’excellence historique du gouvernement des Rois Catholiques.

Nous allons arrêter ici ce trop rapide survol d’une œuvre très considérable, que les études existantes sont loin d’avoir épuisées. On conviendra qu’il n’était guère possible d’omettre un érudit de cette envergure dans une rencontre qui s’est donné pour but d’étudier l’action de Gaston Paris et de ses contemporains pour une rénovation des études littéraires, même si nous avons surtout été conduit à opposer la théorie et la méthode des uns et des autres. Au moins aurons-nous contribué à faire prendre un peu mieux la mesure de l’innovation que l’on doit à l’école française. Une approche à la Menéndez y Pelayo, en France, à la même époque, n’était pas, en effet, à exclure a priori[16].

On mesurera aussi combien les circonstances historiques sont déterminantes sur le cours des idées que pratique la critique historique. Sans tomber dans un déterminisme trop étroit, on peut affirmer que la diversité des situations vécues par les Espagnols et les Français a eu un effet déterminant dans l’orientation de la démarche critique, surtout dans mesure où elle touche à une réécriture de l’histoire. La France doit régler ses comptes avec une germanité triomphante, qui lui vole une hégémonie culturelle qu’elle pensait s’être définitivement acquise au terme d’une glorieuse histoire couronnée par l’universalisme de la Révolution. L’Espagne a d’autres comptes à régler et elle n’a pas le loisir, pour le faire, de s’appuyer sur une histoire récente ni sur un ennemi aussi nettement reconnu. Reconnaissons que sa tâche est plus ardue, car l’histoire, en l’obligeant à une vision nostalgique de son passé, ne la renvoie qu’à elle-même.

Ajoutons enfin que Menéndez y Pelayo, même s’il a largement dominé ses contemporains au point de les éclipser, n’incarne pas à lui seul toute la pensée historico-critique de son époque. Lui-même a subi des influences qui ne sont dues ni à ses maîtres, ni à ses rivaux étrangers mais à certains de ses contemporains plus jeunes que lui. Au premier rang de ces derniers figure Ramón Menéndez Pidal. Sa formation, effectuée en grande partie dans l’Université française acquise aux idées de Gaston Paris et de ses pairs, a suivi un cours très différent que celle de son prédécesseur. Aussi est-il du plus grand intérêt d’entendre ce qui va être dit sur ce maître de la philologie espagnole du XXe siècle.

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Marcelino MENENDEZ Y PELAYO (1856-1912)

Quelques données biographiques

 

Né à Santander.

Effectue ses études à l’Université de Barcelone (1871-1873); à l’Université de Madrid (1873-1874). Il obtient sa Licence à Valladolid (1874) et son Doctorat à Madrid (1875).

1876 : Lettres sur la Science Espagnole (dans la Revista Europea).

Sept. 1876-juin 1877 : il effectue plusieurs voyages au Portugal; en Italie; en France, Belgique et Pays-Bas.

1877 : Horace en Espagne (Premier chapitre d’une Bibliographie Hispano-latine).

1878 : Etudes poétiques.

1878 : il obtient une chaire à l’Université de Madrid.

1880 : il est élu à l’Académie Espagnole.

1880-1882 : publication de L’Histoire des Hétérodoxes Espagnols.

1883-1891 : publication L’Histoire des Idées Esthétiques.

Entre 1884 et 1908 : cinq volumes d’Etudes Littéraires.

1892-1902 : Œuvres de Lope de Vega.

1890-1908 : publication de l’Anthologie des Poètes Lyriques Espagnols.

1893-1895 : Anthologie des Poètes Hispano-américains.

1905-1910 : publication des Origines du Roman.



[1] Le fait le plus significatif de cet état d’esprit est le discours sur Raymond Lull que Menéndez y Pelayo prononce à Majorque le 1er mai 1884, peu après son élection comme député de cette province, lors de l’unique séjour qu’il y effectuera. Cf. infra.

[2] Cité par GARCIA VALDECASAS, Alfonso. « Cultura española y cultura europea en el pensamiento de Menéndez Pelayo ». Homenaje a don Marcelino Menéndez Pelayo en el primer centenario de su nacimiento. Madrid : Publicaciones de la Universidad de Madrid, 1956. P. 77. García Valdecasas propose de s’interroger, plutôt que sur les raisons du retard de l’Espagne, sur les raisons du décollage de la science européenne aux XVIe et XVIIe siècles. Il attribue celui-ci à une sorte d’évasion due à la rupture de l’unité des croyances résultant de la Réforme. De la lutte des confessions, on passe à la considération d’une religion naturelle et, de celle-ci, à une religion de la nature. En somme, l’essor de la science naturelle serait un fruit de la Réforme et son absence, de la Contre-Réforme.

[3] Dans Les Lettres sur la Science Espagnole, il définit « la nation espagnole par le catholicisme, et la perfection du catholicisme par les formes que la vie religieuse avait revêtues en Espagne lorsque l’étranger n’exerçait aucune influence dans le pays ». De même, pour lui, l’Inquisition est « l’émanation la plus élevée, en même temps que la plus représentative, de la communauté espagnole ». BARON, André. Menéndez y Pelayo et la culture française, de l’époque de la formation à l’achèvement de la Historia de las Ideas Estéticas en España (1868-1891). Thèse soutenue à Paris IV (1981). Exemplaire dactylographié. P. 280. Nous tenons à remercier A. Baron pour les informations qu’il a bien voulu nous fournir, à notre demande, lors de la préparation de cette communication.

[4] Ibid. p. 419.

[5] « Le goût allemand? Horreur! Il a avec le nôtre la même relation que celui du Congo ou de l’Angola. Pas de Heine, de Uhland ou de Ruckert. Tout cela est peut-être, et effectivement positif, là-bas, dans leur pays, mais loin, très loin d’ici. Pas d’ »humorisme » ni de nébulosité. Suum quique. Aux Latins, la poésie latine; aux germains, le germanisme pur ». Dans son Histoire des Hétérodoxes, il reprend cette distinction entre Germains et Latins. Les Latins sont une « sorte de peuple élu, doté providentiellement d’immenses qualités et vertus, tandis que les Germains ne se définissent que par rapport à eux : instruments de la « colère divine », ils n’auraient d’autre fonction — providentielle — que punir leurs [des Latins] péchés ». Ibid., p. 512.

[6] Les Wisigoths ne trouvent grâce à ses yeux qu’à la suite de la conversion de Récarède, laquelle s’apparente à une victoire des Latins et à une capitulation des Germains.

[7] On suit ici les excellentes pages consacrées à ce sujet par Niño, Antonio. Cultura y Diplomacia. Los Hispanistas franceses y España : 1875-1931. Madrid : CSIC et Société des Hispanistes Français, 1988.

[8] Morel-Fatio, sans doute par fidélité à la famille Cavaignac, fut le seul à ne pas rejoindre le parti dreyfusard.

[9] « […] eran el francés enragé y el español castizo, el esprit fort y el católico a machamartillo, el filólogo y el humanista, el cerebral puro y el hombre todo corazón ». SANCHEZ REYES, Enrique. Epistolario de Morel-Fatio et Menéndez y Pelayo. Santander : CSIC, 1953. P. 8.

[10] « No convengo en que mi libro sea de partido. Es de historia, pero escrito por un creyente que no disimula lo que cree, pero que teme no poco alterar la verdad a sabiendas ». Cité dans NIÑO, Antonio. Cultura y Diplomacia…, p. 63-64.

[11] Le paradoxe est que, dans ses oeuvres de la maturité, qu’il ne pourra pas mener à leur terme du fait de sa mort précoce, les parties consacrées au Moyen Age, ayant été déjà rédigées, prennent une importance de fait qui n’existait probablement pas dans l’idée de l’auteur. Nous ne devons pas nous laisser abuser par ce phénomène purement quantitatif et occasionnel.

[12] « De même que dans l’ordre du politique, ce règne [celui de Jean II (1406-1454)] est une époque de transition entre le Moyen Age et la Renaissance pour ce qui touche à la littérature et aux moeurs. […] Sans que les moeurs s’humanisent en profondeur, et au milieu de continuelles recrudescences de la barbarie, se liment peu à peu, cependant, les aspérités du traitement courant, et même les crimes politiques adoptent la forme de la perfidie courtisane, très éloignée de la candide férocité du XIVe siècle » dans Antología de Poetas Líricos Españoles. Madrid : CSIC, 1944. Tome II,  p. 8.

[13] « Les documents publics et privés qui font foi de l’état misérable du royaume à l’époque d’Henri IV sont si abondants que cela paraît presque un lieu commun d’y insister ». Id., Tome III, p. 9. Plus loin, il écrit : « Aucun des plus ardents panégyristes de la Reine Catholique (et qui peut manquer de l’être?) […] ». Ibid., p. 11.

[14] « […] Les habits et les maquillages des femmes étaient tels que les décrit minutieusement dans son Corbacho l’Archiprêre de Talavera. Qu’il y eût moralement dans tout cela un danger et même un dommage notoire, cela va de soi; mais que toute cette vie joyeuse, fastueuse et pittoresque que menaient non seulement les grands seigneurs et les nobles mais aussi les riches marchands de Tolède, de Ségovie, de Médina ou de Séville, qui entretenaient des échanges et des relations avec ceux de Gand, de Bruges ou de Liège, avec ceux de Gênes et de Florence fût, en même temps un moment de paix et un rayon de soleil au milieu de tant de désastres, un stimulant et un plaisir pour l’imagination, et une atmosphère adéquate pour un certain type de culture, ne saurait non plus être nié ». Ibid., p. 13. On conviendra que l’explication est courte.

[15] Ibid., p. 285 et ss.

[16] On ne peut manquer de prendre en compte, si l’on veut évaluer objectivement l’oeuvre critique de Menéndez y Pelayo, que sa démarche est essentiellement préoccupée d’esthétique, une dimension qui échappe en grande partie, sauf erreur de notre part, à ses contemporains français. Une comparaison entre les français et l’espagnol, si elle s’effectue uniquement sur le terrain de prédilection des premiers, se fera, par conséquent, forcément au détriment du second, ce qui serait injuste. On comprendra donc que notre propre évaluation de l’oeuvre de Menéndez y Pelayo est loin d’être aussi négative que pourraient le laisser penser certaines affirmations exprimées dans cette communication. L’oeuvre du santandérin appartient à l’histoire et, de ce fait, mérite tout notre intérêt.

Poèmes en galicien dans les recueils poétiques espagnols de Paris

En prévision du projet Xacobeo 93, qu’il avait conçu pour relancer le Chemin de Saint-Jacques dans toute l’Europe, le gouvernement de Galice me chargea d’organiser un colloque international à la Sorbonne. Les séances se tinrent, salle Louis Liard, du 19 au 22 novembre 1991. Elles réunirent d’éminents spécialistes : Giuseppe Tavani, Alison Stones, José Da Silva, Léon Pressouyre, Serafín Moralejo, Carlos Alvar, John Williams, Lucia Gai, Vicente Beltrán, Marie-Madeleine Gauthier, Manuel Díaz y Díaz, Anders Arfwedson. Les Actes de cette rencontre n’ont jamais été publiés. Je reproduis ci-dessous le texte de la conférence que j’ai prononcée à cette occasion.

 

Les poèmes en galicien dans les recueils poétiques espagnols de Paris

Michel GARCIA

Université de la Sorbonne Nouvelle

Lorsque, cédant à l’amicale pression des organisateurs, j’acceptai de faire une communication à l’occasion de ces Journées sur le Chemin de Saint-Jacques, je me trouvai confronté à une tâche fort difficile. Il me fallait tenir compte, en effet, de ma relative incompétence sur le sujet retenu, mais aussi de la nécessité d’associer Paris à cet hommage à la Galice et à son pélerinage, à l’imitation de ce qu’ont si bien su faire nos collègues historiens de l’art, sous la direction éclairée de Léon Pressouyre. Je dirigeai donc mes pas vers ce Cluny bibliographique qu’est, pour l’hispaniste médiéviste, la Bibliothèque Nationale et, plus précisément, son fonds de manuscrits, qui recèle d’inestimables trésors littéraires espagnols. J’y retrouvai là de vieux compagnons, ces "chansonniers" ou recueils poétiques qui, bien que tardifs -puisqu’ils datent du XVe siècle- et de provenance castillane pour la plupart, contiennent plus d’une pièce en galicien.

Cette conférence me paraissait donc une excellente occasion de faire le point, après d’autres critiques, sur l’importance et la nature de cette contribution galicienne à la littérature castillane de la fin du Moyen Age, telle que l’on peut la mesurer dans les manuscrits conservés dans notre BN. Le sujet n’est pas neuf. Tous ceux qui se sont peu ou prou intéressé à la poésie castillane de la fin du XIV° et du début du XV° siècles ont rendu compte de cette production en langue galicienne. Je ne prétends pas ici renouveler l’interprétation que linguistes et historiens de la littérature nous ont laissée de ces œuvres.[1] Je souhaite tout au plus mener, à partir d’une lecture attentive de ces chansonniers dans laquelle je mêlerai aperçus sociologiques et analyse formelle, une évaluation de cette production dans le contexte de l’époque. Comme on le verra, le choix du support n’est pas si arbitraire car il fournit, en fin de compte, une information précieuse sur la place de la veine galicienne chez la nouvelle école trouvadouresque castillane et sur les raisons tant de sa permanence que de sa disparition prochaine.

Commençons donc, si vous le voulez bien, par une évaluation quantitative de cet apport. Sur les douze recueils conservés, deux seulement nous intéressent ici, les autres ne contenant pas d’œuvres en galicien, si ce n’est sous la forme de citations de poèmes en cette langue. Il s’agit du Ms 37 du fonds espagnol ou Chansonnier de Baena[2], et du Ms 216, un recueil de textes où domine la prose, que nous appellerons ici, pour plus de commodité, Le Petit Chansonnier[3]. Ce dernier ne contient qu’un poème en galicien, dû à Ruy Gonçález de Clavijo, mais son originalité est telle qu’il mérite qu’on s’y arrête. Nous le ferons à la fin de cet exposé. Pour l’instant, intéressons-nous au Chansonnier de Baena.

Juan Alfonso de Baena, employé aux écritures à la Cour du roi Jean II, achève de réunir cette collection, qu’il dédie au souverain, autour de 1430. Il y recueille des œuvres de quatorze poètes ayant "fleuri" entre 1370 et 1430. Lui-même figure au sommaire. Le manuscrit qui est conservé à la BN est une copie de l’original, et présente, par rapport à ce dernier, quelques lacunes compensées par l’ajout de quelques pièces. La composition de l’ensemble a été sensiblement modifiée, à une époque que l’on ignore, par l’inversion de cahiers, ce qui rend complexe une étude du sommaire, puisque l’on n’a jamais l’assurance que le contexte d’un poème est bien celui que le compilateur lui avait initialement donné.[4]

Ce chansonnier apporte une information essentielle sur une production dont, sans son précieux témoignage, on ignorerait à peu près tout. Le compilateur assigne à son travail un objectif ambitieux, celui de réunir toute la production poétique jamais écrite dans l’art de la poésie et du gai savoir, -selon la terminologie empruntée aux membres du Consistoire de Toulouse (1323)-, jusqu’à l’époque où il décide de la recueillir.[5] L’information est d’importance, car elle nous invite à lire le Chansonnier de Baena non comme un choix de pièces effectué par un amateur, au gré de ses goûts et de ses intérêts, mais comme une véritable encyclopédie de la poésie de l’époque antérieure à Jean II de Castille (1406-1454) ou contemporaine des premières années de son règne.[6]

Le chansonnier démontre l’émergence d’une « école poétique » castillane, qui donnera des fruits nombreux et de qualité tout au long du XVe siècle. Jusque là, le castillan s’est montré d’une remarquable discrétion en poésie. Il ne s’est guère manifesté que dans des genres précis, pour des raisons sans doute diverses qu’il serait trop long d’analyser ici. S’il ne fait qu’une timide apparition dans le genre épique -mais cela donne lieu à un chef-d’œuvre accompli, le Mio Cid-, il investit, en revanche, dès le XIIIe siècle, le genre savant du métier de clergie. Or c’est au moment même où cette inspiration et cette technique cléricales tombent en désuétude, à la fin du XIV° siècle, qu’apparaissent des poètes, en nombre conséquent, disposés à occuper d’autres territoires: le dit narratif, la chanson, le débat.

Il est permis donc de parler de nouvelle école, puisque les poètes castillans élargissent le champ de leur inspiration et de leurs techniques. Mais il serait faux de laisser croire que les sujets du roi de Castille n’ont jamais cultivé ce jardin de la poésie lyrique. Simplement, jusque là, ils l’ont fait en galicien. En effet, une des grandes originalités de la poésie galaïco-portugaise est d’avoir constitué, dès le XIIIe siècle, le lieu de rencontre de créateurs d’origine géographique diverse. Les raisons historiques susceptibles d’expliquer ce phénomène sont multiples: il n’y a pas lieu de les exposer ici. Rappelons seulement que la constitution d’un Etat unitaire castillano-léonais ne s’est pas faite par l’absorption pure et simple du royaume de León par celui de la Castille, mais que le premier a conservé longtemps une spécificité culturelle dont la poésie témoigne de façon patente. L’utilisation du galicien constitue, de fait, une obligation pour tout poète castillan pratiquant le genre lyrique, jusqu’à une date tardive.[7] L’analyse du sommaire du Chansonnier de Baena va nous fournir de précieuses indications à ce sujet.

On me pardonnera de fournir des chiffres, mais ils sont trop significatifs pour qu’on puisse omettre de les citer. Nous disposons aujourd’hui, grâce aux travaux du Professeur Brian Dutton, d’un outil qui nous permet d’appréhender avec un maximum de sûreté l’énorme production cancioneril du XVe siècle.[8] Or, qu’observons-nous? Sur les 6000 poèmes inventoriés par lui, -si l’on veut bien exclure les 1000 pièces portugaises du chansonnier de García de Resende conservé, de plus, dans une édition de 1516-, l’immense majorité est composée en castillan. Parmi les autres langues utilisées, le français, le catalan, l’italien et le latin le sont à des doses infinétésimales et alternent souvent avec le castillan dans le poème. Le galicien, lui, dispose d’un statut particulier: il est plus présent et alterne peu avec le castillan.[9]

Cette présence reste modeste, puisque l’on ne dénombre que 66 poèmes en galicien dans toute la production recueillie par les chansonniers castillans. Mais 49 d’entre eux figurent dans les deux recueils de Paris qui nous intéressent, soit près de 75%. Si l’on ajoute que, de ces 49 poèmes, 36 ont été conservés dans l’unique version de Paris, on mesurera l’intérêt de nos chansonniers pour l’étude de la place du galicien dans la poésie castillane de la fin du Moyen Age.

Mais qui sont ces poètes qui continuent à composer en galicien? Dans le Cancionero de Baena, ils sont six: Alfonso Alvarez de Villasandino, le plus prolixe d’entre eux (22 poèmes); Macías (5 poèmes); Gonzalo Rodríguez, Archidiacre de Toro (5 poèmes); Pero González de Mendoza (2 poèmes); Pero Vélez de Guevara (1 poème); Garci Fernández de Gerena (7 poèmes).

Alfonso Alvarez de Villasandino est le grand homme du chansonnier, le compilateur mis à part, cela s’entend. C’est lui qui a l’honneur d’en ouvrir le sommaire et 96 de ses poèmes y sont reproduits. Il est permis d’affirmer que le recueil s’est fait à partir de ce que l’on peut considérer comme un chansonnier particulier de ce poète, que Baena devait considérer comme un précurseur mais également comme un talent particulièrement représentatif de la production poétique de son temps. Et c’est sans doute aussi en s’inspirant des genres pratiqués par Villasandino que le compilateur organise la production de chaque poète selon un ordre immuable: d’abord les cantigas (chansons), puis les questions et réponses, enfin les dezires (les dits).[10]

La distinction entre ces diverses formes poétiques tient autant au thème et à la tonalité qu’aux structures formelles.

-Les dits sont de nature narrative, qu’ils fassent l’éloge d’un roi ou d’un ami cher ou qu’ils touchent à des aspects quotidiens de la vie du poète, toujours, comme il se doit, en mal d’argent. Ils utilisent soit le vers d’arte mayor, à deux hémistiches hexasyllabes, soit l’octosyllabe.

-Le jeu des questions et réponses emprunte beaucoup à l’esprit et à la forme des dits. Souvent d’ailleurs ces pièces sont désignées comme telles dans les rubriques qui les précèdent. Elles témoignent de l’existence d’une communauté de poètes, même si certains échanges se font l’écho de conflits entre certains d’entre eux. Elles confèrent, s’il en était encore besoin, à cette poésie une évidente dimension sociale et sont les seules à rompre parfois le moule des topiques de forme et de pensée qui modèle généralement l’inspiration des poètes.

-Les cantigas sont de deux sortes: la cantiga de meestria, structure ouverte de deux à dix couplets sans refrain ni reprise; la cantiga à refrain, généralement plus brève, qui reproduit à la fin de chaque couplet certains éléments du refrain initial. Seules ces dernières relèvent du genre lyrique.

C’est surtout dans la forme de la cantiga que Villasandino s’exerce à composer en galicien. Le Chansonnier de Baena en a retenu 20, ce qui est considérable, compte tenu du fait qu’il n’en conserve, du même auteur, que 26 en castillan. Il s’agit, pour la plupart, de chansons d’éloges adressées à des dames, soit à l’initiative du poète, soit à la demande de certains de ses amis. Dans le premier cas, les destinataires sont Juana de Sossa, « mançeba del rrey don Enrrique » (9 cantigas), la reine de Navarre, soeur du roi Jean Ier (4 cantigas), María Cárcamo, autre « mançeba del rrey don Enrrique » (1 cantiga), et une dame qui est restée anonyme (1 cantiga); dans le second cas, doña Beatriz, épouse du comte don Pero Niño (2 cantigas).

Existe-t-il des indices qui permettent de préciser les raisons de l’emploi d’une langue ou d’une autre? La disposition des pièces peut nous en fournir quelques-uns. On observe, en effet, trois concentrations de cantigas en galicien.

– a) De 10 à 19. La série commence par une cantiga dédiée à doña Beatriz et se poursuit par 10 cantigas dédiées à Juana de Sosa, dont 3 seulement en castillan (12, 16 et 18).

– b) De 22 à 27. Une série continue de 6 cantigas en galicien consacrées respectivement au roi don Juan (22), a doña Juana de Sossa ou la reine de Navarre -le compilateur hésite- (23), à María Cárcamo (24), enfin, à la reine de Navarre (25 à 27).

– c) De De 43 à 47. 4 cantigas dédiées à doña Juana de Sosa (43 et 45) et à la reine de Navarre (46 et 47), entre lesquelles s’intercale une cantiga en castillan dédiée à une dame anonyme (44).

Ce tableau de répartition des cantigas en galicien, dans le corpus des œuvres de Villasandino, appelle quelques remarques. Nous savons, depuis les travaux de Barclay Tittmann et d’Alberto Blecua, que le contenu du Chansonnier de Baena a subi quelques modifications. Il est fort possible, par exemple, que la série c) ait été déplacée de sa position originelle. On y trouve, en effet, la seule mention de la qualité de Juana de Sossa « mançeba del rrey don Enrrique » (43), alors que les rubriques des autres cantigas consacrées à cette dame, même lorsqu’elles figurent avant celle-ci dans le Chansonnier, la donnent déjà pour connue (« la dicha doña Juana de Sossa » ou « la dicha doña Juana »). En bonne logique, la pièce 43 devrait donc se trouver avant le poème 11. Ceci pourrait nous conduire à placer la série c) juste avant la série a). Les conséquences d’un pareil transfert, sans être négligeables, sont peu importantes pour l’analyse que je mène ici. Tout au plus, aurait-il pour effet de réduire les séries à deux et de grossir singulièrement la première.

La seconde remarque qu’il convient de faire concerne les motifs de cet agencement. A quelles normes répond-il? L’identité du (ou de la) destinataire est un critère visible dans la constitution de séries: série de cantigas d’éloges à la ville de Séville (28 à 31bis), à la Vierge (1 et 2) et à doña Mayor, seconde épouse du poète (5 et 6 -et peut-être plus, compte tenu que le manuscrit présente là une lacune-). Ce critère joue aussi dans les séries à dominante galicienne en faveur de doña Juana de Sossa (11 à 19, à l’exception de 12) et, à un moindre degré, en faveur de doña Beatriz et de la reine de Navarre.

Un autre critère parfois retenu est d’ordre thématique et formel. L’illustration la plus frappante est constituée par les cantigas 40 à 42, qui, dans leurs premiers vers, présentent une analogie verbale évidente:

40: Por vna floresta estraña / yendo triste muy pensoso

41: Por vna floresta escura / muy açerca de vna presa

42: En muy esquiuas montañas / apres vna alta floresta.

On pourrait en dire autant des deux pièces qui suivent:

43: Amorosso rryso angelical

44: Vysso amoroso / duelete de my.

On a pu voir aussi dans cet agencement, et à la lecture des rubriques des poèmes, un classement chronologique des œuvres de Villasandino[11]. On ne peut écarter l’hypothèse en ce qui concerne les cantigas, car le petit nombre de dames concernées est tout à fait compatible avec une période de composition restreinte. Pourtant, l’argument ne tient pas lorsque l’on situe ces dames dans le temps. Doña Juana de Sossa, si l’on en croit Azáceta, fut une maîtresse du roi Henri II et se serait retirée de la vie de Cour à la mort de ce dernier. Les poèmes qui lui sont dédiés seraient donc antérieurs à 1379. L’infante Leonor, fille de ce roi, devint reine de Navarre en 1387, lorsque son mari, Charles III, accéda au trône. La cantiga 26 est probablement de 1375, date de son mariage avec le prince navarrais. Mais il est délicat de dater les autres, même si la mention « reine de Navarre » que comportent les rubriques nous conduisent à les situer après 1387: il peut s’agir, en effet, d’une facilité d’expression du compilateur, qui travaille à une époque où la turbulente Leonor est connue comme étant « la reine de Navarre » [12]. Nul doute qu’à cette époque sa position lui ait permis d’entretenir auprès d’elle de nombreuses suivantes de bonne famille capables d’inspirer des vers élogieux à Villasandino (41). L’auteur de la Chronique de don Pero Niño[13] affirme qu’elle se mêle encore à des réjouissances publiques à l’époque de la régence de son neveu, Ferdinand d’Antequera, entre 1406 et 1412. Une autre dame célébrée par Villasandino, Beatriz, apparaît dans la même chronique, dont le héros sera son mari, autour de 1409. Enfin, à en juger par le ton désabusé de la cantiga 6, le poète a passé l’âge des enthousiasmes amoureux à l’époque où il dédie ce poème à sa « dernière » femme.

Tout laisse à penser, par conséquent, que Villasandino utilise le genre de la cantiga pendant la plus grande partie de sa vie de poète. Or, dans les séries décrites plus haut, le galicien coexiste avec le castillan. Il faut donc chercher ailleurs que dans la chronologie d’écriture la raison d’être de cette langue dans sa production.

La présence conjointe de pièces de la même veine, dédiées aux mêmes personnes, peut nous apporter quelques lumières à ce sujet. Qu’est-ce qui distingue, par exemple, la cantiga 12, écrite en castillan, des cantigas écrites en galicien qui l’entourent? Qu’est-ce qui a pu pousser le poète à en écarter soigneusement toute galicianisme d’expression? Rien dans le thème, ni le ton: peut-être seulement un désir de respecter la vraisemblance, la scène étant supposée se passer « après le Guadalquivir ». C’est ce même souci de vraisemblance qui semble présider au choix du castillan pour les poèmes consacrés à la ville de Séville (28-31bis). De même, pour les pièces 5 à 9, pourrait-on déceler une prise en compte de l’origine familiale des destinataires: tant Juana de Sossa que Beatriz appartiennent à des familles venues du Portugal. Mais comment expliquer, dès lors, que le poète consacre plusieurs cantigas en galicien à la reine de Navarre, et qu’il utilise cette langue pour adresser une requête au roi don Juan de Castille? Que ce dernier ait épousé en secondes noces une princesse portugaise ne constitue pas une explication suffisante, on en conviendra: que l’on sache, le poète n’a jamais usé du navarrais à l’intention de la reine Leonor.

Il faut se rendre à l’évidence, Villasandino manifeste, en ce qui concerne le genre de la cantiga, une certaine prédilection pour le galicien. Cette prédilection se manifeste également sur le plan formel par une plus grande diversité de formes métriques dans les pièces composées en cette langue que dans celles composées en castillan. Il nous faut être prudent, car le corpus n’est pas assez étendu pour autoriser des conclusions indiscutables, mais on perçoit une tendance nette, de la part du poète, à réserver le galicien aux innovations métriques, qui sont parfois d’une remarquable complexité[14].

Ces considérations peuvent-elles aussi s’appliquer aux dits narratifs? En voici un inventaire descriptif (Je reprends la numération d’ensemble des pièces de Villasandino).

21. Amigo señor franqueza desdeña : bollicios nin guerra por ser enlocados. 3×8, 3. Arte mayor. Respuesta a una pregunta, también en gallego de « un bachiller en artes de Salamanca ».

22. Pues de cada dia nascen : deitadores. 5×9, 5. (8 octos+ 1 tétra). Dezir a manera de pregunta e rrecuesta contra los trobadores.

23. Garcia amigo ninguno te espante : ganaste vileza e canbio astroso. 4×8… arte mayor. Dezir contra Garcia Fernández de Gerena quando se torno moro.

24. Andando cuydando en meu ben cuyde : de meu grant cuydado porque me lexasse. 1×8. Copla (de arte mayor) de consonantes doblados « por escura ».

25. Conselladme ora amigo : como me mandays que syga. 8,4 octos. Dezir fecho por arte de macho e fenbra.

26. Amor poys que vejo os boos fugyr : porque me fazades morer nin penar. 4,8×4. Dezir contra el amor (responde al anterior, en castellano, « loando al amor »)

27. A quen ajuda o rey ensalçado : fugir canto mays vn mago cuytado. 4×8. Autoría dudosa. A don Gutierre de Toledo quando fue electo de Toledo (?)

La pièce 21 est une réponse. Elle conclut un long échange entre un bachelier ès-arts et notre poète (B84-95). Cet échange se fait en castillan à l’exception de la dernière question du bachelier qui est composée en galicien, ce qui provoque, naturellement, une réponse dans la même langue. La même tonalité, à la fois savante et polémique, se poursuit avec 22, une requête contre les rimailleurs de tout acabit, où l’on trouve une attaque contre les mauvais poètes et, en même temps, une défense et illustration du métier et du talent de l’auteur.

Le dit contre García Fernández de Gerena, bien qu’il corresponde à la même veine burlesque et polémique, offre, du fait de son thème, une possible justification du choix du galicien. Utiliser la langue de la terre où repose l’Apôtre Matamore n’est pas fortuit lorsque l’on entreprend de dénoncer une apostasie au profit de l’Islam.

Le « dit contre l’amour » (25) ne saurait être isolé du précédent, consacré, lui, à faire l’éloge du dieu. Le rapport entre ces deux poèmes est d’autant plus évident que tous deux présentent des analogies formelles: même strophe; même disposition de rime; enfin, la rime –a (-ar), constante tout au long du premier, se retrouve en clôture du second. Pourtant, seul le second est composé en galicien. Faut-il interpréter ce fait comme une manifestation de la propension du poète à recourir au galicien chaquefois qu’il use de l’invective?[15]

Les pièces 24 et 25 ont en commun d’être de purs exercices de virtuosité. La première, qui joue sur la figure étymologique à partir de la racine cuydar, s’inscrit dans la double tradition du trobar clus, cher aux troubadours, et aussi aux grands rhétoriqueurs. Pour la seconde, le jeu consiste à associer à la rime deux mots identiques à ceci près que l’un s’achève en -o et l’autre en –a, d’où le libellé de la rubrique qui parle « d’art de mâle et femelle ».

Le trop petit nombre de poèmes concernés, la variété des thèmes ainsi que la diversité des circonstances d’écriture ne permettent pas, sur le choix de la langue de composition, de tirer des conclusions plus sûres que celles qu’autorisait l’analyse des cantigas. On ne peut manquer de relativiser l’originalité de telle composition au regard de son contexte: ainsi de la pièce 24, qui se situe dans une série de quatre poèmes déclarés énigmatiques par le compilateur, dont trois sont rédigés en castillan. Cependant, il est permis de reconnaître deux motivations principales chez le poète, lorsqu’il choisit de s’exprimer en galicien: soit une volonté polémique, soit un élan de virtuosité. On rejoint par là, comme je le soulignais plus haut, deux grands courants de la poésie provençale et française: le courant satirique illustré par le sirventès et le courant de l’écriture hermétique qui a si souvent tenté les poètes savants. Faut-il s’étonner qu’en cette fin du XIV° et début du XV° siècle, un imitateur castillan préfère parfois user de la langue galicienne pour retrouver ces pratiques et cet esprit poétique? Certainement pas, si l’on veut bien considérer que la production dans cette langue a servi, dans la Péninsule, de réceptacle et de relais à la poésie des troubadours.

Mais tout aussi significatif de la spécificité du galicien, en tant que langue poétique, chez un Villasandino, est l’inventaire des genres et des thèmes où cette langue n’apparaît pas. J’ai relevé deux cas particulièrement « parlants ». Le premier concerne la poésie « politique », celle qui fait l’éloge d’un protecteur, roi, prince, grand du royaume à quoi l’on peut joindre les éloges funèbres et épitaphes poétiques d’illustres disparus. Cette veine, lente à se manifester pendant les règnes des trois premiers Transtamares, prend des proportions plus considérables, -la nécessité aidant-, à la fin de la vie de Villasandino.. Mais l’inspiration qui donne lieu au plus grand nombre de pièces dont le galicien est absent, c’est celle qui conduit le poète à solliciter l’aide de ces protecteurs. Cette littérature littéralement « alimentaire » est exclusivement castillane.

Malgré les limites du corpus déjà soulignées, on voit donc se dessiner certaines tendances dans l’usage que Villasandino fait du galicien. L’absence d’une inspiration triviale tend à conférer à cette langue le statut de langue noble, « poétique ». Son domaine de prédilection est l’éloge de l’amour et de la femme aimée. Mais il lui reste à assumer encore une partie de l’héritage de la poésie des troubadours, qu’elle a servi dans la Péninsule dès le XIIe siècle, ce qui l’autorise à investir parfois le domaine de la satire, sans pour autant atteindre celui de la grivoiserie, de l’érotisme ou de la scatologie. Enfin, elle ne manifeste apparemment pas beaucoup de prédilection pour les poèmes longs, comme si elle craignait d’user assez vite la capacité de réception de ses auditeurs. Langue de tradition qui a cessé d’être familière, elle joue le rôle de ces vieilles cousines auxquelles on continuait, dans les maisons d’autrefois, à laisser le soin de certaines tâches, non sans les réduire toutefois pour les confier à des bras plus vigoureux. Ce qui semble évident, en tous les cas, c’est que Villasandino a vécu ce renfermement de la langue poétique galicienne dans un domaine de plus en plus réduit. Il n’est pas interdit de penser qu’il en a eu conscience et que l’importance relative de sa production dans cette langue soit le résultat d’une volonté de prolonger sa permanence.

Mais tournons-nous vers les autres poètes du chansonnier qui ont composé dans cette langue, et tentons de vérifier si on retrouve chez eux les tendances perçues chez Villasandino.

Nous ne pourrons tirer guère d’enseignements des œuvres de Gonzalo Rodríguez, puisque ses quatre cantigas ainsi que son dit-testament sont composées en galicien. S’agissant de l’archidiacre de Toro, ville du royaume de León, peut-être faut-il voir là simplement le recours à la langue naturellement pratiquée par ce personnage, encore que son galicien n’offre pas plus d’authenticité que celui dont usent les poètes d’origine castillane.

Le galicien Macías, le poète amoureux par antonomase, figure pour cinq cantigas. Seules deux sont composées dans sa langue natale. Elles se distinguent de celles qui les accompagnent par des analogies formelles évidentes: couplets de 7 vers suivis d’une paire; même disposition des rimes; les paires correspondent à des insertions de proverbes, dans un cas, de citations (trebellos), dans l’autre. Elles renvoient toutes deux à un corpus de textes préexistants, dont il est permis de penser qu’il détermine le choix de la langue de composition.

De Pero González de Mendoza le compilateur a retenu quatre poèmes, tous d’inspiration amoureuse[16]. Deux sont en galicien: il s’agit de desfechas ou chansons chargées de prolonger et d’illustrer lyriquement un thème traité auparavant dans une veine plus narrative. Mais gardons-nous de tirer des conclusions hâtives, car le poème qui suit ces deux desfechas est une pastourelle, dont la tradition galaïco-portugaise aurait pu justifier qu’elle fût rédigée en galicien et non en castillan, comme c’est le cas.

Le cas de Garci Fernández de Jerena est analogue, même si le nombre de poèmes reproduits est très supérieur: douze au total. Le choix de la langue ne semble pas répondre à une nécessité clairement perceptible. La transformation du poète en ermite, ses prières et suppliques adressées à Dieu au moment même où il s’apprêtait à le trahir pour l’amour d’une belle musulmane, puis -circonstance aggravante- pour les beaux yeux de la soeur de celle-ci, donnent lieu à des pièces dans l’une ou l’autre langue. Le dernier poème reproduit mérite une mention spéciale. Il s’agit d’une chanson de condamné faite à l’occasion de l’exécution publique à Ségovie d’un certain Fernán Rodríguez[17]. Le choix de la langue est peut-être déterminé par un souci de réalisme si le condamné était galicien ou léonais.

Enfin, de Pero Vélez de Guevara, nous avons six poèmes, quatre dits et une cantiga. Seul un dit est composé en galicien. Il s’agit d’une pièce satirique à l’encontre d’une dame de la noblesse trop âgée, trop laide et trop pauvre pour pouvoir prétendre trouver un mari.

La contribution de ces poètes au Chansonnier ne contredit donc pas les hypothèses émises à partir de l’analyse des œuvres de Villasandino. Les genres que n’a pas pratiqués Villasandino dans des pièces en galicien ne le sont pas non plus par ses contemporains: ni pièce politique, ni littérature « alimentaire »; une place de choix, en revanche pour l’élan lyrique ou la satire.

Jusqu’à maintenant, pour désigner la langue employée par ces poètes, j’ai employé l’adjectif « galicien », alors que les linguistes qui se sont penché sur ces textes ont souligné le caractère hybride de cette langue, qu’il serait plus exact de caractériser de castillan mâtiné de galicien. De même a-t-on pu définir des degrés différents de galicianisme selon l’origine des poètes[18]. Le débat linguistique est parfaitement respectable et je n’ai pas cherché à l’occulter. Mais il n’est que de peu d’utilité dans une approche non strictement linguistique de cette production. Ce qui est en cause ce n’est pas le degré plus ou moins grand de galicianisme de ces poèmes, mais la présence de traits linguistiques qui rompent avec la norme castillane. Car cette seule présence, pour modeste qu’elle soit, est significative d’une volonté de rattacher cette poésie à une tradition qui, en l’occurrence, est plus sociologique et littéraire que linguistique. N’y aurait-il qu’un seul trait de phonétique galicienne dans chaque poème que cela suffirait à nous obliger à prendre en compte le phénomène et à reconnaître qu’il ne s’agit plus d’une littérature castillane. Et cela nous contraindrait à nous interroger sur les raisons d’un écart par rapport à la norme linguistique du castillan. Ces écarts ont la valeur de signes et il nous reste à les interpréter[19]. Signe d’une origine géographique? D’une revendication de « patrie » littéraire péninsulaire, face, à la fois, au castillano-centrisme et à l’influence jugée excessive de la littérature d’outre-Pyrénées? Signe d’une identification générationnelle face à la nouvelle école castillane? Ou tout cela à la fois? Voilà ce qu’il conviendrait d’étudier de près.

Pour clore cet exposé, je me propose de vous présenter rapidement un autre texte galicien contenu dans le Petit chansonnier de Paris. Nous aurons ainsi l’occasion de vérifier si certaines des conclusions proposées plus haut sont acceptables en dehors de la production contenue dans le Chansonnier de Baena. ou s’il s’agit d’un trait spécifique de ce dernier.

On a tout lieu de penser que ce recueil fut composé dans le scriptorium de la famille du Chancelier Ayala. L’essentiel des œuvres et documents qu’il contient datent des premières années du XVe siècle et certaines appartiennent à des poètes qui figurent parmi ceux de la première génération du Chansonnier de Baena[20]. L’œuvre qui nous intéresse ici est un poème de 5 huitains d’octosyllabes dû à la plume de Ruy González de Clavijo, au moment où il s’apprête à s’embarquer, en 1403, pour diriger une ambassade du roi Henri III de Castille auprès de Tamerlan. Sa femme, doña Arias Mayor, adresse à la mer une supplique non exempte de menaces, lui enjoignant de ménager son mari pendant une si perilleuse expédition. Il s’agit, en fait, d’une imitation d’un villancico populaire, comme l’a démontré excellemment Jane Whetnall[21].

Dans cette pièce, la jeune femme laisse percer quelques accents de sincérité d’autant plus perceptibles que le style est souvent maladroit et emprunté. Son mari lui répond sur un ton plus léger, non sans quelque conformisme d’écriture ni maladresses formelles, défauts qui dénotent là aussi un apprenti rimailleur. Ces pièces ne mériteraient de figurer en bonne place dans la poésie castillane si elles ne présentaient quelques caractéristiques extra-littéraires remarquables. La principale est, sans doute, que le poème de doña Mayor Arias est une des rares œuvres témoignant d’une création poétique authentiquement féminine. Mais c’est un autre trait qui me conduit à le mentionner ici: le fait que la réponse du mari est rédigée en galicien.

Nous voici replongés dans une problématique assez proche de celle que nous avons rencontrée dans le recueil de Baena. L’association de deux œuvres composées l’une en castillan, -celle de la dame-, l’autre en galicien, -celle du mari- nous conduit à nous interroger sur cette dualité et cette coïncidence de deux langues différentes dans un contexte unique. Jane Whetnall croit déceler, dans ces deux choix opposés, une contradiction symbolique: l’adhésion à la mode du côté de l’homme; la mission de conserver la tradition autochtone chez la femme. En somme, l’homme, détenteur du pouvoir, se rattacherait à une culture savante, courtisane, cependant que la femme soumise serait la gardienne du temple de la culture populaire. Autant dire que le choix du galicien par Clavijo relèverait ici d’un simple snobisme d’écriture. L’hypothèse de J. Whetnall a l’avantage de s’intéresser à une dimension sociologique de la création littéraire qu’il convient de ne pas négliger, mais il me semble qu’elle pêche par manque de perspective historique. Car elle pose, de fait, l’antériorité du castillan sur le galicien et, accessoirement, l’antériorité du poème de Clavijo par rapport à celui de sa femme[22].

Celle-ci choisit de composer en castillan sa vigoureuse mise en garde contre une mer personnifiée. Qu’elle ne fasse que prolonger ainsi le modèle poétique qu’elle s’est donné n’apporte pas d’explication convaincante, car il faudrait expliquer aussi le choix primordial du villancico castillan. Pourquoi son mari recourt-il au galicien? Nul ne le saura sans doute jamais. Observons, cependant, que son poème n’est pas, à proprement parler, une réponse à celui de sa femme puisque celui-ci ne lui était pas nommément adressé. Tout au plus prend-il appui sur l’évidente tristesse de son épouse au moment de son départ pour l’assurer de sa fidélité pendant sa longue entreprise. Mais n’oublions surtout pas que nous avons à faire là à une littérature ancillaire, qui n’aurait sans doute pas eu droit de cité dans un chansonnier tel que celui de Baena, alors même que la notoriété de Clavijo, auteur d’un récit très apprécié de son expédition, l’en rendait digne. Nous touchons donc probablement à une pratique profonde de la poésie, à un réflexe d’écriture ancré dans le comportement littéraire de toute une génération de lecteurs.

Or que voyons-nous? Sur les cinq couplets de son poème, Clavijo en compose quatre en galicien et un, le dernier, en castillan. Simple relâchement de l’attention de l’auteur dont la capacité à mener jusqu’à son terme un poème en galicien excéderait les forces?[23] La raison est sans doute plus simple. Dans les deux derniers couplets, en effet, le poète conclut sur des proverbes. Or il se trouve que celui qu’il insère dans le couplet 5 est castillan. Il se peut donc que Clavijo ait simplement mis son texte en conformité avec sa conclusion. Ceci nous conduirait à conclure que l’alternance de castillan et de galicien démontre qu’aux yeux du poète il n’existe pas une véritable contradiction entre ces deux langues poétiques, puisqu’il est capable de les associer dans le même poème.

Nous ne sommes pas si loin, par conséquent, de la problématique soulevée par la présence d’une poésie galicienne dans le Chansonnier de Baena. Si les développements ultérieurs de la production poétique en Castille nous informent que le galicien est en passe de tomber en désuétude, il continue, au début du XVe siècle, à occuper une place non négligeable dans la pratique des poètes castillans. Il ne constitue en rien un corps étranger en cours d’expulsion mais, au contraire, un recours utile dans certaines circonstances de genre ou de thème. Tant que les poètes ont continué à pratiquer certaines formes traditionnelles ou ont cru poursuivre une certaine tradition poétique, ils n’ont pas hésité à utiliser la langue des poètes du royaume léonais. C’est, en fin de compte, l’apparition de nouveaux courants, principalement celui de la poésie allégorique inspirée des italiens, qui les conduisit à abandonner une langue qui n’avait aucune lettre de noblesse à faire valoir dans ce domaine. Et s’il y eut snobisme, je soupçonne qu’il dut plutôt fonctionner comme un facteur de rejet de la part de poètes qui cherchaient plus à imiter un Francisco Imperial et ses disciples qu’à maintenir une tradition qui pouvait les faire passer pour des rétrogrades.

Rien ne permet, en tous les cas, de penser que les poètes de la fin du XIVe et du début du XVe siècles vécurent passivement cette coexistence des deux langues. Ils durent les assumer toutes deux et s’ils se séparèrent de l’une d’entre elles, c’est qu’elle leur parut avoir fait son temps.


Poèmes d’Alfonso Alvarez de Villasandino

1-2: dédiées à la Vierge

3. La novela esperança : adorando el seu pendon. 7×4 octos.

Cantiga. en loores del rrey don Juan, fijo del rrey don Enrrique el viejo, quando rreyno nuevamente.

4: dezir al Infant Ferdinand

5-6: cantigas a doña Mayor, "dernière" épouse du poète

7-9: cantigas à diverses dames

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Série a)

10. La que syenpre obedeçi : sy es doña nin donzella. 3×8 octos + Tris. en 5.

Cantiga por ruego del conde don Pero Niño por amor e loores de doña Beatriz su muger

11. Entre Doyro y Miño estando : que no mundo muyto val. 6×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa.

12: a doña Juana de Sossa

13. Poys me non val seruir nin al : que ten meu cor. 4 (octo-penta), 4×10 (4 octos + 6pentas)

Cantiga. por amor e loores de doña Juana de Sossa

14. Desque de vos me parti : elo non cessan chorando.3×8 octos.

Cantiga por amores e loores de vna señora

15. Bien aia miña ventura : muytas vezes he folgura. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa

15bis. Ay meus ollos que quisistes : mellor non vy. 4×11 (9 octos + 2 pentas).

Cantiga (sans rubrique)

16: Acabada ffermosura : loare ssempre de grado. 4×8 octos

Cantiga a Juana de Sossa

17. As doncelas denle onor : por quen nonbrar non oso. 4×9 (4 octos+ 3tétras-pentas+ 3 octos), 5 (2tétras.-pentas + 3 octos)

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa

18: Crueldat e trocamento / morrey sin meresçimiento

Cantiga por amor e loores de Juana de Sossa

19. Tempo ha que muyto affane : de meus ollos non vos ver. 4×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa.

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20: id. 15

21: contra el amor

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Série b)

22. Triste ando de conuento : non entendo ser guarydo. 4×14 octos-tétras-pentas.

Cantiga en loores del rey don Juan como a manera de peticion

23. Syn fallia me conquiso : desta sseñora mia. 6, 4×13 octos-tétras-pentas.

Cantiga por amor e loores de doña Juana de Sossa o a la reina de Navarra

24. Byua senpre ensalçado : y heu ledo e muy pagado. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de doña Maria de Carcamo, mançeba del rrey don Enrrique.

25. Ay que mal aconsellado : bon parescer acabado. 4, 5×8 octos.

Cantiga por amor e loores de la reina de Navarra, hermana del rrey don Juan

26. Tryste soy por la partida : poys non so nin fuy fallida. 4, 3×8 octos.

Cantiga quando desposaron la rreyna de Navarra con don Carlos porque sse yua

27. Poys me non val : vos mandade guarirme. 4, 3×8 pentas-octos alternés.

Cantiga por manera de desfecha a la cantiga anterior. A la reina de Navarra.

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28-31bis: à la ville de Séville

32: a Beatriz

33. Loado sejas amor : tu sejas meu judgador. 4, 4×8 octos.

Cantiga al conde don Pero Niño por amor e loores de la dicha doña Beatriz

34-39bis: dezires à la mort d’Henri III

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Série c)

40-42: cantigas à diverses dames

(anonyme; suivantes de la reine de Navarre et Beatriz)

43. Amorosso risso angelical : dolor e grant cuyta mortal. 4, 2×8 octos. Cantiga.

por amor e loores de doña Juana de Sossa, mançeba del rrey don Enrrique.

44: à une dame anonyme

45. De grant cuyta sofridor : ande e ando e andare. 4×8 octos. Cantiga

por amor e loores de la dicha doña Juana de Sossa.

46. Por amores de vn estrella : certo soy por seu talante. 4×8 octos. Cantiga.

en loores e alabança de la señora reyna de Navarra

47. Desseoso con desseo : desseando todavya. 4×6 octos. Cantiga

por desfecha de la anterior (19)

48-51: à doña Juana de Sossa

Preguntas y respuestas, Dezires.

21. Amigo señor franqueza desdeña : bollicios nin guerra por ser enlocados. 3×8, 3. Arte mayor. Respuesta a una pregunta, también en gallego de « un bachiller en artes de Salamanca ».

22. Pues de cada dia nascen : deitadores. 5×9, 5. (8 octos+ 1 tétra). Dezir a manera de pregunta e rrecuesta contra los trobadores.

23. Garcia amigo ninguno te espante : ganaste vileza e canbio astroso. 4×8… arte mayor. Dezir contra Garcia Fernández de Gerena quando se torno moro.

24. Andando cuydando en meu ben cuyde : de meu grant cuydado porque me lexasse. 1×8. Copla (de arte mayor) de consonantes doblados « por escura ».

25. Conselladme ora amigo : como me mandays que syga. 8,4 octos. Dezir fecho por arte de macho e fenbra. Le suivant, en castillan, aussi.

26. Amor poys que vejo os boos fugyr : porque me fazades morer nin penar. 4,8×4. Dezir contra el amor (responde al anterior, en castellano, "loando al amor")

27. A quen ajuda o rey ensalçado : fugir canto mays vn mago cuytado. 4×8. Autoría dudosa. A don Gutierre de Toledo quando fue electo de Toledo (?).

 

Poys me boy sin falimento

onde Deus touer por ven

de vos Deus consolamiento

que todo el mundo manten

Señora de prez loada

do meu cor faze morada

con que falledes plazer.

Deus vos tena en seu encomenda

porque sejades guardada

de todo mal syn contienda

de alegria aconpañada

de lealtad bien guardada

porque en toda vosa vida

amedes muy puramenta mi que soy voso seruiente.

Que por donde quier que fore

boso serie syn dudança

menbrandou de gentil flor

de bosa gentil senblança

por la qual mi coraçon

sufrira tribulaçion

fasta que seja tornado

ver voso viso adonado.

 

Meus amigos toda ora

quantos me queredes ben

confortad a mi señora

que non cure de otro rren

synon de lexar tristura

et veuir en grand folgura

que el que ben atende auer

non deue quexoso ser.

Que non fare demudança

della en ninguna guisa

que por firme lealtança

amor me dio por deuisa

por lo qual a Deus plaziendo

escreui asy diziendo

que el que bien esta e se muda

non faz como Rex ssesuda.

 



[1]. La synthèse la plus récente est celle de Claudine POTVIN, Illusion et pouvoir. La poétique du Cancionero de Baena. Montréal-Paris, 1989. Il faut y joindre l’excellent travail de Giovanni CARAVAGGI: "Villasandino et les derniers troubadours de Castille". Mélanges offerts à Rita Lejeune. Gembloux: éd. J. Duculot, 1969. Vol. I. P. 397-421.

[2]. Je l’ai consulté directement. J’ai également utilisé d’édition de José María AZACETA. Madrid, 1966.

[3]. Une édition est en cours par D. Severin et moi-même.

[4]. Alberto BLECUA, "Perdióse un quaderno_ Sobre los cancioneros de Baena". Anuario de Estudios Medievales. Barcelona, 1974-1979. P. 229-266.

[5]. "en el qual libro generalmente son escriptas e puestas e asentadas todas las cantigas [_] e todas las preguntas [_] e todos los otros muy gentiles dezires [_] e todos los otros muy agradables e fundados proçessos e requestas que en todos los tiempos passados fasta aqui fizieron e ordenaron e composieron e metrificaron el muy esmerado e famoso poeta maestro e patron de la dicha arte Alfonso Aluarez de Villasandino e todos los otros poetas frayles e religiosos maestros en theologia e cavalleros e escuderos e otras muchas personas sotiles que fueron e son muy grandes dezidores e omnes muy discretos e bien entendidos en la dicha graçiosa arte." (Souligné par moi)

[6]. Pour être plus exact, il faudrait préciser que Baena ne s’intéresse pas à toute forme de poésie. Il ne retient que la poésie savante, celle qui s’écrivait, et à condition qu’elle respectât les règles de composition prônées par les tenants du gai savoir. Mais, dans ces strictes limites, il est permis de penser que le compilateur n’a pas cherché à effectuer un choix. Une étude quantitative de l’importance relative des productions, en fonction de la langue utilisée, me parait donc parfaitement justifiée.

[7]. Cf. le précieux témoignage, qui date de ca 1449, du Marquis de Santillane: "E despues fallaron esta arte que mayor se llama e el arte comun creo en los reynos de Gallizia e de Portogal donde no es de dubdar quel exerçiçio destas sçiençias mas que en ningunas otras regiones e provinçias de la España se acostunbro en tanto grado que non ha mucho tienpo qualesquier dezidores e trobadores destas partes agora fuessen castellanos andaluzes o de la Estremadura todas sus obras conponian en lengua gallega o portuguesa [_]" (Souligné par moi). Carta-Prohemio al Condestable de Portugal. Obras completas. Ed. A. Gómez Moreno et M. P. A. M. Kerkhof. Barcelona: ed. Planeta, 1988. P. 448.

[8]. B. DUTTON, Catálogo-índice de la poesía cancioneril del siglo XV. Madison, 1982. Ce catalogue est complété par une édition du contenu de ces manuscrits due au même auteur: El cancionero del siglo XV. Salamanca: Biblioteca española del siglo XV. En cours de publication.

[9]. Nous devrons cependant nuancer ce dernier point lorsque nous tenterons de préciser la nature linguistique de ce galicien poétique.

[10]. Sur la place de Villasandino dans le Chansonnier de Baena, voir la contribution toujours essentielle de Giovanni CARAVAGGI: "Villasandino et les derniers troubadours de Castille".

[11]. Selon A. Blecua, p. 263 n.41, Baena a dû utiliser "una colección de poemas de Villasandino ordenada por el propio poeta, de ahí que mantenga con tanta exactitud el orden cronológico dentro de cada género y tema". Mais l’ordonnancement original de ces poèmes a été modifié dans la copie qui nous est parvenue, ce qui invite à tirer des conclusions prudentes de la place qu’occupent les pièces en galicien par rapport à celles qui les entoure.Mais, on peut admettre que l’ordre général des œuvres de Villasandino était le suivant: cantigas, preguntas y respuestas, dezires.

[12]. Rappelons, à ce propos, qu’elle refuse de rejoindre le royaume de son mari, et qu’elle séjourne à la Cour de Castille, où elle joue un rôle actif dans le Conseil de régence mis en place à la mort de son frère, de 1387 à 1395

[13]. El Victorial. Crónica de don Pero Niño. Ed. Juan de Mata CARRIAZO. Madrid, 1940. Cap. XCII, p. 301.

[14]. On en jugera par l’inventaire que je donne en annexe où je signale schématiquement les formes métriques adoptées par le poète pour chacune de ses pièces.

[15]. G. CARAVAGGI, "Villasandino et les derniers troubadours de Castille", p. 404, souligne le caractère remarquable de ce poème: "bien plus qu’une reprise per contrario du dezir précédent, [_] il ne tient pas seulement dans le jeu habituel des antithèses, mais renferme la protestation la plus vigoureuse et la plus décidée exprimée par un troubadour castillan". D’autant plus troublant est le fait qu’il le dise en galicien.

[16]. Mais il est possible que le chansonnier primitif ait contenu plus de poèmes de lui. Cf. Alberto BLECUA, "Perdióse un quaderno_ Sobre los cancioneros de Baena". P. 260.

[17]. "Esta escritura fizo e ordeno el dicho Garçi Fernandez de Jerena a manera de cantiga como que la cantava por sy Ffernan Rrodryguez que degollaron en Segouia". Chansonnier de Baena. Ed. Azáceta. Poème 566, p. 1132-1133.

[18]. On trouvera une synthèse utile des débats concernant la question linguistique dans le chansonnier de Baena, dans Claudine POTVIN, Illusion et pouvoir. La poétique du Cancionero de Baena. P. 69-73.

[19]. La preuve qu’il s’agit d’un signe, c’est que ce galicianisme ne fait pas obstacle à la compréhension des textes par des non galiciens. Il relève plutôt de l’indice de reconnaissance que d’un habillage complet. Il y a matière à réflexion dans ce langage hybride, qu’il serait abusif -on en conviendra aisément- de qualifier de "bilinguisme".Et peut-être y a-t-il des enseignements à tirer de l’étude de ce phénomène pour les appliquer à d’autres langues littéraires, telles que le sayagués, ou aux prétendues jarchas "mozarabes", dont le bilinguisme a été proclamé de façon aussi précipitée qu’à mon humble avis peu justifiée.

[20]. Il contient surtout des textes en prose: une version des "lettres d’un maure de Grenade au roi don Pèdre", qui figurent aussi, dans une version modifiée, dans la Chronique de ce roi; une adresse du roi Jean Ier aux Cortès du royaume; des textes relatifs à la régence de Ferdinand d’Antequera; un récit de l’assassinat du duc d’Orléans à Paris. Les textes en vers sont: un fragment du "Traité du Schisme" appartenant au Rimado de Palacio du Chancelier Ayala, continué par un auteur anonyme; un poème de Villasandino; un autre de Pedro Velaz de Guevara; une pièce anonyme sur l’élection de Pedro de Luna au siège de Tolède; les deux poèmes que nous étudions ici.

[21]. Ce poème a été analysé par Jane Whetnall, dans sa Thèse de Doctorat. Elle a repris la substance de son analyse dans "Lírica femenina in the early manuscripts cancioneros". What’s Past is Prologue. Edinburgh, 1984. Plus particulièrement, p. 169-171.

[22]. "[_] that ladies, no less than peasant girls, were guardians of the vernacular and of a lyric tradition that enshrined the culture of their own sex, unaffected by changing linguistic trends at court". "Lírica femenina _" P. 170.

[23]. Cf. J. Whetnall: "As the poem progresses, however, the author’s resolution seems to falter and by the fifth and final stanza the language is entirely Castilian". P. 175, n. 36.